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INTeGRALE Protege Moi... de Toi Bonus Rose M. Becker
INTeGRALE Protege Moi... de Toi Bonus Rose M. Becker
PROTÈGE-MOI… DE TOI
INTÉGRALE
1. Prologue. Le corbeau
Je ne peux pas faire un pas sans que le monde entier soit au courant.
– Qu’est-ce que tu as pensé de Tim ? m’interroge Angela.
Ma meilleure amie pose sur moi ses grands yeux noisette un peu flous.
– Et Ryan Gosling ? Il est resté parler avec toi pendant une éternité…
– Il me montrait des photos de sa fille, Angela !
– Ah oui. Pas vraiment le plan drague idéal.
Ma fidèle assistante lève les yeux au ciel. Ah ça, oui, elle est au
courant ! Elle est la seule à savoir combien je suis fleur bleue sous mes
dehors de vedette ultra-libérée. La jeune femme à la moue boudeuse qui
enchaîne les scandales, ce n’est pas moi. Moi, je suis plutôt du genre à
chercher le grand amour. L’amour idéal, absolu. L’amour comme on rêve,
petite fille, en lisant des contes de fées.
– Allons, Liz, ne fais pas cette tête. Tu finiras bien par croiser la route
de ton prince charmant.
– Si on pouvait juste éviter le prince Harry…
Monsieur Miller est persuadé que je fais la bringue tous les soirs et
croit entendre ma chaine hi-fi, y compris en mon absence. Ce vieux
financier grincheux ne cesse de s’en plaindre dans la presse, histoire
d’apporter sa petite pierre à l’édifice de ma réputation désastreuse. Avec
un haussement d’épaules, je déplie la lettre et découvre un texte composé
à partir de lettres prélevées dans les journaux.
– Oh, ce n’est rien ! fais-je, presque soulagée. C’est juste la lettre d’un
zinzin.
– Quoi ? s’écrie Angela.
Elle circule sur Internet – quand elle n’est pas directement imprimée
sur les cartes qui recensent les habitations des vedettes dans New York. Et
que dire des paparazzis qui ne ratent jamais une occasion de photographier
la façade de mon domicile ? Je ne suis guère difficile à trouver.
Heureusement, je ne suis pas paranoïaque.
– Coupez !
– TOUT DE SUITE !
Me faufilant hors champ avec la souplesse d’un chat, je rejoins
finalement Angela. Mon amie m’attend plus loin, sur la chaise noire où
s’étale mon nom en grosses lettres blanches : Liz Hamilton. Elle me tend
une bouteille que je décapsule aussitôt, assoiffée. À force de répéter sans
cesse le même dialogue, je suis déshydratée et vide la moitié de l’eau
minérale d’une traite.
Nous rions à voix basse afin que le maître ne nous entende pas. C’est
arrivé une fois, au début du tournage. Persuadé que nous faisions des
messes basses à son sujet, Steven m’a renvoyée dans ma loge le temps de
statuer sur mon sort. Je n’ai pas cédé, le ton a monté, la discussion s’est
envenimée… mais depuis ce jour, et parce que j’ai su lui résister, il me
respecte. Même si nous travaillons dans des conditions surréalistes.
J’ai voulu un génie, j’ai un génie. C’est juste qu’il est un peu fou.
Nous pouffons comme des gamines et j’en profite pour consulter mon
portable. Depuis le début de la matinée, mon agent m’inonde de SMS pour
me rappeler notre rendez-vous en fin d’après-midi à son bureau. Karl
désapprouve d’ailleurs avec vigueur ma participation à Unbeaten. Ne m’a-
t-il pas chaudement conseillé d’enchaîner avec une histoire d’espionnage
plutôt que me risquer dans un film indépendant qui risque de faire un flop
au box-office ? À moins que ce ne soit mon cachet, divisé par dix, qui ne
l’ait affolé ?
– Rhôôô ! Sexy !
Je ne réponds pas, secouée par la flamme étrange qui brûle dans les
yeux du bel étranger. Fougue ? Passion ? Il y a quelque chose d’intense en
lui. Intense et attirant. Je peine à cacher mon trouble.
Je saute sur mes pieds tandis qu’Angela éclate de rire, guère étonnée
par mon culot. Mais qui ne tente rien n’a rien. Et si, dans ma carrière, je
n’ai jamais hésité à frapper à toutes les portes pour obtenir les rôles de
mes rêves, je ne vais pas renoncer devant un homme, aussi attirant soit-il.
Lissant ma chemise blanche d’une main ferme, je remets en place les
longues mèches blondes de ma chevelure, m’arme de mon plus beau
sourire et fonce droit sur ma cible. Le tout sous l’œil intéressé de ma
meilleure amie.
***
Avec assurance, je me dirige vers mon inconnu, adossé à l’un des murs
du plateau. À mesure que je m’approche, mon estomac se noue. Jamais un
homme ne m’a fait frissonner comme lui. Je dois même cacher mes mains
dans mon dos, afin qu’il n’en remarque pas le tremblement. Pourquoi suis-
je dans cet état ? Lui ne bouge pas, nonchalant. Les épaules calées contre
la paroi métallique, les bras croisés sur la poitrine, il me contemple d’un
air indéchiffrable. Impossible de deviner ses pensées tandis que je le
détaille des pieds à la tête : tee-shirt noir, jean brut, bottes de motard en
cuir. Il a quelque chose en lui d’animal, une assurance mâle qui éclabousse
tout. Le comble ? Il est encore plus séduisant de près.
Inspiration, expiration. Inspiration, expiration.
Quand j’y vais, j’y vais fort. L’homme me dévisage longuement, sans
mot dire. Puis un lent sourire étire ses lèvres tandis qu’un éclair de malice
pétille dans ses yeux. Il est craquant, comme ça !
Ni un torse pareil…
Je lui souris de plus belle, tout charme dehors, et m’appuie au mur près
de lui, en pliant adroitement une jambe galbée. C’est décidé : je dois
arrêter de prendre la pose comme si j’étais sur un shooting. Sans m’en
rendre compte, je tripote aussi la boucle de ma ceinture. Car le regard
intense et le silence de cet homme me perturbent. J’aimerais qu’il parle, y
compris pour dire n’importe quoi.
Un sourire en coin éclaire sa figure pendant que je scrute son visage aux
traits parfaits. Je remarque alors le tatouage autour de son biceps gauche –
une frise tribale noire à base de motifs celtes. Il veut ma peau ou quoi ? Le
type bad boy m’a toujours fait fondre.
– Vous êtes journaliste ? fais-je d’une voix plus dure, toute séduction
envolée.
– Pas du tout. Et je ne suis pas en quête de ragots croustillants. Je suis
seulement venu en observateur.
Pour sa défense, il n’a pas l’air d’un paparazzi en mal de scoop.
J’effleure alors son avant-bras du bout des doigts. Et, de l’ongle de mon
index, je dessine une longue ligne sur sa peau. Monsieur Canon ne dit rien,
ne se dérobe pas. Il se contente de me fixer droit dans les yeux, sans
embarras. Mais pas de grand frisson, pas de regard trouble ou de soupir
sensuel. On dirait qu’il éprouve… rien du tout, en fait.
Stop, Liz Hamilton ! Redescends sur terre ! Ce n’est pas parce qu’un
homme est immunisé contre tes charmes qu’il est homosexuel. Je suis
possédée par Puff Daddy ou quoi ? Stop à la mégalomanie ! Je retire vite
ma main, prudente. Et gênée, aussi. C’est officiel : je ne lui fais pas plus
d’effet qu’une vieille chaussette. Il reste froid comme un glaçon, quitte à
malmener mon ego.
Sans rien ajouter, il me salue d’un signe de tête et tourne les talons pour
quitter le plateau où s’agitent dans tous les sens une myriade de
techniciens. Le tournage ne va pas tarder à reprendre et Steven Bradbury
me cherche du regard, prêt à m’enguirlander. Mais j’observe la silhouette
athlétique de monsieur Canon jusqu’à ce qu’il disparaisse avant de
rejoindre Angela en traînant des pieds.
Freinant devant une haute tour située non loin du Rockefeller Center,
dans le quartier de Midtown, je lance les clés au voiturier avec un clin
d’œil d’excuses… et me précipite à l’intérieur, ralentie par des bottines à
talons pas très pratiques. Malheureusement, ma styliste veille au grain. Je
suis interdite de jean-baskets depuis quatre ans. Depuis ma majorité, en
somme. Alors que je rêve secrètement de traîner en jogging tout mou,
sweater difforme et Converse usées.
– Monsieur Canon ?
Attendez ! Rembobinez !
J’ai dit ça à voix haute ?
Jouant avec une cigarette éteinte entre ses doigts, mon mystérieux
blond aux yeux verts me lance un regard amusé. Je me fige sur le seuil, un
peu, beaucoup, énormément embarrassée. J’en bafouille.
– Je veux dire…
Mon agent fait les gros yeux, sourcils froncés et index pointé en l’air,
comme si j’étais une gamine indisciplinée. Ce qui me donne envie de
m’arracher les cheveux. J’ai parfois l’impression d’avoir 5 ans et demi.
– Hors de question que tu me colles dans les pattes une nounou qui va
me suivre jusque dans les toilettes.
– Sois raisonnable. C’est pour ton bien.
– Non, je…
Pour appuyer son propos, le mystérieux garde du corps pose sur moi un
regard peu amène. Ses yeux vert kaki brillent d’un éclat étrange et je
jurerais qu’il me prend pour une starlette égocentrique et capricieuse. La
Liz Hamilton dépeinte par les journaux, en somme. Cette fille que je
déteste, moi aussi. Maintenant, je sais ce qu’il fabriquait sur mon plateau
de tournage : il était venu observer la « bête » dans son milieu naturel et
juger sur pièce. La colère monte et je me braque davantage contre lui alors
qu’il passe devant moi en me saluant d’un signe de tête froid mais poli.
***
– Monsieur Turner !
Je ne réponds pas, mais mon silence est plus éloquent qu’un long
discours. Il a raison. Nul dans mon entourage n’a cru bon de me renseigner
sur ce point… sans doute pour ne pas m’inquiéter. Angela a bien essayé de
me parler cependant… mais je n’ai pas prêté l’oreille à ses avertissements,
riant de son inquiétude. Sans doute ai-je trop l’habitude d’être protégée
par mon entourage, qui craint plus que tout de me voir craquer et
m’éloigner des spotlights ? Je me sens un peu idiote, là, tout de suite.
Matthew revient vers moi, réduisant l’espace entre nous. Et mon pouls
s’emballe alors que son parfum me monte aux narines. Il est si proche que
j'en distingue les notes de lavande, viriles et simples.
Je ne respire plus.
– Au début, cette personne vous envoyait une lettre toutes les deux
semaines environ. Mais le mois dernier, les choses se sont accélérées.
Votre harceleur vous écrit maintenant trois à quatre courriers chaque
semaine. Et cela ne risque pas de s’arrêter. Avec ce genre de personnalité
borderline, c’est généralement l’escalade.
– Je comprends.
À mon tour, je lève les yeux vers lui, croisant ses pupilles d’un vert
sombre, presque kaki. Jamais je n’ai soutenu un regard aussi intense, aussi
profond. Cet homme n’est pas seulement vivant… il semble habité. Et
tourmenté. Je ne le connais pas, j’ignore tout de lui et de son passé, mais
j’entrevois brièvement l’ombre qui plane au-dessus de lui. Je me force à
sourire.
– Merci. Merci de m’avoir parlé comme à une adulte responsable.
– Votre entourage ne vous a vraiment rien dit ?
Mon sourire s’agrandit – et le sien aussi. Après tout, n’est-il pas parti
en claquant la porte ? Sans parler de la veste qu’il m’a mise ce matin
pendant que je flirtais avec lui. Je suis rhabillée pour l’hiver grâce à lui.
Je hoche la tête. Il est cash, direct, sans filtre. Et j’aime ça. J’aime qu’il
ne prenne pas de pincettes pour s’adresser à moi.
– Appelez-moi Matthew.
Derrière les vitres de notre voiture défilent les rues de New York et ses
buildings familiers, telles des flèches de verre et d’acier lancées vers le
ciel. Les gigantesques panneaux publicitaires, entourés d’un océan de
néons et de lumières artificielles, clignotent dans les ténèbres au moment
où nous dépassons Time Square et ses théâtres, ses cinémas, ses
restaurants. Je pousse un petit soupir. Je dois me rendre au lancement
d’une collection « capsule » créée par ma sœur aînée en partenariat avec
Imperial, une célèbre marque de prêt-à-porter. Ces derniers temps,
Madison s’oriente vers une carrière de styliste.
Re-soupir.
Mes relations avec ma grande sœur ne sont pas toujours simples. Enfin
ça, c’est la version édulcorée. Je me tortille sur la banquette, vêtue d’un
smoking Yves Saint Laurent en satin blanc et d’escarpins à talons aiguilles
noirs. Simple et sobre. D’ailleurs, j’ai eu l’impression que Matthew me
lançait un regard appréciateur à mon arrivée alors qu’il m’attendait
patiemment sur le perron de ma maison. À moins que je ne sois en train de
prendre mes rêves pour des réalités ? Et voilà ! L’usine à fantasmes est en
marche.
Re-re-soupir.
À part le fait que vous êtes une bombe sexuelle ? Non, non, tout va bien.
Je gère.
– Je n’ai pas très envie d’aller à cette soirée, fais-je tout à coup avec
une petite moue dépitée.
– Pourquoi ne pas annuler et rentrer chez vous ?
– C’est important pour ma sœur. Je veux la soutenir.
Son épanouissement m’importe sincèrement. Je veux tant l’aider à se
réaliser, à trouver sa voie… que j’ai même cosigné sa collection de
vêtements. Certes, elle ne m’a guère laissée donner mon avis au sujet des
modèles réalisés – mais je n’aurais pas osé m’immiscer dans son projet. Je
ne me prétends pas experte ès mode. Et Madison a seulement utilisé mon
nom, en l’accolant au sien, pour attirer la presse. Ma présence est donc
vitale pour assurer la promotion de son travail et je refuse de la laisser
tomber – même si nous nous éloignons de jour en jour.
Mes orteils nus remontent le long de son mollet sans qu’il bouge d’un
iota. Il se redresse seulement sur la banquette, rejetant les épaules en
arrière, droit comme un soldat au garde-à-vous. Ses yeux vert kaki
étincellent.
– Je sais qu’on me prête de nombreuses aventures…
Mon pied glisse sur son genou, caressant, sensuel, entreprenant… avant
de s’aventurer le long d’une de ses cuisses musclées à travers l’étoffe de
son pantalon. La température monte de plusieurs degrés dans notre
limousine alors que mon pouls s’affole. Mais mon bodyguard m’oppose
une figure de marbre, comme s’il refusait de rentrer dans mon jeu.
Me penchant vers lui, je lui offre une vue imprenable sur mon décolleté
à travers l’encolure en V de ma veste, portée à même ma peau nue. Je vois
bientôt un lent sourire fendre son visage tandis qu’il s’empare de mon pied
pour le reposer doucement au sol.
Matthew : 1 – Liz : 0.
***
– Et voilà ma star !
– C’est ma mère.
Je me sens en sécurité.
À cet instant, une main ferme et virile surgit de nulle part et se pose sur
mon épaule. Son contact me rassure, répandant une douce chaleur dans
mon corps. Matthew. En dépit de l’affluence autour de nous, des regards
de chien battu lancés par mon beau-père, j’ai l’impression d’être traversée
par un courant électrique, par une force paisible, puissante, qui me pousse
à m’abandonner. Lui aussi se fige… avant de retirer très vite ses doigts,
comme s’il s’était brûlé.
– Je crois qu’on vous attend, dit-il en me désignant du menton la meute
de journalistes autour de nous.
