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DES PARTICULARITÉS FRANÇAISES DE LA NÉGROPHOBIE

Mame-Fatou Niang
in Omar Slaouti et al., Racismes de France

La Découverte | « Cahiers libres »

2020 | pages 151 à 169


ISBN 9782348046247
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Des particularités françaises de la négrophobie

Mame-Fatou Niang

« Je me retrouve dans un monde où les choses font


mal. […] Je dois me rappeler à tout instant que le
véritable saut consiste à introduire de l’invention
dans l’existence. »
Frantz Fanon
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En mai 2020, les images de la mort à Minneapolis de l’Afro-
Américain George Floyd font le tour du monde. Huit minutes et
quarante-six secondes d’une composition macabre étatsunienne.
Un policier blanc au visage impassible maintient fermement
un genou sur le cou d’un homme noir menotté et à terre. Ce
dernier plaidera inlassablement, jusqu’au dernier souffle  : « I
can’t breathe. You gonna kill me 1. » Les derniers mots de Floyd
deviennent un cri de ralliement mondial contre le racisme et
les violences d’État. Le slogan Black Lives Matter s’installe solide‑
ment au cœur d’une actualité planétaire d’où il supplanterait
presque la pandémie encore vive de la covid-19. En France, l’opi‑
nion publique se saisit avec effroi de l’affaire qui fait suite au
meurtre d’Ahmaud Arbery, jeune joggeur abattu dans l’État de
Géorgie en février 2020 par trois miliciens blancs. L’indignation
est unanime, et l’on condamne avec fermeté ces manifestations
du racisme anti-Noirs qui gangrène les États-Unis.
Quelques jours après la mort de George Floyd, l’affaire
Adama Traoré –  du nom de ce jeune Afro-Français de vingt-
quatre ans décédé en 2016 à la suite d’un contrôle policier  –

1 « Je ne peux pas respirer. Vous allez me tuer. »

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

connaît un énième rebondissement. Une nouvelle expertise


écarte la responsabilité des gendarmes dans le décès du jeune
homme. Adama ne serait pas mort de la compression mécanique
exercée par le poids de trois gendarmes sur son corps, mais
des suites d’une pathologie cardiaque préexistante et commune
« chez les sujets de race noire 2 ». C’est l’une des rares fois
où l’adjectif « noir » est utilisé dans la presse française pour
décrire ce jeune homme mort dans des circonstances étrange‑
ment similaires à celles de la mort de George Floyd. À l’appel
d’Assa Traoré, sœur de la victime et membre du comité Vérité
et Justice pour Adama, un rassemblement est organisé devant
le tribunal judiciaire de Paris. Cet événement, qui surprend par
son ampleur mais aussi par la diversité des manifestants, marque
un tournant dans le rapport de forces avec l’État et dans la
couverture de cette actualité. Des voix s’élèvent afin de dénoncer
l’utilisation opportuniste d’une tragédie étrangère et une impor‑
tation abusive de tropes étatsuniens. La concomitance de ces
événements est riche en enseignements. Cette actualité autour
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du traitement de corps minorisés fait se télescoper mécaniques
d’oppression, crispations identitaires et luttes d’émancipation.
Elle met également en lumière les particularités et ressorts qui
animent la négrophobie d’un pays à l’autre.
Comme l’antisémitisme, l’anti-asianisme ou l’antitsiga‑
nisme, la négrophobie est mue par le rejet, l’effacement,
l’agression de l’« Autre ». Elle prospère sur une vision de l’iden‑
tité –  de l’« Un » et du « Nous »  – construite en opposition
à un « Autre », un « eux », jugé inférieur, et dont l’exploi‑
tation est légitime. En 2020, la pandémie de covid-19 jette
une lumière crue sur ce traitement du Noir qui, de Canton
à Stockholm, fait office d’« être à part » soumis à un régime
sanitaire, policier et médiatique toujours exclusif. Le racisme
anti-Noirs est un phénomène global. En France, il se distingue
d’autres formes de racismes par ses origines ancrées dans la
modernité européenne et par le paradoxe de son extraordi‑
naire vitalité dans une société où il est encore nié, sous-estimé,
car complètement naturalisé.

2 Louise Couvelaire, « Une expertise médicale exonère à nouveau les gendarmes


dans la mort d’Adama Traoré », LeMonde.fr, 29 mai 2020.

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Des particularités françaises de la négrophobie

Selon Étienne Achille et Lydie Moudileno, « l’impensé de la


race […] est à la fois pilier du modèle républicain et le point
sur lequel achoppe une véritable hospitalité de la République 3 ».
Le traitement du Noir se niche dans le paradoxe d’une négation
institutionnalisée de la race, alors même que cette dernière a
été fondamentale dans la création de la nation. Aujourd’hui, la
négrophobie bourgeonne sur l’excision du roman national, sur
la croyance en un pouvoir performatif de la parlure républicaine
et sur le rejet des cadres conceptuels à même de capturer pleine‑
ment l’expérience racisée noire. Elle prospère sur le terrain
d’une vision de l’« Autre-Noir » forgée par une idéologie dont
on a entrepris d’effacer les racines, sans pour autant en éradi‑
quer les survivances. Loin de handicaper l’appréhension de ce
racisme, ces silences et ces multiples articulations entre visible
et invisible constituent une « obligation de penser 4 », un « vide-
plein » qui nous tend les outils de sa (dé)construction.
Sur près de quatre siècles, la France échafaude l’étrangeté
du Noir, son infériorité et la légitimité de son exploitation.
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Un riche corpus atteste des processus qui ont donné naissance
à la figure du « Noir » et à son pendant le « Blanc » 5. Dès le
xve siècle, les récits des premiers explorateurs nourrissent l’idée
d’Africains restés à l’état de nature. Cette notion prospère
dans les siècles qui suivent et assoit les théories sur la sauva‑
gerie d’êtres primitifs en mal de civilisation. Les Lumières du
xviiie siècle théorisent la hiérarchisation des hommes selon la
couleur de leur peau : le Noir est au dernier échelon de cette

