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Archéologie

L’archéologie révèle l’impact de la traite des esclaves


conduite par les Européens sur les villes
et l’organisation des royaumes africains
du golfe du Bénin.
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L e préjugé commun veut que les


villes africaines soient apparues sous
l’influence européenne. Rien n’est
plus faux : comme en Europe, l’urbanisa-
tion s’est développée en Afrique au Ier mil-
lénaire avant notre ère. Pour autant, à partir
du XVIe siècle, la multiplication des contacts
avec les Européens a bouleversé les pay-
sages culturels africains. Par cette expres-
sion, on désigne les paysages ayant subi
des aménagements par l’homme, telles les
villes, mais aussi les campagnes le plus
souvent bien plus marquées par les acti-
vités humaines qu’il n’y paraît. L’étude
des paysages culturels est l’objet de l’ar-
chéologie dite des paysages. Plutôt que
d’étudier jusque dans le dernier détail des
sites isolés, les archéologues du paysage
examinent des ensembles de structures
anthropiques, par exemple la réparti-
tion, la forme ou l’importance des villes,
le réseau des routes commerciales qui les
relie, le maillage d’un territoire, etc.

Traite négrière dans


le golfe du Bénin
C’est un exercice de ce genre que nous
menons sur le territoire de trois anciens
royaumes d’Afrique occidentale aux des-
tins liés : les royaumes de Ouidah, d’Al-
lada et du Dahomey. Il révèle que, si dans
cette région, la tendance à l’urbanisation
a précédé les contacts avec les Européens,
la traite des esclaves, c’est-à-dire l’échange
Cameron Monroe de captifs contre des marchandises euro-
péennes par les élites royales, a eu un fort
impact, enregistré dans le sol, sur l’orga-
nisation des sociétés de ce que les négriers
L’ E S S E N T I E L nommaient la « Côte des esclaves ».
 L’Afrique est peuplée, Ce nom désigne le golfe du Bénin,
soit les quelque 300 kilomètres de côte afri-
depuis plus de deux
caine allant de l’embouchure du fleuve
millénaires, par des sociétés
Volta, au Ghana, au canal de Lagos, au
urbanisées vivant au sein
Nigeria. L’arrière-pays de cette bande
de royaumes centralisés.
côtière englobe le Sud du Ghana, du Togo,
 Leurs rois se sont du Bénin et du Nigeria occidental. Il cor-
mis à échanger des captifs respond à la « trouée du Dahomey », une
de guerre contre des biens région côtière où la forêt tropicale humide
européens pour en tirer
prestige et pouvoir.
1. À L’ÉPOQUE DE LA TRAITE NÉGRIÈRE (du
 Les archéologues XVIe au XIXe siècle) des agglomérations africai-
ont montré que cette traite nes se sont formées autour des forteresses
des esclaves a bouleversé européennes de la Côte des esclaves. Des échan-
plusieurs fois l’ordre ges avaient lieu dans ces points d’appui pour
négriers européens, mais l’essentiel des achats
Yves G. Reymond

politique, l’économie de captifs se faisait dans la capitale du royaume,


et les villes du Sud du Bénin. où le roi exigeait la présence des commer-
çants afin de les contrôler.

Archéologie [33
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Ouém
tre milles de circonférence. [...] La ville grouil-

Zou
lait de gens, à tel point qu’il était impossible
Cou

DAHOMEY

é
BÉNIN
vers 1820-1890 de traverser les rues sans difficulté. Des mar-
ffo

chés se tenaient tous les jours, sur lesquels


DAHOMEY Zagnanado
Abomey • étaient exposées à la vente toutes sortes de mar-
Abomey • 1724 •

NIGERIA

NIGERIA
• Cana BÉNIN • Cana chandises, européennes et africaines, sans comp-
ter une abondance de produits alimentaires
BÉNIN Dépression
de la Lama de tous types. [...] La campagne environ-
BÉNIN DAHOMEY nante était embellie par une multitude éton-
Grand vers 1727-1820 nante de villages, petits et grands, tous enclos
Ardres
OUIDAH • ALLADA • d’un muret en terre, bien en vue du voisinage ;
1724 1724 Allada
Porto-Novo Porto-Novo l’ensemble formait le paysage le plus pitto-
• Savi •
American Scientist

