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Langages

Approche d'une grammaire d'énonciation de l'hystérique et de


l'obsessionnel
Luce Irigaray

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Irigaray Luce. Approche d'une grammaire d'énonciation de l'hystérique et de l'obsessionnel. In: Langages, 2ᵉ année, n°5, 1967.
Pathologie du langage. pp. 99-109;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1967.2875

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1967_num_2_5_2875

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LUCE IRIGARAY

APPROCHE D'UNE GRAMMAIRE D 'ENUNCIATION


DE L'HYSTÉRIQUE ET DE L'OBSESSIONNEL

Si l'on passe outre au message que le névrosé paraît explicitement et


de manière immédiate vouloir transmettre, on peut, par l'analyse des
formes linguistiques de son énoncé, en déchiffrer un autre qui, pour
ignoré qu'il soit de celui qui le véhicule, n'en dévoile pas moins la vraie
portée de son discours. Une telle étude permet, en effet, de repérer, par-
delà les impressions d'une écoute ou d'une lecture premières, la véritable
identité du sujet qui assume l'énoncé, celle de l'allocutaire, ainsi que la
nature de l'objet proposé à la communication. Qui parle? A qui? Et de
quoi? Sans doute, afin de mettre ainsi au jour la spécificité du schéma
de communication qui sous-tend le discours du sujet parlant, ne peut-on
se contenter d'une analyse distributionnelle de ses énoncés. Ceux-ci seront
envisagés avant tout dans leurs rapports dialectiques aux protagonistes
de renonciation, en tant qu'ils sont un moyen d'appréhender le sujet
dans son énonciation même. Autrement dit, il ne s'agit pas de refaire une
grammaire de l'énoncé mais de tenter d'élaborer une grammaire de
renonciation. Un tel projet, et qui exigerait de repenser aussi la grammaire des
sujets « normaux », ne sera ici qu'esquissé dans son application aux
langages névrotiques. On tentera de montrer que les systématisations
fonctionnelles dont témoignent les langages des névrosés peuvent
s'interpréter en termes de spécificité de grammaires de renonciation, leurs
structures singulières relevant d'une analyse en modèles formels de
génération des messages.

***

Ramené à ses trois termes fondamentaux, le schéma de


communication se présente comme échange des protagonistes de renonciation
— (je), (tu), — à propos d'un objet, le monde ou réfèrent — (il). Il importe
de souligner que ces trois termes de base de renonciation ne peuvent
être d'emblée assimilés à ce qui peut apparaître comme leurs réalisations
dans l'énoncé. Ainsi le sujet générant le message n'est pas nécessairement
réductible à celui du message produit. Ce qui apparaît clairement dans
des énoncés du type (je dis) tu aimes, (je dis) il aime. Par contre, des confu-
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sions sont possibles lorsque le sujet de l'énoncé — je — paraît renvoyer


à l'émetteur même du message. En fait, le sujet assumant le message ne
peut vraiment être inféré que d'une analyse du discours dans sa totalité,
et notamment de l'ensemble des transformations que le sujet fait subir
à son énoncé avant sa réalisation. Ainsi la transformation interrogative
peut-elle finalement retourner en émetteur du message qui se donne dans
l'énoncé comme récepteur. Une telle remontée du jeu des transformations
s'impose également avant de désigner à qui, effectivement, le message
s'adresse, et quel en est l'objet. Il s'agit donc idéalement de ramener le
discours à son modèle essentiel, de tenter de dégager la forme de la phrase
noyau et celle de ses constituants immédiats que peut masquer le jeu des
transformations, phrase noyau qui révélera la structure du schéma de
communication en cause : (locuteur?) ■<- (SNX? + V? + SN2?)->- (allo-
cutaire?). C'est ce qu'on va tenter de réaliser à propos de deux corpus de
langage spontané, l'un d'hystérique, l'autre d'obsessionnel.