3 Étienne Achille et Lydie Moudileno, Mythologies postcoloniales, Honoré


Champion, Paris, 2018, p. 9.
4 Didier Fassin, « Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale »,
in Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?
Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2006, p. 13‑14.
5 Pour penser à cette question en contexte français, se référer aux travaux
d’Étienne Achille : « Behind closed doors : postcolonial domesticity, whiteness,
and the making of Petits Blancs », Revue critique de fixxion française contemporaine,
n° 19, 2019, p. 147‑55 ; « Village People : Petits Blancs et discours néo-réactionnaire
dans En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis », Romance Notes, vol. 59, n° 1,
2019, p.  173‑84 ; « “Entendez-vous dans nos campagnes.” Écrivains blancs et
France postcoloniale », Francosphères, vol.  7, n°  1, 2018, p.  15‑28 ; Amélie Le
Renard, Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï,
Presses de Sciences Po, Paris, 2019 ; et Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux.
Diversité, racisme et médias, Éditions Amsterdam, Paris, 2013.

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

taxonomie. Porté par Gobineau et Le Bon, le racialisme de ce


temps pose les jalons de son infériorité. Sous la lunette d’émi‑
nents scientifiques du xixe siècle tels Saint-Hilaire et Virey, le
Noir est étudié, disséqué et (dé)classé : c’est un grand enfant
qu’il faut élever et civiliser ; c’est Saartjie Baartman, exposée
comme une bête de foire dans les cabarets et maisons closes
de Paris ; c’est ce corps aux proportions « anormales » qui
est minutieusement étudié par Cuvier avant d’être exposé au
Musée de l’Homme jusqu’en 1974 ; ce sont ces milliers de
« sauvages » Bamiléké, Ouolof et Kanak qui font les beaux
jours des expositions coloniales et zoos humains du xixe et
du xxe  siècle ; ce sont ces Dahoméens payés trois sous la
journée pour amuser les Folies Bergère et le Casino de Paris.
Drapé dans la certitude de sa supériorité, l’Occident invente
le sauvage, le met en scène 6.

La race au cœur de la République


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Les survivances de cette histoire française de la négro‑
phobie sont nombreuses, en témoigne le tableau L’Abolition de
l’an II de l’artiste français Hervé Di Rosa, qui commémore la
première abolition de l’esclavage et appartient à L’Histoire en
peinture de l’Assemblée nationale, une série de fresques réalisées
par l’artiste en 1991. Cette œuvre est produite par un artiste
connu pour travailler à la croisée de cultures et se trouve au
sein d’un temple républicain, l’Assemblée nationale. On ne
pourrait rêver mieux comme symbole antiraciste. Pourtant, ce
tableau constitue un formidable condensé des particularismes
français de la négrophobie. Du déni de la race au paterna‑
lisme, de l’amnésie à l’injonction de gratitude, de la charge
de censure à la défense de l’exceptionnalisme français, de
la condamnation d’une dictature des minorités au soupçon
d’importations d’idéologies étrangères, l’odyssée de cette
fresque illumine une compréhension bien française de la place
réservée au Noir.

6 Je développe amplement cette question dans le cinquième chapitre de


mon ouvrage Identités françaises. Banlieues, féminités et universalisme, Brill,
Amsterdam, 2020.

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Des particularités françaises de la négrophobie

J’ai découvert cette œuvre lors d’une projection à l­ ’Assemblée


de mon documentaire Mariannes noires 7. En avril  2019, nous
publions avec l’écrivain Julien Suaudeau une tribune car nous
considérons cette œuvre, ces « deux visages de Noirs, yeux
exorbités, lèvres surdimensionnées, dents carnassières » comme
une insulte aux victimes de la traite, à leurs descendants et aux
idéaux de la République 8. Cette vignette plongeait le spectateur
dans une imagerie qui empruntait aux représentations les plus
honteuses du Noir, des publicités Banania à Tintin au Congo.
Dans les médias nationaux et locaux, la condamnation de notre
initiative est quasi unanime : communautarisme noir, dictature
des minorités, tyrannie de la bien-pensance, ignorance, militan‑
tisme antirépublicain, noyautage américain 9. La fureur engen‑
drée par notre interrogation et le regard posé sur cette œuvre
durant près de trois décennies sont révélateurs des ressorts de
la négrophobie en France.
En 2016, mon documentaire Mariannes noires a reçu un
accueil mouvementé de personnalités et de particuliers outrés
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par la juxtaposition de l’adjectif colorisant « noires » et de
Marianne, symbole d’une France aveugle à la couleur. Ce rejet
épidermique du film, dès son titre, est symptomatique d’une
schizophrénie républicaine entretenue par l’effacement de la
race comme catégorie opératoire dans le champ national, alors
même que la racialisation posée par les Lumières et entretenue
par l’entreprise coloniale continue de définir notre société.
Les bustes de Marianne occupent une place d’honneur dans

7 Mariannes noires (2016) est un documentaire qui retrace les parcours de sept
Afro-Françaises : la chorégraphe Bintou Dembélé, la maîtresse de conférences
Maboula Soumahoro, les réalisatrices Isabelle Boni-Claverie et Alice Diop, la
galeriste Elisabeth Ndala, et les entrepreneures Fati Niang et Aline Tacite.
8 Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, « Banalisation du racisme à l’Assemblée
nationale : Ouvrons les yeux », tribune, NouvelObs.com, 4 avril 2019.
9 Thomas Hermans, « Pétition contre une fresque célébrant l’abolition de
l’esclavage à l’Assemblé nationale », LeFigaro.fr, 14  avril 2019 ; Bernard
Géniès, « Catherine Millet  : “Accuser Hervé Di Rosa de racisme est totale‑
ment infondé” », NouvelObs.com, 18 avril 2019 ; Camille Schmitt, « Assemblée
nationale  : une fresque jugée “raciste” crée la polémique », RTL.fr, 8  avril
2019 ; Emmanuelle Jardonnet, « Taxé de racisme, Hervé Di Rosa dénonce
des “censeurs” », LeMonde.fr, 8 avril 2019 ; Angelique Chrisafis, « Academics
launch petition against “racist” mural in French parliament », TheGuardian.
com, 12  avril 2019 ; Lauren Collins, « The campaign to remove a shocking
painting from the French national assembly », NewYorker.com, 8 avril 2019.