Savi• Jakin/Offra TOGO • Jakin/Offra resque que l’on puisse imager, que ne dissimu-
TOGO • • • Ouidah • lait aucune montagne ni colline.
Grand Popo
• Ouidah • À Savi, un grand marché pouvait ras-
Grand Popo 20 km
2. LES ROYAUMES D’OUIDAH, D’ALLADA, PUIS DU DAHOMEY se sont succédé entre le XVIe et sembler 5 000 personnes. Les paysans
le XVIIe siècle sur la côte de l’actuel Bénin. Leurs élites royales ont nourri leur prestige et maintenu venaient tous les quatre jours (la semaine
leur ordre politique en monopolisant le flux des marchandises européennes qu’elles obtenaient en du marché) à Savi et au Grand Ardres pour
échanges des captifs, razziés par leurs armées chez les voisins. proposer le sel, les tissus, les paniers, les
calebasses, les poteries qu’ils produisaient.
Une certaine diversité caractérisait les com-
cède la place à une mosaïque de forêts et Fondé au XVIe siècle, le royaume d’Al- munautés rurales dont ils provenaient,
de savanes, plus accessible. lada dominait ce qui est aujourd’hui le Sud mais elles étaient toutes intégrées au sein
De fait, les lagunes côtières et les val- du Bénin. Il doit son expansion aux échan- d’un réseau économique dont les nœuds
lées de la région fournissaient les artères ges, par cabotage piroguier, avec les prin- étaient les centres urbains. Ainsi, villes et
nécessaires aux interactions culturelles. Ce cipaux royaumes de la zone forestière, groupes ruraux faisaient partie d’un même
réseau hydrographique coupe une série de notamment avec celui du Bénin (Sud du ensemble, où étaient produits et mis en
hauts plateaux où les températures modé- Nigeria). Au milieu du XVIe siècle, les Por- circulation les biens domestiques.
rées et l’éloignement des cours d’eau favo- tugais avaient établi une intense activité Pour autant, le développement de la
risant la propagation de diverses maladies commerciale au Grand Ardres, sa capitale, traite négrière a progressivement exercé
offraient des conditions favorables au peu- où vivaient alors pas moins de 30 000 des une grande influence sur les échanges entre
plement. C’est là que des communautés quelque 200 000 habitants du royaume. campagnes et villes le long de la Côte des
de paysans et de pêcheurs ont développé Dans son ouvrage de 1668 Description de esclaves. Les captifs, c’est-à-dire les pri-
les marchés et la centralisation politique, l'Afrique, l’humaniste néerlandais Olfert sonniers faits au cours de razzias contre
fondement des civilisations rencontrées Dapper rapporte l’existence de « villes et des voisins plus faibles, sont peu à peu
par les Européens à l’époque de la traite, de villages en grand nombre» dans la cam- devenus des « articles d’exportation » de
du milieu du XVIe à la fin du XIXe siècle. pagne environnant le Grand Ardres. premier plan. Dans les années 1680, envi-
Isaac Adeagbo Akinjogbin, de l’Uni- ron 5 000 captifs par an étaient déportés
versité Obafemi Awolowo au Nigeria,
estime qu’une quinzaine de royaumes ont
Le royaume d’Ouidah, depuis la Côte des esclaves, chiffre qui attei-
gnit 10 000durant les deux décennies sui-
existé dans la trouée du Dahomey pen- vassal d’Allada vantes. En échange de ces prisonniers, les
dant la traite. Selon les sources ethnogra- Au XVIIe siècle, le royaume d’Allada est marchands européens payaient essentiel-
phiques et historiques, ils ont été fondés devenu assez puissant pour obliger ses lement en tissus et en cauris, coquillages
par des chefs de guerre yorubas, qui ont voisins à lui payer un tribut dans le cadre (Cypraea moneta) de l’océan Indien qui
migré vers la trouée du Dahomey depuis de grands rituels. Vassal du royaume d’Al- servaient de monnaie dans la région. Les
les centres urbains d’Ilé-Ifè, d’Oyo et lada, le royaume de Ouidah est alors textes mentionnent aussi des métaux (bar-
plus tard de Kétou. Surtout présents sur très souvent mentionné dans les récits res de fer ou de cuivre), des perles, des
le territoire du Nigeria, les Yorubas sont d’expéditions européens. Peu important fusils et de l’alcool (voir les figures 3 et 7).
un grand groupe ethnique d’Afrique de durant la plus grande partie du XVIIe siè- De fait, nombre de sites archéologiques de
l’Ouest qui, très tôt, a développé une cle, il entre dans l’histoire en 1671, quand la région livrent des perles, des restes de
civilisation urbaine. Ces chefs ont assujetti les Français fondent un comptoir à Savi, pipes en argile, des céramiques, des bou-
les communautés rencontrées et fondé des sa capitale. Comme Allada, Ouidah était teilles d’alcool et divers autres articles.
royaumes centralisés, qui sont à l’origine très peuplé : Savi comptait sans doute Les sources historiques suggèrent que
des deux principales sources d’esclaves 30 000 des 100 000 habitants du royaume. certains de ces biens étaient vendus sur les
identifiables dans les textes historiques de Vers 1784, le marchand d’esclaves et his- marchés. Il est toutefois clair que c’est avant
l’époque de la traite : le royaume d’Allada torien anglais Robert Norris la décrit ainsi: tout la valeur symbolique de ces marchan-
et son vassal le royaume de Ouidah, que Savi était à cette époque la métropole du dises exotiques (aux yeux des Africains!)
l’on nommait autrefois Juda en français royaume, la résidence de son monarque et le qui intéressait les rois, parce qu’elle leur
(voir la figure 2). siège de son commerce. Elle avait environ qua- conférait pouvoir et prestige. Les récits euro-