D'un discours d'hystérique d'une vingtaine de pages, on a extrait


au hasard trois fragments de quarante-deux lignes. Dans un premier
temps, on a envisagé chaque proposition, indépendamment de sa nature,
comme un tout, et on en a fait l'analyse en constituants essentiels. Les
classes établies étaient : SN1} V, SN2, SN8, adverbe, adjectif. Le problème
était de savoir comment l'hystérique remplissait ces cases et si on pouvait
dégager, chez lui, une spécificité des constituants et de leurs rapports
dialectiques qui permettent d'établir un modèle d'énoncé.
Au niveau des sujets d'énoncés — SNt — on a noté que l'hystérique
fait intervenir à part presque égale le je et le tu, le tu l'emportant
cependant (40 % >< 34,5 %). Si le je tient lieu de sujet, la responsabilité de
l'énoncé peut encore être laissée au (tu) soit par la forme in terrogative,
soit par le fait que le sujet de la subordonnée complétive est tu et que le
véritable énoncé s'y exprime. On y reviendra. En se reportant à un
récit de rêve, intervenant en un autre temps dans le corpus, on a remarqué
que la prévalence du tu sur le je y était plus marquée encore.
Pratiquement, dans le rêve, ou du moins son récit, tu apparaît comme le seul sujet
d'énoncé : vous aviez votre vrai visage; vous me racontiez ça; vous aviez un
mari; vous aviez un appartement; vous avez sorti une fourrure; etc. — Les
autres sujets d'énoncés se répartissent en 5,1 % d'animés personnes,
5,1 % d'animés non-personnes, — animaux, — 6,5 % d'inanimés concrets,
— objets matériels : robes, manteaux, rose, tableaux, etc., — 6,5 % de
substituts démonstratifs — ce, ça, — exprimant une référence situation-
nelle précise, et 2,55 % de substituts relatifs renvoyant à un objet matériel.
En fait, les déterminants et les contextes linguistiques ou
extralinguistiques permettent d'établir que ces « représentants du monde » sont
médiatisés par le (tu). En effet, c'est de votre mari, le furet, le renard
qu'évoque une peau de bête vous appartenant, vos robes, vos manteaux etc.
qu'il s'agit. On voit que le (tu), qu'il s'y réalise explicitement comme tel
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ou se masque dans le il, animé ou non-animé, l'emporte finalement en


