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Introduction
Nous souhaitons nous pencher ici sur la façon dont l'écoféminisme remet en question et
renouvelle la pensée économique en adoptant un angle inédit : celui de la nature et des femmes, et
non plus de l'« homme », qui derrière sa prétendue universalité occulterait en fait des phénomènes
significatifs, et serait grevé par des biais anthropocentristes, ethnocentristes et androcentristes.
Qu'apprend-on lorsqu'on pense l'économie, son origine et son histoire, non plus du point de vue du
travail productif, comme le font presque tous les auteurs, mais du point de vue du travail effectué
par la nature et les femmes, souvent taxé de simplement « reproductif » ?
Nous commencerons par présenter brièvement l'écoféminisme, méconnu en France. Puis
nous exposerons deux thèmes récurrents et centraux dans la théorisation écoféministe des origines
et du développement économiques – deux apparentes « pièces de musée1 » que les écoféministes
sortent du folklore et font le pari de prendre au sérieux : l'idée d'une société matricielle et
écologique aux origines de l'humanité, version écoféministe de l'état de nature ; la chasse aux
sorcières des XVIe et XVIIe siècles, érigée en clé de lecture de la transition au capitalisme. Ces
deux thèmes ont des statuts épistémologiques très différents : tandis que le second se réfère à un
épisode historique attesté et documenté, le premier prétend reconstituer des temps ancestraux,
antérieurs à toute source écrite et même à l'invention de l'écriture. Cependant, même dans le cas de
la chasse aux sorcières, bien réelle, la part de conjecture est forte, tant elle est imparfaitement et
bizarrement documentée : les estimations du nombre de femmes mises à mort sur les bûchers
varient de 100.000 à 9 millions, et les seuls documents à disposition sont les délirants manuels de
chasseurs de sorcières (expliquant doctement qu'il s'agit d'être diaboliques capables de tuer à
distance, de transformer les humains en animaux, de subtiliser les pénis des hommes, de voler la
nuit jusqu'à des sabbats maléfiques où elles baisent la queue d'un bouc et sacrifient des bébés, et
autres sortilèges surnaturels), et les minutes des procès lors desquels, sous la torture, les inculpées
finissent par avouer des crimes totalement insensés. On a donc affaire, dans un cas, à une hypothèse
historiographique heuristique, jetant un éclairage original sur la « Grande transformation »
capitaliste ; dans l'autre cas (la société matricielle et écologique des origines), à un thème au statut
plus ambigu : s'agit-il d'une vérité (pré)historique ? d'une hypothèse ? d'une fiction ? d'un mythe ?
Au sein même de l'écoféminisme, les réponses divergent. Quoi qu'il en soit, ces deux thèmes sont
souvent pensés en miroir, comme des échos l'un de l'autre : la chasse aux sorcières est explicitement
1 Françoise d'Eaubonne, Le sexocide des sorcières, Paris, L'esprit frappeur, 1999, p. 107.
posée comme « l'équivalent moderne de la défaite historique à laquelle Engels fait allusion dans
L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État 2 » – « défaite du sexe féminin », mais
aussi, pour les écoféministes, de la nature (hors de nous : environnement, espèces non humaines,
immanence ; et en nous : corps, émotions, pulsions). Il s'agirait de deux épisodes violents lors
desquels les femmes et la nature auraient subi conjointement un processus de dévaluation,
objectivation et domination dont elles pâtiraient encore – deux moments clés dans la construction
d'une civilisation occidentale patriarcale et écocide, traitant les femmes et la nature non pas comme
la source sacrée de toute vie mais comme des objets à domestiquer et exploiter.
Ces deux thèmes ne sont pas propres à la pensée écoféministe ; ils ont suscité depuis le
XIXe siècle de nombreux débats historiques, philosophiques, politiques, épistémologiques, et
continuent d'en susciter, à la fois au sein et autour de ce mouvement. Nous ne pourrons pas faire le
tour de tous ces débats internes et externes ; il nous faudra faire des choix. Dans le cadre de cette
intervention, nous nous concentrerons sur leurs enjeux économiques, en en tronquant donc
inévitablement l'intérêt : en quoi de telles relectures de l'histoire constituent-elles des outils critiques
de modèles économiques plus classiques – ceux de l'économie politique classique, comme ceux de
la théorie marxiste ? En quoi permettent-elles de fonder un paradigme économique alternatif,
ouvrant la voie à des utopies originales ?
