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RÉSUMÉ : Et si quelqu’un menaçait votre vie… Qui vous protégerait ?

Célèbre actrice abonnée au succès et au sommet du box-office, Liz


Hamilton est une jeune femme de 22 ans, insouciante et légère. Sa vie se
résume à une succession de tournages, de soirées, d’interviews – et d’amis
pas toujours sincères. Jusqu’au jour où elle reçoit les lettres d’un détraqué.
Des missives inquiétantes, violentes, sinistres. Habituée à évoluer dans un
monde de paillettes et de faux-semblants, elle n’y accorde guère
d’importance… avant que son agent n’engage un garde du corps. Et pas
n’importe lequel ! Matthew Turner, 28 ans. Des yeux verts à perdre la tête.
Un corps d’athlète à donner des palpitations. Et un homme qui ne la prend
pas avec des pincettes ! Entre Liz et son bodyguard, la relation fait des
étincelles. Elle le perçoit comme un espion chargé de surveiller tous ses
faits et gestes. Et lui se méfie de cette séductrice trop gâtée par la vie.
Obligés de cohabiter sous le même toit en dépit de leurs préjugés, ils vont
devoir affronter ensemble la menace… et la tension érotique qui plane
entre eux.
ROSE M. BECKER

PROTÈGE-MOI… DE TOI

INTÉGRALE
1. Prologue. Le corbeau

Je crois que je suis un peu – un tout petit peu – pompette. La faute à


toutes ces coupes de champagne exposées en pyramide sur les nappes
immaculées du buffet. Je n’ai jamais su résister aux petites bulles dorées –
ni aux hommes sexy… mais c’est une autre histoire. Avec un petit rire, je
descends de voiture en premier. Juchée sur mes sandales à talons rouges, je
vacille et me raccroche de justesse à Angela. Ma meilleure amie se tient
derrière moi, guère plus brillante dans sa mini-robe de cocktail bleue.
Nous faisons de la concurrence à la tour de Pise.

– Tu penses qu’on va réussir à atteindre la porte ? me demande-t-elle,


l’air dubitatif.

Mes cheveux blonds crêpés façon Brigitte Bardot au sommet de mon


crâne, je hoche la tête, convaincue.

– Allez… Trois mètres, ce n’est pas la mer à boire.

Pendant que notre chauffeur s’éloigne pour ranger ma Porsche rouge –


ma couleur préférée – au garage, nous titubons en direction du palier. À
cause de l’alcool, les contours de mon hôtel particulier, situé dans l’Upper
East Side face aux arbres verdoyants de Central Park, tremblotent. Rien de
bien méchant. On dirait juste un mirage en plein désert. Et puis, nous
avons bien le droit de nous amuser un peu, non ? Contrairement à ce
qu’écrivent les journaux à scandales, je ne passe pas ma vie à écumer les
fêtes et les night-clubs. La plupart du temps, je me trouve sur les plateaux
de cinéma, face aux caméras. Ou sous l’objectif des photographes en
pleine rue.

Je ne peux pas faire un pas sans que le monde entier soit au courant.
– Qu’est-ce que tu as pensé de Tim ? m’interroge Angela.

Ma meilleure amie pose sur moi ses grands yeux noisette un peu flous.

– Tim Richardson ? Le producteur de la Columbia ?


– C’est ça. Il a passé la soirée à te dévorer des yeux.
– Il essayait juste d’être pris en photo à côté de moi.

Il suffit d’ailleurs que je serre la main à un homme pour qu’on prétende


les pires horreurs dès le lendemain. Rien que cette semaine, j’ai entretenu
une liaison torride avec un sénateur, j’ai débauché un honnête acteur père
de trois enfants et je suis tombée enceinte du prince Harry. Oui. Du prince
Harry. Tout ça sans sortir de chez moi une seule fois – du moins avant ce
soir. J’imagine qu’après avoir claqué la bise à Tim, je l’ai épousé en secret
à la mairie à Reno.

Nombre d’amants : zéro.

Nombre de relations dans les journaux : 30.

– Et Ryan Gosling ? Il est resté parler avec toi pendant une éternité…
– Il me montrait des photos de sa fille, Angela !
– Ah oui. Pas vraiment le plan drague idéal.

Nous pouffons de rire en passant en revue les mecs de la soirée.


Producteurs de cinéma, publicistes, managers, stars internationales,
rappeurs couverts de chaînes en or bling-bling : il y en avait pour tous les
goûts à la grande soirée organisée par les studios de cinéma qui financent
mon prochain film. Et malgré cet échantillon de mâles, impossible de
trouver chaussure à mon pied.

Je ne chausse pourtant pas du 54. Promis, juré.

– Tu crois que je suis trop difficile ? je demande soudain, prise d’un


accès de panique.
Je m’imagine déjà en vieille actrice décatie, à moitié chauve (la faute à
mes balayages dorés), et obligée de survivre grâce à des apparitions dans
d’obscures sitcoms après avoir connu la gloire. Ou pire, dans une
téléréalité à mon nom.

– Mais non, Liz ! Respire, respire, ne t'évanouis pas.


– Je voudrais tellement trouver l’amour.

Ma fidèle assistante lève les yeux au ciel. Ah ça, oui, elle est au
courant ! Elle est la seule à savoir combien je suis fleur bleue sous mes
dehors de vedette ultra-libérée. La jeune femme à la moue boudeuse qui
enchaîne les scandales, ce n’est pas moi. Moi, je suis plutôt du genre à
chercher le grand amour. L’amour idéal, absolu. L’amour comme on rêve,
petite fille, en lisant des contes de fées.

C’est kitch, je sais.

– Allons, Liz, ne fais pas cette tête. Tu finiras bien par croiser la route
de ton prince charmant.
– Si on pouvait juste éviter le prince Harry…

Amusée, Angela passe un bras autour de mes épaules, dénudées par ma


courte robe en soie écarlate. En dépit d’une petite brise fraîche, nous
restons toutes les deux plantées sur le trottoir avec nos Louboutin et nos
pochettes de soirée griffées.

– Je fiche la trouille à tous les hommes bien à cause de ma réputation


sulfureuse. Quant aux autres, ils me voient soit comme un trophée à
ajouter à leur collection, soit comme un bon coup de pub pour leur
carrière.

Pas très glorieux, tout ça.

– Pauvre chérie ! se moque Angela. Avoir le monde entier à ses pieds :


trop dur !
– C’est ça, fiche-toi de moi !
J’entraîne la traîtresse avec moi sur les marches du perron. Acquise un
an plus tôt, j’ai entièrement fait rénover cette grande maison en pierre de
taille répartie sur trois niveaux. Il s’agit de mon endroit préféré au monde,
mon cocon douillet : chaleureux, confortable… et préservé des intrusions
du monde extérieur. Ce n’est qu’une fois devant la porte que j’aperçois le
papier coincé sous le marteau en or. Un peu surprise, je le retire avec
précaution alors qu’Angela recule, sur ses gardes. Brusquement nerveuse,
elle jette un regard embrumé à la ronde, comme si elle s’attendait à voir
surgir quelque ombre malfaisante.

– Sans doute un voisin qui se plaint du bruit.

Monsieur Miller est persuadé que je fais la bringue tous les soirs et
croit entendre ma chaine hi-fi, y compris en mon absence. Ce vieux
financier grincheux ne cesse de s’en plaindre dans la presse, histoire
d’apporter sa petite pierre à l’édifice de ma réputation désastreuse. Avec
un haussement d’épaules, je déplie la lettre et découvre un texte composé
à partir de lettres prélevées dans les journaux.

– Oh, ce n’est rien ! fais-je, presque soulagée. C’est juste la lettre d’un
zinzin.
– Quoi ? s’écrie Angela.

Elle m’arrache le papier des mains. Je n’ai même pas eu le temps de


lire son texte – de toute manière, je n’en avais pas l’intention. J’ai pris
l’habitude d’ignorer les fans dingos et ne m’en porte pas plus mal. À côté
de moi, Angela blêmit à mesure qu’elle parcourt le texte. Elle en perd son
joli teint abricot.

– C’est une lettre de menaces, Liz.


– Et alors ? C’est assez courant. Toi qui lis le courrier de mes
admirateurs, tu es la mieux placée pour le savoir.

En tant qu’assistante, Liz gère non seulement mon emploi du temps


mais aussi mon fan-club. C’est elle qui s’occupe des énormes sacs remplis
de missives que je reçois chaque semaine en provenance du monde entier.
Je réponds moi-même à quelques-unes, piochées au hasard, faute de
pouvoir correspondre avec tout le monde. Angela pose une main sur mon
bras, inquiète.

– Ce n’est pas la première fois que je reçois ce type de lettres, non ?

Certaines personnes m’envoient de vrais pavés à caractère


pornographique, d’autres me menacent et me voient comme un suppôt de
Satan… sans que cela m’empêche de dormir. Angela secoue
vigoureusement la tête.

– Cette missive-là est différente, Liz. Beaucoup plus violente et


malsaine. On devrait prévenir la police.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est rien !
– On vient de retrouver cette lettre collée à ta porte. Cela veut dire que
ce fou est venu devant ta maison.
– Dois-je te rappeler que la terre entière connaît mon adresse ?

Elle circule sur Internet – quand elle n’est pas directement imprimée
sur les cartes qui recensent les habitations des vedettes dans New York. Et
que dire des paparazzis qui ne ratent jamais une occasion de photographier
la façade de mon domicile ? Je ne suis guère difficile à trouver.
Heureusement, je ne suis pas paranoïaque.

– Tu devrais prendre cette histoire au sérieux, Liz.


– Ce type n’est ni mon premier ni mon dernier fan bizarroïde.
– J’ai un mauvais pressentiment.
– Tu as tout le temps des mauvais pressentiments, je souris en lui
décochant un clin d’œil. Rentrons à la maison avant d’attraper la grippe.

Je l’entraîne avec moi à l’intérieur, insouciante. Mais j’ai le temps


d’apercevoir la petite lueur déterminée dans ses pupilles marron. En
général, cela signifie qu’elle risque de passer bientôt à l’action. Et Angela
Reynolds peut être pire que Terminator quand elle s’y met. Je pouffe de
rire. Je ne serais guère étonnée qu’elle me colle une protection policière
sur le dos pour le restant de mes jours…
2. Tel est pris qui croyait prendre

– Coupez !

La voix autoritaire de Steven Bradbury résonne à travers tout le plateau.


Le réalisateur d’Unbeaten, le nouveau film que je suis en train de tourner,
se précipite vers l’écran de contrôle pour visionner la dernière prise de son
œil de lynx. Rien n’échappe à cet artiste méticuleux – et carrément
tyrannique. Henri-Georges Clouzot ? Du pipi de chat à côté ! Je pousse un
profond soupir tandis que les caméras s’éteignent, vêtue de mon costume –
un simple jean et une chemise blanche.

– D’où sort cette lumière ? s’écrie Steven en regardant la scène.


Pourquoi y a-t-il un reflet sur la figure de Liz ?

Rentrant la tête dans les épaules, je me fais toute petite et quitte le


décor sur la pointe des pieds. Mieux vaut filer doux avec un metteur en
scène de cette trempe. Mais n’est-ce pas pour avoir la chance de jouer sous
sa direction que j’ai accepté le rôle difficile de Mary-Jane ? Après
plusieurs succès commerciaux et des rôles très physiques dans la lignée
des Hunger Games et Divergente… j’avais envie de m’essayer à autre
chose. Et de relever un défi en approchant l’un des plus grands cinéastes
au monde.

– Amenez-moi l’éclairagiste ! tonne Steven.

Je marche en crabe entre les caméras, histoire de ne pas me faire


repérer. Car quiconque croise la route du réalisateur lorsqu’il se trouve
dans cet état risque sa vie. Au minimum.

– TOUT DE SUITE !
Me faufilant hors champ avec la souplesse d’un chat, je rejoins
finalement Angela. Mon amie m’attend plus loin, sur la chaise noire où
s’étale mon nom en grosses lettres blanches : Liz Hamilton. Elle me tend
une bouteille que je décapsule aussitôt, assoiffée. À force de répéter sans
cesse le même dialogue, je suis déshydratée et vide la moitié de l’eau
minérale d’une traite.

– Ça va aller ? s’inquiète mon assistante.


– Écoute, on aura sûrement fini cette prise quand je serai arrière-grand-
mère… mais tout va bien.

Nous rions à voix basse afin que le maître ne nous entende pas. C’est
arrivé une fois, au début du tournage. Persuadé que nous faisions des
messes basses à son sujet, Steven m’a renvoyée dans ma loge le temps de
statuer sur mon sort. Je n’ai pas cédé, le ton a monté, la discussion s’est
envenimée… mais depuis ce jour, et parce que j’ai su lui résister, il me
respecte. Même si nous travaillons dans des conditions surréalistes.

J’ai voulu un génie, j’ai un génie. C’est juste qu’il est un peu fou.

– Il paraît qu’il a giflé sa dernière actrice, me souffle Angela.


– Qu’il essaie avec moi ! souris-je. Je lui ferai une prise de karaté dont
il me donnera des nouvelles.

Nous pouffons comme des gamines et j’en profite pour consulter mon
portable. Depuis le début de la matinée, mon agent m’inonde de SMS pour
me rappeler notre rendez-vous en fin d’après-midi à son bureau. Karl
désapprouve d’ailleurs avec vigueur ma participation à Unbeaten. Ne m’a-
t-il pas chaudement conseillé d’enchaîner avec une histoire d’espionnage
plutôt que me risquer dans un film indépendant qui risque de faire un flop
au box-office ? À moins que ce ne soit mon cachet, divisé par dix, qui ne
l’ait affolé ?

– On fait une pause de cinq minutes ! lance le réalisateur, excédé.

À grands pas conquérants, il s’élance en direction des projecteurs qu’il


ajuste lui-même en poussant des hauts cris – mais son perfectionnisme
n’est-il pas à l’origine de tous ses chefs-d’œuvre ? De mon côté, je
consulte les messages de ma mère qui semble bien décidée à me traîner
dans toutes les soirées à la mode. C’est fou ! Elle sort plus que moi !
Quand soudain, Angela me donne un petit coup de coude.

– Regarde un peu ce que j’ai repéré !


– Où ? Où ?

Je me tords la tête comme un périscope. Angela me répond la bouche de


travers, dans un discret chuchotement :

– À dix heures dix !

Je me tourne dans la bonne direction grâce à ses indications de tireuse


d’élite et…

– Rhôôô ! Sexy !

Mais qu’avons-nous là ? Je recule dans mon siège en tripotant


nerveusement mon Smartphone afin de me donner une contenance. Et
j’admire le spécimen de grand blond aux cheveux coupés court et aux yeux
verts perçants qui se tient à l’autre bout du plateau. Son torse athlétique
moulé dans un simple tee-shirt noir, l’inconnu a croisé les bras sur sa
poitrine – ce qui laisse poindre ses biceps. Il semble musclé mais fin, racé.

Je veux le même à la maison.

– Qui est-ce ? je demande, intriguée.


– Je n’en sais rien mais il ne te lâche pas du regard.

Le meilleur ? C’est vrai ! Monsieur Canon me fixe obstinément,


comme s’il me surveillait ou m’évaluait. En raison de ma notoriété, j’ai
l’habitude d’être observée, aussi bien sur les plateaux de tournage que
dans les restaurants, la rue ou n’importe quel lieu public. N’est-ce pas la
rançon de la gloire ? Nos regards se croisent. Cela ne dure qu’une fraction
de seconde. Mais je frissonne, la peau ourlée d’une fine chair de poule.
Son regard pénétrant ne me lâche pas. Et j’ai l’impression d’être mise à
nu, d’être vue, vraiment vue. Mon pouls s’emballe.

– Il est canon, ce mec.

Je ne réponds pas, secouée par la flamme étrange qui brûle dans les
yeux du bel étranger. Fougue ? Passion ? Il y a quelque chose d’intense en
lui. Intense et attirant. Je peine à cacher mon trouble.

– Tu penses qu’il s’agit d’un technicien ?

Avec sa gueule d’ange, ses mâchoires viriles et ses traits réguliers, il


me fait penser à un acteur. Alors pourquoi suis-je incapable de mettre un
nom sur son visage ? Sa photogénie transpire par tous les pores de sa peau.
Je l’imagine transpercer la caméra d’un seul regard, tel James Bond, et
mes doigts se crispent sur les accoudoirs de ma chaise.

Fait chaud, non ?

Armée de mon script roulotté, je m’évente sous les yeux taquins


d’Angela. Ma meilleure amie pouffe dans sa barbe tandis que la
température monte de plusieurs degrés. On se croirait aux Bahamas. La
faute à cette bombe qui ne me lâche pas des yeux.

– Je rêve ou tu rougis ? me charrie Angela.


– Moi ? Pas du tout !

Bien entendu, je suis une fieffée menteuse et mes pommettes semblent


en feu. Je rougis ! Moi ! La vedette de cinéma ! La star sulfureuse qui fait
fantasmer les hommes du monde entier depuis mon apparition dans Under
Water – un brûlot du septième art aux scènes très osées. Mais ce séduisant
blond me fait un drôle d’effet.

– Un technicien a sûrement déréglé la climatisation, voilà tout !


j’ajoute, au comble de la mauvaise foi.
– Bah, voyons ! Et ça n’a aucun rapport avec Mister Yeux-de-braise ?
– C’est vrai qu’il n’est pas mal…
– Pas mal ? répète Angela, ulcérée.

OK. C’est une bombe atomique.

Mais je préfère chipoter en jouant les belles inaccessibles, même si


mon assistante n’est guère dupe. Cela fait quatre ans qu’elle est entrée à
mon service, me suivant dans toutes mes pérégrinations jusqu’à devenir
ma plus proche confidente.

– Tu devrais lui parler, propose-t-elle.


– Chiche !

Je saute sur mes pieds tandis qu’Angela éclate de rire, guère étonnée
par mon culot. Mais qui ne tente rien n’a rien. Et si, dans ma carrière, je
n’ai jamais hésité à frapper à toutes les portes pour obtenir les rôles de
mes rêves, je ne vais pas renoncer devant un homme, aussi attirant soit-il.
Lissant ma chemise blanche d’une main ferme, je remets en place les
longues mèches blondes de ma chevelure, m’arme de mon plus beau
sourire et fonce droit sur ma cible. Le tout sous l’œil intéressé de ma
meilleure amie.

Attention, impact imminent !

***

Avec assurance, je me dirige vers mon inconnu, adossé à l’un des murs
du plateau. À mesure que je m’approche, mon estomac se noue. Jamais un
homme ne m’a fait frissonner comme lui. Je dois même cacher mes mains
dans mon dos, afin qu’il n’en remarque pas le tremblement. Pourquoi suis-
je dans cet état ? Lui ne bouge pas, nonchalant. Les épaules calées contre
la paroi métallique, les bras croisés sur la poitrine, il me contemple d’un
air indéchiffrable. Impossible de deviner ses pensées tandis que je le
détaille des pieds à la tête : tee-shirt noir, jean brut, bottes de motard en
cuir. Il a quelque chose en lui d’animal, une assurance mâle qui éclabousse
tout. Le comble ? Il est encore plus séduisant de près.
Inspiration, expiration. Inspiration, expiration.

Je me plante devant lui, à l’aise. Ou du moins parviens-je à donner le


change en enfonçant mes paumes moites dans mes poches. Je ne suis pas
actrice pour rien ! L’inconnu ne semble guère impressionné par mon
apparition. Ce qui me vexe un peu. Ignore-t-il qui je suis ?

C’est mon moment Kanye West.

Non, je ne suis pas mégalo – et je n’ai pas pris le melon, la pastèque ou


n’importe quelle courge de grande taille (ça marche aussi avec une
citrouille). C’est juste que… tout le monde sait qui je suis. Normalement.
Enfin, tout le monde sauf lui… ce qui ne manque pas de piquant.
Désarçonnée par son attitude, je lui décoche néanmoins un sourire radieux,
en papillonnant de mes longs cils blonds.

– Dites-moi qu’on se connaît, qu’on va s’enfuir à Las Vegas et se


marier cette nuit.

Quand j’y vais, j’y vais fort. L’homme me dévisage longuement, sans
mot dire. Puis un lent sourire étire ses lèvres tandis qu’un éclair de malice
pétille dans ses yeux. Il est craquant, comme ça !

– Vous abordez souvent les hommes de façon aussi directe ?


– Seulement les hommes sexy.
– Dois-je le prendre comme un compliment ?
– Prenez-le comme vous voulez.

Tant que vous me prenez en même temps…

Amusé par ma boutade, il me gratifie d’un demi-sourire et d’un petit


rire rauque. Et sa voix. Oui, parlons de sa voix. Chaude. Grave. Basse.
Scandaleusement sexy. Peut-être même interdite par la loi. À cet instant,
j’ai très envie qu’il me murmure des paroles indécentes au creux de
l’oreille. À la place, il m’examine discrètement comme s’il cherchait une
réponse, un indice…
– Je ne vous avais encore jamais vu dans les parages… et je n’aurais
pas oublié un visage comme le vôtre.

Ni un torse pareil…

Je lui souris de plus belle, tout charme dehors, et m’appuie au mur près
de lui, en pliant adroitement une jambe galbée. C’est décidé : je dois
arrêter de prendre la pose comme si j’étais sur un shooting. Sans m’en
rendre compte, je tripote aussi la boucle de ma ceinture. Car le regard
intense et le silence de cet homme me perturbent. J’aimerais qu’il parle, y
compris pour dire n’importe quoi.

Comme moi en ce moment…

– Vous êtes technicien ?


– Non.
– Acteur ?
– Non plus.
– Figurant ?
– Encore raté.

Un sourire en coin éclaire sa figure pendant que je scrute son visage aux
traits parfaits. Je remarque alors le tatouage autour de son biceps gauche –
une frise tribale noire à base de motifs celtes. Il veut ma peau ou quoi ? Le
type bad boy m’a toujours fait fondre.

– Et en dehors de jouer les beaux mystérieux, que faites-vous ici ?


– Je me renseigne.

Les sourcils froncés, je recule d’un pas, la méfiance en éveil. Soudain,


je n’aime pas beaucoup sa réponse.

– Vous êtes journaliste ? fais-je d’une voix plus dure, toute séduction
envolée.
– Pas du tout. Et je ne suis pas en quête de ragots croustillants. Je suis
seulement venu en observateur.
Pour sa défense, il n’a pas l’air d’un paparazzi en mal de scoop.
J’effleure alors son avant-bras du bout des doigts. Et, de l’ongle de mon
index, je dessine une longue ligne sur sa peau. Monsieur Canon ne dit rien,
ne se dérobe pas. Il se contente de me fixer droit dans les yeux, sans
embarras. Mais pas de grand frisson, pas de regard trouble ou de soupir
sensuel. On dirait qu’il éprouve… rien du tout, en fait.

Et s’il était gay ?

Oh non, l’horreur… Imaginez la perte pour les femmes du monde


entier !

Stop, Liz Hamilton ! Redescends sur terre ! Ce n’est pas parce qu’un
homme est immunisé contre tes charmes qu’il est homosexuel. Je suis
possédée par Puff Daddy ou quoi ? Stop à la mégalomanie ! Je retire vite
ma main, prudente. Et gênée, aussi. C’est officiel : je ne lui fais pas plus
d’effet qu’une vieille chaussette. Il reste froid comme un glaçon, quitte à
malmener mon ego.

– Et vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? finis-je par lancer.


– Oui. Grâce à vous, mademoiselle Hamilton.

Sans rien ajouter, il me salue d’un signe de tête et tourne les talons pour
quitter le plateau où s’agitent dans tous les sens une myriade de
techniciens. Le tournage ne va pas tarder à reprendre et Steven Bradbury
me cherche du regard, prêt à m’enguirlander. Mais j’observe la silhouette
athlétique de monsieur Canon jusqu’à ce qu’il disparaisse avant de
rejoindre Angela en traînant des pieds.

– Alors ? Qui est-ce ?


– Je n’en ai pas la moindre idée.
– Quoi ? Mais comment ça s’est passé ?
– J’ai fait un four.

Moi ! Un bide ! Avec un homme ! C’est bien la première fois dans ma


longue carrière. Et ça m’énerve !
3. Protection rapprochée

Clap de fin pour aujourd’hui ! Enfilant mon blazer bleu marine, je


quitte le plateau sans tarder. J’ai bien trop peur que Steven Bradbury me
retienne en otage au sujet d’une syllabe mal prononcée. Oui, c’est déjà
arrivé. Il trouvait que je mâchonnais trop les « go » et « ga ». Il faut le
vivre pour le croire. Bref. Après avoir embrassé Angela, je saute dans ma
décapotable grise et fonce à travers New York. Un coup d’œil à mon
bracelet-montre m’apprend que je suis en retard. Mais une actrice
ponctuelle n’est plus une actrice, n’est-ce pas ?

Sainte Liz Taylor, protégez-nous !

Freinant devant une haute tour située non loin du Rockefeller Center,
dans le quartier de Midtown, je lance les clés au voiturier avec un clin
d’œil d’excuses… et me précipite à l’intérieur, ralentie par des bottines à
talons pas très pratiques. Malheureusement, ma styliste veille au grain. Je
suis interdite de jean-baskets depuis quatre ans. Depuis ma majorité, en
somme. Alors que je rêve secrètement de traîner en jogging tout mou,
sweater difforme et Converse usées.

M’engouffrant dans l’ascenseur, je monte au cinquième étage où


m’attend déjà Karl Wallace, mon agent. Dans ses messages – au nombre
de dix ou vingt ? – il a promis de me donner les prochains scénarios
sélectionnés par ses soins. Je suis déjà impatiente de découvrir les
nouvelles propositions qui m’attendent sur son bureau. Mais à peine ai-je
ouvert la porte de son cabinet… que je me retrouve nez à nez avec un
inconnu. Un inconnu ? Non, pas tout à fait.

– Monsieur Canon ?

Attendez ! Rembobinez !
J’ai dit ça à voix haute ?

Jouant avec une cigarette éteinte entre ses doigts, mon mystérieux
blond aux yeux verts me lance un regard amusé. Je me fige sur le seuil, un
peu, beaucoup, énormément embarrassée. J’en bafouille.

– Je veux dire…

Oui… Qu’est-ce que je veux dire ?

– Que faites-vous ici ?

C’est bien, ça. C’est compréhensible, clair, net. J’aime beaucoup.


L’homme croisé sur mon tournage me contemple avec un sourire en coin.
Il ne répond pas, l'air détaché. Quittant son siège en cuir, mon agent se
lève pour m’embrasser avec effusion. Moi, je continue à fixer mon bel
étranger avec des yeux ronds. Il est encore plus attirant que dans mon
souvenir. Nos regards se cherchent à travers l’espace, comme aimantés.
Suis-je la seule à sentir la tension dans la pièce ?

– Je te présente Matthew Turner, déclare Karl avec son emphase


coutumière. Il s’agit de ton nouveau garde du corps.
– Mon… quoi ?!

Assommée par la révélation, je mets quelques minutes à me ressaisir et


mon agent en profite pour s’engouffrer dans la brèche.

– Il s’agit d’une simple mesure de précaution, Liz. Tu n’as pas à


t’inquiéter ou t’effrayer pour si peu.

Ledit Matthew lève les yeux au ciel avec ironie. Il se retient


visiblement d’intervenir, serrant les lèvres pour endiguer les mots prêts à
surgir en torrent.

– Monsieur Turner travaille pour l’agence CORP, la meilleure en


matière de protection rapprochée. Il s’occupe en général de témoins sous
protection ou de réfugiés politiques poursuivis par leurs régimes.
– C’est une plaisanterie ? je demande, abasourdie.
– Tu as reçu pas mal de lettres de menaces ces derniers temps.
– J’en reçois depuis des années. Et je n’ai jamais engagé un bodyguard.
– Tu as raison, bien sûr… mais cela rassurerait tout le monde si
monsieur Turner veillait sur toi.

Je secoue la tête. Moi ? Suivie à longueur de journée par un espion ?


L’idée me fait horreur. Ne suis-je pas déjà en permanence épiée par les
photographes, par la presse, par les caméras, par les spectateurs ? Au
moment où je ferme la porte de mon domicile, j’ai besoin d’être seule… et
libre, enfin. Je ne peux pas vivre dans un bocal en permanence, au risque
de devenir folle. Et de me raser la tête ou quelque chose comme ça !

– Non, c’est hors de question.


– Matthew est le meilleur dans son domaine.

Je jette un coup d’œil à monsieur Canon.

– Je n’en doute pas une seconde.

Lui semble écouter la conversation d’une oreille distraite, en retrait. Il


est du genre taiseux apparemment. Mon estomac se noue, comme si mon
corps trahissait mon cerveau en réagissant à sa présence, en réclamant un
contact – et plus, bien plus. Sauf que je ne veux pas de cet homme dans ma
vie.

– Je n’ai aucune envie d’être suivie à la trace vingt-quatre heures sur


vingt-quatre par une baby-sitter musclée !

Sur le côté, le garde du corps relève la tête… avec un petit sourire


amusé. Il ne semble même pas vexé par ma boutade. En fait, il observe
toute cette scène de loin en loin, l’œil moqueur.

– Je comprends, crois-moi… tempère Karl de sa voix la plus paternelle.


Mais ces lettres de menaces…
– Ce ne sont que des bouts de papier ! Pas besoin d’en faire tout un
plat !
– Voyons, Liz…

Mon agent fait les gros yeux, sourcils froncés et index pointé en l’air,
comme si j’étais une gamine indisciplinée. Ce qui me donne envie de
m’arracher les cheveux. J’ai parfois l’impression d’avoir 5 ans et demi.

– Hors de question que tu me colles dans les pattes une nounou qui va
me suivre jusque dans les toilettes.
– Sois raisonnable. C’est pour ton bien.
– Non, je…

Je m’apprête à continuer, ferme et déterminée, quand la voix grave et


posée de Matthew Turner s’élève. Quittant sa position de repli, il attrape
son blouson en cuir vieilli d’aviateur, abandonné sur le dossier d’une
chaise, et le jette sur une de ses épaules avec décontraction. Il ne semble ni
dépité ni surpris. Juste calme, terriblement calme.

– Ne vous fatiguez pas, mademoiselle Hamilton. Je refuse le contrat.


– Pardon ?

Cette fois, c’est Karl qui manque de s’étrangler.

– Je n’ai jamais forcé quelqu’un à collaborer avec moi. Et je refuse de


protéger une personne qui n’en a pas envie.

Pour appuyer son propos, le mystérieux garde du corps pose sur moi un
regard peu amène. Ses yeux vert kaki brillent d’un éclat étrange et je
jurerais qu’il me prend pour une starlette égocentrique et capricieuse. La
Liz Hamilton dépeinte par les journaux, en somme. Cette fille que je
déteste, moi aussi. Maintenant, je sais ce qu’il fabriquait sur mon plateau
de tournage : il était venu observer la « bête » dans son milieu naturel et
juger sur pièce. La colère monte et je me braque davantage contre lui alors
qu’il passe devant moi en me saluant d’un signe de tête froid mais poli.

– Je vous souhaite bonne chance avec le tueur en puissance lancé à vos


trousses. À votre place, je ne prendrais pas ces menaces de mort à la
légère.
Puis il franchit le seuil sans se retourner et traverse le couloir d’un pas
tranquille. Je le suis du regard jusqu’à ce qu’il s’engouffre dans la cage
d’escalier en dédaignant l’ascenseur. Quand soudain, ses paroles me
parviennent de plein fouet.

Un tueur ? Un tueur lancé à mes trousses ? Mais de quoi parle-t-il ?

***

– Monsieur Turner !

Mon cri résonne à travers le hall en verre et marbre. Me précipitant


dans l’ascenseur une minute après le départ de Matthew, je l’aperçois à
l’autre bout du vestibule. Mes talons claquent contre les dalles et je me
précipite entre les colonnes veinées d’inspiration antique. Derrière le desk
noir, le portier fait mine de ne rien remarquer, payé depuis des années
pour fermer les yeux et se boucher les oreilles par respect pour la vie
privée des résidents.

– Attendez, s’il vous plaît !

Je reconnais à peine mon timbre suppliant. Et soudain, le bodyguard se


retourne, à quelques mètres de la porte – un grand tourniquet en verre à
quatre battants. Ses yeux verts se posent sur moi tandis que j’avale les
derniers mètres qui nous séparent. Je garde cependant une certaine
distance, craignant de trop m’approcher. Il y a toujours cette tension entre
nous, tel un courant électrique qui circule d’un corps à l’autre. Mon cœur
bat la chamade sous ma blouse en soie blanche.

– Pourquoi avez-vous parlé de menaces de mort ?


– J’évoquais les lettres dont vous êtes l’objet depuis plusieurs
semaines.
– Je ne comprends pas…

Matthew secoue la tête, l’air atterré.


– Ne me dites pas que personne ne vous a mise au courant du contenu
de ces missives ?

Je ne réponds pas, mais mon silence est plus éloquent qu’un long
discours. Il a raison. Nul dans mon entourage n’a cru bon de me renseigner
sur ce point… sans doute pour ne pas m’inquiéter. Angela a bien essayé de
me parler cependant… mais je n’ai pas prêté l’oreille à ses avertissements,
riant de son inquiétude. Sans doute ai-je trop l’habitude d’être protégée
par mon entourage, qui craint plus que tout de me voir craquer et
m’éloigner des spotlights ? Je me sens un peu idiote, là, tout de suite.
Matthew revient vers moi, réduisant l’espace entre nous. Et mon pouls
s’emballe alors que son parfum me monte aux narines. Il est si proche que
j'en distingue les notes de lavande, viriles et simples.

– Un fou vous harcèle, mademoiselle Hamilton. J’ai lu toutes les lettres


qu’il vous a adressées ce mois-ci et laissez-moi vous dire qu’elles font
froid dans le dos, même pour un homme comme moi.

Je ne respire plus.

– Il s’agit de récits détaillés, sanglants, très violents, qui racontent


différents scénarios liés à votre mort. Des sortes de mises en scène, si vous
préférez. Il y a beaucoup de détails macabres mais aussi des informations
très précises sur votre vie privée.
– Oh, mon Dieu !

Je plaque une main tremblante sur ma bouche mais ne l’interromps pas,


décidée à l’écouter jusqu’au bout malgré la peur. Je veux savoir. Et je peux
encaisser. Contrairement aux certitudes de mon agent ou de ma mère, je
suis forte, très forte. Matthew semble apercevoir la lueur métallique qui
étincelle dans mes yeux bleus. Il hoche alors la tête, conscient d’avoir
retenu mon attention :

– Au début, cette personne vous envoyait une lettre toutes les deux
semaines environ. Mais le mois dernier, les choses se sont accélérées.
Votre harceleur vous écrit maintenant trois à quatre courriers chaque
semaine. Et cela ne risque pas de s’arrêter. Avec ce genre de personnalité
borderline, c’est généralement l’escalade.
– Je comprends.

Et j’ai peur. Horriblement peur.

– Vous pensez qu’il pourrait passer à l’acte ?


– Ce sera la conclusion logique à son obsession. Je ne suis pas
psychologue mais j’ai vu beaucoup de criminels au cours de ma carrière.
Celui qui vous écrit est violent et décidé à vous nuire. À mon avis, il ne se
contentera bientôt plus de coucher quelques mots agressifs sur un bout de
papier.

Un lourd silence tombe entre nous, assourdissant. J’ai l’impression


d’être au fond d’un aquarium, prisonnière derrière des vitres de verre que
je ne peux pas briser. Je secoue la tête, sous le choc, répandant des longues
mèches blondes échappées de ma pince sur mes épaules. Un fou à mes
trousses ? On dirait le scénario d’un film policier !

Sauf que ce n’est pas un film.

C’est la vie – ma vie.

– Je suis désolé, ajoute soudain Matthew Turner, l’air navré. Ce n’était


pas à moi de vous apprendre ces mauvaises nouvelles… mais je pense que
vous méritez de savoir. Ne serait-ce que pour votre propre sécurité.

Il laisse filer quelques secondes.

– Et comme vous vouliez la vérité…

À mon tour, je lève les yeux vers lui, croisant ses pupilles d’un vert
sombre, presque kaki. Jamais je n’ai soutenu un regard aussi intense, aussi
profond. Cet homme n’est pas seulement vivant… il semble habité. Et
tourmenté. Je ne le connais pas, j’ignore tout de lui et de son passé, mais
j’entrevois brièvement l’ombre qui plane au-dessus de lui. Je me force à
sourire.
– Merci. Merci de m’avoir parlé comme à une adulte responsable.
– Votre entourage ne vous a vraiment rien dit ?

Je secoue la tête. Non, personne ne m’a tenue au courant... en dehors


d’Angela, que je n’ai pas vraiment écoutée. À moins que je n’aie pas
cherché à savoir, pour mon propre confort ? Le garde du corps me scrute
avec une attention soutenue. Sans doute est-ce sa façon de contempler les
gens. Alors pourquoi ai-je l’impression qu’un nuage de papillons s’envole
au creux de mon ventre en dépit du choc ?

– Écoutez, mademoiselle Hamilton… Je n’ai pas de conseils à vous


donner, mais ne prenez pas ces menaces à la légère. Ce serait une grave
erreur. J’ai lu ces textes et ils sont très malsains. Alors si vous ne voulez
pas de moi comme garde du corps, trouvez-vous un autre type compétent.
– C’est vous qui ne voulez pas de moi !

Mon sourire s’agrandit – et le sien aussi. Après tout, n’est-il pas parti
en claquant la porte ? Sans parler de la veste qu’il m’a mise ce matin
pendant que je flirtais avec lui. Je suis rhabillée pour l’hiver grâce à lui.

– Si j’ai bien compris, vous ne protégez que des personnalités


politiques, monsieur Turner. Alors pourquoi avoir répondu à la demande
de mon agent ?
– Mon patron tient absolument à décrocher ce contrat. Votre nom est
très prestigieux, mademoiselle Hamilton. Ce serait une excellente
publicité pour son agence.

Je hoche la tête. Il est cash, direct, sans filtre. Et j’aime ça. J’aime qu’il
ne prenne pas de pincettes pour s’adresser à moi.

– J’imagine que le salaire est intéressant.


– C’est vrai. Et puis, j’étais curieux, avoue-t-il avec une franchise
désarmante. Très curieux à l’idée de vous rencontrer. Il faut croire que je
suis comme tout le monde.

Ça, j’en doute fort.


Pourtant, son aveu me touche – peut-être parce qu’il semble soudain
moins indifférent et inaccessible. J’acquiesce faiblement. Que pourrais-je
dire pour le retenir, pour le convaincre de rester ? À présent, j’aimerais
vraiment qu’il assure ma protection. Il est l’homme dont j’ai besoin.
N’est-il pas le premier à me considérer comme une femme indépendante,
capable de vivre sans œillères ? Et par-dessus tout, il m’inspire confiance.
Quelque chose se passe entre nous, comme si nous communiquions par
notre seul regard. Le temps s’arrête, comme les battements de mon cœur.

– Merci pour tout, monsieur Turner.

Il ne dit rien… et tourne les talons. Malheur ! Mais au moment où il


pose la main sur le tourniquet de verre, il jette un regard par-dessus son
épaule et me transperce de ses yeux verts.

– Appelez-moi Matthew.

Et d’un ton sans appel :

– Dites à monsieur Wallace de faire parvenir mon contrat à l’agence


CORP. J’assurerai votre protection à partir de demain.
4. Entourage

Moi et Matthew Turner. Seuls. En pleine nuit. À l’arrière d’une


limousine, s’il vous plaît. Sur le papier, ça semble plutôt sympa. Je dirais
même chaud bouillant. J’ai fait un rêve qui commençait comme ça, hier
soir. Dans la réalité, nous sommes chacun assis à une extrémité de la
longue banquette en cuir crème, en forme de L. Et nous nous regardons
avec circonspection, comme si nous nous jaugions. Sa nature taiseuse me
déstabilise complètement, moi, l’actrice exubérante. Et lui semble un peu
méfiant, sans doute parce qu’il n’a guère l’habitude de protéger une
célébrité… ou qu’il attend de voir quelle surprise je lui réserve. Je peux
presque sentir la tension entre nous. Notre relation professionnelle risque
de faire des étincelles. Car mon garde du corps commence ce soir sa
mission : me protéger.

Sauf si ça tourne au pugilat. Sait-on jamais.

Derrière les vitres de notre voiture défilent les rues de New York et ses
buildings familiers, telles des flèches de verre et d’acier lancées vers le
ciel. Les gigantesques panneaux publicitaires, entourés d’un océan de
néons et de lumières artificielles, clignotent dans les ténèbres au moment
où nous dépassons Time Square et ses théâtres, ses cinémas, ses
restaurants. Je pousse un petit soupir. Je dois me rendre au lancement
d’une collection « capsule » créée par ma sœur aînée en partenariat avec
Imperial, une célèbre marque de prêt-à-porter. Ces derniers temps,
Madison s’oriente vers une carrière de styliste.

Re-soupir.

Mes relations avec ma grande sœur ne sont pas toujours simples. Enfin
ça, c’est la version édulcorée. Je me tortille sur la banquette, vêtue d’un
smoking Yves Saint Laurent en satin blanc et d’escarpins à talons aiguilles
noirs. Simple et sobre. D’ailleurs, j’ai eu l’impression que Matthew me
lançait un regard appréciateur à mon arrivée alors qu’il m’attendait
patiemment sur le perron de ma maison. À moins que je ne sois en train de
prendre mes rêves pour des réalités ? Et voilà ! L’usine à fantasmes est en
marche.

Aussi, si monsieur Canon n’était pas si… canon !

Re-re-soupir.

– Quelque chose ne va pas ? me demande soudain l’intéressé, un sourcil


arqué.

À part le fait que vous êtes une bombe sexuelle ? Non, non, tout va bien.
Je gère.

I rule like a boss.

– Je suis un peu fatiguée.

Dans son costume noir et sa chemise blanche, il est à la fois élégant et


viril, capable de se fondre dans toutes les situations et tous les décors. Je
hausse les épaules et joue avec les magazines déposés à mon attention sur
la banquette pour me distraire durant le trajet. En réalité, je sors d’une
nouvelle journée de tournage pénible, ponctuée par deux crises
mémorables de mon ingérable réalisateur. Durant une scène de bain,
Steven Bradbury m’a laissée mariner dans l’eau glaciale pendant quatre
heures. J’en claquais des dents. Et j’en suis ressortie avec la peau fripée
d’une arrière-grand-mère – ainsi qu’une bonne crise d’éternuements
doublée d’une sacrée migraine.

– Je n’ai pas très envie d’aller à cette soirée, fais-je tout à coup avec
une petite moue dépitée.
– Pourquoi ne pas annuler et rentrer chez vous ?
– C’est important pour ma sœur. Je veux la soutenir.
Son épanouissement m’importe sincèrement. Je veux tant l’aider à se
réaliser, à trouver sa voie… que j’ai même cosigné sa collection de
vêtements. Certes, elle ne m’a guère laissée donner mon avis au sujet des
modèles réalisés – mais je n’aurais pas osé m’immiscer dans son projet. Je
ne me prétends pas experte ès mode. Et Madison a seulement utilisé mon
nom, en l’accolant au sien, pour attirer la presse. Ma présence est donc
vitale pour assurer la promotion de son travail et je refuse de la laisser
tomber – même si nous nous éloignons de jour en jour.

– Je pensais que les stars de cinéma faisaient ce qu’elles voulaient,


ajoute Matthew.
– Seulement sur grand écran.

Matthew tourne alors la tête… et je suis son regard, posé sur la


couverture du magazine Scoop USA. Tiens, je ne l’avais pas vue. Une
photo volée de moi s’étale en couverture : j’y serre la main d’un célèbre
acteur, mais la légende nous prête une relation torride, même si je le
croisais pour la première (et sans doute dernière) fois. Dire que je mène
presque la vie d’une carmélite depuis six mois ! Mais je devine sans peine
les pensées qui habitent mon garde du corps, probablement convaincu
comme tout le monde par ma réputation de croqueuse d’hommes.

Que dis-je ? De mante religieuse !

Ces mensonges me mettent en rage… mais je décide d’en rajouter une


couche pour le seul plaisir de l’asticoter, de le provoquer. J’adore jeter de
l’huile sur le feu – ou mettre une pincée de piment dans certaines
situations cocasses. Me délestant d’une de mes chaussures, je pose le pied
sur son mocassin noir.

– Vous m’imaginez vraiment avec tous ces hommes, monsieur Turner ?

Mes orteils nus remontent le long de son mollet sans qu’il bouge d’un
iota. Il se redresse seulement sur la banquette, rejetant les épaules en
arrière, droit comme un soldat au garde-à-vous. Ses yeux vert kaki
étincellent.
– Je sais qu’on me prête de nombreuses aventures…

Penchant la tête sur le côté, je lui souris sous la masse de ma chevelure,


domptée en un savant échafaudage de mèches blondes retenues par des
épingles en diamants. Je passe la langue sur mes lèvres brillantes,
couvertes d’un délicat gloss translucide. Mon garde du corps demeure
immobile, parfaitement maître de lui.

Maître Yoda : le disciple.

– Qu’en pensez-vous, monsieur Turner ?

Mon pied glisse sur son genou, caressant, sensuel, entreprenant… avant
de s’aventurer le long d’une de ses cuisses musclées à travers l’étoffe de
son pantalon. La température monte de plusieurs degrés dans notre
limousine alors que mon pouls s’affole. Mais mon bodyguard m’oppose
une figure de marbre, comme s’il refusait de rentrer dans mon jeu.

– Vous y croyez ? je susurre.

Me penchant vers lui, je lui offre une vue imprenable sur mon décolleté
à travers l’encolure en V de ma veste, portée à même ma peau nue. Je vois
bientôt un lent sourire fendre son visage tandis qu’il s’empare de mon pied
pour le reposer doucement au sol.

– En général, je préfère me faire ma propre opinion sans écouter les


autres.

Matthew : 1 – Liz : 0.

***

Avec vingt minutes de retard, j’arrive devant une boutique Imperial


située au bout de la cinquième avenue et dominée par les teintes blanches
– carrelage, murs, enseigne. À l’entrée de la boutique, une meute de
photographes me mitraille dès l’instant où je pose pied à terre. Sous le
crépitement des flashs, je foule le tapis rose déroulé sur le trottoir escortée
par mon garde du corps. Je sens sa présence rassurante dans mon dos. À
ma surprise, Matthew ne paraît guère déstabilisé par tous ces cris et ces
lumières aveuglantes. Suspicieux, il survole seulement les paparazzis
agglutinés devant les vitrines de ses yeux laser.

Une forme jaillit de l’intérieur du magasin en fonçant sur moi à la


vitesse d’une météorite. Matthew s’apprête à réagir, à se placer devant
moi… quand la silhouette aux cheveux décolorés, moulée dans une longue
robe en imprimé zèbre, me saute au cou en plaquant ses lèvres pulpeuses
sur ma joue. Déséquilibrée, je vacille sous l’œil des appareils photos qui
continuent à cliqueter fébrilement, sans perdre une miette de ces
touchantes retrouvailles.

– Et voilà ma star !

Je me tourne vers Matthew, un peu embarrassée.

– C’est ma mère.

Ma mère. Jennifer Collins. Remariée cette année pour la troisième fois.


Et qui me donne un petit coup de fesses pour me pousser discrètement sur
le côté afin d’entrer dans le champ des caméras. Je continue à sourire, à
agiter la main… même si Jennifer entoure ma taille d’un bras possessif en
se collant à moi. La tête posée sur mon épaule, elle offre aux reporters un
échantillon de ses moues les plus fameuses – la boudeuse, la joyeuse, la
mutine… les mêmes poses dont elle abreuve au quotidien son compte
Instagram. Matthew l’observe, en recul, et je me sens confuse comme si je
redoutais son jugement. Il n’est pourtant que mon garde du corps et nous
nous connaissons seulement depuis hier…

Alors pourquoi son avis compte-t-il autant pour moi ?

En bonne fille, je me plie docilement au petit manège de Jennifer – qui


m’a toujours interdit de l’appeler « maman ». Dès mon plus jeune âge,
l’ancienne vedette des concours de beauté, ancienne Miss Malibu et Miss
Californie 1986, m’a obligée à employer son prénom. Au fil des ans, c’est
devenu un réflexe. De temps à autre, Jennifer tente de se faire passer pour
ma grande sœur, en accentuant notre ressemblance grâce à ses fabuleux
dons de maquilleuse. Vingt-quatre années nous séparent, pourtant – en
partie effacées par les habiles coups de bistouri de son chirurgien. Et c’est
vrai qu’elle est jolie, ma mère. Jolie et avide de célébrité, affamée de
gloire. N’est-ce pas elle qui me traînait à tous les castings de la côte ouest
avant que je ne sache marcher ?

– Tu es ravissante, Liz ! s’exclame Jennifer. J’adore ton smoking : il


faudra absolument que tu me le prêtes.

Pas le temps de répondre. Elle passe un bras sous le mien et m’entraîne


à l’intérieur de son pas chaloupé.

– Madison est déjà en train de parler à la presse.

Emportée par le tourbillon blond et manucuré, je me retrouve dans


l’élégant magasin où flotte un discret parfum de vanille. Des pyramides de
macarons roses et blancs attendent sur un buffet destiné à la presse et des
coupes de champagne – mon péché mignon – circulent de main en main.
Je m’apprête à en saisir une au vol… quand mon beau-père fond sur moi
comme un épervier sur sa proie. Une nouvelle fois, mon garde du corps
hésite à intervenir, peu familier des us et coutumes de mes proches. Car
Matthew me suit pas à pas, telle mon ombre. Et j’éprouve tout à coup un
sentiment inconnu, exquis…

Je me sens en sécurité.

– Tout va bien ? souffle-t-il à mon oreille.


– Oui, Matthew. Il s’agit de mon beau-père.

Ma famille semble l’intriguer, sinon le désarçonner… même si ses


lèvres restent scellées sur ses opinions. Peter Collins me claque deux bises
sonores.

– Tu es resplendissante, Liz ! Une vraie jeune fille en fleur !


– Euh, merci…
– Écoute, j’ai besoin de te parler seul une minute, murmure-t-il en
s’emparant de mon bras. Cela ne prendra pas longtemps, promis.
– C’est-à-dire que les journalistes…
– Je t’en prie, Liz. Il s’agit de la campagne publicitaire dont je t’ai déjà
parlé la semaine dernière. Tu dois à tout prix devenir l’égérie de la gamme
de maquillage U.P.O. Leur équipe de publicité attend ton feu vert pour
mettre en chantier la campagne.
– Mais…

La pièce tourne autour de moi et la migraine contractée sur mon plateau


de tournage recommence à poindre, insidieuse. Une rumeur de voix flotte
dans la pièce, accentuant ma douleur, au moment où deux journalistes
s’approchent de moi, leur enregistreur à la main, leurs questions à la
bouche. Pressée de toutes parts, j’ignore comment couper court à la
logorrhée de mon beau-père.

– Ça pourrait relancer ma carrière, Liz ! insiste-t-il encore plus bas. Tu


ne te rends pas compte…

Je jette un regard affolé à la ronde, dans l’espoir un peu vain de trouver


une solution, une issue de secours. Je n’ai aucune envie de signer pour
devenir l’égérie d’une marque de maquillage. Je suis actrice, pas
mannequin. Mais, ancien photographe de mode relégué au second plan
depuis une décennie, Peter cherche désespérément à revenir sur le devant
de la scène. Et je n’ose pas lui dire non, par peur de le décevoir.

– On ne pourrait pas en reparler plus tard ? fais-je, suppliante.


– J’ai besoin de ta réponse rapidement. Sous deux jours maximum.

À cet instant, une main ferme et virile surgit de nulle part et se pose sur
mon épaule. Son contact me rassure, répandant une douce chaleur dans
mon corps. Matthew. En dépit de l’affluence autour de nous, des regards
de chien battu lancés par mon beau-père, j’ai l’impression d’être traversée
par un courant électrique, par une force paisible, puissante, qui me pousse
à m’abandonner. Lui aussi se fige… avant de retirer très vite ses doigts,
comme s’il s’était brûlé.
– Je crois qu’on vous attend, dit-il en me désignant du menton la meute
de journalistes autour de nous.

A-t-il compris que j’étais prise au piège, que j’avais besoin d’aide ? Je
n’ose pas croiser son regard, encore secouée par son geste. Je me dirige
seulement vers les rédacteurs mode venus assister au lancement de la
collection « capsule » signée par Madison. Celle-ci m’attend en papotant
avec une célèbre chroniqueuse de Vogue. En m’apercevant, elle m’offre un
sourire crispé et guère convaincant… au contraire d’Angela qui me prend
dans ses bras avec effusion.

– Bonsoir, ma belle ! Tout le monde t’attendait…


– Excuse-moi. J’ai été retenue en otage par Steven à la fin du tournage.
Encore son truc bizarre avec les syllabes.

Nous pouffons de rire comme des gamines. Angela est superbe dans une
discrète robe portefeuille, noire et élégante, avec ses cheveux châtains
coupés au carré. Que deviendrais-je sans elle, sans son humour et son bon
sens à toute épreuve ? Un vrai rayon de soleil en pleine grisaille. Elle jette
un coup d’œil appréciateur en direction de monsieur Canon qui se fond
dans le décor à la perfection.

– Comment ça se passe avec ton bodyguard ?

Au courant de sa récente embauche, elle presse mon bras avec


sollicitude. Nous avons passé la soirée pendues au téléphone – juste avant
que je ne m’endorme sur le canapé et sombre dans un rêve interdit aux
moins de 18 ans, starring Matthew Turner. Angela coule un regard appuyé
au beau blond.

Pour la discrétion, on repassera…

Par chance, un journaliste me permet in extremis d’éluder la question.


C’est bien la première fois qu’un reporter me sauve la mise ! Car mes
relations avec les médias sont parfois tendues tant je suis harcelée. En
rejoignant Madison, je réponds aux questions sur sa collection pendant
presque une heure, vantant inlassablement les qualités de mon aînée.
J’enchaîne aussi les photos, brandissant les cintres où sont exposés ses
modèles, jouant avec un foulard vaporeux ou une pochette dorée. La soirée
promotionnelle s’écoule au ralenti et je rêve bientôt de balancer mes
stilettos pour m’enfuir pieds nus.

– Tu as fait du beau travail, dis-je à Madison entre deux entretiens.

Elle lève les yeux au ciel, excédée.

– Tu n’es pas obligée de me passer de la pommade.


– Je le pense vraiment, dis-je, désemparée. Tes modèles sont très
réussis.
– Tu as vu les étiquettes ?

Sans attendre, elle me colle sous le nez l’une des petites vignettes en
carton accrochées aux vêtements. D’un ongle rouge et accusateur, elle
tapote mon prénom. Collection Liz & Madison Hamilton. Écrit en lettres
d’or. Je hausse les sourcils, perdue. Les lettres sont rondes et aérées, la
présentation soignée – à l’image de la marque à l’origine de ce partenariat.

– Ton nom est écrit en premier. Alors que je me suis tapée tout le
boulot.
– J’aurais adoré participer à la création avec toi…
– Pour que tu vampirises tout mon projet ? Sans façon !
– Je suis navrée, Madison. Si tu veux, je peux parler à un responsable à
propos des étiquettes. Je n’ai rien demandé, tu sais…
– Tu n’as jamais besoin de demander. C’est bien le problème avec toi.
Tu passes toujours avant tout le monde.

