Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mame-Fatou Niang
in Omar Slaouti et al., Racismes de France
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.
© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Mame-Fatou Niang
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
En mai 2020, les images de la mort à Minneapolis de l’Afro-
Américain George Floyd font le tour du monde. Huit minutes et
quarante-six secondes d’une composition macabre étatsunienne.
Un policier blanc au visage impassible maintient fermement
un genou sur le cou d’un homme noir menotté et à terre. Ce
dernier plaidera inlassablement, jusqu’au dernier souffle : « I
can’t breathe. You gonna kill me 1. » Les derniers mots de Floyd
deviennent un cri de ralliement mondial contre le racisme et
les violences d’État. Le slogan Black Lives Matter s’installe solide‑
ment au cœur d’une actualité planétaire d’où il supplanterait
presque la pandémie encore vive de la covid-19. En France, l’opi‑
nion publique se saisit avec effroi de l’affaire qui fait suite au
meurtre d’Ahmaud Arbery, jeune joggeur abattu dans l’État de
Géorgie en février 2020 par trois miliciens blancs. L’indignation
est unanime, et l’on condamne avec fermeté ces manifestations
du racisme anti-Noirs qui gangrène les États-Unis.
Quelques jours après la mort de George Floyd, l’affaire
Adama Traoré – du nom de ce jeune Afro-Français de vingt-
quatre ans décédé en 2016 à la suite d’un contrôle policier –
151
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
du traitement de corps minorisés fait se télescoper mécaniques
d’oppression, crispations identitaires et luttes d’émancipation.
Elle met également en lumière les particularités et ressorts qui
animent la négrophobie d’un pays à l’autre.
Comme l’antisémitisme, l’anti-asianisme ou l’antitsiga‑
nisme, la négrophobie est mue par le rejet, l’effacement,
l’agression de l’« Autre ». Elle prospère sur une vision de l’iden‑
tité – de l’« Un » et du « Nous » – construite en opposition
à un « Autre », un « eux », jugé inférieur, et dont l’exploi‑
tation est légitime. En 2020, la pandémie de covid-19 jette
une lumière crue sur ce traitement du Noir qui, de Canton
à Stockholm, fait office d’« être à part » soumis à un régime
sanitaire, policier et médiatique toujours exclusif. Le racisme
anti-Noirs est un phénomène global. En France, il se distingue
d’autres formes de racismes par ses origines ancrées dans la
modernité européenne et par le paradoxe de son extraordi‑
naire vitalité dans une société où il est encore nié, sous-estimé,
car complètement naturalisé.
152
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Un riche corpus atteste des processus qui ont donné naissance
à la figure du « Noir » et à son pendant le « Blanc » 5. Dès le
xve siècle, les récits des premiers explorateurs nourrissent l’idée
d’Africains restés à l’état de nature. Cette notion prospère
dans les siècles qui suivent et assoit les théories sur la sauva‑
gerie d’êtres primitifs en mal de civilisation. Les Lumières du
xviiie siècle théorisent la hiérarchisation des hommes selon la
couleur de leur peau : le Noir est au dernier échelon de cette
153
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Les survivances de cette histoire française de la négro‑
phobie sont nombreuses, en témoigne le tableau L’Abolition de
l’an II de l’artiste français Hervé Di Rosa, qui commémore la
première abolition de l’esclavage et appartient à L’Histoire en
peinture de l’Assemblée nationale, une série de fresques réalisées
par l’artiste en 1991. Cette œuvre est produite par un artiste
connu pour travailler à la croisée de cultures et se trouve au
sein d’un temple républicain, l’Assemblée nationale. On ne
pourrait rêver mieux comme symbole antiraciste. Pourtant, ce
tableau constitue un formidable condensé des particularismes
français de la négrophobie. Du déni de la race au paterna‑
lisme, de l’amnésie à l’injonction de gratitude, de la charge
de censure à la défense de l’exceptionnalisme français, de
la condamnation d’une dictature des minorités au soupçon
d’importations d’idéologies étrangères, l’odyssée de cette
fresque illumine une compréhension bien française de la place
réservée au Noir.