tant que sujet de l'énoncé.
Le syntagme verbal, dans le discours de l'hystérique, a des caractères
spécifiques. Les verbes marquant un procès sont fréquents, spécialement
dans le cas où tu fonctionne comme sujet d'énoncé : vous aimez; vous
restez; vous avez; vous faites faire; vous demandez; vous mettez; vous
regardez; je supprime; j'achetais; etc. Par ailleurs, le non-accompli prévaut
sur l'accompli, ce qui se repère dans les procédures morphologiques et
aussi dans le choix des types de verbes : le présent ou le futur supplantent
le passé, l'actif le passif, le procès l'état. Quand le verbe exprime un état,
il apparaît le plus souvent comme en train de se constituer, de s'élaborer
dans le je par suite des agissements du tu, et non réalisé, stable, référé à un
devenir antérieur, ou présenté comme établi sans référence à un devenir
ni à un agent. L'énoncé d'énoncé lui-même, le récit, quoique portant les
marques morphologiques du passé, traduit le non-accompli : vous
racontiez, vous parliez, j'écoutais, vous mettiez, etc. L'action y est en train
de se faire et non achevée. Il est très rare que le procès ou l'état se
manifestent comme définitivement révolus. Il faut noter aussi que les verbes
dits transitifs l'emportent significativement sur les verbes intransitifs.
L'objet de l'énoncé, chez l'hystérique, est souvent intégré à la phrase
minimale; il figure en tant que SN2. Ce qui est remarquable, c'est le
chiasme établi entre sujet et objet du point de vue des protagonistes
de renonciation. Dans le cas où tu est sujet d'énoncé, me intervient
comme objet direct et plus souvent indirect — vous m'aimez; vous me
racontiez; — alors que si je est sujet d'énoncé, l'objet en sera te : je
vous écoute, j'ai rêvé de vous. Mais ici encore, et c'est le cas le plus
fréquent, le (tu) peut être implicitement réintroduit en tant que les SN2,
animés ou non-animés, lui sont rapportés. Ainsi parmi les objets non-
animés relevés dans le discours analysé 80 % sont référés à (tu).
L'insertion de il, du monde, apparaît donc, chez l'hystérique, comme
directement tributaire du protagoniste de renonciation, comme si l'hystérique
n'avait pas d'objet propre mais que le monde ne se proposait à lui qu'en
tant que médiatisé, possédé, valorisé, par le (tu), sinon confondu à lui.
Cela pose évidemment le problème du réfèrent dans son discours. Quel
objet d'échange peut-il proposer à l'allocutaire si le monde n'apparaît
ni assumé, ni assumable sans doute, par lui? Il faut noter encore que
l'insertion du monde se fait, dans le discours de l'hystérique, sous forme
d'inanimés concrets plutôt que d'inanimés abstraits (75 % > < 25 %).
Le monde y est actualisé sous forme d'objets matériels, en tant que tels
toujours extérieurs au sujet d'énonciation, et dont la particularité même
permet d'établir un rapport de possession univoque. Une robe, un
appartement, sont moins équivoquement possédés que des soucis.
Le cir constant, SN3, a lui aussi fonction d'introduire le monde dans
l'énoncé. Chez l'hystérique, il exprime le plus souvent des références
spatiales précises (62 %) : dans le métro, dans une grande maison, dans
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une pièce très claire, dans un fauteuil, etc. Ici aussi on retrouve la
référence explicite ou implicite au (tu), car c'est de votre bureau, votre
appartement, qu'il s'agit, ou tout au moins ta pièce très claire, le fauteuil,
n'interviennent-ils qu'en tant qu'ils évoquent, qu'ils sont comparables,
à votre logement ou son mobilier. Comme si l'hystérique n'avait comme
références spatiales que les vôtres et qu'il tentait de se repérer lui-même
par rapport à l'espace de l'allocutaire. La plupart des autres circons-
tants (28 %) expriment des références temporelles, précises dans le cas
où elles se situent par rapport aux temps des échanges de l'hystérique
avec son interlocuteur — la nuit dernière, Vautre jour (celui de l'entretien
précédent), etc. — très vagues dans les autres cas — de temps en temps,
il y a x temps.
Il est remarquable que les adjectifs, chez l'hystérique, déterminent
presque exclusivement l'objet, SN2, encore qu'ils puissent intervenir
comme attributs d'un sujet inanimé concret. Les adjectifs spécifient
souvent l'objet sous l'aspect quantitatif et toujours d'une manière telle
que la comparaison avec un autre objet, ou un autre état de l'objet, soit
suggérée : une grande maison; aussi net, aussi rangé qu'ici; un manteau
pareil (de même longueur), assorti; la bête entière; un tout petit renard ;
une pièce très claire; etc. Les autres adjectifs traduisent soit des qualités
quasi sensorielles de l'objet — soyeux, doux, — soit, dans les cas rares
où ils se rapportent à un animé, des qualités directement référées au
protagoniste de renonciation — sympathique, attachant, intéressant, (pour
vous). Quant aux adverbes, ils expriment également des modalités
quantitatives ou comparatives de l'action ou de l'état : trop, très, aussi, tout,
beaucoup.