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

les bâtiments publics et ses traits ornent timbres, pièces de


monnaie et documents officiels. Sous le bonnet phrygien, l’on
reconnaîtra tour à tour Brigitte Bardot, Catherine Deneuve,
Inès de la Fressange ou encore Vanessa Paradis, toutes des
femmes blanches. La représentation de la République serait
donc attachée à un certain imaginaire, à une certaine couleur
qui est le blanc. Ce sophisme m’est apparu encore plus vivement
lorsque, après une projection du film, une spectatrice m’implora
de ne pas importer « le virus américain de la couleur en France.
Marianne n’a qu’une seule couleur, celle de la République ».
Marianne n’aurait donc pas de couleur. Mais si de Georges
Delahaie à Bernard Potel, ses sculpteurs l’ont toujours repré‑
sentée sous les traits d’une femme blanche et que l’idée d’une
Marianne campée par des Noires déclenche l’indignation, c’est
bien que la blancheur est attachée à la République, qu’on le
formule ou pas. En 2013, c’est l’Ukrainienne Inna Shevchenko,
figure majeure du mouvement Femen, qui inspire les timbres de
David Kawena et Olivier Ciappa. Comment comprendre qu’une
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femme qui n’est pas citoyenne française et qui est arrivée sur
le territoire national quelques mois plus tôt puisse incarner un
symbole que ne pourraient représenter Alice Diop, Maboula
Soumahoro ou Elisabeth Ndala, toutes trois nées en France et
citoyennes françaises ? Si l’adjuration de cette spectatrice suppo‑
sait implicitement que la République était blanche, l’évidence
d’une Shevchenko incarnant Marianne révèle, elle, une autre
réalité : les perceptions et consensus raciaux qui traversent l’ima‑
ginaire populaire surpassent l’appartenance juridique liée à la
citoyenneté. En d’autres termes, la blanchité de Shevchenko
supplante les avantages conférés à Diop, Soumahoro et Ndala
par la citoyenneté française, nommément une inclusion de fait
dans le paysage national 10.

10 Il convient de noter que ce choix a entraîné quelques remous, une opposi‑


tion qui a porté sur les engagements politiques de Shevchenko et les actions
spectaculaires menées par les Femen, rarement sur le fait que Marianne soit
représentée par une étrangère.

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Des particularités françaises de la négrophobie

Hydre étatsunienne et dictature des minorités


Pour nos détracteurs, la tribune dénonçant la fresque du
Palais Bourbon serait l’avatar d’une « dictature communauta‑
riste au pays des Lumières 11 », une énième manifestation d’une
tyrannie du politiquement correct, cette dérive des mouve‑
ments minoritaires venue des campus américains. Dans les
médias français, Di Rosa, dont on nous rappelle qu’il a illustré
certaines éditions des poèmes d’Aimé Césaire, s’insurge contre
une « indignation anglo-saxonne 12 ». Dans le documentaire
Polémiques et Scandales. Et l’art dans tout ça ? diffusé sur Arte en
avril 2020, le Sétois déclare :
Ce n’est pas amusant, ça ne m’a pas du tout amusé. D’un
coup, j’ai même douté… Cette grande universitaire m’a traité
de raciste inconscient […]. Je ne comprends pas […]. Une
image est une image, c’est un songe, c’est une esthétique, ce
n’est pas la réalité, donc je ne comprends pas pourquoi elle
a pu être touchée par ce qui n’est pas la réalité.
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La voix off nous apprend que si l’artiste accuse le coup,
c’est parce qu’ayant vécu en Afrique, il se considère lui-même
comme un trait d’union entre les cultures 13. Le parcours parle
de lui-même et le geste raciste paraît impensable venant d’un
artiste si proche des Noirs. Cette défense est un condensé
d’attitudes négrophobes. On y trouve pêle-mêle l’intention qui
dédouane de l’effet, le manque d’empathie pour l’autre qui
se mue en commisération pour soi et la négation de la portée
politique d’un geste créateur. Elle dénote des survivances de la
mission civilisatrice, ce sacrifice encouru par le Blanc afin de
se rapprocher du Noir-enfant, l’élever et en faire un homme.
Cette intimisation de la question et la mise en avant de l’inten‑
tion (toujours bonne) sont également problématiques, car elles
occultent la nature fondamentalement structurelle des compor‑
tements, tout en rejetant le débat dans un ailleurs géographique.

11 Bernard Géniès, « Catherine Millet », art. cit.


12 Louis Nadau, « Ils voient du racisme partout  : des antiracistes s’en prennent
à une fresque de l’Assemblée nationale ! », Marianne.net, 8 avril 2019.
13 D’ailleurs, au moment où la polémique éclate, le musée qu’il a créé à Sète
accueille une exposition de soixante-dix artistes originaires de Kinshasa.