J’aimerais me défendre mais un animateur s’approche, accompagné par


un caméraman délégué par une chaîne locale d’envergure. Pendant toute
l’interview, je me tiens en retrait pour laisser à ma sœur le premier rôle.
Mais à peine l’objectif se détourne-t-il… qu’elle me plante sur place en
m’ignorant complètement. L’épuisement tombe brusquement sur mes
épaules comme une chape de plomb, et je remarque à peine le regard de
Matthew rivé sur moi.
***

Cinq minutes plus tard, je parviens à m’isoler dans une cabine


d’essayage. Bon, ce n’est pas très glorieux. Simplement, j’ai besoin de
grappiller quelques instants de solitude dans cette vie à 100 à l’heure.
Dans ma cachette provisoire, je retire mes escarpins et fais craquer mes
orteils. Que ça fait du bien ! Me pinçant ensuite l’arête du nez, j’effectue
quelques exercices de respiration appris en cours de yoga. C’est bien
connu, toutes les actrices font du Pilates, méditent devant le lever du soleil
et boivent un verre d’eau tiède aromatisée d’un zeste de citron au réveil.

J’avoue, je ne fais rien de tout ça. Mais chuuut…

Je finis par m’adosser à l’une des cloisons patinées, d’un blanc


immaculé. À l’abri derrière la porte fuchsia estampillée Imperial, j’essaie
de digérer les petites piques assénées par ma sœur durant la soirée.
Madison a la dent dure contre moi – en béton armé, oui ! Quant à mon
beau-père, je redoute qu’il ne m’embarque dans un énième projet
publicitaire. Ces derniers temps, j’ai trop joué les femmes-sandwichs au
détriment de ma carrière d’actrice. Et que dire de ma mère, venue exiger
un shooting avec moi pour un magazine à gros tirages ? Elle souhaite
encore narrer notre histoire familiale en long, en large et en travers.
Comme si la terre entière ne la connaissait pas ! Le départ de notre père, à
Madison et moi, avant mon premier anniversaire, ses trois mariages
successifs – en particulier le second avec un escroc notoire, couronné par
la naissance de ma demi-sœur, Sandy, aujourd’hui âgée de 13 ans. Je me
masse les tempes. Ma migraine prend de l’ampleur.

Mon royaume pour une aspirine !

– Elisabeth ?

Je sursaute au point de cogner le sommet de mon crâne contre la cabine


alors que Matthew entrouvre la porte pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Sur ses traits, je peux lire le soulagement. Je rêve ou il vient de m’appeler
Elisabeth ? Certes, j’ai demandé qu’il utilise mon prénom… mais je
pensais qu’il m’appellerait Liz, comme toute la planète. Personne
n’emploie plus Elisabeth depuis… mon passage à l’école primaire. Mon
cœur bat la chamade. Elisabeth. Pourquoi cela sonne-t-il si juste dans sa
bouche ? Comme une évidence. Ou une caresse.

– Vous ne pouvez pas disparaître dans la nature, dit-il en se faufilant


dans ma cabine. Je dois veiller sur vous.

L’espace semble rétrécir, entièrement occupé par cet homme athlétique,


si fort, si vivant. Il remplit les lieux de sa présence rassurante. Et je me
sens soudain apaisée. Moins seule, en tout cas.

– J’avais besoin de…

Je ne termine pas ma phrase. Car c’est lui qui s’en charge.

– … d’un moment de solitude ? propose-t-il.

Je hoche la tête, troublée par sa voix grave, bienveillante. Sans doute


est-ce ridicule mais les larmes me montent aux yeux. Je deviens trop
émotive – attention aux chutes du Niagara ! Matthew me regarde
longuement… à croire qu’il me découvre pour la première fois tandis que
le vernis de l’actrice culottée et séductrice se fendille devant lui. À moins
que je ne me fasse des idées ?

– Vous préférez peut-être que je m’en aille ? me demande-t-il avec


douceur.
– Non !

C’est un tel cri du cœur que je me rattrape tant bien que mal. En gros, je
me raccroche aux branches.

– Je veux dire non, fais-je, plus posée. Vous pouvez rester. Pour me
protéger, évidemment.

Un lent sourire se dessine sur ses lèvres tandis qu’il acquiesce à son
tour, les yeux rivés sur moi.
– Évidemment.
5. L'eau et le feu

– Vous n’avez qu’une seule valise ? fais-je en dévisageant mon garde du


corps avec des yeux ronds.
– Cela vous étonne tant que ça ? répond-il, un sourire amusé aux lèvres.
– Non, non…

Euh, si... carrément.

Ne suis-je pas la fille qui paie une amende pour excédent de bagages à
chaque fois que je monte dans un avion ? C’est plus fort que moi. Quand je
voyage, je trimbale la moitié de ma maison avec moi – sûrement parce que
je peine à quitter mon nid douillet… et parce que les marathons
« promotion » durent plusieurs semaines. Je finis par ouvrir la porte de
mon hôtel particulier, fatiguée par la soirée de présentation dans la
boutique Imperial. Je n’ai plus qu’une envie : m’effondrer sur mon lit et
dormir, éventuellement en ronflant.

Je ne suis que glamour et paillettes.

J’allume la lumière en effleurant un écran tactile de contrôle qui régule


tout le système électrique de mon logement – ampoules, chauffage et
même certains appareils électroménagers. Une lubie de l’architecte chargé
de la rénovation. La vérité ? J’ai vécu une semaine dans le noir avant de
comprendre comment ça marchait. En m’éclairant à la bougie. Comme au
temps des pionniers. Bref.

– Je vous fais visiter ?

Matthew et moi allons vivre ensemble. Ne nous emballons pas. Hélas.


Il s’agit uniquement d’une cohabitation professionnelle. J’ai déjà dit
« hélas » ? Pour des raisons de sécurité, monsieur Canon s’installe sous
mon toit afin d’assurer ma protection vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Si mon harceleur est aussi dangereux qu’il le pense, il doit pouvoir veiller
sur moi jour et nuit. Personne ne sait quand ce fou va frapper – ni
d’ailleurs s’il passera un jour à l’acte. En attendant, mon garde du corps au
physique de top model va loger avec moi.

#jadoremavie #nesoyezpasjalouses

Je doute toutefois que notre petit arrangement soit de tout repos au vu


de nos caractères respectifs. Les jours à venir risquent d’être explosifs.
Ensemble, nous sommes un peu comme une allumette et un bidon
d’essence. Ne me perçoit-il pas comme une starlette écervelée et
capricieuse doublée d’une croqueuse d’hommes ? De mon côté, je le
trouve silencieux, renfermé, taiseux et… sexy. Scandaleusement sexy. Ce
qui n’arrange pas notre cas.

– La cuisine se trouve à votre droite, dis-je en poussant une porte


coulissante en verre. N’hésitez pas à faire comme chez vous : servez-vous
dans le frigidaire. Tous les plats viennent de chez le traiteur.

Sourire en coin.

– Quoi ? fais-je, agacée, en m’arrêtant dans le couloir.


– Je n’ai rien dit.
– Vous avez souri.
– Et c’est interdit ?
– Excusez-moi de ne pas être un cordon-bleu, monsieur le macho.
Toutes les femmes n’aiment pas forcément faire la cuisine ou passer la
serpillière.
– Nous sommes bien d’accord. Et certains hommes se débrouillent très
bien derrière les fourneaux. Ce n’est pas une question de sexe mais
d’éducation.

Je plisse les yeux avec méfiance, à moitié convaincue. Essaie-t-il de


m’amadouer ? Est-il sincère ? N’empêche, j’ai bien repéré son petit
sourire moqueur : il pense que je ne sais rien faire de mes dix doigts !
Moi, je ne demande qu’à lui prouver le contraire…

Nous entrons dans le salon, une grande pièce chaleureuse garnie de


deux canapés chocolat et de gros fauteuils crème disséminés autour d’une
cheminée en pierre. L’âtre est caché derrière un écran de verre, surmonté
par une télévision extraplate taille XXL. Matthew émet un sifflement.

– Jolie déco !
– Merci…

Mes yeux ressemblent à deux fentes de tirelire mais je le conduis à


travers les autres pièces malgré ma suspicion : bibliothèque, bureau, salle
de billard, solarium au rez-de-chaussée. Mais aussi salle de sport et de
projection au sous-sol. Et six grandes chambres réparties dans les étages,
sans compter les salles de bains.

– Il y a un jardin d’hiver à l’autre bout du rez-de-chaussée, une grande


serre avec des fleurs tropicales et un petit bassin. C’est très agréable.

À nouveau, le sourire en coin. THE sourire qui m’agace. Je plante les


poings sur mes hanches au milieu de l’escalier.

– Vous allez cracher le morceau ou je dois vous tirer les vers du nez ?
– C’est juste que…

Il écarte les bras comme s’il cherchait à englober tout mon domicile
dans cet ample geste.

– Vous habitez seule ici ?


– Bien sûr que non. J’ai un amant séquestré dans ma cave et deux autres
dans les placards de mon dressing, ironisé-je.
– Je suis sérieux, Elisabeth. À quoi peut vous servir tout cet espace ? Et
toutes ces choses ? ajoute-t-il en soulevant une statuette d’Artémis
exposée sur une console.

Il se trouve au pied des marches, sa valise à la main.


– Mon mode de vie vous pose-t-il problème ?
– Je ne porte aucun jugement et n’en ai pas le droit. Je m’étonne
seulement des dimensions de votre maison : elle ne sera pas facile à
surveiller seul. Si vous le permettez, je passerai en revue toutes les pièces
demain matin et vous exposerai les aménagements nécessaires.
– Vous tenez en piètre estime le monde du show-biz, je me trompe ?
– Disons qu’on ne m’a pas élevé avec les mêmes valeurs. Par exemple,
je n’imagine pas dépenser 10 000 dollars dans un écran plat dernier cri
alors qu’une famille pourrait vivre des semaines avec une telle somme.

Touchée.

Nous montons les escaliers l’un derrière l’autre et je reste silencieuse


jusqu’à la porte de ma chambre. Je ne me tourne vers lui qu’une fois sur le
palier.

– J’ai des valeurs aussi, vous savez.


– Je n’en doute pas. Mais nous venons de deux mondes trop différents.
– Vous croyez ?

À travers un flash, je repense au minuscule studio dans lequel Jennifer,


Madison et moi vivions avant que je ne devienne célèbre et ne rapporte à
la maison des cachets à quatre ou cinq zéros. Je hume à nouveau le fumet
industriel des conserves de raviolis cuisinés par notre mère sur un réchaud
de camping pendant que je répétais un texte pour une publicité vantant les
mérites d’un sirop pour la toux. D’un geste, je désigne à Matthew la pièce
derrière lui.

– Vous pouvez loger dans cette chambre, elle est munie d’une salle
d’eau et se situe face à la mienne.
– Merci, Elisabeth. Et merci de m’accueillir chez vous. J’ai conscience
que cette concession n’est pas facile pour vous, ajoute-t-il d’une voix
douce.
– Parce que je suis capricieuse ? Impossible à vivre ?

Il sourit de nouveau. Avec tendresse ? Avec… ? Non, je ne sais pas. Cet


homme s’apparente à une énigme pour moi.
– Non. Parce qu’il n’est jamais facile d’héberger un inconnu chez soi.
– Oh.

Je baisse les yeux, interdite. Face à face sur le palier, nous ne bougeons
ni l’un ni l’autre. Dans la semi-pénombre, nous sommes proches à nous
toucher. J’entends sa respiration régulière tandis que son torse se soulève
près de ma poitrine, moulée dans mon blazer en satin. Mes genoux
flageolent. Je me sens soudain toute faible sur mes jambes en coton… et je
me détourne pour rentrer dans ma chambre. Matthew m’imite jusqu’à ce
que je me retourne vers lui.

– Vous savez, tout le monde n’est pas superficiel dans mon milieu.

Je ne sais pas pourquoi j’éprouve le besoin de me justifier.

– Vous avez raison, répond-il. Il y a des gens différents. Surprenants.

Et une minute plus tard, nos deux portes se referment en douceur.

***

Au bout de deux jours, Matthew et moi trouvons peu à peu nos marques
malgré notre cohabitation forcée. Pas facile de croiser tous les matins un
inconnu à la table du petit déjeuner, même s’il veille à rester en retrait.
Très vite, je me surprends à le chercher des yeux lorsque j’entre dans une
pièce vide – et à éprouver un petit pincement au cœur faute de le trouver.

C’est grave, docteur ?

Durant la journée, il m’escorte sur le plateau de tournage sans me


quitter d’une semelle – même s’il prend garde à ne pas gêner le travail des
techniciens. Il est à la fois présent et absent, distant et rassurant. Un
mélange détonnant qui met mes nerfs à vif. Par moment, j’ai l’impression
que nous nous apprivoisons. Je le devine dans ses yeux verts, soudain plus
doux, ou dans son sourire. Et l’instant d’après, nous sommes comme chien
et chat.
– Enlève ce truc, ça devient ridicule !

Perdue dans mes pensées, je me tourne vers Steven Bradbury. Assise


dans le lit au milieu du décor, je porte une courte nuisette en satin noir. Je
m’apprête à jouer une scène d’amour – les plus pénibles selon mes goûts.
Je préfère encore sauter d’un hélicoptère et botter les fesses à une
escouade de cascadeurs plutôt qu’embrasser un acteur à pleine bouche.
Derrière l’écran de contrôle, Steven Bradbury me contemple sans aménité,
le script dans une main.

– Pardon ?
– Tu ne vas pas garder ta chemise de nuit pendant que tu es censée faire
l’amour, n’est-ce pas ?

Blême, je cherche un appui du regard parmi les caméramans qui


s’activent autour de moi. Jennifer aussi est présente. Venue me rendre
visite à mon travail, elle s’abîme soudain dans la contemplation de sa
manucure rouge cerise et fait mine de ne rien remarquer. Angela, elle, se
retient d’intervenir, sachant que j’ai glissé une clause dans mon contrat
pour éviter ce genre de désagrément. Depuis le succès sulfureux d’Under
Water, je refuse de me dévêtir à l’écran.

– C’est-à-dire…
– La scène doit être réaliste, tranche Steven.

Je reconnais le ton du grand maître, du faiseur de chef-d’œuvre dont nul


ne conteste l’autorité. Rabattant les couvertures sur ma poitrine, j’humecte
ma bouche asséchée de la pointe de ma langue. Je suis dans de beaux
draps. C’est le cas de le dire.

– Je n’ai aucune envie de me déshabiller.

Voilà, c’est dit.

– Tu penses sérieusement que Mary-Jane, une femme si intense et


passionnée, fait l’amour en nuisette ?
Le ton monte. Ça sent le roussi.

– Mon contrat est très clair sur ce point.


– Je ne te parle pas de contrat ou de papiers administratifs, je te parle
d’art, de logique fictionnelle !
– Mais je…

Je ne veux pas. Je ne veux plus. Après avoir joué des scènes torrides à
18 ans à peine, j’ai perdu le contrôle de mon image – et de ma vie. Tout le
monde m’a associée à mon rôle, persuadé que je faisais corps avec la
Lolita impudique incarnée à l’écran. Et la confusion perdure encore quatre
ans plus tard… Je me mets à bafouiller, mal à l’aise. Steven s’enflamme,
furieux de ma résistance.

– Tu vas retirer cette nuisette !


– Elle vous a dit « non ».

Une voix calme s’élève près du metteur en scène, prenant toute l’équipe
au dépourvu – moi comprise. Dans un bel ensemble, toutes les têtes se
tournent de l’autre côté du plateau et mon cœur cesse de battre. C’est
Matthew. Les bras croisés sur la poitrine, mon bodyguard observe la scène
d’un œil noir. Il semble en colère – encore plus que Steven.

– Quoi ? lance le réalisateur.


– Elisabeth ne veut pas tourner nue. C’est pourtant simple à
comprendre.

Je déglutis avec peine, sous le choc. N’est-ce pas la première fois


qu’une personne prend ma défense sur le plateau du génial et imbuvable
Steven Bradbury ? Ce dernier semble au bord de la crise d’apoplexie.

– Qui est-ce ? crie-t-il à son assistant en pointant du doigt Matthew. Qui


est ce type ?

Bien sûr, la situation s’envenime, dégénère. Steven pique une crise


mémorable, furieux que mon garde du corps, dont je lui révèle l’identité,
ose interférer dans son travail et ses décisions. La Troisième Guerre
mondiale ? Je préférerais ! Le cinéaste explose en imprécations et
malédictions avant de claquer la porte, coursé par sa secrétaire. Ce n’est
pas la première fois qu’il quitte son propre plateau. Embarrassée, je
m’enroule dans la couette sur le lit et me lève, quittant sur la pointe des
pieds le décor.

– Je suis vraiment désolé, s’excuse Matthew en venant vers moi.

Il semble sincèrement navré, une réelle inquiétude peinte sur son beau
visage.

– Je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir. Il n’avait pas à vous


demander une chose pareille.
– Merci, Matthew.

Je ne peux pas ajouter un mot… Ma mère me tire déjà par le bras, me


traînant derrière la caméra numéro 2 à l’écart des oreilles indiscrètes.
Jennifer semble hors d’elle. Me prenant entre quatre yeux, elle me saisit
par les épaules.

– Pour qui ce type se prend-il ?


– Matthew a cru bien faire.
– Parce que tu appelles ton garde du corps par son prénom,
maintenant ? Tu as perdu la tête ! Ce n’est qu’un employé. Il est payé pour
t’accompagner et te protéger, il n’a pas son mot à dire.

Jennifer ne décolère pas. Je l’ai rarement vue aussi furax ! Une vraie
lionne en train de défendre ses petits – ou, en l’occurrence, ses intérêts.

– Et toi, tu aurais dû accepter au lieu de jouer les ingénues. Quand un


génie du niveau de Bradbury exige que tu te déshabilles, tu le fais. Ce ne
serait pas la première fois, en plus. Et ce genre de scènes draine une
publicité folle… ce qui est toujours bon pour ta carrière. Compris ?

***
Au terme d’une journée sans fin, je quitte le plateau assez fière de moi
sous la garde de Matthew. En dépit des pressions exercées, j’ai gardé ma
fichue nuisette. Toutes ces histoires pour un bout de chiffon !
Heureusement, ma mère et Steven n’ont pas osé me l’arracher. Saluant le
vigile d’un signe de la main, je respire à nouveau l’air frais… avant d’être
assaillie par la petite horde d’admirateurs qui attend mon passage matin et
soir à l’extérieur des studios. Mon garde du corps s’apprête à me tirer en
arrière mais je lui échappe de justesse.

– Elisabeth ! gronde-t-il à mi-voix.

Rhôôô… J’adore quand il utilise mon prénom.

– Ce n’est rien. Je vais juste prendre quelques selfies.

Je lui décoche un clin d’œil taquin et aussitôt dit, aussitôt fait. Je signe
une poignée de posters et un ou deux DVD avant de prendre une série de
photos avec mes fans. Je leur dois ma carrière et je ne l’oublie pas. N’est-
ce pas le minimum de leur accorder cinq minutes ? Brandissant leurs
portables, je m’immortalise avec chacun d’entre eux sous le regard
furibond de Matthew. J’adore quand il est comme ça – quand il s’inquiète
pour moi et me fait les gros yeux. C’est très sexy. Sauf qu’il ne m’adresse
plus la parole jusqu’à la maison. Balançant mon sac à main Chloé sur le
canapé, je retire ma veste kimono en soie parme et me tourne finalement
vers lui, railleuse.

– Vous boudez ?

Sa figure reste fermée et ses mâchoires semblent encore plus


masculines quand il serre les dents. Bouffée de chaleur.

– Je ne plaisante pas, Elisabeth. J’ai l’impression que vous ne mesurez


pas la menace qui pèse sur vous. Tout ceci n’est pas un jeu. Que se serait-il
passé si votre harceleur s’était trouvé parmi ces inconnus ?
– Vous étiez à deux mètres. En plus, je suis parfaitement capable de me
défendre.
Il secoue la tête.

– Vous êtes trop confiante. En fait, vous êtes la cible rêvée pour un
cinglé.
– Je suis surtout une excellente sportive.
– Vous ne pesez probablement pas plus de cinquante kilos toute
mouillée.
– Mais je pratique assidûment les arts martiaux.
– Vous êtes ceinture noire de karaté ? sourit-il.

Il ne semble guère me croire, même si mon assurance et ma conviction


atténuent un peu son accès de colère. Et si je lui faisais une petite
démonstration ? L’œil pétillant, je bondis sur lui avec la détente et la
souplesse d’un chat. À toute allure, j’attrape ses bras et le paralyse d’une
clé dans le dos grâce aux techniques apprises durant mes entraînements.
Sauf que Matthew réagit au quart de tour… et se libère sans que je
comprenne comment. Faisant volte-face, il fait mine de m’attraper par le
poignet mais je riposte d’un crochet droit. Merci la boxe thaïe ! Entre
nous, les passes d’arme s’enchaînent.

– Vous êtes surprenante ! lâche-t-il dans un souffle.

Je pare son coup de genou en le bloquant d’une jambe et riposte grâce à


une feinte… qu’il bloque aussi. Durant cinq minutes, nous nous affrontons
au milieu du salon. Lui joue en attaque alors que je me défends comme
une tigresse. Jusqu’à ce que j’inverse la situation, noue un bras autour de
son cou… et le fasse tomber par terre. Nos deux corps roulent sur le tapis
persan. Nos jambes s’emmêlent, nos poitrines s’accolent. Le silence
retombe soudain dans la pièce. Matthew est couché sur moi. Allongée sur
le dos, j’ose à peine respirer alors que mes seins se pressent contre les
muscles de sa poitrine.

Oh my, my… !

Le baromètre s’affole – à moins que ce ne soit moi qui m’embrase ? La


bouche de Matthew n’est plus qu’à quelques centimètres de la mienne.
Son souffle chaud caresse ma joue au moment où je pousse un faible
gémissement.

– Où avez-vous appris à vous battre comme ça ? me demande-t-il d’une


voix rauque.
– Vous avez vu la trilogie The Last Eden ? Je n’étais pas doublée pour le
rôle de Lisa.

Il ne sourit pas. Il me regarde intensément et repousse du bout des


doigts la longue mèche blonde qui barre ma joue. Au contact de sa main,
je tressaille. C’est plus fort que moi. Mon cœur cogne si vite qu’il doit
l’entendre contre son torse.

– Vous êtes très douée.

Ses yeux plongent dans les miens, incendiaires. Que va-t-il se passer ?
Durant une fraction de seconde, je jurerais qu’il va se pencher vers moi
et… et rien du tout. Une musique assourdissante retentit. C’est quoi ce
truc ? Mon garde du corps se relève aussitôt, un peu sonné. Comme s’il
venait enfin de prendre conscience de notre position compromettante. Me
tendant la main, il m’aide à me redresser avant de récupérer son portable
dans la poche de sa veste en cuir.

– Excusez-moi ! me lance-t-il en jetant un coup d’œil à son écran.

Il s’isole aussitôt dans la cuisine pour décrocher, de sorte que je


n’entends que des bribes de conversation. Je me laisse tomber sur le
canapé. « L’enquête… merci, commissaire… sans vous… six mois… ». Je
hausse les épaules en me vautrant dans les coussins, décidée à entrer en
guerre contre les nouvelles technologies.

Frustration !!
6. Règlement de comptes

Consultant mon classeur rouge, je feuillette en parallèle mon code civil


à la recherche d’une information. De quelle loi est-il question dans mon
cours ? Je suis complètement larguée ! Assise devant la table basse du
salon au milieu d’un indescriptible fatras, j’essaie de rédiger mon
prochain devoir. Autant dire que je rame. Tournicotant mes longs cheveux
blonds, je plante un crayon dans un chignon de fortune et me remets au
boulot. Au moins, ils ne me gêneront plus pendant que j’écris. Je glisse
aussi un coussin sous mes fesses pour plus de confort.

– Liz, je…

Relevant la tête, j’aperçois Matthew sur le seuil de la porte, un plateau


à la main. J’ouvre de grands yeux étonnés – les mêmes mirettes
écarquillées que lui. En fait, nous nous regardons comme deux
extraterrestres. Et le contact entre Martiens et Vénusiens n’est pas facile.

– Qu’est-ce que vous faites ?

La même question, au même moment, dans nos deux bouches. Le même


air un peu ahuri et pas très intelligent, aussi. Disons que nous ne sommes
pas à notre avantage en cet instant. À moitié cachée derrière mes
bouquins, je me redresse en triturant nerveusement mon surligneur rose
fluo.

– Eh bien, je…

C’est fou. Je me sens toujours obligée de me justifier face à lui.

– Je travaille.
– Je croyais que c’était déjà ce que vous aviez fait toute la journée,
répond-il du tac au tac.

Il n’a pas tort. Je sors de nouvelles heures de tournage éreintantes,


marquées par mon antagonisme croissant avec Steven Bradbury. Depuis
mon refus de jouer nue, le réalisateur m’a prise en grippe – et il n’est pas
avare de nouvelles idées pour m’empoisonner la vie. Dénigrant mon
travail, il me force à retourner trente fois la même scène sans hésiter à
critiquer mon jeu, ma diction, mes gestes… J’ai beau lui donner le
meilleur de moi, ma prestation ne lui convient jamais. Mais je refuse de
craquer sous la pression. Et puis, il y a toujours mon amie Angela pour me
soutenir.

Et lui.

Dans l’ombre.

– Je sais… Mais je suis inscrite à des cours de droit par


correspondance.
– Oh.
– Est-ce vraiment si surprenant que ça ? je marmonne entre mes dents.

Son plateau entre les mains, Matthew esquisse un sourire sincère.

– Ne vous méprenez pas, Elisabeth. Je vous crois parfaitement capable


de suivre des cours universitaires. Vous êtes une jeune femme très
intelligente.
– Oh.

Monosyllabe : le come-back.

Cette fois, c’est moi qui arrondis la bouche comme un poisson rouge.
Voilà bien un compliment que je n’entends pas souvent. Je rougis et
commence à bredouiller des explications.

– Je… Je suis en troisième année de fac. Je voudrais décrocher mon


diplôme dans deux ans… enfin, si j’y arrive. Les examens sont compliqués
et…
– Vous aimeriez devenir avocate ?
– Non. J’adore mon métier d’actrice mais… c’est important de
connaître la loi, de pouvoir décrypter les contrats…

De ne plus se faire avoir.

– Et puis, on ne sait jamais. Tout peut très bien s’arrêter du jour au


lendemain. Même les actrices les plus célèbres connaissent parfois des
traversées du désert.

Matthew me regarde longuement. J’ai l’impression que son jugement


sur moi est en train de changer. Comme si, à force de me côtoyer, il
découvrait la véritable Liz Hamilton. Ou Elisabeth, tout simplement. Car
j’existe encore sous le masque de paillettes, de rumeurs et de scandales
dont m’affublent médias et spectateurs – même si parfois, j’ai
l’impression de me perdre dans cette cacophonie. Je lui souris, intriguée
par le plateau qu’il porte.

– Qu’est-ce que c’est ?


– Oh, ça…

À son tour de sembler gêné. Si je m’attendais ! Le taiseux, ténébreux et


inaccessible Matthew Turner entre dans mon salon avec un certain
embarras, ses yeux verts rivés sur son précieux chargement.

– Je me suis permis de vous préparer à dîner. Pas grand-chose, vous


verrez.
– Vous avez cuisiné ? Pour moi ?

Je manque d’en avaler mon code civil.

– J’ai pensé que cela vous changerait des repas livrés par le traiteur.
Depuis combien de temps n’avez-vous pas goûté à un plat fait maison ?
– Depuis…

… Mathusalem ?
Je réfléchis sans retrouver le souvenir du dernier repas home made
dégusté. Bien entendu, je fréquente les meilleurs restaurants de la ville
lorsque je sors – mais je n’ai jamais goûté à la cuisine familiale telle
qu’on la sert à ses proches le soir, en rentrant de son travail, ou lors des
grandes tablées du week-end. Poussant l’un de mes livres juridiques,
Matthew pose son plateau devant moi.

– Chili con carne ! annonce-t-il. J’espère que vous aimez manger épicé.
Je ne cuisine presque que tex-mex.
– Waouh.

Saisissant une fourchette, je goûte une première bouchée savoureuse –


du riz très épicé accompagné d’une viande de bœuf moelleuse, de haricots
noirs, oignons et tomates. Un cri d’extase m’échappe avant que je ne pique
à nouveau dans le plat.

– Bon sang, Matthew ! Vous m’aviez caché vos talents de cordon-bleu !


Où avez-vous appris à cuisiner comme ça ?
– Je tiens toutes mes recettes de ma mère, le meilleur chef que je
connaisse. Et puis, j’ai 28 ans : j’ai dû apprendre à me débrouiller seul
pour ne pas mourir de faim entre deux pizzas surgelées.

J’éclate de rire en enfournant une nouvelle bouchée XXL… lorsque le


portable de Matthew nous interrompt. Il s’éloigne aussitôt avec un petit
signe de tête à mon adresse. J’ai l’impression qu’il reçoit beaucoup
d’appels. Monsieur Canon est aussi monsieur Mystère. Que sais-je
exactement à son sujet ? Hormis qu’il m’attire et qu’il a le don de
m’horripiler, bien sûr. Il me touche, aussi, par sa prévenance, sa façon de
prendre ma défense…

Sa voix contrariée me parvient bientôt depuis le couloir avant qu’il ne


réapparaisse, l’air fermé. Son téléphone encore à la main, il se plante
derrière le canapé pendant que je vide un verre d’eau d’une traite.

– Un problème ? finis-je par demander.


– Comme vous dites. Angela vient de m’appeler. Vous avez reçu une
nouvelle lettre de menaces à votre secrétariat.
– Du même auteur ?

Matthew acquiesce.

– Un récit très détaillé. Cette fois, il a envoyé cinq pages d’une histoire
sordide. Ses missives sont de plus en plus rapprochées : il n’attend même
plus deux jours pour vous contacter.
– Je vois.

Reposant ma fourchette, je pousse le plateau, rassasiée… ou l’appétit


coupé. Sauf que mon garde du corps ne l’entend pas de cette oreille. Les
deux mains sur le dossier du sofa, il plonge dans mon regard bleuté avec
colère.

– Vous voyez ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ?


– Écoutez… Je persiste à croire que ce n’est pas si grave.
– Pardon ?

Matthew a presque les yeux qui lui sortent de la tête. Flairant la


confrontation, je quitte lentement ma place en essuyant mes paumes sur
mon jean blanc. De retour à la maison, je me suis changée pour sauter dans
un denim et une chemise à carreaux proscrite par les « fashion polices » du
monde entier. En guise d’excuses, j’adresse une petite moue à Matthew.

– Ce n’est pas le premier détraqué qui m’écrit, vous comprenez ? J’ai


l’habitude de…
– Avez-vous lu ses missives ?
– Non, j’avoue.
– Alors je vous conseille de les parcourir, à condition d’avoir le cœur
bien accroché. Vous réaliserez peut-être le danger de mort qui pèse sur
vous et arrêterez de vous aveugler volontairement.

J’encaisse le coup devant la cheminée éteinte. Au dehors, la nuit est


déjà tombée, distillant ses ombres à travers les grandes baies vitrées du
salon. Le visage de Matthew est à moitié caché par la pénombre qui
accentue encore la ligne dure de sa mâchoire.
– Vous êtes complètement inconsciente ! balance-t-il.
– Je ne suis pas inconsciente. Simplement, je ne vire pas paranoïaque
comme vous à la moindre alerte !
– Paranoïaque ? Vous êtes à côté de la plaque, Elisabeth. Mais ouvrez
les yeux, merde ! Sortez de votre petit monde enchanté !

Le coup porte – et m’atteint en pleine poitrine. À mon tour, je sens la


moutarde me monter au nez alors que des étincelles crépitent entre nous.
Dans le salon, l’atmosphère se fait plus lourde, électrique, chargée
d’orage. Ça va barder.

– Pour qui vous prenez-vous pour me donner ce genre de conseils ?


– Pour l’homme chargé de vous surveiller, de vous protéger, peut-être
de sauver votre vie le jour où ce fou passera à l’attaque. Et croyez-moi, il
ne s’en privera pas longtemps ! Mais vous ne me facilitez pas la tâche en
niant l’évidence !

Marchant droit sur lui, je pointe un index accusateur sur son torse
musclé. Hors de question que je m’en laisse compter.

– Je vous interdis de me juger ! Depuis que vous êtes arrivé, vous ne


cessez de critiquer mon mode de vie !
– Parce que je m’inquiète !

C’est le cri du cœur – mais je ne l’entends pas, ou pas vraiment. Je suis


trop en colère pour écouter les nuances d’angoisse dans sa voix. À la
place, j’enfonce mon doigt dans ses muscles durs, bandés.

– Vous me traitez comme si j’étais une écervelée, une petite princesse


capricieuse et insupportable !
– C’est vous qui l’avez dit… ironise-t-il avec un demi-sourire moqueur.

Grrrrr… Cet homme va me rendre dingue !

– Et vous, vous n’êtes qu’un rustre ! Vous vous prenez pour un cowboy
mais vous n’êtes qu’un macho ! Désolée de vous décevoir, Clint
Eastwood, mais le temps des westerns est révolu !
Faisant un pas vers moi, Matthew se rapproche davantage. Nos
poitrines se touchent, nos nez se frôlent tandis que nos yeux lancent des
éclairs, luisants de colère. La tension monte encore d’un cran mais je ne
plie pas, continuant sur ma lancée.

– Je ne supporte pas que vous me surveilliez en permanence ! Vous


n’êtes pas ma nounou ou ma baby-sitter.
– Alors, arrêtez de jouer les petites filles pourries gâtées !

Nos regards s’accrochent, incandescents. Dans le silence qui suit, nos


respirations saccadées remplissent l’espace alors qu’un long frisson me
parcourt. Et brutalement, nous nous jetons l'un sur l’autre. Comme ça.
Sans prévenir. D’un seul coup, je m’abats contre sa poitrine, m’agrippant à
sa chemise blanche tandis qu’il me serre contre lui. Renversant la tête en
arrière, je lui offre mes lèvres qu’il prend avec voracité. Tout dérape en
quelques secondes.

Sa bouche se plaque sur la mienne, à la fois douce et avide. Je tressaille,


électrifiée. J’ai l’impression de recevoir une décharge de dix mille volts,
prise dans la chaleur et l’étau de ses bras. Ses doigts s’impriment dans
mon dos au moment où il me plaque contre son buste d’un geste possessif.
Et bientôt, sa langue s’introduit entre mes lèvres, forçant le barrage de
mes dents. Je m’abandonne, avec un mélange de plaisir et de colère. Il a
un goût d'épices, de bière – un vrai goût d’homme.

Au milieu du salon, agrippés l’un à l’autre tels deux fauves prêts à


mordre, nous défendons notre territoire à coups de baisers. Nos langues
s’affrontent, se caressent, s’esquivent. Et l’odeur de sa peau, si mâle, et de
son parfum me fait tourner la tête. Il est brûlant contre mon corps. Sa
chaleur infuse en moi en dépit de la barrière insupportable de nos
vêtements. Je voudrais les lui arracher. Mais déjà, je me venge en mordant
brutalement sa lèvre inférieure.

Matthew pousse un gémissement avant de reculer la tête. Nos yeux se


croisent – jamais ses prunelles kaki ne m’ont semblé aussi noires, aussi
fiévreuses. Il passe la langue sur ses lèvres pour atténuer la douleur, sans
me quitter du regard. Je n’y ai pas été de main morte… mais je ne regrette
rien tandis que mon cœur bat à grands coups. Nos souffles heurtés
remplacent les mots. Nous en avons envie. Tous les deux. Pour évacuer
l’insupportable tension sexuelle qui enfle entre nous depuis le jour de
notre rencontre.

– Elisabeth…

Il me tient toujours contre lui et je ne le lâche pas non plus, froissant


avec mes ongles le tissu de sa chemise – mais c’est sa peau que je veux
atteindre, griffer, mordre, goûter, lécher. C’est lui que je veux, au point de
m’en rendre malade.

– À quoi joues-tu ? murmure-t-il.

Il frémit comme un cheval prêt à partir au galop. Mais il se retient, je le


vois à sa mâchoire contractée, à sa musculature tendue.

– Réglons ça maintenant, fais-je d’une voix éraillée.

Mon souffle caresse son cou alors que je respire son parfum simple,
viril, excitant. Sortant la pointe de ma langue, je lèche ses lèvres. Matthew
se raidit. Je peux presque voir le sang battre à ses tempes.

– Rien que toi et moi.


– Tu es sûre de toi ? Tu es sûre de vouloir ?
– C’est toi que je veux. Depuis le début.

Il ne peut réprimer un sourire conquérant, orgueilleux. Brutalement, il


m’embrasse à pleine bouche, ouvrant les vannes, brisant les digues, cédant
à la tentation. Il est temps de régler nos comptes. De rendre coup pour
coup, sous l’emprise du désir. Et nous savons tous les deux comment cela
va se terminer : au lit.

Nos bouches s’escriment, se dérobent, se traquent tandis que nous


titubons au beau milieu du salon. Cramponnée à Matthew, je manque de
trébucher sur le tapis… sans cesser de l’embrasser à en perdre le souffle.
Lui m’empêche de tomber, un bras passé autour de ma taille. En dépit de
notre colère, de notre désir, j’ai soudain la certitude que rien ne pourra
m’arriver à ses côtés. Pas tant qu’il sera là. Avec moi. Contre moi. Nos
langues se livrent une lutte acharnée, nos salives se mélangent pour former
le plus aphrodisiaque des élixirs. Et nos bouches restent soudées… comme
nos corps.

– Moi aussi, j’en meurs d’envie… lâche-t-il.

Collant ses lèvres à mon oreille, Matthew murmure au creux de mon


tympan. Il me donne des frissons des pieds à la tête. Il a une voix si
chaude, si enveloppante. Aussi sexy que lui. Et il s’amuse à mordiller mon
lobe, le suçotant et le relâchant jusqu’à me rendre dingue. Je lâche enfin
les revers de sa chemise pour poser mes deux mains sur ses biceps. Mes
doigts s’enroulent autour de ses muscles durs que je caresse à travers le
tissu, remontant vers ses larges épaules, puissantes, sculptées par le sport.

– J’y pense à chaque fois que je te vois.


– Alors tu caches bien ton jeu ! fais-je dans un rire lourd de désir.

En parallèle, nous commençons à arracher nos vêtements. Avec


férocité. Volant sur les boutons de ma chemise, les doigts de Matthew
courent le long de mon vieux bout de chiffon à carreaux. Mon cœur cogne
si fort qu’il me fait mal. En face de lui, j’ôte la boucle de sa ceinture et la
tire d’un coup sec avant de la balancer au loin. Assaillis par l’urgence,
nous sommes possédés. Et nous reculons en direction des escaliers, ivres
l’un de l’autre, fous d’impatience.

– Je croyais que tu me détestais, dis-je tout bas.


– Tu te trompais.

Sa bouche se pose sur la ligne gracile de mon cou, y laissant sa marque


humide.

– Tu te trompais sur toute la ligne.


Je m’en rends compte au moment où il m’ôte ma chemise, faisant
glisser les manches sur mes bras pour la jeter sur un fauteuil derrière nous.
Délestée du tissu rouge et blanc, je me retrouve en soutien-gorge devant
lui – une fine dentelle noire qui met en valeur mes seins ronds. Merci mon
Dieu, je n’ai pas enfilé une hideuse brassière de sport à mon retour ici ! La
respiration de Matthew s’accélère à la vue de ma poitrine. Je n’ai même
pas le temps de faire sauter le premier bouton de sa chemise. Soudain, il
me soulève dans les airs en passant les bras sous mes fesses. Je n’ai qu’à
m’accrocher, à enrouler mes bras et mes jambes autour de son corps,
tandis qu’il se précipite dans les escaliers.

La chambre.

Le lit.

Ses pas font trembler les marches. Il cogne peut-être la rampe – nous ne
nous apercevons plus de rien à force de nous embrasser à pleine bouche.
Consumée par la passion, je me serre contre lui, jamais assez proche de cet
homme. Relâchant son cou, je passe mes deux mains dans ses courts
cheveux blonds pendant qu’il remonte le corridor en direction de ma
chambre. Enserrant sa figure entre mes paumes, je le maintiens pour
mieux goûter ses lèvres. Notre baiser devient plus profond, plus intense. Et
mon bas-ventre se noue au moment où il donne un coup de pied pour
ouvrir la porte.

Ne pas se lâcher.

Jamais.

S’embrasser.

Encore et encore et encore.

Matthew traverse la chambre à l’aveuglette. Il n’est jamais rentré dans


cette pièce et se cogne à un pouf blanc cassé. Tant pis. Il ne s’arrête pas,
même s’il renverse une bougie parfumée à la cannelle – heureusement
éteinte ! Enivré par ma langue en train de le titiller, il finit par trouver son
chemin vers mon lit, au centre de la pièce, face à une coiffeuse en pin
blanc. La pénombre règne dans la pièce, enveloppant nos deux silhouettes
soudées, affamées. Tout à coup, ses genoux butent contre le matelas,
stoppant mon compagnon une seconde – sans qu’il me lâche pour autant.
Ses bras se referment au contraire plus fort autour de moi.

– Pardon, chuchote-t-il.

Il me dépose sur le matelas avec une douceur surprenante. Courbé en


deux, il m’allonge avec précaution au milieu des coussins indiens aux
motifs bariolés ramenés d’un de mes nombreux voyages. Que croit-il ?
Qu’il va s’en sortir si facilement ? Dans un éclat de rire, je l’attrape par
les pans de sa chemise et le fais basculer à mes côtés. Matthew tombe près
de moi… en prenant garde de ne pas m’écraser sous son poids. Un vrai
gentleman. En réponse, je me dresse sur mes genoux et m’assois à
califourchon sur lui. Mon sexe appuie sur sa braguette. À travers le tissu,
je devine son désir et me frotte à lui, joueuse, quitte à lui faire perdre les
pédales.

– Elisabeth…

Son murmure rauque me donne des papillons dans le ventre. Tout


comme la bosse que je sens sous moi et qui m’excite terriblement.

– Tu vas me rendre dingue.


– C’est exactement ce que je veux !

Avec un clin d’œil diabolique, je m’attaque à sa chemise sans faire dans


la dentelle : j’écarte les pans et arrache tous les boutons d’un coup. Pas de
quartier ! Puis, me penchant vers lui, je dépose une myriade de petits
baisers sur son torse glabre. Ma bouche laisse un sillon humide le long de
ses abdominaux parfaitement dessinés. Je descends ensuite vers son ventre
plat et dur, vers ses hanches étroites d’homme. Sa peau d’ambre a un goût
légèrement salé sous ma bouche. Et du bout des doigts, je m’amuse à
redessiner les contours de ses muscles.

« Monsieur Canon… »
Franchement, je ne pouvais pas trouver mieux !

Étendu sur le dos, Matthew me contemple avec des yeux brûlants de


désir. Son corps vibre contre le mien, comme s’il se retenait de se jeter sur
moi. Nous sommes attirés l’un par l’autre comme des aimants – ou des
forces contraires. C’est plus fort que nous, plus fort que tout. De mes
doigts agiles, j’abaisse le zip de sa braguette et tire sur son pantalon. Se
redressant sur les coudes, il m’aide aussitôt en s’extirpant du tissu à l’aide
de ses jambes. Nous n’avons pas une minute à perdre.

– Viens là… souffle-t-il avec ses yeux de fauve.

Déjà, il ouvre les bras pour m’attraper. Et, assise sur lui, calée sur ses
cuisses, je ne me dérobe guère, cambrant le dos et renversant la tête en
arrière. Mon chignon de bric et de broc s’écroule. De longues mèches
blondes se répandent sur mes épaules et dans mon dos. Le crayon de
papier qui les retenait, lui, tombe sur le parquet et roule sous le lit. Dans
les yeux de Matthew, je jurerais que mille étoiles brillent.

– Tu es tellement belle.

Sa respiration me caresse, tel un souffle tiède. Arc-boutée sur lui, je ne


le vois plus mais sa bouche se promène le long de ma trachée avant de
descendre vers ma poitrine, encore prisonnière de la dentelle noire de mon
soutien-gorge. Il me chatouille délicieusement. À chacune de ses
expirations, je tressaille. Matthew m’embrasse alors entre les seins, sur
l’épaule droite, au creux du cou. Il me fait sienne, centimètre après
centimètre, laissant partout l’empreinte de ses lèvres. Mon ventre se
soulève.

– Tu es belle, Elisabeth. Belle comme ce n’est pas permis, ajoute-t-il en


caressant ma joue. J’imagine qu’on a dû te le dire des milliers de fois.

Ses mains se referment sur mes seins. Ses paumes chaudes les
enveloppent entièrement à travers l’étoffe et mon pouls s’emballe.
Relevant la tête pour le fixer droit dans les yeux, je ne reconnais pas ma
voix heurtée.
– Jamais comme ça.

Je vois la sincérité, le désir, la passion dans ses yeux vert sombre. Et,
par-delà, une grande douceur. Il me regarde comme aucun homme avant
lui. Comme si j’étais spéciale, unique. Comme si j’étais Elisabeth – et pas
Liz Hamilton.

– Jamais comme toi.

Nos bouches se retrouvent spontanément, avides. Et notre baiser se fait


velours lorsque Matthew dégrafe ma lingerie dans mon dos. Il retire les
bretelles de mon soutien-gorge l’une après l’autre… avant de libérer mes
seins de leur délicat écrin. Cette fois, il s’arrache à l’envoûtement de mes
lèvres et retient sa respiration en me découvrant. Son regard sur moi…
n’est-ce pas ce que j’attendais, ce que je cherchais depuis des années ?
Mon cœur s’emballe au moment où il m’allonge sur le lit. Inversant la
situation, il me repousse avec précaution tandis que je pose la tête dans les
oreillers, le laissant prendre les rênes de notre joute sensuelle.

Qu’il fasse ce qu’il veut de moi.

Les genoux plantés dans le matelas, Matthew étend mes jambes pour
me retirer mon jean. Brusquement, je ne me sens plus d’humeur
bagarreuse… mais lascive, féminine, féline. J’en ronronne presque.
Abandonnant mon pantalon par terre, mon amant enserre une de mes
chevilles entre ses doigts habiles. Il remonte vers mes mollets, mes
genoux, mes cuisses. Il suit la ligne de mes jambes… avant d’appliquer sa
paume sur mon sexe, à travers ma culotte. J’en tressaille. Et ses yeux
brillent lorsqu’il glisse deux doigts sous la dentelle…

– Tu n’es pas seulement belle, Elisabeth.

Cette façon qu’il a de me rendre à moi-même, en prononçant mon seul


prénom… Je pousse un geignement en secouant la tête dans les oreillers,
traversée par une onde de plaisir. Son index s’introduit en moi, se frayant
un chemin entre mes chairs humides, moites. De son autre main, il me
déshabille entièrement. Ma culotte glisse le long de mes jambes. Et ses
doigts continuent à me caresser, à m’explorer. Je m’arc-boute, creusant les
reins pour venir à sa rencontre.

– Tu es touchante. Intelligente. Spéciale.

J’ai l’impression d’avoir bu, d’être ivre, de flotter alors qu’il titille le
petit bouton rose entre mes replis secrets. De sa main experte, il joue avec
mon clitoris, le pressant, le relâchant pour mieux y revenir. S’allongeant à
côté de moi, il prend l’un de mes seins dans sa bouche. Une seconde, il
pince doucement l’une des pointes entre ses dents avant de la sucer. Je me
raidis. Je ne sais même plus où je suis. Car, entre mes cuisses, une vague
de chaleur grandit. Matthew ne me laisse pas une seconde de répit. Sans
abandonner l’épicentre de mon plaisir, il s’aventure au creux de ma
féminité, me pénétrant de deux doigts.

Quelque chose éclate en moi. Comme une explosion.

Cédant au raz-de-marée, je me tords sur le matelas, tous les muscles de


mon corps tendus par la jouissance. Fermant les paupières, je me mords
les lèvres pendant que sa main m’emmène au septième ciel. Tout cesse
d’exister autour de moi – tout hormis ce point précis de mon corps d’où
montent les spasmes qui me secouent. À mon oreille, Matthew murmure
mon prénom… jusqu’à ce que le feu en moi s’apaise. Jusqu’à ce que je
rouvre les yeux sur mon magicien.

– Viens… lui dis-je.

Le corps encore secoué par les répliques du séisme, je lui tends les bras.
Je le veux, maintenant. Plus que tout. Parce que je n’en ai pas eu assez.
Parce qu’il me faut plus de lui.

– Viens en moi…

Déposant un baiser sur mes lèvres, Matthew se relève un instant – le


temps de retirer son boxer noir moulant. Pantelante, en manque
d’oxygène, je le regarde traverser la chambre dans toute sa nudité. Il est
superbe, son corps modelé par les ombres du soir. Malgré la pénombre,
j’admire les lignes puissantes de sa silhouette. Il a une souplesse de félin
malgré ses muscles athlétiques. Son large torse retient mon regard, ses
cuisses nerveuses et sportives… et son sexe dressé. Je me relève des
oreillers, le regardant sortir un préservatif d’un compartiment secret de
son portefeuille.

– Dépêche-toi ! fais-je, câline. Tu veux me torturer ?


– Entre autres choses.

Et mon bourreau me rejoint en deux enjambées. S’étendant sur moi, je


n’ai qu’à m’ouvrir à lui au moment où il me couvre de son corps. Je reçois
son poids avec un soulagement mêlé d’impatience, d’excitation. Mes seins
nus se collent à son torse. J’en ai la tête qui tourne. Se plaçant entre mes
cuisses, Matthew me ravit mon souffle d’un baisser passionné. J’ai
l’impression de fondre comme de la cire entre ses doigts. D’une main, il
se gaine d’un préservatif avant de refermer ses bras autour de moi. Je
m’accroche à lui, à son dos, tandis qu'il chuchote :

– Je remercie le ciel de t'avoir rencontrée.

Nous sommes bouche contre bouche, front contre front. Et soudain, il


entre en moi, s’enfonçant dans les méandres de ma féminité. Mes doigts
griffent son dos alors qu’il me remplit entièrement : c’est comme si nous
étions parfaitement adaptés l’un à l’autre – comme si j’étais à ses
mesures. Un sanglot monte dans ma gorge au moment où il se retire, où il
commence ses lents va-et-vient. Je m’apprête à fermer les paupières
quand…

– Non, regarde-moi.

Les yeux dans les yeux, nous sommes pris de vertige au rythme de ses
coups de reins. Les cuisses serrées contre ses flancs, je le sens m’envahir,
me posséder. Je sens aussi son souffle caresser mon visage, ma bouche,
quand soudain le plaisir renaît en moi, avec une force décuplée, une
intensité inouïe. M’arc-boutant sous son corps, je pousse un gémissement
auquel me répond son râle. Fauchés ensemble par la jouissance, nous nous
perdons l'un dans l’autre, nous nous fondons en un seul être. J’oublie tout
ce qui n’est pas lui, tout ce qui n’est pas Matthew.

Et ce n’est qu’après un long moment que je reprends conscience. Lui se


détache de moi, du creux de mon corps. Tout en douceur, Matthew
s’allonge à mes côtés et je pose la tête sur son épaule, sonnée et alanguie
alors qu’il me sourit, amusé :

– Eh bien ? Peut-on dire que nos comptes sont soldés ?


7. Sous la menace

Mes rêves sont peuplés d’images de notre nuit brûlante. Peut-être parce
que je sens son corps près du mien ? Peut-être parce que sa chaleur
m’enveloppe ? Roulée en boule contre Matthew, je dors avec un vif
sentiment de plénitude. Pas d’angoisse nocturne. Pas d’insomnie ou de
longues heures à fixer le plafond. Juste lui et moi, baignée dans son
parfum, sa force. Jusqu’à ce que je me réveille en sursaut. Me redressant
d’un bond, je m’accoude aux oreillers au rythme des battements
frénétiques de mon cœur. Que s’est-il passé ?

Je suis un poil nerveuse en ce moment. Sûrement à cause de Steven


Bradbury et de son tournage de choc…

Dans ma chambre règne le silence. Et dans la maison, pas un bruit.


Quelque chose m’a dérangée, pourtant… à moins que je ne vire parano ?
Par acquit de conscience, je tends l’oreille pour m’assurer qu’Hannibal
Lecter n’est pas en train de mettre le four en inox en marche – ou le
couteau électrique. Mais non, rien. Rien que les murmures de Matthew.

Surprise, je me tourne vers lui et le découvre étendu sur le dos. Il


s’agite, secouant la tête comme s’il souffrait. Les sourcils froncés, les
mâchoires contractées, il semble contrarié. Ou malheureux. Je tends
aussitôt la main vers lui, pour caresser les contours réguliers de son
visage. Avec douceur, je redessine sa joue, sa pommette haute, son front. Il
est si beau, même endormi. Et il paraît presque… vulnérable. Comme s’il
baissait enfin les armes et montrait une part de lui enfouie, secrète.

– Non, non…

Je m’immobilise, inquiétée par ses chuchotements désespérés.


– Écarte-toi…

Dois-je le réveiller ou le laisser se reposer ?

– Tout va bien, Matthew.

Je passe une main légère dans ses cheveux. Très courts et doux, ils
glissent dans ma paume comme des fils de soie. À plusieurs reprises, je
caresse ses tempes, son crâne, ses pommettes, en m’attardant sur la ligne
mâle de sa mâchoire.

– Tu n’es pas tout seul.

Ses murmures inaudibles s’apaisent. À qui parlait-il ? Qui hantait son


cauchemar ? À nouveau, sa figure se détend, indiquant une phase plus
paisible de son sommeil. Un peu rassurée, je dépose un baiser sur son
front. Et si je me levais ? Une fois réveillée, impossible de retourner dans
les bras de Morphée pour moi ! Sur la table de chevet, le réveil indique 3 h
10 du matin. Je me lève sur la pointe des pieds et m’enveloppe dans mon
long kimono de satin rouge, non sans jeter un dernier regard à Matthew sur
le seuil de la chambre. Son biceps tatoué dépasse des couvertures.

– Bonne nuit, monsieur Canon.

Descendant les escaliers à pas de loup, je fais d’abord une halte dans la
cuisine. Bonne nouvelle : pas de serial killer armé d’une poêle à frire dans
les parages. Me versant un grand verre de jus de papaye (je suis une
actrice à la mode, je bois forcément des trucs bizarres), je rejoins le salon
où je m’installe devant mon ordinateur portable, abandonné sur la table
parmi mes manuels de droit. Je m’assois sur le tapis et allume Skype. En
Angleterre, il est déjà 8 heures… Peut-être ai-je une chance de parler à ma
sœur avant ses cours ?

– Liz !

Ma cadette apparaît sur mon écran, même si les pixels déconnent un


peu. J’admire un instant son petit minois pointu et ses grands yeux noirs.
Du haut de ses 13 ans, elle ne me ressemble pas du tout – je suis une petite
blonde pâle alors qu’elle s’épanouit sous les traits d’une grande brune à la
peau ambrée, en raison de son père d’origine brésilienne. Mais à défaut
d’un physique, nous partageons des goûts communs et une vraie
complicité.

– Coucou, Sandy. Alors, surprise ?