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péens de cette époque font état de grandes


cérémonies publiques, tels les couronne-
ments ou les funérailles de rois, où le public
recevait, au cours de rituels élaborés, de
grandes quantités de produits de luxe
(voir la figure 4). En faisant étalage de la
richesse accumulée par la traite des escla-
ves, ces distributions avaient d’abord pour
fonction de renforcer le prestige du souve-
rain. L’offre de biens aux affiliés relevait
aussi d’une stratégie du royaume pour inté-
grer ses sujets dans un système politique
University of Virginia Library
stable. C’est ainsi que le contrôle de l’accès
aux biens européens devint une compo-
sante des stratégies royales visant à instil-
ler l’ordre politique. Alors que les marchés
locaux intégraient villes et campagnes, les
produits de luxe acquis dans le cadre de la 3. LA CONCESSION ROYALE À SAVI, telle
Neil Norman, Department of anthropology, College of William and Mary

traite servaient à lier les élites rurales à la qu’un géographe au service du roi de France, le
maison royale. Chevalier des Marchais, l’a vue et représentée
au début du XVII e siècle (ci-dessus). Afin de
s’assurer un strict contrôle du commerce trans-
Le Grand Ardres retrouvé atlantique des esclaves, les rois du royaume d’Al-
lada obligeaient les marchands européens à
Puisque les biens reçus des négriers euro- résider près d’eux dans la concession royale. Les
péens étaient vivement recherchés dans biens qu’ils avaient acquis grâce à la traite (ci-
les royaumes d’Allada et de Ouidah, leurs contre des céramiques, des bouteilles d’alcool,
rois manœuvraient pour en accaparer la des tuyaux de pipe et des tommettes hollandai-
plus grande part. Du XVIIe siècle au début ses) avaient surtout une valeur symbolique, utile
du XVIIIe siècle, ils ont même cherché à au roi pour affermir son pouvoir dans le cadre
de grandes cérémonies (ci-dessous).
monopoliser l’accès à ces biens au moyen
de grandes chasses à l’esclave. Ils sont allés
jusqu’à exiger des marchands européens
de ne commercer directement qu’avec eux
en leurs palais.
Toutefois, quand, à la fin du XVIIIe siè-
cle, la demande de main-d’œuvre servile
s’accrut en Amérique, le royaume d’Allada
eut de plus en plus de mal à conserver
son monopole commercial: des concurrents
étaient entrés dans le jeu. L’essor du
royaume de Ouidah fut le produit du déclin
de celui d’Allada. La croissance de la
demande de «cargaisons humaines» favo-
risa l’accès aux richesses européennes de
l’élite de Ouidah, ce qui se traduisit par
l’émergence d’un État puissant, qui, de plus
en plus, manœuvra contre les intérêts de
son protecteur, le royaume d’Allada.
Le pionnier de l’archéologie de la traite
University of Virginia Library