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

Depuis le milieu des années  2000, la réception de la


question noire en France est grandement caractérisée par le
rejet d’un mouvement prétendument né d’importations étran‑
gères (principalement étatsuniennes) et par la critique virulente
d’une « tyrannie du politiquement correct » et d’une nouvelle
« dictature des identités » menaçant l’unité de la République. Des
Noirs de/en France chercheraient à se détacher de la commu‑
nauté nationale en se forgeant de nouvelles identités autour du
concept honni de la race. Pour le chercheur Laurent Dubreuil,
non content de trouver sa genèse dans un appareil idéologique
étranger, cette « identité blessée » serait une véritable escro‑
querie, un « montage matériel, intellectuel, psychique et verbal
qui autorise cette ontologie catégorielle à prendre le pouvoir » 14.
Pays par essence de la violence raciale, les États-Unis font figure
de contre-modèle dont les dérives communautaristes ne trouvent
pas d’équivalent en France. Réduisant des voix noires françaises
au silence, cette distanciation nourrit un buzz chronophage qui
empêche l’« indigénisation 15 » de ces débats, c’est-à-dire l’analyse
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dépassionnée de leur réalité et de leurs manifestations spécifi‑
quement françaises.
Sur cette question, les États-Unis sont convoqués afin de
révéler l’humanisme d’une France qui a toujours été bonne avec
les Noirs. En effet, des GIs des deux guerres à James Baldwin 16,
14 Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Gallimard, Paris, 2019, p. 34, 38.
15 Mame-Fatou Niang et Maboula Soumahoro, « Du besoin de traduire et
d’ancrer l’expérience noire dans l’Hexagone », Africultures. Décentrer, déconstruire,
décoloniser, hors-série, 2019, p. 34‑49.
16 Dans l’avant-dernier texte de Chroniques d’un enfant du pays (Gallimard, Paris,
2019), Baldwin tempère l’idée d’une libération absolue en France, lorsqu’il
relate l’« épisode du drap ». En décembre 1949, il séjourne dans un hôtel
miteux de la rue du Bac. L’écrivain emprunte des draps à un voisin car les
siens ne sont plus changés par les femmes de ménage. Les draps qu’il reçoit
ont été volés dans un autre hôtel. Baldwin est interrogé, dans un dialogue
kafkaïen, par des policiers. Il est jeté en prison à Fresnes, avant de comparaître
devant un juge. Il est vite acquitté mais, dans la salle d’audience, il est saisi par
l’« amusement » que suscitent ses déboires. Baldwin écrit : « Il était inévitable
que cette bonne humeur me rappelât les rires que j’avais entendus si souvent
chez moi. » Baldwin avait quitté l’Amérique pour échapper à ces rires. Ils le
rattrapent en France, et lui signifient l’universalité de sa condition noire  :
« Ma vie a commencé au cours de cette première année à Paris, le jour où
j’ai pris conscience que ce rire est universel, et que rien ne peut l’étouffer. »
In James Baldwin, « Liberté, égalité… », Chronique d’un pays natal, trad.  de
J. A. Tournaire, Gallimard, Paris, 2017 (1955), p. 174 sq.

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Des particularités françaises de la négrophobie

la France s’est illustrée comme refuge d’Afro-Américains fuyant


l’enfer ségrégationniste de leur pays. Au printemps  2020, ce
mantra est régulièrement invoqué afin de récuser les paral‑
lèles entre les situations française et américaine. Si les récits
de ces Noirs-là ont fait l’objet d’intenses explorations, il faut
­reconnaître, à la suite de Maboula Soumahoro, que cet intérêt
a occulté le regard sur des générations de Français noirs et de
Noirs en France 17. En 2018, I Am Not Your Negro, le documen‑
taire de Raoul Peck sur Baldwin, crève l’écran. Un an plus tard,
on s’arrache la traduction française de Notes of A Native Son,
recueil où Baldwin fait le procès d’« une Amérique qui n’en
avait toujours pas fini avec son passé esclavagiste 18 ». La France
loue Angela Davis et Ta-Nehisi Coates lorsqu’ils dénoncent les
démons de l’Amérique raciste, mais crucifie l’idole Thuram
quand il met au jour les failles raciales françaises. Un Noir
n’est pas toujours noir, et la citoyenneté américaine alliée à des
intérêts de politique extérieure a donné aux Afro-Américains
une expérience hexagonale différente de celle des Noirs de/
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en France.
L’éradication du terme « race » du vocabulaire institu‑
tionnel français a cimenté la conviction que le racisme n’affec‑
tait plus la République. En effet, pendant que des sociétés
multiculturalistes telles que les États-Unis et la Grande-Bretagne
faisaient face aux démons de la division raciale, la France
célébrait l’épopée du Mondial  98 et la victoire d’une équipe
Black-Blanc-Beur, étendard d’une nation une et indivisible.
Julien Suaudeau expose les dangers de ces sophismes qui font
du racisme « un objet lointain, étranger, obsolète, neutralisé,
[…] un monstre ancien que l’Histoire et la République, droits
de l’Homme en étendard, ont terrassé il y a longtemps 19 ».
Les programmes d’histoire de seconde analysent les traites
négrières au Brésil et dans les îles portugaises, mais ne couvrent
que l’abolition dans les territoires français. Symbole de ces
pages manquantes, l’imaginaire de l’esclavage s’est formé

17 Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone, La Découverte, Paris,


2020, p. 41.
18 James Baldwin, Chroniques d’un enfant du pays, op. cit.
19 Julien Suaudeau, « Lilian Thuram et “les Blancs”, deux ou trois choses que je
sais de l’article défini », Slate, 6 septembre 2019.