– Tu m’étonnes ! Tu n’aurais pas un peu perdu la tête, toi ? Il est quelle
heure à New York ?
– Trois du mat’.

Elle rigole dans son uniforme scolaire gris avec cravate rouge et jupe
plissée, obligatoire dans le pensionnat anglais privé où elle suit ses études
secondaires. Elle semble bien dans sa peau, rieuse, vive. Ce qui me
réchauffe le cœur. Pendant quelques minutes, nous discutons de tout et de
rien.

– Tu me manques, m’avoue Sandy.


– À moi aussi. J’aimerais pouvoir te voir plus souvent mais tu es mieux
à Londres avec tes copines.
– Tu as promis que je pourrais rentrer pour les vacances de Noël. Tu
n’as pas oublié ?
– J’ai déjà réservé les billets, idiote ! Je viendrai te chercher moi-même
à l’aéroport.

En arrière-fond, la sonnerie de son établissement s’élève, stridente, et


j’aperçois sa meilleure amie, la petite Charlotte, dans un angle de la
webcam. Toutes les filles doivent descendre dans la cour au début de la
journée. J’envoie un baiser à ma sœur du bout des doigts et nous coupons
la communication… si bien que je me retrouve seule dans le salon, le cœur
lourd. Tout à coup, j’ai le blues. Je m’occupe les mains en rassemblant
mes longs cheveux en un chignon de fortune avec un nouveau crayon.

Quand soudain, je sens une présence dans mon dos. Pas malveillante,
non (ce n’est toujours pas mon copain le cannibale). Plutôt rassurante,
enveloppante. Je découvre Matthew à l’entrée du salon, vêtu de son seul
pantalon de pyjama blanc, sans doute récupéré dans sa chambre. Torse nu,
il a les bras croisés sur sa poitrine et me fixe intensément. Ses yeux vert
kaki me transpercent. À nouveau, je me sens obligée de tout lui raconter :
il aurait dû opter pour une carrière dans la police… aucun témoin ne lui
aurait résisté.

– C’était ma petite sœur, Sandy.


– Je ne voulais pas t’espionner, excuse-moi. Quand je me suis réveillé,
tu n’étais plus là et j’ai pensé que tu…

Une vague de bonheur me submerge alors que je détecte l’angoisse dans


sa voix. Il s’inquiète à mon sujet, et pas uniquement parce qu’il est mon
garde du corps. Surtout, ne vient-il pas de me tutoyer ? Cette nouvelle
intimité entre nous semble avoir survécu à notre corps-à-corps. J’ai envie
d’être proche de Matthew… même si je peine encore à démêler mes
sentiments à son égard. J’éprouve du désir, bien sûr. Mais il y a autre
chose – une chose plus profonde que je refuse de creuser pour le moment.
Matthew hausse les épaules avec une nonchalance étudiée.

– Je me demandais où tu étais passée.


– Je m’apprêtais à remonter.
– Je… J’ignorais que tu avais une petite sœur, dit-il avant de se
rattraper. Désolé si je me montre indiscret ou trop curieux. Je ne veux pas
me mêler de tes affaires et…
– Sandy ne vit pas aux États-Unis. Et il s’agit de ma demi-sœur – elle
est née de la seconde union de Jennifer avec un petit escroc latin qui lui a
volé toutes ses économies. J’avais 9 ans à l’époque.
– Et pourquoi n’est-elle pas auprès de votre mère ?
– À cause de moi. Elle vient de fêter ses 13 ans, elle entre à peine dans
l’adolescence et je voulais la protéger de toute influence néfaste. Alors j’ai
préféré l’inscrire dans une excellente école privée à Londres.

En me relevant, je me tords les mains sans m’en rendre compte,


entortillant mes doigts avec nervosité.
– J’ai pensé que ce serait mieux pour elle. D’être éloignée de nous. De
moi.

Les yeux de Matthew se troublent tandis que je m’arrête devant lui. Il


pose alors ses mains douces et chaudes sur mes épaules.

– Tu as voulu la protéger. C’est tout à ton honneur, Elisabeth.

Puis il ajoute, un peu comme s’il ne l’avait pas prémédité :

– Mais ce n’est pas de toi qu’il faut la garder éloignée. Tu es une jeune
femme étonnante. En vérité, tu ne ressembles en rien à l’actrice en
couverture de tous ces magazines. Je ne m’attendais pas à ce que tu mènes
une vie si…
– Si sage ? proposé-je.
– Si solitaire.

Percée à nu, je cache mon embarras derrière un rire amusé – même s’il
sonne faux, pas comme son analyse trop juste. La solitude s’apparente
pour moi à une vieille compagne depuis mon entrée dans le monde du
cinéma. Fuyant son regard trop perspicace, je vais fermer le clapet de mon
ordinateur en redoutant qu’il ne lise dans mes pensées. C’est comme s’il
existait une connexion entre nous. Le rejoignant au pied des escaliers, je
pose mes doigts sur la rampe sans monter.

– Bon, je vais me coucher.


– Moi aussi.

Il semble soudain partager mon embarras au moment où nos corps se


frôlent devant la première marche. Nos peaux entrent à nouveau en
contact, nous rappelant la bataille torride remportée dans ma chambre.
Comment nous comporter après cela ? Frôlant ma hanche, il s’excuse
tandis que je m’écarte.

Niveau : collège.

– Ce n’est rien, fais-je.


– Elisabeth, à propos de tout à l’heure…

Je redoute ce qu’il va dire – qu’il ne veuille plus jamais que ce


dérapage se reproduise ou qu’il souhaite au contraire une relation
continue. Tout m’effraie. Alors je ris de plus belle avec mon éblouissant
sourire de vedette. N’est-ce pas ma meilleure défense face à mon agent, à
la presse, aux caméras quand le monde s’écroule autour de moi ? Je ne sais
pas ce qu’il veut – ni ce qu’il désire.

– Ne t’inquiète pas pour ça. C’était génial, mais…

Pas génial, non. Fantastique. Bouleversant. Comme une révélation.

– Je ne veux pas que ça devienne une source de gêne entre nous.

Dieu merci, je suis actrice. Nominée aux Golden Globes cette année.

– Elisabeth, tu es ma patronne.
– Ta cliente. C’est mon agent qui t’a engagé, je rectifie, malicieuse.
– Je ne plaisante pas.
– Justement… il vaut parfois mieux ne pas prendre certaines choses
trop au sérieux.
– Tu parles de cette nuit ?

Je me force à acquiescer face à cet homme qui m’attire trop – et qui


pourrait très bien me briser le cœur si je n’y prenais pas garde dès
maintenant. Son visage se referme, comme s’il se verrouillait de
l’intérieur.

– Tu préfères faire comme si rien ne s’était passé ? demande-t-il.


– Non, pas du tout. J’aimerais seulement que nous restions amis.

Sur ces mots maladroits, je m’enfuis dans ma chambre sans me


retourner, poursuivie par son regard flamboyant.

***
Le lendemain marque mon dernier jour de tournage sous la direction de
Steven Bradbury. En voilà un que je ne regretterai pas ! Ce soir, j’ai prévu
de danser le haka avant d’enchaîner les mojitos pour fêter ma délivrance.
Et c’est avec soulagement que je me rends sur le plateau, escortée par mon
garde du corps. Hélas, l’ambiance n’est guère au beau fixe entre nous dans
la voiture. Côte à côte sur la banquette, nous échangeons quelques
banalités d’usage. « Il fait beau pour septembre » ou « Quelle
circulation ! » Passionnant.

On croirait deux retraités.

Le souvenir de notre nuit flotte entre nous, même si Matthew demeure


professionnel et courtois. Que pense-t-il ? Je ne saurais le dire alors qu’il a
remis son masque impénétrable. En descendant de la Rolls-Royce blanche
mise à ma disposition par la production, je m’engouffre à l’intérieur des
studios – non sans avoir signé une poignée d’autographes aux fans
regroupés devant la porte. Certains font parfois le pied de grue durant des
heures pour me croiser, ce qui me serre toujours le cœur.

– Je vais au maquillage, dis-je à Matthew.

Marchant deux mètres devant lui, je me dirige vers ma loge lorsque


j’aperçois une forme étrange. Comme si un objet était collé sur ma porte,
au-dessus de la plaque métallique à mon nom. J’accélère, les paupières
plissées. De quoi s’agit-il ? C’est gros et noir. Bientôt, une odeur
désagréable me picote les narines. À mesure que j’approche, le parfum se
charge de relents nauséabonds.

– Oh !

Un cri strident m’échappe. Et pétrifiée par ma découverte, je m’arrête


devant la porte en dissimulant ma bouche derrière le rempart de mes
mains tremblantes. Non, non ! C’est horrible, immonde ! Un oiseau mort,
cloué à ma porte ! Un corbeau aux ailes ouvertes, crucifié sur le battant !
Un frisson d’épouvante me secoue l’échine alors qu’une fine rigole de
sang coule sur la plaque où s’étale mon nom en lettres d’or. Liz Hamilton.
Barbouillé d’eau rouge, d’eau de mort.
– Oh, mon… Oh… !

Je secoue la tête, envoyant voler les mèches blondes de ma chevelure.


Alerté par mon cri, Matthew se place devant moi, faisant bouclier de son
propre corps. Un bras tendu devant mon buste, il me repousse en arrière en
apercevant à son tour le pauvre volatile. Moi, je bégaie de terreur dans son
dos sans parvenir à aligner deux mots. Je suis à la limite de l’infarctus.
Car depuis ma plus tendre enfance, j’éprouve une peur bleue face à ces
gros oiseaux noirs. C’est presque une phobie.

– Calme-toi, Elisabeth.

Tourné vers moi, mon bodyguard me parle avec calme. Enserrant mes
épaules, il plonge dans mes yeux pour me transmettre quelques grammes
de sa force et de son courage.

– Et surtout, ne bouge pas.


– Où vas-tu ?

Je n’ai pas terminé ma phrase qu’il me pousse déjà le long du mur, à


portée de voix et de vue, et ouvre la porte de ma loge… un revolver à la
main. Jamais encore je ne l’avais vu armé ! Je remarque soudain le holster
sous sa veste en cuir d’aviateur à l’instant où il pénètre dans la pièce,
découvrant ma coiffeuse encombrée par les fards et les gerbes de fleurs,
des tringles surchargés de vêtements et un coin canapé avec écran plat et
console de jeux. Au mur, des dizaines de photos de ma petite sœur, ma
meilleure amie, ma famille et… Bette Davis, mon modèle. Il y a aussi une
affiche de son chef-d’œuvre : Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?

– Personne, me lance Matthew.

Il ne range pas son revolver pour autant. À l’intérieur, il vérifie


qu’aucune lettre n’a été glissée sous la porte.

– Rien, conclut-il après un rapide examen de tous les tiroirs.

Le crime n’est pas signé.


– Tu crois que… ? fais-je d’une voix blanche.
– Oui. Il s’agit probablement de ton maniaque. Viens t’asseoir une
minute, tu es pâle comme la mort. Pendant ce temps, je vais appeler la
sécurité.

À ces paroles, je me cramponne à son bras, m’y arrimant comme un


bulot collé à son rocher.

– Ne me laisse pas !
– Je vais utiliser mon portable, ne t’en fais pas.
– Oui, oui, tant que tu ne m’abandonnes pas.

Son visage se trouble face à mon expression de détresse. Je ne


ressemble plus à la brillante actrice qui arpente les tapis rouges et truste
les couvertures de journaux. Mon reflet dans le miroir me renvoie l’image
d’une fille de 22 ans, terrorisée, presque fragile. Et Matthew me prend
dans ses bras, me serrant contre lui de toutes ses forces.

– Je reste. Je ne te quitte pas d’une semelle.


– Promis ?
– Juré.

Tenant parole, Matthew prévient la sécurité à distance. Et pendant


qu’un employé des studios retire la dépouille de l’oiseau, mon garde du
corps interroge les vigiles chargés de la surveillance. Malheureusement,
personne n’a rien vu. Aucun individu suspect ne s’est introduit dans les
couloirs… à croire qu’un fantôme a épinglé ce corbeau à ma porte. Pour
ne rien arranger, aucune caméra ne filme les couloirs. Donc, pas moyen de
connaître l’identité de mon harceleur. Cette fois, j’ai peur, vraiment peur.
Ce ne sont plus des lettres anonymes mais des actes. Pelotonnée dans mon
fauteuil, je frissonne quand Matthew vient s’agenouiller à mes pieds.

– Ça va ? Tu tiens le coup ?
– Oui, mais…
– Mais… ?
– Je me demande comment ce fou a découvert ma phobie des corbeaux.
Je n’en ai jamais parlé à la presse – ou pas dans mes souvenirs.
Bien qu’il ne dise rien, Matthew enregistre l’information, le regard
intéressé. Puis, avec douceur, il dépose un baiser fugace sur mes lèvres. Il
est là pour moi. Et tant qu’il restera à mes côtés, rien ne pourra m’arriver.

***

En dépit de l’incident, je ne renonce pas pour autant à tourner. Je suis


plus déterminée que jamais à mettre en boîte les dernières scènes
d’Unbeaten : je refuse de céder au chantage par la peur, même si en mon
for intérieur je suis morte de trouille. Au grand soulagement du
réalisateur, je joue avec mon sérieux et mon intensité habituels. Et entre
chaque prise, Angela s’évertue à me réconforter.

– Tu t’en sors comme un chef.

À l’heure du déjeuner, je retourne dans ma loge avec une pointe


d’appréhension, toujours suivie par Matthew. Que ferais-je sans lui ? Mais
je manque de bondir au plafond en découvrant un homme assis sur mon
canapé, une grosse liasse de papiers à la main. Je le reconnais seulement
lorsqu’il se lève.

– Je t’attendais, Liz.
– Peter ? fais-je, en découvrant mon beau-père. Que fais-tu ici ?
– Tu ne te rappelles pas ? Je suis venu t’apporter le contrat pour la
campagne de maquillage U.P.O. dont nous avons parlé la semaine dernière.

Oui… Sauf que je ne me souviens pas avoir accepté !

De petites gouttes de sueur au front, le mari de Jennifer se rassoit sur le


divan et tapote le coussin près de lui pour m’inviter à m'installer. Je jette
un regard gêné à Matthew, même s’il se garde de ne rien dire. Il n’est pas
payé pour intervenir dans mes déboires familiaux. Mais le regard noir
qu’il décoche à mon beau-père me réchauffe le cœur. À l’évidence, il ne
porte guère Peter dans son cœur. Oh ! Ce n’est pas un mauvais bougre.
Juste un pauvre type qui peine à faire le deuil de ses succès passés et
compte sur moi pour revenir dans la lumière. En fait, je trouve son
acharnement assez triste. Sans doute est-ce pour cela que j’écoute son
baratin malgré mon malaise. J’aimerais refuser mais je n’ose pas, alors
que Peter me vend son projet avec un enthousiasme exubérant.

– C’est la chance de ta vie, Liz !

Euh, je n’irais peut-être pas jusque-là.

– Toutes les actrices de ta génération sont les égéries de grandes


marques. Ces contrats sont presque plus importants que les films de nos
jours.
– J’ai déjà participé à plusieurs campagnes l’année dernière et cela m’a
plutôt desservie. Je souhaite que le public pense à moi comme à une
actrice et non comme une it girl.
– Mais là, c’est différent !

Agacé par ma résistance, Peter fait claquer sa langue contre son palais.
À nouveau, il me vante les mérites de la marque U.P.O et me promet de
magnifiques photos dans la presse. Mon ventre se noue et de guerre lasse
je finis par m’emparer du stylo qu’il me tend. Après tout, ce n’est pas si
grave. Mais Matthew se racle la gorge en me faisant un petit signe de la
tête.

– Excuse-moi une seconde… dis-je à mon beau-père.

Matthew et moi nous isolons derrière le paravent japonais décoré de


vieilles estampes de l’ère Meiji.

– Tu n’es pas obligée de signer, Elisabeth.


– Tu parles du contrat ?
– Ça ne me regarde pas, j’en suis conscient… Mais ça me crève le cœur
de te voir malheureuse. Si tu n’as aucune envie de faire cette pub, ne la
fais pas. Tu es libre de tes choix. Personne n’a le droit de te forcer la main.

Les yeux étincelants, il s’apprête à effleurer ma joue du bout des


doigts… mais sa main retombe le long de son corps. Nous ne pouvons pas
nous laisser aller à ce genre de démonstration publique.
– Tu as le droit de refuser, murmure-t-il.
– Eh ! De quoi je me mêle ?

Peter se tient juste derrière moi. Quittant le sofa, mon beau-père n’a pas
perdu une miette de notre conversation. Et son cri de colère se répercute
entre les murs de ma loge. Son teint vire à l’écarlate. Petit, rondouillard, le
cheveu châtain clairsemé mais doté d’un bagou à toute épreuve, il ne
ressemble plus au bon vivant sympathique épousé par Jennifer.

– Pour qui vous vous prenez ? Jennifer m’a parlé de votre cas ! Elle m’a
expliqué que vous interveniez dans les décisions de Liz.
– Je suis payé pour la protéger, répond Matthew, imperturbable. Je fais
juste mon boulot.
– Votre boulot ? Vous plaisantez, j’espère ! Vous êtes son garde du
corps, pas son conseiller ! Apprenez à rester à votre place !

Avant que le ton ne monte, je lève les mains en signe de paix et


interromps le duel d’une voix ferme.

– Arrêtez, s’il vous plaît. De toute manière, je suis trop secouée pour
réfléchir correctement, ce matin.
– Mais…
– Je te promets de penser à ce contrat, dis-je à Peter. Je garde les
papiers et te rappelle plus tard, d’accord ?

Faute de pouvoir faire autrement, mon beau-père finit par s’incliner.


Mais en franchissant la porte, il jette un dernier regard furieux à mon
garde du corps, qu’il juge sûrement responsable de son échec. Une minute
s’écoule sans que Matthew ou moi bougions.

– Merci.
– Comme je le disais à monsieur Collins, je ne fais que mon travail.

Son travail. Seulement son travail. Il a raison, bien sûr. Alors pourquoi
ai-je ce méchant pincement au cœur ?
8. L'homme de l'ombre

À peine ai-je fait un pas dans la cuisine que je manque de percuter de


plein fouet ma sœur aînée qui attrape un bagel dans mon frigidaire en
inox. Impossible d’être seule une minute dans cette maison – ma maison,
en fait. Ma mère se déchaîne dans la salle de sports, mon beau-père
regarde la télévision au salon tout en conversant avec mon agent au sujet
de la maudite campagne publicitaire qu’il souhaite m’imposer… J’ai
l’impression d’être en prison, gardée à vue par mes proches.

Bienvenue à Fort Knox.

Je tapote mon front couvert de sueur avec la serviette d’éponge posée


sur mes épaules. Je sors d’une heure de course sur tapis, suivie par une
brève séance d’abdominaux. Depuis hier, c’est soupe à la grimace, cris et
disputes à tous les repas. J’ai l’impression de jouer dans un remake du
Prisonnier.

Je ne suis pas un numéro (de compte bancaire), je suis une femme libre
!

– Nous n’avons pas fini cette conversation !

La voix aiguë de ma mère résonne dans le couloir tandis qu’elle


remonte du sous-sol, transformé en complexe sportif et salle de projection,
avec fracas. Jennifer est fine comme une liane mais sa colère déplacerait
des montagnes. Je pousse un soupir sous le regard railleur de Madison.

– Tu as mis en rogne Jenny ? s’amuse ma sœur en mordant à belles


dents dans son sandwich dinde-moutarde.
Je hausse les épaules pendant que notre mère se dirige d’abord vers le
salon, interrogeant son époux et mon manager. Mes deux matons
bondissent aussitôt sur leurs pieds, prêts à ratisser la zone pour me
débusquer. Où suis-je passée ? Ai-je osé sortir sans leur permission ? Ils
n’ont peut-être pas de mauvaises intentions – ou pas seulement – mais
j’étouffe. Bien sûr, je suis toujours harcelée par un maniaque qui s’amuse
à m’écrire des lettres démentes et à clouer des corbeaux à ma porte… mais
je refuse de vivre sous cloche.

Tout serait différent si… s’ils ne l’avaient pas renvoyé.

Lui.

Matthew.

– Liz ! glapit Jennifer.

Madison ricane, un petit bout de salade sur le menton. Bien fait pour
elle. Mesquinement, je décide de ne pas le lui signaler.

– Y aurait-il de l’eau dans le gaz entre toi et môman ?


– Ah, ah, très drôle.
– Jennifer est fâchée contre sa petite princesse adorée ?
– Arrête, Madison. Nous n’avons plus cinq ans.

Blessée plus que fâchée, j’ôte la serviette autour de mon cou et la jette
dans la machine à laver. Je n’ai même plus la force de me mettre en colère
tant je suis fatiguée. Et malheureuse. Parce qu’il n’est plus là. Parce qu’il
est parti. Matthew. Mon cœur s’emballe, abîmé par son absence, son
éloignement. Il me manque. Comme un bout de moi, une partie de mon
corps… même si mon agent l’a seulement renvoyé hier matin. Des images
de notre seule étreinte défilent devant mes yeux avant que je ne songe aux
révélations de Karl. Car mon agent ne s’est pas privé de me balancer la
vérité – ou sa version des faits – à la figure.

Matthew serait un ancien policier – voilà qui expliquerait pourquoi je


n’arrivais jamais rien à lui cacher. Par contre, je n’arrive pas à l’imaginer
dans la peau d’un flic corrompu, capable d’abattre de sang-froid son
partenaire. C’est impossible. Pas lui. Pas cet homme intègre, droit,
honnête, pétri de valeurs périmées depuis longtemps dans mon milieu.

– Eh ! Y a encore quelqu’un ?

Je sursaute au moment où Madison claque des doigts sous mon nez.

– La terre appelle la star ! ironise mon aînée.


– Tu ne peux pas me lâcher avec ça ?
– Quoi ? Tu n’assumes plus ton statut de soleil de la maison ? Tout le
monde sait que tu as toujours été la préférée de Jennifer.
– Ce n’est pas vrai.

Ce n’est pas moi qu’elle aime le mieux : c’est ma carrière, mon succès,
ma célébrité. Elle s’accroche à moi car j’assouvis les rêves de gloire
qu’elle-même n’a pas pu accomplir dans sa jeunesse.

– Tu parles ! crache ma sœur. Tu te rappelles quand on était petites et


que tu tournais dans ce film fantastique de Steven Spielberg ?

Je hoche la tête tandis qu’elle balance sa moitié de bagel à la poubelle,


en écrasant la pédale de la corbeille d’un pied rageur. Elle semble si
furieuse que la jalousie altère ses traits réguliers – cette fameuse jalousie
qui gangrène notre relation au point de nous transformer en ennemies,
nous, des sœurs. Et dire que je rêve encore d’une réconciliation !

– C’est à cette époque que Jennifer a commencé à m’employer comme


sa secrétaire. J’avais quatorze ans ; toi dix. Et pendant que tu faisais ton
petit numéro devant la caméra, je réglais toute la paperasse, faisais des
réservations aux restaurants et m’assurais que tu ne manquerais de rien
dans ta nouvelle maison !
– Madison…

Il y a une telle douceur, une telle compassion dans ma voix… qu’elle


me poignarde d’un regard noir.
– Laisse tomber ! Je n’ai pas besoin de ta pitié !

Je tends le bras pour la retenir mais elle franchit le seuil de la cuisine…


à l’instant où Jennifer et mon beau-père apparaissent dans le couloir.

– Nous étions en train de discuter, jeune fille ! me lance ma mère en se


précipitant vers moi.
– Que s’est-il passé ? s’inquiète Karl dans leur dos.

Génial. Voilà la cavalerie.

– Liz s’est mis en tête de réembaucher son garde du corps ! révèle ma


mère.
– Pardon ? s’étrangle mon agent, horrifié. Après ce qu’on t’a raconté
sur ce type, tu serais prête à lui confier ta vie, ta sécurité ?
– Fille ingrate !
– Tu as perdu l’esprit ! embraye Peter en retenant par les épaules ma
mère, prête à foncer sur moi. Ce Matteo n’a pas…

STOOOOOP !

– Il s’appelle Matthew ! je crie, leur coupant à tous la chique. Et je


vous interdis de me dicter ma conduite ou de vous mêler de mes affaires.

Une seconde, nous sommes tous sous le choc, moi comme les autres.
Pour la première fois, je viens de m’opposer à mes proches… qui en
restent cois. Malheureusement, cet état de grâce ne dure pas longtemps. La
première stupeur passée, Jennifer remonte tout de suite au créneau, plus
vindicative que jamais :

– Comment oses-tu ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ! J’ai sacrifié
ma vie, ma jeunesse, mes amours pour que tu perces dans le milieu du
cinéma !

Comme si j’avais demandé à courir les auditions dès l’âge de trois ans.
Je me souviens en particulier d’un casting pour un mauvais téléfilm où
elle m’avait pincée très fort afin que je pleure face aux caméras, au
scandale du caméraman. Je lève les yeux au ciel, excédée.

– Je te préviens ! enchaîne Jennifer. Si tu choisis d’engager à nouveau


ce type, je ne t’adresserai plus la parole.
– Pourquoi le détestes-tu autant ? Parce qu’il défend mes intérêts ?
Parce qu’il s’inquiète quand un réalisateur exige que je me déshabille ou
que mon beau-père veut me forcer à signer une campagne publicitaire sans
intérêt ?
– Liz ! s’exclame Peter, outré. Je ne te reconnais plus. Tu es en train de
prendre la grosse tête. Tu ne jouais pas les divas autrefois.
– Je ne joue pas les divas : je ne suis pas d’accord avec vous. Nuance.

Les cris fusent dans la cuisine alors que je lutte, seule contre trois. Les
nerfs mis à rude épreuve, je ne leur cède pas un pouce de terrain. J’ai pris
ma décision cette nuit pendant que je me tournais et me retournais dans ce
grand lit froid et vide où Matthew m’a aimée. Je veux qu’il revienne dans
ma vie. Et peu importe si je dois me fâcher avec toute ma famille pour ça.

– Tu es sur une pente savonneuse, Liz ! conclut mon agent. Tu ne fais


plus les bons choix.
– Au contraire. C’est la meilleure décision que j’ai prise depuis des
années.

***

Ça… et mettre tout ce petit monde à la porte dans la foulée. Je refuse


d’être assiégée une minute de plus sous mon propre toit. Contrainte et
forcée, Jennifer finit par partir en me vouant aux gémonies – autrement
dit, elle me souhaite de finir dans l’émission « Que sont-ils devenus ? »
consacrée aux vedettes disparues et aux has-been. Quant à mon beau-père
et mon agent, ils désertent mon hôtel particulier sans daigner me parler.
Mais je ne chancelle pas : il y a trop longtemps que je me laisse porter par
le courant sans réfléchir.

– Tu as bien fait ! m’assure Angela.


À peine la porte refermée, je me suis précipitée sur le téléphone pour
contacter ma meilleure amie. Pelotonnée dans le canapé devant le verre de
whisky à demi-plein de Karl, je me sens secouée et… euphorique. Je n’ai
pourtant pas bu une goutte de pur malt !

– Je suis fière de toi. Il était temps que tu leur montres qui commande.
Après tout, ils vivent tous grâce à toi, n’est-ce pas ?
– Oui…

Elle a raison, même si j’envisage rarement les choses sous cet angle. À
l’autre bout du fil, j’entends le ronronnement d’un moteur et les bruits
caractéristiques de la circulation. Sans doute ma meilleure amie est-elle en
train de conduire en plein cœur de New York – aka l’enfer sur terre des
automobilistes.

– J’ai décidé de réembaucher mon garde du corps ! je lance sur un ton


badin.

Mon cœur cogne pourtant à gros coups. Car rien n’est plus important
pour moi que ce sujet… et cet homme. Je m’en rends compte, prise de
vertige.

– C’est une très bonne initiative. Cet homme a une excellente influence
sur toi. Je l’ai remarqué quand vous étiez sur le tournage d’Unbeaten. Tu
semblais différente avec lui.
– Vraiment ?
– Tu avais l’air plus à l’aise, plus confiante, plus… mature.

Qu’a-t-elle deviné d’autre en nous observant ? Je me mords les lèvres,


priant pour qu’elle n’ait pas vu trop clair dans mon jeu. Je n’ai pas encore
confié à Angela mon secret, ma nuit avec mon garde du corps.

– Et puis, je peux bien te l’avouer : c’est moi qui ai demandé à Karl de


l’employer.
– Toi ?
– Tu te rappelles ce soir où nous avons retrouvé une lettre collée sur ta
porte ? Je me suis rendu chez ton agent le lendemain pour exiger qu’il
emploie enfin les grands moyens. Lui non plus ne prenait pas au sérieux
ces menaces… mais je lui ai indiqué les coordonnées de l’agence CORP et
j’ai insisté pour qu’il choisisse leur meilleur élément. Matthew Turner, en
l’occurrence.

Je reste muette. Ainsi, c’est grâce à ma meilleure amie si j’ai croisé la


route de mon bodyguard, si ma vie est en train de changer. Depuis notre
rencontre, j’ai toujours pu compter sur elle, sur son humour et sa
prévenance afin de désamorcer les conflits et de me faciliter l’existence.

– Merci, Angela, d’être là pour moi. Tu as toujours agi en fonction de


ce qui était le mieux pour moi sans rien exiger en échange.
– C’est normal. Je suis ta BFF, non ?

Best friend forever.

Oui, aucun doute : c’est bien elle. Et après nous être fixé rendez-vous
le lendemain, je raccroche le cœur plus léger. Un peu rassurée, je traverse
le couloir et décroche ma veste de la patère. Il ne me reste plus qu’une
chose à faire : retrouver Matthew et avoir une franche discussion avec lui.
Enfilant une manche, je sors sur le perron après avoir activé l’alarme. Un
petit vent frais m’accueille pendant que verrouille la porte. Je compte
d’abord passer chez son employeur afin d’obtenir son adresse. Ensuite ?
Nous pourrons parler de son passé, s’il y consent…

Et on dit que les femmes sont compliquées…

Boutonnant ma veste caban bleu marine, j’entortille ensuite une


écharpe rouge autour de mon cou. Au même moment, une voiture s’engage
dans la rue sur les chapeaux de roue. D’abord, je l’entends : crissement de
pneus, grondements. Je relève la tête avec surprise et l’aperçois : un gros
4 x 4 citadin lancé à pleine vitesse. Il roule vite, trop vite. Il ne respecte
aucune limitation alors que ses vrombissements me vrillent les tympans.

Et…

Et il fonce sur moi ?


Croyant à une erreur, je reste pétrifiée tandis que le véhicule dévore
l’espace entre nous. Ce n’est pas possible. Le conducteur va dévier,
forcément. Il ne peut pas m’écraser. Il m’a vue. Il n’y a que moi dans la
rue. Mais… non. La jeep grogne comme un monstre et accélère, projetée
tel un boulet de canon sur sa cible. Les yeux agrandis par la peur, je ne
peux plus bouger.

– Elisabeth !

Un cri éclate, dominant le moteur en surchauffe. Je n’ai pas le temps de


comprendre ce qui arrive. Le 4 x 4 monte sur le trottoir pour me
renverser… au moment où un homme se jette sur moi. Les bras ouverts
comme des ailes, il me ceinture et me renverse par terre. Nous tombons
ensemble, nos corps soudés, nos jambes emmêlées. Aveuglée par mes
cheveux blonds, je ne discerne plus rien – je perçois seulement un affreux
crissement de pneus. Puis je percute le sol de plein fouet, ma chute
amortie par l’inconnu.

Je ne sens presque rien – hormis la peur, la panique qui m’envahit alors


que la voiture poursuit sa route, déviant de justesse devant ma porte…
avant de s’enfuir en laissant de grandes traces noires sur le bitume. Moi, je
reste allongée, couchée sous le corps de mon sauveur. Quand je croise ses
yeux vert sombre, vert kaki.

– Matthew ?

En personne. Et qui vient de me sauver la vie.

***

Une demi-heure plus tard, je suis assise dans l’un des gros fauteuils
crème de mon salon, enveloppée dans un plaid moelleux. Mon ancien
garde du corps raccompagne à la porte le policier venu enregistrer ma
déposition – et apparemment, ils se connaissent. Les deux hommes se
serrent la main en s’appelant par leurs prénoms. Aucun doute : Matthew
appartient bien aux forces de l’ordre. De mon côté, je tremble de tous mes
membres. Une voiture a failli me renverser. Volontairement. Que se serait-
il passé si Matthew n’avait pas été là ?

En dehors de la sortie d’un coffret DVD posthume, bien sûr…

– Comment te sens-tu ? me demande-t-il.


– J’ai connu des jours meilleurs.

De retour, Matthew s’assoit en face de moi sur le rebord de la table


basse. Tendant les bras, il prend mes mains entre les siennes.

– Tu es glacée !
– Oui, je n’arrive pas à me réchauffer.

C’est à peine si je ne claque pas des dents. Quittant sa place, il


s’approche de la cheminée et examine l’écran de verre placé devant l’âtre.
Il s’agit d’un appareil moderne, qui fonctionne à l’électricité. Il lui suffit
d’appuyer sur un bouton pour que les flammes jaillissent – ce qui semble
beaucoup l’étonner à en croire sa moue dubitative. J’en rirais presque si je
n’avais pas eu si peur…

– Qu’est-ce que tu faisais là ? dis-je soudain d’une voix chevrotante.

Il se tourne pour soutenir mon regard. Il porte le blouson d’aviateur en


cuir vieilli brun qu’il ne quitte jamais, son éternel jean et ses bottes de
moto. Il ne ressemble pas à ces acteurs trop apprêtés qui hantent les
premières de films ou à ces millionnaires en smoking si sûrs d’eux qui
m’invitent à dîner. Il est plus viril, plus vivant. Plus réel et solide, aussi. Je
devine qu’il ne se dérobera pas si je m’appuie sur lui.

– Je veillais sur toi, avoue-t-il.


– Je ne comprends pas. Karl t’a renvoyé hier et…
– Et tu croyais que j’allais t’abandonner, seule et sans surveillance,
alors que tu as un dingue aux trousses ? Je me moque pas mal de ne plus
être payé pour te protéger, Elisabeth. Je veux seulement qu’il ne t’arrive
rien.
Sous le choc, je secoue la tête, émue au-delà des mots. Il est resté pour
moi, jouant les hommes de l’ombre sans que rien ni personne ne l’y
oblige. Même méprisé par ma famille, même rejeté, il a continué me
protéger comme un ange gardien. Je déglutis avec peine, une grosse boule
dans la gorge.

– Je suis navrée pour ce qui s’est passé hier avec ma famille.


– Ce n’est pas ta faute, répond-il en reprenant place sur la table basse.
En plus, tout ce qu’a dit ton agent est exact.
– Tu es un flic corrompu ?

Devant mon air sidéré, mes yeux écarquillés de merlan frit et ma


bouche ronde, Matthew réprime un demi-sourire.

– Non, pas ça. Mais je suis vraiment l’objet d’une enquête interne au
sein de la police. Et j’ai réellement abattu mon partenaire.
– Tu avais sûrement de bonnes raisons.
– Rien ne justifie la mort d’un homme. Pas même la légitime défense.
– Que s’est-il passé ?

Matthew ne répond pas, laissant couler un long silence entre nous. Puis,
après une grande inspiration, il me livre la vérité – son histoire, son passé,
sa vie. C’est comme s’il m’ouvrait une porte, comme s’il me laissait
entrer dans son monde.

– Il y a un an et demi, j’ai découvert qu’il manquait un paquet d’héroïne


entreposé dans la salle des scellés de mon commissariat. J’ai d’abord cru à
une erreur d’archivage… avant de comprendre qu’il s’agissait d’un vol. En
fait, des agents des Stups volaient une partie des stocks de drogues que
nous saisissions afin de les revendre pour leur propre compte.
– Tu avais des collègues corrompus ?
– Oui. Et j’ai très vite eu des soupçons sur leur identité : John Clifford
et Daniel Stone. Je me suis mis à enquêter de mon côté, sans avertir ma
hiérarchie. Je savais qu’on ne me croirait pas. Clifford et Stone sont deux
piliers de notre service, respectés et appréciés. Moi, je n’étais là que
depuis cinq ans…
En quelques phrases, il me relate son enquête, ses découvertes, les
registres effacés, les caméras de surveillance truquées… et son envie
farouche d’aller jusqu’au bout.

– Un jour, j’ai obtenu un tuyau : l’adresse d’une planque sur les docks
utilisée par les ripoux. Je m’y suis rendu en pleine nuit… et j’y ai trouvé
mon partenaire et meilleur ami, Miles Carter. Il était comme un frère pour
moi. Nous nous étions rencontrés à l’école de police et nous avions infiltré
et démantelé ensemble un gang trois ans plus tôt.
– Que s’est-il passé ?
– Je l’ai surpris pendant qu’il planquait un sachet d’ecstasy dans sa
poche. La vérité m’a explosé à la figure : cette planque était aussi la
sienne et j’étais en train de le surprendre en flagrant délit. Mon ami faisait
partie des ripoux. Pris sur le fait, il m’a proposé d’intégrer leur petite
entreprise. Il estimait que nous risquions notre vie pour des clopinettes,
que nous méritions notre part du gâteau…

Les yeux de Matthew se troublent. Sans doute revit-il la scène sur le


port, dans un entrepôt battu par les vents. Sans doute entend-il à nouveau
la voix de son frère d’arme, qui essaie de le persuader.

– Bien sûr, j’ai refusé. Et Miles m’a attaqué. J’étais devenu trop
dangereux une fois au courant. Nous nous sommes battus… et j’ai été
obligé de l’abattre en légitime défense.
– Oh mon Dieu !
– La situation a encore empiré par la suite. Clifford et Stone se sont
arrangés pour faire peser les soupçons de corruption sur moi et le
commissaire Palmer, mon patron, a été contraint de me suspendre… du
moins jusqu’à ce que je donne ma démission, il y a six mois.
– C’est ainsi que tu es devenu garde du corps ?

Il acquiesce d’un signe de tête, pensif, sombre, rongé par ses démons. À
présent, c’est moi qui serre ses mains, entremêlant nos doigts avec force.

– Il y avait un témoin, cette nuit-là. Un gamin ou un ado qui a tout vu. Il


s’est enfui quand Miles est tombé à terre et je n’ai pas réussi à le rattraper.
Des caméras de surveillance ont également filmé le hangar… mais les
bandes ont « mystérieusement » disparu grâce à l’intervention de Daniel
Stone.

Soudain, Matthew plonge ses yeux dans les miens – des yeux pleins de
fièvre et d’une détermination froide, inchangée malgré la peur.

– Je risque de finir en prison.


– Je voudrais t’aider.
– Tu ne peux rien pour moi. Personne ne peut rien.

Il semble néanmoins touché par ma proposition, au point de porter mes


mains à sa bouche pour les baiser avec passion. Mon cœur bat plus vite.
Parce que je sais la vérité, parce qu’il m’a fait confiance. Et je me jure de
lui venir en aide par tous les moyens, même si j’ignore encore comment.
À la place, je lui pose la question qui me brûle les lèvres :

– Matthew, accepterais-tu de redevenir mon garde du corps ?


– Évidemment. Mais je n’ai jamais cessé de l’être. Du moins, en dehors
de cette nuit où…

Il s’interrompt aussitôt.

– Je suis désolé. Nous avions convenu de ne plus en reparler.


– Non, au contraire. Je n’ai pas été tout à fait honnête avec toi à ce
sujet. Ce que nous avons vécu ensemble… ça a beaucoup compté pour
moi.

Beaucoup trop, en fait.

– Je suis content de l’apprendre, murmure-t-il. Et je suis content de


revenir pour veiller sur toi. Tant que je serai là, il ne t’arrivera rien. Je te le
promets.

Et lui, je le crois.
9. Une autre vie

– Attends, Matthew !

Tendant la main, je l’attrape par le bras sans cacher ma nervosité. Je


suis une vraie pile électrique. Pivotant vers moi, mon garde du corps
m’interroge du regard avec étonnement tandis que mes doigts enserrent
son poignet. J’ai l’impression de marcher sur des charbons ardents dans le
couloir de ce petit immeuble situé en plein cœur de Little Italy, le célèbre
quartier new-yorkais.

– Comment me trouves-tu ?

Il éclate de rire pendant que je défroisse ma jupe en dentelle noire,


merveille arachnéenne issue de l’imagination d’un grand couturier italien.

– Tu es sublime, comme toujours.


– Mais tu crois que ça ira ? Tu penses qu’elle va me trouver… normale
?
– Tu es vraiment inquiète ? me demande-t-il en s’emparant de mes
mains, entremêlant nos doigts devant la dernière porte.

Une bonne odeur de viande hachée, de tomates et d’oignons flotte dans


l’air, s’infiltrant dans le corridor pour embaumer les lieux. Pas besoin
d’être devin pour savoir qu’un cordon-bleu habite dans cet appartement,
situé au dernier étage d’un petit immeuble en briques rouges, typiques de
l’architecture locale. Je me mords les lèvres, remontée comme une
cocotte-minute. Après tout, je m’apprête à rencontre la mère de Matthew.

Je suis plus nerveuse qu’à la soirée des Oscars.


– Elle va t’adorer, Elisabeth. Tu es une fille merveilleuse, douce,
attentionnée. Bon, c’est vrai que tu as parfois un ego d’une taille
impressionnante…

Faussement furieuse, je lui assène une petite tape sur l’épaule avant
d’unir mon rire au sien. Puis, retrouvant mon sérieux :

– Tu es certain que je ne vais pas vous déranger ? Vous aviez prévu une
soirée en famille et j’ai l’impression de m’imposer.
– Écoute-moi bien ! murmure-t-il en prenant mon visage en coupe
entre ses grandes mains. J’ai envie que tu viennes avec moi. J’ai envie que
tu rencontres ma famille. Et cela n’a rien d’une corvée et d’une obligation.

Je pousse un soupir de soulagement en me laissant entraîner vers la


porte verte – même si mes mains tremblent un peu. Quant à mes genoux,
n’en parlons pas ! Je me lance dans les castagnettes ! Matthew n’avait
pas prévu de retrouver son poste de garde du corps dans la soirée. Attendu
pour dîner, il devait passer un moment chez sa mère… et m’a donc
proposé de l’accompagner. Pour veiller sur moi, bien entendu. Mais aussi
par envie. Je crois que ses confidences nous ont rapprochés. Quelque chose
a changé entre nous, comme si un mur ou un barrage avait cédé.

Morte de trac, je plaque mon plus beau sourire sur mes lèvres au
moment où la porte s’ouvre à la volée… pour laisser apparaître une jeune
fille de vingt ans. Les cheveux blond foncé et très courts, elle me fait
penser à la ravissante Mia Farrow avec ses grands yeux verts et sa longue
bouche fine – si ce n’était les vêtements d’homme, baggy kaki et tee-shirt
noir. Euh… elle n’est pas un peu jeune pour être la mère de Matthew ?

– Matt ! s’écrie-t-elle en se pendant à son cou avec une vitalité


débordante.

Ils s’étreignent avec effusion pendant que je reste plantée sur le côté, un
peu mal à l’aise dans mon ravissant caraco en soie noire. Je me sens
ridiculement trop habillée, tout à coup. La jolie jeune fille se tourne alors
vers moi.
– Eh ! Tu ne nous as pas dit que tu amenais de la compagnie !
– Erica, je te présente Elisabeth. Elisabeth, voici ma petite sœur Erica.
– Elisabeth ? répète la jeune femme.

Elle s’apprête à me claquer la bise avec familiarité… quand elle se fige,


pétrifiée sur place. À présent, ses yeux mangent toute sa figure et elle
plaque les deux mains sur sa bouche pour retenir un long cri aigu – le cri
de la groupie, comme le nomme ma meilleure amie Angela.

– Mais c’est…

Erica semble au bord de la crise d’apoplexie.

– Vous êtes… ! commence-t-elle avant de se cramponner à son frère.


Elle est… !
– Oui, c’est elle, coupe court Matthew. Maintenant, si on pouvait rentrer
sans prendre racine sur le palier.

J’adresse un gentil sourire à Erica, qui s’efface devant nous comme un


robot tout en me dévorant du regard.

– Je vous ai adoré dans The Last Eden, me souffle-t-elle à l’oreille


d’une voix trop stridente.
– Erica, fiche-lui la paix ! intervient Matthew en la tançant d’une
œillade sévère. Elisabeth est notre invitée.

Je la remercie néanmoins d’un clin d’œil complice lorsqu’une femme


entre deux âges sort de la cuisine, un tablier blanc noué autour de la taille.
La maman de Matthew. Âgée d’une soixantaine d’années – peut-être un
peu moins – elle porte une robe noire boutonnée sur le devant d’une
grande simplicité. Je note la chaîne d’or autour de son cou, ses cheveux
gris soigneusement relevés en chignon. C’est une femme élégante au
sourire lumineux, qui prend soin d’elle. Après de tendres embrassades
avec son fils, elle se tourne vers moi.

– Soyez la bienvenue chez nous, Elisabeth.


– Merci, madame Turner. Et pardonnez-moi de m’imposer à la dernière
minute.
– Quelle idée ! Il y a toujours de la place à notre table pour les amis de
Matthew. Et puis, ce n’est pas si souvent qu’il nous ramène une jeune fille
à la maison, ajoute-t-elle avec malice.

Embarrassé, mon garde du corps lève les yeux au ciel.

– Maman, s’il te plaît !


– Quoi, mon garçon ? Tu ne peux pas empêcher ta mère de dire la
vérité ! lance-t-elle avec un accent chantant.

Je devine des origines italiennes chez cette femme – et pas seulement à


cause de ses grands yeux noirs. Elle a aussi l’exubérance, la générosité des
habitants de la péninsule. Et avant de retourner en cuisine, elle me tapote
gentiment le bras :

– Au fait, appelez-moi Peggy. J’aurais moins l’impression d’être vieille


!

Matthew et moi nous installons dans un minuscule salon décoré avec


goût. Un gros canapé en cuir rouille fait face à une table basse en bois et
une paire de fauteuil en tissu dépareillé. Je remarque les dizaines de
photos éparpillées sur tous les meubles… sans parler des cadres qui
grimpent le long des murs. Matthew et sa sœur à tous les âges de leur vie.
Matthew à la plage, avec une épuisette. Matthew à la sortie de l’école de
police. Je m’empare du cliché, curieuse. C’est fou ce qu’il a l’air sexy en
uniforme.

– Ça te va bien, dis-je, rêveuse.

Il se penche à mon oreille, malicieux :

– Tu sais que j’ai encore mon uniforme à la maison… menottes


incluses.
Émoustillée, je lui rends son regard de feu au moment où Peggy sort de
sa cuisine, une bouteille de chianti à la main, suivie par sa fille qui jongle
avec deux plateaux d’antipasti.

– Mais tu ne la reconnais pas ? insiste Erica à son oreille.


– Pourquoi ? Je devrais ?
– C’est une star de cinéma, maman ! Une star énorme, archi-connue !
– Oh, moi, tu sais… je n’allume jamais la télévision…

Je me retiens d’embrasser Peggy sur les deux joues. Dans cette


ambiance familiale et cet appartement sans chichi où flotte la délicieuse
odeur de la sauce bolognaise, je me sens presque comme une fille
normale. Pas une célébrité ni une vedette dont les frasques alimentent les
manchettes, non ! Ici, je suis Elisabeth, l’amie de Matthew. Point final. De
son côté, Erica semble oublier très vite ma notoriété. Et je découvre une
jeune fille fraîche et spontanée, pleine de vie et de peps… qui s’apprête à
entrer dans la police !

– C’est une histoire de famille, m’explique-t-elle en gobant une bille de


mozzarella qu’elle envoie dans sa bouche d’un jet.

Assis à côté de moi sur le canapé, Matthew s’empare une photo en noir
et blanc exposée près de lui. Deux hommes sourient à l’objectif, vêtus de
l’uniforme bleu marine des agents new-yorkais. Peggy en profite pour se
rapprocher et se pencher entre nous, debout derrière le sofa.

– Mon grand-père et mon père, me raconte Matthew. Tous deux


faisaient partie des forces de l’ordre et avaient juré de vouer leur vie à la
justice et au service de la ville.
– Tous les hommes de la famille sont morts en héros, précise Erica.
– Rick, mon grand-père, est mort en sauvant un gosse de la noyade dans
l’Hudson. Quant à mon père, il a été abattu lors d’une fusillade dans
l’exercice de ses fonctions. J’avais quinze ans et demi.

La voix de Matthew s’éteint mais il continue à contempler les deux


générations de Turner, qui rient sur le papier glacé. Comme je pose une
main douce sur sa cuisse, il relève tout de suite la tête et croise mon
regard. Derrière nous, Peggy ne perd pas une miette de notre échange.
Qu’en pense-t-elle ? Je l’ignore. Mais durant tout le repas, servi à table,
son regard se pose sur moi avec tendresse. La soirée passe en un éclair, au
milieu des rires, des spaghettis al dente et des plaisanteries vaseuses
d’Erica…

Jamais je n’ai connu cela. Pour la première fois, je goûte à une


atmosphère chaleureuse, propre aux foyers unis. J’en ai la tête qui tourne.
D’autant que Matthew pose à plusieurs reprises sa main sur la mienne sur
la nappe, au vu et au su de tous. Il remplit aussi mon verre et me ressert
lui-même des pâtes – et tant pis pour le régime préconisé par mon coach !
Soudain, je vis. Une autre vie. Une vie normale. Une vie de rêves.

– Dites-moi, Elisabeth… vous voulez des enfants ? m’interroge Peggy,


l’air innocent.
– Maman ! s’écrie Matthew, les sourcils froncés. Pourquoi te sens-tu
toujours obligée de poser ce genre de questions ?

J’éclate de rire :

– Ce n’est rien, ça ne me gêne pas. Vous savez, je n’ai que vingt-deux


ans…
– Elle est très jeune. Et elle a une carrière très prenante.
– Mais tu vas la laisser parler, oui ! s’écrie sa mère, en plantant les
poings sur ses hanches de façon comique.

Cette fois, c’est toute la tablée qui rit avec moi. Et un peu embarrassée
d’être sous le feu des projecteurs, je réponds en regardant Madame Turner
dans les yeux, sans faux-semblant, comme je n’ai jamais répondu à aucun
journaliste, ni même à ma propre famille :

– Je voudrais des enfants, bien sûr. Mais avant tout, je voudrais me


marier avec un homme bien, un homme sur lequel je pourrais compter, qui
ne se déroberait pas face aux épreuves et aux tracas quotidiens…

À mon corps défendant, mes yeux glissent vers Matthew. Et c’est lui
que je contemple en prononçant les derniers mots :
– Je cherche un homme qui ne me décevrait pas, honnête et intègre,
loyal et courageux – un homme digne d’être appelé un mari et un père.

Un long silence suit cette déclaration – à moins que j’entende plus les
voix des autres ? Les yeux dans les yeux, Matthew et moi nous
contemplons avec une telle intensité que l’atmosphère change autour de
nous. Jusqu’à ce que Peggy se racle la gorge, les yeux brillants.

– Et si je vous servais mes fameux cantuccini aux amandes ? propose-


t-elle.

Nous reprenons vie, un peu perdus, un peu gênés. Mais sous la table, la
main de Matthew se pose sur ma cuisse. Une main chaude, enveloppante,
passionnée. C’est comme ça que j’ai toujours rêvé d’être touchée. Et
aimée.

***

À l’issue de la soirée, Peggy me serre contre son cœur sur le palier. J’en
suis toute chamboulée. L’espace d’un instant, j’ai l’impression de faire
partie de cette famille si sympathique. Erica aussi m’embrasse sans façon
– visiblement, j’ai réussi à lui faire oublier l’actrice vue tant de fois sur
grand écran. Ce qui me fait plaisir. Touchée par leur accueil, je promets de
leur donner des nouvelles avant que Matthew ne m’entraîne par la main
dans les escaliers.

– J’espère que tu n’as pas trouvé ma famille trop envahissante, sourit-il


en me conduisant à travers les étages du petit immeuble.
– Ta sœur est adorable. Et j’ai trouvé ta mère charmante.
– Tu as conquis leurs cœurs, toi aussi.
– Tu crois ? fais-je pleine d’espoir.

Matthew s’arrête au milieu du vestibule, près du panneau des boîtes à


lettres. Sa paume se colle à la mienne, comme s’il refusait de me lâcher. Et
son regard sur moi me donne des frissons.
– Comment pourrais-tu ne pas leur plaire, Elisabeth ?
– C’est que… je n’ai pas l’habitude d’être avec des gens normaux.
Parfois, je me sens inadaptée à la réalité.
– Tu as tort. Tu es remarquablement équilibrée – et c’est un sacré tour
de force vu le milieu dans lequel tu évolues.

Nous franchissons ensemble la porte en verre de la résidence. Dans la


rue déserte, une musique s’envole par la fenêtre d’un appartement et des
cris de bébé retentissent dans le lointain. Les bruits familiers d’un quartier
populaire. J’embrasse le paysage, les façades dressées sur quatre ou cinq
étages, la pizzeria à l’angle, la petite épicerie encore ouverte malgré
l’heure tardive. Tout un monde « ordinaire » aux yeux de gens mais
extraordinaire selon moi.

– Je suis heureux que tu te sois amusée. Ma mère sait mettre à l’aise


tous ses invités. C’est une femme… exceptionnelle, me confie-t-il avec
tendresse. Elle vit seule depuis la mort de mon père mais elle a ouvert une
petite pâtisserie, à quelques rues. Ses journées sont très occupées.
– Je l’aime beaucoup.

Puis, à voix basse :

– Merci de m’avoir emmenée chez toi.

Nos regards se croisent sous le ciel étoile de Little Italy. Et c’est le


moment – ce moment magique où le temps s’arrête pour les amants.
Tandis que les notes de la guitare nous parviennent, mélancoliques, nous
nous tournons l’un vers l’autre. Prise en son pouvoir d’attraction, je ne
peux me soustraire à son emprise, à ses yeux kaki. Mon cœur accélère,
mon sang court plus vite dans mes veines au moment où il glisse ses bras
autour de ma taille. Appliquant mes paumes ouvertes sur son torse, je le
contemple sous mes paupières mi-closes.

Alors, il se penche vers moi.

Alors, nos lèvres se trouvent.


Et la terre tremble sous mes pieds.

Liés par notre baiser, nous ne formons plus qu’une unique silhouette
dans les ténèbres. Renversant la tête en arrière, je m’abandonne à sa
bouche possessive. Nos langues se caressent, se tournent autour alors que
les doigts de Matthew se plantent dans ma peau. Il me serre fort, très fort –
mais ce n’est jamais assez. Mordillant sa lèvre inférieure, je la suçote
avant qu’il ne reprenne ma bouche avec voracité. Nous sommes collés l’un
à l’autre, soudés par le désir.

Quand soudain… une lumière. Aveuglante. Rapide. Puis une autre. Et


encore une autre. Plissant les yeux, Matthew recule légèrement alors que
mon cœur manque un battement. Lui ne semble pas comprendre – au
contraire de moi, qui sais déjà. Bientôt, les lueurs crépitent autour de nous.

– Qui est là ?

Des flashs. Les flashs des photographes.

– Eh merde ! fais-je tout bas.