au Sud du Bénin est Alexis Adandé, de l’Uni-


versité d’Abomey-Calavi au Bénin. Après
avoir conduit des recherches sur la trans-
mission orale de l’histoire locale, A.Adandé
a lancé des fouilles dans les années1980 et
identifié le Grand Ardres sous la ville 4. L’HOMMAGE AUX ANCÊTRES ROYAUX, ou Xwetanu, représenté par le gouverneur britannique
Archibald Dalzel à la fin du XVIIe siècle. Le roi du Dahomey profitait de cette cérémonie annuelle pour
actuelle de Togudo-Awute. Les recher- affirmer sa puissance. De grandes quantités de richesses étaient offertes, parmi lesquelles des mar-
ches menées dans les années 1990 par Ken- chandises européennes (qui étaient données) et des captifs (mis à mort). On remarque que des
neth Kelly, de l’Université de Caroline du notables européens étaient invités à la cérémonie : du reste, pour justifier l’esclavage, A. Dalzel avan-
Sud, puis par Neil Norman du College of çait l’argument que cela valait mieux pour les captifs que le sacrifice...

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Ou
ém
Zo

é
u
Abomey

Cana
Co
uff
o

Établissements du XVIIe siècle


Établissements du XVIIIe siècle
Établissements du XIXe siècle
American Scientist

Dépression de la Lama

Klavs Randsborg
Établissements plus anciens
10 km Caves ou refuges

5. L’ÉVOLUTION DU PLATEAU D’ABOMEY au cours des siècles telle répandent à la campagne au XIXe siècle. De nombreuses caves creusées
que la révèle l’archéologie du paysage. Le plateau était déjà densément dans la latérite ont aussi été retrouvées. On ignore quel était leur usage,
peuplé avant que ne commence la traite négrière, avec laquelle appa- mais il s’agissait peut-être de cachettes lors de chasses à l’esclave qui,
raissent, puis se multiplient les concessions royales. Ces dernières se manifestement, avaient lieu sur le plateau d’Abomey aussi...

William and Mary, à Williamsbourg, en été découverts dans les zones les plus le circuit de ces produits de luxe. Si la
Virginie, dans le cadre du Projet archéolo- « publiques » du palais, précisément là où concentration des richesses européen-
gique de Savi (Savi Archeaological Project) le roi recevait ses hôtes, ce qui indique la nes dans le palais était source de pou-
ont fait beaucoup progresser notre vision contribution importante des biens euro- voir et d’influence pour la monarchie, son
du remodelage de l’urbanisation au sein du péens au pouvoir et à l’autorité symboli- absence dans les campagnes entraînait
royaume de Ouidah. K. Kelly a lancé des ques de la monarchie de Ouidah. des tensions notables avec les chefs ruraux.
fouilles à Savi en 1991. Il a d’abord étudié Poursuivant les recherches de K. Kelly, On suppose que l’incapacité du roi de Oui-
une forte concentration de poteries et N. Norman a de son côté exploré en 2005 dah à cultiver la loyauté de ses élites rura-
d’autres objets au sein d’un cercle de cinq un cercle de dix kilomètres de diamètre les a vraisemblablement renforcé les luttes
kilomètres de diamètre, soit environ 20kilo- autour de Savi. Il y a noté la répartition entre factions et précipité l’effondre-
mètres carrés: cela correspondait à un impor- de quantités importantes de fragments de ment politique du royaume.
tant établissement. En son centre, il a localisé poteries et d’autres artefacts, ainsi que
une série de profonds fossés entourant les restes de nombreux bâtiments de terre
une enceinte de 6,5hectares centrée sur les aujourd’hui éboulés. Sur la base de ces
Quand le Nord attaque
vestiges d’un vaste complexe palatial. Cette observations, il reconstitue une société à De fait, au siècle des Lumières, la féroce
zone était sans doute le lieu où se tenaient trois classes, ce qui corrobore les témoi- compétition autour des biens européens
les cérémonies publiques à la gloire du roi gnages historiques selon lesquels la région a provoqué l’absorption des royaumes de
et de ses ancêtres. entourant Savi était très peuplée et qu’ou- Ouidah et d’Allada par le royaume du
Les commerçants européens étaient tre la capitale, elle comportait des villes Dahomey. Cet ancien client et fournis-
obligés de vivre dans l’enceinte royale, dans de province semi-autonomes de quelques seur de captifs du royaume d’Allada a bou-
des comptoirs construits près du palais. Le milliers d’habitants, puis des villages de leversé brusquement le système régional
roi contrôlait ainsi les marchands euro- quelques centaines d’habitants. après presque un siècle d’expansion et de
péens, qui étaient pour lui non seulement Comme c’était le cas dans le royaume consolidation sur l’ensemble du plateau
la source d’importantes richesses, mais d’Allada, les sources historiques indiquent d’Abomey. En 1716, il se rebelle contre
aussi celle de troubles potentiels. K. Kelly que le pouvoir du roi de Ouidah repo- Allada et envoie vers le Sud des troupes
a mis au jour dans le palais royal de gran- sait en grande partie sur son habileté à qui conquièrent Allada en 1724 et Ouidah
des quantités de marchandises importées, capter les richesses européennes et à les en 1727, dévastant les deux capitales et une
dont des pipes hollandaises, des porce- diriger vers les chefs ruraux. Les fouilles grande partie de leurs campagnes. Débar-
laines chinoises, des bouteilles d’alcool et menées par N. Norman à la campagne rassé d’Allada, le Dahomey prend le
même des tommettes hollandaises utili- n’ont cependant livré aucun reste de mar- contrôle de la principale route commer-
sées pour couvrir les sols palatiaux (voir chandises européennes, ce qui suggère ciale menant à la côte et institue un État
la figure 3). Soulignons que ces objets ont que l’arrière-pays n’était pas intégré dans centralisé pendant toute la durée restante