A-t-il compris que j’étais prise au piège, que j’avais besoin d’aide ? Je
n’ose pas croiser son regard, encore secouée par son geste. Je me dirige
seulement vers les rédacteurs mode venus assister au lancement de la
collection « capsule » signée par Madison. Celle-ci m’attend en papotant
avec une célèbre chroniqueuse de Vogue. En m’apercevant, elle m’offre un
sourire crispé et guère convaincant… au contraire d’Angela qui me prend
dans ses bras avec effusion.
Nous pouffons de rire comme des gamines. Angela est superbe dans une
discrète robe portefeuille, noire et élégante, avec ses cheveux châtains
coupés au carré. Que deviendrais-je sans elle, sans son humour et son bon
sens à toute épreuve ? Un vrai rayon de soleil en pleine grisaille. Elle jette
un coup d’œil appréciateur en direction de monsieur Canon qui se fond
dans le décor à la perfection.
Sans attendre, elle me colle sous le nez l’une des petites vignettes en
carton accrochées aux vêtements. D’un ongle rouge et accusateur, elle
tapote mon prénom. Collection Liz & Madison Hamilton. Écrit en lettres
d’or. Je hausse les sourcils, perdue. Les lettres sont rondes et aérées, la
présentation soignée – à l’image de la marque à l’origine de ce partenariat.
– Ton nom est écrit en premier. Alors que je me suis tapée tout le
boulot.
– J’aurais adoré participer à la création avec toi…
– Pour que tu vampirises tout mon projet ? Sans façon !
– Je suis navrée, Madison. Si tu veux, je peux parler à un responsable à
propos des étiquettes. Je n’ai rien demandé, tu sais…
– Tu n’as jamais besoin de demander. C’est bien le problème avec toi.
Tu passes toujours avant tout le monde.
– Elisabeth ?
C’est un tel cri du cœur que je me rattrape tant bien que mal. En gros, je
me raccroche aux branches.
– Je veux dire non, fais-je, plus posée. Vous pouvez rester. Pour me
protéger, évidemment.
Un lent sourire se dessine sur ses lèvres tandis qu’il acquiesce à son
tour, les yeux rivés sur moi.
– Évidemment.
5. L'eau et le feu
Ne suis-je pas la fille qui paie une amende pour excédent de bagages à
chaque fois que je monte dans un avion ? C’est plus fort que moi. Quand je
voyage, je trimbale la moitié de ma maison avec moi – sûrement parce que
je peine à quitter mon nid douillet… et parce que les marathons
« promotion » durent plusieurs semaines. Je finis par ouvrir la porte de
mon hôtel particulier, fatiguée par la soirée de présentation dans la
boutique Imperial. Je n’ai plus qu’une envie : m’effondrer sur mon lit et
dormir, éventuellement en ronflant.
#jadoremavie #nesoyezpasjalouses
Sourire en coin.
– Jolie déco !
– Merci…
– Vous allez cracher le morceau ou je dois vous tirer les vers du nez ?
– C’est juste que…
Il écarte les bras comme s’il cherchait à englober tout mon domicile
dans cet ample geste.
Touchée.
– Vous pouvez loger dans cette chambre, elle est munie d’une salle
d’eau et se situe face à la mienne.
– Merci, Elisabeth. Et merci de m’accueillir chez vous. J’ai conscience
que cette concession n’est pas facile pour vous, ajoute-t-il d’une voix
douce.
– Parce que je suis capricieuse ? Impossible à vivre ?
Je baisse les yeux, interdite. Face à face sur le palier, nous ne bougeons
ni l’un ni l’autre. Dans la semi-pénombre, nous sommes proches à nous
toucher. J’entends sa respiration régulière tandis que son torse se soulève
près de ma poitrine, moulée dans mon blazer en satin. Mes genoux
flageolent. Je me sens soudain toute faible sur mes jambes en coton… et je
me détourne pour rentrer dans ma chambre. Matthew m’imite jusqu’à ce
que je me retourne vers lui.
– Vous savez, tout le monde n’est pas superficiel dans mon milieu.
***
Au bout de deux jours, Matthew et moi trouvons peu à peu nos marques
malgré notre cohabitation forcée. Pas facile de croiser tous les matins un
inconnu à la table du petit déjeuner, même s’il veille à rester en retrait.
Très vite, je me surprends à le chercher des yeux lorsque j’entre dans une
pièce vide – et à éprouver un petit pincement au cœur faute de le trouver.
– Pardon ?
– Tu ne vas pas garder ta chemise de nuit pendant que tu es censée faire
l’amour, n’est-ce pas ?
– C’est-à-dire…
– La scène doit être réaliste, tranche Steven.
Je ne veux pas. Je ne veux plus. Après avoir joué des scènes torrides à
18 ans à peine, j’ai perdu le contrôle de mon image – et de ma vie. Tout le
monde m’a associée à mon rôle, persuadé que je faisais corps avec la
Lolita impudique incarnée à l’écran. Et la confusion perdure encore quatre
ans plus tard… Je me mets à bafouiller, mal à l’aise. Steven s’enflamme,
furieux de ma résistance.
Une voix calme s’élève près du metteur en scène, prenant toute l’équipe
au dépourvu – moi comprise. Dans un bel ensemble, toutes les têtes se
tournent de l’autre côté du plateau et mon cœur cesse de battre. C’est
Matthew. Les bras croisés sur la poitrine, mon bodyguard observe la scène
d’un œil noir. Il semble en colère – encore plus que Steven.
Il semble sincèrement navré, une réelle inquiétude peinte sur son beau
visage.
Jennifer ne décolère pas. Je l’ai rarement vue aussi furax ! Une vraie
lionne en train de défendre ses petits – ou, en l’occurrence, ses intérêts.
***
Au terme d’une journée sans fin, je quitte le plateau assez fière de moi
sous la garde de Matthew. En dépit des pressions exercées, j’ai gardé ma
fichue nuisette. Toutes ces histoires pour un bout de chiffon !
Heureusement, ma mère et Steven n’ont pas osé me l’arracher. Saluant le
vigile d’un signe de la main, je respire à nouveau l’air frais… avant d’être
assaillie par la petite horde d’admirateurs qui attend mon passage matin et
soir à l’extérieur des studios. Mon garde du corps s’apprête à me tirer en
arrière mais je lui échappe de justesse.
Je lui décoche un clin d’œil taquin et aussitôt dit, aussitôt fait. Je signe
une poignée de posters et un ou deux DVD avant de prendre une série de
photos avec mes fans. Je leur dois ma carrière et je ne l’oublie pas. N’est-
ce pas le minimum de leur accorder cinq minutes ? Brandissant leurs
portables, je m’immortalise avec chacun d’entre eux sous le regard
furibond de Matthew. J’adore quand il est comme ça – quand il s’inquiète
pour moi et me fait les gros yeux. C’est très sexy. Sauf qu’il ne m’adresse
plus la parole jusqu’à la maison. Balançant mon sac à main Chloé sur le
canapé, je retire ma veste kimono en soie parme et me tourne finalement
vers lui, railleuse.
– Vous boudez ?
– Vous êtes trop confiante. En fait, vous êtes la cible rêvée pour un
cinglé.
– Je suis surtout une excellente sportive.
– Vous ne pesez probablement pas plus de cinquante kilos toute
mouillée.
– Mais je pratique assidûment les arts martiaux.
– Vous êtes ceinture noire de karaté ? sourit-il.
Oh my, my… !
Ses yeux plongent dans les miens, incendiaires. Que va-t-il se passer ?
Durant une fraction de seconde, je jurerais qu’il va se pencher vers moi
et… et rien du tout. Une musique assourdissante retentit. C’est quoi ce
truc ? Mon garde du corps se relève aussitôt, un peu sonné. Comme s’il
venait enfin de prendre conscience de notre position compromettante. Me
tendant la main, il m’aide à me redresser avant de récupérer son portable
dans la poche de sa veste en cuir.
Frustration !!
6. Règlement de comptes
– Liz, je…
– Eh bien, je…
– Je travaille.
– Je croyais que c’était déjà ce que vous aviez fait toute la journée,
répond-il du tac au tac.
Et lui.
Dans l’ombre.
Monosyllabe : le come-back.
Cette fois, c’est moi qui arrondis la bouche comme un poisson rouge.
Voilà bien un compliment que je n’entends pas souvent. Je rougis et
commence à bredouiller des explications.
– J’ai pensé que cela vous changerait des repas livrés par le traiteur.
Depuis combien de temps n’avez-vous pas goûté à un plat fait maison ?
– Depuis…
… Mathusalem ?
Je réfléchis sans retrouver le souvenir du dernier repas home made
dégusté. Bien entendu, je fréquente les meilleurs restaurants de la ville
lorsque je sors – mais je n’ai jamais goûté à la cuisine familiale telle
qu’on la sert à ses proches le soir, en rentrant de son travail, ou lors des
grandes tablées du week-end. Poussant l’un de mes livres juridiques,
Matthew pose son plateau devant moi.
– Chili con carne ! annonce-t-il. J’espère que vous aimez manger épicé.
Je ne cuisine presque que tex-mex.
– Waouh.
Matthew acquiesce.
– Un récit très détaillé. Cette fois, il a envoyé cinq pages d’une histoire
sordide. Ses missives sont de plus en plus rapprochées : il n’attend même
plus deux jours pour vous contacter.
– Je vois.
Marchant droit sur lui, je pointe un index accusateur sur son torse
musclé. Hors de question que je m’en laisse compter.
– Et vous, vous n’êtes qu’un rustre ! Vous vous prenez pour un cowboy
mais vous n’êtes qu’un macho ! Désolée de vous décevoir, Clint
Eastwood, mais le temps des westerns est révolu !
Faisant un pas vers moi, Matthew se rapproche davantage. Nos
poitrines se touchent, nos nez se frôlent tandis que nos yeux lancent des
éclairs, luisants de colère. La tension monte encore d’un cran mais je ne
plie pas, continuant sur ma lancée.
– Elisabeth…
Mon souffle caresse son cou alors que je respire son parfum simple,
viril, excitant. Sortant la pointe de ma langue, je lèche ses lèvres. Matthew
se raidit. Je peux presque voir le sang battre à ses tempes.
La chambre.
Le lit.
Ses pas font trembler les marches. Il cogne peut-être la rampe – nous ne
nous apercevons plus de rien à force de nous embrasser à pleine bouche.
Consumée par la passion, je me serre contre lui, jamais assez proche de cet
homme. Relâchant son cou, je passe mes deux mains dans ses courts
cheveux blonds pendant qu’il remonte le corridor en direction de ma
chambre. Enserrant sa figure entre mes paumes, je le maintiens pour
mieux goûter ses lèvres. Notre baiser devient plus profond, plus intense. Et
mon bas-ventre se noue au moment où il donne un coup de pied pour
ouvrir la porte.
Ne pas se lâcher.
Jamais.
S’embrasser.
– Pardon, chuchote-t-il.
– Elisabeth…
« Monsieur Canon… »
Franchement, je ne pouvais pas trouver mieux !
Déjà, il ouvre les bras pour m’attraper. Et, assise sur lui, calée sur ses
cuisses, je ne me dérobe guère, cambrant le dos et renversant la tête en
arrière. Mon chignon de bric et de broc s’écroule. De longues mèches
blondes se répandent sur mes épaules et dans mon dos. Le crayon de
papier qui les retenait, lui, tombe sur le parquet et roule sous le lit. Dans
les yeux de Matthew, je jurerais que mille étoiles brillent.
– Tu es tellement belle.
Ses mains se referment sur mes seins. Ses paumes chaudes les
enveloppent entièrement à travers l’étoffe et mon pouls s’emballe.
Relevant la tête pour le fixer droit dans les yeux, je ne reconnais pas ma
voix heurtée.
– Jamais comme ça.
Je vois la sincérité, le désir, la passion dans ses yeux vert sombre. Et,
par-delà, une grande douceur. Il me regarde comme aucun homme avant
lui. Comme si j’étais spéciale, unique. Comme si j’étais Elisabeth – et pas
Liz Hamilton.
Les genoux plantés dans le matelas, Matthew étend mes jambes pour
me retirer mon jean. Brusquement, je ne me sens plus d’humeur
bagarreuse… mais lascive, féminine, féline. J’en ronronne presque.
Abandonnant mon pantalon par terre, mon amant enserre une de mes
chevilles entre ses doigts habiles. Il remonte vers mes mollets, mes
genoux, mes cuisses. Il suit la ligne de mes jambes… avant d’appliquer sa
paume sur mon sexe, à travers ma culotte. J’en tressaille. Et ses yeux
brillent lorsqu’il glisse deux doigts sous la dentelle…
J’ai l’impression d’avoir bu, d’être ivre, de flotter alors qu’il titille le
petit bouton rose entre mes replis secrets. De sa main experte, il joue avec
mon clitoris, le pressant, le relâchant pour mieux y revenir. S’allongeant à
côté de moi, il prend l’un de mes seins dans sa bouche. Une seconde, il
pince doucement l’une des pointes entre ses dents avant de la sucer. Je me
raidis. Je ne sais même plus où je suis. Car, entre mes cuisses, une vague
de chaleur grandit. Matthew ne me laisse pas une seconde de répit. Sans
abandonner l’épicentre de mon plaisir, il s’aventure au creux de ma
féminité, me pénétrant de deux doigts.
Le corps encore secoué par les répliques du séisme, je lui tends les bras.
Je le veux, maintenant. Plus que tout. Parce que je n’en ai pas eu assez.
Parce qu’il me faut plus de lui.
– Viens en moi…
– Non, regarde-moi.
Les yeux dans les yeux, nous sommes pris de vertige au rythme de ses
coups de reins. Les cuisses serrées contre ses flancs, je le sens m’envahir,
me posséder. Je sens aussi son souffle caresser mon visage, ma bouche,
quand soudain le plaisir renaît en moi, avec une force décuplée, une
intensité inouïe. M’arc-boutant sous son corps, je pousse un gémissement
auquel me répond son râle. Fauchés ensemble par la jouissance, nous nous
perdons l'un dans l’autre, nous nous fondons en un seul être. J’oublie tout
ce qui n’est pas lui, tout ce qui n’est pas Matthew.
Mes rêves sont peuplés d’images de notre nuit brûlante. Peut-être parce
que je sens son corps près du mien ? Peut-être parce que sa chaleur
m’enveloppe ? Roulée en boule contre Matthew, je dors avec un vif
sentiment de plénitude. Pas d’angoisse nocturne. Pas d’insomnie ou de
longues heures à fixer le plafond. Juste lui et moi, baignée dans son
parfum, sa force. Jusqu’à ce que je me réveille en sursaut. Me redressant
d’un bond, je m’accoude aux oreillers au rythme des battements
frénétiques de mon cœur. Que s’est-il passé ?
– Non, non…
Je passe une main légère dans ses cheveux. Très courts et doux, ils
glissent dans ma paume comme des fils de soie. À plusieurs reprises, je
caresse ses tempes, son crâne, ses pommettes, en m’attardant sur la ligne
mâle de sa mâchoire.
Descendant les escaliers à pas de loup, je fais d’abord une halte dans la
cuisine. Bonne nouvelle : pas de serial killer armé d’une poêle à frire dans
les parages. Me versant un grand verre de jus de papaye (je suis une
actrice à la mode, je bois forcément des trucs bizarres), je rejoins le salon
où je m’installe devant mon ordinateur portable, abandonné sur la table
parmi mes manuels de droit. Je m’assois sur le tapis et allume Skype. En
Angleterre, il est déjà 8 heures… Peut-être ai-je une chance de parler à ma
sœur avant ses cours ?
– Liz !
Elle rigole dans son uniforme scolaire gris avec cravate rouge et jupe
plissée, obligatoire dans le pensionnat anglais privé où elle suit ses études
secondaires. Elle semble bien dans sa peau, rieuse, vive. Ce qui me
réchauffe le cœur. Pendant quelques minutes, nous discutons de tout et de
rien.