À l’angle de la rue, trois paparazzis viennent d’immortaliser notre


baiser – et notre stupéfaction. Sans doute nous suivaient-ils depuis le
début de la soirée. Ce n’est pas bien difficile ! Il y a sans cesse des
journalistes embusqués devant mon domicile qui s’amusent à me prendre
en filature durant des heures. Sauf que je ne les avais pas vus, cette fois.
J’ai baissé ma garde. J’ai oublié que je n’étais pas comme tout le monde –
que j’étais un animal traqué par des chasseurs armés de téléobjectifs.

Bienvenue au zoo.

– Vous, là ! crie Matthew.

Pointant l’index dans leur direction, il transperce l’un des photographes


d’un regard noir. Et aussitôt, la petite équipe recule avant de prendre la
fuite avec ses photos volées.
– Arrêtez !

Mon garde du corps s’apprête à se lancer à leur poursuite quand je


l’attrape par le bras, le retenant dans son élan.

– Non, n’y va pas.

Il me contemple avec incompréhension. Dans une ruelle adjacente


gronde déjà le ronronnement sourd d’un moteur. Une seconde plus tard,
une grosse voiture noire déboule dans un crissement. Je la regarde
s’éloigner, impuissante :

– C’est trop tard.

Prêt à faire la couverture des journaux, Monsieur Turner ?


10. La nuit rouge

Sans engagement professionnel durant six semaines, je suis libre


comme l’air – si l’on excepte les interviews, les sorties officielles, les
remises de prix, les shootings. Traduction : je ne suis pas libre du tout.
Mais je savoure cette liberté conditionnelle pour passer un peu de temps
avec ma meilleure amie. Suivie de près par Matthew, je pénètre dans le
salon de thé cosy où nous nous sommes donné rendez-vous hier. En face de
Central Park, l’établissement s’ouvre sur une vaste esplanade où s’ébattent
des ados en skate au milieu des stands de hot-dogs.

– Liz… et ses chevaliers servants ! se moque Angela.


– Quelle langue de vipère ! fais-je en la serrant dans mes bras au-
dessus de la table où elle s’est installée.

Des chevaliers servants ? Pas vraiment ! Plutôt une vingtaine de


paparazzis accrochés à mes basques depuis mon lever. Ils me suivent
comme des limiers à travers la ville, se ruant vers leur véhicule dès que je
monte à bord de ma Porsche rouge. La prochaine fois, je m’achèterai une
voiture plus discrète… Qui sait ? J’arriverais peut-être à les semer ! Les
flashs explosent à travers les vitres du salon de thé, illuminant notre table.
Bizarrement, les photos de Matthew et moi ne sont pas encore parues – ni
sur Internet, ni dans la presse. Ce qui me met la pression. Sans parler de
Matthew, perdu et sidérée par cet univers. Au même moment, un couple de
clients en profite pour dégainer leurs portables et me filmer.

En toute « discrétitude ».

– Je vais m’installer là-bas, me précise Matthew à l’oreille.

Un frisson me parcourt au moment où sa voix grave me chatouille le


tympan. Si seulement il se mettait à mordiller mon lobe et… STOP ! La
machine à fantasmes est déjà en surchauffe ! Je regarde mon garde du
corps s’installer à une table voisine. Il ne veut guère s’immiscer dans
notre conversation entre « filles » mais ne peut me quitter d’une semelle,
surtout après l’accident de voiture. À présent, mon maniaque semble
décidé à s’en prendre directement à moi. À moins qu’il ne s’agisse d’une
coïncidence ?

– Qu’est-ce qu’il est prévenant ! glousse Angela.


– Il est…

*soupir envoûté*

– Il est Matthew Turner, finis-je par dire comme si cela expliquait tout.

À bonne distance, ses yeux verts me transpercent soudain, intenses et


brûlants. Il semble en permanence si habité, si différents des gens que je
côtoie. Ma meilleure amie reste silencieuse mais suit mon regard avec un
sourire.

– Il t’a jeté un sort ou quoi ?


– Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

Dire que j’ai un jour gagné un Golden Globe ! Aujourd’hui, je feins si


mal l’indignation qu’Angela éclate de rire en tapotant mon avant-bras
pendant qu’une serveuse s’approche avec un plateau à roulettes chargé de
pâtisseries. Sur la table repose déjà deux tasses de thé vert fumant. Et ce
n’est qu’après avoir choisi un gros macaron à la rose – et un fondant au
chocolat pour Angela – que nous reprenons notre conversation. Toujours
sous les objectifs des photographes, stationnés devant la vitrine.

– Il se passe quelque chose entre vous ? m’interroge Angela en prenant


une bouchée de son gâteau.
– Je… oui. Nous sommes devenus amants.
– Hein ?

Elle manque de s’étouffer. Puis, les yeux brillants d’excitation, elle


repose sa fourchette à dessert. Et pour qu’Angela arrête de manger un
gâteau, il faut vraiment que ce soit important. Pardon, vital.

– Toi et ton garde du corps…


– Arrête ! À t’entendre, j’ai l’impression d’être comme ces princesses
qui s’enfuient avec leur bodyguard.
– Parce que tu comptes t’enfuir ?
– Non. Enfin, s’il me le proposait… je ne suis pas sûre que je résisterai.

Nous pouffons comme des collégiennes, cachées derrière nos mains


pour ne pas attirer l’attention. En plus, Matthew se tient seulement à
quelques mètres. Pas vraiment la configuration idéale pour parler de lui !
Je vois d’ailleurs un sourire apparaître sur ses traits virils, vite réprimé. À
mon avis, il sait parfaitement de qui nous parlons. La honte.

– Tu es amoureuse de lui ?
– Je ne sais pas.
– Tu as des étoiles dans les yeux dès que tu parles de lui.
– Des étoiles dans les yeux ? Angela, tu dois à tout prix arrêter de lire
des romances !

Nous rions de plus belle, moi surtout pour cacher ma gêne. Je sais
qu’elle a raison. Toute ma physionomie change dès que j’évoque cet
homme, dès que je le regarde ou que je suis en sa présence. L’évidence me
frappe alors de plein fouet, imparable. Impossible de nier les sentiments
que j’éprouve pour lui, au-delà de la seule attirance physique. En dehors
de ma meilleure amie, il est le seul en qui j’ai totalement confiance. Et le
seul à qui je confierai ma vie.

– Je l’aime.

Angela pose une main par-dessus la mienne.

– Je l’aime tellement que j’ai peur.


– Parce que vous êtes engagés dans une relation professionnelle ?
– Parce que j’ai peur que nous n’ayons aucun avenir.
– Tu ne devrais pas penser à ça et profiter de l’instant présent. Je ne t’ai
pas vu amoureuse depuis… jamais, en fait. Alors savoure cette chance au
lieu d’anticiper le pire.
– Oui, tu as raison.

Mais pourquoi ai-je la terrible impression, gravée en moins au fer


rouge, que notre histoire est impossible ?

***

Une heure plus tard, Angela et moi quittons le salon de thé pour ne nous
rendre dans les salons d’essayage de la maison de couture Van der Veen.
Égérie de leur dernière collection de sacs, je porte exclusivement leurs
modèles sur tapis rouge durant cette saison. Et ce soir sort un film que j’ai
tourné l’année dernière… dont la première se déroule à New York. Après
quinze ans passés devant les caméras, je suis un peu lasse de voyager. Si je
m’écoutais, je finirais comme une vieille grand-mère collée à son canapé.

Autour de nous, c’est l’effervescence. Toute ma « team » s’active : ma


maquilleuse et ses fards, ma coiffeuse et son fer à lisser… mais aussi ma
styliste, mon publiciste, et même ma mère et ma sœur, désireuses de
m’accompagner à la soirée. Trop excitée par l’événement, Jennifer en
oublie même de battre froid à Matthew. Quant à Madison, elle reste dans
son coin à tapoter sur l’écran de son portable en m’ignorant. Seul mon
agent paraît vraiment contrarié par le retour de mon bodyguard. Les lèvres
pincées, il ne se mêle pas aux conciliabules concernant ma robe.

– De quoi parle ce film ? me demande soudain mon garde du corps.


– You & I ? fais-je, le sourcil ironique.
– Ça sent la comédie romantique, non ?
– Oui. Et ça ne sent pas bon, crois-moi.

Il sourit pendant que je reste plantée au milieu de la salle en


combinaison de soie. J’attends d’enfiler la somptueuse toilette créée à
mon intention – une merveille en tulle noire qui m’évoque un cygne noir.

– J’étais ivre au moment où j’ai signé.


Ses éclats de rire me font un bien fou, résonnant jusqu’au plafond d’un
blanc immaculé, entre les dizaines de miroirs accrochés aux murs qui me
renvoient mon image en cinquante exemplaires. C’est pire que la galerie
des glaces. Et mieux vaut ne pas avoir un petit bouton sur le menton !
Sans cela, triple ration de varicelles. Amusé, Matthew reste sur le côté, les
bras croisés sur la poitrine. Je connais maintenant sa technique : il choisit
une position en recul pour observer tout le monde – et agir au besoin.

Pendant ce temps, Jennifer se lance dans un esclandre :

– J’avais demandé du bleu lavande !


– Bien sûr, madame. Et il s’agit de la nuance exacte que vous avez
demandée, répond la couturière, aimable.
– Ça ? Vous plaisantez ? C’est du parme et je déteste cette couleur !
– Nous avons travaillé sur l’échantillon sélectionné par vos soins,
madame Collins.
– Vous m’accusez de mentir ?

Je lève les yeux au ciel tandis que ma mère maltraite les malheureuses
employées en train de se rassembler autour d’elle afin de calmer la
tempête – que dis-je ? le cyclone ! – sur le point de se déchaîner. Je suis
certaine que Jennifer joue la comédie dans le seul but d’attirer l’attention.
Elle adore quand une petite foule s’assemble autour d’elle, prête à exaucer
ses moindres caprices. N’est-ce pas sa vengeance après nos années de
vaches maigres, coincée dans un studio minable avec des toilettes sur le
palier ?

– Bleu lavande et parme, c’est la même chose ! fais-je avec le sourire.


Tu seras superbe de toute manière.

À ces mots, le visage de ma mère s’illumine. Puis elle se précipite vers


moi pour se suspendre à mon cou, enfantine, presque touchante :

– Oh, merci, ma chérie ! Tu as toujours été ma petite fille adorée !

Madison relève la tête, une moue dégoûtée sur les traits, avant de
replonger la tête dans son écran. Misère ! Un nouveau drame familial
couve, une énième dispute taille XXL. Je pousse un soupir d’affliction
avant de m’éloigner… pendant que ma mère chante les louages des
adorables petites mains de la maison de couture. À présent, elle n’a plus
que des paroles sucrées à la bouche.

De mon côté, je m’approche de ma robe. Elle m’attend dans une housse,


suspendue à une tringle en métal, dans un coin de la pièce. Ma styliste est
en train de choisir le bracelet idéal pour l’accompagner – deux
représentants de Cartier ont accepté de se déplacer avec leurs mallettes
blindées pour nous proposer un large choix de bijoux. Je regrette
simplement qu’on ne me demande pas mon avis. Parfois, j’ai l’impression
d’être une poupée grandeur nature.

Dans mon dos, je sens le regard de Matthew sur moi. C’est comme une
brûlure, là, entre mes épaules. Je sais qu’il lit en moi, qu’il devine mes
pensées. Nous sommes liés par un fil invisible, ténu – et indestructible.
Quoi qu’il arrive à l’avenir, que nous vivions ensemble jusqu’à la fin des
temps ou qu’il disparaisse dans la nature au terme de son contrat – rien ne
pourra jamais briser cette connexion. Rien ni personne. Curieuse, j’ouvre
le zip de la housse bleu marine. J’ai envie d’admirer ma merveilleuse robe
avant de l’enfiler. Quand soudain…

– Oh !

Mes… mes mains ! Elles sont couvertes de sang !

D’abord, je ne comprends pas. Je contemple mes doigts souillés avec


des yeux ronds. Me suis-je blessée avec la fermeture ? Non, c’est
impossible. Alors, je redresse la tête… et je découvre mon fourreau de
cygne noir maculé d’écarlate. C’est comme si on avait trempé la robe dans
un bain de sang. Elle en dégouline, au point qu’une grosse flaque rouge
souille le verso de la housse. Mon cœur se met à battre à toute allure
tandis que je l’extrais de son cocon, en la saisissant par le cintre. Le tulle
est rouge, lui aussi. Rouge sang. Rouge fureur. Rouge folie.

– Oh mon Dieu !
Je murmure, horrifiée. Et déjà, Matthew se redresse, se précipite vers
moi. Au même moment, Jennifer tourne la tête dans ma direction et
pousse un cri d’épouvante – un cri suraigu, exactement comme dans les
films d’horreur. J’ai cette pensée idiote malgré la panique.

– N’y touche pas !

La voix de Matthew, loin, très loin de moi. Les distances


s’évanouissent, mes sens se troublent alors que je lâche la robe qui va
s’écraser sur la moquette dans un ruissellement carmin. Je plaque les deux
mains sur ma bouche. Jennifer, elle, continue à hurler, à l’instar de
Madison. Terrifiée, ma sœur se précipite dans les bras de notre mère tandis
qu’Angela entoure mes épaules d’un bras protecteur. Elle cherche à
m’attirer en arrière mais je reste plantée comme un piquet pendant que
Matthew ramasse « la chose » sous les yeux écarquillés des couturières.

– Ce n’est pas possible !


– Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Un timbre grave domine tous les autres :

– Appelez la police, s’il vous plaît ! lance Matthew à l’une des petites
mains.

Celle-ci s’exécute pendant que mon garde du corps se tourne vers moi.
Nos regards se croisent. Et je lis la réponse à toutes mes questions, à
toutes mes peurs, dans ses yeux : mon harceleur a encore frappé. Reste à
savoir quand ce malade versera mon sang.

***

En début de soirée, je sors de la limousine noire face à la meute de


photographes, d’admirateurs et de curieux rassemblés derrière les
barrières. Une armée de vigiles se déploient en un long cordon de sécurité
au moment où je pose un pied après l’autre, dans un impeccable jeu de
jambes. Eh ! Ça demande un sacré entraînement de ne pas me montrer sa
culotte ! D’autant que je me suis rabattue sur une courte robe noire,
accompagnée par une ravissante veste à paillettes dorées. Je brille comme
une boule à facettes, période John Travolta et disco.

– Liz ! Liz ! Par ici !


– Liz, je t’aime !
– Souriez, Liz ! C’est pour US Weekly !

Des centaines de personnes hurlent mon nom. Suivie par l’ombre


protectrice de Matthew, je foule le tapis rouge. Il ne me quitte pas d’un
centimètre. Il marche à mes côtés, guère impressionné par le tohu-bohu
déclenché par mon apparition. De son regard de lynx, il survole la foule
venue assister à la première de You & I… avant de revenir à moi, toujours
à moi. Couvée par ses yeux vert kaki, je m’efforce de sourire, d’agiter la
main, de répondre aux sollicitations des journalistes. Je m’approche d’un
micro tendu pour évoquer le film – forcément génial –, le tournage –
assurément fantastique – et mes partenaires – obligatoirement
merveilleux.

Non, non, je n’ai pas du tout l’impression de réciter un texte.

En réalité, j’ai surtout peur. Dire qu’à l’origine, je prenais cette histoire
à la légère ! Un bref instant, l’étrange dépouille de tissu, couverte de sang,
danse devant mes yeux. Je rejoins néanmoins mes admirateurs, surexcités.
Je n’ai qu’une envie : rentrer chez moi pour me terrer au fond de mon lit.
Mais je refuse d’accorder ce plaisir au maniaque lancé à mes trousses.
Tout le monde m’a proposé d’annuler ma venue : ma mère, affolée, ma
sœur, sonnée, mon agent, inquiet pour mon état mental. Tout le monde…
sauf Matthew. Parce qu’il savait déjà que je ne flancherai pas.

– Tu n’es pas obligée, me souffle-t-il à l’oreille au moment où je


rejoins mes fans.
– Je sais… mais j’en ai envie.

Je souhaite surtout me prouver à moi-même que j’en suis capable, que


je ne vais pas vaciller en dépit des menaces. Je dois rester forte. Et
Matthew se presse contre moi, sans me toucher. Je baigne dans la chaleur
rassurante de son corps, de son parfum – Allure de Chanel. J’ai vu la
bouteille sur l’étagère de la salle de bains. Sa main effleure ma taille au
moment où je me saisis d’un stylo pour signer un poster. Il est là. Il assure
mes arrières. Ma tension décroît un peu. Tant qu’il est avec moi, rien de
mal ne peut m’arriver.

Durant un quart d’heure, je squatte le tapis rouge, me prêtant au jeu des


interviews et des selfies. La presse me prête beaucoup de défauts, me
dépeignant comme une croqueuse d’hommes doublée d’une écervelée.
Mais nul ne m’a jamais reproché ma froideur : le public me perçoit
comme une fille accessible… et c’est exactement ce que je suis. Une fille
comme les autres, en plus chanceuse. Je me tourne vers Matthew, la main
tendue pour m’aider à entrer dans le cinéma.

En beaucoup plus chanceuse.

– Je crois qu’il est temps d’y aller.


– Avoue que tu es soulagé ! je souris en le suivant dans le vaste hall du
multiplex où mon film va être projeté.

Il englobe une dernière fois la masse grouillante, bruyante. Et il finit


par secouer si vigoureusement la tête que j’éclate de rire. Il m’imaginait
déjà abattue par balles ou quelque chose comme ça. Nous traversons le
vestibule pour rejoindre les producteurs et les autres acteurs… quand un
homme se précipite vers moi. Grand, dégingandé, le cheveu noir et gras
plaqué sur son crâne, il brandit une carte de presse sous mon nez. Je
remarque la chemise à moitié sortie de son pantalon. Matthew aussi, l’air
suspicieux.

– Liz ! Il faut que vous m’accordiez un entretien…


– C’est-à-dire que je suis pressée…
– Je vous en supplie !

Il y a de tels accents de désespoir dans sa voix que je recule. Il me


montre à nouveau sa précieuse carte comme s’il s’agissait d’un sésame
magique.
– Je suis journaliste, vous voyez. J’ai le droit de vous interviewer.
– Monsieur, s’il vous plaît… gronde Matthew.

Sa voix est si basse, si rude, que je la reconnais à peine. Quant à ses


yeux verts, ils se parent d’ombres noires que je ne lui connaissais pas. On
dirait un autre homme – un fauve prêt à bondir.

– Non ! s’exclame l’inconnu. Ça ne prendra pas longtemps, je vous le


promets. Mais il faut que je vous parle. Vous comprenez ? Il le faut !
– Vous pouvez vous adresser à mon agent si…

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase.

– NON ! hurle-t-il. C’est à vous que je veux parler ! À vous seule !

Toutes les têtes se tournent dans notre direction ; les conversations


s’interrompent. Matthew place un bras devant moi… mais les traits du
mystérieux reporter se transforment, défigurés par la colère, la rage, le
chagrin. Et il tend les mains dans ma direction avec une avidité terrifiante.

– Je veux te parler, Liz ! À toi ! À toi et à toi seule !

Bondissant avant, il m’attrape par la taille, ses doigts squelettiques


emprisonnant mes hanches… une fraction de seconde. À peine ai-je senti
son contact qu’une force phénoménale le repousse, l’arrache à moi.
L’homme est aspiré en arrière comme un fétu de paille. Et moi, je
m’écarte sur le côté tandis que Matthew immobilise ses bras avec une clé
dans le dos. J’en ai un hoquet de surprise. À toute allure, mon garde du
corps plaque l’importun contre le mur, écrasant son visage et son torse
contre la paroi sans lui laisser une chance de fuir – ou même de respirer.

– Ne touchez pas un seul de ses cheveux ! siffle-t-il d’une voix


glaçante.

Ce n’est plus le bodyguard qui parle. J’en ai la certitude. C’est Matthew


Turner. C’est l’homme qui m’a aimée, caressée, chérie dans ma chambre.
Et c’est l’homme que j’aime, tout simplement. Mon cœur bat la chamade.
Je contemple toute la scène à distance, sous le choc. Je peine à reprendre
mes esprits tandis que le fou essaie vainement de se débattre. Il gesticule
comme un ver sous le poids de mon ange gardien. Il se met à sangloter, un
filet de bave au coin des lèvres.

Et si c’était lui, mon désaxé ?


11. Un coup dans l'eau

Des bribes de conversation me parviennent du fond du couloir, mêlées à


la petite musique des doigts qui frappent un clavier et à l’odeur d’une
machine à café en train de cracher son jus de chaussettes. Un peu
impressionnée, je contemple les murs gris, bardés d’affiches contre les
violences conjugales ou le harcèlement scolaire. Assise sur une chaise
dans un petit bureau à l’écart, j’attends le retour de Matthew. Il est en train
de s’entretenir avec d’autres policiers. Des connaissances, sans doute. En
attendant, je patiente dans ma veste à paillettes qui détonne au milieu des
uniformes bleu marine ou des tailleurs-pantalons.

Je me sens un peu déguisée…

Surtout, je serre le blouson en cuir vieilli de mon garde du corps,


déposé par ses soins sur mes épaules avant qu’il ne quitte la pièce. Je
tremble. Sans m’en rendre compte. Sans m’arrêter. Choquée par mon
agression, j’ai refusé d’assister à la projection de mon film pour me rendre
au commissariat. Autant dire que Karl était vert. Puis rouge. Oui, Karl
change beaucoup de couleurs. Le pauvre homme, je lui donnerai une crise
cardiaque, un jour. J’imagine déjà son rapport d’autopsie.

Cause de la mort : Liz Hamilton.

Je pousse un soupir en songeant à la première. En ce moment, les


journalistes et invités triés sur le volet doivent découvrir ma comédie
romantique. Et je me retrouve dans un commissariat, à espérer des
nouvelles du maniaque qui a tenté de m’agresser. Enfin, je crois. J’ignore
ce qu’il voulait exactement avec sa pseudo-interview. Je me mets à triturer
mon portable, comme toujours lorsque je suis nerveuse. J’en profite pour
envoyer un SMS à Angela afin de la rassurer. Quand soudain, Matthew
rentre dans le bureau, encadré par deux inspecteurs.
– Bonsoir, mademoiselle Hamilton.

Le premier est un grand brun aux yeux noirs, posé et sûr de lui. Ses
gestes sont calmes, rassurants – exactement le genre d’homme qu’on a
envie de voir débarquer à son domicile lorsqu’on a un tueur fou aux
trousses. Le second, plus jeune et châtain, me regarde avec des yeux de
carpe. S’il ne portait pas un insigne, je le confondrai avec un fan. Il tient à
la main un carnet de notes comme s’il mourrait d’envie de me demander
un autographe. Je jette un regard à Matthew… qui me décoche un clin
d’œil.

Comment fait-il pour toujours savoir exactement ce dont j’ai besoin ?

– Nous avons des nouvelles, m’annonce-t-il.

Passant derrière ma chaise, il pose ses grandes mains sur mes épaules
alors que le brun – l’inspecteur Atkins, dixit sa plaque – me jauge du
regard. Il semble vérifier que je peux encaisser le choc. Au-dessus de moi,
Matthew hoche la tête. Je suis plus solide qu’on ne le croit. Je n’ai rien
d’une petite chose fragile, contrairement aux croyances de mes proches. Et
les doigts de mon bodyguard se referment plus sûrement sur ma peau, à
travers le cuir de sa veste. Jamais je ne me suis sentie aussi en sécurité
malgré la menace.

Parce qu’il est là. Avec moi.

– L’homme que nous avons arrêté s’appelle Andrew McDonald. Il a


quarante-quatre ans et il vit seule dans l’appartement qu’il occupait avec
sa mère avant le décès de cette dernière, survenu voici trois ans.

Je hoche la tête. Ça pose le personnage déjà.

En gros, j’ai été agressée par Norman Bates.

– Je vous en supplie, dites-moi qu’il ne l’a pas empaillée…


Les flics échangent un bref regard… avant d’éclater de rire.
Visiblement, ils ne s’attendaient pas à ce que je garde mon sens de
l’humour.

– Non, rassurez-vous, s’amuse Atkins. Elle a été enterrée et son fils n’a
jamais profané sa tombe. Par contre… il a développé une obsession autour
de vous suite à sa disparition. Depuis trois ans, il collectionne tout ce qui
vous concerne : coupures de presse du monde entier, photos, dédicaces,
DVD…

Je hoche la tête.

– Nous sommes passés chez lui, précise le blond. Ça faisait froid dans
le dos.

Atkins l’interrompt d’un coup de coude sec tandis que Matthew exhale
un souffle agacé dans mon dos. Mon petit doigt me dit que mon
admirateur est un jeune stagiaire…

– Il avait simplement tapissé ses murs de portraits de vous,


mademoiselle Hamilton. Toutes les pièces.

Je frissonne. Et c’est vers Matthew que je me tourne pour poser la


question qui me brûle les lèvres, à la fois pleine d’espoir et anxieuse :

– Est-ce que tu penses que c’est lui ?

Il plonge dans mes yeux avant de me répondre – et je sais tout de suite


ce qu’il va dire à son regard très doux, empli d’empathie. On dirait qu’il
cherche à amoindrir ma déception par son sourire encourageant :

– Non, Elisabeth. Andrew McDonald n’est pas ton harceleur. Il s’agit


simplement d’un fan désaxé.
– Mais vous en êtes sûr ? Sûr, sûr ?
– Absolument, mademoiselle Hamilton, intervient Atkins. Notre gars a
vite craqué en salle d’interrogatoire et il est passé aux aveux. Il vous a
bien envoyé des lettres mais il s’agissait de missives enflammées. Nous en
avons retrouvé les brouillons à son domicile, lors de la perquisition.

Tout mon corps s’affaisse, comme si je me tassais sous le poids de la


révélation. Ce n’est pas encore ce soir que mon cauchemar s’arrêtera. Car
mon maniaque se montre de plus en plus offensif, multipliant les
agressions depuis l’oiseau cloué à ma porte ou la voiture lancée sur moi à
pleine vitesse. Quelle sera la prochaine étape ? Matthew se penche à mon
oreille, protecteur.

– Je ne le laisserai jamais t’approcher.

À croire qu’il lit dans mes pensées.

– En attendant, je te conseille vivement de demander au juge une


ordonnance restrictive pour Andrew McDonald.
– Turner a raison, confirme Atkins. Elle vous sera accordée sans
problème et ce type ne pourra plus vous approcher à moins de cinq cents
mètres. Et croyez-moi, après notre petite conversation, il a perdu l’envie
de vous suivre partout.

J’acquiesce faiblement. C’est sans doute mieux que rien. Mais j’ai
surtout l’impression que nous avons donné un coup dans l’eau. Quand
verrais-je la fin du cauchemar ?

***

Dix minutes et une série d’autographes plus tard (les policiers sont des
spectateurs comme les autres), je quitte le commissariat au bras de
Matthew. Quand une grande brune se met en travers de notre route. Une
superbe brune, devrais-je dire ! Avec ses yeux gris et sa taille mannequin
sous un strict tailleur-pantalon noir, elle ressemble plus à une héroïne de
série télé qu’à une véritable enquêtrice. Un immense sourire à la Julia
Roberts sur ses traits, elle fond sur mon garde du corps avec un cri de
ravissement. On dirait un couinement de souris.
Non, je ne suis pas mesquine. Pas du tout.

– Matt ! s’exclame-t-elle en le serrant dans ses bras.


– Nathalie !

Il lui rend son étreinte avec effusion. Je peux aussi les laisser seuls,
s’ils préfèrent. Ou leur réserver une chambre d’hôtel.

Jalouse, moi ? Jamais de la vie !

– Je ne savais pas que tu étais de garde ce soir, poursuit Matthew.

Je bouillonne comme une cocotte-minute tandis que ladite Nathalie se


détache enfin de MON garde du corps. Pour la première fois de ma vie, je
ressens un curieux pincement au cœur. Mais je peine à identifier ce
sentiment qui me transperce, tel un aiguillon.

Non, ce n’est pas de la jalousie. N’insistez pas.

– Nathalie Crawford, se présente-t-elle en me gratifiant d’une franche


poignée de main.
– Liz Hamilton.
– Enchantée.

Puis, à Matthew :

– Dis donc, préviens-moi si tu déménages bientôt à Hollywood ! Ça


doit drôlement te changer des descentes aux Stups.

Mon bodyguard acquiesce, le visage grave.

– Nathalie est ma meilleure amie, m’explique-t-il. Nous nous sommes


connus dès ma première année de boulot, même si elle travaillait déjà la
criminelle.
– Matthew était le meilleur agent des Stups.

Cette fois, je souris vraiment :


– Ça ne m’étonne pas.
– Le meilleur, je ne sais pas. Miles aussi était excellent. Enfin si l’on
excepte…

Il se tait brutalement et une minute s’écoule dans un silence pesant,


lourd de souvenirs et d’images violentes, sanglantes, échappées de la
mémoire de Matthew. Je pose une main discrète sur son avant-bras, sans le
quitter des yeux. Et mon regard sur lui ne semble pas échapper à Nathalie.
Elle nous observe tous les deux, un peu en retrait. Mes doigts pressent la
peau de mon garde du corps, y imprimant de petites marques rouges tandis
qu’il se réfugie dans mes yeux l’espace d’une seconde.

– C’est du passé, finit-il par conclure.


– Tu as raison, renchérit son amie. Tu dois te concentrer sur l’avenir,
maintenant. As-tu la date de ton passage devant la commission d’enquête
?
– Je dois être auditionné dans deux jours.

Devant ma surprise, il ajoute :

– Il s’agit d’un entretien où je vais présenter ma version des faits


devant le bureau des affaires internes.
– Tu vas pouvoir prouver ton innocence, alors ! lui dis-je, enthousiaste.
– Ce n’est pas si simple. Il s’agit de ma parole contre celle de mes
anciens partenaires – plus expérimentés et plus respectés. Je n’ai toujours
aucune preuve en ma faveur.

Il secoue la tête et son masque de self-control se fendille une seconde,


laissant filtrer une colère trop longtemps refoulée :

– Si seulement je retrouvais ses maudites bandes-vidéo !

Et si seulement je trouvais un moyen de l’aider, me dis-je en saluant


Nathalie avant de sortir du commissariat avec les méninges en surchauffe.
12. Jamais deux sans trois

Après une nuit d’intense cogitation, je trouve enfin la bonne idée pour
aider Matthew, toujours à la recherche des bandes-vidéo prises sur les
docks la nuit où il a tiré sur son meilleur ami. Avec l’aide de ces
enregistrements, il pourrait prouver sa version des faits. Et tout
s’arrêterait. Son cauchemar personnel prendrait fin, lui permettant de
blanchir sa réputation, de montrer qu’il était bien en légitime défense. En
rentrant à la maison hier, j’ai vu combien il était miné par cette histoire :
comment un homme aussi intègre pourrait-il supporter d’être soupçonné
de corruption ?

Encore vêtue de mon kimono en satin rouge, je ferme à double tour la


porte de ma chambre. Je suis en mission top secrète. Je ne voudrais pas
donner de faux espoirs à Matthew. Me perchant sur mon lit, je m’installe
au milieu des coussins et des draps défaits – pas par la passion, hélas !

Ô rage, Ô désespoir…

En dépit de nos baisers échangés après le dîner chez sa mère, mon garde
du corps n’a plus franchi le seuil de mon antre. Peut-être un peu à cause
des photos volées – toujours pas parues… histoire de faire grimper ma
tension en flèche ? Ce n’est pourtant pas faute de rêver d’une étreinte
torride ! Mais la situation reste précaire. Il est mon bodyguard, payé pour
veiller sur moi. Et moi, je suis une célébrité, exposée aux regards du
monde entier, épiée dans ses moindres faits et gestes. Dans ces conditions,
comment pourrions-nous parier sur l’avenir ?

Comme dirait Facebook, c’est compliqué.

Je finis par m’emparer de mon téléphone rose en forme de lèvres


(personne n’a dit que j’avais bon goût). En même temps, je cherche un
numéro de mon répertoire (personne n’a dit que j’étais moderne). Tournant
les pages, je retrouve les coordonnées tant espérées. J’étais certaine de les
avoir gardées depuis ce jour où j’ai illuminé le sapin de Noël du
Rockefeller Center devant toutes les caméras du pays. À ce moment,
j’étais plus excitée qu’une gosse… et j’ai rencontré dans la foulée une
personne apte à sortir Matthew de ce guêpier – du moins, je l’espère.

Tout en jetant des coups d’œil fébriles en direction de la porte close, je


compose le numéro. À cette heure matinale, Matthew est sur l’un des tapis
de course de ma salle de sport. Occupé à enquiller les kilomètres, il
enchaînera ensuite sur une séance de musculation.

Ne pas penser à ses abdominaux, ne pas penser à ses abdominaux.

Une sonnerie lancinante retentit à mon oreille. D’habitude, le matin je


dors encore pendant une ou deux heures (ou trois, j’avoue). Quand je ne
tourne pas, j’ai un mal fou à me lever avant dix heures – à moins, bien sûr,
qu’une bonne âme n’ait loué une grue pour m’extraire de mon lit.
Tournicotant le fil de mon appareil autour de mon index, je patiente
quelques secondes… avant qu’une voix masculine ne réponde.

– Monsieur Peterson ? je demande.

Le maire de New York. Sur sa ligne directe.

– Liz Hamilton à l’appareil.


– « La » Liz Hamilton ?

Je souris.

– Dites-moi si vous en connaissez plusieurs – parce qu’il ne peut en


rester qu’une, comme les Highlander.
– Cette fois, aucun doute ! rit-il. C’est bien vous. Comment allez-vous,
Liz ? Que me vaut le plaisir de votre appel ?

Sa voix se fait charmeuse, comme tous les politiciens – d’autant qu’il a


sans doute déjà vérifié la provenance de mon appel grâce à son secrétariat.
J’entends des bruits derrière lui.

– En fait, j’aurais un petit service à vous demander.

Je lui explose mon plan : retrouver les bandes de toutes les caméras de
surveillance du port de New York dans la nuit du 27 juillet 2015. Bien sûr,
impossible de récupérer les vidéos effacées par les deux flics ripoux. Ces
images-là sont à jamais perdues. Mais peut-être d’autres enregistrements
apporteront-ils des informations importantes ? À commencer par
l’identité du témoin qui a assisté à toute la scène et que mon garde du
corps cherche désespérément depuis six mois.

– J’ignore combien de temps les films sont conservés par les autorités
portuaires, Liz. J’imagine qu’ils en font des copies pour nos archives. Je
vais me renseigner. Mais puis-je vous demander à quoi ces bandes vont
vous servir ?

À mon tour de parler d’une voix de velours, avec la séduction d’une


actrice chevronnée, habituée à conquérir son public, la presse, les
critiques…

– Toutes les femmes ont le droit de garder leurs petits secrets, n’est-ce
pas ? Et merci mille fois, monsieur Peterson.
– Appelez-moi Hugh, je vous en prie. C’est toujours un plaisir d’aider
une femme aussi exceptionnelle.

Eh voilà ! In the pocket.

***

Deux heures plus tard, je n’ai toujours pas daigné enfiler le moindre
vêtement. Faute d’être attendue quelque part, je traîne en kimono dans
toute la maison ou m’écrase comme un mollusque sur mon canapé. À
peine ai-je eu la force de me servir un jus de pamplemousse… que le
téléphone sonne à nouveau. Je me précipite sur le combiné et parle à
nouveau au maire.
– Je voulais seulement vous avertir qu’un de mes assistants se rend
demain aux archives pour s’assurer que vos bandes sont disponibles. C’est
lui qui vous recontactera.
– Je ne sais pas comment vous remercier, monsieur le maire. Vous
m’avez rendu un immense service.
– Ne criez pas victoire trop vite !

Je raccroche le cœur léger, avec la furieuse envie de danser comme une


squaw autour d’un pilier, quand une voix aiguë s’élève dans mon dos :

– Je rêve ou tu viens de demander une faveur au maire de New York ?

Roulée en boule sur le sofa, je me tourne vers l’entrée et découvre ma


grande sœur plantée sur le seuil, l’air furibond. Vêtue d’une combinaison-
pantalon issue de sa dernière collection « capsule », elle semble revenir
de boîte de nuit et me foudroie d’un regard noir qui me cloue sur place.
Saisissant mon plaid, je m’en couvre les jambes, peut-être pour me cacher.
J’aperçois alors la silhouette de Matthew dans le couloir, remonté de la
salle de sport. Il est prêt à intervenir, tel mon ange gardien. D’un sourire,
je lui fais signe de partir. C’est ma sœur, je peux gérer. Mais pourquoi
diable lui ai-je confié les clés de mon domicile ? Comme à ma mère,
d’ailleurs.

Je devais être folle.

– Bonjour, Madison ! fais-je en essayant de garder un ton enjoué.

Ce qui requiert tout mon talent d’actrice.

– Quel bon vent t’amène ?

Elle élude ma question d’une main sèche, comme elle chasserait une
mouche importune. Et me fixant droit dans les yeux, elle répète :

– Tu as appelé le maire pour lui demander un service ?


– Eh bien, oui.
– Pour qui ? Pour toi ?
– Euh, non…

Je ne donne pas plus de précision, consciente de ne pas avoir à lui


rendre de comptes… Surtout, Matthew n’est pas loin et je refuse qu’il
découvre mes récentes démarches. Je me mords les lèvres, prise entre
deux feux.

– C’est la meilleure ! me balance Madison. Tu es prête à déranger


Hugh Peterson en personne… mais quand il s’agit de moi, tu ne lèves pas
le petit doigt.
– Pardon ?
– C’est ça, joue les innocentes ! L’autre jour, je t’ai demandé de
contacter l’assistant de M. Night Shyamalan au sujet de son prochain film.
Je veux absolument passer l’audition le mois prochain et tu n’as toujours
pas décroché ton téléphone.

Je blêmis.

– Tu sais bien que j’ai mes raisons.

Je connais personnellement ce réalisateur pour lequel j’ai déjà travaillé


et je redoute les caprices de ma sœur. Ne l’ai-je pas déjà pistonné dans
deux autres productions hollywoodiennes, jouant de toutes mes relations
pour l’imposer au générique ? Quitte à me fâcher avec certaines
personnes… car une fois engagée, Madison ne s’est pas comportée comme
espéré. Absences à répétition, comportements de diva, trous de mémoire…
mon aînée a fini par abandonner les deux projets. Et tant pis pour moi, qui
m’étais portée garante en son nom !

J’entends encore la voix furieuse de Richard Curtis au téléphone, me


jurant qu’il ne voulait plus jamais entendre parler de moi ou mon
envahissante famille. Me raclant la gorge, je lui rappelle prudemment ses
deux derniers fiascos. Ce qui a le don de la mettre en rage. Se rapprochant
du canapé, elle pointe sur moi un index accusateur.

– Pourquoi te sens-tu toujours obligée de me rabaisser ?


– Ce n’est pas…
– La grande Liz Hamilton, qui se croit tellement mieux que les autres,
tellement au-dessus du commun des mortels !

Me singeant, elle agite les mains à ma façon avant de se figer, hors


d’elle. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. De mon côté, j’attends seulement
que l’orage passe. Ce n’est pas la première crise de jalousie que j’essuie.
Et d’une certaine manière, je la comprends : vivre dans mon ombre est
souvent pesant et sa place au sein de notre famille n’est pas la plus facile.

– Tu es une fille odieuse ! Tu as le cœur sec ! Tu te fiches pas mal de


ma carrière ou de mes rêves !
– C’est faux. Quand tu as voulu te lancer dans la chanson, j’ai financé
ton single. Quand tu as eu envie de dessiner une collection de mode, je l’ai
cosignée avec toi.
– Parlons-en ! Non seulement tu as tiré la couverture à toi… mais en
plus, tu n’assures même pas la promotion de la ligne plus d’une soirée !
Résultat, nos ventes sont catastrophiques. Par ta faute.

C’est un peu fort, là.

– Je trouve que tu exagères.


– Moi ? J’exagère ? Alors que tu te plies en quatre pour je ne sais qui
sans jamais aider ta propre sœur ?

Son accusation me perce le cœur.

– Tu ne fais aucun effort pour moi !

Elle ne me laisse pas le temps de riposter. Furieuse, elle tourne les


talons, traverse le couloir et disparais à ma vue. Une seconde plus tard,
j’entends la porte de l’entrée claquer violemment… et un cadre se
décrocher du mur avec fracas. Au son des éclats de verre, je rentre la tête
dans les épaules, heureuse d’avoir survécu à l’ouragan. Ce n’est pas
Madison qu’on aurait dû l’appeler… mais Katerina.

***
Sonnée par ma dispute, je reprends mes esprits en buvant quelques
gorgées de mon affreux jus de fruits « healthy ». Un grand merci à mon
coach sportif qui me confond avec une fanatique du Géant vert. Ne reste
que des fruits momifiés – pardon, je crois qu’on dit « fruits secs » – et des
jus de légumes destinés à nourrir des extraterrestres en cas d’invasion.
Autant dire que je harcèle la pizzeria la plus proche ! Avec une grimace de
dégoût, je repose l’affreuse boisson acide comme s’il s’agissait d’une
tonne de nitroglycérine.

– Beurk !

Qui peut avaler un truc pareil – en dehors de Gwyneth Paltrow, bien sûr
?

À nouveau, la sonnerie du téléphone retentit. Encore le maire ? Il est en


train de devenir complètement accro, ma parole ! Je décroche aussitôt.
Sauf qu’il ne s’agit pas de Hugh Peterson ou d’un de ses collaborateurs.

– Je ne te réveille pas, Liz ?

Mon agent.

– J’entends une pointe d’incrédulité dans ta voix, Karl. Je pourrais


presque me sentir vexée si je n’étais pas si magnanime.

Il ne rit pas. De toute manière, il ne rit jamais. C’est bien connu, Karl
Wallace n’a aucun humour – ou alors, c’est moi ? Non, non, c’est
forcément lui, voyons ! De la cuisine me parviennent des bruits familiers
– Matthew en train de se bagarrer avec la cafetière. Le pauvre n’a toujours
rien compris aux capsules et regrette l’époque bénie des filtres. Mon
sourire s’élargit. Et mon cœur bat plus vite. Je ne pourrais plus envisager
ma vie sans sa présence protectrice.

Ce qui me donne le vertige.

Et me fiche les jetons.


Mon agent se charge alors de me ramener sur terre. Via un vol express.

– Tu as lu la presse, ce matin ?

J’éclate de rire :

– Jamais à jeun, Karl.

Gros soupir. Et retour à mon immonde jus de pamplemousse.

– Je comprends mieux pourquoi tu as tant insisté pour réembaucher


Matthew Turner !
– Je ne vois pas le rapport.
– Eh bien, tu n’as qu’à jeter un coup d’œil à la couverture de People, US
Weekly ou The Enquirer.
– Oh.

Ça sent le roussi.

Karl expire longuement, comme s’il participait à un cours de yoga


prénatal. De mon côté, je me précipite sur mon ordinateur portable, posé
sur la table basse. Une recherche Google plus tard, j’affiche une mine
déconfite. Je m’étale en couverture de tous les magazines à scandales. Et
en excellente compagnie ! Car il s’agit des photos volées de moi et
Matthew en train de nous embrasser dans une rue de Little Italy. Je me
mordille les lèvres en parcourant les titres : « Elle aime son garde du
corps ! » « La star et le bodyguard » et autres pépites.

– Tu aurais au moins pu être discrète ! lâche Karl, acide.

La colère perce dans sa voix.

– Une aventure avec ton garde du corps ! Sérieusement, Liz !

Ah si, en fait il a de l’humour.

Tout en recevant ma volée de bois vert – décidément, ce n’est pas mon


jour ! – je parcours en diagonale les articles des sites people. Je
comprends mieux pourquoi les photos sortent seulement maintenant : la
presse attendait la première de mon film pour créer le buzz ! Les
journalistes évoquent mon agression de la veille par un fan désaxé et
l’intervention providentielle de mon bodyguard. Certains ont même
agrémenté leur prose de clichés de Matthew et moi en train de quitter le
multiplex. Il me tient par le coude, son corps placé devant moi pour
m’abriter des flashs. Comme s’il faisait écran entre moi et le monde.

Je l’aime. De toutes mes forces.

– Ça ne pouvait pas plus mal tomber avec la sortie de You & I ! Tout le
monde ne parle que de cette histoire ridicule.
– Ridicule ? je m’étrangle.

La chose la plus importante de ma vie, ridicule ?

– Ça n’a rien de bien glorieux, crois-moi ! s’exclame Karl, furax. Au


lieu de sortir avec une star capable de t’apporter une bonne publicité… toi,
tu optes pour ton bodyguard !

Il y a tant de mépris dans ses mots que j’en reste bouche bée. De quel
droit se permet-il de juger ma vie privée ?

– Ce type a une influence déplorable sur toi.


– Ce « type » s’appelle Matthew Turner. Et c’est l’homme le plus droit,
le plus courageux, le plus honnête que j’ai croisé de ma vie. Tu devrais
prendre exemple sur lui, Karl ! Tu ne lui arrives pas à la cheville, ni toi ni
aucun de ces acteurs prétentieux avec lesquels tu veux m’acoquiner.

C’est sorti d’une traite. Nous en sommes tous les deux sans voix durant
une minute. Je ne l’ai guère habitué à ces mouvements de révolte – ou
d’affirmation de moi. Mais je ne supporte pas qu’on touche à Matthew.

– Tu as perdu la tête, Liz.


– Pas du tout.
– On parle d’un vulgaire garde du corps ! Alors tu vas me faire le
plaisir de publier un démenti rapidement. J’ai déjà prévenu ton publiciste
et…
– Hors de question.
– Quoi ?
– Je ne renierai pas ma relation avec Matthew.
– Tu peux invoquer un moment de faiblesse due à l’incroyable pression
qui pèse en ce moment sur tes épaules.
– NON !

Mon cri s’élève jusqu’au plafond, ferme et autoritaire. Et les mots me


viennent naturellement aux lèvres :

– Je suis amoureuse de mon garde du corps. Que ce soit clair pour tout
le monde !

J’inspire un grand coup et répète :

– Je ne renierai pas Matthew. Je l’aime.

Ces quelques syllabes résonnent dans le silence, prenant corps,


consistance. Jailli de ma gorge, l’aveu me monte au cœur, au cerveau. Et
j’admets l’évidence : je suis folle de cet homme. Je l’aime comme je n’ai
jamais aimé avant lui. À l’autre bout de la ligne, mon agent tente de
répliquer mais je coupe court à la conversation en raccrochant. Parce que
Matthew me donne des ailes. Parce qu’il m’a changée. Avec lui, grâce à
lui, je suis moi… en mieux.
13. Les fantômes du passé

– Tu es sûr que tu ne veux pas faire appel à un avocat ? dis-je, inquiète.

Je presse les mains de Matthew sans le quitter des yeux. C’est le grand
jour. Dans le couloir du commissariat, il s’apprête à rencontrer deux
émissaires du bureau des affaires internes. Curieusement, il semble moins
nerveux que moi. Peut-être parce qu’il a eu le temps de se préparer ?
Peut-être à cause de son sang-froid à toute épreuve ? Nouant nos doigts, je
me mords les lèvres avec l’envie de folle de me pendre à son cou, de
l’étreindre et l’embrasser pour lui transmettre ma foi – ma foi en lui.

– Je ne suis pas coupable.


– Mais un avocat aurait défendu tes intérêts.
– Et tu te proposes ? sourit-il.

L’allusion à mes études de droit, suivies depuis trois ans par


correspondance, me tire un sourire. Malheureusement, je n’ai pas les
compétences pour lui venir en aide. Et je regrette de ne pas avoir encore
mon diplôme en poche pour le soutenir devant les inspecteurs. Nous
aurions fait une sacrée équipe.

– Si seulement ! Mais je connais de très bons avocats. Si tu veux, je


peux téléphoner au cabinet de maître Newton. C’est lui qui s’occupe de
mes affaires.
– Non, je n’ai rien à me reprocher.
– Ça ne suffit pas toujours.
– Je fais confiance à la justice.

À son tour, Matthew sourit, les yeux adoucis. Puis, posant ses grandes
mains sur mes épaules, il m’attire contre sa poitrine et dépose un baiser
sur mon front, le bout de mon nez, et, fugacement, sur mes lèvres. Tant pis
si la moitié du commissariat nous regarde, têtes penchées à travers la
double porte entrebâillée de l’open space. Quand sa bouche effleure la
mienne, je le saisis par les revers de son blouson en cuir marron.

– Merci d’être avec moi, Elisabeth.


– Je ne peux pas faire grand-chose.
– Tu es là. C’est la seule chose qui compte.

Nos regards se croisent avant qu’il ne recule d’un pas… et détache lui-
même mes doigts, agrippés au cuir, avec un sourire amusé. Ce matin, j’ai
insisté pour venir avec lui au commissariat. N’a-t-il pas toujours été là
pour moi, y compris dans les pires moments ? Je veux lui rendre la
pareille, être à ses côtés. Notre relation n’est plus seulement
professionnelle – nous le savons tous les deux.

– Cela risque d’être long.


– J’attendrai le temps qu’il faudra. De toute manière, tu n’as rien à te
reprocher.

Il baise mes mains l’une après l’autre, en les portant à ses lèvres. Puis il
s’éloigne dans le couloir pour rejoindre une salle d’audition. Mon cœur bat
la chamade au moment où il disparaît. Aujourd’hui, il va pouvoir raconter
sa version des faits, dire la plus stricte vérité. Mais la police des polices
pourra-t-elle l’entendre ? Je me laisse lourdement tomber sur un banc. Le
moral n’est pas au beau fixe. Il est plutôt dans mes chaussettes.

Ou carrément au fond de mes chaussures…

En proie à une nervosité grandissante, je commence à gober les petits


bonbons à la menthe que je planque toujours dans mon sac à main – et que
j’avale avant d’embrasser des acteurs face à la caméra. En dehors de Dick
Carter. Celui-là, j’avais croqué dix oignons avant de lui rouler une pelle. Il
s’en souvient encore.

– Je peux m’asseoir avec vous ?


Relevant la tête avec surprise, je me retrouve nez à nez avec Nathalie.
La grande brune se tient devant mois avec deux gobelets à café à la main.

– Je vous en offre ? me propose-t-elle.

Et en plus, elle est gentille…

– Merci, fais-je en m’écartant un peu pour qu’elle s’installe.


– Cela ne vous dérange pas si j’attends Matthew avec vous ?

Je secoue la tête en absorbant une première gorgée de la boisson tiède,


l’estomac retourné. Sans cesse, je jette des regards en direction du bureau
où il est entendu comme s’il était un criminel. Lui, l’homme le plus
honnête du pays ! Pourquoi refusent-ils tous de voir l’évidence ? Nathalie
pose une main amicale sur mon bras.

– Ne vous en faites pas, il va s’en sortir. Il ne dit que la vérité et les


affaires internes finiront par s’en apercevoir.

Un bref silence s’installe entre nous jusqu’à ce que je le brise, trop


intriguée par la femme à mes côtés – et trop nerveuse pour ne pas chercher
une distraction :

– Quand avez-vous rencontré Matthew ?


– Oh ! sourit-elle, amusée. C’est une longue histoire. À l’origine, mon
mari travaillait avec lui à la brigade des Stups.

Hein ? Quoi ? Retour arrière, please !

– Votre mari ?
– Oui, Grégory est dans la police, comme moi. Nous avons eu ensemble
un petit garçon, Luke ! ajoute-t-elle en sortant une photo de leur petite
famille de son portefeuille.

Mon cœur bondit face aux sourires radieux de cette famille unie. Mais
je suis soulagée – si soulagée que je lui sauterai bien au cou. Jalousie,
quand tu nous tiens…
– De mon côté, je travaillais à la criminelle et nous avons bossé
ensemble sur une affaire de meurtres liés à un trafic de méthadone. Nous
nous entendions très mal. Je pensais avoir affaire à un macho de base…
jusqu’à ce que je découvre un homme au grand cœur, courageux et
généreux.
– Ça lui ressemble beaucoup.

Nathalie hoche la tête. Puis elle ajoute à voix basse, sur le ton de la
confidence et sûrement sans l’avoir prémédité :

– Vous avez de la chance, vous savez.


– Je sais.

Et nous attendons côte à côte pendant deux longues heures, en


échangeant parfois quelques mots. Quand enfin, la porte du fond s’ouvre,
livrant passage à un Matthew exsangue. Je bondis de mon siège, le pouls
affolé. Sur son visage, je peux lire les stigmates de la fatigue, trahie par
les grands cernes gris sous ses yeux. Il passe une main dans ses courts
cheveux blonds, à bout de force. Et il se dirige droit sur nous avec un
sourire forcé.

– Alors ? demande Nathalie, aussi nerveuse que moi.

De mon côté, je l’attrape par le bras et me serre contre lui.

– Je n’ai pas fait des étincelles.


– Ils ne t’ont pas cru ? je m’inquiète.
– C’est ma parole contre celle de deux agents qui ont plus d’ancienneté.
Et je ne pars pas grand favori dans cette course à la vérité.
– Mais toi, tu ne mens pas ! je m’insurge.

Ému par ma réaction, mon garde du corps m’offre un vrai sourire.

– Comme me l’a dit une femme très sensée, ça ne suffit pas toujours.
Or, la situation ne se présente pas très bien.
– Je suis désolée, murmure Nathalie.
Matthew la remercie d’un hochement de tête :

– Pas autant que moi.

***

La journée s’écoule dans une relative tranquillité entre coup de fil de


ma mère – qui me tient la jambe une heure – et brève visite au domicile
d’Angela. Matthew reste étonnamment silencieux, perdu dans ses pensées
et ses problèmes malgré son impeccable professionnalisme. Il continue à
veiller sur moi de tout son cœur. En début de soirée, nous dînons ensemble
sur la table basse du salon au milieu des boîtes blanches en provenance du
restaurant chinois. Matthew semble ailleurs. Pour nous détendre, je lance
un DVD que nous regardons côte à côte sur mon grand canapé huit places.
C’est là que nous nous endormons, ma tête tombant sur son épaule.

Quand soudain, un bruit me réveille. Suivi d’une secousse. Quoi ?


Quelle heure est-il ? Rouvrant les paupières, je me redresse d’un bond…
Hors d’haleine, Matthew est penché en avant, les mains posées sur ses
genoux. Il respire par la bouche, si fort que le son irrégulier remplit toute
la pièce. On dirait qu’il vient de courir un marathon. Le cœur lancé à
pleine vitesse, je pose une main douce dans son dos, assise près de lui. Il
est trempé de sueurs. Son tee-shirt lui colle à la peau.

– Matthew ?

Ma voix sonne étrangement dans le silence heurté. Et mon compagnon


met quelques secondes à réagir, les yeux perdus dans le vague. Il semble
encore absorbé par son cauchemar. Un instant, j’ai l’impression qu’il voit
encore des images tournoyer devant ses yeux. Cela me rappelle notre nuit
d’amour : il avait déjà le sommeil agité, fiévreux.

– Excuse-moi. Je… j’ai fait un mauvais rêve.


– Cela t’arrive souvent ?
J’ai parlé très bas, l’interrogeant avec douceur. Encore dans les vapes, il
frictionne son visage à deux mains pour chasser les derniers lambeaux de
sa vision. Appuyée contre son dos, je plante mon menton sur son épaule.
Je suis là pour lui, moi aussi. Je veux qu’il le sache.