De l'analyse des propositions isolées, et considérées chacune comme


un tout, on est passé ensuite à l'analyse de plus larges fragments
d'énoncés, se présentant comme des phrases, afin de restituer, par la réduction
des transformations, la phrase minimale qu'ils réalisent.
Les subordonnées complétives interviennent surtout dans le cas où
je est sujet d'énoncé de la principale. Le sujet de la complétive est alors
tu et c'est elle qui véhicule le message, la principale n'étant qu'un dictum
qui l'introduit — je me dis que vous aimez les roses — ou une simple
modalisation de l'édoncé qui lui donne souvent une nuance interrogative
— j'ai vu que vous deviez aimer le jazz -> aimez-vous le jazz?; j'ai
l'impression que vous êtes debout -> êtes-vous debout? — Le chiasme des
sujets des deux propositions aboutit aussi à recréer l'ordre SNX : tu -> SN2 :
me, la répartition en deux propositions apparaissant comme une tentative
d'établir des médiations entre je et tu : j'ai peur que vous partiez en
voyage -> votre départ m'effraie; j'ai peur que vous preniez de
l'importance pour moi -> votre importance m'inquiète; ça m'agace que vous
aimiez le jazz -> votre amour du jazz m'agace ; ça ne me plaît pas de
vous sentir là -> votre présence me déplaît. Il est significatif, à ce propos,
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que dans le récit du rêve l'ordre SNj^ : tu-> SN2 : me soit quasi constant,
et non masqué, le tu y intervenant explicitement comme celui qui assume
l'énoncé, accomplit l'action, le me en étant l'objet. Dans le cas où je
est sujet de la complétive, la principale se réduit à une modalisation de
l'énoncé exprimant soit la contrainte, — il faudra que je passe par-là;
il faut que je me retrouve; — soit le caractère virtuel et inachevé de l'action,
évoquant, à son tour, un empêchement, une pression, extérieurs — ça
me plairait de faire le foutoir ici; je voudrais envoyer vos feuilles en Vair;
j'avais envie de dormir.
L'objet s'exprime avec une fréquence nettement significative sous
forme d'interrogation indirecte : je me demandais pourquoi vous m'en
parliez; je me demande si je vous suis sympathique ou si je vous suis
antipathique; je me suis demandé s'il y avait longtemps que vous étiez mariée;
je ne sais pas si vous me l'aviez donnée ou si je l'avais prise, etc. Ici aussi,
il semble que la première proposition ne soit là que pour masquer une
interrogation directe qui laisserait plus explicitement au (tu) la
responsabilité de l'énoncé et, le cas échéant, le soin d'en assumer la
transformation négative. Quand le (tu) n'intervient pas pour décider de
l'opportunité du positif ou du négatif, l'alternative reste posée en une oscillation
infinie, le sujet perplexe ne pouvant faire un choix, ce qui a pour
conséquence de laisser l'action ou l'état inachevés : je ne sais pas si je dois
me coucher ou si je ne dois pas me coucher; je suis incapable de savoir si
c'est un truc à acheter ou pas. Il est intéressant de noter que, dans le
rêve (lieu de l'expression des désirs?), c'est le (tu) qui questionne, posant
corrélativement le je comme sujet d'énoncé : vous me demandiez si j'aimais
les bijoux; vous me demandiez ce que j'en pensais. Le projet fondamental
de l'hystérique, toujours occulté dans le discours ordinaire, serait donc
de se faire reconnaître comme sujet valable d'énoncé?
Les subordonnées relatives ont souvent fonction de spécifier,
d'expliciter, les relations de l'objet, représentant du monde, — SN2 — au (tu) :
tout ce que je peux deviner de goût que vous pouvez avoir; dans votre métier
vous devez avoir des gens qui vous sont plus ou moins sympathiques, qui
vous attirent plus que d'autres; j'aime vos tableaux sauf celui qui est sur
votre bibliothèque. En fait, il s'agit davantage de relatives determinatives
que qualificatives, spécifiant avant tout les conditions d'existence de
l'objet, ses coordonnées spatio-temporelles.
Les conditionnelles se présentent, chez l'hystérique, sous la forme :
si A alors B, mais avec cette particularité du chiasme des sujets déjà
repérée, l'action du tu y apparaissant comme une condition nécessaire,
indispensable, pour que le je puisse accomplir une action ou éprouver un état.
Cette tendance à faire du tu le responsable de ses actes ou états apparaît de
façon plus caricaturale encore dans le cas où l'action potentielle, ou même
irréelle, du tu est présentée comme ce qui aurait pu éviter l'action ou l'état
du je : si vous aviez mauvais goût, je ne me sentirais pas d'affinités avec
vous; si vous faisiez comme X, j'aurais moins peur de m' attacher à vous.
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Dans le cas où les causales présentent le chiasme des sujets je et tu,


elles sont réductibles au schéma des conditionnelles, laissant au tu la
responsabilité de l'état ou de l'action du je. Sinon, elles signifient le motif
pour lequel le sujet diffère, ou laisse inachevée, son action : je ne le fais
pas parce que ça coûte cher; je ne pouvais pas parce que je ne voulais pas;
je ne dois pas m' acheter ça parce que je m'apercevrais que c'est une erreur.
La portée des comparatives est souvent similaire à ce qui a été noté
pour les adjectifs; elles mettent en parallèle deux objets, plus rarement
deux états, dont l'un est référé, directement ou indirectement, au je,
l'autre au tu, ou à un il assimilable par quelque point au tu (mari,
collègue, etc.) — ça (votre vie) me paraît plus intéressant que ce que je peux
penser ou faire; si vous aviez de vieilles peintures comme celles qu'a ma tante;
vous avez la même que j'aurais voulu avoir.
Les circonstancielles de temps expriment le plus souvent une tentative
de repérage du sujet parlant par rapport aux coordonnées temporelles
du (tu), et notamment au temps de sa parole : quand vous me dites au
revoir; avant de vous rencontrer; avant que vous me parliez.