3 Greta Gaard, « Toward a Queer Ecofeminism », Hypatia, vol. 12, n° 1, 1997, p. 137.
La généalogie qu'elles proposent s'articule toujours autour des deux épisodes clés que
seraient le « grand renversement » d'une société originelle matricielle et écologique, et la chasse aux
sorcières des débuts du capitalisme. Ils structurent une conception de l'histoire humaine
délibérément alternative voire iconoclaste, remettant en question la vulgate historique qui serait
grevée par des biais androcentristes et anthropocentristes. Comme nous tenterons de le montrer, ils
mettent aussi vigoureusement en œuvre, de façon imagée et sans long discours, toute une démarche
de déconstruction et reconstruction de la théorie économique – qu'on pourrait intellectualiser ainsi :
« [L'écoféminisme] établit les présupposés de l’armature du capitalisme comme suit : l’histoire est
différente de la nature ; l’homme est un sujet historique et la femme est un objet passif ; l’homme
produit et la femme reproduit. À ces présupposés, [on peut] opposer ceux de l’écoféminisme : la
nature et l’histoire sont des unités matérielles ; la nature, les femmes et les hommes sont des sujets
actifs et passifs ; le métabolisme femme-nature détient la clé du progrès historique ; et les travaux de
reproduction orientés par leur soin sont des modèles de durabilité. 4 »
Les récits que nous allons étudier sont la traduction narrative de telles thèses et orientations.
4 Anne-Line Gandon, « L'écoféminisme, une pensée féministe de la nature et de la société », Recherches féministes,
vol. 22, n°1, 2009, p. 14.
entre les sexes (en matière de propriété, de travail, etc.) ? Quand, comment et pourquoi les hommes
(avec toute l'ambiguité de ce terme) ont-ils cessé d'être de simples maillons d'un écosystème, et
sont-ils devenus des producteurs aptes et se sentant fondés à disposer à leur gré des règnes animal,
végétal et minéral, à exploiter les ressources à merci – se mettant ainsi en position d'extériorité et de
supériorité, au lieu d'être partie intégrante d'une nature nourricière de tous les êtres vivants ? Enfin,
en quoi tous ces processus sont-ils liés ?
C'est afin de répondre à ces questions que certaines écoféministes vont écrire de nouvelles
Discours sur l'origine. Lisons le récit proposé par d'Eaubonne, fondatrice de l'écoféminisme :
« Le raisonnement est simple. Tout le monde, pratiquement, sait qu’aujourd’hui les deux
menaces les plus immédiates sont la surpopulation et la destruction des ressources ; (…) mais très
peu encore ont découvert que chacune des deux menaces est l’aboutissement logique d’une des deux
découvertes parallèles qui ont donné le pouvoir aux hommes voici cinquante siècles : leur possibilité
d’ensemencer la terre comme les femmes, et leur participation dans l’acte de la reproduction.
Jusqu’alors, les femmes seules possédaient le monopole de l’agriculture et le mâle les croyait
fécondées par les dieux. Dès l’instant où il découvrit à la fois ses possibilités d’agriculteur et de
procréateur, il instaura ce que Lederer nomme ''le grand renversement'' à son profit. S’étant emparé
du sol, donc de la fertilité (plus tard de l’industrie), et du ventre des femmes (donc de la fécondité), il
était logique que la surexploitation de l’une et de l’autre aboutisse à ce double péril menaçant et
parallèle : la surpopulation, excès des naissances, et la destruction de l’environnement, excès des
produits5. »
L'origine première du système actuel (cette « civilisation technologique superurbaine et
superindustrielle » qui reposerait sur la domination croisée des femmes et de la nature, et n'est pour
d'Eaubonne que le dernier avatar du « système phallocrate » instauré alors) serait donc « la ''grande
défaite du sexe féminin'' survenue 3000 ans avant J.-C. sur l'ensemble de la planète 6 », c'est-à-dire à
la fin du Néolithique, aux débuts de l'Âge de bronze et des civilisations de l'écrit. C'est à cette
période que les sociétés humaines (du moins, la plupart) seraient passées d'un mode de vie originel
gynocentré, pacifique et écologique, plaçant les femmes et la nature – actives, indépendantes et
respectées – au cœur de la culture et de la religion, à une organisation patriarcale et guerrière,
structurée autour de principes virils et du culte de la transcendance. Pour d'Eaubonne, ce
renversement ne se fit pas sans violence ni résistance, et « c'est la défense, armes à la main, des
richesses agricoles, qui est à l'origine des prétendues ''légendes'' des Amazones et de leurs combats
contre les hommes chasseurs et bergers 7 » : il s'agirait des traces de cette première grande lutte des
sexes historique, dont les femmes et la nature (au sens matériel comme au sens symbolique –
environnement et immanence) seraient sorties vaincues.