– C’est toujours le même cauchemar. Je suis à nouveau dans cet


entrepôt sur les docks avec Miles. Je revis la même scène en boucle. Il me
demande de devenir un ripou avant de m’attaquer… et j’appuie sur la
gâchette. À chaque fois, je suis réveillé par le bruit de la détonation.

Enserrant son front entre ses doigts, les coudes plantés sur ses cuisses,
il semble accablé par le chagrin… Et soudain, je mesure le poids du
fardeau posé sur ses épaules. Il a la mort d’un homme dans la tête, en
permanence.

– Ça me hante, murmure-t-il.

Je le vois dans les yeux qu’il tourne vers moi, mangés par les ombres. Il
y a une telle détresse dans son regard que je m’empare de ses mains.

– Je me sens tellement coupable. J’ai été obligé de tuer mon meilleur


ami. Je l’ai abattu d’une balle en pleine tête, entre les yeux. Il a compris
au moment où j’appuyais sur la détente. Je l’ai lu sur son visage avant
qu’il ne tombe à la renverse.

Matthew semble soudain si torturé, si tourmenté. J’entremêle nos


doigts et pose mon front contre le sien, de sorte que nos lèvres se touchent
presque. Nos souffles, eux, se croisent à chaque expiration, mêlant nos
haleines, nos parfums.

– Tu n’es pas responsable. Tu as tiré en état de légitime défense parce


qu’il essayait de te tuer. Tu n’avais pas le choix.
– Je sais, mais…

Mais Matthew est un homme profondément humain, habité par une


conscience morale puissante, qui lui dicte tous ses actes. D’une nature
entière, il ne peut pas se pardonner cette mort, même s’il n’avait aucune
autre option, même si c’était lui ou son partenaire corrompu.

– J’aurais dû voir avant qu’il s’était laissé entraîner sur la mauvaise


pente. À l’école de police, nous étions comme deux frères. Et sur nos
premières opérations, nous nous sommes mutuellement sauvés la vie je ne
sais combien de fois. Quand il me couvrait, je pouvais monter à l’assaut
les yeux fermés. Je savais qu’il ne m’arriverait rien.

Il se tait une seconde avant de pousser un soupir qui brise mon cœur en
miettes.

– J’ignore quand il a été approché par Clifford et Stone… mais j’aurais


dû m’en rendre compte.
– Tu as tort, Matthew. Tu ne pouvais rien y faire.

Il s’apprête à m’interrompre mais je ne lui en laisse pas le temps, bien


décidée à lui faire entendre la voix de la raison, à le réconforter. La pointe
de mon nez effleure la sienne tandis que je le fixe droit dans les yeux.

– Miles était un grand garçon, libre de ses choix. En son âme et


conscience, il a pris la décision de devenir corrompu, de trafiquer de la
drogue, de s’allier avec les mauvaises personnes.
– Je sais.
– Et quand tu as découvert son stratagème, il t’a attaqué et il a essayé
de te tuer. Toi, son meilleur ami. Dans ces conditions, je ne vois comment
tu aurais pu réagir. Tu es une victime dans cette histoire. Certainement pas
le coupable.

À ces mots, ses yeux se dilatent, comme si mes propos percutaient


enfin sa tête en bois – car je ne connais pas d’homme plus têtu… J’ai alors
la certitude qu’une seule chose pourrait le guérir : que la vérité éclate au
grand jour, qu’il soit blanchi de tout soupçon corruption. En face de moi,
tout contre moi, il inspire un grand coup. Et il se lance :

– Que dirais-tu de partir, Elisabeth ?


– Quoi ?
Je n’ai pas tout suivi.

– Que dirais-tu de t’éloigner quelques jours de New York et de nos


problèmes ? J’ai envie de laisser derrière moi cette enquête, ces
souvenirs. J’ai envie que tu oublies le maniaque qui te harcèle.

Son regard plonge dans le mien.

– Je voudrais partir loin, avec toi.

Encore plus bas, alors que sa bouche se rapproche dangereusement à la


mienne, se colle à mes lèvres :

– Rien que toi et moi.


– Partir loin ? Ensemble ?

Je déglutis si fort que ma glotte monte et descend avec un gros bruit.


Sans doute pas très élégant… à l’instar du cri qui me perce la gorge :

– Je dis oui, oui, oui ! Quand est-ce qu’on part ?


14. Bodega Bay

Les cheveux au vent, nous roulons à toute vitesse à bord de la Chevrolet


décapotable louée par Matthew – une voiture rouge de collection sortie en
1969. Ivre de liberté, je lève les deux bras en poussant un ululement
joyeux. Au volant, mon compagnon éclate de rire, insouciant. Fini, le
garçon torturé ! Oubliée, l’actrice angoissée ! Pendant trois jours, nous
abandonnons notre passé ou nos peurs derrière nous. Et tandis que les
pneus dévorent le bitume, nous fuyons chaque seconde davantage nos
tracas.

– À nous la liberté ! je m’écrie.


– À nous la belle vie !
– À nous deux ! je conclus.

En osmose, Matthew appuie sur l’accélérateur au milieu des superbes


paysages du nord de la Californie. Sur une impulsion, mon garde du corps
a réservé un long week-end à Bodega Bay, petite ville portuaire avec vue
imprenable sur l’océan Pacifique au milieu de falaises coupées au couteau.
Rendus célèbres par Alfred Hitchcock et son film Les Oiseaux, les lieux ne
pouvaient que séduire une comédienne. Arrivés par avion le matin, nous
savourons ensemble notre première balade sur les routes.

Personne ne sait où je suis. Je n’ai même pas averti ma mère ou Karl de


mon départ – moi qui suis pourtant habituée à rendre des comptes à tout le
monde. N’ai-je pas le droit à cette petite bouffée d’air frais ? J’inspire à
pleins poumons. Et ouvrant la boîte à gants, j’en sors un foulard et le noue
autour de ma tête. Très années 1960. Amusé, Matthew me glisse un regard
en coin :

– Tu es superbe.
– Je te vois venir ! Mais tu n’obtiendras rien de moi par la flatterie.
– Même si je te dis que tu ressembles à Grace Kelly ?
– Dans ce cas, ça change tout.

Avec un grand éclat de rire, je me penche vers lui pour lui donner un
baiser. Quittant la route une seconde des yeux, Matthew effleure mes
lèvres avant de filer avec prudence. Il ne plaisante guère avec la loi – mais
quoi de plus normal pour un ancien policier ? J’en profite pour poser une
main possessive sur sa cuisse. Je l’avoue : j’attends la nuit avec une
grande impatience.

Non, je ne suis pas obsédée.

Ou seulement par lui…

La journée passe comme dans un rêve : nous déjeunons en tête à tête


dans un restaurant de fruits de mer à Bodega Harbour avant de nous offrir
une promenade en barque sur le lac. Des plaisirs simples, romantiques,
auxquels je n’ai jamais goûté. Trop habituée aux hommes désireux de
m’éblouir, je découvre autre chose avec mon compagnon : une
complicité, une intimité, une alchimie qu’aucune rivière en diamants et
aucun séjour dans un palace ne sauraient acheter.

– Tu es heureuse, Elisabeth ? me demande-t-il avec une inquiétude si


sincère, si touchante, que j’en ai le souffle coupé.
– Oui.

Ma voix vacille.

– Toujours quand je suis avec toi.

À son tour de perdre l’usage de sa langue. Dès que je suis à ses côtés, je
me sens plus légère, différente – moi-même, tout simplement. Pour la
première fois, je ne suis plus seule. J’ai quelqu’un à mes côtés. Et j’en
oublie presque qu’il est mon garde du corps, chargé de me protéger et payé
pour cela. Mais ce n’est pas une question d’argent, de travail. Il est là pour
moi. Je le vois quand il pose les yeux sur moi ou qu’il scrute les visages
des promeneurs dans la rue.
– Ne t’inquiète pas ! fais-je. Personne ne peut me reconnaître ici.
– Ce n’est pas New York mais je suis presque certain qu’ils ont le
cinéma et captent la télévision… ironise-t-il.

J’éclate de rire.

– Aucun rapport, monsieur Médisance. J’ai enfilé mon déguisement.

Sautant devant lui, je tourne sur moi-même en faisant tournoyer ma


courte robe blanche à fleurs rouges pour qu’il admire mon camouflage. À
mon foulard rouge attaché sous le menton, j’ai ajouté une paire de lunettes
teintées mouche assez larges pour cacher les trois quarts de mon visage.

– Tu y vois encore clair ?


– Dis tout de suite que tu n’aimes pas mes lunettes !
– Ce n’est pas ça… simplement, quand je te parle, j’aime voir un petit
bout de ton visage.

Je hausse les épaules face à tant d’incompréhension masculine pour les


subtilités de la mode. Malgré tout, je prends son bras pour le suivre dans la
rue, arpentant avec lui l’allée commerçante de la petite ville. À sa grande
surprise, mon stratagème fonctionne : nul ne m’identifie. Les
commerçants nous saluent d’un signe de tête, les plaisanciers, venus hors
saison, nous dépassent sans nous prêter un regard. Ça ne m’était pas arrivé
depuis des années ! Je m’en sens toute grisée.

– On fait la course ? je lui lance.

Ouvrant de grands yeux, il me regarde m’élancer et prendre de


l’avance… avant de se précipiter dans mon sillage. Il ne met pas
longtemps à me rattraper… et me distancer. Nous galopons en un joyeux
chassé-croisé jusqu’à la petite auberge où mon compagnon a réservé une
seule chambre – avec mon accord. Quand il m’a posé la question, j’ai eu
une petite boule d’émotion au ventre. Ma réponse n’a cependant pas tardé
: oui, oui à une nuit avec lui. Une nuit suivie d’une foule d’autres. Nous
arrivons hors d’haleine devant le desk de la réceptionniste – une
charmante vieille dame permanentée qui nous accueille avec le sourire et
nous regarde monter au premier étage d’un air rêveur.

Au dehors, le soleil couchant enflamme le ciel de ses dards mordorés.


Quand nous entrons dans la chambre, une douce lumière orangée la
baigne. M’approchant de la fenêtre, je retire mes lunettes et ouvre en
grand les rideaux. Le spectacle est époustouflant ! L’astre descend à
l’horizon et l’océan entier se transforme en miroir. Plus silencieux qu’un
chat, Matthew me rejoint et se place derrière moi. Mon cœur bat plus vite.
Parce qu’il est là, tout simplement. Parce qu’il est tout près de moi. Son
torse collé à mon dos, il m’entoure de ses deux bras.

– J’ai réservé une table au restaurant pour ce soir.


– À quelle heure ?
– Dans une heure environ.

Il pose sa joue contre la mienne, admirant les merveilles de la nature.


Son étreinte se resserre autour de moi. Alors, lentement, je me tourne vers
lui. Sans quitter l’étau délicieux de ses bras, je lui fais face, poitrine contre
poitrine.

– Et tu ne peux pas repousser un peu ?

Un peu, beaucoup ?

Un lent sourire affleure à ses lèvres. Je plonge dans son regard vert
foncé, vert kaki, comme je le ferai dans la mer. Je plonge pour m’y
baigner, m’y noyer.

– Tu as une autre idée en tête ?


– C’est possible, fais-je, joueuse.

Je noue mes mains derrière sa nuque comme si je m’apprêtais à danser


un slow ou une danse très sensuelle. Nos bassins se frôlent. Une foule de
pensées brûlantes me traversent l’esprit – et toutes impliquent Matthew,
nu, contre moi. Je lui souris, mutine. Et je commence à mordiller sa lèvre
inférieure sans pour autant l’embrasser. Ce qui a le don de le rendre fou.
– Une ou plusieurs idées…
– On oublie le dîner ! répond aussitôt Matthew d’une voix si pressée, si
impatiente, qu’elle me tire un petit rire.
– Tu es sûr ?
– Sûr et certain. Je crois qu’il y a autre chose au menu !

Et sans attendre, il m’embrasse à perdre haleine, à perdre la tête tandis


que nos corps fusionnent en une seule silhouette embrasée par le désir. La
nuit nous attend, pleine de passion, pleine de feu, pleine de nous.

Les doigts enroulés autour du cou de Matthew, je m’abandonne à son


étreinte alors que nos langues s’affrontent. Nos bouches se caressent, se
prennent en une interminable caresse. Je sens son goût si particulier – son
goût d’homme, d’épices, rehaussé par la pointe de son after-shave qui
nous enveloppe de ses notes viriles. Mon pouls s’affole, ma tension
s’envole. Je suis prise en son pouvoir – et je ne compte nullement m’en
délivrer. Les paupières closes, je lui rends son baiser avec une fougue
croissante. Quelque chose ouvre ses ailes au creux de moi, dans mon bas-
ventre – l’oiseau du désir.

Nous finissons par nous détacher l’un de l’autre, pour inspirer un grand
coup. L’oxygène commençait à manquer. À chaque baiser, il devient mon
air, mon tout. Et je ne connais rien de plus sensuel que ses lèvres
possessives sur les miennes. À bout de souffle, je garde la tête levée vers
Matthew et le regarde comme aucun homme avant lui. Les bras autour de
mes hanches, il se perd dans mes pupilles bleues. Une seconde file – ou
une minute. Le temps n’existe plus.

– Tu m’as sûrement jeté un sort, souffle-t-il.


– Je suis experte en vaudou ! souris-je. Entre autres choses.

Mon clin d’œil l’électrise. Et nos regards brûlants se prolongent, nous


liant l’un à l’autre aussi sûrement qu’un baiser. Tout passe à travers nos
yeux – des émotions si intenses, si féroces, qu’elles ne supportent pas les
mots, le choc des voix. Matthew pose une main douce sur ma joue. Sa
grande paume tiède couvre une partie de mon visage et je m’y love,
m’appuyant contre ses doigts. Un instant, je me ferme les paupières pour
savourer ce contact… avant de mordiller son pouce et de le suçoter en le
fixant sans détour.

– Elisabeth…

Sa voix rauque trouble le silence de la pièce, à l’instar de nos souffles


de plus en plus rapides et saccadés.

– Si tu savais comme j’ai envie de toi.


– Prouve-le !

Je n’ai pas besoin de me répéter. Il me soulève brutalement de terre.


Passant un bras sous mes genoux et un autre dans mon dos, il m’emporte
en direction du lit… surmonté par un grand miroir rectangulaire.
Intéressant. La même idée semble traverser Matthew au même moment. Et
un sourire en coin fend son visage. Je pourrais presque lire dans ses
pensées. À nouveau, ses lèvres fondent sur moi avec voracité. Sa langue
retrouve son chemin, s’immisçant en moi comme la plus exquise des
intrus.

Hypnotisée par son baiser, par mon corps pressé contre le sien, je me
laisse flotter au gré des sensations qui explosent en moi, tel un feu
d’artifice. Une fine chair de poule me couvre. Un grand frisson me balaie.
Chaque centimètre carré de ma peau réagit à son baiser torride, profond,
intense. Me blottissant contre lui, je joue avec la pointe de ma langue,
titillant la sienne, son palais. Nos salives se mêlent, créant notre philtre
d’amour. Et soudain, Matthew nous renverse sur le lit. Il ne me dépose pas
sur le matelas, non. Il tombe avec moi, amortissant ma chute entre ses bras
dans les éclats de rire.

– Tu es fou ! je m’amuse.
– Complètement. Et de toi.

Je cesse de respirer, nos jambes emmêlées sur les draps. Sur le mur, la
glace nous renvoie le reflet de nos corps entortillés, allongés flanc contre
flanc, front contre front. Ma coiffure s’écroule dans mon dos. Adieu, ma
haute queue de cheval ! Des grandes mèches se répandent sur mes
épaules, dans lesquelles Matthew plonge les doigts. Et tout en
m’embrassant, encore et encore, quitte à nous voler nos souffles… il
commence à déboutonner ma robe, fermée sur l’avant.

Comment ça, je l’ai choisie exprès ?

Ses doigts volent sur le tissu pendant que nos bouches se bagarrent en
une joute passionnelle. Bientôt, sa main écarte les pans en coton, révélant
ma peau nue, mon soutien-gorge de dentelle blanche et ma culotte
assortie. Se redressant sur un coude, mon amant prend le temps de me
détailler avec des yeux étincelants. Je me sens belle, sous son regard. Je
me sens femme. Aucun homme ne m’a jamais regardé comme lui.
Soudain, je ne suis plus un trophée ou une actrice célèbre. Je suis…

– Elisabeth… Tu es tellement belle.

J’en ronronne de plaisir pendant que sa main s’invite sur mon ventre,
me caressant lentement. Ses doigts me titillent, me donnent froid… avant
que sa paume ne passe juste après et me réchauffe. Un instant, il joue avec
mon nombril avant de monter plus haut, beaucoup plus haut. Sans
attendre, il détache mon soutien-gorge à l’aide du délicat ruban ivoire
noué entre mes seins.

Comment ça, j’ai tout prévu ?

Écartant délicatement les balconnets, Matthew laisse échapper mes


seins d’albâtre, ronds, tendus vers lui. Saturé par le désir, tout mon corps
l’appelle de ses vœux. Il étouffe alors un râle – ou une syllabe – puis il
plonge tête la première vers ma poitrine. Cette fois, je m’arc-boute sous
l’assaut. Je creuse le dos au moment à sa bouche se referme sur l’un de
mes tétons, le suçant avec appétit. À demi couché sur moi, il caresse mon
autre sein de sa main experte, soulignant l’aréole, titillant la pointe avant
de le soupeser, de le pétrir avec délicatesse.

Le plaisir m’envahit, diffus, puissant. Je me laisse aller alors que ma


poitrine se durcit sous ses coups de langue. Un instant, il pince doucement
mon téton entre ses doigts… avant de chasser la délicieuse morsure avec
sa salive. J’ai l’impression de recevoir une décharge électrique. Et je jette
un coup d’œil au miroir, découvrant mon corps tendu et Matthew penché
sur moi, à me butiner. Je gémis, sans nous quitter des yeux. Puis je tends
les bras vers mon compagnon… pour lui retirer son t-shirt. Épousant mes
gestes, il lève les bras et balance le tissu au loin.

Il est… magnifique. Je pose une main sur son torse athlétique, modelé
par le sport et une parfaite hygiène de vie. Du bout de l’index, je suis le
dessin de ses pectoraux. Je redécouvre chaque ligne de son corps, me
nourrissant de ses muscles, de sa peau veloutée. Et profitant qu’il se
redresse au-dessus de moi, je lui retire sa ceinture, la fais glisser des
encoches avant de la lancer à terre. Matthew, lui, m’aide à retirer ma robe
et mon soutien-gorge déjà ouverts. Je me retrouve en culotte, lui en jean.
Et m’asseyant sur le matelas, je me plaque contre lui, mes seins durcis
contre son torse moite. Telle une flamme, le désir nous embrase.

À son tour, il jette une œillade vers le miroir. J’abaisse sa braguette, tire
sur son pantalon… qu’il ôte lui-même, ses jambes sportives émergeant du
denim. Cet homme est parfait, des pieds à la tête. Un vrai régal pour mes
yeux, pour mes mains. Je presse une paume aventurière contre son sexe
dressé, à travers le tissu de son boxer noir et moulant.

Merveilleusement moulant.

Matthew avale sa salive si fort que je l’entends tandis que mes doigts
pressent son entrejambe. Le fixant droit dans les yeux, je glisse deux
doigts sous l’élastique du sous-vêtement… et commence à le descendre
lentement, centimètre après centimètre. Je me mordille les lèvres,
tentatrice. Et Matthew étouffe un râle au moment où je le libère, le
laissant apparaître dans toute sa virilité.

Une seconde passe. Brûlante. Torride. Jusqu’à ce que je me penche vers


lui, vers son sexe… pour le prendre dans ma bouche. Pour cela, je
descends du lit alors qu’il s’assoit sur le rebord, entièrement à ma merci.
Bien qu’à genoux sur le tapis, je me sens incroyablement forte, confiante
tandis qu’il coulisse en moi. Sa chaleur m’envahit et je goûte sa peau pour
la première fois – légèrement saline, très douce. Je devine l’une de ses
veines qui pulse contre ma langue tandis que je le caresse entre mes
lèvres, au creux de mon palais.

Posant deux mains douces sur mon crâne, au milieu de mes cheveux en
bataille, Matthew se retient à grand peine de bouger le bassin. Il me laisse
mener la danse à ma guise tandis que le plaisir monte entre ses reins. Je
l’entends perdre progressivement les pédales. Ses jambes se tendent, son
sexe grossit alors que ses doigts pressent un peu plus fort ma tête. Surtout,
son souffle s’accélère à mesure que je l’emmène au paradis. Jusqu’à ce
qu’il halète d’une voix vacillante :

– Attends…

Je relève la tête, substituant ma main à ma bouche, le prenant entre mon


pouce et mon index pour alterner. Impitoyable, je poursuis ma caresse, le
conduisant aux confins du supportable… avant qu’il ne pose une paume
ferme sur mon poignet.

– Attends, Elisabeth. Je te veux.

À ses yeux, je vois qu’il ne pourra guère se contenir plus longtemps –


ce qui me remplit d’orgueil. Quand soudain, il passe les mains sous mes
aisselles pour me porter sur le lit. Ses gestes s’enchaînent vite, fluides,
autoritaires. Impatient, il m’enlève ma culotte, révélant mon sexe déjà
humide. Tout mon corps pulse dans l’attente du dénouement tandis qu’il
glisse une main entre mes jambes, s’invitant entre mes lèvres soyeuses,
moites. Se collant à moi, Matthew dépose une pluie de baisers sur ma
pommette, la commissure de mes lèvres, puis au creux de mon cou.

– Maintenant ! je murmure.

Instinctivement, je tends la main en direction de ma petite valise, posée


près de la tablette de chevet. J’en extrais un préservatif de sa boîte tandis
que mon amant continue à me torturer. À présent, ses lèvres laissent une
marque humide entre mes seins tandis que je suis renversée dans les
oreillers. C’est moi qui ouvre l’étui d’un coup de dents. Et c’est lui qui
s’empare de notre protection pour l’enfiler. Nos corps sont toujours
accolés, en sueurs. Je n’attends plus que lui. Et jetant un coup d’œil au
miroir, nous nous plaçons face à lui. Moi, devant mon amant, à genoux.
Lui derrière moi, dressé sur ses rotules.

Alors, il entre en moi.

Ceinturant ma taille à deux bras, il me penche en avant, me pénétrant


profondément, me remplissant tout entière. J’en perds ma respiration alors
que je le sens, partout au creux de moi. Sa chaleur, sa peau… il se mêle à
moi, ne formant plus qu’un avec mon corps. Me courbant, je m’appuie sur
mes deux paumes au matelas, accroupie devant lui, tandis qu’il se retire
lentement. Puis il revient à nouveau, de plus en plus pressant. Je lâche un
gémissement sous ses coups de reins. Et au mur, la glace nous renvoie
notre image, augmentant notre excitation.

Nous faisons l’amour en nous regardant. C’est comme s’il y avait deux
couples dans la pièce – nous et nous. Je me mords les lèvres pour ne pas
crier son nom au gré de ses va-et-vient. Matthew me contemple à travers
le miroir, ses doigts agrippés à mes hanches alors qu’il me possède. Et
bientôt, je sens mon ventre se contracter autour de lui – puis tous mes
muscles. Je suis au bord du précipice. Je m’apprête à sombrer.
Lorsqu’enfin, Matthew me conduit aux confins du néant.

– Matt, Matt…

Ma voix se transforme, déformée par le plaisir qui déferle sur moi. Rien
ne peut arrêter les spasmes qui m’agitent. Je me rends à peine compte que
mon amant s’enflamme à son tour, cédant à l’orgasme. Je n’entends que
son râle, à moitié étranglé dans sa gorge. Ensemble, nous nous
abandonnons au brasier, nous dissolvant l’un en l’autre. C’est la fin de tout
– et le commencement. Un écran noir tombe devant mes yeux, me faisant
tout oublier. Il n’y a plus que lui et moi – lui en moi. Jusqu’à ce que nous
redescendions sur terre.
Le cœur battant à tout rompre, je m’écroule sur le matelas en même
temps que lui. Matthew se retire de moi, sans cesser de me tenir, son torse
contre mon dos. Son poids pèse sur mes épaules et je sens encore son sexe
contre une de mes cuisses. Au dehors, le soleil a disparu, nous
abandonnant une chambre plongée dans la pénombre. Nos respirations
seules envahissent la pièce. Et baignant dans la chaleur de son corps, de
ses bras, je mets longtemps avant de parler :

– Maintenant, j’ai une faim de loup ! j’avoue.

Il rit dans mon dos et son souffle me chatouille l’oreille. Il est sans
doute trop tard pour notre réservation mais il tend déjà la main vers le
téléphone, posé de son côté du lit.

– J’appelle la réception.
– Commande toute la carte. Ou sinon, c’est peut-être bien toi que je
mangerai.
– Qui a dit que je ne demandais pas mieux ?

Nos rires se répondent dans la chambre encore chargée du capiteux


parfum de nos amours.
15. Ma vie pour la tienne

Après notre nuit magique, Matthew et moi restons encore deux jours à
Bodega Bay à arpenter les rues et la plage, avant de nous aimer sous l’œil
complice de la lune. À ses côtés, je goûte une autre vie – déjà entraperçue
durant notre dîner chez sa mère. Une existence simple, heureuse, libre. Ici,
pas de paparazzi pour espionner mes moindres faits et gestes ou déformer
mes propos. Pas non plus de maniaque à mes trousses ni de fantômes
surgis du passé de mon compagnon. Il n’y a ni star ni garde du corps. Juste
lui et moi, main dans la main – ou corps contre corps.

Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin…

– Tu veux que je te donne un coup de main ? me demande Matthew.

Les poings sur les hanches, vêtu d’un simple jean et d’une chemise
blanche, il enveloppe notre chambre d’un regard désemparé. Il semble –
comment dire ? – accablé. À sa décharge, on dirait qu’une bombe
atomique a explosé entre nos murs. Mais une bombe chargée en vêtements
Prada et sandales Brian Atwood. Et il se peut que j’aie appuyé sur le
détonateur. Tout en papillonnant des cils, je me tourne vers lui –
l’innocence personnifiée.

– Non, pourquoi ?
– Euh…
– Ça ne prendra pas plus de dix minutes, juré.
– Si j’ai bien compris, dix minutes dans la dimension Liz Hamilton
correspondent à une heure trente ?

Cette fois, je lui décoche un sourire radieux.

– Voilà, c’est ça !
Nous sommes faits pour nous entendre.

Nous passons un bon quart d’heure à ramasser mes affaires éparpillées


sur le canapé, le fauteuil, la commode ou égarées au fond de la salle de
bain. Un vrai travail à la chaîne. Pendant qu’il débusque mes effets
personnels, j’agence de belles piles dans mes innombrables valises. Car je
n’ai pas pu m’empêcher de traîner trois sacs XXL pour un petit voyage de
trois jours.

Bah oui, un sac par jour !

Et quand il me tend une robe en mousseline blanche que je n’ai pas


portée une seule fois avec une mine dubitative, j’éclate de rire. Nous nous
sommes beaucoup rapprochés au cours de ce séjour. C’est comme si nous
étions parfaitement accordés – comme s’il était fait pour moi. C’est lui qui
j’attendais. C’est lui que j’ai cherché toute ma vie. Lui, Matthew Turner.
Mais comment le lui avouer ? Comment le lui faire comprendre ? Et
reste toujours la question de l’avenir…

Bientôt, la parenthèse enchantée de Bodega Bay ne sera plus qu’un


lointain souvenir. Et alors que deviendrons-nous ? Et notre histoire ? Je
suis amoureuse de lui. Du fond du cœur. De chaque fibre de mon être.
Mais j’ignore si cela suffira. Car je suis aussi et surtout Liz Hamilton –
l’une des femmes les plus photographiées de la planète. Vivre à mes côtes
n’est pas une sinécure.

– Comment vois-tu notre avenir, Matthew ?

C’est sorti tout seul. Et pour calmer le tremblement de mes mains, je


continue à plier ma tunique en soie taupe. Derrière moi, long silence. Je
sens pourtant sa présence. Il est là, dans mon dos. Immobile, il tient mes
bottines open toe en cuir aubergine, les bras le long du corps.

– Je ne sais pas.

Je n’ose pas pivoter vers lui, de crainte de croiser son regard et d’y lire
une réponse que je redoute – à savoir qu’il n’envisage pas le futur avec
moi. Je commence à arracher la peau de mes lèvres avec mes dents – une
manie qui fait hurler ma maquilleuse. Par chance, je suis seule face à mon
bagage, dans lequel j’enfonce à moitié la tête. J’ai besoin de m’occuper les
mains, de me donner contenance. Au contraire de Matthew qui reste droit
comme un soldat dans mon dos.

– J’ai bien conscience de ne pas mener une vie ordinaire. Et ce n’est pas
toujours facile à gérer pour mes proches, dis-je en rangeant pour la
centième fois ma trousse de toilette. Je suis actrice, je suis célèbre, j’ai
quasiment grandi sous l’œil des caméras…
– Elisabeth…
– Je comprendrais parfaitement que mon mode de vie te rebute. Vivre
constamment sous le feu des projecteurs demande des reins solides. Et tu
n’as pas choisi ce métier, contrairement à moi…
– Elisabeth…
– Il y a aussi mon entourage, les pique-assiette qui gravitent autour de
moi – tu vois, je ne suis pas totalement aveugle, je m’en rends compte.
Sans parler de la pression médiatique.
– Elisabeth !

Cette fois, le cri de Matthew m’impose le silence. Et je sursaute


lorsqu’il pose les mains sur mes épaules pour m’obliger à lui faire face.

– Je n’aime pas parler à ton dos. Laisse-moi au moins voir tes beaux
yeux.

Je baisse les paupières, émue par la douceur de sa voix. Ses doigts


glissent le long de mes bras, plusieurs fois, comme s’il cherchait à me
réchauffer.

– Ta notoriété, ton métier… ce n’est pas ce qui m’effraie.


– Parce que toi, tu as peur de quelque chose ?
– Oui. De moi.

Il s’interrompt une seconde, mutique. C’est le problème avec les beaux


ténébreux… ils mettent du temps à parler. Or, Matthew est l’homme le
plus taiseux, le plus refermé – et le plus sexy – que je connaisse. Je pose
alors une main encourageant sur son cou avant de caresser sa joue. Et je
parviens à l’accrocher du regard, à le ramener avec moi. Où était-il encore
parti ? Dans quels ennuis ? D’un seul coup, c’est comme si le monde et la
réalité rentraient à nouveau dans notre chambre avec leur lot de tracas,
d’ennemis et d’épreuves. J’en frissonne sous ma veste de kimono en soie.

– Je ne veux pas m’engager avec toi, Elisabeth.

Oh. Le coup de massue.

– Pas tant que je n’aurais pas été blanchi, ajoute-t-il gravement.

Cette précision relance les battements de mon cœur malgré le voile de


tristesse qui tombe sur moi.

– Imagine une seconde ce que les journalistes pourraient écrire sur toi
s’ils fouillaient dans mon passé. Je vois d’ici les manchettes : « Liz
Hamilton avec un assassin » ou encore « La star de cinéma et le flic
corrompu ». Je ne veux pas de ça pour toi. Je ne veux pas salir ta
réputation ni que mon passé rejaillisse sur toi.
– Je me moque de l’opinion des autres !
– Je ne veux pas devenir une arme pour t’atteindre. Jamais. Et tant que
je n’aurais pas prouvé mon innocence, tant que je ne pourrais pas me
regarder à nouveau dans une glace, je ne serai pas un homme digne de toi.
– Ne dis pas n’importe quoi !

Ses yeux flamboient, trahissant sa souffrance, sa culpabilité. Dans son


regard, j’aperçois les stigmates du passé, les blessures qui n’ont jamais
cicatrisé à force de calomnies, de médisances, de fausses accusations. Je
finis par acquiescer en hochant la tête alors qu’il prend mon visage en
coupe entre ses paumes.

– Surtout, je ne dois pas perdre de vue ma seule priorité : te protéger. Je


suis avant tout ton garde du corps, Elisabeth. Ma mission est de te garder
en vie, de te protéger du fou qui te harcèle et te menace de mort.
Il dépose un baiser sur mes lèvres. Puis il s’éloigne pour ranger mes
chaussures dans leur étui. La conversation est close – pour le moment. Je
sens qu’il tient à moi, même s’il n’a pas encore prononcé les trois petits
mots magiques. Alors pourquoi ai-je le cœur si lourd au moment de partir
?

***

Notre taxi se faufile dans les rues de New York comme un poisson dans
l’eau, slalomant au milieu des embouteillages avec dextérité. Assise sur la
banquette arrière, je rêvasse. Une partie de mon esprit est restée à Bodega
Bay. Près de moi, Matthew contemple lui aussi les buildings qui poussent
le long des trottoirs. Nous voilà de retour ! Et au moment où notre yellow
cab tourne dans ma rue, je me raidis.

– Qui les a prévenus ? me demande Matthew, les sourcils froncés.


– Personne.

Je hausse les épaules.

– Certains campent devant chez moi jour et nuit.

Des paparazzis. Toute une grappe de paparazzis. Suite à ma mystérieuse


disparition des trois derniers jours, ils semblent sur les dents. Après tout,
ne me suis-je pas éclipsée juste au moment où les magazines du monde
entier révélaient ma liaison avec mon bodyguard ? Stationnés devant mon
hôtel particulier, certains parlent en grillant une cigarette. D’autres
guettent mollement la rue, dans l’espoir d’une apparition providentielle.
Matthew et moi échangeons un regard de connivence.

Ça promet…

– Je m’occupe des bagages, me dit-il. De ton côté, tu fonces à


l’intérieur.
– Si j’arrive à me frayer un chemin. Ils sont au moins cinquante.
– Je m’en charge.
Toujours calme et confiant, Matthew parvient à me transmettre son
sang-froid même dans une situation pareille. J’acquiesce, guère
convaincue face à la faune qui s’agite sur le parvis de ma maison. De plus
en plus nerveux, le chauffeur de taxi demande son paiement à l’avance et
refuse de s’engager plus loin. C’est Matthew qui lui tend deux billets
avant de sortir de la voiture pour récupérer nos quatre valises dans le
coffre. Mon cœur bat la chamade. Quelque chose ne va pas. Plus je regarde
la foule, plus je me sens étouffée, oppressée.

Je deviens vraiment parano.

– Tu viens ? insiste mon garde du corps.

Intimidée, je descends du véhicule – qui fait déjà demi-tour sur les


chapeaux de roue. Au même moment, les journalistes tournent la tête et
mon pseudo-camouflage ne résiste pas trois secondes à leur examen. Ni
les lunettes de soleil, ni le foulard autour de ma tête ne les trompent. Mon
ventre se noue… et un véritable raz-de-marée fond sur nous.

– Liz ! Liz !
– Où est-ce que tu étais ?
– Liz, est-ce que vous vous êtes mariés ce week-end avec votre garde du
corps ?

Il y en a quand même qui ne manquent pas d’imagination…

– Un mot, Liz !
– Par ici, Liz !
– LIZ ! LIZ ! LIZ !

J’ai la tête qui tourne au milieu de ces hurlements, de ces incessants


cliquetis. Les flashs m’agressent de tous côtés alors que je suis mitraillée
à grands coups de téléobjectifs, photographiée sous tous les angles et
toutes les coutures. Prise de vertige, je me raccroche au bras de Matthew,
qui les écarte de ses coudes, qui les repousse avec les valises, s’en servant
comme de boucliers. Mais nous sommes très vite ensevelis sous le
nombre, dans l’incapacité de rejoindre mon perron. Et les cris se
poursuivent, en une cacophonie assourdissante. Traquée, cernée de toute
part, je me cramponne à mon garde du corps.

Quand soudain, il se fige. Il s’immobilise au milieu de la cohue, relève


la tête et la tourne vers la droite, comme s’il avait entendu un bruit
étrange, inquiétant – plus inquiétant que les cris déchaînés des paparazzis
? À mon tour, j’essaie de regarder dans la même direction, obligée de me
dresser sur la pointe des pieds. Et c’est alors que tout s’enchaîne. En
moins d’une minute. En moins de dix secondes. Brutalement, Matthew
laisse tomber nos valises par terre, les abandonnant complètement.

– Non ! hurle-t-il.

Et sans raison apparente, il bondit devant moi, ouvrant les bras en croix,
se plaçant dans mon champ de vision, devant mon corps. Alors, une
détonation. Bruyante. Violente. La déflagration explose au-dessus du
brouhaha. Quoi ? Que s’est-il passé ? Je tourne la tête de tous les côtés
tandis que Matthew vacille. Et soudain, il s’écroule à terre, ses genoux
percutant le trottoir, dans un râle atroce. Mon cœur s’arrête de battre. Les
yeux écarquillés, je le contemple comme dans un cauchemar.

– Elisa…

Mon prénom meurt sur ses lèvres. Je vois alors le sang. La tache
écarlate sur sa poitrine, qui ne cesse de grandir, de grossir. Il saigne. On
vient de lui tirer dessus et il saigne ! C’était un coup de feu ! Un coup de
feu pour moi ! Mes pensées tourbillonnent, enfiévrées. Quelqu’un vient
de tuer Matthew, sous mes yeux !
16. Tout pour toi

Sous l’impact de la balle, Matthew s’écroule par terre, son dos frappant
le bord du trottoir. Des cris éclatent autour de nous pendant qu’une nuée de
photographes prend la fuite, s’éparpillant dans la rue. D’autres restent
immobiles, hébétés. Le bruit de la détonation résonne encore entre les
façades des hôtels particuliers. Je m’agenouille sur le sol à côté de mon
garde du corps. Submergée par la panique, je claque des dents et tremble
des pieds à la tête. On vient de tirer sur Matthew. Les mots tournoient dans
ma tête sans parvenir à s’imprimer.

– Eli…

Sa voix. C’est lui.

– Elisa…

Son chuchotement m’arrache à mon état cathartique. Je tente d’ouvrir


son blouson de cuir tandis qu’il reste couché au sol. Je garde les yeux
braqués sur lui, sans savoir où le tireur se trouve. Est-il encore parmi nous
? Se trouve-t-il au milieu de la foule grouillante ? S’apprête-t-il à
terminer sa besogne ? Inondée par l’adrénaline – encore plus puissante
que la peur – j’écarte les pans de sa veste et soulève le t-shirt de Matthew
avec terreur. Où a-t-il été touché ? Il émet un faible gémissement pendant
qu’un journaliste appelle les secours.

– Ton…

Son souffle s’éteint sur ses lèvres. Il essaie de rassembler ses forces
pour parler, pour me donner un ordre. C’est alors que j’aperçois l’impact.
La balle l’a éteint à l’épaule – pas en pleine poitrine, ni au niveau du cœur.
Dans un premier temps, cette constatation me rassure… même si le
soulagement s’avère de courte durée. Car je distingue la tache rouge sur
son t-shirt blanc qui ne cesse de grossir de seconde en seconde, telle une
fleur ouvrant ses pétales. Il perd beaucoup de sang.

Beaucoup trop.

– Ton foulard…

Je pleure, sans m’en rendre compte. Matthew tend son bras valide vers
ma tête et effleure le carré de tissu noué autour de mon visage depuis notre
départ de Bodega Bay. Comme ces jours enchanteurs semblent loin !
Comme si notre séjour n’avait pas existé, effacé par ce cauchemar.

– S’il te plaît… ajoute-t-il avec un regard pour sa blessure.

Je comprends enfin ce qu’il veut malgré mon cerveau embrumé,


embrouillé. Je suis réduite à une boule de nerfs, d’émotions, de peur. À
toute allure, je dénoue mon fichu et mes ongles ripent sur le nœud, sous
mon menton. En même temps, mon cœur fait de grandes embardées. J’ai
l’impression qu’il ne pourra plus jamais battre normalement, qu’il ne
retrouvera plus son rythme. À terre, Matthew tremble lui aussi – mais pour
d’autres raisons. Son hémorragie empire et je n’ose pas imaginer la
douleur qu’il endure avec cette balle coincée dans sa chair.

– Elisabeth, écoute-moi.

Il s’exprime avec calme au milieu du brouhaha. Tels des charognards,


les paparazzis ont recommencé à nous photographier et nous mitraillent
sans vergogne de flashs, immortalisant mon bodyguard couché sur le dos
et moi, les mains pleines de son sang qui effleure sa blessure. Certains
zooment sur mon visage.

– Tout va bien se passer si tu fais exactement ce que je dis.


– Matthew…
– Non, ne pleure pas. Tout ira bien.
Comment peut-il garder son sang-froid dans un moment pareil, malgré
la blessure en train d’irradier dans son épaule ? Ses yeux vert kaki
accrochent les miens, m’imposant progressivement leur calme. Et je me
laisse gagner par son apparente sérénité.

– C’est bien, m’encourage-t-il.

J’expire longuement, à nouveau maîtresse de moi, même si mon self-


control n’est pas plus solide qu’un château de cartes. Un coup de vent et je
pourrais m’écrouler. Tendant son bras vers moi, Matthew enveloppe ma
joue de sa paume, essuie mes larmes de son pouce. Il essaie de me sourire
mais un rictus de douleur apparaît sur ses traits.

– Maintenant, tu vas me faire un garrot.


– Quoi ? Je ne sais pas comment faire !
– Tu vas y arriver.

Et, les yeux dans mes yeux, de sa voix la plus grave, la plus persuasive
:

– Tu en es parfaitement capable.

Je hoche la tête, en essayant de m’auto-convaincre malgré mon


impression de jouer dans un film. Hélas, il n’y a pas de metteur en scène
pour crier : « Coupez ! » et interrompre le cauchemar. De mes doigts
gauches, je le lisse le tissu de mon foulard et suis les indications de
Matthew à la lettre. Il continue à me parler, me guider de son timbre
rauque, cassé par la souffrance. De petites gouttes de sueur s’accumulent
sur son front, ses tempes… ce qui ne l’empêche pourtant pas de frissonner.

– Serre fort, aussi fort que tu pourras !

Mon fichu en main, je le passe autour de son épaule… et étrangle son


bras. Matthew lâche un gémissement et détourne le visage une seconde, le
temps de reprendre ses esprits. Peut-être y ai-je été un peu fort ? Peut-être
la balle s’est-elle mise à bouger à l’intérieur ?
– Pardon, pardon !
– Ce n’est rien. Regarde, le sang coule déjà moins…

Il a raison. La tache rouge a cessé de vampiriser son t-shirt. Je


m’écroule à côté de lui, les deux mains à plat sur son torse, impuissante.
Comment réagir alors que les appareils continuent à cliqueter autour de
nous ? Les photographes ne perdent pas une miette du spectacle lorsque je
me tourne vers eux :

– Quelqu’un a appelé une ambulance ?

Pas de réponse. Seulement des flashs, encore des flashs.

– Est-ce que les secours arrivent ?

Des cris me répondent « oui » dans la foule et je remarque plusieurs


voisins aux fenêtres de leurs maisons, en train d’observer, eux aussi.
Certains semblent affolés, d’autres curieux. Dans quel monde vivons-nous
? Je me cramponne à mon bodyguard, le protégeant de mon propre corps
pour éviter qu’on ne le piétine. Je voudrais le soustraire à cet intérêt
malsain – sans succès. À la place, je caresse son visage, sans l’abandonner
une seconde. Je ne veux pas qu’il meure. Je refuse qu’il disparaisse avant
d’avoir pu lui dire que je l’aime, avant d’avoir vécu une vie entière à ses
côtés.

– Tu n’as pas le droit de me laisser, tu entends ?


– Je ne vais nulle part, Elisabeth, plaisante-t-il d’une voix pâteuse.

Je ne suis pas dupe. Ses paupières commencent à se fermer,


m’obligeant à planter mes ongles dans sa chair, impitoyable.

– Ne t’endors pas, Matthew !

Se forçant à bouger la tête, il lutte pour garder les yeux ouverts au


moment où une sirène stridente retentit au bout de l’avenue. L’ambulance
! Enfin ! Je me redresse à demi, cherchant désespérément à l’apercevoir
au milieu de la cohue. Aveuglée par les flashs, je ne discerne rien en
dehors de la lumière bleutée des gyrophares de plus en plus proches.

– Par ici ! je hurle.

Des gens crient mon nom de tous les côtés, s’enquièrent de mes
impressions, m’interrogent sur l’état de mon garde du corps. Une larme de
désespoir roule sur ma joue lorsque je lève les bras en l’air, sans quitter
des yeux le corps de Matthew. Je comprends soudain ce qui se passe : les
secours ne peuvent pas se frayer un chemin jusqu’à cause des
photographes ! Fendant à grand peine la petite marée humaine, les
urgentistes perdent de précieuses secondes. Jamais je n’ai autant haï mon
statut de star. Et si Matthew mourait à cause de moi, faute de soins ?

Quand soudain, un médecin jaillit, suivi de près par deux hommes en


combinaison bleu marine, munis d’un brancard. Une seconde plus tard, je
suis environnée par les secouristes, prêts à se charger de Matthew. Je me
laisse tomber sur le sol, sur le trottoir, à bout de forces.

Merci, mon Dieu, merci.

***

Pétrifiée sur le siège en tissu gris de l’hôpital, j’écoute le tic-tac de la


pendule égrener les minutes. Chaque seconde se fiche dans mon cœur
comme une épine. Matthew se trouve en ce moment sur une table
d’opération, allongé sous le scalpel des médecins. Conduit en urgence au
Bellevue Hospital Center, il a été directement emporté en salle
d’intervention pour l’extraction de sa balle. Avec l’accord des urgentistes,
je suis montée avec lui dans l’ambulance. Et je prends maintenant racine
dans la salle d’attente, rongée par l’impatience.

S’il lui arrivait quelque chose ?

Si on me le reprenait ?
Angoissée, je fixe le bout de mes bottines, le dos courbé par le chagrin.
J’ai noué mes doigts sur mes genoux en une prière muette. Le ciel et moi
n’avons guère de contacts fréquents. Disons que j’ai perdu le numéro du
Seigneur depuis pas mal d’années (à la place, j’ai celui de Brad Pitt). Mais
aujourd’hui, je me surprends à invoquer tous les saints du paradis – et les
anges, la Sainte Vierge, n’importe qui.

Ne soyons pas sectaires.

– Il ne va pas se laisser abattre ! assure Erica, pleine d’aplomb.

La voix déterminée d’Erica troue le silence, m’arrachant à mes secrètes


suppliques. Et bientôt, une belle main ridée, discrètement tachetée de son,
se pose sur les miennes avec affection. Peggy Turner. La maman de
Matthew est assise à mes côtés, prévenue par mes soins et très digne
malgré l’inquiétude. Je lui ai téléphoné depuis le poste d’accueil de
l’hôpital – faute de retrouver mon portable, quelque part dans mes valises
oubliées sur le trottoir. Elle est arrivée avec sa fille aussi vite que possible.

– On parle de Matthew, là !

Son énergie me réchauffe le cœur, même si je reste rongée par


l’inquiétude. La jeune femme se lance dans une grande diatribe sur le
courage de son aîné – qui n’est plus à prouver depuis longtemps.

– Ce n’est pas la première fois qu’il se fait tirer dessus. Bon, il avait un
gilet pare-balles, la dernière fois. Mais il n’a jamais eu peur de prendre
des coups dans son boulot. Tu te rappelles quand il est tombé d’un toit en
plein Manhattan ? demande-t-elle à sa mère.

Les yeux de Peggy brillent d’émotion tandis qu’elle hoche la tête,


remuée par ce souvenir.

– Il a atterri sur le store d’un restaurant italien et s’est cassé le bras !


sourit Erica. Il n’est pas en sucre, loin de là ! C’est un battant, un dur à
cuir qui n’abandonne jamais la partie.
Elle semble si convaincue que j’en suis presque rassérénée. Peggy en
profite pour enserrer plus fort mes doigts, les enveloppant de sa paume. Je
me sens à l’aise avec ces deux femmes, qui m’ont installée entre elles.
Bien que je ne sois pas de leur famille, elles m’ont permis d’attendre avec
elles des nouvelles de Matthew. J’ai l’impression de faire partie du clan,
ce qui me met du baume au cœur. Mais en me tournant vers Peggy, je peine
à la regarder dans les yeux tant je me sens coupable. N’est-ce pas ma faute
si cette femme – cette maman – se retrouve dans un hôpital à attendre des
nouvelles de son fils ?

– Peggy…

Elle se tourne vers moi, curieuse.

– Je voulais m’excuser. Si Matthew a été blessé, c’est ma faute.


– Qu’est-ce que vous me racontez ?
– Tout à l’heure, c’est moi qui étais visée par le tireur. C’était moi, la
cible.

Au dehors, l’après-midi s’étire et on entend la lointaine rumeur des


photographes, agglutinés autour de l’établissement dans l’attente d’un
communiqué de presse – ou mieux, de mon apparition. Quand me
laisseront-ils tranquilles ? Je me sens oppressée, emprisonnée. Pire qu’un
animal en cage. Peggy soutient mon regard embrumé – et l’espace d’un
instant, je vois son fils à travers elle.

– Il n’y a qu’un seul coupable dans cette histoire : celui qui tenait le
revolver et a appuyé sur la gâchette. Vous n’y êtes pour rien.
– Maman a raison.

Erica tapote mon bras, adorable avec ses courts cheveux blonds et ses
grands yeux verts.

– En devenant flic, puis garde du corps, Matthew connaissait les risques


encourus.
Je m’apprête à répliquer quand la double porte munie de gros hublots
s’ouvre au fond du couloir. Un homme en blouse blanche émerge, l’air
grave. Nous nous relevons toutes les trois pendant qu’il se dirige vers
nous. Il s’agit du docteur Mitchell, chargé du cas de Matthew. Peggy
s’avance vers lui, soutenue par Erica et moi. Nous la tenons chacune par
un bras.

– Madame Turner ? s’enquiert le chirurgien avant de lui serrer la main.

Il nous salue ensuite d’un signe de tête, refusant de nous faire languir
plus longtemps.

– J’ai une excellente nouvelle : aucun organe de votre fils n’a été
touché. Nous avons endigué l’hémorragie, retiré la balle et il se trouve
actuellement en salle de réanimation. Tout s’est bien passé.
– Vous voulez dire qu’il est sauvé ? fais-je.
– Oui. Il est hors de danger.

***

Deux heures plus tard, je suis assise en face d’Angela dans la cafétéria
de l’hôpital. Nous avons choisi une table à l’écart pour éviter un
attroupement – je ne me sens pas la force de parler aux gens, même
aimables. Je n’ai pas non plus envie de signer des autographes ni
d’évoquer mon dernier film sorti dans les salles alors que Matthew se
remet de son opération quelques étages plus haut. En face de moi, ma
meilleure amie me couve d’un regard inquiet et pousse un cappuccino sous
mon nez.

– Tu devrais boire quelque chose…

Je fais « non » de la tête, obstinée.

– Matthew a failli mourir pour moi, ce soir.


– Je sais, ma chérie. Et tout le monde est très inquiet.
– Tout le monde ? je répète.
Venue en urgence suite à mon appel à « SOS meilleure amie », Angela
se mord les lèvres.

– L’information passe en boucle à la télévision et sur internet. On a


essayé de te tuer, Liz ! Les gens ne parlent que de ça.

Je pousse un gros soupir et cache mon visage entre mes paumes. Or,
c’est justement cet instant que choisissent deux adolescents pour
s’approcher de notre table, empruntés mais tout sourire.

– Excusez-moi mais… vous êtes bien Liz Hamilton ?

Comme j’acquiesce faiblement, la jeune fille au look gothique pousse


un cri de joie, à la limite de trépigner sur place. Quant à son ami, il me
tend nerveusement son téléphone portable, désireux de prendre un selfie
avec moi. Angela tente d’intervenir mais je l’arrête d’un signe de la main,
me prêtant au jeu avant de les congédier avec un sourire. Ce n’est pas le
moment, bien sûr. Mais je refuse d’être désagréable avec ces jeunes. À
leur départ, je pousse toutefois un soupir de soulagement.

– Je mène une vie de dingue.


– C’est le revers de la médaille, murmure Angela, catastrophée par mon
teint de papier mâché et mon regard morne.
– Je ne pensais pas qu’il impliquait la mort d’un homme.

Ou la mienne.

Car ce genre d’attaque risque de se reproduire très bientôt. Comment


pourrais-je le supporter ? Par ma seule existence, j’ai mis en danger
l’homme que j’aime. Angela avale la moitié de son café, nerveuse.

– Je vais quitter Matthew.


– Quoi ? manque-t-elle de s’étouffer en recrachant une gorgée de sa
boisson.
– Je vais rompre avec lui. Et le renvoyer.
– Avec un fou à tes trousses ? Tu as perdu la tête !
– Il est cloué sur un lit d’hôpital par ma faute. Quelques centimètres
plus bas et la balle le touchait en plein cœur. Il serait mort par ma faute !

Ma voix se brise sur les derniers mots. Angela prend ma main dans la
sienne, affolée par mes décisions radicales.

– C’est ton garde du corps ! Il connaissait les risques encourus, il n’a


fait que son boulot, Liz !
– Je veux le protéger tant qu’il est encore temps.
– Écoute-moi, Liz…

Elle essaie de me raisonner mais je reste butée, campant sur mes


positions. D’autant que nous sommes encore interrompues – cette fois par
la serveuse, qui m’amène son carnet de commandes à parapher. Un peu
excédée, Angela attend son départ pour reprendre notre conversation à mi-
voix :

– Ton garde du corps a un effet bénéfique sur toi. Je ne t’ai jamais vue
aussi épanouie, aussi heureuse. J’ai l’impression que tu revis.
– Je revis… mais le prix à payer pour lui est bien trop élevé. Je ne veux
pas l’entraîner dans cette vie impossible.

Je fixe Angela droit dans les yeux.

– Ma décision est prise. Ma route et celle de Matthew se séparent


aujourd’hui. C’est la meilleure chose à faire.
17. Trois petits mots...

Prudente, je passe la tête par la porte entrebâillée et aperçois tout de


suite Matthew, appuyé contre son oreiller. Son lit est en position assise, lui
permettant de regarder la télévision d’un air navré. Je toque discrètement.

– Elisabeth ! s’écrie-t-il en éteignant l’écran à l’aide de sa


télécommande. Entre vite !

Un grand sourire éclaire son visage et mon cœur – ce traître –


s’emballe. Il est tellement séduisant avec ses mâchoires carrées, ses
pommettes hautes, ses traits fins et ses yeux verts qui vous transpercent
d’un seul regard. À chaque fois, j’ai l’impression qu’il trouve mon âme.
Son bras blessé en écharpe, il m’invite à entrer de sa main valide. Je le
rejoins sur la pointe des pieds, intimidée par le décor aseptisé et la tablette
à roulettes où reposent les reliefs de son dîner.

– Steak haché, purée de maïs et gelée, m’annonce-t-il avec un clin d’œil


moqueur. Ils doivent penser que j’ai perdu toutes mes dents.

Je commence par un éclat de rire… qui finit dans un sanglot étouffé


lorsque je m’abats sur sa poitrine, lui arrachant au passage un
gémissement. Je suis si heureuse de le retrouver, de le toucher, de le sentir
en chair et en os sous mes doigts.

– Pardon, pardon…
– Ce n’est rien.
– Je ne voulais pas te faire mal, fais-je en me redressant.