Quand soudain, je sens une présence dans mon dos. Pas malveillante,
non (ce n’est toujours pas mon copain le cannibale). Plutôt rassurante,
enveloppante. Je découvre Matthew à l’entrée du salon, vêtu de son seul
pantalon de pyjama blanc, sans doute récupéré dans sa chambre. Torse nu,
il a les bras croisés sur sa poitrine et me fixe intensément. Ses yeux vert
kaki me transpercent. À nouveau, je me sens obligée de tout lui raconter :
il aurait dû opter pour une carrière dans la police… aucun témoin ne lui
aurait résisté.
– Mais ce n’est pas de toi qu’il faut la garder éloignée. Tu es une jeune
femme étonnante. En vérité, tu ne ressembles en rien à l’actrice en
couverture de tous ces magazines. Je ne m’attendais pas à ce que tu mènes
une vie si…
– Si sage ? proposé-je.
– Si solitaire.
Percée à nu, je cache mon embarras derrière un rire amusé – même s’il
sonne faux, pas comme son analyse trop juste. La solitude s’apparente
pour moi à une vieille compagne depuis mon entrée dans le monde du
cinéma. Fuyant son regard trop perspicace, je vais fermer le clapet de mon
ordinateur en redoutant qu’il ne lise dans mes pensées. C’est comme s’il
existait une connexion entre nous. Le rejoignant au pied des escaliers, je
pose mes doigts sur la rampe sans monter.
Niveau : collège.
Dieu merci, je suis actrice. Nominée aux Golden Globes cette année.
– Elisabeth, tu es ma patronne.
– Ta cliente. C’est mon agent qui t’a engagé, je rectifie, malicieuse.
– Je ne plaisante pas.
– Justement… il vaut parfois mieux ne pas prendre certaines choses
trop au sérieux.
– Tu parles de cette nuit ?
***
Le lendemain marque mon dernier jour de tournage sous la direction de
Steven Bradbury. En voilà un que je ne regretterai pas ! Ce soir, j’ai prévu
de danser le haka avant d’enchaîner les mojitos pour fêter ma délivrance.
Et c’est avec soulagement que je me rends sur le plateau, escortée par mon
garde du corps. Hélas, l’ambiance n’est guère au beau fixe entre nous dans
la voiture. Côte à côte sur la banquette, nous échangeons quelques
banalités d’usage. « Il fait beau pour septembre » ou « Quelle
circulation ! » Passionnant.
– Oh !
– Calme-toi, Elisabeth.
Tourné vers moi, mon bodyguard me parle avec calme. Enserrant mes
épaules, il plonge dans mes yeux pour me transmettre quelques grammes
de sa force et de son courage.
– Ne me laisse pas !
– Je vais utiliser mon portable, ne t’en fais pas.
– Oui, oui, tant que tu ne m’abandonnes pas.
– Ça va ? Tu tiens le coup ?
– Oui, mais…
– Mais… ?
– Je me demande comment ce fou a découvert ma phobie des corbeaux.
Je n’en ai jamais parlé à la presse – ou pas dans mes souvenirs.
Bien qu’il ne dise rien, Matthew enregistre l’information, le regard
intéressé. Puis, avec douceur, il dépose un baiser fugace sur mes lèvres. Il
est là pour moi. Et tant qu’il restera à mes côtés, rien ne pourra m’arriver.
***
– Je t’attendais, Liz.
– Peter ? fais-je, en découvrant mon beau-père. Que fais-tu ici ?
– Tu ne te rappelles pas ? Je suis venu t’apporter le contrat pour la
campagne de maquillage U.P.O. dont nous avons parlé la semaine dernière.
Agacé par ma résistance, Peter fait claquer sa langue contre son palais.
À nouveau, il me vante les mérites de la marque U.P.O et me promet de
magnifiques photos dans la presse. Mon ventre se noue et de guerre lasse
je finis par m’emparer du stylo qu’il me tend. Après tout, ce n’est pas si
grave. Mais Matthew se racle la gorge en me faisant un petit signe de la
tête.
Peter se tient juste derrière moi. Quittant le sofa, mon beau-père n’a pas
perdu une miette de notre conversation. Et son cri de colère se répercute
entre les murs de ma loge. Son teint vire à l’écarlate. Petit, rondouillard, le
cheveu châtain clairsemé mais doté d’un bagou à toute épreuve, il ne
ressemble plus au bon vivant sympathique épousé par Jennifer.
– Pour qui vous vous prenez ? Jennifer m’a parlé de votre cas ! Elle m’a
expliqué que vous interveniez dans les décisions de Liz.
– Je suis payé pour la protéger, répond Matthew, imperturbable. Je fais
juste mon boulot.
– Votre boulot ? Vous plaisantez, j’espère ! Vous êtes son garde du
corps, pas son conseiller ! Apprenez à rester à votre place !
– Arrêtez, s’il vous plaît. De toute manière, je suis trop secouée pour
réfléchir correctement, ce matin.
– Mais…
– Je te promets de penser à ce contrat, dis-je à Peter. Je garde les
papiers et te rappelle plus tard, d’accord ?
– Merci.
– Comme je le disais à monsieur Collins, je ne fais que mon travail.
Son travail. Seulement son travail. Il a raison, bien sûr. Alors pourquoi
ai-je ce méchant pincement au cœur ?
8. L'homme de l'ombre
Je ne suis pas un numéro (de compte bancaire), je suis une femme libre
!
Lui.
Matthew.
Madison ricane, un petit bout de salade sur le menton. Bien fait pour
elle. Mesquinement, je décide de ne pas le lui signaler.
Blessée plus que fâchée, j’ôte la serviette autour de mon cou et la jette
dans la machine à laver. Je n’ai même plus la force de me mettre en colère
tant je suis fatiguée. Et malheureuse. Parce qu’il n’est plus là. Parce qu’il
est parti. Matthew. Mon cœur s’emballe, abîmé par son absence, son
éloignement. Il me manque. Comme un bout de moi, une partie de mon
corps… même si mon agent l’a seulement renvoyé hier matin. Des images
de notre seule étreinte défilent devant mes yeux avant que je ne songe aux
révélations de Karl. Car mon agent ne s’est pas privé de me balancer la
vérité – ou sa version des faits – à la figure.
– Eh ! Y a encore quelqu’un ?
Ce n’est pas moi qu’elle aime le mieux : c’est ma carrière, mon succès,
ma célébrité. Elle s’accroche à moi car j’assouvis les rêves de gloire
qu’elle-même n’a pas pu accomplir dans sa jeunesse.
STOOOOOP !
Une seconde, nous sommes tous sous le choc, moi comme les autres.
Pour la première fois, je viens de m’opposer à mes proches… qui en
restent cois. Malheureusement, cet état de grâce ne dure pas longtemps. La
première stupeur passée, Jennifer remonte tout de suite au créneau, plus
vindicative que jamais :
– Comment oses-tu ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ! J’ai sacrifié
ma vie, ma jeunesse, mes amours pour que tu perces dans le milieu du
cinéma !
Comme si j’avais demandé à courir les auditions dès l’âge de trois ans.
Je me souviens en particulier d’un casting pour un mauvais téléfilm où
elle m’avait pincée très fort afin que je pleure face aux caméras, au
scandale du caméraman. Je lève les yeux au ciel, excédée.
Les cris fusent dans la cuisine alors que je lutte, seule contre trois. Les
nerfs mis à rude épreuve, je ne leur cède pas un pouce de terrain. J’ai pris
ma décision cette nuit pendant que je me tournais et me retournais dans ce
grand lit froid et vide où Matthew m’a aimée. Je veux qu’il revienne dans
ma vie. Et peu importe si je dois me fâcher avec toute ma famille pour ça.
***
– Je suis fière de toi. Il était temps que tu leur montres qui commande.
Après tout, ils vivent tous grâce à toi, n’est-ce pas ?
– Oui…
Elle a raison, même si j’envisage rarement les choses sous cet angle. À
l’autre bout du fil, j’entends le ronronnement d’un moteur et les bruits
caractéristiques de la circulation. Sans doute ma meilleure amie est-elle en
train de conduire en plein cœur de New York – aka l’enfer sur terre des
automobilistes.
Mon cœur cogne pourtant à gros coups. Car rien n’est plus important
pour moi que ce sujet… et cet homme. Je m’en rends compte, prise de
vertige.
– C’est une très bonne initiative. Cet homme a une excellente influence
sur toi. Je l’ai remarqué quand vous étiez sur le tournage d’Unbeaten. Tu
semblais différente avec lui.
– Vraiment ?
– Tu avais l’air plus à l’aise, plus confiante, plus… mature.
Oui, aucun doute : c’est bien elle. Et après nous être fixé rendez-vous
le lendemain, je raccroche le cœur plus léger. Un peu rassurée, je traverse
le couloir et décroche ma veste de la patère. Il ne me reste plus qu’une
chose à faire : retrouver Matthew et avoir une franche discussion avec lui.
Enfilant une manche, je sors sur le perron après avoir activé l’alarme. Un
petit vent frais m’accueille pendant que verrouille la porte. Je compte
d’abord passer chez son employeur afin d’obtenir son adresse. Ensuite ?
Nous pourrons parler de son passé, s’il y consent…
Et…
– Elisabeth !
– Matthew ?
***
Une demi-heure plus tard, je suis assise dans l’un des gros fauteuils
crème de mon salon, enveloppée dans un plaid moelleux. Mon ancien
garde du corps raccompagne à la porte le policier venu enregistrer ma
déposition – et apparemment, ils se connaissent. Les deux hommes se
serrent la main en s’appelant par leurs prénoms. Aucun doute : Matthew
appartient bien aux forces de l’ordre. De mon côté, je tremble de tous mes
membres. Une voiture a failli me renverser. Volontairement. Que se serait-
il passé si Matthew n’avait pas été là ?
– Tu es glacée !
– Oui, je n’arrive pas à me réchauffer.
– Non, pas ça. Mais je suis vraiment l’objet d’une enquête interne au
sein de la police. Et j’ai réellement abattu mon partenaire.
– Tu avais sûrement de bonnes raisons.
– Rien ne justifie la mort d’un homme. Pas même la légitime défense.
– Que s’est-il passé ?
Matthew ne répond pas, laissant couler un long silence entre nous. Puis,
après une grande inspiration, il me livre la vérité – son histoire, son passé,
sa vie. C’est comme s’il m’ouvrait une porte, comme s’il me laissait
entrer dans son monde.
– Un jour, j’ai obtenu un tuyau : l’adresse d’une planque sur les docks
utilisée par les ripoux. Je m’y suis rendu en pleine nuit… et j’y ai trouvé
mon partenaire et meilleur ami, Miles Carter. Il était comme un frère pour
moi. Nous nous étions rencontrés à l’école de police et nous avions infiltré
et démantelé ensemble un gang trois ans plus tôt.
– Que s’est-il passé ?
– Je l’ai surpris pendant qu’il planquait un sachet d’ecstasy dans sa
poche. La vérité m’a explosé à la figure : cette planque était aussi la
sienne et j’étais en train de le surprendre en flagrant délit. Mon ami faisait
partie des ripoux. Pris sur le fait, il m’a proposé d’intégrer leur petite
entreprise. Il estimait que nous risquions notre vie pour des clopinettes,
que nous méritions notre part du gâteau…
– Bien sûr, j’ai refusé. Et Miles m’a attaqué. J’étais devenu trop
dangereux une fois au courant. Nous nous sommes battus… et j’ai été
obligé de l’abattre en légitime défense.
– Oh mon Dieu !
– La situation a encore empiré par la suite. Clifford et Stone se sont
arrangés pour faire peser les soupçons de corruption sur moi et le
commissaire Palmer, mon patron, a été contraint de me suspendre… du
moins jusqu’à ce que je donne ma démission, il y a six mois.
– C’est ainsi que tu es devenu garde du corps ?
Il acquiesce d’un signe de tête, pensif, sombre, rongé par ses démons. À
présent, c’est moi qui serre ses mains, entremêlant nos doigts avec force.
Soudain, Matthew plonge ses yeux dans les miens – des yeux pleins de
fièvre et d’une détermination froide, inchangée malgré la peur.
Il s’interrompt aussitôt.
Et lui, je le crois.
9. Une autre vie
– Attends, Matthew !
– Comment me trouves-tu ?
Faussement furieuse, je lui assène une petite tape sur l’épaule avant
d’unir mon rire au sien. Puis, retrouvant mon sérieux :
– Tu es certain que je ne vais pas vous déranger ? Vous aviez prévu une
soirée en famille et j’ai l’impression de m’imposer.
– Écoute-moi bien ! murmure-t-il en prenant mon visage en coupe
entre ses grandes mains. J’ai envie que tu viennes avec moi. J’ai envie que
tu rencontres ma famille. Et cela n’a rien d’une corvée et d’une obligation.
Morte de trac, je plaque mon plus beau sourire sur mes lèvres au
moment où la porte s’ouvre à la volée… pour laisser apparaître une jeune
fille de vingt ans. Les cheveux blond foncé et très courts, elle me fait
penser à la ravissante Mia Farrow avec ses grands yeux verts et sa longue
bouche fine – si ce n’était les vêtements d’homme, baggy kaki et tee-shirt
noir. Euh… elle n’est pas un peu jeune pour être la mère de Matthew ?
Ils s’étreignent avec effusion pendant que je reste plantée sur le côté, un
peu mal à l’aise dans mon ravissant caraco en soie noire. Je me sens
ridiculement trop habillée, tout à coup. La jolie jeune fille se tourne alors
vers moi.
– Eh ! Tu ne nous as pas dit que tu amenais de la compagnie !
– Erica, je te présente Elisabeth. Elisabeth, voici ma petite sœur Erica.
– Elisabeth ? répète la jeune femme.
– Mais c’est…
Assis à côté de moi sur le canapé, Matthew s’empare une photo en noir
et blanc exposée près de lui. Deux hommes sourient à l’objectif, vêtus de
l’uniforme bleu marine des agents new-yorkais. Peggy en profite pour se
rapprocher et se pencher entre nous, debout derrière le sofa.
J’éclate de rire :
Cette fois, c’est toute la tablée qui rit avec moi. Et un peu embarrassée
d’être sous le feu des projecteurs, je réponds en regardant Madame Turner
dans les yeux, sans faux-semblant, comme je n’ai jamais répondu à aucun
journaliste, ni même à ma propre famille :
À mon corps défendant, mes yeux glissent vers Matthew. Et c’est lui
que je contemple en prononçant les derniers mots :
– Je cherche un homme qui ne me décevrait pas, honnête et intègre,
loyal et courageux – un homme digne d’être appelé un mari et un père.
Un long silence suit cette déclaration – à moins que j’entende plus les
voix des autres ? Les yeux dans les yeux, Matthew et moi nous
contemplons avec une telle intensité que l’atmosphère change autour de
nous. Jusqu’à ce que Peggy se racle la gorge, les yeux brillants.
Nous reprenons vie, un peu perdus, un peu gênés. Mais sous la table, la
main de Matthew se pose sur ma cuisse. Une main chaude, enveloppante,
passionnée. C’est comme ça que j’ai toujours rêvé d’être touchée. Et
aimée.
***
À l’issue de la soirée, Peggy me serre contre son cœur sur le palier. J’en
suis toute chamboulée. L’espace d’un instant, j’ai l’impression de faire
partie de cette famille si sympathique. Erica aussi m’embrasse sans façon
– visiblement, j’ai réussi à lui faire oublier l’actrice vue tant de fois sur
grand écran. Ce qui me fait plaisir. Touchée par leur accueil, je promets de
leur donner des nouvelles avant que Matthew ne m’entraîne par la main
dans les escaliers.