154
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
par la juxtaposition de l’adjectif colorisant « noires » et de
Marianne, symbole d’une France aveugle à la couleur. Ce rejet
épidermique du film, dès son titre, est symptomatique d’une
schizophrénie républicaine entretenue par l’effacement de la
race comme catégorie opératoire dans le champ national, alors
même que la racialisation posée par les Lumières et entretenue
par l’entreprise coloniale continue de définir notre société.
Les bustes de Marianne occupent une place d’honneur dans
7 Mariannes noires (2016) est un documentaire qui retrace les parcours de sept
Afro-Françaises : la chorégraphe Bintou Dembélé, la maîtresse de conférences
Maboula Soumahoro, les réalisatrices Isabelle Boni-Claverie et Alice Diop, la
galeriste Elisabeth Ndala, et les entrepreneures Fati Niang et Aline Tacite.
8 Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, « Banalisation du racisme à l’Assemblée
nationale : Ouvrons les yeux », tribune, NouvelObs.com, 4 avril 2019.
9 Thomas Hermans, « Pétition contre une fresque célébrant l’abolition de
l’esclavage à l’Assemblé nationale », LeFigaro.fr, 14 avril 2019 ; Bernard
Géniès, « Catherine Millet : “Accuser Hervé Di Rosa de racisme est totale‑
ment infondé” », NouvelObs.com, 18 avril 2019 ; Camille Schmitt, « Assemblée
nationale : une fresque jugée “raciste” crée la polémique », RTL.fr, 8 avril
2019 ; Emmanuelle Jardonnet, « Taxé de racisme, Hervé Di Rosa dénonce
des “censeurs” », LeMonde.fr, 8 avril 2019 ; Angelique Chrisafis, « Academics
launch petition against “racist” mural in French parliament », TheGuardian.
com, 12 avril 2019 ; Lauren Collins, « The campaign to remove a shocking
painting from the French national assembly », NewYorker.com, 8 avril 2019.
155
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
femme qui n’est pas citoyenne française et qui est arrivée sur
le territoire national quelques mois plus tôt puisse incarner un
symbole que ne pourraient représenter Alice Diop, Maboula
Soumahoro ou Elisabeth Ndala, toutes trois nées en France et
citoyennes françaises ? Si l’adjuration de cette spectatrice suppo‑
sait implicitement que la République était blanche, l’évidence
d’une Shevchenko incarnant Marianne révèle, elle, une autre
réalité : les perceptions et consensus raciaux qui traversent l’ima‑
ginaire populaire surpassent l’appartenance juridique liée à la
citoyenneté. En d’autres termes, la blanchité de Shevchenko
supplante les avantages conférés à Diop, Soumahoro et Ndala
par la citoyenneté française, nommément une inclusion de fait
dans le paysage national 10.
156
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
La voix off nous apprend que si l’artiste accuse le coup,
c’est parce qu’ayant vécu en Afrique, il se considère lui-même
comme un trait d’union entre les cultures 13. Le parcours parle
de lui-même et le geste raciste paraît impensable venant d’un
artiste si proche des Noirs. Cette défense est un condensé
d’attitudes négrophobes. On y trouve pêle-mêle l’intention qui
dédouane de l’effet, le manque d’empathie pour l’autre qui
se mue en commisération pour soi et la négation de la portée
politique d’un geste créateur. Elle dénote des survivances de la
mission civilisatrice, ce sacrifice encouru par le Blanc afin de
se rapprocher du Noir-enfant, l’élever et en faire un homme.
Cette intimisation de la question et la mise en avant de l’inten‑
tion (toujours bonne) sont également problématiques, car elles
occultent la nature fondamentalement structurelle des compor‑
tements, tout en rejetant le débat dans un ailleurs géographique.
157
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
dépassionnée de leur réalité et de leurs manifestations spécifi‑
quement françaises.