5 Françoise d'Eaubonne, Le féminisme ou la mort, Paris, Pierre Horay éditeur, 1974, p. 220-221.
6 Ibid., p. 241.
7 Ibid., p.115.
Comme elle le note elle-même, d'Eaubonne n'est pas l'auteure originale de ce récit, qui a
connu son heure de gloire fin XIXe. L'idée selon laquelle l'humanité originelle vivait dans sociétés
sous ascendant féminin fut théorisée tout d'abord par Bachofen dans Le droit maternel (1861),
sources historiques, ethnologiques et mythologiques à l'appui, puis reprise par plusieurs penseurs
socialistes – Bebel dans La femme et le socialisme (1883), Engels dans L'origine de la famille, de la
propriété privée de de l'État (1884) –, et par certains des grands noms de l'anthropologie
évolutionniste – Morgan dans La société archaïque (1877), Frazer dans Le rameau d'or (1890-
1915). Elle a déjà fait l'objet d'innombrables discussions avant d'Eaubonne – notamment par
Beauvoir dans Le deuxième sexe (1949).
Mais d'Eaubonne se démarque de ces illustres prédécesseurs sur deux points essentiels.
Premièrement, elle récuse la thèse soutenue par Bachofen et Engels d'un matriarcat ou « gynocratie »
primitif, c'est-à-dire un régime soumis au « droit maternel », où le pouvoir aurait appartenu aux
femmes. Elle affirme pour sa part « l’existence d’une culture occidentale clanique avant la
fondation même du patriarcat, et qui n’était pas pour autant le matriarcat. Les femmes n’étaient pas
au sommet, mais au centre. Il n’y a pas eu une espèce de patriarcat inversé où les femmes tenaient
un rôle de pouvoir… Non, ça n’a jamais existé.8 » Ce point est constant dans les récits d'origine
écoféministes ; Starhawk parlera de « sociétés matricielles » et Maria Mies d'« unités matristiques
ou matricentrées », évitant soigneusement le terme « matriarcat ». Il s'agit de penser la primauté,
dans l'histoire humaine, de sociétés fondées sur « le non-pouvoir (et non le pouvoir-aux-femmes)9 » :
l'orientation anti-hiérarchique voire anarchiste de l'écoféminisme se lit dans ce choix.
Deuxième nouveauté apportée par d'Eaubonne : lier l'angle écologiste à l'angle féministe.
Son but n'est pas seulement de montrer que le patriarcat n'est pas la forme originelle, voire naturelle
et éternelle des sociétés humaines. Elle veut aussi montrer – contre la tradition de pensée
dominante, prégnante aussi bien dans l'économie politique classique que dans le marxisme (et chez
tous les héritiers du kantisme et du hégélianisme : structuralisme, existentialisme...) – que la rupture
avec la nature elle non plus n'est pas une structure invariante constitutive de toute conscience et de
toute société humaine : il s'agit de refuser l'idée selon laquelle l'homme se définirait comme « anti-
phusis » (Beauvoir), comme « animal qui nie le donné » (Bataille) et le soumet. Car le but est de
montrer qu'il y a un lien entre l'émergence d'une société inégalitaire, en particulier au point de vue
des rapports de sexes, et la rupture avec la nature – c'est-à-dire le passage d'une relation immanente,
d'inclusion et coopération entre vivants, à une relation transcendante, de surplomb et domination. Il
lui importe donc de soutenir que les sociétés humaines, pendant des millénaires, étaient caractérisés
à la fois par la valorisation des femmes et par l'inclusion harmonieuse dans la nature, et que cela va
de pair : patriarcat et transcendance seraient nés tardivement et d'un même mouvement.