Liés par notre baiser, nous ne formons plus qu’une unique silhouette
dans les ténèbres. Renversant la tête en arrière, je m’abandonne à sa
bouche possessive. Nos langues se caressent, se tournent autour alors que
les doigts de Matthew se plantent dans ma peau. Il me serre fort, très fort –
mais ce n’est jamais assez. Mordillant sa lèvre inférieure, je la suçote
avant qu’il ne reprenne ma bouche avec voracité. Nous sommes collés l’un
à l’autre, soudés par le désir.
– Qui est là ?
Bienvenue au zoo.
En toute « discrétitude ».
*soupir envoûté*
– Il est Matthew Turner, finis-je par dire comme si cela expliquait tout.
– Tu es amoureuse de lui ?
– Je ne sais pas.
– Tu as des étoiles dans les yeux dès que tu parles de lui.
– Des étoiles dans les yeux ? Angela, tu dois à tout prix arrêter de lire
des romances !
Nous rions de plus belle, moi surtout pour cacher ma gêne. Je sais
qu’elle a raison. Toute ma physionomie change dès que j’évoque cet
homme, dès que je le regarde ou que je suis en sa présence. L’évidence me
frappe alors de plein fouet, imparable. Impossible de nier les sentiments
que j’éprouve pour lui, au-delà de la seule attirance physique. En dehors
de ma meilleure amie, il est le seul en qui j’ai totalement confiance. Et le
seul à qui je confierai ma vie.
– Je l’aime.
***
Une heure plus tard, Angela et moi quittons le salon de thé pour ne nous
rendre dans les salons d’essayage de la maison de couture Van der Veen.
Égérie de leur dernière collection de sacs, je porte exclusivement leurs
modèles sur tapis rouge durant cette saison. Et ce soir sort un film que j’ai
tourné l’année dernière… dont la première se déroule à New York. Après
quinze ans passés devant les caméras, je suis un peu lasse de voyager. Si je
m’écoutais, je finirais comme une vieille grand-mère collée à son canapé.
Je lève les yeux au ciel tandis que ma mère maltraite les malheureuses
employées en train de se rassembler autour d’elle afin de calmer la
tempête – que dis-je ? le cyclone ! – sur le point de se déchaîner. Je suis
certaine que Jennifer joue la comédie dans le seul but d’attirer l’attention.
Elle adore quand une petite foule s’assemble autour d’elle, prête à exaucer
ses moindres caprices. N’est-ce pas sa vengeance après nos années de
vaches maigres, coincée dans un studio minable avec des toilettes sur le
palier ?
Madison relève la tête, une moue dégoûtée sur les traits, avant de
replonger la tête dans son écran. Misère ! Un nouveau drame familial
couve, une énième dispute taille XXL. Je pousse un soupir d’affliction
avant de m’éloigner… pendant que ma mère chante les louages des
adorables petites mains de la maison de couture. À présent, elle n’a plus
que des paroles sucrées à la bouche.
Dans mon dos, je sens le regard de Matthew sur moi. C’est comme une
brûlure, là, entre mes épaules. Je sais qu’il lit en moi, qu’il devine mes
pensées. Nous sommes liés par un fil invisible, ténu – et indestructible.
Quoi qu’il arrive à l’avenir, que nous vivions ensemble jusqu’à la fin des
temps ou qu’il disparaisse dans la nature au terme de son contrat – rien ne
pourra jamais briser cette connexion. Rien ni personne. Curieuse, j’ouvre
le zip de la housse bleu marine. J’ai envie d’admirer ma merveilleuse robe
avant de l’enfiler. Quand soudain…
– Oh !
– Oh mon Dieu !
Je murmure, horrifiée. Et déjà, Matthew se redresse, se précipite vers
moi. Au même moment, Jennifer tourne la tête dans ma direction et
pousse un cri d’épouvante – un cri suraigu, exactement comme dans les
films d’horreur. J’ai cette pensée idiote malgré la panique.
– Appelez la police, s’il vous plaît ! lance Matthew à l’une des petites
mains.
Celle-ci s’exécute pendant que mon garde du corps se tourne vers moi.
Nos regards se croisent. Et je lis la réponse à toutes mes questions, à
toutes mes peurs, dans ses yeux : mon harceleur a encore frappé. Reste à
savoir quand ce malade versera mon sang.
***
En réalité, j’ai surtout peur. Dire qu’à l’origine, je prenais cette histoire
à la légère ! Un bref instant, l’étrange dépouille de tissu, couverte de sang,
danse devant mes yeux. Je rejoins néanmoins mes admirateurs, surexcités.
Je n’ai qu’une envie : rentrer chez moi pour me terrer au fond de mon lit.
Mais je refuse d’accorder ce plaisir au maniaque lancé à mes trousses.
Tout le monde m’a proposé d’annuler ma venue : ma mère, affolée, ma
sœur, sonnée, mon agent, inquiet pour mon état mental. Tout le monde…
sauf Matthew. Parce qu’il savait déjà que je ne flancherai pas.
Le premier est un grand brun aux yeux noirs, posé et sûr de lui. Ses
gestes sont calmes, rassurants – exactement le genre d’homme qu’on a
envie de voir débarquer à son domicile lorsqu’on a un tueur fou aux
trousses. Le second, plus jeune et châtain, me regarde avec des yeux de
carpe. S’il ne portait pas un insigne, je le confondrai avec un fan. Il tient à
la main un carnet de notes comme s’il mourrait d’envie de me demander
un autographe. Je jette un regard à Matthew… qui me décoche un clin
d’œil.
Passant derrière ma chaise, il pose ses grandes mains sur mes épaules
alors que le brun – l’inspecteur Atkins, dixit sa plaque – me jauge du
regard. Il semble vérifier que je peux encaisser le choc. Au-dessus de moi,
Matthew hoche la tête. Je suis plus solide qu’on ne le croit. Je n’ai rien
d’une petite chose fragile, contrairement aux croyances de mes proches. Et
les doigts de mon bodyguard se referment plus sûrement sur ma peau, à
travers le cuir de sa veste. Jamais je ne me suis sentie aussi en sécurité
malgré la menace.
– Non, rassurez-vous, s’amuse Atkins. Elle a été enterrée et son fils n’a
jamais profané sa tombe. Par contre… il a développé une obsession autour
de vous suite à sa disparition. Depuis trois ans, il collectionne tout ce qui
vous concerne : coupures de presse du monde entier, photos, dédicaces,
DVD…
Je hoche la tête.
– Nous sommes passés chez lui, précise le blond. Ça faisait froid dans
le dos.
Atkins l’interrompt d’un coup de coude sec tandis que Matthew exhale
un souffle agacé dans mon dos. Mon petit doigt me dit que mon
admirateur est un jeune stagiaire…
J’acquiesce faiblement. C’est sans doute mieux que rien. Mais j’ai
surtout l’impression que nous avons donné un coup dans l’eau. Quand
verrais-je la fin du cauchemar ?
***
Dix minutes et une série d’autographes plus tard (les policiers sont des
spectateurs comme les autres), je quitte le commissariat au bras de
Matthew. Quand une grande brune se met en travers de notre route. Une
superbe brune, devrais-je dire ! Avec ses yeux gris et sa taille mannequin
sous un strict tailleur-pantalon noir, elle ressemble plus à une héroïne de
série télé qu’à une véritable enquêtrice. Un immense sourire à la Julia
Roberts sur ses traits, elle fond sur mon garde du corps avec un cri de
ravissement. On dirait un couinement de souris.
Non, je ne suis pas mesquine. Pas du tout.
Il lui rend son étreinte avec effusion. Je peux aussi les laisser seuls,
s’ils préfèrent. Ou leur réserver une chambre d’hôtel.
Puis, à Matthew :
Après une nuit d’intense cogitation, je trouve enfin la bonne idée pour
aider Matthew, toujours à la recherche des bandes-vidéo prises sur les
docks la nuit où il a tiré sur son meilleur ami. Avec l’aide de ces
enregistrements, il pourrait prouver sa version des faits. Et tout
s’arrêterait. Son cauchemar personnel prendrait fin, lui permettant de
blanchir sa réputation, de montrer qu’il était bien en légitime défense. En
rentrant à la maison hier, j’ai vu combien il était miné par cette histoire :
comment un homme aussi intègre pourrait-il supporter d’être soupçonné
de corruption ?
Ô rage, Ô désespoir…
En dépit de nos baisers échangés après le dîner chez sa mère, mon garde
du corps n’a plus franchi le seuil de mon antre. Peut-être un peu à cause
des photos volées – toujours pas parues… histoire de faire grimper ma
tension en flèche ? Ce n’est pourtant pas faute de rêver d’une étreinte
torride ! Mais la situation reste précaire. Il est mon bodyguard, payé pour
veiller sur moi. Et moi, je suis une célébrité, exposée aux regards du
monde entier, épiée dans ses moindres faits et gestes. Dans ces conditions,
comment pourrions-nous parier sur l’avenir ?
Je souris.
Je lui explose mon plan : retrouver les bandes de toutes les caméras de
surveillance du port de New York dans la nuit du 27 juillet 2015. Bien sûr,
impossible de récupérer les vidéos effacées par les deux flics ripoux. Ces
images-là sont à jamais perdues. Mais peut-être d’autres enregistrements
apporteront-ils des informations importantes ? À commencer par
l’identité du témoin qui a assisté à toute la scène et que mon garde du
corps cherche désespérément depuis six mois.
– J’ignore combien de temps les films sont conservés par les autorités
portuaires, Liz. J’imagine qu’ils en font des copies pour nos archives. Je
vais me renseigner. Mais puis-je vous demander à quoi ces bandes vont
vous servir ?
– Toutes les femmes ont le droit de garder leurs petits secrets, n’est-ce
pas ? Et merci mille fois, monsieur Peterson.
– Appelez-moi Hugh, je vous en prie. C’est toujours un plaisir d’aider
une femme aussi exceptionnelle.
***
Deux heures plus tard, je n’ai toujours pas daigné enfiler le moindre
vêtement. Faute d’être attendue quelque part, je traîne en kimono dans
toute la maison ou m’écrase comme un mollusque sur mon canapé. À
peine ai-je eu la force de me servir un jus de pamplemousse… que le
téléphone sonne à nouveau. Je me précipite sur le combiné et parle à
nouveau au maire.
– Je voulais seulement vous avertir qu’un de mes assistants se rend
demain aux archives pour s’assurer que vos bandes sont disponibles. C’est
lui qui vous recontactera.
– Je ne sais pas comment vous remercier, monsieur le maire. Vous
m’avez rendu un immense service.
– Ne criez pas victoire trop vite !
Elle élude ma question d’une main sèche, comme elle chasserait une
mouche importune. Et me fixant droit dans les yeux, elle répète :
Je blêmis.
***
Sonnée par ma dispute, je reprends mes esprits en buvant quelques
gorgées de mon affreux jus de fruits « healthy ». Un grand merci à mon
coach sportif qui me confond avec une fanatique du Géant vert. Ne reste
que des fruits momifiés – pardon, je crois qu’on dit « fruits secs » – et des
jus de légumes destinés à nourrir des extraterrestres en cas d’invasion.
Autant dire que je harcèle la pizzeria la plus proche ! Avec une grimace de
dégoût, je repose l’affreuse boisson acide comme s’il s’agissait d’une
tonne de nitroglycérine.
– Beurk !
Qui peut avaler un truc pareil – en dehors de Gwyneth Paltrow, bien sûr
?
Mon agent.
Il ne rit pas. De toute manière, il ne rit jamais. C’est bien connu, Karl
Wallace n’a aucun humour – ou alors, c’est moi ? Non, non, c’est
forcément lui, voyons ! De la cuisine me parviennent des bruits familiers
– Matthew en train de se bagarrer avec la cafetière. Le pauvre n’a toujours
rien compris aux capsules et regrette l’époque bénie des filtres. Mon
sourire s’élargit. Et mon cœur bat plus vite. Je ne pourrais plus envisager
ma vie sans sa présence protectrice.
– Tu as lu la presse, ce matin ?
J’éclate de rire :
Ça sent le roussi.
– Ça ne pouvait pas plus mal tomber avec la sortie de You & I ! Tout le
monde ne parle que de cette histoire ridicule.
– Ridicule ? je m’étrangle.
Il y a tant de mépris dans ses mots que j’en reste bouche bée. De quel
droit se permet-il de juger ma vie privée ?
C’est sorti d’une traite. Nous en sommes tous les deux sans voix durant
une minute. Je ne l’ai guère habitué à ces mouvements de révolte – ou
d’affirmation de moi. Mais je ne supporte pas qu’on touche à Matthew.
– Je suis amoureuse de mon garde du corps. Que ce soit clair pour tout
le monde !
Je presse les mains de Matthew sans le quitter des yeux. C’est le grand
jour. Dans le couloir du commissariat, il s’apprête à rencontrer deux
émissaires du bureau des affaires internes. Curieusement, il semble moins
nerveux que moi. Peut-être parce qu’il a eu le temps de se préparer ?
Peut-être à cause de son sang-froid à toute épreuve ? Nouant nos doigts, je
me mords les lèvres avec l’envie de folle de me pendre à son cou, de
l’étreindre et l’embrasser pour lui transmettre ma foi – ma foi en lui.
À son tour, Matthew sourit, les yeux adoucis. Puis, posant ses grandes
mains sur mes épaules, il m’attire contre sa poitrine et dépose un baiser
sur mon front, le bout de mon nez, et, fugacement, sur mes lèvres. Tant pis
si la moitié du commissariat nous regarde, têtes penchées à travers la
double porte entrebâillée de l’open space. Quand sa bouche effleure la
mienne, je le saisis par les revers de son blouson en cuir marron.
Nos regards se croisent avant qu’il ne recule d’un pas… et détache lui-
même mes doigts, agrippés au cuir, avec un sourire amusé. Ce matin, j’ai
insisté pour venir avec lui au commissariat. N’a-t-il pas toujours été là
pour moi, y compris dans les pires moments ? Je veux lui rendre la
pareille, être à ses côtés. Notre relation n’est plus seulement
professionnelle – nous le savons tous les deux.
Il baise mes mains l’une après l’autre, en les portant à ses lèvres. Puis il
s’éloigne dans le couloir pour rejoindre une salle d’audition. Mon cœur bat
la chamade au moment où il disparaît. Aujourd’hui, il va pouvoir raconter
sa version des faits, dire la plus stricte vérité. Mais la police des polices
pourra-t-elle l’entendre ? Je me laisse lourdement tomber sur un banc. Le
moral n’est pas au beau fixe. Il est plutôt dans mes chaussettes.
– Votre mari ?
– Oui, Grégory est dans la police, comme moi. Nous avons eu ensemble
un petit garçon, Luke ! ajoute-t-elle en sortant une photo de leur petite
famille de son portefeuille.
Mon cœur bondit face aux sourires radieux de cette famille unie. Mais
je suis soulagée – si soulagée que je lui sauterai bien au cou. Jalousie,
quand tu nous tiens…
– De mon côté, je travaillais à la criminelle et nous avons bossé
ensemble sur une affaire de meurtres liés à un trafic de méthadone. Nous
nous entendions très mal. Je pensais avoir affaire à un macho de base…
jusqu’à ce que je découvre un homme au grand cœur, courageux et
généreux.
– Ça lui ressemble beaucoup.
Nathalie hoche la tête. Puis elle ajoute à voix basse, sur le ton de la
confidence et sûrement sans l’avoir prémédité :
– Comme me l’a dit une femme très sensée, ça ne suffit pas toujours.
Or, la situation ne se présente pas très bien.
– Je suis désolée, murmure Nathalie.
Matthew la remercie d’un hochement de tête :
***
– Matthew ?
Enserrant son front entre ses doigts, les coudes plantés sur ses cuisses,
il semble accablé par le chagrin… Et soudain, je mesure le poids du
fardeau posé sur ses épaules. Il a la mort d’un homme dans la tête, en
permanence.