Matthew refuse de me lâcher, continuant à garder un bras autour de ma


taille, me serrant sur son torse. Sous mon oreille, je sens son cœur battre –
et je réalise vraiment à cet instant qu’il est vivant, qu’il ne risque plus
rien. Le barrage érigé autour de mes nerfs fragiles cède enfin, laissant
déferler les émotions. Les yeux brillants, je contemple mon amant.

– Si tu savais comme j’ai eu peur !


– Tu n’es pas la seule, sourit-il.
– Je voulais m’excuser, Matthew. C’est ma faute si tu te retrouves ce
soir dans cet hôpital…
– … à manger de la purée de maïs ? complète-t-il, provoquant malgré
tout mon rire.

Plus sérieux, il encadre ensuite mon visage entre ses paumes, comme il
en a maintenant l’habitude lorsqu’il veut faire entrer quelque chose dans
ma tête en bois. Ou en béton armé. Peut-être même en titane. Son sourire
disparaît, remplacé par une expression grave. Collant son front au mien, il
effleure le bout de mon nez, si proche que son souffle caresse ma bouche.

– Une fille très intelligente m’a dit quelque chose, un jour : « Tu es une
victime. Certainement pas le coupable ».
– Un génie absolu ! je souris.
– Tu n’es pas responsable des actes du cinglé à tes trousses. Tu n’as pas
appuyé sur la détente. Tu étais visée, c’est tout. Et sauter devant toi pour te
protéger était mon choix, ma décision – et mon boulot.

Je ne trouve rien à répliquer. Sa main descend le long de mon cou,


l’enveloppant de sa chaleur. Il pourrait très facilement m’envoûter et faire
de moi ce qu’il veut. Mais cette fois, je ne me laisse pas tourner la tête,
bien décidée à lui sauver la vie.

– Je ne veux plus que tu travailles pour moi.


– Tu es en train de me virer ?
– Oui. Et de rompre avec toi. Je pense que nous ferions mieux de tout
arrêter là, maintenant.

Matthew encaisse le coup. Comme il reste silencieux, je ne peux


m’empêcher d’ajouter quelques mots pour me justifier. Assise sur le côté
de son lit, je soutiens son regard. Bien sûr, cette décision me déchire le
cœur. Mais ai-je seulement le choix ?
– Tu as été blessé à l’épaule aujourd’hui… mais la prochaine fois ? Qui
me dit que ce malade ne visera pas en plein cœur ?
– Personne ne peut savoir ni prédire l’avenir. Ce n’est pas pour cela
qu’il faut arrêter de vivre.
– Non, attends. Laisse-moi parler, aller jusqu’au bout. Je… je ne
supporterai de te perdre, Matthew.

Je lève des yeux remplis de larmes vers le plafond – un vieux truc


d’actrice pour éviter que ça ne coule.

– J’ignore ce que je deviendrais si je te perdais. Tu as changé ma vie.


En quelques semaines, tu as réussi à lui donner un autre sens. Avant,
j’avais l’impression d’être un bateau à la dérive, ballottée par toutes les
tempêtes. Et puis… toi.

Matthew me dévore des yeux… mais quand il veut prendre ma main, je


recule, refusant tout contact pour éviter de flancher. Je ne serai pas capable
d’aller jusqu’au bout s’il me touche.

– Tu es arrivé. Tu m’as protégée – pas seulement de mon harceleur,


non. Tu m’as protégée de tous ceux qui m’exploitent, de tous ces gens qui
ne me veulent pas forcément du bien. Tu as toujours pris mon parti sans
hésiter, en te moquant des risques pour toi. À chaque fois que j’ai eu
besoin de toi, tu es resté debout, à mes côtés. Et cela, personne ne l’avait
jamais fait avant toi.

Je me tais une seconde. Puis, au moment où mon cœur éclate :

– Je t’aime, Matthew.

Voilà. C’est dit. J’ai lâché la bombe.

Il reste soufflé quelques secondes. Cette fois, impossible de me


soustraire à la main qu’il pose sur ma nuque pour me ramener à lui. Sa
réponse ? Un baiser si farouche, si intense qu’il m’électrise des pieds à la
tête. La respiration coupée, je m’abandonne à ses lèvres possessives, à la
caresse de sa langue soyeuse. Il m’embrasse avec fougue, ne me relâchant
qu’au moment où nous sommes à court d’oxygène. Il pointe alors un index
sévère dans ma direction.

– À ton tour de m’écouter, Elisabeth Hamilton. Ton rôle n’est pas de me


protéger : ça, c’est mon boulot – et même, sans me vanter, ma spécialité.

Son pouce passe sur ma joue, ne cessant de la caresser.

– Je ne regrette pas de m’être jeté devant toi – pas une seule seconde. Si
c’était à refaire, je le ferai cent fois.
– Mais… pourquoi ?
– Parce que je…

Il s’interrompt, tel un cheval face à un obstacle. Et je devine les trois


petits mots qui flottent entre nous, encore imprononçables pour cet
homme si taiseux. Même si l’aveu se lit dans ses yeux.

– Parce que moi non plus, je ne supporterai pas de te perdre.


– Matthew…
– Tu dois bien comprendre une chose : le danger a toujours fait partie
de ma vie, de mon métier. Même avant que tu n’entres dans ma vie, je
risquais ma peau sous les gilets pare-balles de la police. C’est comme ça.
C’est mon choix. Alors, il n’est pas question que tu me quittes – du moins
pas pour cette raison.

Une seconde s’écoule. Mon cœur tape si fort que ses pulsations
résonnent sous mon front.

– Alors ? sourit-il. J’ai réussi à sauver mon job ?

Je lui rends son sourire. Une part de moi – la plus importante – ne


demandait pas mieux qu’être retenue, convaincue.

– Oui. Tu as sauvé ton job.

Et tu nous as sauvés tous les deux.


***

Une journée s’est écoulée depuis l’accident de Matthew. Il ne quittera


pas l’hôpital avant une longue semaine – même si la balle a seulement
endommagé ses muscles. Au milieu de ma cuisine, je me tourne vers
Erica, qui n’en finit plus d’admirer mes appareils électroménagers.
Notamment la machine à glace pilée incluse dans la porte de mon
frigidaire. La petite sœur de mon bodyguard s’amuse comme une gamine.

– Waouh ! La classe !
– Surtout, fais comme chez toi. Si tu as faim, il n’y a plus rien dans le
frigo mais tu peux passer un coup de fil. J’ai laissé toute une liste de
restaurateurs près du téléphone.
– Génial.
– Et… merci d’être là.

Elle me décoche un clin d’œil insouciant. J’ai refusé d’embaucher un


autre garde du corps en l’absence de Matthew. Je ne m’imagine pas vivre
avec un inconnu sous mon toit – pas après lui, pas après ce que nous avons
traversé. En dépit des sommations de Karl, sincèrement inquiet pour moi
(ou pour les sommes que je représente), j’ai demandé à Erica d’assurer ma
protection. Ne vient-elle pas d’être reçue à l’école de police parmi les
majors de sa promotion ? Elle a sauté sur l’occasion, ravie de partager
mon quotidien.

– Je te préviens, ce ne sera pas une sinécure, l’ai-je prévenue.


– Je sais. Mais je le fais pour Matt… et je n’ai jamais abandonné une
amie dans la détresse !

Je bénéficie aussi d’une protection policière depuis la tentative de


meurtre. Une voiture banalisée stationne en permanence devant la porte de
mon hôtel particulier, avec deux agents prêts à intervenir en cas de besoin.
Erica est surtout là pour me rassurer, m’éviter cette solitude qui m’effraie
tant. Ce n’est pas faute d’avoir été entourée – trop entourée, quasi étouffée
– au cours de ma vie. Néanmoins, j’ai toujours eu le sentiment d’être
isolée au milieu de la foule, abandonnée dans une cacophonie de voix, de
cris, de disputes pour l’argent ou le succès.

– Je monte me doucher, dis-je à Erica.

Cinq minutes plus tard, le pommeau dirigé vers mon visage, je


m’abandonne au jet d’eau puissant. Plaquant mes cheveux en arrière, j’en
profite pour évacuer toute la tension accumulée au cours des dernières
heures. Quel bonheur ! C’est comme si mes angoisses, mes soucis
partaient par le siphon. Je passe plusieurs fois les mains sur ma figure,
chassant la fatigue. Je décompresse. Matthew est hors de danger à
l’hôpital. Je suis en sécurité ici. Tout va bien.

Si l’on excepte le maniaque à mes trousses.

Quand je quitte la cabine après m’être séchée, j’enroule une serviette en


éponge autour de mes cheveux et enfile un kimono en satin noir. Je n’ai
qu’une envie : me mettre au lit avec le scénario de film indépendant que
je viens de recevoir – et que mon agent m’a déconseillé. Karl souhaiterait
me voir dans une grosse franchise commerciale… or, j’ai déjà signé pour
un western moderne.

– Liz !

C’est la voix d’Erica.

– Y a quelqu’un pour toi en bas ! beugle-t-elle au pied des escaliers.

Je pouffe de rire tant elle me rappelle ma petite sœur Sandy, prête à tout
pour ne pas monter dix marches.

– Dites-lui que c’est Jennifer ! précise sèchement une autre voix. Et


d’abord, qui êtes-vous au juste ?
– Elle remplace Matthew le temps de son hospitalisation, fais-je en haut
des escaliers, une main sur la rambarde.
Ma mère arrondit la bouche, visiblement choquée par mon
accoutrement. Elle-même porte un court fourreau rose bonbon et sans
manches, destiné à mettre en valeur son bronzage parfait. Ses cheveux
blondis par le coiffeur entortillés en un chignon torsadé, elle semble prête
à fouler un tapis rouge. Je tapote ma serviette, portée comme un turban
oriental (si, si, avec beaucoup d’imagination, ça ressemble à un turban de
sultane…).

– Liz ! Qu’est-ce que tu fiches dans cette tenue ?


– Je vais me coucher.
– Un vendredi soir ! s’exclame-t-elle, outrée. À vingt-deux heures !

Les yeux lui sortent presque de la tête. À croire que j’ai commis un
crime de lèse-majesté. Erica en profite pour battre discrètement en
retraite, sensible à la tension électrique dans la pièce, pendant que je
rejoins Jennifer en bas. Elle me dévisage des pieds à la tête, l’air
réprobateur. Puis elle m’adresse un sourire forcé 100 % fake. Je le
reconnais : c’est celui qu’elle réserve à la presse.

– Tu peux m’accompagner, si tu veux. Je me rends à la soirée de


lancement du nouveau téléphone Barretta.

Je me rappelle vaguement avoir reçu des invitations via Angela – avec


la promesse que les organisateurs m’offriraient un nouvel appareil en cas
de venue. Exactement le genre d’arrangement qui scandaliserait Matthew.
Apparemment, ma mère m’a chipé le carton pour en profiter. Je hausse les
épaules, trop fatiguée pour protester. Avec Jennifer, il est parfois (souvent,
tout le temps) inutile de lutter. Du moins si on tient à la vie.

– Je préfère rester pour lire un scénario et me reposer un peu.


– Wow !
– Quoi ?
– Rien. Mais avant, tu n’aurais jamais passé ton vendredi soir à traîner
en kimono, la mine terne et le cheveu humide.
– Merci, Jennifer. Trop aimable.
– Voyons, je ne dis pas ça pour te vexer !
Bah voyons…

– Je suis ta mère. Il est normal que je m’inquiète pour toi.

Bah voyons 2…

– De toute manière, je ne suis pas venue chez toi pour ça, ajoute-t-elle
avec un enjouement feint, comme si elle retrouvait sa bonne humeur.

Ça n’augure rien de bon.

– Que veux-tu ?
– Tu n’aimerais pas t’asseoir un moment, ma chérie ? Je ne suis pas si
pressée que ça, tu sais. Il y a longtemps que nous n’avons pas discuté
tranquillement, rien que toutes les deux.

Là, ça sent carrément le cramé.

– Que veux-tu ? je répète, plus ferme.


– Bon, très bien. C’est toi qui décides après tout. Je voulais juste te
parler de la campagne publicitaire pour U.P.O. Peter t’a laissé le contrat
pour que tu réfléchisses mais tu n’as toujours pas donné suite à leur
proposition.
– Et je ne compte pas le faire.

Grand blanc. Ou plutôt, grand froid. En gros, nous venons d’être


téléportées sur la banquise. Ne manquent que les ours blancs et la calotte
glaciaire.

– Tu ne vas pas signer ?


– J’aime beaucoup ton mari, Jennifer. Vraiment. C’est un homme gentil,
il ne pense pas à mal mais… je suis fatiguée de jouer les femmes-
sandwichs. Je n’ai plus envie de tourner de publicités. À force, les gens
vont oublier que je suis actrice et pas mannequin ou juste « la fille bien
habillée dans les journaux. ». Je ne veux pas tomber dans ce piège.
– Et Peter ? Tu as pensé à Peter ? se met-elle à hurler.
J’écarquille les yeux, désarçonnée par la virulence du ton. Fini, la
gentille Jennifer tout sucre tout miel. Elle sort à nouveau les griffes.

– Il ne te demande jamais rien !


– Tu sais que c’est faux.

Je leur ai signé un gros chèque de cinquante mille dollars, à ma mère et


lui, pas plus tard que le mois dernier. Comprenant l’allusion, Jennifer se
braque, rouge cramoisi. Ses lèvres disparaissent, réduites à un mince trait
tandis qu’elle me regarde comme si elle me voyait pour la première fois.

– Tu as bien changé, ma fille. Tu n’étais pas comme ça avant.


– Avant quoi ?
– Avant que ce type n’entre dans ta vie !

Nous y voilà !

– Ton garde du corps a une influence désastreuse sur toi. Autrefois, tu


faisais passer ta famille avant tout et maintenant, tu joues les fines
bouches, tu te transformes en diva prétentieuse et radine !
– Moi ? Je…
– Je ne te reconnais plus. Si cela continue comme ça, nous n’aurons
plus rien à nous dire !

Elle quitte le salon en faisant claquer ses talons aiguille et la porte


d’entrée.

I love Friday night !

***

Les jours suivants s’écoulent avec lenteur, entre harcèlement des


journalistes pour obtenir une interview, communiqué de presse et shooting
pour un magazine prévu de longue date. Quand enfin, la sortie de Matthew
pointe le bout de son nez. Jeudi matin, après avoir remercié Erica pour son
aide, je la libère de son travail de bodyguard improvisé. Et je pénètre dans
l’hôpital en toute discrétion. Avec cent cinquante photographes collés aux
fesses, donc. Les flashs crépitent, les caméras tournent au moment où je
rejoins le hall, poursuivie par des questions saugrenues.

Ma préférée ? Liz, quelle est votre taille de pied ? Dans un moment


pareil, oui !

Mon garde du corps m’attend dans sa chambre, le bras en écharpe. Nos


regards se croisent, brûlants, intenses, capables de dire tout ce que nos
lèvres taisent. Malheureusement, nous ne sommes pas seuls : médecin,
vigiles et même directeur de l’établissement ont tenu à m’accueillir, si
bien que je ne peux pas me jeter à son cou. Au prix d’un gros effort, je
m’arrache à ses yeux verts. Et j’écoute les voix, les inconnus, qui me
forcent à retourner à la réalité.

– Vous allez utiliser une sortie de secours pour partir, m’explique le


directeur.
– J’ai pensé que ce serait plus prudent, ajoute Matthew.

Il pense encore à me protéger. Même avec une épaule abîmée. Même


avec un bras immobilisé. Mon cœur accélère, désordonné.

– Notre personnel de sécurité va vous escorter jusqu’à la lingerie. De là,


vous pourrez regagner une issue qui donne directement sur le parking
souterrain.
– Merci, dis-je.
– Nous tenions à vous éviter la foule des paparazzis, me précise
l’administrateur avec un sourire satisfait. C’est un plaisir de vous aider,
mademoiselle Hamilton.

Je me force à sourire, un peu embarrassée par tous les regards posés sur
moi avec curiosité. J’ai parfois l’impression d’être un animal de cirque…
Heureusement, notre petit convoi s’ébranle et je glisse une main timide
sous le bras de mon compagnon. Aussitôt, il presse mes doigts contre son
flanc, rassurant, apaisant. Des infirmières se tordent le cou pour
m’apercevoir depuis la salle de repos. Puis je disparais dans les méandres
de l’édifice… et rejoins notre voiture, garée près de la porte.
Sauvés !

Dès que la portière se referme sur nous… je me jette dans les bras de
Matthew. Et parce que nous avons eu la même idée, au même moment, nos
fronts s’entrechoquent. Aïe ! Mon chauffeur, lui, démarre prudemment.
Personne ne peut nous voir derrière les fenêtres fumées, surtout pas les
photographes en embuscade à l’extérieur. Perdu dans mes yeux, Matthew
observe mon visage levé vers lui. Il est enfin sorti. Il est enfin là, avec
moi, contre moi. Il m’embrasse alors avec passion, fougue, fièvre. Comme
ses lèvres m’ont manqué ! Sa main est partout – sur mes épaules, mes
seins, mes hanches…

– J’ai pensé à toi toutes les nuits, souffle-t-il. Autant dire que je n’ai
pas beaucoup dormi…
– Figure-toi que de mon côté, je n’ai pas seulement rêvé à toi en fixant
le plafond de ma chambre, je réponds, taquine. J’ai deux bonnes nouvelles
à t’annoncer.

Il m’écoute avec la plus grande attention, même si nos lèvres restent


dangereusement proches.

– Mon harceleur ne s’est pas manifesté depuis une semaine. Je n’ai reçu
ni lettre, ni menace.
– Merci, Mon Dieu ! souffle-t-il. J’étais comme fou, coincé dans cette
chambre d’hôpital, incapable de te protéger…

Je lui souris, émue par le tremblement dans sa voix.

– Je sais me défendre, aussi ! dis-je, avec un clin d’œil pour le rassurer.


Et il y avait ta petite sœur pour veiller sur moi. Mais attends, tu ne connais
pas la meilleure. Il y a quelque temps, j’ai téléphoné au maire de New
York pour les besoins de ton enquête. Et il vient d’accéder à ma requête :
tu vas pouvoir consulter toutes les caméras qui tournaient sur les docks le
soir où ton meilleur ami est mort.

Matthew ne dit rien. Il paraît bien trop secoué pour ça. Digérant ma
déclaration, il me fixe avec incrédulité.
– Tu as fait jouer tes contacts pour moi ?
– Euh… oui.
– Et je vais enfin retrouver des images de cette nuit ?
– Je l’espère.

Il me contemple comme personne dans ma vie, avec un mélange de


gratitude, de surprise et… d’amour. Oui, c’est de l’amour que je vois dans
son regard, même s’il lui manque encore les mots. Il passe une main douce
sur ma joue, son pouce s’arrêtant sur ma bouche.

– Tu es une femme exceptionnelle, Elisabeth. Finalement, c’est peut-


être toi, mon ange gardien…
18. Les ombres

Le lendemain, j’aperçois Nathalie en train de faire les cent pas devant


l’annexe de la mairie où nous avons rendez-vous. Son visage s’éclaire dès
que je m’approche, suivie de Matthew. Elle m’embrasse sur les deux
joues, chaleureuse, avant de donner l’accolade à mon garde du corps. Tous
deux semblent moins nerveux que moi. Je suis montée sur ressorts,
comme si j’avais ingéré des hectolitres de café. Noir. Sans sucre. Par
intraveineuse.

– Alors c’est le grand moment… commence Nathalie.


– On dirait, murmure Matthew, l’air tendu.

Il l’a appelée en renfort ce matin, afin qu’elle visionne avec nous les
centaines d’heures de vidéo mises à notre disposition par les archives du
port. Un travail titanesque ! Des dizaines de caméras filment les docks
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À ma demande, le maire nous a
autorisés à consulter toutes les images de la semaine précédant la mort de
Miles. J’en ai les mains qui tremblent – et les jambes en coton. Nous
avons peut-être une chance de sauver Matthew. Et de lui éviter la prison.

– On y va ? je propose.

Nous pénétrons à l’intérieur d’un bâtiment administratif tout ce qu’il y


a de plus ordinaire, situé au sud de Manhattan, Natalie en profite pour
m’attraper discrètement par le coude.

– Ce que tu as fait pour Matt, c’est formidable ! me glisse-t-elle à


l’oreille.

Il n’y a rien que je ne ferai pour lui. Nous le savons toutes les deux au
moment où elle m’adresse un sourire complice. À l’accueil, nous
récupérons des badges visiteurs avant de monter au deuxième étage dans
la section des archives. Un employé nous explique le fonctionnement des
cabines individuelles : une petite pièce avec un siège, un bureau, un
projecteur et un lecteur de microfilms. Nous pouvons consulter toute sorte
de documents, ici. Mais sur les tables s’entassent les fameux fichiers
numériques.

– On aurait peut-être dû amener à manger ? balbutie Nathalie devant


l’ampleur de la tâche.
– Et des lits de camp ! j’ajoute, ironique.

Le secrétaire des archives nous salue d’un petit signe de tête. Il ne m’a
même pas reconnue. Amen. À sa décharge, je porte une tenue de
camouflage proscrite par les « fashion polices » du monde entier : jean
slim, sweater à capuche gris et sneakers noirs. Qui pourrait soupçonner
une star de cinéma de se cacher sous ce costume d’ado mal dans sa peau ?
Matthew se rapproche de moi.

– Nous ne savons pas exactement ce que nous cherchons : la moindre


chose, même un détail qui peut te sembler insignifiant comme un
promeneur, un objet abandonné dans un coin, peut être crucial. Dès que tu
vois un truc anormal, tu me préviens.
– Bien, chef !

Il sourit malgré la gravité de la situation. Mais n’a-t-il pas raison de me


briefer ? Je ne fais guère partie des forces de l’ordre, je n’ai pas l’habitude
de ce genre de boulot… mais Matthew ne pouvait pas cracher sur une
paire d’œil supplémentaire. Surtout, nous voulons mener ensemble cette
enquête. Je suis avec lui. Je veux le sauver, moi aussi. Peut-être plus
encore qu’il n’en a envie lui-même ! Et je passe les heures suivantes
enfermée dans ma cage à lapin.

– Pff…

Je soupire en buvant une gorgée de la canette apportée par Nathalie. La


matinée touche à sa fin et je n’ai vu que des dockers débarquer des caisses,
un chat noir se laver consciencieusement le derrière et un gardien faire sa
ronde. Aussi passionnant qu’un épisode de Derrick. Un coude sur la table,
le menton au creux de la main et les yeux fatigués, je continue à fixer
l’écran. Pas question de relâcher mon attention. Quand soudain, j’entends
des bruits dans la cabine de Matthew.

– Regarde ça !

Nathalie (Nathalie-mariée-un-enfant-heureuse-en-ménage-respire-Liz-
respire !) l’a rejoint dans son cagibi. Je tends l’oreille sans quitter mon
siège, les yeux rivés à mon écran. Je rêve où il se passe enfin quelque
chose dans mon épisode de série allemande des années 1980 ? En
parallèle, les deux policiers parlent à mi-voix :

– On dirait Clifford et Stone ! s’exclame la belle brune.


– La caméra 7 et la caméra 11 les ont filmés plusieurs fois entrant et
sortant de l’entrepôt où était cachée la drogue.
– Quel jour ?
– La veille de la mort de Miles.
– C’est formidable, Matt ! Tu as enfin la preuve qu’ils étaient sur les
lieux du crime, qu’ils ont eu accès à la drogue – voire qu’ils l’ont eux-
mêmes déposé !
– Pas tout à fait. J’ai seulement plusieurs films les montrant sur les
docks et un fort faisceau de présomptions.

Puis, après un bref silence :

– Ce qui est mieux que rien.

Quand soudain, c’est à mon tour d’entrer en piste :

– Est-ce que vous pouvez venir voir une seconde, tous les deux ?

Surexcitée, je les accueille en tapotant mon écran de l’index.

– Regarde cet adolescent en train de rôder devant l’entrepôt ! je jubile.


Il n’a rien à faire là, non ? Pourtant, il n’arrête pas d’entrer et sortir !
S’agenouillant à côté de mon siège, Matthew fixe intensément le film…
et perd toutes ses couleurs. Livide, il plaque une main sur sa figure comme
s’il cherchait à arracher son menton. Appuyée à l’encadrement de la porte,
Nathalie retient son souffle.

– C’est lui, murmure mon compagnon. C’est lui, le gosse qui a assisté à
mon combat avec Miles.

À dix reprises, il vérifie la date affichée sur la caméra de surveillance :


la vidéo a été prise quelques minutes avant la mort de son partenaire. On
voit le gamin rôder autour de l’entrepôt et forcer la porte pour entrer. Il
apparaît et disparaît à plusieurs reprises, vêtu d’une tenue assez proche de
la mienne : sweater à capuche et gros logo, jogging et baskets. Malgré la
distance et les parasites sur la vidéo, il semble très jeune. Dix-huit ans
environ.

– C’est lui ! répète Matthew d’une voix blanche. C’est lui que je
cherche depuis des mois ! Tu es un génie, Elisabeth !

Il plaque un baiser sonore sur mes lèvres, emporté par la joie. Nathalie
éclate de rire dans notre dos, aux anges, tandis que Matthew se précipite
vers une imprimante. Moi, je reste un peu sonnée sur ma chaise. Elisabeth
et génie ? Deux mots qui vont très, très bien ensemble…

***

Je pousse un faible gémissement du fond de mon sommeil. Il me


manque quelque chose – ou quelqu’un. D’un seul coup, j’ouvre des yeux
abîmés par des heures et des heures de visionnage. Et je tends le bras en
travers du lit, ne trouvant qu’une place vide. Voilà ce qui m’a réveillée –
lui, son absence. Je l’ai ressentie dans mon corps, comme un grand vide.
Matthew. Il n’est plus là. Me redressant entre les draps froissés, je tâte son
côté du lit. Elle est froide.

– Matt ?
Ma voix se perd dans la pièce, plongée dans la semi-pénombre. Le
chétif halo d’un lampadaire filtre à travers les strates de mes stores. Je me
mords les lèvres, inquiète. Nous sommes rentrés chez moi après une
journée complète aux archives – et avec une copie des bandes utiles à
Matthew. Durant notre dîner sur le comptoir de la cuisine, mon garde du
corps semblait absent, obsédé par les captures d’écran de son témoin. Bien
sûr, il est venu se coucher avec moi maintenant que nous partageons la
même chambre… mais il n’a pas dû rester bien longtemps.

Je me glisse hors du lit, attrapant au vol mon kimono en satin. Pieds


nus, je m’engage dans le couloir et perçois un bruit en provenance du rez-
de-chaussée. Le cliquetis caractéristique d’un clavier. Et je découvre
Matthew assis dans mon bureau, devant son ordinateur. Environné de
dossiers empruntés à la police grâce à Nathalie, il consulte un papier avant
de cliquer sur sa souris. Il est si absorbé par sa tâche qu’il ne m’entend pas
approcher.

– Tu ne dors pas ?

Il relève la tête. Et les yeux qu’il pose sur moi… ces yeux, je ne les
oublierai pas, dussé-je vivre cent ans. Il me regarde avec une telle
tendresse que mon cœur chavire. Puis, me tendant son bras valide, il
m’invite à le rejoindre. Sans me faire prier, je m’installe sur ses genoux.
Tout est si simple, si naturel entre nous. Comme si nous avions toujours
partagé cette intimité. Comme si nous étions les deux faces d’une même
pièce.

– Je ne t’ai pas réveillée, au moins ? s’inquiète-t-il.


– Non. Je me demandais simplement où tu étais passé.
– Je n’arrivais pas à dormir alors j’ai préféré descendre pour faire
quelque chose d’utile.

Il pousse un profond soupir pendant que je découvre des fiches de


police sur son écran. Des types aux airs patibulaires qui me donnent froid
dans le dos. Je n’aimerais pas me retrouver seule avec eux dans une ruelle.
Je frissonne. Et Matthew referme son bras autour de ma taille.
– Mark va dresser un portrait-robot de mon type, m’explique-t-il.

Puis, devant mon air interrogateur :

– Excuse-moi. Tu fais tellement partie de ma vie qu’il m’arrive de


parler comme si tu savais déjà tout. Mark est un ami, un dessinateur de la
police. Il s’occupe de mon témoin demain et me faxera le portrait en fin de
matinée. Quant à Nathalie, elle m’a permis d’accéder à la base de données
du commissariat.
– Et ça donne quelque chose ?
– Pas pour le moment. Mais je doute de trouver mon ado parmi ces
types avec des casiers longs comme le bras.

J’acquiesce faiblement. Mon dos calé contre sa poitrine, je me sens à


l’abri, enivrée par son parfum boisé, masculin. Je voudrais ne plus jamais
bouger. Pourtant, je dois me reposer si je veux être en forme pour la
remise de prix qui a lieu demain soir. Je m’empare des captures d’écran de
la caméra numéro 14. On y voit le témoin de Matthew de face, le visage en
grande partie dissimulé par la capuche de son sweater. Rien de bien
concluant.

– C’est bizarre… j’ai l’impression qu’un détail m’échappe, me confie-


t-il soudain.
– Comment ça ? Tu connais ce garçon ?
– Non, mais quelque chose me chiffonne sur ces images. Je ne saurais
pas te dire quoi mais…

Il ne termine pas sa phrase, se contentant de secouer la tête d’un air las.


Et devinant son énorme frustration, je me retourne et noue les bras autour
de son cou.

– Que dirais-tu de remonter avec moi ?

Me penchant un peu, je mordille le lobe de son oreille :

– Je connais une excellente méthode pour te détendre et trouver le


sommeil.
Une seconde plus tard, l’ordinateur est éteint. Et notre course, comme
nos rires étouffés, résonnent dans toute la maison.

***

– Je vais croiser les doigts !

Ma petite sœur affiche un grand sourire sur mon PC. Chacune d’un côté
de l’océan Atlantique, nous nous parlons entre New York et Londres
comme toutes les semaines grâce à Skype. Dans son uniforme gris, Sandy
profite de son déjeuner pour discuter avec moi. C’est notre moment
privilégié… même si rien ne remplace un vrai contact. Heureusement, je
l’attends de pied ferme lors des vacances de fin d’année. J’ai déjà prévu
d’acheter une dinde de trente kilos et un sapin de deux mètres de haut.

Oui, j’ai la folie de grandeurs.

– Je ne pense pas gagner, lui dis-je. Pas face à Meryl Streep. Je te


signale qu’elle est nominée, elle aussi.

Sandy éclate de rire.

– Elle l’a déjà eu dix-sept fois – au moins ! Il est temps qu’elle cède la
place aux autres, non ?
– À chaque fois, c’était bien mérité.
– Mais toi aussi, tu la mérites cette statuette. Tu as vu ta performance
dans The Lily & The Wolves ?

Depuis dix minutes, nous parlons de la remise des prix qui se déroulera
ce soir, à New York. Je suis en lice pour le trophée de la meilleure actrice
dans un film dramatique, pour mon rôle de Lily, une jeune fille aveugle
qui se retrouve kidnappée et va faire preuve d’une ingéniosité et d’un
courage à toute épreuve. Je croise les doigts… sans vraiment y croire car
je n’ai jamais eu les faveurs de la critique. Finalement, je souffle un baiser
à ma cadette.

– Travaille bien, Sandy ! Mais surtout…


– … amuse-toi ! complète-t-elle pour moi. Je t’aime, Liz.
– Moi aussi, je t’aime.

Nous coupons la communication en même temps et je reste un moment


devant mon ordinateur, pensive. C’est fou comme ma petite sœur me
manque ! Pour m’occuper, je jette un coup d’œil à ma boîte e-mails.
Comme d’habitude, cent vingt messages non lus. D’innombrables
invitations à des inaugurations, des soirées caritatives, des lancements de
produits. Quelques courriers de mon agent, furieux de ma prise de
distance. Quand soudain, je me fige.

– Objet : « Fais attention », lis-je à voix haute.

Mon cœur commet une embardée. Et l’adrénaline se répand dans mes


veines, telle une traînée de poudre. J’hésite une seconde avant de cliquer
sur le courriel. Et là, la douche froide. Ou plutôt, le seau d’eau glacée en
pleine figure. Une seule ligne de texte : « Je peux te tuer ». Pas « je vais
te tuer », non. Juste : j’en suis capable à n’importe quel moment. Je
clique sur les pièces jointes… et pousse un cri d’épouvante. Des dizaines
de photos de moi s’affichent sur l’écran. Des photos de moi, en train de
dormir dans ma chambre, prises au pied de mon lit.

– Elisabeth ?

Alertée par ma voix, Matthew se précipite dans le bureau et me rejoint


en deux enjambées derrière la table. Je suis pâle comme un fantôme, je
claque des dents, je tremble. Impossible de m’arrêter.

– Que s’est-il passé ?

Pour toute réponse, je désigne mon ordinateur. À son tour, mon garde
du corps découvre le contenu du message… sans paniquer. Décalant mon
siège, il passe en revue les clichés et vérifie la source de l’e-mail. Une
foule de données bizarroïdes apparaît sous mes yeux, aussi indéchiffrables
qu’un manuscrit de la Mer Morte.
– Ces photos ont été prises durant mon hospitalisation, déclare-t-il avec
un calme remarquable.

Durant son absence, donc. Pendant qu’Erica me surveillait – et je ne la


blâme guère car elle n’a jamais été formée à ce genre de boulot.

– Cela signifie que… que ce cinglé s’est introduit dans ma chambre


pendant que je dormais et m’a prise en photo ?

Révulsée par cette idée, je recule brutalement et bondis de ma chaise en


serrant mes bras contre moi. Matthew fond sur moi avant que je ne
m’enfuie. Sa main chaude s’abat sur mes bras, remonte vers mon épaule.
Et il me force à soutenir son regard vert, me communiquant son sang-
froid, sa force tranquille.

– Je suis là, maintenant. Plus rien de mal ne peut t’arriver. Mais j’ai
besoin que tu sois avec moi, Elisabeth. Tu es encore là ?
– Oui…
– Il faut que tu sois forte… parce que la personne qui t’a envoyé cet e-
mail l’a fait depuis ton ordinateur portable.
– Quoi ? je m’étrangle.
– Cela veut dire qu’il s’agit peut-être d’une personne de tout entourage
– ou en tous les cas d’une personne qui a eu accès à tes affaires.

J’en reste… pétrifiée. Littéralement. Mon harceleur, un membre de ma


famille, comme ma mère, ma sœur ou mon beau-père, peut-être un ami,
comme Angela ou mon agent ? Je secoue la tête, rétive.

– Non, non ! Je refuse d’entrer dans ce petit jeu sordide, je refuse de


commencer à soupçonner mes proches.

Et ivre de peur et de panique, je monte dans ma chambre, complètement


désorientée.
19. Tapis rouge

Dans ma longue robe de satin rouge, je suis raccord avec le tapis…


mais qu’importe ! Un sourire XXL épinglé aux lèvres, je m’avance parmi
la foule des curieux, des photographes, des admirateurs et des caméras
rassemblés devant le vaste théâtre où se déroule la remise des USCA –
United States Critics Awards. Agitant la main, je fais signe aux fans en
train de brandir des pancartes « I Love You Liz » et autres messages
adorables. Je suis excitée comme une puce. Mon cœur bat à mille à
l’heure.

Un vrai feu d’artifice émotionnel.

À mon apparition, les flashs se déchaînent. Car pour une fois, je ne suis
pas venue seule, comme j’en ai l’habitude depuis plusieurs semaines –
depuis ma rupture avec un acteur très célèbre… avec lequel je ne sortais
même pas. Oui, le monde du cinéma, c’est souvent du chiqué. Dans mon
fourreau attaché par un gros nœud vaporeux autour de mon cou, je
m’avance au bras de… Matthew. Pas mon garde du corps, non. Matthew
Turner. L’homme que j’aime. Et mon cavalier d’un soir.

– Je me sens ridicule, murmure-t-il à mon oreille, la bouche en coin.

Je dois me retenir de rire.

– J’ai l’air d’un pingouin, rajoute-t-il.

Un pingouin ? Pas vraiment ! Il ressemble plus à un agent secret dans


son smoking noir avec chemise immaculée et nœud papillon. Je m’attends
presque à le voir sortir un revolver, nous sauver d’une attaque terroriste et
partir dans les airs juché sur l’échelle de corde lancée d’un hélicoptère.
Comment ça, j’ai une imagination débridée ?

– Tu es superbe ! fais-je.

Un peu mal à l’aise, mon compagnon s’avance avec moi entre les
barrières qui retiennent la foule. Il n’aime guère l’exposition, la pleine
lumière. Or, ma venue semble déchaîner les journalistes. En langage
« people », je suis en train d’officialiser ma liaison avec mon bodyguard.
Pas besoin de communiqué de presse pour clamer son amour, il suffit
d’apparaître en couple sur un tapis rouge. Oui, c’est bizarre, je sais. Le
bras en écharpe, Matthew tire un peu sur sa veste de son autre main.

***

Depuis deux heures, les catégories de prix se succèdent et les gagnants


montent sur scène : meilleur réalisateur, meilleurs éclairages, meilleur
costume… Les plus belles performances sont récompensées, devant
comme derrière la caméra. Scotchée à mon fauteuil en velours rouge –
comme ma robe, décidément… – je n’écoute que d’une oreille. Je suis à la
limite de tomber dans les pommes. Ce prix, j’ai juré que ça ne comptait
pas pour moi, que l’important était d’être nominé, blablabla.

Eh ben… j’ai menti.

Quand enfin arrive de la catégorie qui m’intéresse – THE catégorie,


MA catégorie. Meilleure actrice dans un rôle dramatique. Sans quitter des
yeux la scène, j’attrape la main de Matthew et m’y cramponne comme si
nous risquions nos peaux. Lui cache un demi-sourire derrière sa main. Il se
rappelle sans doute mon grand discours désintéressé dans la voiture. Ça
commençait par « que je perde ou que je gagne, ce n’est pas
l’important… ». Tu parles !

– J’ouvre la petite enveloppe… déclare sur scène un célèbre réalisateur


chargé de remettre le prix.
Ah, le monstre ! Il fait durer le suspense. Plus jamais je ne travaillerai
pour lui. Ma figure ultra-crispée apparaît sur l’écran, à l’instar des beaux
visages détendus de mes quatre concurrentes, parfaitement maîtresses
d’elles-mêmes. Super. Je ressemble juste à Robocop parmi les sylphides.
Je broie les doigts de Matthew – après tout, a-t-il vraiment besoin d’une
main fonctionnelle, hein, hein ? Sur la vaste scène, roulements de tambour
et musique à l’américaine.

– Le prix de la meilleure actrice dans un rôle dramatique revient à…

Ça n’a aucune importance. Ça n’a aucune importance.

– Liz Hamilton pour son rôle dans The Lily & The Wolves !

Hiiiii ! Ça compte troop pour moi !

Je me lève d’un bond, les yeux brillants. Matthew aussi quitte son siège
pour me laisser passer. Autour de nous, les applaudissements retentissent à
travers le théâtre, du parterre jusqu’aux baignoires. Mon cœur explose de
gratitude, de joie, tandis que je me jette au cou de mon chevalier servant.
Je m’agrippe si fort à lui qu’il vacille. Son unique bras m’enveloppe
pendant que toutes les caméras tournent, braquées vers moi.

– Bravo, Liz !
– Oh, ce n’est rien… je chuchote contre son tympan.
– Je suis fier de toi.
– Voyons, ça ne comptait absolument pas pour moi.

Il rit dans sa barbe avant de me prendre par la main, m’aidant à quitter


notre rangée pour rejoindre l’allée principale. Je lui envoie un dernier
baiser, du bout des doigts, avant de me diriger droit vers la scène. Pourvu
que je ne me casse pas la figure ! Mes genoux jouent des cymbales et mes
talons aiguilles ne m’aident pas. Heureusement, je parviens à grimper sur
l’estrade sans dommage. Même si les larmes sont en train de ruiner mon
mascara.
Enlacée tour à tour par le réalisateur et le maître de cérémonie, je
m’approche du pupitre avec mon prix à la main – un ange doté d’ailes en
cristal. Je le contemple un instant sous toutes les coutures, le regard
embué. Puis je me penche vers le micro :

– Comme vous l’aurez tous compris, je n’attache strictement aucune


importance à ce trophée !

Des rires éclatent – et je note que Meryl Streep, cette grande dame,
applaudit à tout rompre. J’essuie tant bien que mal les rigoles sur mes
joues, ne parvenant qu’à étaler mon rimmel. Heureusement, mon
maquillage est waterproof. Dans la salle, je cherche du regard les gens que
j’aime. Ils sont tous là, à mes pieds, dans leurs fauteuils – ma mère, mon
agent, ma meilleure amie… Et tous attendent mon discours. Je me racle la
gorge.

– Honnêtement, je ne pensais pas gagner ce prix. C’est une magnifique


surprise pour moi. Vous m’avez récompensée pour un rôle difficile, dans
lequel j’ai mis toute mon âme, toutes mes tripes… merci aux critiques et
aux professionnels qui ont voté pour moi. Merci aussi à ma famille. Je
pense à vous tous ce soir !

Je souris, bouleversée, et attends que l’ovation diminue pour continuer


:

– Enfin, je voudrais remercier certaines personnes qui m’ont toujours


aidée, qui ont toujours été là pour moi et m’ont aidé à avancer, même
quand je perdais confiance. Mes pensées vont d’abord à Sandy, ma petite
sœur, qui n’a pas pu être avec nous ce soir. Sandy, tu comptes plus que tout
pour moi.

Me tournant vers les premiers rangs, j’adresse un petit signe à ma


meilleure amie.

– Merci à Angela Reynolds, mon assistante. Pardon si je t’ai cassé les


oreilles avec mes doutes pendant ce tournage. Tu as été une confidente
merveilleuse.
Selon l’usage, je remercie le réalisateur, mon partenaire, mes
producteurs – histoire de ne pas me fâcher avec la moitié du métier ! Puis
je me tourne vers Matthew. Il me contemple avec intensité, peut-être un
peu impressionné par la situation. En tous les cas, il n’y a d’yeux que pour
moi. Et l’espace d’un instant, il n’y a plus que lui et moi dans cette salle,
pourtant bourrée à craquer de convives.

– Merci, Matthew. Merci d’avoir vu au-delà des apparences, au-delà des


masques. Merci d’être là, tout simplement.

Je n’en dirais pas plus. Je lui souris alors qu’il pose une main sur sa
poitrine, comme s’il avait reçu mon discours en plein cœur. Un lien
magique, invisible, nous unit quelques secondes l’un à l’autre. Et je réalise
l’évidence : il est devenu le centre de ma vie, surclassant ma carrière,
mon ambition, et toutes ces choses qui passent maintenant au second plan.

***

Au terme d’un interminable photocall avec les autres vainqueurs, je me


précipite dans les coulisses en bénissant ma coiffeuse et la tonne de laque
utilisée pour mon chignon (en partie responsable du trou dans la couche
d’ozone…). Malgré l’émotion, je suis toujours décente. Serrant toutes les
mains tendues pour me féliciter, je mets une demi-heure à « le » repérer
dans la foule. Lui, bien sûr. Qui d’autre ? Il se tient en retrait, le sourire
désabusé, un bras en écharpe, comme s’il observait le monde en recul.
Matthew Turner. Mon beau ténébreux, taiseux et distant…

Son visage s’éclaire dès qu’il m’aperçoit. Ma récompense à la main, je


me précipite vers lui et me pends à son cou, au comble de la félicité. Plus
rien ne compte, cette nuit ! Je suis heureuse malgré les menaces de mort
lancées contre moi. J’ai l’impression d’être au seuil d’une nouvelle vie.
Mes choix audacieux paient enfin. Les professionnels du cinéma me
prennent au sérieux et ma carrière prend un nouvel essor. Et au centre de
ce tourbillon : lui, et notre amour. Ce soir, j’ai envie de croire que tout va
bien se passer.
– Je suis tellement fier de toi, Elisabeth.

Son murmure me chatouille l’oreille. Il ne me lâche pas, me gardant


contre lui, à l’abri de son bras, de son parfum viril, de sa bulle de chaleur.

– Tu n’as pas volé cette récompense. Tu étais magistrale dans ce film.

Surprise, je me dégage un peu de son étreinte.

– Tu as vu mon film ?

Jusqu’à présent, j’avais l’impression que Matthew n’appréciait guère le


cinéma… et qu’il n’avait jamais regardé mon travail. D’un côté, cela
facilitait nos rapports. Et de l’autre… ça me vexait ! Un grand sourire
épinglé au visage, il me décoche un clin d’œil taquin.

– J’ai vu tous tes films, rectifie-t-il.


– Tu ne m’en avais rien dit.
– Je ne vis pas totalement dans une grotte, tu sais. Et tu es l’une des
actrices les plus connues au monde.

Pour la peine, je lui administre une petite tape sur le bras – le bon bras,
celui qui n’a rien. Je ne suis quand même pas sadique.

– Et tu m’as laissé croire que tu me connaissais à peine !


– Je ne voulais pas biaiser notre relation professionnelle. Mais je ne
pensais pas non plus qu’elle prendrait un tel tournant…

Son sourire narquois s’affirme :

– Et puis, je ne voulais pas que tu prennes la grosse tête…

Je lui tire la langue.

– Tu es une actrice extraordinaire, Elisabeth. Tu as un talent fou et j’ai


adoré ta prestation dans The Lily & The Wolves. Pour être honnête, il s’agit
d’un de mes films préférés. Je ne te l’ai encore jamais avoué… mais je
t’admire beaucoup. Et encore plus depuis que je connais la véritable
Elisabeth.

Je suis sans voix, là.

– Tu es faite pour ce métier, tu mérites ce qui t’arrive.

Ses confidences me bouleversent. J’ai réussi à rendre fier la personne


que j’aime, à décrocher l’admiration de cet homme si intègre, si droit dans
ses bottes. N’est-ce pas la plus belle des récompenses de la soirée ? Je
m’apprête à lui répondre quand mon téléphone sonne pour la centième fois
de la soirée. Mais je suis obligée de répondre : il s’agit de Sandy, qui a
suivi la cérémonie retransmise en direct sur Internet. Je jette un dernier
coup d’œil à Matthew avant de prendre la communication. Ce soir, je
flotte sur un petit nuage.
20. Sur le ring

Après une série de courtes interviews, je jette un coup d’œil discret à


mon portable, caché au fond de ma pochette. Il est déjà deux heures du
matin et les convives s’éparpillent, en route vers les différentes « after
parties » qui se déroulent aux quatre coins de la ville. Rebroussant chemin,
je rejoins Matthew dans un petit salon à l’écart. J’ai hâte qu’il me
reconduise à la maison. J’ai les pieds en compote – je soupçonne mon gros
orteil d’avoir doublé de volume dans ces fichues sandales. Mais à peine ai-
je atteint la porte que j’entends des éclats de voix.

– Tout ça, c’est votre faute !

Jennifer, furax.

– Vous exercez une influence néfaste sur elle.

Karl, hors de lui.

– Elisabeth est parfaitement capable de prendre ses décisions toutes


seules, comme une grande, répond la voix calme de mon garde du corps.
– Elle s’appelle Liz ! tonne ma mère.

Je m’immobilise derrière la porte, le sang glacé dans mes veines.


Encore une prise de bec… mais entre Matthew et mes proches.
D’ordinaire, je suis la seule à être prise à partie. J’ouvre la porte avec
fracas, même s’il n’a guère besoin de mon aide. Dressé au milieu de la
pièce, seul contre quatre personnes, il leur tient la dragée haute, l’ombre
d’un sourire ironique aux lèvres. Il a compris depuis longtemps le petit jeu
de mes proches – bien avant moi, en fait.
À l’intérieur, je découvre ma mère, rouge tomate dans sa robe de
cocktail Lanvin, avec une multitude de frous-frous roses autour des
épaules. À côté d’elle, mon beau-père fait front commun. Lui aussi semble
furieux – il ne manque que la fumée en train de sortir de ses trous de nez.
Un peu en retrait, ma sœur aînée grille une cigarette d’un air goguenard.
Ce climat de tension n’est guère pour lui déplaire. Et puis, il y a Karl. Karl
qui tient le premier rôle. Karl qui fait de grands moulinets avec ses bras et
tonne comme un baryton.

– De quel droit lui donnez-vous des conseils pour sa carrière ?

Matthew secoue la tête, visiblement navré :

– Vous avez une si piètre opinion d’Elisabeth que vous la croyez


incapable de réfléchir par elle-même, de choisir toute seule ce qui est bon
pour elle ?

Je me racle la gorge pour signaler ma présence. Toutes les têtes se


tournent dans ma direction, qui avec gêne, qui avec colère. Seul Matthew
semble désolé. Dans ses yeux, je lis son embarras : il ne voulait pas que
j’assiste à ce règlement de comptes. Ce n’est pourtant pas sa faute. À la
seconde où elle me voit, ma mère fond sur moi pour me prendre à partie,
m’attirer dans son camp. En vitesse, je me libère de la main french
manucurée qu’elle crochète sur mon bras. Plus personne n’exercera son
influence sur moi.

– Que se passe-t-il ? fais-je.

Tout le monde parle en même temps – à l’exception de mon garde du


corps, silencieux, qui ne cherche même pas à se défendre des imprécations
vomies contre lui. Et bientôt, la voix de Karl domine toutes les autres :

– Comment as-tu osé prononcer un discours pareil sur scène, tout à


l’heure ? Tu n’as même pas eu un mot pour moi ! Dois-je te rappeler que
sans mon agence et sans moi tu ne serais rien ?
– Karl, c’est toi qui ne serais plus grand-chose sans les énormes
pourcentages que tu ponctionnes sur mes cachets !
Ma repartie le cingle comme une gifle, le réduisant au mutisme pendant
une seconde. Une seconde, c’est bien… mais c’est court !

– Et ton discours ! Tu n’as pas honte ? « Merci à ma famille » ! C’est


tout ce que tu as trouvé à dire ? Sans même citer ta propre mère ?
– Jennifer ne m’a été d’aucune aide sur ce tournage. Elle m’avait même
déconseillé de tourner ce film !

L’intéressée prend une mine outragée mais se garde d’intervenir, au


contraire de mon beau-père. À l’évidence, il n’a toujours pas digéré mon
refus de tourner sa maudite compagne publicitaire.

– Pour qui te prends-tu, Liz ? suffoque-t-il. Nous sommes ta famille et


tu nous traites comme des parias, des moins que rien.
– Tu as oublié d’où tu viens ! s’écrie Jennifer. Sans moi, tu ne serais
pas au sommet, tu n’aurais pas cette statuette dans les mains.
– C’est la faute de cet homme ! ajoute Peter en désignant mon
bodyguard.

Matthew se tient derrière moi mais je devine sa rage alors qu’il se


raidit, les muscles soudain tendus. Il m’évoque un fauve prêt à bondir, à se
jeter dans l’arène. Je lève alors la main pour l’arrêter. Ce combat, c’est le
mien. Je me suis trop longtemps montrée faible, me laissant manipuler par
les uns et les autres sans broncher parce que c’était plus commode, parce
que je n’osais pas résister.

– Si j’ai obtenu cette récompense, c’est grâce à mon travail ! Arrêtez


de vous attribuer ma réussite à tout bout de champ. Vous êtes ma famille,
c’est vrai. Alors pourquoi êtes-vous en train de rôder autour de moi
comme des vautours ? Pourquoi parler seulement de travail, de contrats,
de publicités ? Vous n’avez plus que l’argent à la bouche !

Un silence de mort règne à présent dans le petit salon tandis que


j’explose comme une cocotte-minute. S’en prendre à Matthew était
l’erreur de trop.
– Toi, Jennifer, tu n’as jamais été ma mère : tu t’es toujours comportée
comme mon manager et maintenant que je suis célèbre, tu viens seulement
me voir pour obtenir des invitations et des passe-droits. Idem pour Peter,
qui se souvient de mon numéro au moment où il a besoin d’un chèque.
Quant à toi, Karl… tu es mon agent. C’est moi qui te paie, c’est moi qui te
rapporte de l’argent.

Je les enveloppe tous d’un regard noir. Je ne suis plus triste, comme
autrefois. Cette fois, je suis carrément furibonde. Et ma colère les glace,
les privant enfin de parole et de moyens. Ils n’ont pas l’habitude de me
voir riposter !

– Vous ressemblez à une bande de pique-assiette ! Voilà ce que vous


êtes devenus ! Tous autant que vous êtes !

Je quitte la pièce en trombe, escortée par Matthew, mon ombre


protectrice, mon ange gardien. Dans le couloir, j’aperçois le discret sourire
qui flotte sur ses traits.

– Je suis fier de toi, me glisse-t-il tout bas. Encore plus que tout à
l’heure.

***

– Fais-moi confiance, Elisabeth ! sourit Matthew quarante minutes plus


tard. Tu as surtout besoin de te défouler.

Un point pour lui. Si je m’écoutais, j’étranglerais volontiers quelqu’un.


Si possible un membre de ma famille. Parée de mon long fourreau rouge,
je m’appuie contre mon garde du corps pendant qu’il ouvre une porte. Où
sommes-nous ? Je l’ignore. Nous nous trouvons dans une ruelle, devant
une bâtisse sans vitrine, sans enseigne. Mais une seconde plus tard, je
reconnais l’odeur familière de détergent, d’huile parfumée, de sueur
propre aux salles de gym.
– Je m’entraîne ici depuis que j’ai intégré la police, m’explique
Matthew en allumant les lumières. C’est un ami qui dirige cette salle et
m’a donné les clés.

Surprise, je m’avance au centre de la première salle – ou plutôt la


dernière, car nous sommes entrés par l’arrière – consacrée aux sports de
combat. Plus loin, je devine les lueurs familières et bleutées d’une piscine
qui dansent sur les murs. Et les classiques appareils de musculation près
de l’entrée. Il s’agit d’un vaste complexe, très bien équipé. Je remarque un
ring de boxe dans un angle… et m’y dirige sans hésiter. Voilà ce dont j’ai
besoin : un défouloir. Matthew me suit, amusé :

– Excellent choix !

À ma place, il se penche pour ramasser des gants de boxe rouge vif.

– Ils sont coordonnés à ta robe, me taquine-t-il.

Il me les enfile lui-même, une main après l’autre, en attachant


solidement le scratch. Je me retrouve avec deux grosses pinces de homard.
Et je m’amuse à donner une série de coups de poing dans le vide. Ne
manque que la musique de Rocky. Matthew, lui, pousse un punching-ball
devant moi avec des gestes sûrs et calmes – ai-je déjà dit que j’adorais sa
façon de bouger, virile et maîtrisée ?

– À toi de jouer, Elisabeth ! Inspire profondément et visualise ta colère.


Ferme-les yeux et réduis-la à un petit point au centre de ton corps – une
petite boule d’énergie que tu vas expulser.

Je rouvre les paupières, concentrée. Dans ma robe de sirène, je dois


offrir un drôle de spectacle. Surtout au moment où je balance un premier
crochet.

– Cogne plus fort !

Je recommence.
– Plus fort !

J’entends un râle presque animal – qui, à ma grande surprise, sort de ma


gorge. À chaque coup porté, je pousse un nouveau cri de rage. Je me
défoule, je donne tout ce que j’ai. Et le punching-ball tangue sur sa tige
métallique tandis que mon bodyguard me donne des conseils. Il tourne
autour de moi pour observer mes gestes.