8 Interview de d'Eaubonne : https://joellepalmieri.wordpress.com/2012/12/21/francoise-deaubonne-la-rebelle/
9 D'Eaubonne, Le féminisme ou la mort, op. cit., p. 251.
II - 2. Les arguments d'un récit alternatif
Mais quels sont les arguments d'une telle reconstitution de la préhistoire ? D'Eaubonne les
développe en 1976 dans Les femmes avant le patriarcat. Pour elle, « c'est à travers le mythes et les
techniques que nous pourrons saisir et cerner la coupure qui sépare deux étapes marquées par l'un
ou l'autre sexe10 ». Elle s'appuie donc d'une part sur les mythes, légendes et récits religieux de
nombreuses civilisations du passé ; d'autre part sur les outils, statuettes et autres objets exhumés lors
de fouilles archéologiques. Les écoféministes des décennies suivantes poursuivront ses recherches,
en cherchant dans des directions qui varient selon leur sensibilité philosophique. Deux exemples :
Maria Mies, sociologue matérialiste, y ajoute les découvertes récentes de la paléo-anthropologie et
de la primatologie ; Starhawk, sorcière néo-paienne, fouille plutôt dans les mythes et archétypes.
Tous ces indices sont interprétés en un sens convergent (mais sans occulter la diversité ni les
évolutions des formes socio-économiques au cours la longue période envisagée) : les statuettes et
autres objets de culte antérieurs au IIIe millénaire dans tout le Bassin méditerranéen, ainsi que les
mythes de ces époques, semblent attester la prédominance ancestrale de cultes adressés à des
Déesses immanentes et dirigés par des prêtresses, célébrant la Lune, la Terre-mère et leurs rythmes
sacrés, avant leur renversement par des cultes voués à des Dieux (masculins) transcendants,
déconnectés de la terre, et dirigés par des prêtres 11. Des vestiges archéologiques, par exemple ceux
de la ville anatolienne de Catal Höyük fondée au VIIe millénaire avant J.C., semblent attester que
de tels cultes du « Divin Féminin » immanent à la nature étaient l'expression idéologique de
structures sociales, économiques et politiques égalitaires (comme le soutient l'archéologue Maria
Gimbutas) : les femmes auraient été les égales des hommes, ayant le droit de travailler, de posséder
et transmettre des biens, de mener une vie indépendante, avant que les grands codes juridiques de
l'Antiquité ne les réduisent à la minorité. Quant à la primatologie (dont font par exemple usage Mies
et Radford Ruether), elle permettrait de remonter encore plus loin, en nous apprenant que les
sociétés de grands singes, auxquelles ressemblaient sans doute les premières sociétés humaines du
Paléolithique, sont matricentriques (et, bien sûr, écologiquement harmonieuses) : leur cœur est
formé de cellules mères-petits, qui assurent l'essentiel des activités de subsistance, d'éducation, de la
vie économique et sociale de l'espèce ; les mâles n'y ont qu'un rôle marginal et intermittent. Peut-on
alors, comme Michelet dans La sorcière, en déduire qu'« au début, la Femme est tout12 » –
accompagnée de « son aide et sœur la Nature13 » ?
16 Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale. Women in the International Division of Labour,
Londres, Zed Books, 1986, p. 58.
17 Ibid., p. 61.
18 Ibid., p. 64.
19 Ibid., p. 62.
20 Ibid., p. 134.
l'homme l'affrontera dorénavant en ouvrier (…) : il crée le monde à neuf. (…) L'invention du bronze
et du fer a profondément modifié l'équilibre des forces productrices et (…) par là l'infériorité de la
femme s'est accomplie.21 »
Mais le jugement que porte Beauvoir sur ce bouleversement est ambigu : « le grand Pan
commence à s'étioler quand retentit le premier coup de marteau et le règne de l'homme s'ouvre 22 »,
écrit-elle avec un triomphalisme prométhéen. Pour elle, ce qui est une régression pour les femmes
est surtout un progrès immense pour l'humanité, qui « s'affirme comme sujet et liberté » par cette
maîtrise technique de la nature. Mais du point de vue écoféministe, une telle maîtrise se nomme
domination. Derrière le passage de la houe à l'araire, ce serait donc un triple processus qui se noue :
– l'instauration de rapports d'exploitation entre humains : c'est à ce moment que l'agriculteur
du Néolithique supérieur aurait « fait appel à une main d'oeuvre servile 23 », qui aurait jusque
là été encombrante, mais est rendue utile par la nouvelle technique – puisque l'araire,
contrairement au bâton fouisseur ou à la houe, outils manuels et autonomes, est un outil
mécanisé qui s'attelle, et requiert donc l'exploitation d'esclaves humains ou non humains.