– Ça me hante, murmure-t-il.
Je le vois dans les yeux qu’il tourne vers moi, mangés par les ombres. Il
y a une telle détresse dans son regard que je m’empare de ses mains.
Il se tait une seconde avant de pousser un soupir qui brise mon cœur en
miettes.
– Tu es superbe.
– Je te vois venir ! Mais tu n’obtiendras rien de moi par la flatterie.
– Même si je te dis que tu ressembles à Grace Kelly ?
– Dans ce cas, ça change tout.
Avec un grand éclat de rire, je me penche vers lui pour lui donner un
baiser. Quittant la route une seconde des yeux, Matthew effleure mes
lèvres avant de filer avec prudence. Il ne plaisante guère avec la loi – mais
quoi de plus normal pour un ancien policier ? J’en profite pour poser une
main possessive sur sa cuisse. Je l’avoue : j’attends la nuit avec une
grande impatience.
Ma voix vacille.
À son tour de perdre l’usage de sa langue. Dès que je suis à ses côtés, je
me sens plus légère, différente – moi-même, tout simplement. Pour la
première fois, je ne suis plus seule. J’ai quelqu’un à mes côtés. Et j’en
oublie presque qu’il est mon garde du corps, chargé de me protéger et payé
pour cela. Mais ce n’est pas une question d’argent, de travail. Il est là pour
moi. Je le vois quand il pose les yeux sur moi ou qu’il scrute les visages
des promeneurs dans la rue.
– Ne t’inquiète pas ! fais-je. Personne ne peut me reconnaître ici.
– Ce n’est pas New York mais je suis presque certain qu’ils ont le
cinéma et captent la télévision… ironise-t-il.
J’éclate de rire.
Un peu, beaucoup ?
Un lent sourire affleure à ses lèvres. Je plonge dans son regard vert
foncé, vert kaki, comme je le ferai dans la mer. Je plonge pour m’y
baigner, m’y noyer.
Nous finissons par nous détacher l’un de l’autre, pour inspirer un grand
coup. L’oxygène commençait à manquer. À chaque baiser, il devient mon
air, mon tout. Et je ne connais rien de plus sensuel que ses lèvres
possessives sur les miennes. À bout de souffle, je garde la tête levée vers
Matthew et le regarde comme aucun homme avant lui. Les bras autour de
mes hanches, il se perd dans mes pupilles bleues. Une seconde file – ou
une minute. Le temps n’existe plus.
– Elisabeth…
Hypnotisée par son baiser, par mon corps pressé contre le sien, je me
laisse flotter au gré des sensations qui explosent en moi, tel un feu
d’artifice. Une fine chair de poule me couvre. Un grand frisson me balaie.
Chaque centimètre carré de ma peau réagit à son baiser torride, profond,
intense. Me blottissant contre lui, je joue avec la pointe de ma langue,
titillant la sienne, son palais. Nos salives se mêlent, créant notre philtre
d’amour. Et soudain, Matthew nous renverse sur le lit. Il ne me dépose pas
sur le matelas, non. Il tombe avec moi, amortissant ma chute entre ses bras
dans les éclats de rire.
– Tu es fou ! je m’amuse.
– Complètement. Et de toi.
Je cesse de respirer, nos jambes emmêlées sur les draps. Sur le mur, la
glace nous renvoie le reflet de nos corps entortillés, allongés flanc contre
flanc, front contre front. Ma coiffure s’écroule dans mon dos. Adieu, ma
haute queue de cheval ! Des grandes mèches se répandent sur mes
épaules, dans lesquelles Matthew plonge les doigts. Et tout en
m’embrassant, encore et encore, quitte à nous voler nos souffles… il
commence à déboutonner ma robe, fermée sur l’avant.
Ses doigts volent sur le tissu pendant que nos bouches se bagarrent en
une joute passionnelle. Bientôt, sa main écarte les pans en coton, révélant
ma peau nue, mon soutien-gorge de dentelle blanche et ma culotte
assortie. Se redressant sur un coude, mon amant prend le temps de me
détailler avec des yeux étincelants. Je me sens belle, sous son regard. Je
me sens femme. Aucun homme ne m’a jamais regardé comme lui.
Soudain, je ne suis plus un trophée ou une actrice célèbre. Je suis…
J’en ronronne de plaisir pendant que sa main s’invite sur mon ventre,
me caressant lentement. Ses doigts me titillent, me donnent froid… avant
que sa paume ne passe juste après et me réchauffe. Un instant, il joue avec
mon nombril avant de monter plus haut, beaucoup plus haut. Sans
attendre, il détache mon soutien-gorge à l’aide du délicat ruban ivoire
noué entre mes seins.
Il est… magnifique. Je pose une main sur son torse athlétique, modelé
par le sport et une parfaite hygiène de vie. Du bout de l’index, je suis le
dessin de ses pectoraux. Je redécouvre chaque ligne de son corps, me
nourrissant de ses muscles, de sa peau veloutée. Et profitant qu’il se
redresse au-dessus de moi, je lui retire sa ceinture, la fais glisser des
encoches avant de la lancer à terre. Matthew, lui, m’aide à retirer ma robe
et mon soutien-gorge déjà ouverts. Je me retrouve en culotte, lui en jean.
Et m’asseyant sur le matelas, je me plaque contre lui, mes seins durcis
contre son torse moite. Telle une flamme, le désir nous embrase.
À son tour, il jette une œillade vers le miroir. J’abaisse sa braguette, tire
sur son pantalon… qu’il ôte lui-même, ses jambes sportives émergeant du
denim. Cet homme est parfait, des pieds à la tête. Un vrai régal pour mes
yeux, pour mes mains. Je presse une paume aventurière contre son sexe
dressé, à travers le tissu de son boxer noir et moulant.
Merveilleusement moulant.
Matthew avale sa salive si fort que je l’entends tandis que mes doigts
pressent son entrejambe. Le fixant droit dans les yeux, je glisse deux
doigts sous l’élastique du sous-vêtement… et commence à le descendre
lentement, centimètre après centimètre. Je me mordille les lèvres,
tentatrice. Et Matthew étouffe un râle au moment où je le libère, le
laissant apparaître dans toute sa virilité.
Posant deux mains douces sur mon crâne, au milieu de mes cheveux en
bataille, Matthew se retient à grand peine de bouger le bassin. Il me laisse
mener la danse à ma guise tandis que le plaisir monte entre ses reins. Je
l’entends perdre progressivement les pédales. Ses jambes se tendent, son
sexe grossit alors que ses doigts pressent un peu plus fort ma tête. Surtout,
son souffle s’accélère à mesure que je l’emmène au paradis. Jusqu’à ce
qu’il halète d’une voix vacillante :
– Attends…
– Maintenant ! je murmure.
Nous faisons l’amour en nous regardant. C’est comme s’il y avait deux
couples dans la pièce – nous et nous. Je me mords les lèvres pour ne pas
crier son nom au gré de ses va-et-vient. Matthew me contemple à travers
le miroir, ses doigts agrippés à mes hanches alors qu’il me possède. Et
bientôt, je sens mon ventre se contracter autour de lui – puis tous mes
muscles. Je suis au bord du précipice. Je m’apprête à sombrer.
Lorsqu’enfin, Matthew me conduit aux confins du néant.
– Matt, Matt…
Ma voix se transforme, déformée par le plaisir qui déferle sur moi. Rien
ne peut arrêter les spasmes qui m’agitent. Je me rends à peine compte que
mon amant s’enflamme à son tour, cédant à l’orgasme. Je n’entends que
son râle, à moitié étranglé dans sa gorge. Ensemble, nous nous
abandonnons au brasier, nous dissolvant l’un en l’autre. C’est la fin de tout
– et le commencement. Un écran noir tombe devant mes yeux, me faisant
tout oublier. Il n’y a plus que lui et moi – lui en moi. Jusqu’à ce que nous
redescendions sur terre.
Le cœur battant à tout rompre, je m’écroule sur le matelas en même
temps que lui. Matthew se retire de moi, sans cesser de me tenir, son torse
contre mon dos. Son poids pèse sur mes épaules et je sens encore son sexe
contre une de mes cuisses. Au dehors, le soleil a disparu, nous
abandonnant une chambre plongée dans la pénombre. Nos respirations
seules envahissent la pièce. Et baignant dans la chaleur de son corps, de
ses bras, je mets longtemps avant de parler :
Il rit dans mon dos et son souffle me chatouille l’oreille. Il est sans
doute trop tard pour notre réservation mais il tend déjà la main vers le
téléphone, posé de son côté du lit.
– J’appelle la réception.
– Commande toute la carte. Ou sinon, c’est peut-être bien toi que je
mangerai.
– Qui a dit que je ne demandais pas mieux ?
Après notre nuit magique, Matthew et moi restons encore deux jours à
Bodega Bay à arpenter les rues et la plage, avant de nous aimer sous l’œil
complice de la lune. À ses côtés, je goûte une autre vie – déjà entraperçue
durant notre dîner chez sa mère. Une existence simple, heureuse, libre. Ici,
pas de paparazzi pour espionner mes moindres faits et gestes ou déformer
mes propos. Pas non plus de maniaque à mes trousses ni de fantômes
surgis du passé de mon compagnon. Il n’y a ni star ni garde du corps. Juste
lui et moi, main dans la main – ou corps contre corps.
Les poings sur les hanches, vêtu d’un simple jean et d’une chemise
blanche, il enveloppe notre chambre d’un regard désemparé. Il semble –
comment dire ? – accablé. À sa décharge, on dirait qu’une bombe
atomique a explosé entre nos murs. Mais une bombe chargée en vêtements
Prada et sandales Brian Atwood. Et il se peut que j’aie appuyé sur le
détonateur. Tout en papillonnant des cils, je me tourne vers lui –
l’innocence personnifiée.
– Non, pourquoi ?
– Euh…
– Ça ne prendra pas plus de dix minutes, juré.
– Si j’ai bien compris, dix minutes dans la dimension Liz Hamilton
correspondent à une heure trente ?
– Voilà, c’est ça !
Nous sommes faits pour nous entendre.
– Je ne sais pas.
Je n’ose pas pivoter vers lui, de crainte de croiser son regard et d’y lire
une réponse que je redoute – à savoir qu’il n’envisage pas le futur avec
moi. Je commence à arracher la peau de mes lèvres avec mes dents – une
manie qui fait hurler ma maquilleuse. Par chance, je suis seule face à mon
bagage, dans lequel j’enfonce à moitié la tête. J’ai besoin de m’occuper les
mains, de me donner contenance. Au contraire de Matthew qui reste droit
comme un soldat dans mon dos.
– J’ai bien conscience de ne pas mener une vie ordinaire. Et ce n’est pas
toujours facile à gérer pour mes proches, dis-je en rangeant pour la
centième fois ma trousse de toilette. Je suis actrice, je suis célèbre, j’ai
quasiment grandi sous l’œil des caméras…
– Elisabeth…
– Je comprendrais parfaitement que mon mode de vie te rebute. Vivre
constamment sous le feu des projecteurs demande des reins solides. Et tu
n’as pas choisi ce métier, contrairement à moi…
– Elisabeth…
– Il y a aussi mon entourage, les pique-assiette qui gravitent autour de
moi – tu vois, je ne suis pas totalement aveugle, je m’en rends compte.
Sans parler de la pression médiatique.
– Elisabeth !
– Je n’aime pas parler à ton dos. Laisse-moi au moins voir tes beaux
yeux.
– Imagine une seconde ce que les journalistes pourraient écrire sur toi
s’ils fouillaient dans mon passé. Je vois d’ici les manchettes : « Liz
Hamilton avec un assassin » ou encore « La star de cinéma et le flic
corrompu ». Je ne veux pas de ça pour toi. Je ne veux pas salir ta
réputation ni que mon passé rejaillisse sur toi.
– Je me moque de l’opinion des autres !
– Je ne veux pas devenir une arme pour t’atteindre. Jamais. Et tant que
je n’aurais pas prouvé mon innocence, tant que je ne pourrais pas me
regarder à nouveau dans une glace, je ne serai pas un homme digne de toi.
– Ne dis pas n’importe quoi !
***
Notre taxi se faufile dans les rues de New York comme un poisson dans
l’eau, slalomant au milieu des embouteillages avec dextérité. Assise sur la
banquette arrière, je rêvasse. Une partie de mon esprit est restée à Bodega
Bay. Près de moi, Matthew contemple lui aussi les buildings qui poussent
le long des trottoirs. Nous voilà de retour ! Et au moment où notre yellow
cab tourne dans ma rue, je me raidis.
Ça promet…
– Liz ! Liz !
– Où est-ce que tu étais ?
– Liz, est-ce que vous vous êtes mariés ce week-end avec votre garde du
corps ?
– Un mot, Liz !
– Par ici, Liz !
– LIZ ! LIZ ! LIZ !
– Non ! hurle-t-il.
Et sans raison apparente, il bondit devant moi, ouvrant les bras en croix,
se plaçant dans mon champ de vision, devant mon corps. Alors, une
détonation. Bruyante. Violente. La déflagration explose au-dessus du
brouhaha. Quoi ? Que s’est-il passé ? Je tourne la tête de tous les côtés
tandis que Matthew vacille. Et soudain, il s’écroule à terre, ses genoux
percutant le trottoir, dans un râle atroce. Mon cœur s’arrête de battre. Les
yeux écarquillés, je le contemple comme dans un cauchemar.
– Elisa…
Mon prénom meurt sur ses lèvres. Je vois alors le sang. La tache
écarlate sur sa poitrine, qui ne cesse de grandir, de grossir. Il saigne. On
vient de lui tirer dessus et il saigne ! C’était un coup de feu ! Un coup de
feu pour moi ! Mes pensées tourbillonnent, enfiévrées. Quelqu’un vient
de tuer Matthew, sous mes yeux !
16. Tout pour toi
Sous l’impact de la balle, Matthew s’écroule par terre, son dos frappant
le bord du trottoir. Des cris éclatent autour de nous pendant qu’une nuée de
photographes prend la fuite, s’éparpillant dans la rue. D’autres restent
immobiles, hébétés. Le bruit de la détonation résonne encore entre les
façades des hôtels particuliers. Je m’agenouille sur le sol à côté de mon
garde du corps. Submergée par la panique, je claque des dents et tremble
des pieds à la tête. On vient de tirer sur Matthew. Les mots tournoient dans
ma tête sans parvenir à s’imprimer.
– Eli…
– Elisa…
– Ton…
Son souffle s’éteint sur ses lèvres. Il essaie de rassembler ses forces
pour parler, pour me donner un ordre. C’est alors que j’aperçois l’impact.
La balle l’a éteint à l’épaule – pas en pleine poitrine, ni au niveau du cœur.
Dans un premier temps, cette constatation me rassure… même si le
soulagement s’avère de courte durée. Car je distingue la tache rouge sur
son t-shirt blanc qui ne cesse de grossir de seconde en seconde, telle une
fleur ouvrant ses pétales. Il perd beaucoup de sang.
Beaucoup trop.
– Ton foulard…
Je pleure, sans m’en rendre compte. Matthew tend son bras valide vers
ma tête et effleure le carré de tissu noué autour de mon visage depuis notre
départ de Bodega Bay. Comme ces jours enchanteurs semblent loin !
Comme si notre séjour n’avait pas existé, effacé par ce cauchemar.
– Elisabeth, écoute-moi.
Et, les yeux dans mes yeux, de sa voix la plus grave, la plus persuasive
:
– Tu en es parfaitement capable.