– Tu attaques bien, vite et fort mais tu as une défense trop faible.


Relève ton bras gauche pour te mettre en garde, comme si tu protégeais
ton cœur…

Pas de toi, en tous les cas…

Ses pupilles vertes me transpercent. Il m’encourage d’un signe de tête à


reprendre mon combat. Pieds nus, nimbée de mousseline écarlate,
j’enchaîne les crochets, les droites, avec une énergie illimitée. Je continue,
encore et encore, motivée par la voix de Matthew qui ne cesse de me
parler. J’en oublie bientôt la fin de la soirée, ma remise de prix gâchée par
les sempiternelles disputes familiales. De petites gouttes de sueur coulent
le long de mon cou, collant les mèches blondes évadées de mon chignon.

– Tu es… impressionnante ! concède Matthew.

S’accoudant de son bras sain au punching-ball, il arrête son mouvement


de balancier et m’observe avec une attention accrue.

– Je n’ai jamais eu besoin d’une doublure au cinéma, je précise.


– Après t’avoir vue à l’œuvre, je n’en doute pas. Et je suis rassuré à
l’idée que tu pourras te défendre seule si un jour je n’étais pas là.
– Tu comptes partir quelque part ? fais-je, en me rapprochant de lui.

Nos poitrines se touchent presque et ses yeux s’attardent sur mes lèvres,
en redessinant le contour.

– Pas pour le moment.


Je lève le visage vers lui de sorte que nos bouches se frôlent,
s’apprivoisent. Et Matthew ne peut résister à mon invitation. Passant son
seul bras disponible autour de ma taille, il m’embrasse d’abord avec feu et
passion avant que sa langue ne se fasse plus sensuelle, plus douce – à
l’image de notre relation.

– Pas avant longtemps, ajoute-t-il très bas.

***

Avant de quitter les lieux, nous rangeons la salle de sport. Pendant que
Matthew remet en place mon ennemi juré – aka le punching-ball – je
m’amuse avec des haltères. Bandant mes biceps, j’imite à la perfection
Popeye. Mon compagnon en profite pour me lancer une serviette
d’éponge, trouvée à la lingerie. Reposant mes poids, je me tamponne le
visage, le cou, les bras. Dès mon retour à la maison, je sauterai dans la
douche. Mais pas toute seule…

– Oh ! fais-je soudain.

Je viens de repérer une grande vitrine où sont exposées une multitude


de récompenses sportives. Coupes d’une équipe de volley-ball féminin,
médailles de judo et de boxe. Le palmarès est impressionnant ! Je sens
bientôt la présence de Matthew derrière moi, enveloppante, rassurante,
mâle. Il a cette façon bien à lui de s’approprier l’espace…

Et chaque parcelle de mon corps.

– Ce sont les trophées gagnés par les membres de la salle – coachs,


amis, clients, m’explique-t-il.
– Tu es as déjà remporté ?

Pointant le doigt vers le dernier étage, il me désigne une rosette bleu et


rouge.

– Premier prix de tir, sourit-il. Et là, c’est une médaille de natation


remportée par le directeur de la salle. Bill était un sportif de haut niveau
avant d’ouvrir ce complexe. Il a même remporté l’argent aux JO de
Sydney.
– Waouh !

Ensemble, nous contemplons les distinctions soigneusement alignées et


astiquées. Quand soudain, l’expression de Matthew change du tout au tout.
En une seconde, il s’immobilise devant les coupes. On dirait qu’il vient
d’être frappé par la foudre. Inquiète, j’essaie de regarder dans la même
direction mais n’aperçois qu’un écusson – un deuxième prix de boxe, je
crois… Mon compagnon pointe du doigt le blason, une grosse lettre et un
tigre entremêlés.

– Ce logo… c’est le même que celui sur le sweater de mon témoin.


– Ton témoin ? Tu veux dire le jeune garçon qui vous a vu, toi et Miles,
sur les docks ?

Qui d’autre ? Matthew décroche aussi sec son portable et laisse un


message à Nathalie, probablement couchée depuis longtemps.

– Allô, Nat… c’est Matthew. Il faudrait que tu fasses une recherche


urgente pour moi. Pourrais-tu retrouver tous les membres d’un club de
boxe amateur, les Tigers de New York, et m’envoyer leur trombinoscope ?

Puis, se tournant vers moi, plus excité qu’un gosse devant le sapin de
Noël :

– Tu te rends compte ? S’il porte ce sweater, ce gamin fait forcément


partie de l’équipe ! Par conséquent, nous allons retrouver son nom, son
adresse…

Matthew passe les deux mains dans ses courts cheveux blonds, les
ratissant à plusieurs reprises. Moi, je l’écoute avec des yeux ronds,
consciente de l’importance de notre découverte – parfaitement fortuite.

– Voilà ce qui me chiffonnait, l’autre jour ! Je t’avais dit qu’un détail


m’échappait : je n’arrivais pas à me rappeler où j’avais vu ce logo !
Pour lui, c’est peut-être la fin du cauchemar. Nous rentrons tous les
deux à la maison dans un état second, sans parler. Toutes les deux minutes,
nous jetons des coups d’œil obliques au portable de Matthew… dans
l’espoir que Nathalie, sans doute endormie, nous recontacte. Impossible de
trouver le sommeil dans ces conditions. Après une bonne douche froide, je
préfère attendre près de mon compagnon sur le canapé… même si je finis
par piquer du nez aux alentours de cinq heures, la tête sur son épaule.

Que… quoi ?

Une sonnerie ?

Je me redresse d’un bond au moment où Matthew se jette sur son


téléphone, posé sur la table basse. À son visage, je devine qu’il a bien la
policière en ligne. Il se précipite ensuite sur son ordinateur portable pour
l’allumer.

– Oui, je les ai bien reçues.

Je me penche par-dessus son épaule pour regarder l’écran. Un album


s’y affiche – des pages et des pages de petites photos d’identité avec les
noms et les âges des membres du club. Mon cœur bat la chamade. Nous y
sommes presque. J’aperçois presque la lumière au bout du tunnel. Après
avoir raccroché, Matthew les passe en revue, le portrait-robot de la police
à la main.

– Ce ne serait pas lui ? fais-je.


– Non, ses yeux sont trop…

Matthew ne termine pas sa phrase, pointant directement l’index vers un


gamin au regard coléreux, qui ne sourit guère à l’objectif.

– Lui ! s’écrie-t-il. Adam Martinez. Il n’a que dix-huit ans…

Je l’examine à mon tour. Oui, aucun doute possible. C’est bien le


témoin tant recherche par Matthew. Les yeux brillants, il se tourne vers
moi et pose une main chaude sur mon épaule.
– Nous avons retrouvé mon témoin, Elisabeth ! Est-ce que tu te rends
compte ? Je n’y serai jamais arrivée sans toi…

Je n’ai pas l’impression d’avoir fait grand-chose… mais à quoi bon


lutter alors que sa bouche s’abat sur la mienne, scellant notre victoire d’un
baiser brûlant, avide, passionnel. Si j’ai pu lui être utile…
21. Witness

Il n’aura pas fallu longtemps à Matthew et Nathalie pour retrouver


Adam Martinez. En fin de matinée, j’accompagne mon garde du corps
jusqu’au domicile du garçon, situé dans une petite rue de Brooklyn. Plus
branché qu’autrefois, le quartier reste néanmoins défavorisé et certains
immeubles vétustes continuent à se lézarder dans l’indifférence générale.
« Tu es sûre de vouloir venir ? » me répète Matthew au moment où il gare
la voiture devant une résidence branlante, à la porte couverte de tags. De
toute façon nous n’avons pas le choix : avec le fou collé à mes basques,
impossible de nous séparer.

– Je veux être avec toi.


– Promets-moi de rester en recul. Je ne sais pas comment l’entretien
peut tourner avec un gosse paumé.

Grâce à ses recherches, mon bodyguard en a appris davantage sur lui. Et


avant même qu’il n’ouvre sa porte, nous savons qu’Adam a été adopté
avant de connaître des problèmes disciplinaires dans plusieurs lycées et de
trouver la rédemption grâce à la boxe. Nous attendons dans un couloir
vétuste de l’immeuble, où flotte une désagréable odeur d’urine, quand le
battant s’ouvre enfin.

– Adam Martinez ? demande Matthew.

Il semble plus inoffensif que sur sa photo – plus jeune, aussi. Moins que
la colère, c’est la peur que je lis dans ses yeux. Je reste néanmoins en
arrière, décidée à ne pas intervenir dans la discussion. Déjà, mon garde du
corps se présente et annonce de but en blanc la raison de sa visite. Il n’est
pas du genre à tourner autour du pot pendant des heures. Matthew est un
homme carré, franc, qui n’hésite pas à vous rentrer dedans au besoin… un
trait de caractère qui m’a permis de reprendre mes esprits. Sauf qu’Adam
se décompose et nie tout en bloc, paniqué.

– Je ne vous connais pas, moi !


– Vous étiez sur les docks, ce soir-là. Vous avez entendu ma dispute
avec l’autre policier, vous avez assisté à notre bagarre.
– N’importe quoi ! Je ne sais pas de quoi vous parler !
– Vous connaissez la vérité. Vous savez que j’ai tiré sur mon coéquipier
en état de légitime défense.
– Et comment vous avez eu mon adresse, hein ?

Matthew ne perd pas son calme… alors que de mon côté, j’essaie de ne
pas me ronger mes ongles. Que faire si le boxeur continue à nier ?
Impossible de le traîner de force au commissariat pour lui extorquer des
aveux. Je me mordille les lèvres, arrachant de petites peaux à coups de
dents. Pendant ce temps, mon compagnon sort des captures d’écran
obtenues via les caméras de surveillance. Il a amené avec lui un grand
dossier, ainsi que le portrait-robot.

– Adam, vous avez été filmé sur le port. Sur les bandes, on vous voit
entrer dans l’entrepôt quelques minutes avant le drame.

Les doigts du gosse se raccrochent plus fort à sa porte, qu’il n’a pas
lâchée une seconde. Il s’y agrippe en nous barrant l’entrée de son
logement. Mais lorsqu’une vieille dame trop curieuse sort pour nous
espionner, il finit par s’effacer devant nous :

– Venez à l’intérieur.

Nous nous retrouvons tous les trois dans une kitchenette insalubre, à la
fenêtre mal isolée. Des courants d’air froid glissent dans mon dos, de sorte
que je remonte la fermeture éclair de ma parka. Octobre touche à sa fin et
Matthew me couve d’un regard inquiet, s’assurant que je vais bien.

– Je voulais pas de problème, moi ! lâche Adam.


– Je ne vous veux aucun mal et encore moins vous causez des
problèmes, à vous ou à votre famille, le rassure Matthew.
Il a compris que le gamin était terrorisé et refuse de le braquer,
d’aggraver sa peur. Il continue d’une voix posée, presque douce :

– Que faisiez-vous sur les docks cette nuit-là ?

À cet instant, j’entrevois l’excellent policier qu’il a dû être – adroit,


intelligent, plein d’empathie sans être faible. Le genre d’agent capable
d’arrêter des malfaiteurs avant d’obtenir des aveux sans violence, par sa
seule persuasion. Comment ont-ils pu perdre un tel élément ? À
l’évidence, il est fait pour ce métier. Et il retrouve tous ses réflexes de flic
au fil de la conversation.

– Je… j’étais venu m’entraîner. Je traînais souvent près du port pour


courir et taper dans les sacs de grain ou les caisses abandonnées par les
bateaux.
– C’est tout ?

Adam baisse les yeux, embarrassé.

– Bah… on organise aussi des matchs de boxe entre copains. On monte


sur le ring, on parie les uns sur les autres, on rameute parfois des
spectateurs ou de gros joueurs. C’est illégal, on le sait. Mais ça permet de
gagner pas mal de thunes.
– Vous avez eu peur de vous faire prendre ?
– Ouais. Je savais que la police me demanderait ce que je foutais dans
les parages. J’avais pas le droit d’être là. Et puis…

Adam se tait, de plus en plus confus. Il a la vérité sur le bout de la


langue, prête à sortir. J’essaie de ne pas m’agiter, aussi discrète que
possible… même si je meurs d’envie d’intervenir. Quand soudain,
Matthew lui donne le coup de pouce dont il semble avoir besoin, toujours
sans le brusquer :

– Ils sont venus, n’est-ce pas ?

Le jeune homme écarquille les yeux.


– Comment… comment vous le savez ?
– Parce que ce sont leurs méthodes : corruption, intimidation de
témoins. Ils vous ont menacé ?
– Oui.

La peur se lit sur les traits du jeune boxer, farouche, sincère.

– On est chez mes parents, ici. J’habite encore chez eux en attendant de
pouvoir me payer un appart. Mais ils sont venus. Ils étaient deux flics, un
grand blond et un type châtain, avec une clope éteinte au bec…

Matthew me lance un discret regard de connivence. John Clifford et


Daniel Stone. Les policiers ripoux. Évidemment.

– Ils avaient des bandes-vidéo. Ils savaient qui j’étais, où mon père
bossait, tout ! Ils m’ont dit qu’ils effaceraient les preuves contre moi si je
ne témoignais pas. Et puis, ils m’ont fait comprendre que…
– Qu’ils s’en prendraient à vous ? À votre famille ?

Le jeune homme hoche la tête, guère rassuré. Même sept mois plus
tard, il semble encore traumatisé par l’altercation.

– Je ne veux pas de problème.


– On m’accuse d’avoir tué un homme, Adam. On m’accuse d’être un
flic ripoux et j’ai perdu mon job, ma réputation à cause de cette nuit. Je
risque maintenant des années de prison – peut-être la perpétuité…

Matthew s’interrompt un instant et reprend avec un tel accent de


désespoir que mon cœur se brise :

– Vous m’avez vu, n’est-ce pas ? Vous savez que j’ai tiré en légitime
défense ? Vous savez que je n’ai pas eu le choix, que c’était lui ou moi ?

L’adolescent baisse la tête.

– Oui. J’ai tout vu. Ce type allait vous tuer.


Avec un mélange d’indicible soulagement et d’intense fatigue, mon
compagnon se tourne vers moi. Enfin ! Il a un témoin, la confirmation de
sa version des faits ! J’effleure son bras alors qu’il fait à nouveau face à
Adam.

– J’ai besoin que vous parliez à la police.


– Non !

C’est le cri du cœur.

– Ça, c’est hors de question. Je suis désolé, je ne peux pas.

Matthew tente de plaider sa cause, de le rassurer… mais le garçon se


montre inflexible. Il finit par nous désigner la porte du doigt.
Apparemment, nous ne sommes pas aussi persuasifs que les flics
corrompus. Faute de pouvoir le ramener à de meilleures intentions, mon
garde du corps m’entraîne vers la sortie. Inutile d’insister. Pourtant, je ne
peux pas m’en empêcher. Sur le palier, je me tourne vers Adam. Je ne suis
pas intervenue une seule fois mais comment pourrais-je me taire ?

On parle de l’homme que j’aime, là !

De son avenir – de notre avenir !

– Je comprends que vous ayez peur, Adam – croyez-moi, c’est un


sentiment que je connais bien.

Il sursaute au moment où je lui fais face. M’a-t-il reconnue ? Je ne


pense pas. Qui s’attendrait à voir débarquer chez lui une star de cinéma ?

– Mais vous ne devez pas vous laisser contrôler par vos angoisses. Ce
n’est pas un jeu. Il en va de la vie d’un homme. Avez-vous envie de vous
réveiller chaque matin en vous disant qu’un innocent a été jeté en prison
par votre faute, alors que vous auriez pu l’empêcher ? Moi, je ne pourrais
plus me regarder dans une glace…
Adam semble frappé par les accents de désespoir dans ma voix.
Matthew, lui, a cessé de respirer, soufflé par mon feu et mon énergie à le
défendre.

– Vous pourrez bénéficier d’une protection policière, j’en suis certaine.


Dès que vous parlerez, vous ne craindrez plus rien. C’est parce que les
gens se taisent que des hommes comme ces policiers continuent leur petit
trafic en toute impunité. Vous êtes un sportif, Adam. Vous avez le sens de
l’honneur, j’en suis certaine. Alors pouvez-vous honnêtement laisser un
innocent croupir derrière des barreaux ?

Une minute s’écoule, froide, épaisse.

– Sortez de chez moi ! répète Adam. Sortez tout de suite !

Au moins aurais-je essayé…

***

Sur mon insistance, Matthew accepte finalement de consulter mes


avocats. L’étau se resserre autour de lui et je le sens plus abattu depuis
notre discussion avec Adam. Il préfère d’ailleurs se rendre seul à son
rendez-vous en milieu d’après-midi. Devinant son besoin d’espace, je
refuse de m’imposer. N’a-t-il pas toujours eu une nature secrète ? De mon
côté, j’organise une sortie entre copines. J’ai besoin de me changer les
idées… et de rassurer mon compagnon, inquiet pour moi.

– Tu veux que j’appelle le commissariat pour une protection policière ?


– Pas besoin. J’ai invité ta sœur à ma séance de shopping. Je suis
certaine qu’elle veillera très bien sur moi.
– Restez dans des lieux publics.
– Promis, chef !

Aux côtés d’Erica et Angela, je passe deux heures à courir les magasins.
Un sport que je pratique au niveau olympique. Médaillée d’or du shopping
depuis mon plus jeune âge, je suis imbattable pour repérer une étole 100 %
soie ou les dernières bottines à la mode dans une friperie. Ensemble, nous
alternons entre boutiques de luxe et grandes marques populaires sans le
moindre état d’âme.

– Regardez-moi cette beauté ! s’exclame Erica en brandissant devant


elle une veste doublée d’agneau.

Puis elle tourne l’étiquette avec un soupir à fendre l’âme :

– Bon. Peut-être que si je travaille pendant dix ans dans la police et que
j’arrête définitivement de me nourrir, je pourrais me la payer… à crédit !

J’éclate de rire en lui prenant son blouson des mains. Et je récupère


aussi la marinière à paillettes noires et blanches Sonia Rykiel sur laquelle
ma meilleure amie louche depuis une heure pour me diriger vers la caisse.
En même temps, j’en profite pour m’acheter ma cent cinquante troisième
paires de chaussures, un jean taille haute et… Oh My God ! ... elles sont
trop mignonnes ces boucles d’oreilles en or… et ce petit foulard à pois so
Marilyn Monroe… et… et…

Et calme-toi, Liz, ou tu vas retourner en fashion cure de désintox !

– Tu es folle ! s’écrie Erica. C’est beaucoup trop cher.


– Oui, c’est trop !

Angela doit s’éventer avec les deux mains au moment où je tends ma


Black Card à une vendeuse au sourire radieux.

– Mais non, ça me fait plaisir ! Allez, on rentre à la maison avant que


je n’achète carrément les murs !

En sortant du magasin, je leur tends leurs sacs sans en faire une


montagne. Je sais combien le manque d’argent, qui a bercé toute mon
enfance, peut être pesant – voire humiliant… Hors de question que je les
écrase au prétexte que je gagne davantage. Vingt minutes plus tard, nous
rentrons dans la bonne humeur, avec des gobelets Starbucks à la main. Nos
rires résonnent dans la rue, où nous déboulons à pied. Encore un taxi qui a
fichu le camp, affolé par l’éventuelle présence des paparazzis autour de
mon domicile. Mais à notre arrivée, tout est silencieux.

Trop silencieux…

– Tu avais oublié de fermer ? me demande Erica, à quelques mètres du


parvis.

Je fronce les sourcils sans comprendre. Puis je pose les yeux sur ma
porte entrebâillée. Quoi ? C’est impossible ! Je me revois donner un tour
de clés dans la double serrure. J’ai même songé à reprogrammer l’alarme
en tapant mon code secret. Je me mords les lèvres, mal à l’aise. Angela et
Erica échangent un regard inquiet. Nous pensons toute à la même chose. Et
si mon maniaque était à l’intérieur ?

– J’entre la première, annonce Erica.


– Quoi ? Pas question ! fais-je, horrifiée.
– Je sais ce que je fais, réplique-t-elle d’une voix autoritaire
étrangement semblable à celle de son frère. Je viens d’intégrer la police, je
te rappelle.

Sur ces bonnes paroles, elle sort un petit calibre de son holster en cuir
marron. Je ne l’avais même pas remarqué durant notre séance shopping.
D’un geste assuré de la main, elle nous fait signe de reculer, Angela et
moi. Puis poussant la porte du bout du pied, elle se faufile à l’intérieur.
Nerveuse, je tends l’oreille durant son absence… qui s’éternise. Angela
me presse le bras, inquiète. Et si elle ne revenait pas ? Et si… mais Erica
réapparaît, la mine sinistre. On dirait qu’elle vient de croiser un fantôme.

– La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a plus personne, m’annonce-t-elle.


La maison est vide.
– Et la mauvaise ? s’étrangle Angela.

La sœur de Matthew nous ouvre la porte… et je me retrouve devant un


spectacle de désolation. L’apocalypse selon mon fou. Telle une
somnambule, je pénètre dans mon vestibule mis à sac. Je ne reconnais plus
rien ! Les patères arrachées, mes manteaux lacérés et piétinés, ma
commode renversée, le contenu des tiroirs éparpillés aux quatre vents.
Sidérée, je poursuis mon exploration.

– Dites-moi que ce n’est pas vrai ! dis-je, accablée.

C’est inimaginable. À croire qu’une bombe atomique a explosé dans


mon hôtel particulier. Aucune pièce n’a été épargnée. Suivie par une
Angela sous le choc, je parcours un champ de ruines : tableaux lacérés,
photos de famille ou de tournage aux cadres fracassés, papiers peints
arrachés, canapés éventrés, écran de cheminée fendu, téléviseur bousillé,
vases cassés, bibelots jetés par terre… Où que mes yeux se portent, je ne
vois que saccage et dégradation.

– Oh non, pas ça…

J’étouffe un sanglot en découvrant mon jardin d’hiver réduit à néant.


Ma grande serre, plantée au centre de ma maison derrière de larges baies
vitrées, a été attaquée. Des tas de fleurs arrachées jonchent le sol, au
milieu des branches abîmées, des feuilles déchiquetées. Il ne reste rien de
cette magnifique nature que je bichonnais depuis des mois. Et pourtant, ce
n’est pas le pire.

– Liz… m’appelle Angela d’une voix blanche.


– Non, on ne devrait pas lui montrer !

Trop tard. J’ai déjà rejoint mes deux amies devant la porte de ma
chambre, au premier étage. Je recule d’un pas, les yeux écarquillés. Tous
les murs sont couverts d’une étrange peinture rouge – ou plutôt devrais-je
dire de sang ? Car l’odeur ne trompe pas, ni la texture. Mon maniaque est
venu asperger ma chambre de litres d’hémoglobine. Et un mot me nargue
au-dessus du lit, en lettres écarlates : SALOPE.

– Fais-la sortir ! ordonne Erica à Angela.

J’ai l’impression de suffoquer. Suis-je en train de tomber dans les


vapes ? Je rebrousse chemin avec l’aide de ma meilleure amie… Erica
n’est pas loin derrière nous, son portable à la main pour prévenir la police.
Quand ce cauchemar prendra-t-il fin ? Quand ? Quand ?

***

Les dépositions, les relevés d’empreintes, les photographies… durant


des heures, ma maison est envahie par la police scientifique, qui passe
mon cocon au peigne fin. Je suis sous le choc. De retour de son rendez-
vous, Matthew prend les choses en main alors qu’Erica se répand en
excuses – comme si c’était sa faute ! Cerise sur le gâteau : les paparazzis
rappliquent comme un essaim d’abeilles. Les journaux du monde entier
s’interrogent sur l’identité du maniaque qui me harcèle. Au terme d’un
après-midi épuisant, Matthew prend la décision de m’éloigner. Mais au
lieu de me conduire à l’hôtel, il traverse la moitié de la ville et me
conduit… chez lui.

Pour la première fois, je découvre son appartement, un grand trois-


pièces lumineux dans un immeuble ancien, avec vue sur l’Hudson. Je
découvre les lieux avec émerveillement, au point d’oublier un instant ma
peur. Des meubles noirs, un canapé en cuir blanc, des bibliothèques
garnies de romans policiers et autres livres de Stephen King. Tout est
ordonné, rien ne traîne – ce qui ne m’étonne pas de lui. Sur la table basse
du salon, je retrouve aussi un DVD : Under Water, mon film le plus
sulfureux.

– Tu as d’excellents goûts, dis-moi ! fais-je, amusée.

Il semble un peu embarrassé.

– Je l’ai acheté avant notre rencontre, lorsque l’agence CORP m’avait


contacté pour me proposer de devenir ton bodyguard. J’étais curieux et…
– Et… ? je murmure en nouant les bras autour de son cou.
– Et déstabilisé à l’idée de te voir.
– Toi ? Déstabilisé ?
– Je suis un homme ordinaire, plaide-t-il.
– Tu es tout sauf ordinaire, Matthew Turner.
– Devant toi, je suis comme les autres : amou…

Il s’interrompt, conscient de son lapsus. Et son aveu flotte entre nous,


tombant tel un baume sur mon cœur. Mais je connais son refus de
s’engager, de se déclarer tant qu’il n’aura pas recouvré son honneur perdu.
Alors, je n’insiste pas. Par un miracle de volonté, précisons-le. Ce soir-là,
nous jouons à la dînette dans sa minuscule cuisine new-yorkaise. Il me sert
néanmoins des pâtes à la carbonara maison qui me tirent des
gémissements d’extase. Non seulement il est canon, prêt à sacrifier sa vie
pour moi… mais en plus, il cuisine comme un dieu.

C’est l’homme parfait, quoi.

Je passe ma première nuit sous son toit, dans sa chambre épurée,


seulement meublée avec un grand lit aux draps blancs, un paravent, une
commode laquée noire et une grande vasque dont s’échappe un bouquet de
bambous. Très zen, très sobre. À son image. Bizarrement, je m’endors
comme une pierre après toutes ces émotions tandis que Matthew caresse
mes cheveux. « Je reste près de toi » chuchote-t-il au moment où je
sombre.

Quand je me réveille, c’est le matin. Et j’entends sa voix dans le salon,


incrédule, excitée.

– Adam Martinez ? Mon témoin ?

Je jaillis du lit malgré mes yeux bouffis et ma crinière de lionne (ne


parlons pas de mon haleine, s’il vous plaît). Vêtue d’une chemise à
carreaux rouges et noires trop grande, prêtée par Matthew, je me précipite
vers lui pendant qu’il est au téléphone. Avec Nathalie, apparemment.

– Merci de m’avoir prévenu. On arrive tout de suite.

Il raccroche.

– Habille-toi en vitesse, Elisabeth. Adam Martinez est au commissariat.


Il s’est rendu lui-même à la police et se trouve en ce moment même en
salle d’interrogatoire. Nat ne sait pas ce qu’il raconte…

Oh maman !

Mon sang ne fait qu’un tour. Et telle Wonder Woman, je n’ai qu’à
tourner sur moi-même pour enfiler une nouvelle tenue (et courir à la salle
de bain, batailler contre ma robe, retrouver une de mes chaussures portée
disparue, dompter ma tignasse… non, non, j’ai été vite quand même…).
Matthew m’attend devant la porte d’entrée, ses clés de voiture à la main,
en jean, t-shirt noir et blouson de cuir. Dès qu’il me voit, il m’attrape par
le coude et m’entraîne vers l’ascenseur. Secouée, ballottée, je finis de me
coiffer au moment où il démarre sur les chapeaux de roue.

– Tu crois qu’il va passer aux aveux ? je demande d’une petite voix


alors qu’il se gare devant le commissariat.
– Je ne sais pas.

Tendu, nerveux, mon bodyguard garde un instant les yeux dans le vide.
Puis nous pénétrons dans le vaste immeuble en briques abritant les locaux
de la police. À l’intérieur, c’est l’effervescence. Toujours le même ballet
de criminels, de suspects, de victimes qui hantent ces murs. Une grosse
affiche blanche annonce que la machine à café est en panne. Tout
semblerait normal s’il ne régnait pas une telle tension. Dans divers coins,
des petits groupes d’agents parlent avec animation à voix basse. Et
Nathalie se précipite vers nous.

– Vous voilà enfin ! s’écrie-t-elle, soulagée.


– Alors ? demande Matthew.

Et c’est une autre voix qui lui répond :

– Alors Adam Martinez a parlé.

Un homme d’une cinquantaine d’années, le crâne à demi dégarni et le


ventre légèrement proéminent, s’approche de nous. Une lueur
d’intelligence brille dans son regard, rompant avec l’impression de
banalité dégagée par sa physionomie. Derrière ses airs de type ordinaire, je
devine un esprit redoutable, aiguisé, agile. Il tend une main à Matthew
pour la serrer avec effusion.

– Commissaire Palmer, bredouille mon compagnon, sous le choc.

Celui-ci pose sa main libre sur l’épaule de mon compagnon dans un


geste paternaliste, bienveillant.

– Félicitations, Matthew. Tu peux te considérer blanchi dans cette


histoire de corruption.
– Pardon ?
– Adam Martinez a accepté de raconter son histoire : il s’est rendu ce
matin dans nos locaux pour faire une déposition complète. Il a dit qu’il
voulait pouvoir se regarder dans une glace chaque matin. Tu as donc un
témoin oculaire qui confirme ta version des faits.

Sous le choc, Matthew passe une main sur sa figure, comme s’il
craignait de se réveiller d’une seconde à l’autre. Moi, je n’ose plus
respirer. C’est trop beau pour être vrai.

– Les films des docks ont également été versés comme preuves à ton
dossier, ajoute le commissaire.
– Et Clifford et Stone ?
– Ils sont en train de s’expliquer avec les délégués du bureau des
affaires internes. Ils viennent d’être mis en examen après l’identification
formelle de Martinez.
– Alors, c’est fini ?
– Oui, Matthew. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que tu ne
sois complètement innocenté.
22. Tête-à-tête

Surexcitée par la nouvelle, je me transforme en véritable moulin à


paroles pendant que Matthew nous reconduit à son appartement. Je
m’agite, je parle, je m’enflamme. Et oui, je postillonne ! Derrière son
volant, mon garde du corps éclate de rire, soulagé, différent. C’est un autre
homme. L’épée de Damoclès au-dessus de sa tête ne vient-elle pas de
tomber sur ses ennemis ? Libéré de cette menace, il paraît plus détendu,
moins inaccessible. Comme si la carapace qu’il s’était construite se
fendillait de toute part.

– Je ne sais pas comment te remercier, Elisabeth. Sans ton intervention


auprès de la mairie…
– C’est surtout le témoignage d’Adam qui a été déterminant, je
l’interromps.
– Justement ! C’est toi qui l’as convaincu, qui as su trouver les mots.
Ne joue pas les modestes ! me taquine-t-il.
– Pour une fois que ça arrive, tu ne devrais pas te plaindre !

Nos rires éclatent dans l’habitacle tandis qu’il s’arrête devant son
immeuble. Dans le lointain, j’entends les eaux roulantes de l’Hudson.
Mais curieusement, Matthew ne coupe pas le moteur. Il le laisse tourner et
me fixe dans les yeux.

– On passe chercher tes valises, Elisabeth.


– Pour quoi faire ?
– Tu verras.
– Nous ne rentrons pas chez toi ?
– Non, j’ai prévu autre chose. En fait, cela fait longtemps que je pense à
une solution de repli au cas où nous aurions besoin de nous réfugier
quelque part. Et maintenant que je peux quitter New York l’esprit libre,
j’aimerais te mettre à l’abri.
Je reste interdite… mais avec un homme comme Matthew, rien ne sert
de lui tirer les vers du nez. C’est une tombe ! Nous montons à son
domicile récupérer mes bagages, prêts depuis la veille. J’ai bien été
obligée de récupérer quelques affaires dans ma maison vandalisée avant de
mettre les voiles. D’un seul bras, Matthew range mes sacs dans le coffre
de sa voiture, où se trouve déjà son sac de sport.

– C’est une limousine ou un tank que je devrais m’acheter, s’amuse-t-il


en posant ma dernière valise sur la banquette arrière.
– Je n’ai pris que six sacs.
– Taille XXL.
– Ne commence pas. C’est très mesquin de compter.

Cinq minutes plus tard, nous roulons à travers Big Apple sans que je
connaisse notre destination… J’éprouve un indicible soulagement lorsque
nous quittons la ville. Ne suis-je pas en train de m’éloigner du cinglé qui
me harcèle et menace ma vie ? Une vraie bouffée d’air frais ! Même s’il
s’agit d’une solution temporaire, je respire mieux, je revis et je peux enfin
penser à autre chose.

À lui, par exemple.

À nous. Parce qu’il peut y avoir un « nous » à présent.

Le lecteur MP3 à fond, nous quittons carrément l’état de New York et je


me redresse en voyant le panneau disparaître dans le rétroviseur.

– Où est-ce que tu m’emmènes, Matt ?


– Si je te le dis, ce ne sera plus une surprise. Tu paniques parce que je
t’enlève à la maison mère ?
– Moque-toi de moi !

Je suis une citadine pur jus, c’est vrai ! Mais le monstre n’en dira pas
plus. Pour la peine, je me mets à chanter au rythme de sa playlist durant
l’heure qui suit. Je ne lui épargne aucune vocalise, aucun solo a cappella.
Héroïque, Matthew reste stoïque.
– Elisabeth…
– Oui ?
– Ne te lance jamais – je dis bien jamais – dans une comédie musicale.

J’éclate de rire… sans cesser de fredonner pour le seul plaisir de


l’embêter. Par chance pour ses tympans, le paysage finit par me clouer le
bec. Aux villes, aux trottoirs et aux nationales en bitume succèdent des
arbres d’abord disparates puis de véritables bouquets roussis. Nous
roulons en pleine campagne, au milieu d’une immense forêt qui borde les
deux côtés du chemin. Les teintes automnales explosent en une symphonie
de marron, de bruns, de rouges, d’orange, de jaunes…

– C’est magnifique.
– Nous sommes dans le Rhode Island, avoue-t-il.

Au même moment, il rétrograde et ralentit en s’engageant sur un petit


sentier quasi invisible. Un instant, je le soupçonne d’avoir prévu un week-
end camping – et autant dire que je suis allergique à tout, aux piquets, à la
tente, au réchaud, à tout, tout, tout ! Sauf que ce n’est pas un terrain vague
qui m’attend parmi cette végétation luxuriante… mais un ravissant petit
chalet de bois. Constitué de rondins, ses murs épais sont couronnés par un
toit en pente à demi caché par les frondaisons. Nous sommes perdus en
pleine nature.

– À qui appartient cette maison ? je demande lorsqu’il éteint le contact.

Le chant d’un oiseau s’élève sur le côté, un merle qui nous souhaite la
bienvenue. Matthew pose une main enveloppante sur ma cuisse.

– Tu es ici chez moi – donc chez toi. J’ai acheté cette maison un an
après être entré dans la police. C’était une ruine à l’époque : elle se
résumait à quatre murs et un toit effondré. Je l’ai retapé pendant mes
week-ends jusqu’à en faire un foyer accueillant. Ce n’est pas immense
mais…
– C’est magique, Matthew ! On dirait une maison de conte de fées !
L’intérieur est à la hauteur. Des poutres apparentes au plafond, une
grande cheminée – sans écran en verre ni bouton électrique – des fauteuils
et canapés dépareillés, du parquet en bois recouvert de tapis moelleux.
Tout respire la simplicité, le confort rustique. À l’étage, je découvre une
enfilade de petites chambres décorées avec goût, des papiers à fleurs ou à
grosses rayures blanches et bleus, un escalier taillé dans le bois. Matthew
en profite pour déposer mes valises pendant que je m’extasie sur la vue :
pas une autre habitation à perte de vue. Seulement la forêt dorée.
J’aperçois même un petit écureuil qui saute de branche en branche.

– Ça te plaît ? me demande-t-il en m’enlaçant d’un bras par-derrière.

Je m’appuie contre son torse en renversant ma tête sur son épaule.

– Je me sens bien, ici. À l’abri.

***

Installés devant la cheminée, nous entrechoquons nos verres de vin en


nous buvant des yeux. Les flammes crépitent dans la cheminée et peu à
peu, la nuit assombrit le ciel. L’atmosphère est follement romantique. Il
n’y a que nous à une dizaine de kilomètres à la ronde. Nous et notre désir.
Nous et nos corps, nos peaux toutes proches. Par les fenêtres du salon, les
branches cuivrées et les feuilles fauve dansent au gré du vent. Je bois une
gorgée de cabernet pendant que Matthew rajoute une bûche dans l’âtre,
avant de tisonner les braises.

– C’est quand même plus authentique, sourit-il. Un vrai feu, dans une
vraie cheminée.

Je secoue la tête, amusée par sa référence à ma maison et ses gadgets


High-Tech – qu’il n’a jamais réussi à faire fonctionner. Il se rassoit près de
moi, sur la grosse carpette en poils blancs. Nous venons de dîner en tête à
tête devant l’âtre et les reliefs du repas parsèment la table basse – un menu
simple acheté à la seule épicerie trouvée dans un rayon de dix kilomètres.
Et pourtant l’un des meilleurs repas de ma vie.
– Elisabeth…

Oh.

Sa façon de prononcer mon prénom. Et de me prendre la main.

– Je voudrais te dire quelque chose.

Mon cœur se met à cogner très fort tandis qu’il enlace nos doigts. Il va
se passer quelque chose. Je le devine, je le sens dans chaque atome de mon
corps. Les flammes modèlent nos figures, repoussant la pénombre de la
pièce. Et dans les lueurs orangées, Matthew inspire un grand coup.

– Je t’aime.

Oh (encore).

Comme ça. D’un coup. De but en blanc.

– Je suis amoureux de toi, répète-t-il d’une voix très rauque.

Sans préambule, sans fioriture, sans rien.

C’est tellement… Matthew.

– Tu ne dis rien ? s’inquiète-t-il après une longue minute de silence.

C’est alors qu’un lent sourire apparaît sur mes lèvres. Cet homme a-t-il
conscience d’être irrésistible ? Il triture mes doigts avec nervosité. Il
semble soudain si anxieux, si démuni face à mon silence. Quelques
étincelles crépitent dans la cheminée, tels des feux follets. Doucement, je
pose ma main libre sur sa joue en me perdant dans ses yeux verts.

– Et toi ? lui dis-je. Tu n’as rien d’autre à me dire ?


– À part que je t’aime ? s’étonne-t-il. Non, je ne vois pas.

Je ris doucement, émue au-delà des mots par la simplicité de son aveu.
Mon pouce caresse ses lèvres. Lui me regarde sans comprendre, un peu
perdu. Le pauvre cherche ce que j’attends de lui sans trouver – ce qui le
fait paniquer. Matthew Turner. Le spécimen d’homme le plus droit, le plus
sincère, le plus honnête de la planète. Rude et direct jusque dans ses mots
d’amour. Car un homme aussi taiseux, aussi secret, ne peut pas se lancer
dans de grands discours enflammés. Cela ne lui ressemblerait pas. Ce ne
serait pas lui – pas nous.

– Excuse-moi. Je ne suis vraiment pas doué pour les grandes


déclarations, la main sur le cœur et une rose entre les dents.
– Tu peux le dire ! je réponds, d’une voix très douce.

Ma main n’a toujours pas quitté sa joue, continuant à la caresser avec


tendresse. Car la vérité de ses mots tous simples – et si vrais, si
authentiques – continuent à flotter entre nous.

– Je t’aime depuis très longtemps. Depuis que je t’ai trouvée seule, dans
cette cabine d’essayage.
– Je l’ignorais.
– Je ne suis pas très doué non plus pour montrer mes sentiments mais…
c’est toi, Elisabeth. C’est toi la femme que je veux à mes côtés jusqu’à la
fin, jusqu’au dernier jour.
– Tu t’améliores… fais-je.

Je rapproche mon visage du sien, centimètre après centimètre. Ses mots


sont comme un hameçon, une corde lancée vers moi qui m’attire à lui, de
plus en plus près.

– Je n’ai pas grand-chose à t’offrir. Je ne suis ni riche ni célèbre comme


les hommes que tu fréquentes…
– Je me moque de tout ça.
– Mais je saurais t’aimer et te protéger toute ta vie. Jamais je ne me
suis engagé à la légère, tu le sais. Et jamais je ne lâcherai ta main, quelles
que soient les tempêtes que nous traverserons. Je serai toujours là pour toi.
Je ne cesserai jamais de t’aimer.
– Ce ne sera pas facile tous les jours…

Nos lèvres ne sont plus qu’à un centimètre, délicieusement aimantées.


– Ça tombe bien, murmure-t-il. Je déteste la facilité.

Nos bouches s’effleurent.

– Alors embrasse-moi, Matthew. Et aime-moi.

Toute la nuit. Toute la vie.

Sans que ma main ne quitte sa joue, je l’embrasse à pleine bouche avec


une passion décuplée par sa déclaration. C’est lui. C’est lui que
j’attendais. C’est lui que je voulais. C’est lui qui restera jusqu’au dernier
moment, quoi qu’il arrive, quoi que je fasse, quoi qu’il devienne.
Entrouvrant les lèvres, Matthew caresse ma langue. Les notes fruitées du
vin se mêlent au feu de notre baiser tandis que nos bouches s’agacent, se
titillent. Ses doigts valides se posent sur une de mes hanches, brûlants à
travers le tissu.

Durant une minute – ou cinq, ou dix – nous restons soudés l’un à


l’autre, à nous dévorer avec fougue. Une barrière vient de céder enter
nous, celle des sentiments. Et liés par un amour inconditionnel, nous nous
abandonnons à notre cœur. Le mien bat la chamade quand Matthew frotte
la pointe de nos deux nez. Se détachant lentement de moi, il pousse un
soupir qui chatouille ma peau, mon menton. Son souffle frais m’enveloppe
pendant que je croise mes doigts derrière sa nuque.

À la pointe de sa langue, Matthew lèche ma lèvre supérieure avant de


m’embrasser fugacement. J’ai à peine le temps de sentir sa salive, qu’il
s’écarte déjà. Et sa bouche trace un chemin de feu sur ma peau, marquant
différentes étapes qui me chamboulent. D’abord ma pommette, ma joue,
l’angle de ma mâchoire. Puis, enfouissant son visage dans mes longs
cheveux blonds, il en hume le parfum. J’ai des papillons dans le ventre.

Cette nuit sera magique. Je le sens.

Renversant la tête en arrière, je me laisse butiner le cou. Ses lèvres


dessinent des marques douces sur lesquelles il s’amuse à souffler, me
donnant de grands frissons. Je ne lutte pas, entièrement offerte à ses
caresses. Bientôt, sa bouche s’attarde sur mon épaule, repoussant le tissu
de sa chemise à carreaux que je n’ai pas quittée. Habillée en catastrophe ce
matin, je porte toujours son vêtement, un jean et des bottines vernies. Rien
de très sensuel. Et pourtant, son râle sonne comme une musique très douce
à mes oreilles.

– Tu es tellement sexy dans mes vêtements.

Je ris – un rire de gorge profond, que je réserve à lui seul. Je me sens


tellement bien dans ses bras alors que son torse se colle à ma poitrine déjà
tendue par le désir. Sa chaleur m’enveloppe, comme son parfum boisé,
mêlée à l’odeur naturelle et si masculine de sa peau. Je ne pourrais plus
jamais aimer un autre homme. D’une seule main, mon amant commence à
déboutonner mes habits de bûcheron.

– À partir de maintenant, je t’interdis de porter d’autres chemises que


les miennes.

Il étouffe mon rire d’un baiser bref, impétueux. En parfait accord, nos
corps bougent en rythme. Nos peaux se cherchent, se veulent. Quand les
lèvres de Matthew me délaissent, c’est pour se poser sur mon épaule
dénudée. Ses doigts, eux, s’attaquent au dernier bouton de la chemise, en
bas… avant d’écarter les pans de tissu qui révèlent mon soutien-gorge en
coton rose pâle.

– Tu es magnifique.

Je lui décoche un clin d’œil provoquant.

– Alors profites-en !

Il ne se le fait pas dire deux fois ! Il se jette sur moi comme un fauve.
Je ne m’y attendais pas. Et renversée en arrière, je pousse un petit cri de
surprise, me laissant coucher sur le tapis blanc du salon, juste devant
l’âtre. J’en ai la respiration coupée, même si Matthew m’allonge sans me
bousculer. Je me retrouve étendue sous lui, avec ma chemise ouverte et
mon jean. D’un pied, je retire seules mes bottines, les envoyant valser
l’une après l’autre sur le parquet. Ce qui me permet d’enrouler mes
jambes autour de ses hanches étroites, viriles.

Nos regards se croisent, passionnés. Dans ses yeux, je lis tous les mots
qu’il aimerait me dire. Taiseux, il me parle autrement, à sa manière. Avec
sa bouche qui s’avance le long de mon cou, de ma trachée, de ma poitrine.
Avec sa main qui se pose sur mon ventre plat et remonte vers mes hanches,
mes côtes, mes seins. Avec ses yeux, aussi. Ses yeux qui me dévorent,
étincelants dès qu’ils découvrent une nouvelle parcelle de ma peau.

Le monde entier me regarde depuis l’enfance. Des millions de


spectateurs, d’hommes qui ont fantasmé sur moi, de jeunes femmes qui
m’ont imitée à cause de mes rôles, de spectateurs qui m’ont critiquée,
parfois détestée. Mais jamais personne ne m’a regardée comme lui,
comme lui en cet instant. Sous ses pupilles d’un vert kaki, je fonds comme
de la cire chaude, je me brûle à sa flamme. Et je gémis de plaisir au
moment où sa bouche s’aventure sous l’étoffe de mon soutien-gorge, la
repoussant légèrement.

Mmm…

Sous l’assaut de ses lèvres, je creuse la colonne vertébrale et agrippe


son dos. Les deux mains plaquées sur ses épaules, je sens tous ses muscles
rouler sous mes doigts. J’en grognerai presque… Et j’en profite pour le
caresser à travers son t-shirt noir, montant et descendant le long de sa
carrure athlétique tandis qu’il titille ma poitrine. Le bout de sa langue
parcourt mon aréole, redéfinit le cercle rosé avant de s’en prendre à mon
téton. Mais très vite, ma lingerie l’entrave… même si je me cambre,
même si je viens à sa rencontre. Il n’est jamais assez près. J’en veux plus,
beaucoup plus.

– Ne bouge pas, susurre-t-il à mon oreille.

Mes yeux luisent de désir.

– Je ne compte aller nulle part…


Son sourire en coin me répond. Des ondes de chaleur émanent de lui,
chahutant l’atmosphère autour de nous. La pièce semble électrique, lourde
de nous, de nos envies, de nos corps allongés et enlacés sur le tapis. Nos
jambes se mélangent devant la cheminée qui réchauffe ma semi-nudité.
Une seconde plus tard, la main de mon compagnon s’immisce dans mon
dos et dégrafe mon soutien-gorge. Je vois sa pomme d’Adam bouger dans
sa trachée. Car mes seins s’offrent à lui, ronds, les pointes déjà durcies.

– Elisabeth…

Matthew n’est pas du genre à hésiter pendant des heures. Sa bouche


s’abat sur l’un de mes seins avec voracité. J’en lâche un gémissement,
entre délicieuse souffrance, surprise et extase. D’un coup de langue, il
enflamme mes sens. Tout en aspirant mon téton, il suçote mon sein avant
de le couvrir de baisers.

J’entends alors un bruit étrange… et je réalise qu’il s’échappe de ma


gorge. Pour le plus grand plaisir de Matthew, ravi par mes réactions. Ses
yeux brillent quand il dérive vers mon autre sein, lui réservant les mêmes
tortures magiques. Sa bouche, sa langue, sa paume, ses doigts… je
parviens à peine à faire la différence tandis qu’il me caresse, me lèche, me
pétrit. Tout mon corps réagit, tous mes muscles se détendent alors que je
l’enserre plus fort entre mes jambes. Ce soir, je suis l’objet de toutes ses
attentions.

Je ne vais pas m’en plaindre alors que sa bouche glisse vers mon
nombril avant d’aller plus bas, toujours plus bas… jusqu’à la ceinture de
mon jean. Au-dessus de moi, Matthew relève la tête, le visage au niveau
de mon entrejambe. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.

Toute une série de loopings, plutôt…

À ses pupilles flamboyantes, je devine ce qui va se passer. J’en ai déjà


des frissons au moment où il retire le bouton de mon pantalon, dézippe la
fermeture Éclair… et tire sur les jambes. Le tissu un peu rêche glisse sur
mes cuisses – ma peau aussitôt apaisée par la caresse de sa main. Et c’est
en plongeant dans mes yeux qu’il retire ma culotte rose. Je m’en mords la
lèvre inférieure, électrisée. Le petit bout de chiffon vole à travers la pièce,
atterrissant sur un accoudoir du canapé. Matthew s’arrête alors un instant
pour m’admirer. Il me mange des yeux…

De ses longs doigts, il écarte mes cuisses et plonge vers moi. Son
visage se rapproche de mon entrejambe jusqu’à ce que je sente ses lèvres
contre mon sexe. Il l’embrasse d’abord, légèrement, puis d’une pression
plus forte, plus osée. Une vague d’impatience se lève dans mon ventre. Je
m’arc-boute, folle de désir. Et lui s’introduit au creux de ma fente à la
pointe de sa langue. À cet instant, je lâche prise. Je perds complètement
pied. Sa bouche prend possession de moi, de mon intimité. Matthew en
explore chaque repli, chaque secret, me prenant en son pouvoir, à son
piège. Des spasmes se lèvent au creux de mon corps.

La douceur de sa langue. Sa salive sur ma peau. Sa main posée à


l’intérieur de mes cuisses. Et son regard, qu’il lève sur moi. Tout se mêle.
Jusqu’à ce que je ferme les paupières, emportée par le tourbillon des
sensations. C’est comme une marée, comme si l’océan approchait, prêt à
tout recouvrir. Et soudain, la vague déferle sur moi et m’enveloppe en
ravissant mon souffle. Je ne peux plus respirer lorsque le plaisir
m’emporte. Mon ventre, mon corps entier se contractent. J’en tremble des
pieds à la tête, tendue comme la corde d’un arc. C’est bon, si bon…

Quand je reviens sur terre en ouvrant des yeux embrumés, je découvre


Matthew en train de se redresser. Ses doigts caressent ma cuisse,
l’intérieur de mon genou, mon mollet. « Je t’aime » lis-je sur ses lèvres
sans qu’il prononce jamais ces mots – par pudeur, parce que lui. Et
émerveillée, je le contemple pendant qu’il retire l’écharpe qui retient son
bras, son t-shirt, son pantalon. Il va si vite que ses habits finissent en
boules sur le plancher. Je ne peux m’empêcher de sourire. Il est au moins
aussi pressé que moi ! Je n’ai pas le temps de m’asseoir pour l’aider qu’il
ôte déjà son boxer noir.

Il est beau.

Au-delà des mots.


Son corps superbe apparaît dans toute sa splendeur, toute sa nudité.
Couchée sur le dos, cuisses ouvertes dans son attente, je l’admire comme
une œuvre d’art. Ses jambes longues et musclées, ses bras athlétiques, son
large torse à la peau hâlée, ses épaules de sportif contrebalancées par des
hanches étroites et masculines. Et son sexe, lisse et soyeux, qui trahit son
désir. J’en prends plein les yeux. Puis je m’attarde sur son visage, sa
mâchoire carrée – seule concession virile aux traits fins, classiques et
élégants de sa figure. Enfin, ses yeux verts. Ses yeux verts qui dominent
tout, y compris mon cœur.

Un préservatif dans une main, prélevée dans mon sac à main, Matthew
revient vers moi. Nos corps moites se retrouvent alors qu’il s’installe entre
mes jambes avant de se coucher sur moi. Gainé de sa protection, mon
amant reste appuyé sur un seul coude pour ne pas m’écraser. Mais je ne
demande rien de mieux que recevoir son poids. Enivrée par son odeur,
j’enfouis mon visage contre son épaule et je l’enlace de mes bras, de mes
chevilles croisées dans son dos. Lui ne peut plus lutter tandis que je
m’ouvre, prête à l’accueillir. Son sexe entre moi. D’un coup de rein, il me
pénètre, au plus profond de mon être. Un soupir comblé m’échappe.

Nous sommes plus qu’un.

Aujourd’hui et à jamais.

Entamant son lent va-et-vient, Matthew bouge en moi, me remplissant


entièrement. Puis ses mouvements de bassin se font plus frénétiques tandis
que le plaisir revient vers moi, tel un boomerang. Impossible de lutter
contre cette force, contre ce tsunami. Au fil des secondes, je suis portée
sur la crête du raz-de-marée, haut, toujours plus haut. Nos poitrines se
collent, mes hanches ondulent, nos corps en sueur se dissolvent l’un en
l’autre. Prise de vertige, je secoue la tête, jusqu’à ce qu’il m’embrasse
avec fougue. Et c’est bouche contre bouche que l’orgasme nous surprend.

Fauchés en même temps, Matthew et moi sommes emportés par la


jouissance foudroyante, presque primitive, qui nous soude. Tout s’évanouit
autour de nous – la pièce, le décor, le feu de cheminée. Un instant, nous
sommes seuls au monde, seuls au milieu de nulle part, hors du temps, de
l’espace. Il n’y a plus que nous, nous et le plaisir. Pas lui et moi – nous,
vraiment nous. Puis le plaisir reflue, nous laissant comme deux naufragés
vidés de leurs forces sur une plage déserte.

– Je t’aime, Matthew.

C’est sorti tout seul, dans un dernier soupir. Roulant à côté de moi, il
m’attire de son bras valide contre son flanc. Je m’abandonne à son
étreinte, nos jambes nues mélangées. Et le feu couvre notre nudité de ses
flammes cuivrées.

– Et moi, souffle-t-il, je t’aimerai toute ma vie.


– Même si tu dois vivre cent ans ?
– Même si je dois vivre cent siècles.
23. Traquée

Après une première nuit magique sous le signe de la fusion, nous


passons deux jours enchanteurs au cœur de la nature. Personne ne sait que
nous sommes dans le coin en dehors de ma mère et Angela, averties la
veille. Je ne veux plus quitter ce chalet. Jamais. Il n’y a rien ni personne
pour nous déranger à des kilomètres à la ronde. Juste nous, nos envies, nos
peaux, nos étreintes brûlantes, nos repas en tête-à-tête devant la cheminée,
nos promenades en pleine forêt, loin de la foule et des photographes. J’ai
l’impression de renouer avec un autre temps – celui où je n’étais pas
connue. Il y a donc un milliard d’années. Oui, je me sens vieille, parfois !

– Je vais aller faire des courses.

Matthew passe la tête par l’entrebâillement de la porte, un sourire aux


lèvres. Lui aussi vit en apesanteur avec moi depuis notre arrivée dans le
Rhode Island. Nous avons trouvé notre paradis sur terre ! Tranquillement
assise dans le fauteuil à haut dossier de la chambre, je relève la tête, un
gros roman policier piqué dans sa collection sur les genoux. Un livre de
Gillian Flynn qui me donne froid dans le dos.

Avis aux producteurs : si vous l’adaptez en film, je veux le rôle !

– Tu sors ? je m’étonne, désappointée.