***

Le sujet le plus constant de l'énoncé de l'obsessionnel est je, réalisé


explicitement comme tel (66 %) ou déguisé en il ou qui (4 %). Il est assez
remarquable que le tu ne figure jamais comme sujet, du moins dans les
trois fragments (de longueur égale à ceux de l'hystérique) sur lesquels a
porté l'analyse. Les autres sujets se répartissent en 3,6 % d'animés
personnes se présentant comme des indéfinis — quelqu'un, on, les auteurs,
le monde des gens nerveux —, 10 % de non-animés abstraits, singularisés
eux aussi par leur caractère général, indéfini — des choses, quelque chose,
un grouillement, un mouvement, la notion, la distinction, — 10 % de
substituts démonstratifs — ce, ça, — et 6,4 % de substituts relatifs. Il faut
noter que les non-animés abstraits, ou leurs substituts, sont pour la
plupart référés au (je). C'est à ses états qu'il est fait allusion, à moins que ce
ne soit à des notions médiatisées par son système conceptuel.
Le syntagme verbal, chez l'obsessionnel, n'exprime aucune action
sur le monde ou sur l'allocutaire, mais le procès même de renonciation
ou un état du sujet : je me disais, je me suis demandé, j'ai entendu dire,
j'ose à peine affirmer, je suis étonné, je me suis libéré, je ressentais. La
plupart des verbes expriment l'accompli, ce qui se marque par des moyens
morphologiques — une bonne partie d'entre eux sont au passé — ou par
la classe paradigmatique à laquelle ils appartiennent — verbes marquant
un état. L'appartenance à une telle classe implique d'ailleurs qu'il s'agisse,
pour la plupart, de verbes exprimant un passif et n'ayant pas d'objet
direct. On est tout d'abord frappé par le nombre de verbes pronominaux
que comporte le discours de l'obsessionnel. A y regarder de plus près, on
constate que ces pronominaux sont souvent redevenus, si l'on peut dire,
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des réfléchis : je me suis trouvé gêné (> < je me suis trouvé bien); je me
demande la raison d'une telle évolution (> < je me demande si vous
viendrez); je me sens libéré ( > < je me sens une envie de chanter). Il faut
noter aussi qu'un nombre significatif de verbes ont la marque
morphologique du potentiel ou de l'irréel.
L'objet de l 'énoncé est plus souvent réalisé sous forme de complétive
qu'intégré à la phrase noyau. S'il figure en tant que SN2, il introduit
alors non le monde lui-même, en sa matérialité, mais une image abstraite,
peu précise, de celui-ci (74 %) : un monde de notions, mon discours, des
difficultés, le réflexe, ma possibilité, mon désir, l 'effet, l'impression. On
constate, par ailleurs, que ces modalités abstraites du monde sont le plus
souvent référées au sujet lui-même, ou du moins médiatisées par lui (66 %).
C'est de son désir, sa possibilité, son impression, l'effet sur lui, etc., qu'il
s'agit. Au fond c'est toujours de l'image de lui-même, relayée par l'image
du monde, donc plus élaborée, plus occultée, qu'il est question. Et encore
cette image est-elle présentée de manière assez imprécise pour qu'elle ne
véhicule pas d'information nette sur le sujet lui-même, ni sur son
appréhension du monde, et qu'elle n'apparaisse pas comme un véritable objet
d'échange. Il arrive que l'objectivation du sujet lui-même — me —
intervienne en place de SN2 (24 %). Ce ne sera toutefois que dans des
propositions où le sujet est je ou un non-animé, jamais tu : je me sens comme
libéré d'une tutelle; je me suis trouvé assez gêné; ce qui me frappe; ce qui
m'ennuie. Dans le cas de sujets non-animés, on peut d'ailleurs, par
les transformations passives, rendre à je son statut de sujet d'énoncé :
je suis frappé; je suis ennuyé. Il faut mentionner le fait que me intervient
plus comme objet indirect, que direct, de l'énoncé, et notamment avec
des verbes exprimant le procès même de renonciation : je me demande;
je me dis; je m'interroge. Ainsi, non seulement le tu n'intervient-il pas
explicitement comme allocutaire mais est-il implicitement évincé, le
sujet se désignant lui-même comme récepteur de son message.
Quant à SN3, autre lieu possible d'apparition du monde, il se réduit
essentiellement, chez l'obsessionnel, à des repères temporels, situés dans
le passé, le critère de référence étant le temps du discours du sujet lui-
même : les deux derniers entretiens, tout à l'heure, depuis quelque temps,
il y a quelque jours, en classe de philo. C'est dire que le monde actualisé
en SN3 est encore un monde du sujet, médiatisé, intériorisé, par lui, et
référé à ses états ou enunciations. Ce qui s'oppose au temps socialisé mais
plus encore aux références spatiales qui supposent toujours une certaine
extériorité par rapport au sujet.
Les adjectifs spécifient l'état ou l'attitude du sujet dans le cas où
ceux-ci ne sont pas réalisés dans le syntagme verbal par un passif ou un
verbe d'état : sceptique, nerveux, fier, embêté, malade. Quand ils qualifient
un non-animé, c'est encore par rapport au sujet parlant et notamment
pour marquer les rapports qu'il peut soutenir à celui-là, voire leur
évolution, ce qui implique alors une comparaison avec un temps révolu;
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je la trouve plus difficile; tout cela me paraît plus compréhensible. Les