Des gens crient mon nom de tous les côtés, s’enquièrent de mes
impressions, m’interrogent sur l’état de mon garde du corps. Une larme de
désespoir roule sur ma joue lorsque je lève les bras en l’air, sans quitter
des yeux le corps de Matthew. Je comprends soudain ce qui se passe : les
secours ne peuvent pas se frayer un chemin jusqu’à cause des
photographes ! Fendant à grand peine la petite marée humaine, les
urgentistes perdent de précieuses secondes. Jamais je n’ai autant haï mon
statut de star. Et si Matthew mourait à cause de moi, faute de soins ?
***
Si on me le reprenait ?
Angoissée, je fixe le bout de mes bottines, le dos courbé par le chagrin.
J’ai noué mes doigts sur mes genoux en une prière muette. Le ciel et moi
n’avons guère de contacts fréquents. Disons que j’ai perdu le numéro du
Seigneur depuis pas mal d’années (à la place, j’ai celui de Brad Pitt). Mais
aujourd’hui, je me surprends à invoquer tous les saints du paradis – et les
anges, la Sainte Vierge, n’importe qui.
– On parle de Matthew, là !
– Ce n’est pas la première fois qu’il se fait tirer dessus. Bon, il avait un
gilet pare-balles, la dernière fois. Mais il n’a jamais eu peur de prendre
des coups dans son boulot. Tu te rappelles quand il est tombé d’un toit en
plein Manhattan ? demande-t-elle à sa mère.
– Peggy…
– Il n’y a qu’un seul coupable dans cette histoire : celui qui tenait le
revolver et a appuyé sur la gâchette. Vous n’y êtes pour rien.
– Maman a raison.
Erica tapote mon bras, adorable avec ses courts cheveux blonds et ses
grands yeux verts.
Il nous salue ensuite d’un signe de tête, refusant de nous faire languir
plus longtemps.
– J’ai une excellente nouvelle : aucun organe de votre fils n’a été
touché. Nous avons endigué l’hémorragie, retiré la balle et il se trouve
actuellement en salle de réanimation. Tout s’est bien passé.
– Vous voulez dire qu’il est sauvé ? fais-je.
– Oui. Il est hors de danger.
***
Deux heures plus tard, je suis assise en face d’Angela dans la cafétéria
de l’hôpital. Nous avons choisi une table à l’écart pour éviter un
attroupement – je ne me sens pas la force de parler aux gens, même
aimables. Je n’ai pas non plus envie de signer des autographes ni
d’évoquer mon dernier film sorti dans les salles alors que Matthew se
remet de son opération quelques étages plus haut. En face de moi, ma
meilleure amie me couve d’un regard inquiet et pousse un cappuccino sous
mon nez.
Je pousse un gros soupir et cache mon visage entre mes paumes. Or,
c’est justement cet instant que choisissent deux adolescents pour
s’approcher de notre table, empruntés mais tout sourire.
Ou la mienne.
Ma voix se brise sur les derniers mots. Angela prend ma main dans la
sienne, affolée par mes décisions radicales.
– Ton garde du corps a un effet bénéfique sur toi. Je ne t’ai jamais vue
aussi épanouie, aussi heureuse. J’ai l’impression que tu revis.
– Je revis… mais le prix à payer pour lui est bien trop élevé. Je ne veux
pas l’entraîner dans cette vie impossible.
– Pardon, pardon…
– Ce n’est rien.
– Je ne voulais pas te faire mal, fais-je en me redressant.
Plus sérieux, il encadre ensuite mon visage entre ses paumes, comme il
en a maintenant l’habitude lorsqu’il veut faire entrer quelque chose dans
ma tête en bois. Ou en béton armé. Peut-être même en titane. Son sourire
disparaît, remplacé par une expression grave. Collant son front au mien, il
effleure le bout de mon nez, si proche que son souffle caresse ma bouche.
– Une fille très intelligente m’a dit quelque chose, un jour : « Tu es une
victime. Certainement pas le coupable ».
– Un génie absolu ! je souris.
– Tu n’es pas responsable des actes du cinglé à tes trousses. Tu n’as pas
appuyé sur la détente. Tu étais visée, c’est tout. Et sauter devant toi pour te
protéger était mon choix, ma décision – et mon boulot.
– Je t’aime, Matthew.
– Je ne regrette pas de m’être jeté devant toi – pas une seule seconde. Si
c’était à refaire, je le ferai cent fois.
– Mais… pourquoi ?
– Parce que je…
Une seconde s’écoule. Mon cœur tape si fort que ses pulsations
résonnent sous mon front.
– Waouh ! La classe !
– Surtout, fais comme chez toi. Si tu as faim, il n’y a plus rien dans le
frigo mais tu peux passer un coup de fil. J’ai laissé toute une liste de
restaurateurs près du téléphone.
– Génial.
– Et… merci d’être là.
– Liz !
Je pouffe de rire tant elle me rappelle ma petite sœur Sandy, prête à tout
pour ne pas monter dix marches.
Les yeux lui sortent presque de la tête. À croire que j’ai commis un
crime de lèse-majesté. Erica en profite pour battre discrètement en
retraite, sensible à la tension électrique dans la pièce, pendant que je
rejoins Jennifer en bas. Elle me dévisage des pieds à la tête, l’air
réprobateur. Puis elle m’adresse un sourire forcé 100 % fake. Je le
reconnais : c’est celui qu’elle réserve à la presse.
Bah voyons 2…
– De toute manière, je ne suis pas venue chez toi pour ça, ajoute-t-elle
avec un enjouement feint, comme si elle retrouvait sa bonne humeur.
– Que veux-tu ?
– Tu n’aimerais pas t’asseoir un moment, ma chérie ? Je ne suis pas si
pressée que ça, tu sais. Il y a longtemps que nous n’avons pas discuté
tranquillement, rien que toutes les deux.
Nous y voilà !
***
Je me force à sourire, un peu embarrassée par tous les regards posés sur
moi avec curiosité. J’ai parfois l’impression d’être un animal de cirque…
Heureusement, notre petit convoi s’ébranle et je glisse une main timide
sous le bras de mon compagnon. Aussitôt, il presse mes doigts contre son
flanc, rassurant, apaisant. Des infirmières se tordent le cou pour
m’apercevoir depuis la salle de repos. Puis je disparais dans les méandres
de l’édifice… et rejoins notre voiture, garée près de la porte.
Sauvés !
Dès que la portière se referme sur nous… je me jette dans les bras de
Matthew. Et parce que nous avons eu la même idée, au même moment, nos
fronts s’entrechoquent. Aïe ! Mon chauffeur, lui, démarre prudemment.
Personne ne peut nous voir derrière les fenêtres fumées, surtout pas les
photographes en embuscade à l’extérieur. Perdu dans mes yeux, Matthew
observe mon visage levé vers lui. Il est enfin sorti. Il est enfin là, avec
moi, contre moi. Il m’embrasse alors avec passion, fougue, fièvre. Comme
ses lèvres m’ont manqué ! Sa main est partout – sur mes épaules, mes
seins, mes hanches…
– J’ai pensé à toi toutes les nuits, souffle-t-il. Autant dire que je n’ai
pas beaucoup dormi…
– Figure-toi que de mon côté, je n’ai pas seulement rêvé à toi en fixant
le plafond de ma chambre, je réponds, taquine. J’ai deux bonnes nouvelles
à t’annoncer.
– Mon harceleur ne s’est pas manifesté depuis une semaine. Je n’ai reçu
ni lettre, ni menace.
– Merci, Mon Dieu ! souffle-t-il. J’étais comme fou, coincé dans cette
chambre d’hôpital, incapable de te protéger…
Matthew ne dit rien. Il paraît bien trop secoué pour ça. Digérant ma
déclaration, il me fixe avec incrédulité.
– Tu as fait jouer tes contacts pour moi ?
– Euh… oui.
– Et je vais enfin retrouver des images de cette nuit ?
– Je l’espère.
Il l’a appelée en renfort ce matin, afin qu’elle visionne avec nous les
centaines d’heures de vidéo mises à notre disposition par les archives du
port. Un travail titanesque ! Des dizaines de caméras filment les docks
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À ma demande, le maire nous a
autorisés à consulter toutes les images de la semaine précédant la mort de
Miles. J’en ai les mains qui tremblent – et les jambes en coton. Nous
avons peut-être une chance de sauver Matthew. Et de lui éviter la prison.
– On y va ? je propose.
Il n’y a rien que je ne ferai pour lui. Nous le savons toutes les deux au
moment où elle m’adresse un sourire complice. À l’accueil, nous
récupérons des badges visiteurs avant de monter au deuxième étage dans
la section des archives. Un employé nous explique le fonctionnement des
cabines individuelles : une petite pièce avec un siège, un bureau, un
projecteur et un lecteur de microfilms. Nous pouvons consulter toute sorte
de documents, ici. Mais sur les tables s’entassent les fameux fichiers
numériques.
Le secrétaire des archives nous salue d’un petit signe de tête. Il ne m’a
même pas reconnue. Amen. À sa décharge, je porte une tenue de
camouflage proscrite par les « fashion polices » du monde entier : jean
slim, sweater à capuche gris et sneakers noirs. Qui pourrait soupçonner
une star de cinéma de se cacher sous ce costume d’ado mal dans sa peau ?
Matthew se rapproche de moi.
– Pff…
– Regarde ça !
Nathalie (Nathalie-mariée-un-enfant-heureuse-en-ménage-respire-Liz-
respire !) l’a rejoint dans son cagibi. Je tends l’oreille sans quitter mon
siège, les yeux rivés à mon écran. Je rêve où il se passe enfin quelque
chose dans mon épisode de série allemande des années 1980 ? En
parallèle, les deux policiers parlent à mi-voix :
– Est-ce que vous pouvez venir voir une seconde, tous les deux ?
– C’est lui, murmure mon compagnon. C’est lui, le gosse qui a assisté à
mon combat avec Miles.
– C’est lui ! répète Matthew d’une voix blanche. C’est lui que je
cherche depuis des mois ! Tu es un génie, Elisabeth !
Il plaque un baiser sonore sur mes lèvres, emporté par la joie. Nathalie
éclate de rire dans notre dos, aux anges, tandis que Matthew se précipite
vers une imprimante. Moi, je reste un peu sonnée sur ma chaise. Elisabeth
et génie ? Deux mots qui vont très, très bien ensemble…
***
– Matt ?
Ma voix se perd dans la pièce, plongée dans la semi-pénombre. Le
chétif halo d’un lampadaire filtre à travers les strates de mes stores. Je me
mords les lèvres, inquiète. Nous sommes rentrés chez moi après une
journée complète aux archives – et avec une copie des bandes utiles à
Matthew. Durant notre dîner sur le comptoir de la cuisine, mon garde du
corps semblait absent, obsédé par les captures d’écran de son témoin. Bien
sûr, il est venu se coucher avec moi maintenant que nous partageons la
même chambre… mais il n’a pas dû rester bien longtemps.
– Tu ne dors pas ?
Il relève la tête. Et les yeux qu’il pose sur moi… ces yeux, je ne les
oublierai pas, dussé-je vivre cent ans. Il me regarde avec une telle
tendresse que mon cœur chavire. Puis, me tendant son bras valide, il
m’invite à le rejoindre. Sans me faire prier, je m’installe sur ses genoux.
Tout est si simple, si naturel entre nous. Comme si nous avions toujours
partagé cette intimité. Comme si nous étions les deux faces d’une même
pièce.
***
Ma petite sœur affiche un grand sourire sur mon PC. Chacune d’un côté
de l’océan Atlantique, nous nous parlons entre New York et Londres
comme toutes les semaines grâce à Skype. Dans son uniforme gris, Sandy
profite de son déjeuner pour discuter avec moi. C’est notre moment
privilégié… même si rien ne remplace un vrai contact. Heureusement, je
l’attends de pied ferme lors des vacances de fin d’année. J’ai déjà prévu
d’acheter une dinde de trente kilos et un sapin de deux mètres de haut.
– Elle l’a déjà eu dix-sept fois – au moins ! Il est temps qu’elle cède la
place aux autres, non ?
– À chaque fois, c’était bien mérité.
– Mais toi aussi, tu la mérites cette statuette. Tu as vu ta performance
dans The Lily & The Wolves ?
Depuis dix minutes, nous parlons de la remise des prix qui se déroulera
ce soir, à New York. Je suis en lice pour le trophée de la meilleure actrice
dans un film dramatique, pour mon rôle de Lily, une jeune fille aveugle
qui se retrouve kidnappée et va faire preuve d’une ingéniosité et d’un
courage à toute épreuve. Je croise les doigts… sans vraiment y croire car
je n’ai jamais eu les faveurs de la critique. Finalement, je souffle un baiser
à ma cadette.
– Elisabeth ?
Pour toute réponse, je désigne mon ordinateur. À son tour, mon garde
du corps découvre le contenu du message… sans paniquer. Décalant mon
siège, il passe en revue les clichés et vérifie la source de l’e-mail. Une
foule de données bizarroïdes apparaît sous mes yeux, aussi indéchiffrables
qu’un manuscrit de la Mer Morte.
– Ces photos ont été prises durant mon hospitalisation, déclare-t-il avec
un calme remarquable.
– Je suis là, maintenant. Plus rien de mal ne peut t’arriver. Mais j’ai
besoin que tu sois avec moi, Elisabeth. Tu es encore là ?
– Oui…
– Il faut que tu sois forte… parce que la personne qui t’a envoyé cet e-
mail l’a fait depuis ton ordinateur portable.
– Quoi ? je m’étrangle.
– Cela veut dire qu’il s’agit peut-être d’une personne de tout entourage
– ou en tous les cas d’une personne qui a eu accès à tes affaires.
À mon apparition, les flashs se déchaînent. Car pour une fois, je ne suis
pas venue seule, comme j’en ai l’habitude depuis plusieurs semaines –
depuis ma rupture avec un acteur très célèbre… avec lequel je ne sortais
même pas. Oui, le monde du cinéma, c’est souvent du chiqué. Dans mon
fourreau attaché par un gros nœud vaporeux autour de mon cou, je
m’avance au bras de… Matthew. Pas mon garde du corps, non. Matthew
Turner. L’homme que j’aime. Et mon cavalier d’un soir.
– Tu es superbe ! fais-je.
Un peu mal à l’aise, mon compagnon s’avance avec moi entre les
barrières qui retiennent la foule. Il n’aime guère l’exposition, la pleine
lumière. Or, ma venue semble déchaîner les journalistes. En langage
« people », je suis en train d’officialiser ma liaison avec mon bodyguard.
Pas besoin de communiqué de presse pour clamer son amour, il suffit
d’apparaître en couple sur un tapis rouge. Oui, c’est bizarre, je sais. Le
bras en écharpe, Matthew tire un peu sur sa veste de son autre main.
***
– Liz Hamilton pour son rôle dans The Lily & The Wolves !
Je me lève d’un bond, les yeux brillants. Matthew aussi quitte son siège
pour me laisser passer. Autour de nous, les applaudissements retentissent à
travers le théâtre, du parterre jusqu’aux baignoires. Mon cœur explose de
gratitude, de joie, tandis que je me jette au cou de mon chevalier servant.
Je m’agrippe si fort à lui qu’il vacille. Son unique bras m’enveloppe
pendant que toutes les caméras tournent, braquées vers moi.
– Bravo, Liz !
– Oh, ce n’est rien… je chuchote contre son tympan.
– Je suis fier de toi.
– Voyons, ça ne comptait absolument pas pour moi.
Des rires éclatent – et je note que Meryl Streep, cette grande dame,
applaudit à tout rompre. J’essuie tant bien que mal les rigoles sur mes
joues, ne parvenant qu’à étaler mon rimmel. Heureusement, mon
maquillage est waterproof. Dans la salle, je cherche du regard les gens que
j’aime. Ils sont tous là, à mes pieds, dans leurs fauteuils – ma mère, mon
agent, ma meilleure amie… Et tous attendent mon discours. Je me racle la
gorge.