Je n’ai aucune envie qu’il quitte notre bulle. Je commence à m’habituer


à cette existence en autarcie où nous dépendons uniquement de nous-
mêmes, où notre amour irrigue toutes nos journées, toutes nos heures.
C’est comme un cocon chaud, douillet, protecteur. Comment vais-je
rentrer à New York ? Mystère… mais il faudra sans doute me ficeler
comme un saucisson et me jeter dans le coffre de la voiture pour m’y
obliger ! Le sourire de Matthew s’élargit.
– Ça ne prendra pas longtemps. Les placards sont complètement vides.

Au même moment, un coup de tonnerre résonne, me tirant un long


frisson. Je ne suis pas peureuse mais je déteste les tempêtes. Une violente
averse frappe aux fenêtres depuis une bonne demi-heure. C’est le déluge !

– Nous avons mangé toutes les provisions… et honnêtement, si je


revois une boîte de maquereau à la moutarde, je casse tout ! ajoute-t-il,
pince-sans-rire.

J’éclate de rire – non sans jeter au passage une brève œillade en


direction des vitres. À l’extérieur, la terre est en train de se transformer en
un amas boueux, telle une pâte brunâtre et repoussante. Un éclair illumine
alors notre chambre, déjà éclairée par le plafonnier et une petite lampe de
chevet, postée à côté de moi tant il fait sombre. Durant une seconde, nos
visages semblent blafards, comme dans les films d’épouvante.

– D’accord… mais promets de revenir vite.


– Ça ne prendra pas plus d’une demi-heure.

S’approchant de moi, il dépose un baiser fugace sur mon front, le bout


de mon nez, les commissures de mes lèvres… avant de s’attarder sur ma
bouche. Et son petit bisou d’adieu se transforme en déclaration
enflammée. Mon livre manque de tomber par terre, en équilibre sur mes
genoux, lorsque je me serre contre lui, contre son torse. Il me répond en
caressant mon dos. Et ce n’est qu’après deux intenses minutes qu’il se
délivre de mon emprise.

– Il faut vraiment que j’y aille… soupire-t-il.


– Tu me manques déjà !

Et tandis qu’il franchit la porte, je ne peux m’empêcher d’ajouter, un


peu inquiète :

– Tâche de ne pas te noyer en route !


Sortir par cette tempête ne me semble guère recommandé mais
Matthew n’est pas du genre à renoncer – notre amour n’en est-il pas la
preuve ? Anxieuse, j’entends le moteur de sa voiture démarrer dans le
lointain, un puissant 4 x 4 noir parfaitement adapté à ce genre de virées en
pleine campagne. Quelques secondes plus tard, le véhicule passe sous ma
fenêtre en klaxonnant avant de s’éloigner. L’épicerie la plus proche se
trouve à quinze kilomètres de notre havre de paix. Je soupire. Et je
reprends mon bouquin, plus vraiment motivée.

C’est officiel : je suis accro.

Sans sa présence, la maison semble vide – un peu comme moi, en


somme. À nouveau, l’orage fait entendre sa voix, un grondement si
puissant que j’en sursaute. Je me recroqueville dans mon fauteuil et
remonte le plaid sur mes genoux sans lâcher mon livre. Je n’arrive plus à
lire une ligne, faute d’avoir l’esprit tranquille. D’autant qu’un drôle de
grattement s’élève… à la fenêtre. Comme si des doigts griffaient la vitre.

Faites que ce ne soit pas Freddy Kruger, faites que ce ne soit pas
Freddy Kruger, faite que…

Eh… non ! J’éclate de rire, un peu honteuse. Pas de grand méchant en


train de briser un carreau pour me faire la peau. Seulement une branche
d’arbre qui ne cesse de cogner à la vitre, poussée par les bourrasques. Je
soupire de soulagement, consciente de mon ridicule. J’ai vraiment l’air
d’une pauvre citadine perdue dans la jungle. Levant les yeux au ciel, je me
plonge au nouveau dans mes pages, plus sérieusement. Et je parviens à
m’absorber dix minutes dans ma lecture, envoûtée par les personnages.
Quand soudain, coup de tonnerre au-dessus de la maison.

– Oh !

J’étouffe un cri de stupeur, choquée par la violence de la déflagration.


Au même instant, un autre bruit me parvient du rez-de-chaussée. Le
grincement d’une porte. Mon cœur s’arrête de battre. Quelqu’un est en
train d’ouvrir une porte aux gonds mal huilés, là, en bas. Sauf que je n’ai
entendu ni voiture, ni moteur, ni rien. Je porte une main à ma poitrine.
Sans doute un autre effet de mon imagination fertile. Un éclair zèbre le
ciel, envahissant la chambre d’une lumière laiteuse. Et… les plombs
sautent. L’électricité s’éteint brusquement, dans toute la maison. Plongée
dans le noir, je cesse de respirer. J’ai alors la certitude de ne plus être seule
dans le chalet.

***

Et si c’était Matthew ? Non, non, impossible ! Il se serait annoncé, il


serait monté me saluer – ou me faire l’amour – et surtout, il n’aurait pas
coupé l’électricité. À moins que ce ne soit un dommage collatéral de
l’orage ? Pas rassurée, je me lève sur la pointe des pieds, des images de
mon maniaque plein la tête. J’ai le cœur au bord des lèvres, envie de vomir
et de me planquer sous le lit – ce qui, comme chacun sait, et la cachette la
plus idiote et inutile du monde. Dans la chambre, je cherche en vain une
arme des yeux sans rien trouver.

Pourquoi personne ne songe à planquer son couteau électrique dans sa


table de chevet ? Ou mieux, une kalachnikov.

Je sors de la pièce à pas de loups. Et c’est alors que je la vois ! La


silhouette en train de fouiller le rez-de-chaussée. Oh Mon Dieu ! Oh My
God ! Oh Mein Gott ! Le souffle coupé comme si j’avais reçu un coup de
poing dans l’estomac, je me fige sur le palier du premier étage. En retrait,
personne ne peut m’apercevoir… Loin de la balustrade, je suis des yeux la
forme qui se déplace sans un bruit, une arme à la main. Un couteau ? Un
pistolet ? Impossible de le dire à cette distance.

Il est là. Mon harceleur. Mon cinglé.

Et maintenant ? Qu’est-ce que je suis censée faire ? En désespoir de


cause, je m’approche à pas de loup du téléphone posé sur une console, à
quelques mètres des dernières marches. De là, n’importe qui peut me voir.
Mais je dois au moins essayer, tenter le tout pour le tout. Je décroche le
combiné… et aucune tonalité. Rien. Quant à mon portable, je l’ai
abandonné dans le salon, sur la table basse. Une seule solution : descendre
le chercher. Car je ne compte pas attendre d’être trouvée par ce malade.

J’inspire un grand coup et à demi courbée, le dos rond comme celui


d’un chat, je m’engage dans les escaliers. Je ne touche pas la rampe, même
si je jette de fréquents coups d’œil entre les barreaux. Par chance, mon
harceleur n’est pas dans les parages. Sans doute s’évertue-t-il à inspecter
la cuisine ou le bureau de Matthew. Mon cœur bat la chamade dans ma
cage thoracique. Et je manque de souffle au moment où j’atterris à quatre
pattes dans le salon, par prudence. Ramper vers la cheminée ? Je peux le
faire !

Ou pas.

Au même instant, le tonnerre explose au-dessus du chalet et un nouvel


éclair fend le ciel d’un noir de jais. Toute la pièce s’éclaire d’un seul
coup… me révélant la présence de mon détraqué. Je réprime un cri
d’horreur. Il se tient dans l’encadrement de la porte, au seuil de la cuisine,
et enveloppe le salon du regard. Entièrement vêtu de noir, le visage
masqué par une cagoule, il est sans sexe, sans âge, sans identité – comme
un monstre.

Par chance, il ne m’a pas vue. Mais impossible de récupérer mon


Smartphone sans passer devant lui. Je recule sur les fesses, me plaquant
contre le mur tandis que mes méninges surchauffent. Que faire ?
Comment réagir ? Aussi discrète que possible, je longe la cloison et gagne
le bureau de mon compagnon. Malheureusement, je cogne un meuble au
passage… et fais tomber un dossier.

Merde ! Pitié pas ça !

Des pas. Des pas dans ma direction. Mon cœur manque dix, vingt,
trente battements… et je me rue vers la première cachette à ma portée. À
peine ai-je le temps de m’engouffrer dans l’armoire en métal où Matthew
range sa paperasse que la porte du bureau s’entrouvre. Le faisceau d’une
lampe de poche éclaire mon armoire avant de se balader dans toute la
salle. J’enfonce ma tête dans mes genoux, repliés contre ma poitrine,
pendant que le fou pénètre dans la salle pour en faire le tour. Je le vois à
travers le minuscule interstice de la porte.

Autour de nous, le silence, seulement troublé par les grondements de la


tempête, les hurlements du vent, le martèlement de la pluie battante. Une
chance que la météo couvre ma respiration saccadée. D’ailleurs, mon fou
semble persuadé que je ne suis pas dans le coin. Sans pousser trop les
recherches, il gagne la sortie. Je parie qu’il va monter à l’étage poursuivre
notre partie de cache-cache. Et moi ? Pourrais-je gagner la sortie ? À mon
avis, toutes les issues ont été verrouillées. Alors ? Alors… il me reste
l’attaque ! Je n’ai pas suivi tous ces cours de combat pour rien !

Allez, Liz ! Tu vas lui montrer de quel bois tu te chauffes !

C’est peut-être fou, c’est peut-être risqué mais faute de solution, je sors
de ma cachette et rejoins le salon, toujours à quatre pattes. Je m’approche
de mon zinzin qui tend l’oreille en direction de l’étage. Je vais mourir de
peur. Mais je me redresse quand même, me dressant derrière lui en silence.
Ça ne peut pas être réel. On dirait la scène d’un film. J’attends presque que
le metteur en scène crie : « Action ! ». Quand soudain, mon agresseur
pivote vers moi et…

Action ! Action ! Action !

Je lui saute sur le dos comme un boulet de canon. Il n’a pas le temps de
voir d’où les coups partent. Déjà, je le chevauche, les jambes nouées
autour de sa taille, et plante mes doigts dans ses yeux, à travers les fentes
de sa cagoule. Bon. Ça ne ressemble à aucune prise de karaté connue…
mais je m’en balance, là ! Je fais ce que je peux ! Prise de panique,
j’attaque n’importe comment alors qu’un hurlement explose. Mon malade
mental. Aveuglé, il se débat en m’envoyant de grands coups de coude dans
les côtes.

S’en suit une lutte épique. Rivée à son dos, je l’étrangle en passant un
bras autour de sa trachée, en comprimant sa glotte. Le dingue lance les
bras en avant, cherchant des appuis, n’importe quoi. Puis, sans prévenir, il
recule et m’écrase la colonne vertébrale contre le mur. Merde ! Je
n’abandonne pas pour autant, aussi coriace qu’un pitbull. Jusqu’à ce que
mon bourreau prenne de l’élan et me projette à nouveau contre la cloison.
Je finis par lâcher prise… en l’entraînant dans ma chute.

Nos deux corps roulent à terre et mon ennemi perd son arme alors que
nous effectuons plusieurs tonneaux. Ma tête tape finalement contre la
table basse alors que mon maniaque s’élance vers son revolver – car il
s’agit bien d’une arme à feu ! Mon sang ne fait qu’un tour malgré la
blessure à l’arrière de mon crâne. Bondissant en avant, je rampe aussi vite
que mon ennemi vers le Saint Graal. Sauf qu’il a deux mètres d’avance.
Un cri résonne – le mien ? le sien ? Puis sa main s’abat sur la crosse.

– Stop ! hurle le cinglé.

Je me fige, les mains en l’air, assise sur le tapis blanc et tremblant des
pieds à la tête. J’entends alors le déclic du cran de sécurité au moment où
mon agresseur pointe le canon vers mon front.

– Ne bouge plus ou je te descends !

Alors, tout s’arrête. Tout se fige. Parce que cette voix, je la connais.

C’est la voix de… de ma sœur.

***

– Madison ? je murmure, incrédule.

Je suis si stupéfiée que j’en oublie presque d’avoir peur. D’un simple
coup d’œil, je reconnais maintenant la silhouette de mon aînée, plus
grande et charpentée que moi. Bouche bée, je ne parviens pas à ajouter un
mot pendant qu’elle retire sa cagoule d’un geste preste. Elle tire sur la
laine et révèle ses cheveux châtains et mi-longs, ses yeux sombres chargés
de rancœur. Dans la pièce plongée dans les ténèbres, nous nous
contemplons en silence, aussi secouées l’un que l’autre.

– C’était… c’était toi ?


– Eh oui !

Madison m’adresse un demi-sourire, à faire dresser les cheveux sur la


tête. Puis elle se lève lentement, sans cesser de pointer son arme vers mon
crâne. L’index sur la gâchette, elle semble prête à tirer au moindre geste, à
la moindre tentative de fuite. Et à la lueur de folie dans son regard, je
comprends qu’elle n’hésitera pas une seconde à m’abattre. Pire : elle est
venue pour ça.

– Tu avoueras que je t’ai bien eu, sur ce coup ! s’écrie-t-elle dans un


éclat de rire.

Pas une seconde je ne l’aurais imaginée dans la peau de mon harceleur.


En fait, j’avais sottement imaginé qu’il s’agissait d’un homme. La
violence de ces lettres, l’oiseau cloué, la robe ensanglantée, l’attaque en
voiture, le tir au milieu de la foule, la maison dévastée… tout pointait du
doigt un coupable – et non une jeune femme désaxée. Je secoue la tête,
abasourdie. Ma sœur, ma propre sœur m’a persécutée pendant des mois
tout en continuant à graviter dans mon entourage, à encaisser mes chèques,
à m’accompagner aux soirées, à utiliser mon nom comme passe-droit…

– Tu es tellement nombriliste que tu ne vois même pas les gens autour


de toi ! Mais si tu t’étais moins regardée dans un miroir, tu aurais peut-
être compris plus tôt qui t’envoyait ces petits cadeaux…
– Tu as perdu la tête, Madison !
– NON !

Son hurlement me fiche une trouille bleue. J’en bondis en arrière,


glissant sur les fesses en direction de la cheminée. En plus, je sens une
rigole poisseuse dans mes cheveux – j’ai dû m’ouvrir la tête contre l’angle
de la table.

– Non, reprend-elle plus calme. J’ai toute ma tête, au contraire. Et je ne


me suis jamais sentie aussi bien.
– Tu as un problème, Madison.
– Oh, oui ! Et ce problème, c’est TOI !
Elle me tient en joue à bonne distance… si jamais je saute sur elle, elle
me tuera sans hésiter. Je coule un regard d’envie au tisonnier, posé près de
l’âtre. Mais elle surprend mon regard… et tire un coup de feu dans le
plancher. Je crie, terrifiée par la déflagration.

– C’est toi qui me pourris ma vie ! C’est toi qui me gâches l’existence
depuis que tu es née ! Normalement, j’aurais dû devenir une star – moi,
moi et pas toi ! À la base, c’est moi que Jennifer emmenait aux castings,
c’est moi qu’elle appelait « sa petite étoile ». Mais je n’ai jamais réussi
qu’à décrocher de petits rôles dans des sitcoms bidon ou des pubs de
troisième zone.

Elle me jette un regard de haine pure, comme je n’en ai jamais essuyé.


Elle me déteste. Je ne peux plus en douter.

– Et puis notre mère a eu l’idée de te présenter à une audition. Tu avais


trois ans, des boucles blondes, des yeux verts… le directeur de casting
s’est mis à pleurnicher que tu étais la « plus jolie petite fille du monde »,
imite-t-elle d’une voix geignarde. Et sans aucun effort, sans ouvrir la
bouche, tu as obtenu le rôle. Comme ça, en claquant des doigts ! hurle-t-
elle. Alors que moi, moi je m’entraînais, moi je prenais des cours de
théâtre !
– Je n’ai jamais voulu devenir actrice.

Madison ne m’entend plus. Elle déroule pour moi le fil de son histoire,
d’une voix pleine d’amertume et de fureur. La jalousie transpire par tous
les pores de sa peau, telle une suée malsaine.

– À partir de cette époque, Jennifer n’en a plus eu que pour toi. Elle
s’est même mise à t’appeler « sa star » à la maison. Je n’en pouvais plus.
J’ai été complètement reléguée au second rang. J’étais la boniche de
service, la secrétaire obligée de remplir la paperasse ou de réserver ton
restaurant…

C’est en partie faux, car j’ai rapidement engagé une assistante… même
si elle me donnait de sérieux coups de main au début de ma carrière. Ce
dont je lui ai toujours été reconnaissante. Je sais combien vivre dans mon
ombre a pu être difficile pour elle. Consciente de ne pas pouvoir remonter
le temps, je lui lance un regard désespéré. J’ai sans doute ma part de
responsabilités, même si j’ai essayé de l’aider. Et jamais je n’aurais pensé
qu’elle était aussi mal – et aussi malade. Mais parce qu’elle a un revolver
chargé, je ne l’interromps pas. Mieux vaut qu’elle vide son sac. Au moins,
je gagne du temps, soutenue par l’espoir fou que Matthew arrive. Combien
de minutes se sont écoulées depuis son départ ? J’ai perdu toute notion du
temps. Mais il devrait rentrer, non ? Pitié, faites qu’il rentre !

– Je ne sais plus exactement quand j’ai commencé à te détester.


– Pourquoi ne pas m’en avoir parlé pour arranger les choses ? Nous
sommes sœurs !
– Peut-être quand tu as décroché ce rôle pour Spielberg à dix ans ?
réfléchit-elle à voix haute. Tu es devenue si prétentieuse, si obsédée par ta
carrière ! Et puis notre sœur Sandy est née et tu te l’es entièrement
appropriée, comme si c’était ta petite poupée.
– Je ne voulais pas qu’elle finisse comme nous, Madison,
complètement détraquée par ce monde de fous !

Ma sœur me regarde sans me voir avec des yeux torves qui me donnent
des frissons. Puis, à nouveau, un hurlement à me crever les tympans :

– TA GUEULE !

J’étouffe un sanglot, paniquée. Car elle vient de tirer au plafond, faisant


tomber de petits bouts de plâtre sur ma tête. Je les chasse en vitesse d’un
geste de la main, pour protéger ma blessure. Elle est complètement folle.
Elle a vraiment perdu pied.

– C’est à cause de toi, de tes conneries, si tout finit comme ça ! Quand


Jennifer m’a appris où tu étais planquée, hier… j’ai su que c’était le bon
moment.
– On n’est pas obligés d’en arriver là…
– Bien sûr que si ! Tu crois que je vais aller en taule à cause de toi ?

Au son du tonnerre, de la pluie diluvienne qui fracasse les vitres, elle se


rapproche de moi, le revolver pointé sur ma tête.
– Pourquoi ? Pourquoi toutes ces lettres ? fais-je brutalement, tentant
désespérément de grappiller quelques secondes.

Ça marche. Madison semble se calmer un peu.

– Au début, je ne pensais pas que ça irait si loin. Je voulais juste


t’emmerder, te foutre un peu la trouille avec des lettres bizarres. Et puis,
je me suis prise au jeu. Si tu avais vu ta tête quand tu as découvert ta robe
pleine de sang dans la boutique ! J’ai fait ça discrètement, pendant que
toutes les couturières étaient occupées autour de notre mère.
– Et la voiture ?
– Ah ça, c’est ta faute Liz ! Tu m’avais prise de haut pendant une
dispute et j’ai eu envie de te donner une petite leçon !

Elle est folle. Vraiment folle.

– Alors tu veux me tuer ? fais-je, en mobilisant toutes mes ressources


pour garder mon calme.

Jamais mon talent d’actrice ne m’a été aussi utile de toute ma vie. Je la
contemple avec sang-froid même si je meurs de peur à l’intérieur. À
nouveau, un éclair nous inonde de sa lueur jaunâtre, elle debout, flingue au
poing, et moi assise par terre, droite comme un « i » face à la mort.

– Au moins, je n’entendrai plus jamais parler de toi.


– Tu auras la police aux trousses.
– On ne me soupçonnera pas. Je jouerai les malheureuses sœurs
éplorées. Ce sera le début d’une nouvelle vie pour moi ! D’autant que tu
m’as couchée sur ton testament, n’est-ce pas ? Je sais que tu me lègues
des millions, comme à Jennifer.

Pas si folle que ça, dans le fond…

– Matthew passera sa vie à chercher mon meurtrier ! Et je t’assure


qu’il n’est pas un homme dont il faut se faire un ennemi.

Madison me contemple, impitoyable.


– Il marchera dans la combine, comme les autres. Crois-moi, j’ai tout
prévu, sourit-elle. Et maintenant, je te conseille de fermer les yeux.

Je fais « non » de la tête. Hors de question. Chancelante, je choisis de


me lever pour lui faire face, consciente que rien ne la ramènera à la raison.
Que dire ? Que faire ? Elle va me tirer dessus. Terrorisée, je serre les
mâchoires tandis que son index enfonce lentement la gâchette. Ça y est.
C’est fini. À toute allure, je revois de ma vie défiler de moi – mon premier
tournage, Sandy, les Oscars, ma mère, un été dans le Sud de la France, des
films, la solitude, des films, encore la solitude. Et Matthew. Matthew.
C’est son image que je veux emporter avec moi de l’autre côté.

Quand soudain…

***

Une forme… une forme noire et trempée surgit de nulle part. C’est
comme une apparition, une vision. Au moment où ma sœur tire, une
silhouette la percute de plein fouet, la projette par terre. Je pousse un cri
de terreur. Que se passe-t-il ? Qui a été touché ? À travers la porte ouverte
du vestibule, la pluie rentre en trombes dans le chalet. Et des bruits de
lutte explosent dans le salon tandis que Madison et mon sauveur roulent à
terre. Qui saigne ? Qui va mourir ?

– Matthew !

C’est lui ! C’est lui qui attrape Madison par les poignets, la forçant à
lâcher son revolver d’une prise impeccable. Les hurlements de ma sœur
me vrillent les tympans. Moi, je reste pétrifiée pendant que mon garde du
corps balance un grand coup de pied dans l’arme à feu, l’expédiant aussi
loin que possible. Sous mes yeux, le petit calibre glisse sous un meuble,
hors d’atteinte.

– Lâchez-moi ! rugit Madison.


– Tu es blessé ? je m’affole. Qui est blessé ?
– Espèce de cinglée !
Nos trois voix s’entrecroisent dans une indescriptible cacophonie au
moment où je remarque l’impact de la troisième balle dans le manteau de
la cheminée. Personne n’a été touché ! Même si la balle à frôler mon bras,
laissant une estafilade sur la peau en trouant mon pull. Matthew maîtrise
ma sœur, en pleine crise de nerfs. Madison se tortille comme un ver tandis
qu’il la plaque face contre terre, tordant ses bras dans son dos. Je lis la
douleur sur le visage de mon garde du corps… mais il ne lâche rien,
refusant de céder malgré son épaule blessée.

– Je vais vous tuer ! hurle mon aînée. Je vais vous tuer tous les deux !
– Et comment allez-vous faire sans revolver ?
– Liz ! hurle Madison. Dis-lui de me lâcher !

Hallucinée, je contemple la scène avec stupéfaction. Et statufiée, je


regarde ma sœur m’appeler à l’aide. Ses traits sont déformés par la
démence, la colère, la rage. Je ne la reconnais plus. Qu’est devenue la
petite fille qui se serrait contre moi, dans le studio minable loué par notre
mère, quand le chauffage tombait en panne en plein hiver ? Où est-elle
passée, cette Madison-là ? Les larmes me montent aux yeux. Quand une
autre voix se fraye un chemin à travers les brumes de mon esprit.

– Elisabeth !

J’ai l’impression qu’elle vient de très loin.

– Elisabeth !

C’est Matthew qui m’appelle. C’est Matthew qui me fait revenir à moi,
à la réalité. Enfin, je m’arrache à la contemplation morbide et me tourne
vers mon amant. Il maîtrise parfaitement ma sœur en dépit de ses
mouvements frénétiques, de ses brusques saccades – et de son épaule
abîmée, peut-être à nouveau démise. Et il plonge dans mes yeux avec
intensité.

– Téléphone à la police !
Je reste d’abord sans réaction, prisonnière de mon apathie. Tout paraît
si irréel.

– Préviens la police ! Ma chérie ? Vite !

Ma chérie.

C’est la première fois qu’il m’appelle comme ça en dehors de nos


étreintes. Pour moi, c’est le déclic, le déclencheur. Alors seulement, je
reprends mes esprits et me précipite vers la table basse. M’emparant de
mon portable, je compose le 911. Et à l’instant où une opératrice décroche,
je réalise que le cauchemar est terminé. Enfin.
24. Clap de fin

Dès l’instant où je franchis la porte, les flashs crépitent autour de moi.


J’en suis presque aveuglée ! Un bras levé devant mes yeux, j’avance vers
la grande table installée à mon attention. La meute des journalistes
rassemblée pour ma conférence de presse se déchaîne. N’ai-je pas promis
une annonce officielle après un long mois de silence suite à l’arrestation
de ma sœur ? Toutes sortes de spéculations courent à mon sujet et des
questions fusent au-dessus de la petite foule.

– Liz ! Liz ! Par ici, s’il vous plaît !


– Que s’est-il passé avec votre sœur ?
– Comptez-vous prendre une année sabbatique ?
– Liz, souriez !

Dans ma petite robe aux manches de dentelle prune, j’enveloppe d’un


coup d’œil le vaste salon du Waldorf mis à ma disposition

– Si vous permettez, dis-je avec un clin d’œil, je vais d’abord m’asseoir.

Des rires détendent l’atmosphère surchauffée. Depuis le temps que je


pratique ce métier, j’ai appris à maîtriser de petites foules surexcitées.
Tirant un confortable fauteuil, je prends place devant un micro pendant
qu’Angela me rejoint. Comme toujours, elle monte au front à mes côtés.
Nous échangeons un regard de connivence devant les objectifs avant
qu’elle ne me serve gentiment un verre d’eau minérale. Je vais en avoir
besoin. J’ai beaucoup de choses à dire.

Je me racle la gorge, consciente des centaines d’yeux braqués sur moi.


Cela fait aujourd’hui un mois que Madison a tenté de m’assassiner – et les
journaux du monde entier se sont fait l’écho de cette tragédie. Jamais ma
cote de popularité n’a été aussi haute… ce qui me désole profondément. Je
n’ai aucune envie d’être célèbre pour les drames qui frappent ma famille !
Depuis plusieurs semaines, mon aînée est internée dans un hôpital adapté à
ses besoins et payée par mes soins. Sa place n’est guère en prison. À mon
avis, elle est malade… et je ne perds pas totalement espoir de la sauver
avec l’aide des médecins et d’un traitement adapté.

Une sœur reste une sœur.

– La rumeur court que vous allez vous offrir un long break après les
événements du Rhode Island ?

Dans l’ombre, je sens un regard posé sur moi – celui de Matthew. Il


veille à ma sécurité même s’il n’est plus mon garde du corps. À présent, il
est « seulement » l’homme que j’aime. En recul, les bras croisés sur la
poitrine, une lueur ironique dans les yeux, il ressemble exactement à celui
que j’ai rencontré trois mois plus tôt avec son petit sourire désabusé.
Nonchalant. Ténébreux. Follement sexy. Sauf qu’il est amoureux de moi.
Je le lis dans ses yeux trop tendres.

– C’est exact… mais pas dans l’immédiat. Je dois d’abord tenir mes
engagements. Dans trois jours, je m’envole pour le Nouveau Mexique afin
de tourner mon prochain film – un western exclusivement féminin !

Je souris à la presse.

– Je prendrai néanmoins une année sabbatique dans quelques mois, afin


de passer mes examens de droit à l’université de Stanford. Je suis des
cours par correspondance depuis plusieurs années et je tiens absolument à
décrocher mon diplôme d’avocate !
– Vous comptez vous inscrire au barreau ?
– Non ! Seulement rendre la vie impossible à mes producteurs ! Je ne
vous raconte pas les lectures de contrat…

De nouveaux éclats de rire résonnent tandis qu’Angela presse


discrètement ma main sur la table, rassérénée. À son regard encourageant,
je devine que les choses se passent bien.
– J’en profite aussi pour vous notifier la fin de ma collaboration avec
Wallace & Bernstein.
– Vous vous séparez de votre agent ? s’étonne un journaliste.
– Oui. Karl et moi avons partagé de merveilleuses années de
collaboration…

Tu parles !

– … mais nous avons maintenant des aspirations différentes au sujet de


ma carrière. Je souhaite participer à des projets indépendants et donner
leur chance à de jeunes réalisateurs pas forcément célèbres.

Je m’interromps une seconde. Et le temps que je prenne une gorgée


d’eau, je suis déjà ensevelie sous une foule de questions, sérieuses,
farfelues ou franchement bizarroïdes. Angela se retient de rire.
Heureusement, nous sommes toutes les deux vaccinées.

– Je tournerai donc moins dans les années à venir. Je suis dans le métier
depuis…

Je compte en vitesse sur mes doigts, sous les rires.

– C’est ça, dix-neuf ans ! J’avais trois ans quand j’ai tourné ma
première pub pour un sirop pour la toux – le jingle était une tuerie,
d’ailleurs. Vous vous rappelez ?

Je chantonne les notes et pouffe de rire, bon enfant. Puis, plus grave :

– J’aime profondément mon métier. Je n’ai jamais voulu devenir


comédienne mais je n’échangerai aujourd’hui ma place pour rien au
monde. Simplement, après les derniers événements… j’ai décidé de revoir
l’ordre de mes priorités. J’ai trop longtemps délaissé ma vie privée au
profit de ma carrière mais cette ère-là est révolue. J’ai envie de vivre pour
moi, et plus seulement sous l’œil des caméras.
– C’est à cause de votre garde du corps ?
Et tout à coup, c’est le raz-de-marée. Certains journalistes de la presse
people bondissent, enregistreurs tendus vers moi, alors que les caméras de
différentes chaînes télé tournent.

– Vivez-vous avec Matthew Turner ?


– C’est sérieux avec votre garde du corps ?
– Ex-garde du corps, je précise.
– Allez-vous épouser Mr Turner ?

En voilà une excellente question !

Espiègle, je me tourne vers Matthew, toujours dans l’ombre, et lui


décoche un sourire taquin. Mais il me répond d’un sourire mystérieux
accompagné d’un petit haussement d’épaule. Le bougre ! À nouveau, je
fais face aux journalistes. Mais cette fois, je me lève pour quitter mon
siège.

– J’ai trop souvent communiqué sur ce sujet par le passé, dis-je. Alors
désormais, ma vie privée restera… privée.

Et c’est le mot de la fin.

***

À l’issue de la conférence de presse, Matthew et moi marchons côte à


côte dans les allées de Central Park – après avoir démarré en trombe pour
semer les paparazzis. Profitant de sa chaleur, je le tiens par le bras. Même
si je n’ai pas froid dans mon long manteau noir, je fais comme si pour le
plaisir de me serrer contre lui. À son petit sourire amusé, je crois qu’il a
deviné ma combine, même s’il n’en dit rien. Autour de nous, de courageux
joggeurs bravent l’air tranchant et vif de cette fin novembre. Dévoués à
leur sport, ils ne prêtent pas attention à nous – à cette femme blonde avec
une toque et cet homme en simple blouson de cuir malgré le froid. Nous
non plus, nous ne remarquons rien ni personne. Nous sommes ensemble.
Dans notre bulle. Dans notre monde.
– Je vais réintégrer la police de New York.

Je freine des quatre fers au milieu du chemin. Prononcée d’une voix


détachée, la phrase me fait l’effet d’une petite bombe.

– Tu… quoi ?
– Je reprends du service la semaine prochaine au sein des forces de
l’ordre. Mais cette fois, je vais bosser à la criminelle. C’est là que j’ai
toujours voulu terminer ma carrière – et je m’y sentirai plus à l’aise
qu’aux Stups.
– Mais… mais…

Mais mon cœur oublie sa fonction vitale.

– C’est fantastique, Matthew !

Je me jette à son cou. Lui me réceptionne à bras ouverts avant que je ne


l’entraîne dans une petite danse improvisée aussi exubérante que moi.
L’homme que j’aime vient de décrocher le travail de ses rêves, obtenant au
passage une promotion après ces mois de calvaire ! Je le sens surtout
différent, apaisé. Parce qu’il est à nouveau reconnu pour ce qu’il est : un
policier intègre et honnête qui a été obligé de tuer son meilleur ami ripou
en état de légitime défense pour sauver sa propre vie et dénoncer la
corruption au sein de son ancien service. Durant sept mois, mon garde du
corps s’est battu pour reconquérir son honneur perdu, blanchir sa
réputation… et ses efforts sont enfin récompensés.

– Je suis tellement contente pour toi !

Puis, je me ravise et l’attrape par les pans de sa veste, plus sérieuse :

– Je te demande seulement d’être prudent quand tu attraperas tous les


méchants qui rôdent en ville.
– Je te le promets.

Comme il me l’avait un jour dit, le danger a toujours fait partie


intégrante de son travail… ce qui ne m’empêchera pas de trembler tous les
jours près du téléphone, entre deux prises de vue sur mes tournages, en
attendant de ses nouvelles.

– Je vais faire équipe avec Nathalie, me précise-t-il, enthousiaste.

Ah, Nathalie… c’est qu’elle m’avait presque manqué. Presque.


J’adresse à mon compagnon un sourire rayonnant pendant que nous
reprenons notre balade autour du lac de Central Park. Depuis l’arrestation
de ma sœur, Matthew a emménagé dans ma maison entièrement refaite à
neuf. Avec une vraie cheminée, s’il vous plaît. Fini l’écran de verre qui lui
fichait les jetons ! Nous habitons désormais sous le même toit… même
s’il a renoncé à être mon garde du corps juste après le départ de Madison
en hôpital spécialisé.

Conflit d’intérêts.

– Et comment va ta mère ? me demande-t-il à brûle-pourpoint.

Jennifer nous harcèle de coups de fil et de visites impromptues depuis


l’enfermement de sa fille aînée. Sous le choc, elle en a même perdu son
masque de jet-setteuse pendant quelque temps. Pour la première fois de
ma vie, je l’ai vue verser de vraies larmes – et pas des larmes de crocodile
ou de dépit. Secouée par cette épreuve, elle s’est raccrochée à Peter, son
mari, et à moi. Nous avons eu l’occasion de nous rapprocher un peu – et
j’en ai profité pour inscrire ma sœur cadette Sandy, à sa demande, dans un
collège américain qu’elle intégrera en janvier. Après les récents
événements, nous ne voulons plus rester éloignées l’une de l’autre. Je
compte aussi rendre visite à Madison… du moins quand les médecins m’y
autoriseront.

– Je crois que nous sommes réconciliées.


– Tu crois ?
– Tu sais comme Jennifer peut être, parfois… j’ajoute avec une œillade
entendue.

Matthew esquisse un sourire, héroïque en pensant à sa belle-mère pas


comme les autres – mais alors vraiment pas comme les autres. J’en profite
d’ailleurs pour lui annoncer la dernière nouvelle en date :

– Ma mère va commencer à animer un talk-show en début d’année.

Là, je viens de lui couper la chique.

– Avec toute l’affaire Madison, elle a beaucoup parlé à la presse…

Beaucoup trop.

– … et elle a été démarchée par une chaîne du câble pour présenter une
émission.
– Oh. Je suppose qu’elle est ravie. C’est pour cela qu’elle t’a appelée
une bonne centaine de fois hier soir ?

Je pousse un profond soupir alors que nous nous engageons sur le Bow
Bridge, superbe pont jailli des bosquets d’arbres et dont la rambarde
gracieuse se reflète en miroir dans les eaux du lac. Mon endroit préféré à
Central Park.

– Elle me harcèle pour que je sois la première invitée de son émission.


Elle prétend que cela lui fera une excellente pub.

Enroulant un bras autour de ma taille, Matthew dépose un baiser sur ma


tempe, sous ma toque en fourrure noire.

– Ta mère ne changera jamais. Mieux vaut l’accepter comme elle est !


– Je te trouve bien philosophe.
– C’est parce que…

Il hésite à terminer sa phrase. Et soudain, il se place devant moi en me


barrant la route, mes deux mains prisonnières des siennes. À son regard
grave, je devine qu’il s’apprête à me dire quelque chose d’important. À
nouveau, mon cœur me joue un bien vilain tour en cessant de fonctionner.
J’en perds même le souffle au moment où il plonge dans mes yeux, avec
feu et passion. Un instant, je suis persuadée qu’il va m’embrasser mais à
la place, il plonge une main dans sa poche et pose un genou à terre.
Oh… oh… oh… de l’air, de l’air, vite !

– C’est parce que j’ai pris une grande décision, complète-t-il.

Ne me dites pas que c’est ce que je crois !

– Elisabeth…

Dites-moi que c’est ce que je crois ! !

Il se racle la gorge, un peu embarrassé devant cet étalage de sentiments,


lui si secret, si discret. Un couple âgé s’est arrêté de l’autre côté du pont
pour nous admirer, sans oser s’aventurer plus loin par crainte de nous
déranger. Je ne fais pas attention à eux, ni à personne. Je me perds dans le
regard kaki de Matthew, braqué sur moi avec un tel amour que j’en fonds
comme neige au soleil. Et agenouillé, il ouvre devant moi un écrin en
velours bleu marine.

– Veux-tu m’épouser ?

Si, je… moi ?

À court de salive, je fixe la bague dans sa petite boîte, un anneau d’or


blanc surmonté par un diamant ovale. La plus épurée, sobre et élégante des
bagues. Je plaque les deux mains sur ma bouche pour retenir un cri. À
terre, mon compagnon semble suspendu à mes lèvres. Il attend une
réponse… mais j’essaie de graver cette image dans ma mémoire : lui,
taiseux et en retrait, qui a trouvé le courage de se mettre à genoux devant
moi en plein milieu de Central Park pour me demander d’être sa femme,
de passer ma vie avec lui.

– Oh, Matthew !
– Je suis peut-être supposé ajouter quelque chose ? s’angoisse-t-il, en
pleine paranoïa post-déclaration d’amour.

J’éclate de rire. Et l’attrapant par les épaules, je l’aide à se relever pour


me jeter contre lui, à son cou, sur sa bouche. Avant même de répondre, je
l’embrasse à perdre haleine.

– Oui, oui, archi-oui !

Le soulagement qui déferle sur lui est pour moi la plus belle des
récompenses. Aussitôt, il sort ma bague de fiançailles de son écrin afin de
la passer avec empressement à mon doigt – quitte à s’y reprendre à trois
fois pour retirer mon gant de cuir. Il y a quelques petits ratés mais nous
n’avons jamais été un couple très conventionnel ! Une minute, j’admire la
pureté de la pierre à mon annulaire… jusqu’à ce que Matthew me soulève
de terre pour me faire tournoyer avec lui. Au diable sa retenue !

– Madame Elisabeth Turner… ça sonne bien ! souffle-t-il à mon


oreille.

Nous nous embrassons, encore et encore. Portée dans ses bras, je n’ai
qu’à incliner la tête pour prendre ses lèvres. Nous allons nous marier. Lui
et moi. Ensemble, à vie. Mon cœur semble exploser dans ma poitrine.
Alors les happy ends n’existent pas seulement dans les films…

FIN
Rose M. Becker

PROTÈGE-MOI...DE TOI,
VOTRE CHAPITRE CADEAU !
La rencontre vue par Matthew : Mon
(irrésistible) cauchemar personnel

Adossé au mur au fond du plateau de tournage, je garde les yeux


braqués sur elle pendant qu’elle tourne sa scène. Elle, c’est Liz Hamilton.
Probablement l’une des actrices les plus célèbres et talentueuses de la
planète. Un mètre soixante-cinq, cheveux blonds, yeux verts et sourire
ultrabright qui s’étale en permanence sur les couvertures de magazines du
monde entier. Et le plus souvent en charmante compagnie. Ou éméchée à
la sortie de boîtes de nuit. En d’autres mots, la proie rêvée des paparazzis.
Pourtant, je n’arrive pas à savoir s’il s’agit d’un rôle ou de sa véritable
personnalité. Qui est cette fille ? Une victime ? Une femme calculatrice ?
Ou simplement une actrice qui a perdu le contrôle ?

Qu’est devenu mon vieil instinct ? En panne ?

De toute manière, jamais je n’aurais dû accepter de me rendre dans ces


studios de cinéma, même sur l’ordre du boss de mon agence de garde du
corps. Avec un petit pincement au cœur, je repense brièvement à mon
ancien travail – mon vrai travail. Comment ai-je pu me retrouver dans
cette situation ? Brièvement, des flashs me reviennent, ramenant à la vie
des images d’un passé qui me hante. Un hangar sur les docks. Mon
meilleur ami. Un coup de feu. Non, stop ! Ce n’est pas le moment !

Fermant la porte à ces souvenirs envahissants, je me concentre sur la


scène qui se déroule sous mes yeux. Dorénavant, je suis bodyguard.
Spécialisé dans les missions à hauts risques, en particulier la protection
des réfugiés politiques ou des journalistes chassés de leurs terres par les
régimes tyranniques qu’ils ont tenté de mettre en péril grâce à leur plume
– et leur courage. En général, des personnes que j’admire. Au cours des six
derniers mois, j’ai déjà assuré deux contrats différents de cet acabit.
Jusqu’à ce que Clark Watts me téléphone, excité comme une puce.

– Matthew ! Accroche ta ceinture : je viens de décrocher un contrat en


or pour l’agence CORP. Tu ne devineras jamais qui a besoin d’un garde du
corps ?
– Barack Obama ? ai-je hasardé, plein d’espoir.

Parce que je sentais déjà que la réponse n’allait pas me plaire. Du tout.

– Encore mieux ! Liz Hamilton ! Liz Hamilton en personne ! Tu


imagines ? C’est le jackpot, mon vieux ! Enfin, à condition que tu
obtiennes le boulot…

Eh voilà comme je me suis embarqué dans cette histoire…

Au même moment, le réalisateur du film – un certain Steven Bradbury,


jamais entendu parler… cela dit, je ne suis pas vraiment expert ès
septième art – pète un câble contre un éclairagiste. Ambiance. A la place
du pauvre homme, j’aurais répliqué vertement et envoyé promener ce
malade… mais le malheureux se contente de faire le dos rond, encaissant
la pluie assassine de critiques qui déferlent sur lui. C’est marrant, je
déteste déjà ce metteur en scène. Pour qui se prend-il ? A croire que
certaines personnes sont complètement mégalos dans le milieu du cinéma.

Ce qui ne donne pas du tout envie d’y travailler.

Pendant ce temps, Liz Hamilton rejoint le siège marqué à son nom dans
un coin du plateau, à l’écart des caméras. Je ne la perds pas des yeux, à la
fois méfiant et… intrigué. Sans vouloir passer pour un fan, c’est assez
impressionnant de la voir « en vrai ». J’ai presque l’impression qu’elle est
sortie de l’écran – qu’elle crève à chacune de ses prestations. Comme la
moitié de la planète, je ne peux nier qu’elle est sublime.

En fait, j’ai vraiment l’air d’un fan de base, là.


Elle a parfaitement conscience de ses atouts tandis qu’elle se penche
vers sa voisine. Peut-être l’une de ces esclaves – pardon, je voulais dire
assistante, c’est plus moderne – qui traine dans le sillage des stars pour se
plier à leur quatre volontés ? Non, elles ont l’air intimes, complices. Je me
retiens néanmoins de fuir les lieux à toutes jambes. Si seulement Clark ne
comptait pas sur moi pour ce boulot !

Cela dit, je n’ai pas accepté. Pas encore. J’en suis même très loin. Pour
la première fois, je me réserve un droit de veto. D’ordinaire, je ne discute
pas les ordres de l’agence CORP… mais le cas de cette jeune femme est
particulier. Ce qui explique pourquoi je l’observe en recul, décidé à
évaluer la situation avant de me lancer dans le vide sans filet. Certes,
j’aime les défis et les montées d’adrénaline… seulement, je ne suis pas
certain de vouloir bosser avec elle. Ni d’avoir les nerfs assez solides pour
ça !

A côté de son amie, Mademoiselle Hamilton se tord le cou, comme si


elle cherchait quelque chose – ou quelqu’un. A cette distance, je lis sans
peine sur les lèvres – déformation professionnelle, sans doute.

– Où ? Où ? répète-t-elle.
– A dix heures dix ! répond l’autre fille.

Soudain, deux yeux vert émeraude me transpercent. Et bizarrement,


mon cœur remonte dans ma trachée et ma gorge.

Qu’est-ce que… qu’est-ce qu’il m’arrive ?

– Rhôôô ! Sexy !

L’exclamation qui lui échappe est si forte que j’ai presque le son. Et sa
bouche sensuelle, maquillée d’une couleur bizarre – un genre de beige rose
très étrange mais plutôt joli – s’arrondit. Je rêve ou elle parle de moi ? Nos
regards se croisent. Je ne bouge pas, parfaitement immobile tandis que ses
pupilles glissent sur moi, m’enveloppant des pieds à la tête sans pudeur. A
l’évidence, cette fille n’a pas froid aux yeux. Elle me mate avec le même
culot qu’un mec. Parce que je me fais mater. Moi.
On aura vraiment tout vu…

Je la fixe en retour - intensément. Rompant la première, elle détourne la


tête. Je suis très fort à ce petit jeu-là, mademoiselle Hamilton. Je ne vous
conseille pas de rester sur ce terrain… Gracieuse, elle se penche à l’oreille
de son amie pour lui chuchoter des paroles qui m’échappent. Je peine à
m’imaginer à quoi ressemblerait une vie à ses côtés. Car qui dit garde du
corps dit partager vingt-quatre heures sur vingt-quatre le quotidien de son
protégé. Mon petit doigt me dit que nous risquons de nous entendre
comme chien et chat. Alors pourquoi ne puis-je détacher mes yeux d’elle ?

Et mon cœur, qu’est-ce qu’il a ?

Je trouve qu’il bat bien vite depuis tout à l’heure…

Moi ? Aux côtés de Liz Hamilton du matin au soir ? Dans ce monde de


cinglés ? C’est sûrement ce qui me donne des palpitations ! Ça et rien
d’autre… Je continue à surveiller ma cible, l’évaluant en silence pendant
qu’elle pique un fard. Quoi ? Non, attendez ! Elle rougit ? Je contiens ma
surprise, le visage toujours hermétique. En même temps, elle tripote
nerveusement son téléphone, incapable de garder ses mains au repos. A
croire qu’elle se trouve sur des charbons ardents. A nouveau, mon regard
dérive sur ses traits réguliers, ses fines épaules, son corps gracile.

Elle est… spéciale. Spectaculaire, aussi.

Liz Hamilton, en somme.

Elle se tortille sur son siège tout en continuant à m’observer, les joues
en feu. Nous ressemblons à deux fauves en train de s’évaluer à distance. Je
ne fais pas un geste vers elle, encore incertain de ma décision. J’accepte ?
Je refuse ? Quand soudain, elle se lève en retapant sa coiffure. Sur sa
bouche, je devine le mot : « Chiche ! ». Et elle s’approche de moi dans son
jean et sa chemise blanche, un grand sourire vissé aux lèvres.

Intéressant.
***

L’actrice se dirige vers moi sans hésiter. Je ne m’approche pas, la


laissant venir dans ma direction. Apparemment, elle a décidé d’attaquer la
première – j’aime les femmes qui ne manquent pas d’audace. Grâce à son
initiative, je vais pouvoir me faire une idée plus complète et juste de son
caractère. Je n’ai jamais condamné une personne avant de lui laisser une
chance. Tout le monde n’est-il pas présumé innocent avant la preuve du
contraire ? Voilà bien une chose que j’ai apprise dans mon ancienne
profession. Malgré mes « a priori », je refuse de me braquer. Question de
principe.

Et puis… il y a aussi ses yeux.

Verts. Doux. Profonds.

En parfait désaccord avec son attitude trop confiante, presque


provocante.

Aucune expression ne passe sur mon visage. Je ne laisse rien deviner –


et surtout pas le fond de mes pensées. Ce qui semble la déstabiliser. Elle
fronce les sourcils, l’air de chercher une réponse sur mes traits.
Professionnel jusqu’au bout des doigts, j’enferme mes émotions à double
tour dans mon esprit. Même si je la trouve séduisante. Sa façon de
marcher, sans doute. Et… touchante, aussi – même si je serais bien
incapable d’expliquer pourquoi. Elle a quelque chose. Une grâce, une
fragilité visible sous ses battements de cils de pin-up et son sourire XXL.

– Dites-moi qu’on se connait, qu’on va s’enfuir à Las Vegas et se


marier cette nuit.

Eh bien, c’est ce qui s’appelle une entrée en matière !

Je la dévisage sans rien dire, d’abord étonné par son attaque frontale.
Sacré caractère ! Puis, amusé par le culot de la demoiselle, je ne peux
réprimer plus longtemps mon sourire.
En plus, ses yeux sont vraiment magnifiques…

– Vous abordez souvent les hommes de façon aussi directe ?


– Seulement les hommes sexys.

Wow ! Elle décoiffe, cette Liz Hamilton !

– Dois-je le prendre comme un compliment ?


– Prenez-le comme vous voulez.

Je me mets à rire alors que sa voix veloutée glisse comme une caresse
sur ma peau. Elle me sourit, mutine, joueuse. Penchant sur le côté sa jolie
tête, elle me contemple de sous ses paupières mi-closes. Elle semble très à
l’aise dans son rapport aux hommes. Sans doute n’a-t-elle pas essuyé
beaucoup de refus au cours de sa vie… Et visiblement, je suis le prochain
sur sa liste. Ce qui m’agace. Et me flatte un peu, j’avoue.

Je ne suis qu’un homme comme les autres…

Je n’en montre pourtant rien. Les lèvres scellées, les bras croisés sur la
poitrine dans mon blouson de cuir, je ne réponds pas à sa boutade. Car je
refuse de rentrer dans son petit jeu ou de me laisser impressionner par son
statut de star. Pour moi, elle n’est – elle ne doit être – qu’un contrat
comme les autres.

Si j’accepte.

Et rien n’est moins sûr…

Je la considère un instant. Quelque chose cloche. On ne me l’enlèvera


pas de la tête. Peut-être est-ce son attitude ? Sa façon de tortiller une
mèche de ses cheveux blonds ? Ou son sourire trop insistant ? J’ai
l’impression qu’elle joue un rôle – ou plutôt, qu’elle surjoue le sien. Elle
ne peut pas être que cette séductrice qui vampe les hommes et court les
soirées à la mode. Je continue à voir cette petite ombre dans son regard. A
moins que je ne me fasse des idées sur son compte…
– Je ne vous avais encore jamais vu dans les parages… et je n’aurais
pas oublié un visage comme le vôtre.

S’appuyant au mur près de moi, elle semble prendre la pause comme si


elle attendait le déclic d’un appareil photo. Déformation professionnelle,
sûrement. Ou besoin éperdu de plaire. Je ne réponds pas, prudent. J’en
apprends bien davantage sur elle en restant mutique, en laissant le ballon
dans son camp. A l’évidence, elle a beaucoup de mal avec le silence – et
les gens qui lui résistent ?

Elle est moins lisse que le prétendent les journaux.

Et moi… moins imperméable à son charme que je ne l’aurais cru.

– Vous êtes technicien ?


– Non.
– Acteur ?
– Non plus.
– Figurant ?
– Encore raté.

Les répliques rebondissent entre nous comme une balle de ping-pong.


De son ongle, elle se gratte la tempe, visiblement à cours de
suppositions… ce qui me tire un autre sourire. Cette fille n’abandonne
jamais. Seul problème : je suis au moins aussi têtu qu’elle. Et je prends
secrètement plaisir à cette joute. Autour de nous, les techniciens
continuent à aller et venir, préparant les éclairages, les caméras, les micros
pour la prochaine prise de vue – tout un monde qui m’est parfaitement
étranger.

Et qui risque de le rester…

Sauf qu’elle a vraiment besoin de moi, même si elle l’ignore. Karl


Wallace, son agent, m’a fait parvenir via mon patron les lettres de
menaces dont sa protégée est inondée depuis quelques temps. Et ces
missives fleurent la folie à plein nez avec des récits d’agressions, de
meurtres tous plus détaillés et sordides les uns que les autres. De vrais
petits récits d’horreur à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Liz
Hamilton doit absolument être protégée… même si ce n’est pas forcément
par moi.

Alors pourquoi ai-je ce curieux pincement au cœur ?

– Et en dehors de jouer les beaux mystérieux, que faites-vous ici ?

Où va-t-elle chercher tout ça ?

– Je me renseigne.

Cette fois, l’expression de son visage change du tout au tout, comme si


je venais de la menacer. Suspicieuse, elle se referme comme une huître.
Son magnifique sourire disparait – et je me rends compte avec surprise
qu’il me manque presque. Les sourcils froncés, elle me jauge des pieds à
la tête, toute lueur d’intérêt envolée.

– Vous êtes journaliste ?

Sa voix dure est presque méconnaissable. Sans doute la presse lui en a-


t-elle fait baver. Rien d’étonnant à ce qu’elle se braque.

– Pas du tout. Et je ne suis pas en quête de ragots croustillants. Je suis


seulement venu en observateur.

Elle semble se détendre aussitôt. Il faut dire que je n’ai pas vraiment la
dégaine d’un paparazzi. A nouveau, son sourire réapparait, illuminant
toute sa physionomie, presque magique. Enhardie, elle pose alors une
main sur mon avant-bras en une caresse fugace. Puis, du bout de son
index, elle se met à tracer des formes sur ma peau, comme si elle dessinait
des ronds en cherchant mon regard.

Opération séduction : lancée.

Le pire ? Ça marche ! Mon cœur accélère, incontrôlable… même si je


reste officiellement de marbre. Je ne peux rien lui montrer. Ne suis-je pas
ici pour le travail ? Pour donner mon opinion en tant que garde du corps ?
Et puis, elle me déstabilise autant qu’elle m’étonne. Elle en fait trop –
beaucoup trop. Ce qui la rend… touchante, vulnérable, fragile. Nos regards
se croisent. L’actrice esquisse un sourire aguicheur, assorti d’un clin
d’œil… avant de se rétracter. Faute de réaction de ma part, elle retire
brutalement ses doigts. A croire qu’elle vient de se brûler. Je suis
probablement le premier homme à ne pas répondre à ses avances.

Ce qui demande une bonne dose d’héroïsme.

Un peu mal à l’aise, elle recule d’un pas, cherchant à reprendre


contenance. Et gênée, elle ne m’offre plus qu’un sourire contraint.

– Et vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?


– Oui.

Et plus encore.

– Grâce à vous, mademoiselle Hamilton.

Je n’ajoute pas un mot. Je me contente de la saluer d’un bref signe de


tête. Et enfonçant les mains dans mes poches, je lui tourne le dos. Je n’ai
plus rien à faire ici. Je me faufile parmi l’équipe technique qui s’agite,
telle une ruche bourdonnante. Tout en évitant de justesse un type en train
de changer les ampoules d’un projecteur, je gagne la sortie… et je sens
son regard sur moi. Ses yeux verts me transpercent, me suivent. Alors,
l’espace d’une seconde, j’ai l’impression que je ne pourrais plus jamais
m’en débarrasser. Ou m’en passer. Je ne devrais pas accepter cette
mission, même si une part de moi me pousse à accepter.

Parce qu’elle n’est pas pour moi.

Ni cette mission, ni elle.

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