– la dégradation de la condition féminine : par cet outillage qui ne serait plus « à la mesure de
ses forces », « la femme a perdu le rôle économique qu'elle jouait dans la tribu 24 » – alors
que jusque là « économie et mystique [étaient] d'accord pour abandonner aux femmes le
travail agricole25 ». En effet les hommes, ignorant la paternité selon Beauvoir, d'Eaubonne,
ou encore Mies (thèse reprise à Malinowski), auraient attribué la fécondité des femmes et la
fertilité des terres à l'effet de « mystérieux effluves émanant du corps féminin qui attirent en
ce monde les richesses enfouies aux sources mystérieuses de la vie 26 ». Mais la nouvelle
méthode de labour et d'ensemencement née à l'Âge de bronze aurait permis aux hommes de
comprendre et contrôler leur rôle dans ces processus au lieu d'y voir « des dons surnaturels »
et magiques ; dès lors ils auraient été conduits à se prendre pour leur auteur et maître et se
seraient arrogés le monopole ou du moins le rôle prépondérant dans les activités de
production – Mies souligne d'ailleurs les analogies entre champ et femme d'un côté, graine
et sperme de l'autre, qui émergeraient alors seulement27.
– la transformation délétère de notre rapport à la nature – à la fois sur les plans symbolique et
concret. D'une part, avec l'araire et la « rationalisation » de l'agriculture qu'elle véhicule, les
représentations auraient changé : c'est là qu'on aurait cessé de tenir pour source de richesse
et objet de culte la généreuse productivité de la terre, y substituant le travail de « l'homme ».
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Ibid.
intrinsèquement avec des biais racistes et colonialistes : l'Amérique ne peut servir de modèle de
l'état de nature que parce qu'elle est définie comme terre vierge et inculte, voire « inhabitée » (sic).
On retrouve ces mêmes biais entremêlés chez Smith. Lui aussi occulte le rôle productif de la
nature et des femmes, lorsqu'il écrit : « L e Travail annuel d'une nation est le fonds primitif qui
fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie » (là où on
pourrait plutôt attendre : « la nature »33), et donne comme seuls exemples de ce « travail », dans
l'état originel, « la chasse et de la pêche » ou parle de « tribus de chasseurs ou de bergers ». Ce
faisant, il ne tient compte que d'activités traditionnellement masculines (passant sous silence la
cueillette et le jardinage, activités des femmes dans les sociétés dites « primitives », qui fournissent
environ 80% de la nourriture quotidienne 34 ) :
« La même asymétrie masquée, les mêmes biais imprégnés de biologisme que l'on repère dans le
concept de travail prévalent dans celui de division du travail (…) qui camoufle le fait que les tâches
masculines sont généralement considérées comme des tâches authentiquement humaines (c'est-à-dire
conscientes, rationnelles, planifiées, productives), tandis que les tâches féminines sont encore vues
comme fondamentalement déterminées par leur ''nature''. La division sexuelle du travail, selon cette
définition, pourrait être reformulée en division entre ''travail humain'' et ''activité naturelle''. (…) Les
instruments de travail, les moyens corporels de production implicitement inclus dans ce concept de
travail sont les mains et la tête, mais jamais l'utérus et les seins d'une femme. 35 »
Smith choisit en outre des activités prédatrices, liées à la domestication ou à la destruction
d'animaux, préférence qui pourrait être interprétée comme un biais spéciste ou carniste – « carno-
phallogocentriste », pour reprendre les termes de Derrida36. D'autre part, en faisant découler la
division du travail d'un simple « penchant qui porte [les hommes] à trafiquer, à faire des trocs et des
échanges d'une chose pour une autre 37 », Smith occulte des rapports de force indispensables pour
expliquer cette « répartition » qui, dans les faits, est hiérarchisée et inégalitaire – notamment entre
les sexes – ce que le récit écoféministe du « Grand renversement » met en évidence.
Il en va de même concernant les notions de propriété privée et d'échanges. Ainsi, pour lui
(conformément à la théorie lockéenne), c'est le travail qui fonde la propriété privée dans l'état de
nature ; mais le travail de qui, et la propriété pour qui ? Lorsque Smith pose que « les choses
nécessaires et commodes à la vie » et leur propriété « sont toujours, ou le produit immédiat du
travail, ou achetées des autres nations avec ce produit 38 », le lecteur des récits écoféministes
racontant la lutte des Amazones contre l'appropriation de leurs richesses agricoles reste perplexe.