Je n’en dirais pas plus. Je lui souris alors qu’il pose une main sur sa
poitrine, comme s’il avait reçu mon discours en plein cœur. Un lien
magique, invisible, nous unit quelques secondes l’un à l’autre. Et je réalise
l’évidence : il est devenu le centre de ma vie, surclassant ma carrière,
mon ambition, et toutes ces choses qui passent maintenant au second plan.
***
– Tu as vu mon film ?
Pour la peine, je lui administre une petite tape sur le bras – le bon bras,
celui qui n’a rien. Je ne suis quand même pas sadique.
Jennifer, furax.
Je les enveloppe tous d’un regard noir. Je ne suis plus triste, comme
autrefois. Cette fois, je suis carrément furibonde. Et ma colère les glace,
les privant enfin de parole et de moyens. Ils n’ont pas l’habitude de me
voir riposter !
– Je suis fier de toi, me glisse-t-il tout bas. Encore plus que tout à
l’heure.
***
– Excellent choix !
Je recommence.
– Plus fort !
Nos poitrines se touchent presque et ses yeux s’attardent sur mes lèvres,
en redessinant le contour.
***
Avant de quitter les lieux, nous rangeons la salle de sport. Pendant que
Matthew remet en place mon ennemi juré – aka le punching-ball – je
m’amuse avec des haltères. Bandant mes biceps, j’imite à la perfection
Popeye. Mon compagnon en profite pour me lancer une serviette
d’éponge, trouvée à la lingerie. Reposant mes poids, je me tamponne le
visage, le cou, les bras. Dès mon retour à la maison, je sauterai dans la
douche. Mais pas toute seule…
– Oh ! fais-je soudain.
Puis, se tournant vers moi, plus excité qu’un gosse devant le sapin de
Noël :
Matthew passe les deux mains dans ses courts cheveux blonds, les
ratissant à plusieurs reprises. Moi, je l’écoute avec des yeux ronds,
consciente de l’importance de notre découverte – parfaitement fortuite.
Que… quoi ?
Une sonnerie ?
Il semble plus inoffensif que sur sa photo – plus jeune, aussi. Moins que
la colère, c’est la peur que je lis dans ses yeux. Je reste néanmoins en
arrière, décidée à ne pas intervenir dans la discussion. Déjà, mon garde du
corps se présente et annonce de but en blanc la raison de sa visite. Il n’est
pas du genre à tourner autour du pot pendant des heures. Matthew est un
homme carré, franc, qui n’hésite pas à vous rentrer dedans au besoin… un
trait de caractère qui m’a permis de reprendre mes esprits. Sauf qu’Adam
se décompose et nie tout en bloc, paniqué.
Matthew ne perd pas son calme… alors que de mon côté, j’essaie de ne
pas me ronger mes ongles. Que faire si le boxeur continue à nier ?
Impossible de le traîner de force au commissariat pour lui extorquer des
aveux. Je me mordille les lèvres, arrachant de petites peaux à coups de
dents. Pendant ce temps, mon compagnon sort des captures d’écran
obtenues via les caméras de surveillance. Il a amené avec lui un grand
dossier, ainsi que le portrait-robot.
– Adam, vous avez été filmé sur le port. Sur les bandes, on vous voit
entrer dans l’entrepôt quelques minutes avant le drame.
Les doigts du gosse se raccrochent plus fort à sa porte, qu’il n’a pas
lâchée une seconde. Il s’y agrippe en nous barrant l’entrée de son
logement. Mais lorsqu’une vieille dame trop curieuse sort pour nous
espionner, il finit par s’effacer devant nous :
– Venez à l’intérieur.
Nous nous retrouvons tous les trois dans une kitchenette insalubre, à la
fenêtre mal isolée. Des courants d’air froid glissent dans mon dos, de sorte
que je remonte la fermeture éclair de ma parka. Octobre touche à sa fin et
Matthew me couve d’un regard inquiet, s’assurant que je vais bien.
– On est chez mes parents, ici. J’habite encore chez eux en attendant de
pouvoir me payer un appart. Mais ils sont venus. Ils étaient deux flics, un
grand blond et un type châtain, avec une clope éteinte au bec…
– Ils avaient des bandes-vidéo. Ils savaient qui j’étais, où mon père
bossait, tout ! Ils m’ont dit qu’ils effaceraient les preuves contre moi si je
ne témoignais pas. Et puis, ils m’ont fait comprendre que…
– Qu’ils s’en prendraient à vous ? À votre famille ?
Le jeune homme hoche la tête, guère rassuré. Même sept mois plus
tard, il semble encore traumatisé par l’altercation.
– Vous m’avez vu, n’est-ce pas ? Vous savez que j’ai tiré en légitime
défense ? Vous savez que je n’ai pas eu le choix, que c’était lui ou moi ?
– Mais vous ne devez pas vous laisser contrôler par vos angoisses. Ce
n’est pas un jeu. Il en va de la vie d’un homme. Avez-vous envie de vous
réveiller chaque matin en vous disant qu’un innocent a été jeté en prison
par votre faute, alors que vous auriez pu l’empêcher ? Moi, je ne pourrais
plus me regarder dans une glace…
Adam semble frappé par les accents de désespoir dans ma voix.
Matthew, lui, a cessé de respirer, soufflé par mon feu et mon énergie à le
défendre.
***
Aux côtés d’Erica et Angela, je passe deux heures à courir les magasins.
Un sport que je pratique au niveau olympique. Médaillée d’or du shopping
depuis mon plus jeune âge, je suis imbattable pour repérer une étole 100 %
soie ou les dernières bottines à la mode dans une friperie. Ensemble, nous
alternons entre boutiques de luxe et grandes marques populaires sans le
moindre état d’âme.
– Bon. Peut-être que si je travaille pendant dix ans dans la police et que
j’arrête définitivement de me nourrir, je pourrais me la payer… à crédit !
Trop silencieux…
Je fronce les sourcils sans comprendre. Puis je pose les yeux sur ma
porte entrebâillée. Quoi ? C’est impossible ! Je me revois donner un tour
de clés dans la double serrure. J’ai même songé à reprogrammer l’alarme
en tapant mon code secret. Je me mords les lèvres, mal à l’aise. Angela et
Erica échangent un regard inquiet. Nous pensons toute à la même chose. Et
si mon maniaque était à l’intérieur ?
Sur ces bonnes paroles, elle sort un petit calibre de son holster en cuir
marron. Je ne l’avais même pas remarqué durant notre séance shopping.
D’un geste assuré de la main, elle nous fait signe de reculer, Angela et
moi. Puis poussant la porte du bout du pied, elle se faufile à l’intérieur.
Nerveuse, je tends l’oreille durant son absence… qui s’éternise. Angela
me presse le bras, inquiète. Et si elle ne revenait pas ? Et si… mais Erica
réapparaît, la mine sinistre. On dirait qu’elle vient de croiser un fantôme.
Trop tard. J’ai déjà rejoint mes deux amies devant la porte de ma
chambre, au premier étage. Je recule d’un pas, les yeux écarquillés. Tous
les murs sont couverts d’une étrange peinture rouge – ou plutôt devrais-je
dire de sang ? Car l’odeur ne trompe pas, ni la texture. Mon maniaque est
venu asperger ma chambre de litres d’hémoglobine. Et un mot me nargue
au-dessus du lit, en lettres écarlates : SALOPE.
***
Il raccroche.
Oh maman !
Mon sang ne fait qu’un tour. Et telle Wonder Woman, je n’ai qu’à
tourner sur moi-même pour enfiler une nouvelle tenue (et courir à la salle
de bain, batailler contre ma robe, retrouver une de mes chaussures portée
disparue, dompter ma tignasse… non, non, j’ai été vite quand même…).
Matthew m’attend devant la porte d’entrée, ses clés de voiture à la main,
en jean, t-shirt noir et blouson de cuir. Dès qu’il me voit, il m’attrape par
le coude et m’entraîne vers l’ascenseur. Secouée, ballottée, je finis de me
coiffer au moment où il démarre sur les chapeaux de roue.
Tendu, nerveux, mon bodyguard garde un instant les yeux dans le vide.
Puis nous pénétrons dans le vaste immeuble en briques abritant les locaux
de la police. À l’intérieur, c’est l’effervescence. Toujours le même ballet
de criminels, de suspects, de victimes qui hantent ces murs. Une grosse
affiche blanche annonce que la machine à café est en panne. Tout
semblerait normal s’il ne régnait pas une telle tension. Dans divers coins,
des petits groupes d’agents parlent avec animation à voix basse. Et
Nathalie se précipite vers nous.
Sous le choc, Matthew passe une main sur sa figure, comme s’il
craignait de se réveiller d’une seconde à l’autre. Moi, je n’ose plus
respirer. C’est trop beau pour être vrai.
– Les films des docks ont également été versés comme preuves à ton
dossier, ajoute le commissaire.
– Et Clifford et Stone ?
– Ils sont en train de s’expliquer avec les délégués du bureau des
affaires internes. Ils viennent d’être mis en examen après l’identification
formelle de Martinez.
– Alors, c’est fini ?
– Oui, Matthew. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que tu ne
sois complètement innocenté.
22. Tête-à-tête
Nos rires éclatent dans l’habitacle tandis qu’il s’arrête devant son
immeuble. Dans le lointain, j’entends les eaux roulantes de l’Hudson.
Mais curieusement, Matthew ne coupe pas le moteur. Il le laisse tourner et
me fixe dans les yeux.
Cinq minutes plus tard, nous roulons à travers Big Apple sans que je
connaisse notre destination… J’éprouve un indicible soulagement lorsque
nous quittons la ville. Ne suis-je pas en train de m’éloigner du cinglé qui
me harcèle et menace ma vie ? Une vraie bouffée d’air frais ! Même s’il
s’agit d’une solution temporaire, je respire mieux, je revis et je peux enfin
penser à autre chose.
Je suis une citadine pur jus, c’est vrai ! Mais le monstre n’en dira pas
plus. Pour la peine, je me mets à chanter au rythme de sa playlist durant
l’heure qui suit. Je ne lui épargne aucune vocalise, aucun solo a cappella.
Héroïque, Matthew reste stoïque.
– Elisabeth…
– Oui ?
– Ne te lance jamais – je dis bien jamais – dans une comédie musicale.
– C’est magnifique.
– Nous sommes dans le Rhode Island, avoue-t-il.
Le chant d’un oiseau s’élève sur le côté, un merle qui nous souhaite la
bienvenue. Matthew pose une main enveloppante sur ma cuisse.
– Tu es ici chez moi – donc chez toi. J’ai acheté cette maison un an
après être entré dans la police. C’était une ruine à l’époque : elle se
résumait à quatre murs et un toit effondré. Je l’ai retapé pendant mes
week-ends jusqu’à en faire un foyer accueillant. Ce n’est pas immense
mais…
– C’est magique, Matthew ! On dirait une maison de conte de fées !
L’intérieur est à la hauteur. Des poutres apparentes au plafond, une
grande cheminée – sans écran en verre ni bouton électrique – des fauteuils
et canapés dépareillés, du parquet en bois recouvert de tapis moelleux.
Tout respire la simplicité, le confort rustique. À l’étage, je découvre une
enfilade de petites chambres décorées avec goût, des papiers à fleurs ou à
grosses rayures blanches et bleus, un escalier taillé dans le bois. Matthew
en profite pour déposer mes valises pendant que je m’extasie sur la vue :
pas une autre habitation à perte de vue. Seulement la forêt dorée.
J’aperçois même un petit écureuil qui saute de branche en branche.
***
– C’est quand même plus authentique, sourit-il. Un vrai feu, dans une
vraie cheminée.
Oh.
Mon cœur se met à cogner très fort tandis qu’il enlace nos doigts. Il va
se passer quelque chose. Je le devine, je le sens dans chaque atome de mon
corps. Les flammes modèlent nos figures, repoussant la pénombre de la
pièce. Et dans les lueurs orangées, Matthew inspire un grand coup.
– Je t’aime.
Oh (encore).
C’est alors qu’un lent sourire apparaît sur mes lèvres. Cet homme a-t-il
conscience d’être irrésistible ? Il triture mes doigts avec nervosité. Il
semble soudain si anxieux, si démuni face à mon silence. Quelques
étincelles crépitent dans la cheminée, tels des feux follets. Doucement, je
pose ma main libre sur sa joue en me perdant dans ses yeux verts.
Je ris doucement, émue au-delà des mots par la simplicité de son aveu.
Mon pouce caresse ses lèvres. Lui me regarde sans comprendre, un peu
perdu. Le pauvre cherche ce que j’attends de lui sans trouver – ce qui le
fait paniquer. Matthew Turner. Le spécimen d’homme le plus droit, le plus
sincère, le plus honnête de la planète. Rude et direct jusque dans ses mots
d’amour. Car un homme aussi taiseux, aussi secret, ne peut pas se lancer
dans de grands discours enflammés. Cela ne lui ressemblerait pas. Ce ne
serait pas lui – pas nous.
– Je t’aime depuis très longtemps. Depuis que je t’ai trouvée seule, dans
cette cabine d’essayage.
– Je l’ignorais.
– Je ne suis pas très doué non plus pour montrer mes sentiments mais…
c’est toi, Elisabeth. C’est toi la femme que je veux à mes côtés jusqu’à la
fin, jusqu’au dernier jour.
– Tu t’améliores… fais-je.
Il étouffe mon rire d’un baiser bref, impétueux. En parfait accord, nos
corps bougent en rythme. Nos peaux se cherchent, se veulent. Quand les
lèvres de Matthew me délaissent, c’est pour se poser sur mon épaule
dénudée. Ses doigts, eux, s’attaquent au dernier bouton de la chemise, en
bas… avant d’écarter les pans de tissu qui révèlent mon soutien-gorge en
coton rose pâle.
– Tu es magnifique.
– Alors profites-en !
Il ne se le fait pas dire deux fois ! Il se jette sur moi comme un fauve.
Je ne m’y attendais pas. Et renversée en arrière, je pousse un petit cri de
surprise, me laissant coucher sur le tapis blanc du salon, juste devant
l’âtre. J’en ai la respiration coupée, même si Matthew m’allonge sans me
bousculer. Je me retrouve étendue sous lui, avec ma chemise ouverte et
mon jean. D’un pied, je retire seules mes bottines, les envoyant valser
l’une après l’autre sur le parquet. Ce qui me permet d’enrouler mes
jambes autour de ses hanches étroites, viriles.
Nos regards se croisent, passionnés. Dans ses yeux, je lis tous les mots
qu’il aimerait me dire. Taiseux, il me parle autrement, à sa manière. Avec
sa bouche qui s’avance le long de mon cou, de ma trachée, de ma poitrine.
Avec sa main qui se pose sur mon ventre plat et remonte vers mes hanches,
mes côtes, mes seins. Avec ses yeux, aussi. Ses yeux qui me dévorent,
étincelants dès qu’ils découvrent une nouvelle parcelle de ma peau.
Mmm…
– Elisabeth…
Je ne vais pas m’en plaindre alors que sa bouche glisse vers mon
nombril avant d’aller plus bas, toujours plus bas… jusqu’à la ceinture de
mon jean. Au-dessus de moi, Matthew relève la tête, le visage au niveau
de mon entrejambe. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.
De ses longs doigts, il écarte mes cuisses et plonge vers moi. Son
visage se rapproche de mon entrejambe jusqu’à ce que je sente ses lèvres
contre mon sexe. Il l’embrasse d’abord, légèrement, puis d’une pression
plus forte, plus osée. Une vague d’impatience se lève dans mon ventre. Je
m’arc-boute, folle de désir. Et lui s’introduit au creux de ma fente à la
pointe de sa langue. À cet instant, je lâche prise. Je perds complètement
pied. Sa bouche prend possession de moi, de mon intimité. Matthew en
explore chaque repli, chaque secret, me prenant en son pouvoir, à son
piège. Des spasmes se lèvent au creux de mon corps.