expansions adverbiales se présentent le plus souvent comme des modalisations
de l'énoncé qui visent à en suspendre le caractère décisif, soit par
l'introduction du doute, — peut-être, sans doute, — soit par des atténuatifs,
— tout au moins, à peine encore, petit à petit, enfin!, — soit par une
transformation négative, soit par des renvois temporels qui signifient que si
l'énoncé a pu être assumé dans le passé, il ne l'est plus forcément, et que
s'il l'est actuellement, il n'est pas pour autant définitif, il pourra être
remis en cause. En fait, toutes ces modalisations expriment
fondamentalement le doute, la mise en question de l'énoncé, seule manière, sans doute,
pour l'obsessionnel de ne pas s'y objectiver totalement, de maintenir
ouverte la possibilité de relance du discours.
Les complétives ont souvent, chez l'obsessionnel, fonction d'exprimer
l'objet de l'énoncé. Elles tiennent lieu de SN2, non intégré à la phrase
minimale. Elles véhiculent fréquemment le message, constituant l'énoncé
lui-même, introduit par une proposition qui n'est que la réalisation du
procès de renonciation habituellement tu, sous-entendu, non explicité :
je dis, je demande, j'interroge, etc. Cette objectivation de renonciation,
quasi constante dans le discours de l'obsessionnel, contribue à lui donner
son caractère d'énoncé différé, ou indirect, des relais s'interposant entre
le locuteur et son discours, et plus encore entre l'émetteur et le récepteur
éventuel du message. Celui-ci est d'ailleurs le plus souvent évincé par la
forme réfléchie de cette proposition introductrice : je me dis; je me demande;
je m'interroge, etc. L'énoncé de l'obsessionnel est donc en un premier
temps objectivation de renonciation; en un deuxième temps, il renvoie
au même sujet d'énonciation. En effet, le sujet de la complétive est encore
je, le verbe exprime un état, le plus souvent passivement vécu, du sujet
d'énonciation, état accompli dont il constate l'existence en spectateur
vigilant, non en tant qu'il peut, ou a pu, en être l'acteur : je suis poussé
par; j'éprouvais; j'avais tendance; j'ignorais; je me sentais obligé, etc. La
complétive exprime donc une qualité du sujet dont il se voudrait le seul
témoin, bénéficiaire, non proposée à l'interlocuteur, au (tu), comme terme
d'échange, comme un il, objet de communication. L'objet exprimé sous
forme d'interrogation indirecte présente les mêmes caractéristiques. C'est
bien à lui-même que le sujet pose la question et qu'il réserve le droit de
répondre. La question n'est pas formulée à l'endroit du protagoniste de
renonciation évincé par ce passage, déjà signalé, du pronominal au
réfléchi : je me suis demandé ce qu'était ce truc; je me demande si c'est ça
qui...
Autre type de subordonnées du discours de l'obsessionnel : les
conditionnelles. Mais elles ont leur caractère propre. Elles ne se présentent pas
sous la forme : si A alors B, mais la possibilité même de la réalisation de
la condition reste hypothétique, suspendue, entretenant la confusion
entre potentiel et irréel. C'est une autre expression du doute chez
l'obsessionnel, qui a pour fonction de maintenir l'énoncé ouvert, non bouclé
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sur lui-même. D'autant plus que ce potentiel-irréel est proposé comme ce