Sur cette question, les États-Unis sont convoqués afin de
révéler l’humanisme d’une France qui a toujours été bonne avec
les Noirs. En effet, des GIs des deux guerres à James Baldwin 16,
14 Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Gallimard, Paris, 2019, p. 34, 38.
15 Mame-Fatou Niang et Maboula Soumahoro, « Du besoin de traduire et
d’ancrer l’expérience noire dans l’Hexagone », Africultures. Décentrer, déconstruire,
décoloniser, hors-série, 2019, p. 34‑49.
16 Dans l’avant-dernier texte de Chroniques d’un enfant du pays (Gallimard, Paris,
2019), Baldwin tempère l’idée d’une libération absolue en France, lorsqu’il
relate l’« épisode du drap ». En décembre 1949, il séjourne dans un hôtel
miteux de la rue du Bac. L’écrivain emprunte des draps à un voisin car les
siens ne sont plus changés par les femmes de ménage. Les draps qu’il reçoit
ont été volés dans un autre hôtel. Baldwin est interrogé, dans un dialogue
kafkaïen, par des policiers. Il est jeté en prison à Fresnes, avant de comparaître
devant un juge. Il est vite acquitté mais, dans la salle d’audience, il est saisi par
l’« amusement » que suscitent ses déboires. Baldwin écrit : « Il était inévitable
que cette bonne humeur me rappelât les rires que j’avais entendus si souvent
chez moi. » Baldwin avait quitté l’Amérique pour échapper à ces rires. Ils le
rattrapent en France, et lui signifient l’universalité de sa condition noire :
« Ma vie a commencé au cours de cette première année à Paris, le jour où
j’ai pris conscience que ce rire est universel, et que rien ne peut l’étouffer. »
In James Baldwin, « Liberté, égalité… », Chronique d’un pays natal, trad. de
J. A. Tournaire, Gallimard, Paris, 2017 (1955), p. 174 sq.
158
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
en France.
L’éradication du terme « race » du vocabulaire institu‑
tionnel français a cimenté la conviction que le racisme n’affec‑
tait plus la République. En effet, pendant que des sociétés
multiculturalistes telles que les États-Unis et la Grande-Bretagne
faisaient face aux démons de la division raciale, la France
célébrait l’épopée du Mondial 98 et la victoire d’une équipe
Black-Blanc-Beur, étendard d’une nation une et indivisible.
Julien Suaudeau expose les dangers de ces sophismes qui font
du racisme « un objet lointain, étranger, obsolète, neutralisé,
[…] un monstre ancien que l’Histoire et la République, droits
de l’Homme en étendard, ont terrassé il y a longtemps 19 ».
Les programmes d’histoire de seconde analysent les traites
négrières au Brésil et dans les îles portugaises, mais ne couvrent
que l’abolition dans les territoires français. Symbole de ces
pages manquantes, l’imaginaire de l’esclavage s’est formé
159
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
policières systémiques, mais plutôt de dérapages individuels 20 ;
le parallèle avec la situation américaine entretient une course
à la prébende, un business qui profite à un petit nombre d’ins‑
tigateurs.
Le déni d’une longue histoire raciale illustre les effets de
l’amnésie nationale sur la production bien française d’iden‑
tités racialisées, puis invisibilisées par la donne universaliste.
Les violences policières seraient le fait de « brebis galeuses »,
et sauf à vouloir forcer une lecture étrangère, il serait malhon‑
nête de leur apposer une coloration raciste. Cette vision fait
de la lutte contre ces abus un phénomène récent, exagéré
et instrumentalisé, alors même qu’une riche documentation
retrace leur histoire bien française 21. Il est impossible d’avoir
160
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
cain assiégé. Les querelles autour de l’articulation de la race et
de la classe participent de ces mécanismes de diversion. Dans
une France marquée du sceau de la multiculturalité, il apparaît
incompréhensible que la notion de race puisse être ignorée dans
l’analyse des discriminations sociales. En effet, ces dernières ne
s’expliquent pas uniquement par l’appartenance à une classe
donnée, mais elles naissent d’une combinaison de facteurs qu’il
serait malvenu de dissocier. La philosophe et politiste Silyane
l’opacité policière en France », Lien social et politiques, n° 84, 2020, p. 142‑162 ;
Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud (dir.), Du
racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau, Lormont, 2020 ; Karim Taharount,
« On est chez nous ! » Histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration
et des quartiers populaires (1981‑1988), Solnistata, Paris, 2017.