Il est beau.
Un préservatif dans une main, prélevée dans mon sac à main, Matthew
revient vers moi. Nos corps moites se retrouvent alors qu’il s’installe entre
mes jambes avant de se coucher sur moi. Gainé de sa protection, mon
amant reste appuyé sur un seul coude pour ne pas m’écraser. Mais je ne
demande rien de mieux que recevoir son poids. Enivrée par son odeur,
j’enfouis mon visage contre son épaule et je l’enlace de mes bras, de mes
chevilles croisées dans son dos. Lui ne peut plus lutter tandis que je
m’ouvre, prête à l’accueillir. Son sexe entre moi. D’un coup de rein, il me
pénètre, au plus profond de mon être. Un soupir comblé m’échappe.
Aujourd’hui et à jamais.
– Je t’aime, Matthew.
C’est sorti tout seul, dans un dernier soupir. Roulant à côté de moi, il
m’attire de son bras valide contre son flanc. Je m’abandonne à son
étreinte, nos jambes nues mélangées. Et le feu couvre notre nudité de ses
flammes cuivrées.
Faites que ce ne soit pas Freddy Kruger, faites que ce ne soit pas
Freddy Kruger, faite que…
– Oh !
***
Ou pas.
Des pas. Des pas dans ma direction. Mon cœur manque dix, vingt,
trente battements… et je me rue vers la première cachette à ma portée. À
peine ai-je le temps de m’engouffrer dans l’armoire en métal où Matthew
range sa paperasse que la porte du bureau s’entrouvre. Le faisceau d’une
lampe de poche éclaire mon armoire avant de se balader dans toute la
salle. J’enfonce ma tête dans mes genoux, repliés contre ma poitrine,
pendant que le fou pénètre dans la salle pour en faire le tour. Je le vois à
travers le minuscule interstice de la porte.
C’est peut-être fou, c’est peut-être risqué mais faute de solution, je sors
de ma cachette et rejoins le salon, toujours à quatre pattes. Je m’approche
de mon zinzin qui tend l’oreille en direction de l’étage. Je vais mourir de
peur. Mais je me redresse quand même, me dressant derrière lui en silence.
Ça ne peut pas être réel. On dirait la scène d’un film. J’attends presque que
le metteur en scène crie : « Action ! ». Quand soudain, mon agresseur
pivote vers moi et…
Je lui saute sur le dos comme un boulet de canon. Il n’a pas le temps de
voir d’où les coups partent. Déjà, je le chevauche, les jambes nouées
autour de sa taille, et plante mes doigts dans ses yeux, à travers les fentes
de sa cagoule. Bon. Ça ne ressemble à aucune prise de karaté connue…
mais je m’en balance, là ! Je fais ce que je peux ! Prise de panique,
j’attaque n’importe comment alors qu’un hurlement explose. Mon malade
mental. Aveuglé, il se débat en m’envoyant de grands coups de coude dans
les côtes.
S’en suit une lutte épique. Rivée à son dos, je l’étrangle en passant un
bras autour de sa trachée, en comprimant sa glotte. Le dingue lance les
bras en avant, cherchant des appuis, n’importe quoi. Puis, sans prévenir, il
recule et m’écrase la colonne vertébrale contre le mur. Merde ! Je
n’abandonne pas pour autant, aussi coriace qu’un pitbull. Jusqu’à ce que
mon bourreau prenne de l’élan et me projette à nouveau contre la cloison.
Je finis par lâcher prise… en l’entraînant dans ma chute.
Nos deux corps roulent à terre et mon ennemi perd son arme alors que
nous effectuons plusieurs tonneaux. Ma tête tape finalement contre la
table basse alors que mon maniaque s’élance vers son revolver – car il
s’agit bien d’une arme à feu ! Mon sang ne fait qu’un tour malgré la
blessure à l’arrière de mon crâne. Bondissant en avant, je rampe aussi vite
que mon ennemi vers le Saint Graal. Sauf qu’il a deux mètres d’avance.
Un cri résonne – le mien ? le sien ? Puis sa main s’abat sur la crosse.
Je me fige, les mains en l’air, assise sur le tapis blanc et tremblant des
pieds à la tête. J’entends alors le déclic du cran de sécurité au moment où
mon agresseur pointe le canon vers mon front.
Alors, tout s’arrête. Tout se fige. Parce que cette voix, je la connais.
***
Je suis si stupéfiée que j’en oublie presque d’avoir peur. D’un simple
coup d’œil, je reconnais maintenant la silhouette de mon aînée, plus
grande et charpentée que moi. Bouche bée, je ne parviens pas à ajouter un
mot pendant qu’elle retire sa cagoule d’un geste preste. Elle tire sur la
laine et révèle ses cheveux châtains et mi-longs, ses yeux sombres chargés
de rancœur. Dans la pièce plongée dans les ténèbres, nous nous
contemplons en silence, aussi secouées l’un que l’autre.
– C’est toi qui me pourris ma vie ! C’est toi qui me gâches l’existence
depuis que tu es née ! Normalement, j’aurais dû devenir une star – moi,
moi et pas toi ! À la base, c’est moi que Jennifer emmenait aux castings,
c’est moi qu’elle appelait « sa petite étoile ». Mais je n’ai jamais réussi
qu’à décrocher de petits rôles dans des sitcoms bidon ou des pubs de
troisième zone.
Madison ne m’entend plus. Elle déroule pour moi le fil de son histoire,
d’une voix pleine d’amertume et de fureur. La jalousie transpire par tous
les pores de sa peau, telle une suée malsaine.
– À partir de cette époque, Jennifer n’en a plus eu que pour toi. Elle
s’est même mise à t’appeler « sa star » à la maison. Je n’en pouvais plus.
J’ai été complètement reléguée au second rang. J’étais la boniche de
service, la secrétaire obligée de remplir la paperasse ou de réserver ton
restaurant…
C’est en partie faux, car j’ai rapidement engagé une assistante… même
si elle me donnait de sérieux coups de main au début de ma carrière. Ce
dont je lui ai toujours été reconnaissante. Je sais combien vivre dans mon
ombre a pu être difficile pour elle. Consciente de ne pas pouvoir remonter
le temps, je lui lance un regard désespéré. J’ai sans doute ma part de
responsabilités, même si j’ai essayé de l’aider. Et jamais je n’aurais pensé
qu’elle était aussi mal – et aussi malade. Mais parce qu’elle a un revolver
chargé, je ne l’interromps pas. Mieux vaut qu’elle vide son sac. Au moins,
je gagne du temps, soutenue par l’espoir fou que Matthew arrive. Combien
de minutes se sont écoulées depuis son départ ? J’ai perdu toute notion du
temps. Mais il devrait rentrer, non ? Pitié, faites qu’il rentre !
Ma sœur me regarde sans me voir avec des yeux torves qui me donnent
des frissons. Puis, à nouveau, un hurlement à me crever les tympans :
– TA GUEULE !
Jamais mon talent d’actrice ne m’a été aussi utile de toute ma vie. Je la
contemple avec sang-froid même si je meurs de peur à l’intérieur. À
nouveau, un éclair nous inonde de sa lueur jaunâtre, elle debout, flingue au
poing, et moi assise par terre, droite comme un « i » face à la mort.
Quand soudain…
***
Une forme… une forme noire et trempée surgit de nulle part. C’est
comme une apparition, une vision. Au moment où ma sœur tire, une
silhouette la percute de plein fouet, la projette par terre. Je pousse un cri
de terreur. Que se passe-t-il ? Qui a été touché ? À travers la porte ouverte
du vestibule, la pluie rentre en trombes dans le chalet. Et des bruits de
lutte explosent dans le salon tandis que Madison et mon sauveur roulent à
terre. Qui saigne ? Qui va mourir ?
– Matthew !
C’est lui ! C’est lui qui attrape Madison par les poignets, la forçant à
lâcher son revolver d’une prise impeccable. Les hurlements de ma sœur
me vrillent les tympans. Moi, je reste pétrifiée pendant que mon garde du
corps balance un grand coup de pied dans l’arme à feu, l’expédiant aussi
loin que possible. Sous mes yeux, le petit calibre glisse sous un meuble,
hors d’atteinte.
– Je vais vous tuer ! hurle mon aînée. Je vais vous tuer tous les deux !
– Et comment allez-vous faire sans revolver ?
– Liz ! hurle Madison. Dis-lui de me lâcher !
– Elisabeth !
– Elisabeth !
C’est Matthew qui m’appelle. C’est Matthew qui me fait revenir à moi,
à la réalité. Enfin, je m’arrache à la contemplation morbide et me tourne
vers mon amant. Il maîtrise parfaitement ma sœur en dépit de ses
mouvements frénétiques, de ses brusques saccades – et de son épaule
abîmée, peut-être à nouveau démise. Et il plonge dans mes yeux avec
intensité.
– Téléphone à la police !
Je reste d’abord sans réaction, prisonnière de mon apathie. Tout paraît
si irréel.
Ma chérie.
– La rumeur court que vous allez vous offrir un long break après les
événements du Rhode Island ?
– C’est exact… mais pas dans l’immédiat. Je dois d’abord tenir mes
engagements. Dans trois jours, je m’envole pour le Nouveau Mexique afin
de tourner mon prochain film – un western exclusivement féminin !
Je souris à la presse.
Tu parles !
– Je tournerai donc moins dans les années à venir. Je suis dans le métier
depuis…
– C’est ça, dix-neuf ans ! J’avais trois ans quand j’ai tourné ma
première pub pour un sirop pour la toux – le jingle était une tuerie,
d’ailleurs. Vous vous rappelez ?
Je chantonne les notes et pouffe de rire, bon enfant. Puis, plus grave :
– J’ai trop souvent communiqué sur ce sujet par le passé, dis-je. Alors
désormais, ma vie privée restera… privée.
***
– Tu… quoi ?
– Je reprends du service la semaine prochaine au sein des forces de
l’ordre. Mais cette fois, je vais bosser à la criminelle. C’est là que j’ai
toujours voulu terminer ma carrière – et je m’y sentirai plus à l’aise
qu’aux Stups.
– Mais… mais…
Conflit d’intérêts.
Beaucoup trop.
– … et elle a été démarchée par une chaîne du câble pour présenter une
émission.
– Oh. Je suppose qu’elle est ravie. C’est pour cela qu’elle t’a appelée
une bonne centaine de fois hier soir ?
Je pousse un profond soupir alors que nous nous engageons sur le Bow
Bridge, superbe pont jailli des bosquets d’arbres et dont la rambarde
gracieuse se reflète en miroir dans les eaux du lac. Mon endroit préféré à
Central Park.
– Elisabeth…
– Veux-tu m’épouser ?
– Oh, Matthew !
– Je suis peut-être supposé ajouter quelque chose ? s’angoisse-t-il, en
pleine paranoïa post-déclaration d’amour.
Le soulagement qui déferle sur lui est pour moi la plus belle des
récompenses. Aussitôt, il sort ma bague de fiançailles de son écrin afin de
la passer avec empressement à mon doigt – quitte à s’y reprendre à trois
fois pour retirer mon gant de cuir. Il y a quelques petits ratés mais nous
n’avons jamais été un couple très conventionnel ! Une minute, j’admire la
pureté de la pierre à mon annulaire… jusqu’à ce que Matthew me soulève
de terre pour me faire tournoyer avec lui. Au diable sa retenue !
Nous nous embrassons, encore et encore. Portée dans ses bras, je n’ai
qu’à incliner la tête pour prendre ses lèvres. Nous allons nous marier. Lui
et moi. Ensemble, à vie. Mon cœur semble exploser dans ma poitrine.
Alors les happy ends n’existent pas seulement dans les films…
FIN
Rose M. Becker
PROTÈGE-MOI...DE TOI,
VOTRE CHAPITRE CADEAU !
La rencontre vue par Matthew : Mon
(irrésistible) cauchemar personnel
Parce que je sentais déjà que la réponse n’allait pas me plaire. Du tout.
Pendant ce temps, Liz Hamilton rejoint le siège marqué à son nom dans
un coin du plateau, à l’écart des caméras. Je ne la perds pas des yeux, à la
fois méfiant et… intrigué. Sans vouloir passer pour un fan, c’est assez
impressionnant de la voir « en vrai ». J’ai presque l’impression qu’elle est
sortie de l’écran – qu’elle crève à chacune de ses prestations. Comme la
moitié de la planète, je ne peux nier qu’elle est sublime.
Cela dit, je n’ai pas accepté. Pas encore. J’en suis même très loin. Pour
la première fois, je me réserve un droit de veto. D’ordinaire, je ne discute
pas les ordres de l’agence CORP… mais le cas de cette jeune femme est
particulier. Ce qui explique pourquoi je l’observe en recul, décidé à
évaluer la situation avant de me lancer dans le vide sans filet. Certes,
j’aime les défis et les montées d’adrénaline… seulement, je ne suis pas
certain de vouloir bosser avec elle. Ni d’avoir les nerfs assez solides pour
ça !
– Où ? Où ? répète-t-elle.
– A dix heures dix ! répond l’autre fille.
– Rhôôô ! Sexy !
L’exclamation qui lui échappe est si forte que j’ai presque le son. Et sa
bouche sensuelle, maquillée d’une couleur bizarre – un genre de beige rose
très étrange mais plutôt joli – s’arrondit. Je rêve ou elle parle de moi ? Nos
regards se croisent. Je ne bouge pas, parfaitement immobile tandis que ses
pupilles glissent sur moi, m’enveloppant des pieds à la tête sans pudeur. A
l’évidence, cette fille n’a pas froid aux yeux. Elle me mate avec le même
culot qu’un mec. Parce que je me fais mater. Moi.
On aura vraiment tout vu…
Elle se tortille sur son siège tout en continuant à m’observer, les joues
en feu. Nous ressemblons à deux fauves en train de s’évaluer à distance. Je
ne fais pas un geste vers elle, encore incertain de ma décision. J’accepte ?
Je refuse ? Quand soudain, elle se lève en retapant sa coiffure. Sur sa
bouche, je devine le mot : « Chiche ! ». Et elle s’approche de moi dans son
jean et sa chemise blanche, un grand sourire vissé aux lèvres.
Intéressant.
***
Je la dévisage sans rien dire, d’abord étonné par son attaque frontale.
Sacré caractère ! Puis, amusé par le culot de la demoiselle, je ne peux
réprimer plus longtemps mon sourire.
En plus, ses yeux sont vraiment magnifiques…
Je me mets à rire alors que sa voix veloutée glisse comme une caresse
sur ma peau. Elle me sourit, mutine, joueuse. Penchant sur le côté sa jolie
tête, elle me contemple de sous ses paupières mi-closes. Elle semble très à
l’aise dans son rapport aux hommes. Sans doute n’a-t-elle pas essuyé
beaucoup de refus au cours de sa vie… Et visiblement, je suis le prochain
sur sa liste. Ce qui m’agace. Et me flatte un peu, j’avoue.
Je n’en montre pourtant rien. Les lèvres scellées, les bras croisés sur la
poitrine dans mon blouson de cuir, je ne réponds pas à sa boutade. Car je
refuse de rentrer dans son petit jeu ou de me laisser impressionner par son
statut de star. Pour moi, elle n’est – elle ne doit être – qu’un contrat
comme les autres.
Si j’accepte.
– Je me renseigne.
Elle semble se détendre aussitôt. Il faut dire que je n’ai pas vraiment la
dégaine d’un paparazzi. A nouveau, son sourire réapparait, illuminant
toute sa physionomie, presque magique. Enhardie, elle pose alors une
main sur mon avant-bras en une caresse fugace. Puis, du bout de son
index, elle se met à tracer des formes sur ma peau, comme si elle dessinait
des ronds en cherchant mon regard.
Et plus encore.