qui permettrait de dire, d'affirmer, de penser, ce qui est réalisé dans le
texte. L'assomption décisive du message reste alors problématique,
susceptible de remaniements éventuels. L'interlocuteur n'aura pas à
contester ce que l'émetteur lui-même se réserve le droit de mettre en cause. Il
arrive que ce caractère hypothétique de la réalisation de la condition
s'exprime par un comme si accentuant sa nuance irréelle. Le comme si ,
dans sa substitution à un parce que, a aussi pour fonction de mettre en
cause l'état lui-même du sujet : je me suis trouvé mal à l'aise comme si se
produisait une sorte de grouillement interne; je me sentais gêné comme si
je ressentais une panique devant toutes ces possibilités. Les causales, rares,
sont d'ailleurs généralement introduites par comme, et non parce que,
puisque, ce qui atténue leur caractère contraignant : comme la notion avait
Vair appuyée par des auteurs valables.
On relève un nombre important de subordonnées relatives dans le
discours de l'obsessionnel. Leur fonction, comme celle de la plupart des
adjectifs d'ailleurs, consiste à rapporter au sujet d'énonciation des non-
animés, sujets ou objets, et à spécifier le type de rapports qu'il entretient
avec eux. Autrement dit, les subordonnées relatives expriment bien des
qualités du monde mais tributaires du sujet d'énonciation, qui ne valent
qu'en tant qu'elles expriment un mode d'interaction entre lui et le monde.
Elles traduisent une imagerie personnelle du monde, préservée dans sa
singularité, et comme telle relativement incommunicable : je découvre
un monde que j'ignorais; un grouillement interne que j'aurais du mal à
comprendre; je me souviens des notions que j'avais sur ça en classe de
philo; ça me paraît quelque chose de très grave et qui a du mal à passer
(= que j'ai du mal à dire).
Les temporelles traduisent, chez l'obsessionnel, un essai de situer
son énoncé, ou son état, par rapport à un autre, le plus souvent passé :
il me venait des choses tout à l'heure avant que j'arrive (= avant que je
commence à vous parler); ...depuis que j'ai commencé à vous parler;. ..quand
ça allait bien; ...lorsqu'il me vient une image et que j'essaie de passer (= de
ne pas la dire).

***

De cette analyse un peu succincte, et qui sera développée par


ailleurs, il ressort qu'aux discours d'un hystérique d'une part, d'un
obsessionnel de l'autre correspondent des modèles spécifiques d'énonciation.
L'énoncé type de l'hystérique est : (je) <- tu m'aimes? ->■ (tu). Il laisse
à l'allocutaire le soin d'assumer l'énoncé, la forme interrogative
présentant le message comme ambigu, inachevé, pour tout dire non assumé.
C'est le oui ou le non du (tu) qui sous-tendent effectivement le message
comme tel, constituant du même coup l'allocutaire comme seul sujet
d'énonciation. C'est encore au tu, en tant que sujet d'énoncé, qu'est
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laissée la responsabilité du procès qui s'y exprime. Quant au sujet