22 Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de
l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009 ; et La
Domination policière. Une violence industrielle, La Fabrique, Paris, 2012.
23 On pense par exemple à la « Déclaration du Roi pour la police des Noirs »
signée en août 1777 par Louis XVI. Cette déclaration fait de la couleur de
peau un critère légal d’oppression sur le continent, la loi étant la même pour
tous, esclaves ou hommes libres. La législation est difficile à appliquer car les
esclaves sont légion dans les ports de l’Atlantique, et l’on retrouve également un
grand nombre de riches hommes de couleur venus parfaire leur éducation sur
le continent. Qu’importe, cette déclaration introduit de fait la discrimination
raciale dans des fonctions de police.
161
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
réflexes de notre société. Preuve en est le traitement réservé à
des figures tels Christiane Taubira ou Lilian Thuram, qui sont
immédiatement ramenées à leur couleur de peau au moindre
écart 26. À la suite de Larcher et de Boni-Claverie, l’on peut ainsi
162
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
la Guyane sans les replacer dans le contexte de l’économie
coloniale mortifère qui a modelé ces terres. Les inégalités dans
ces sociétés sont rampantes, mais continuent d’être ignorées
sous couvert d’interdiction des fichiers ethniques. Le philosophe
Malcolm Ferdinand a brillamment mis en lumière les jonctions
entre l’ethnicisation de ces territoires et la prise en charge des
questions de société telles que l’écologie 29. La déforestation et
l’empoisonnement des corps sont des conséquences des modes
d’exploitation coloniaux de ces terres. Pourtant, force est de
constater la présence timide de ces questions aussi bien dans
personnes noires sur des catégories autres que les perceptions racistes ou racia‑
lisées.
27 Silyane Larcher, « Sur les ruses de la raison nationale », art. cit.
28 Sur le profilage racial, voir notamment les résultats de l’enquête « Trajectoires
et origines : enquête sur la diversité des populations en France », menée sous la
direction de Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon. Sur le même
thème, lire Fabien Jobard, John Lamberth, René Lévy et Sophie Névanen
« Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles
d’identité à Paris », Populations, vol. 67, n° 3, 2012, p. 423‑452 ; Indira Goris,
Fabien Jobard et René Levy, Police et minorités visibles. Les contrôles d’identité à
Paris, Open Society Institute, NYC, 2009.
29 Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen,
Seuil, Paris, 2019.
163
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
compromissions sur cette affaire ne datent pas d’aujourd’hui.
En 1974 déjà, la demande d’équipements de protection contre
le chlordécone constituait l’une des revendications des grandes
grèves qui paralysèrent la Martinique. La répression du mouve‑
ment fit deux morts chez les ouvriers des bananeraies, sans
que la question du pesticide ne soit réglée. L’ignorance, crimi‑
nelle, dans l’Hexagone autour de ces effervescences sociales
et de ce scandale sanitaire majeur met en lumière l’excision
des Antilles de la conscience française, des îles qui n’existent
plus dans l’imaginaire national qu’à travers les tropes exoti‑
sants de la « “douceur” et de la “gaieté” créoles, associé[s] à une
série d’images clichés – doudous, palmiers, volcans, vahiné,
plages 30… ».
La France de 2020 n’est pas celle de la Troisième République.
Elle ne peut être étudiée sous la même lunette, comme si tout
était suspendu, mis sous cloche par un universalisme pétrifiant.
Dans ce monde idéel où le racisme n’existe pas, les valeurs
164
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
l’inclusion des concernés est écartée au motif que tout citoyen
peut s’exprimer sur ces questions. Des expériences personnelles
blanches sont universalisées, sans prendre en compte l’impact
de l’appartenance raciale et de la blanchité sur les interactions
sociales.