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

autour d’artefacts américains  : Roots d’Alex Haley, le fronton


imposant des plantations de Virginie et les champs de coton de
Louisiane. Qu’en est-il de l’histoire française des traites ? Qu’en
est-il des figures des luttes d’émancipation afro-françaises qui
ne seront pas immortalisées par une gare comme Rosa Parks
ou par des garderies, collèges et lycées comme Martin Luther
King ? Le traitement médiatique de l’affaire George Floyd est
emblématique de la tendance à dénoncer les effets de la catégo‑
risation raciale à Minneapolis, São Paulo et Johannesburg, mais
à perdre le nord dès qu’il s’agit de situations similaires à Paris,
Marseille ou Lyon. La perception des modalités de production
de la violence raciale illustre une mise en opposition farouche
entre un modèle communautariste étatsunien et un modèle
universaliste français. D’une même voix, politiques et médias
s’entendent pour sonner l’alerte face au danger que constitue
une racialisation croissante copiée sur les États-Unis : le paral‑
lèle entre ces deux affaires serait malhonnête, mensonger ;
en France, l’on ne peut décemment pas parler de violences
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policières systémiques, mais plutôt de dérapages individuels 20 ;
le parallèle avec la situation américaine entretient une course
à la prébende, un business qui profite à un petit nombre d’ins‑
tigateurs.
Le déni d’une longue histoire raciale illustre les effets de
l’amnésie nationale sur la production bien française d’iden‑
tités racialisées, puis invisibilisées par la donne universaliste.
Les violences policières seraient le fait de « brebis galeuses »,
et sauf à vouloir forcer une lecture étrangère, il serait malhon‑
nête de leur apposer une coloration raciste. Cette vision fait
de la lutte contre ces abus un phénomène récent, exagéré
et instrumentalisé, alors même qu’une riche documentation
retrace leur histoire bien française 21. Il est impossible d’avoir

20 Jean-Michel Décugis, Damien Delseny et Jérémie Pham-Lê, « Fréderic Veau,


patron de la police nationale face à nos lecteurs  : “La police en France n’est
pas raciste” », LeParisien.fr, 3 juin. 2020.
21 Cases Rebelles, 100 Portraits contre l’État policier, Syllepse, Paris, 2017 ; Angles
Morts, Permis de tuer. Chronique de l’impunité policière, Syllepse, Paris, 2014 ;
Mogniss H.  Abdallah, Rengainez, on arrive !, Libertalia, Paris, 2012 ; Anthony
Pregnolato, « Les violences policières en procès. Mort d’Amine Bentounsi : la
condamnation exceptionnelle du policier Saboundjian », Lien social et politiques,
n°  84, 2020, p.  163‑183 ; Magda Boutros, « Les mobilisations à l’épreuve de

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Des particularités françaises de la négrophobie

une vision correcte de ces exactions sans les remettre dans


leur contexte  : analyser les effets d’une BAC formée et lancée
en Seine-Saint-Denis par le préfet Bolotte, ancien administra‑
teur d’Indochine et responsable des massacres de Mai  67 en
Guadeloupe 22 ; révéler l’histoire particulière de l’encadrement
policier des corps racisés en métropole 23 ; chercher le poids de
cette histoire et des perceptions qu’elle a engendrées dans les
violences « systématiques » relevées par le Défenseur des droits
en juin 2020. Au moment où l’appareil d’État rejette en bloc les
accusations de racisme systémique, une avalanche d’affaires et la
détermination d’une jeunesse issue de ces minorités forcent une
conversation nationale sur l’adéquation du discours universaliste
avec la France contemporaine.

Question raciale ou question sociale ?


Les débats sur les réalités de la négrophobie achoppent sur
l’assurance quasi messianique de défendre un bastion républi‑
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cain assiégé. Les querelles autour de l’articulation de la race et
de la classe participent de ces mécanismes de diversion. Dans
une France marquée du sceau de la multiculturalité, il apparaît
incompréhensible que la notion de race puisse être ignorée dans
l’analyse des discriminations sociales. En effet, ces dernières ne
s’expliquent pas uniquement par l’appartenance à une classe
donnée, mais elles naissent d’une combinaison de facteurs qu’il
serait malvenu de dissocier. La philosophe et politiste Silyane
l’opacité policière en France », Lien social et politiques, n° 84, 2020, p. 142‑162 ;
Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud (dir.), Du
racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau, Lormont, 2020 ; Karim Taharount,
« On est chez nous ! » Histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration
et des quartiers populaires (1981‑1988), Solnistata, Paris, 2017.
22 Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de
l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009 ; et La
Domination policière. Une violence industrielle, La Fabrique, Paris, 2012.
23 On pense par exemple à la « Déclaration du Roi pour la police des Noirs »
signée en août  1777 par Louis  XVI. Cette déclaration fait de la couleur de
peau un critère légal d’oppression sur le continent, la loi étant la même pour
tous, esclaves ou hommes libres. La législation est difficile à appliquer car les
esclaves sont légion dans les ports de l’Atlantique, et l’on retrouve également un
grand nombre de riches hommes de couleur venus parfaire leur éducation sur
le continent. Qu’importe, cette déclaration introduit de fait la discrimination
raciale dans des fonctions de police.

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

Larcher insiste sur les dangers d’une mise en concurrence de


ces deux catégories :
Une interprétation étroitement matérialiste de la race
assimilée à une retraduction symbolique de la classe interdit
de penser sa relative autonomie, comme catégorie idéelle,
dans des rapports sociaux, et dès lors d’en questionner les
effets hétérogènes tant dans des rapports de production
qu’au-delà de la seule sphère socioéconomique 24.
Dans le documentaire Mariannes noires, la réalisatrice Isabelle
Boni-Claverie se fait l’écho de Larcher, en soulignant que son
appartenance à une classe sociale aisée ne l’avait jamais protégée
des effets du racisme. Selon elle, la seule prise en compte de
la classe ne suffit à épuiser le catalogue des discriminations
sociales ni à rendre compte des spécificités attachées à une
différence raciale. Dans les faits, cette catégorie peut même être
instrumentalisée afin de mettre en œuvre des politiques urbaines
discriminantes 25. L’ascension sociale ne protège pas des vieux
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réflexes de notre société. Preuve en est le traitement réservé à
des figures tels Christiane Taubira ou Lilian Thuram, qui sont
immédiatement ramenées à leur couleur de peau au moindre
écart 26. À la suite de Larcher et de Boni-Claverie, l’on peut ainsi