produisant apparemment le message, il n'intervient que comme possible
objet de l'allocutaire, objet qui n'est plus point de convergence des
protagonistes de renonciation, objet d'échange, puisque l'unique sujet est
(tu). Cet énoncé type est susceptible de variantes telles que : j'aime ce
que tu aimes? Que le il intervienne là comme objet ne doit pas faire
illusion. Il n'est, quoi qu'il en soit, qu'objet du (tu), pas plus assumé
comme objet propre par l'hystérique que l'action qu'exprime l'énoncé.
Même dans le cas où celui-ci perdrait sa forme interrogative, — j'aime
ce que tu aimes, — le fait que le monde, le réfèrent, se présente comme
médiatisé par le (tu) implique que l'énoncé n'est que le calque, le
redoublement, d'un énoncé implicite ou explicite du (tu).
L'énoncé type de l'obsessionnel serait lui : (je) <- je me dis que je
suis aimé -> (tu), qui peut prendre la forme d'une double négation (je) <-
je ne me dis pas que je ne suis pas aimé -> (tu), expression d'un doute
qui se manifestera éventuellement sous la forme : je me dis que je suis
peut-être aimé; je me demande si je suis aimé. L'énoncé apparaît ici assumé
par le locuteur avec toutefois la précaution quasi constante d'un doute
qui en autorise la contestation, les remaniements, et est à sa façon une
forme d'inachèvement. Mais cet inachèvement se manifeste ailleurs, par
la carence d'agent. Ce n'est plus le locuteur qui fait ici problème mais
l'allocutaire. Sa fonction de récepteur du message est, en effet, mise en
cause par le caractère réfléchi de renonciation et par le fait que l'objet
de communication se présente comme tellement médiatisé par le (je)
qu'il est relativement incommunicable. Par ailleurs, l'allocutaire est encore
évincé de l'énoncé où il n'a fonction ni de sujet d'un actif, ni d'agent
d'un passif, ni d'objet.

Inachevés du point de vue du locuteur ou de l'allocutaire, les énoncés


de l'hystérique et de l'obsessionnel posent d'ailleurs le problème de la
différenciation même de ces deux pôles d'énonciation. Car le (je) et le
(tu) se donnent comme distincts en fonction d'une référence singulière
au monde, dont la transmission constitue l'information du message. Or,
si l'hystérique se donne comme manquant d'une expérience propre du
monde, l'obsessionnel vit la sienne sur un mode tellement élaboré par
son imagerie propre qu'elle ne peut directement être entendue. Ce n'est
pas dire qu'on revient alors à une totale confusion du (je) et du (tu),
hypothèse qui peut se soutenir pour rendre compte des langages
psychotiques. Mais on assiste à une sorte de différenciation à l'intérieur du (tu)
ou du (je) eux-mêmes, — (tu') -> (tu); (je) ->■ (je'), — système de
médiations qui pose déjà la possibilité d'émergence dans le futur du (je), et
aussi bien du je, de l'hystérique, comme celle d'une résurgence du passé
du (tu) chez l'obsessionnel. La trace d'un tel système de médiations est
à repérer aussi bien au niveau des protagonistes de renonciation qu'à
celui de l'objet proposé à la communication.
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Sans doute, et on nous l'objecterait avec raison, ce qui a été esquissé


ici des modèles d'énonciation de l'hystérique ou de l'obsessionnel est
encore très proche des modèles d'énoncés. Or, si renonciation ne peut
être qu'inférée de l'énoncé, elle ne peut cependant être considérée comme
isomorphe à celui-ci. Elle se présente comme asymétrique au texte,
asymétrie qui peut aller jusqu'à l'inversion des modèles. Aussi ne peut-on
exclure l'hypothèse que l'hystérique craindrait d'accorder une quelconque
réalité à l'allocutaire alors que l'obsessionnel, pur objet de celui-là, ne
pourrait, en tant que tel, assumer un énoncé comme sujet. Il
conviendra, pour en décider, d'étendre l'analyse à des corpus plus importants,
espacés dans le temps. De l'ensemble des textes se dégagera alors avec
plus de sûreté la contrainte qui les régit, contrainte qui, au principe de
la structuration spécifique du discours comme de ses failles ou manques,
permettra de reconstruire les modalités d'énonciation en cause. On peut
penser aussi que l'analyse de discours de pervers, de phobiques, voire
de psychotiques, s'impose pour affiner les modèles proposés pour
l'hystérique et l'obsessionnel, qui y perdront sans doute leur caractère cari-
caturalement antithétique.

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