Cet idéal est pourtant rudement confronté au réel. En
juin 2020, une cascade d’affaires révèlent la pénétration des idées
racistes et fascistes dans les forces de l’ordre. Des documents
montrent l’existence de groupes de dizaines de milliers de
policiers, gendarmes et militaires appelant au meurtre de non-
Blancs. Entre survivalisme et fantasmes du grand remplacement,
l’ampleur de ces révélations étaie les comparaisons avec un supré‑
macisme blanc à l’américaine. La publication, en juin 2020, du
165
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
colonies départementalisées et les territoires d’outre-mer ? Que
penser des silences de notre langue qui s’accroche à l’anglais
du blackface pour signifier l’américanité de ce procédé raciste
et refuser l’histoire bien française du barbouillage ? Comment
mesurer l’absence dans notre espace urbain de la mémoire de
l’esclavage et de la colonisation ? Comment voir l’Autre comme
soi-même quand des pages entières de l’histoire commune sont
voilées ?
166
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
ministe Nyansapo, trois jours de rencontres autour d’ateliers
en non-mixité. Pour les militantes de Mwasi, les femmes (et
personnes assignées femmes) noires traversent la quotidien‑
neté d’une société occidentale, patriarcale et capitaliste dans
des manières qui leur sont spécifiques. L’organisation autour
de questions particulières aux Noires permettrait d’ancrer la
lutte au plus près des besoins et des types d’oppression rencon‑
trés. Portée par un vaste front allant de l’extrême droite à des
organisations antiracistes, en passant par la mairie de Paris, la
levée de boucliers contre ce festival est révélatrice d’un véritable
affolement face à ce mode d’organisation. Contrairement à ce
qui a été dit, l’offensive contre Mwasi ne visait absolument pas le
caractère non mixte de l’événement. Il est de notoriété publique
que la mairie et diverses institutions de la capitale soutiennent
régulièrement de nombreuses associations féministes non mixtes
dont les réunions sont strictement interdites aux hommes. Ce
que l’hystérie autour de ce festival révèle, c’est bien la panique
face à un projet politique et de justice raciale centré autour
32 Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? » et autres essais politiques, Presses Pocket,
Paris, 1992, p. 54.
167
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
éléments dans un ensemble cohérent qui pénètre de plus en
plus son monde. À travers ces corps, la France est forcée de faire
face à sa colonialité afin de penser son futur, forcée de rouvrir
des pages longtemps scellées. Il faudra parler de Toussaint et
de Saint-Domingue. Il faudra expliquer pourquoi la France a
ratifié deux abolitions. Il faudra parler des colonies, parler de
ces jeunes hommes appelés des quatre coins de l’Empire afin
de participer à l’effort de guerre, puis reconstruire une France
meurtrie. Il faudra dire ces histoires individuelles qui se fondent
dans la grande Histoire, dire le parcours de ces hommes que l’on
retrouvera sur les chaînes de montage de Renault ou balayant
nos rues, ces hommes et femmes parqués dans des HLM où la
police de la République harasse sans cesse leurs descendants.
Il faudra parler de l’humiliation de cette collégienne noire en
visite à l’Assemblée nationale, parler des rires amusés de ses
camarades face aux deux figures grotesques qui signifient l’abo‑
lition pour la République.
L’heure n’est plus à la langue de bois. La France est aux
prises avec une négrophobie systémique qui se déploie dans
le quotidien d’expériences racialisées, niées, trivialisées. Cette
négrophobie étouffe dignité et aspirations. Elle tue l’estime
168
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Antilles après l’esclavage, Armand Colin, Paris, 2014.
Sarah Mazouz, Race, Anamosa, Paris, 2020.
Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, « Pour un universa‑
lisme antiraciste », Slate.fr, 24 juin 2020.
Myriam Paris, Nous qui versons la vie goutte à goutte. Féminismes
et économie reproductive : une sociohistoire du pouvoir, Dalloz,
Paris, 2020.