24 Silyane Larcher, « Sur les ruses de la raison nationale  : généalogie de la


question raciale et universalisme français », Mouvements.info, 12 février 2019.
25 En effet, si l’on applaudit la prise en compte de catégories telles que le genre
dans les politiques urbaines des années 1990, il convient de rappeler que cette
intégration devient également un moyen de spatialiser les problématiques
« ethnie » et « race ». La territorialisation de ces thèmes traditionnellement
tabous a eu pour corollaire leur dépolitisation et leur disparition du champ
national. Dans son analyse des violences de genre dans l’espace public, Marylène
Lieber illustre la manière dont ces éléments vont progressivement s’ethniciser,
être cantonnés à un type de territoire défini, les banlieues de l’immigration
(Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Presses
de Sciences Po, Paris, 2008). L’articulation des questions féminines et urbaines
devient centrale pour comprendre des problématiques raciales qui ne peuvent
être soulevées en République. En effet, sur fond d’universalisme, les attitudes
de divers gouvernements seront révélatrices de la manière dont les quartiers
serviront à articuler et à territorialiser des différences raciales, religieuses ou
sexuelles jusque-là invisibilisées.
26 Je vois là une différence notable avec les États-Unis. Ce n’est pas que des
Afro-Américains célèbres n’aient essuyé des cris de singes ni reçu des peaux de
banane, mais il semble que plus habituée à voir des Noirs dans des positions
de pouvoir, la société américaine soit mieux équipée pour interagir avec des

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Des particularités françaises de la négrophobie

s’interroger  : pourquoi une catégorie d’analyse devrait-elle en


supplanter une autre ? Pour un Afro-Français, sur quelles bases
mesure-t‑on la primauté de l’inscription sociale sur l’apparte‑
nance raciale ? Pour Syliane Larcher, « l’autonomie des rapports
“raciaux” peut surdéterminer l’appartenance de classe, en en
constituant parfois même le verrou 27 ». À classe égale, la couleur
de la peau semble constituer un facteur surdéterminant dans
l’accès au logement, à l’emploi ou dans la probabilité d’un
contrôle policier 28. Il faut donc briser ce tabou français autour
de la race et la voir pour ce qu’elle est, une catégorie qui œuvre
comme facteur discriminant, indépendamment de la réussite
sociale des individus.
De plus, un regard vers les territoires colonisés que consti‑
tuent les outre-mer montre les effets pervers de cette hiérar‑
chisation des catégories dans la compréhension des questions
sociales, économiques et politiques qui secouent ces espaces à la
marge. En effet, il est impossible de lire les mouvements sociaux
qui paralysent régulièrement la Martinique, la Guadeloupe ou
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la Guyane sans les replacer dans le contexte de l’économie
coloniale mortifère qui a modelé ces terres. Les inégalités dans
ces sociétés sont rampantes, mais continuent d’être ignorées
sous couvert d’interdiction des fichiers ethniques. Le philosophe
Malcolm Ferdinand a brillamment mis en lumière les jonctions
entre l’ethnicisation de ces territoires et la prise en charge des
questions de société telles que l’écologie 29. La déforestation et
l’empoisonnement des corps sont des conséquences des modes
d’exploitation coloniaux de ces terres. Pourtant, force est de
constater la présence timide de ces questions aussi bien dans

personnes noires sur des catégories autres que les perceptions racistes ou racia‑
lisées.
27 Silyane Larcher, « Sur les ruses de la raison nationale », art. cit.
28 Sur le profilage racial, voir notamment les résultats de l’enquête « Trajectoires
et origines : enquête sur la diversité des populations en France », menée sous la
direction de Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon. Sur le même
thème, lire Fabien Jobard, John Lamberth, René Lévy et Sophie Névanen
« Mesurer les discriminations selon l’apparence  : une analyse des contrôles
d’identité à Paris », Populations, vol. 67, n° 3, 2012, p. 423‑452 ; Indira Goris,
Fabien Jobard et René Levy, Police et minorités visibles. Les contrôles d’identité à
Paris, Open Society Institute, NYC, 2009.
29 Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen,
Seuil, Paris, 2019.

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

les perspectives écologiques nationales que dans les luttes de


libération dont ils constituent souvent un angle mort. On pense
la déconstruction des legs coloniaux dans l’éducation, dans les
arts, mais les articulations de la race, de la classe et de l’écologie
sont souvent ignorées. Il semble pourtant difficile de défaire ces
héritages sans prendre en compte les traces laissées dans la terre
qui continuent d’empoisonner les corps. Le scandale sanitaire
du chlordécone est une parfaite illustration des effets combinés
de ces discriminations. En effet, ce drame révèle des attitudes
négrophobes patentes dans la gestion étatique de l’affaire et met
en lumière les effets insidieux de l’effacement des outre-mer.
En novembre  2019, des militants antichlordécone manifestant
devant un hypermarché de la ville du Robert (Martinique) ont
été arrêtés, puis traînés devant la justice pour violences et voies
de fait. L’on peut se demander si la véritable violence ne se situe
pas dans les silences de l’État sur cette catastrophe sanitaire,
et sur une autorité coloniale implacable envers des militants
mais muette face à la responsabilité des classes puissantes. Les
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compromissions sur cette affaire ne datent pas d’aujourd’hui.
En 1974 déjà, la demande d’équipements de protection contre
le chlordécone constituait l’une des revendications des grandes
grèves qui paralysèrent la Martinique. La répression du mouve‑
ment fit deux morts chez les ouvriers des bananeraies, sans
que la question du pesticide ne soit réglée. L’ignorance, crimi‑
nelle, dans l’Hexagone autour de ces effervescences sociales
et de ce scandale sanitaire majeur met en lumière l’excision
des Antilles de la conscience française, des îles qui n’existent
plus dans l’imaginaire national qu’à travers les tropes exoti‑
sants de la « “douceur” et de la “gaieté” créoles, associé[s] à une
série d’images clichés –  doudous, palmiers, volcans, vahiné,
plages 30… ».
La France de 2020 n’est pas celle de la Troisième République.
Elle ne peut être étudiée sous la même lunette, comme si tout
était suspendu, mis sous cloche par un universalisme pétrifiant.
Dans ce monde idéel où le racisme n’existe pas, les valeurs

30 Françoise Vergès, « L’Outre-Mer, une survivance de l’utopie coloniale républi‑


caine ? », in Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (dir.), La
Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte,
Paris, 2005, p. 70.