33 Les physiocrates échappent à ce biais anthropocentriste en définissant la nature comme source première de toute
richesse et production ; mais leur « ordre naturel » est truffé de biais androcentristes.
34 Mies, op.cit., p. 58.
35 Ibid., p. 45-46.
36 Jacques Derrida, L'animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.
37 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ; source :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/richesse_des_nations_extraits/richesse_nations_extraits.pdf
38 Ibid.
Locke lui-même écrivait à quelques lignes d'intervalle : « Le travail de mon corps et l'ouvrage de
mes mains, nous le pouvons dire, sont mon bien propre. (…) Ainsi, l'herbe que mon cheval mange,
les mottes de terre que mon valet a arrachées, et les creux que j'ai faits dans des lieux auxquels j'ai
un droit commun avec d'autres, deviennent mon bien et mon héritage propre39. » Entre temps, se
sont introduits subrepticement des rapports d'appropriation du travail d'autrui et d'exploitation entre
les êtres vivants, selon des axes d'espèce (le cheval) et de classe (le valet), et implicitement d'ethnie
(peuples colonisés et réduits en esclavage) et de sexe (femmes), qui semblent ici aller de soi, au
point que leur existence et leur origine sont impensées par l'économie politique classique. Même
chose en ce qui concerne la naissance des échanges économiques, qui sont pensés selon un point de
vue androcentrique : ils ont lieu entre des « individus » prétendument indifférenciés, mais dont on
saisit rapidement qu'il s'agit nécessairement de sujets masculins – déjà pour la simple raison que, les
femmes ne travaillant pas dans cette version des origines, elles n'ont rien à échanger. Elles sont
donc objets et non pas sujets de la propriété et des échanges ; l'inverse n'est jamais ne serait-ce que
supposé. Une telle idée, qui correspond au statut des femmes à l'époque où ces textes ont été écrits,
revient à naturaliser l'ordre patriarcal construit de la Modernité – ce que dénonce l'écoféminisme.
Mais lue à travers le prisme du récit d'origine écoféministe, la théorie marxiste non plus
n'échappe pas à ces biais ; car si elle thématise l'exploitation de classe et cherche à en faire la genèse
depuis le « communisme primitif », elle passe sous silence l'exploitation de sexe et d'espèce. Tout
au plus Marx et Engels peuvent-ils reconnaître des formes de « domination » masculine,
d'« inégalité » entre les sexes ; mais comme il va de soi que les femmes, les animaux, les sols,
graines, cours d'eau et autres sources environnementales d'énergie et de richesse ne « travaillent »
pas, il ne peut pour eux être question d'« exploitation » des femmes ni de la nature. Engels lui-
même, malgré l'attention qu'il porte aux rapports des sexes dans L'origine de la famille, de la
propriété privée et de l'État, invisibilise doublement le travail des femmes, de même que celui de la
nature. En effet, une fois posée la distinction entre « production et reproduction », ou « production
des moyens d'existence » et « production des hommes mêmes », il classe sans même l'interroger
l'activité féminine du côté de la reproduction, niant implicitement le rôle productif des femmes ;
deuxième geste, il reformule cette distinction en « travail » et « famille » : ainsi le travail féminin,
déjà réduit au travail reproductif, n'est même plus du travail. Il va de soi pour Engels, comme pour
tous les auteurs de l'économie politique classique, qu'il existe une « division naturelle » des tâches
entre les sexes ; dans la mesure où il n'évoque jamais le rôle économique productif des femmes dans
la société originelle, mais ne les évoque que lorsqu'il parle de la famille, il semble que leur rôle soit
pour eux uniquement procréatif. Nous sommes toujours très loin des cueilleuses, jardinières ou
agricultrices autonomes, des guérisseuses, prêtresses et Amazones de l'écoféminisme.
Comme on le voit dans ces quelques lignes, le sens à donner à cet épisode fait l'objet de multiples
axes d'analyse au sein de l'écoféminisme.
Pour dissiper les supercheries de l'économie politique classique, Marx décortique les mécanismes
ayant permis l’enrichissement par vagues successives des capitalistes anglais et plus largement