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Des particularités françaises de la négrophobie

républicaines ne sont plus cet horizon qui épouse les formes


changeantes d’une société, s’adapte à ses mutations tout en
imposant un but à atteindre. Au contraire, l’idéel se substitue
au réel, devient la société telle qu’on la pense et non plus telle
qu’elle est. Dans ce monde-là, l’universel est surdité, arrogance,
une manière de lire et de vivre le monde qui ne laisse guère de
place à l’Autre. Sûr de son droit, cet universalisme bâillonne,
occupe écrans et colonnes de magazines, tout en criant à la
dictature des minorités, à la tentative d’assassinat de la raison
républicaine par les émotions identitaristes. Renversant allègre‑
ment les rapports de pouvoir, il se barricade derrière des
mots  : grand remplacement, repentance mémorielle, victimi‑
sation, terrorisme identitaire. Ce communautarisme blanc qui
n’annonce pas sa couleur est juge et partie. Cette posture se
déploie aussi de manière extrêmement agressive face aux témoi‑
gnages des racisés, ceux-là mêmes qui sont en première ligne des
exactions. Défendant la liberté d’expression contre la dictature
de la bienséance et les hurlements des « meutes numériques 31 »,
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l’inclusion des concernés est écartée au motif que tout citoyen
peut s’exprimer sur ces questions. Des expériences personnelles
blanches sont universalisées, sans prendre en compte l’impact
de l’appartenance raciale et de la blanchité sur les interactions
sociales.
Cet idéal est pourtant rudement confronté au réel. En
juin 2020, une cascade d’affaires révèlent la pénétration des idées
racistes et fascistes dans les forces de l’ordre. Des documents
montrent l’existence de groupes de dizaines de milliers de
policiers, gendarmes et militaires appelant au meurtre de non-
Blancs. Entre survivalisme et fantasmes du grand remplacement,
l’ampleur de ces révélations étaie les comparaisons avec un supré‑
macisme blanc à l’américaine. La publication, en juin 2020, du

31 De la dictature des minorités et des « meutes numériques » telle que discutée


par Hans-Peter Wipplinger, directeur du Musée Leopold de Vienne, dans
le documentaire Polémiques et Scandales, loc. cit. Voir également La Dictature
des identités, ouvrage où Laurent Dubreuil parle du « hurlement des meutes
identiques », afin de caractériser la place des réseaux sociaux et d’Internet
dans les discours de victimisation des « subalternes parfaits », et l’écho que
ces vagues trouvent dans les oreilles de membres de la population majoritaire
victimes, eux-mêmes, d’un « mélange de couardise personnelle et de naïve
solidarité » (p. 20‑22).

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

rapport du Défenseur des droits affaiblit encore davantage la


thèse des dérapages individuels. Jacques Toubon y fait état de
fortes entraves institutionnelles à sa mission de contrôle : aucun
des trente-six dossiers de violences policières, attestées par des
éléments concordants graves et portés à la connaissance des
différentes hiérarchies, n’a été suivi d’effet. Toubon parle d’un
manque inquiétant de prise de conscience. Ainsi, si ce sont des
individus qui commettent ces violences, ils sont bien couverts par
des institutions qui ne les sanctionnent jamais et qui cultivent
le sentiment d’impunité. L’on pourrait aller encore plus loin
et chercher les racines de ce racisme dans les silences de notre
République sur la réalité de notre communauté  : quel est le
poids des pages manquantes de notre histoire dans la vision de
l’Autre qui serait un éternel étranger, un citoyen de seconde
zone qui doit à la France une gratitude éternelle, un danger
qu’il faudra surveiller comme le lait sur le feu ? Quelle est la
place de l’éloignement symbolique qui accentue la distance
géographique avec les « confettis de l’Empire » que sont les
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colonies départementalisées et les territoires d’outre-mer ? Que
penser des silences de notre langue qui s’accroche à l’anglais
du blackface pour signifier l’américanité de ce procédé raciste
et refuser l’histoire bien française du barbouillage ? Comment
mesurer l’absence dans notre espace urbain de la mémoire de
l’esclavage et de la colonisation ? Comment voir l’Autre comme
soi-même quand des pages entières de l’histoire commune sont
voilées ?

Retour vers le futur


L’universalisme est un horizon que la République n’a jamais
vraiment atteint, un idéal mâtiné d’exceptions telles que l’accès
tardif aux droits pour les femmes, l’institution de l’esclavage, les
Codes de l’indigénat, Vichy, etc. Le mythe s’est construit sur une
communion entre personnes qui assure une synthèse au-delà
des particularités individuelles. Aux antipodes d’une commu‑
nauté fondée sur des critères ethniques et raciaux, la concep‑
tion française de la nation repose sur une volonté commune
d’incarner et de protéger un ensemble de valeurs. Ce qui fait
un peuple, disait Renan, c’est d’« avoir fait de grandes choses

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Des particularités françaises de la négrophobie

ensemble, [et de] vouloir en faire encore 32 ». Aujourd’hui, la


réalité de cette communauté est questionnée par une génération
de Français, dont je fais partie, une génération qui fait depuis
toujours l’expérience de l’altérité, une génération qui refuse
de vivre sous le joug d’un mythe invisibilisant et silenciatoire.
Bien loin de la menace sécessionniste évoquée, c’est bien une
nouvelle utopie politique que cette jeunesse propose.
L’élaboration d’un projet qui se veut citoyen tout en mettant
en avant les intérêts des Noirs de/en France introduit néces‑
sairement la question de l’autonomisation des luttes. Si l’on
considère que la négrophobie obéit à des ressorts la différen‑
ciant d’autres types de racismes, l’autonomisation se veut un
outil de résistance tout aussi spécifique. Cette autonomie se
pense également comme rapport de forces mettant en avant
les intérêts des Noirs dans les alliances politiques. Cette refonte
des rapports était évidente dans le bras de fer qui a opposé les
autorités au collectif afroféministe révolutionnaire et panafricain
Mwasi. En juillet  2017, le collectif a organisé le festival afrofé‑
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ministe Nyansapo, trois jours de rencontres autour d’ateliers
en non-mixité. Pour les militantes de Mwasi, les femmes (et
personnes assignées femmes) noires traversent la quotidien‑
neté d’une société occidentale, patriarcale et capitaliste dans
des manières qui leur sont spécifiques. L’organisation autour
de questions particulières aux Noires permettrait d’ancrer la
lutte au plus près des besoins et des types d’oppression rencon‑
trés. Portée par un vaste front allant de l’extrême droite à des
organisations antiracistes, en passant par la mairie de Paris, la
levée de boucliers contre ce festival est révélatrice d’un véritable
affolement face à ce mode d’organisation. Contrairement à ce
qui a été dit, l’offensive contre Mwasi ne visait absolument pas le
caractère non mixte de l’événement. Il est de notoriété publique
que la mairie et diverses institutions de la capitale soutiennent
régulièrement de nombreuses associations féministes non mixtes
dont les réunions sont strictement interdites aux hommes. Ce
que l’hystérie autour de ce festival révèle, c’est bien la panique
face à un projet politique et de justice raciale centré autour

32 Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? » et autres essais politiques, Presses Pocket,
Paris, 1992, p. 54.

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Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

de femmes noires qui osent penser seules leur libération d’un


système hétéro-patriarcal et capitaliste. L’affolement tenait à
la mise en abyme du Blanc extirpé de sa neutralité et de sa
centralité pour être ouvertement désigné comme l’intrus. Dans
la diabolisation de Mwasi, l’on retrouvait également la condam‑
nation d’un projet autonome rejetant le paternalisme républi‑
cain et l’instrumentalisation des luttes féministes racisées.
Ces attaques qui virent souvent à la criminalisation des
groupes en lutte n’entachent en rien la détermination de leurs
membres. On l’a vu ces dernières années avec Mwasi –  mais
aussi avec la Brigade antinégrophobie, groupe d’action né au
lendemain des émeutes de 2005  –, ces organisations posent
les jalons d’une citoyenneté qui soit au plus près des intérêts
des Afro-descendants. Leurs résistances pensées autour de
questions nationales prennent également en compte des solida‑
rités diasporiques, les réseaux objectifs d’alliance avec d’autres
groupes racisés, le délicat sujet des négrophobies intracom‑
munautaire et intercommunautaire, et l’articulation de ces
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éléments dans un ensemble cohérent qui pénètre de plus en
plus son monde. À travers ces corps, la France est forcée de faire
face à sa colonialité afin de penser son futur, forcée de rouvrir
des pages longtemps scellées. Il faudra parler de Toussaint et
de Saint-Domingue. Il faudra expliquer pourquoi la France a
ratifié deux abolitions. Il faudra parler des colonies, parler de
ces jeunes hommes appelés des quatre coins de l’Empire afin
de participer à l’effort de guerre, puis reconstruire une France
meurtrie. Il faudra dire ces histoires individuelles qui se fondent
dans la grande Histoire, dire le parcours de ces hommes que l’on
retrouvera sur les chaînes de montage de Renault ou balayant
nos rues, ces hommes et femmes parqués dans des HLM où la
police de la République harasse sans cesse leurs descendants.
Il faudra parler de l’humiliation de cette collégienne noire en
visite à l’Assemblée nationale, parler des rires amusés de ses
camarades face aux deux figures grotesques qui signifient l’abo‑
lition pour la République.
L’heure n’est plus à la langue de bois. La France est aux
prises avec une négrophobie systémique qui se déploie dans
le quotidien d’expériences racialisées, niées, trivialisées. Cette
négrophobie étouffe dignité et aspirations. Elle tue l’estime

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Des particularités françaises de la négrophobie

de soi, l’amour de soi, la confiance en soi. Elle conditionne


l’aboutissement ou l’arrêt d’une vie à une couleur de peau, et
aux sombres échos qu’elle réveille. Elle dicte les modalités de
la rencontre avec le monde médical, avec les forces de l’ordre,
avec l’école, avec la vie. Elle a ravi Adama, Lamine, Ibrahimah,
Babacar et bien d’autres partis à la fleur de l’âge. En 2020, le
temps du confinement a été celui du doute, de la réflexion, celui
de la nécessité de penser le monde d’après, un monde dont les
discours et outils ne seraient plus en rupture avec le réel. Ici, ni
repentance ni prime à la victimisation, mais la réalisation qu’on
ne peut plus se contenter d’un pseudo-universalisme qui désin‑
tègre, érode toute aspérité et refuse de vivre avec son temps.
Cette démocratisation de l’universel sera assurément l’un des
grands défis de la « France d’après ».

Pour aller plus loin


Silyane Larcher, L’Autre Citoyen. L’idéal républicain et les
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