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de la traite. Tout au long de cette période, Bien que la nature du peuplement pré- L’ A U T E U R
les monarques dahoméens se sont déme- dahoméen sur le plateau soit mal connue,
nés sans relâche pour définir les termes il apparaît qu’au XVIIIe siècle, deux cités
du commerce des esclaves, se heurtant y prédominaient : Abomey et Cana (voir
souvent à une sérieuse opposition de la la figure 2). Abomey, une agglomération
part des marchands et des élites des zones établie autour d’une place de marché et
côtières. Malgré les luttes de pouvoir au d’une série de complexes royaux, devint
sein de leurs cours, les menaces constan- la grande capitale politique du Dahomey
tes du royaume voisin d’Oyo au Nigeria et a compté jusqu’à 30 000 habitants au
et les à-coups du commerce transatlanti- XVIIIe siècle. La ville voisine de Cana a Cameron MONROE
que, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, atteint les 15 000 habitants au cours du est archéologue à l’Université
les souverains dahoméens ont renforcé XVIII e siècle, devenant le lieu de mar- de Californie à Santa Cruz.
leur contrôle sur la traite. chés importants. D’après les historiens, Article publié avec l’aimable
de 21 à 33 pour cent de la population du autorisation de American Scientist.

De grands rites plateau vivaient à Abomey et Cana, et le


reste à la campagne ou au sein d’agglo-
publics mérations modestes comptant entre une
Les historiens ont beaucoup étudié les dizaine de familles et un millier d’habi-
méthodes employées par les rois daho- tants. Comme au Grand Ardres et à Savi  BIBLIOGRAPHIE
méens pour étendre et maintenir leur ordre au Sud, ces cités dahoméennes se trou-
J. C. Monroe et A. Ogundiran (éds.),
politique jusqu’à la conquête française vaient au sommet de la hiérarchie des Power and Landscape
de 1894. Ils ont mis en lumière le rôle des habitats sur le plateau d’Abomey. in Atlantic West Africa, Cambridge
institutions militaires et bureaucratiques Aujourd’hui, les recherches portant University Press, 2012.
du Dahomey, ainsi que l’existence de sur les 67 à 79 pour cent de Dahoméens
J. C. Monroe, Continuity, revolution,
grands rites publics, durant lesquels les qui ne vivaient pas dans les deux gran- or evolution on the slave coast
richesses acquises grâce à la traite des escla- des villes n’en sont qu’à leurs débuts. Le of West Africa : Royal architecture
ves étaient montrées et distribuées. Projet bénino-danois d’archéologie ou and political order in precolonial
Dahomey, Journal of African
À la suite de l’expansion dahoméenne, BDARCH, dirigé par Klavs Randsborg, de History, vol. 48, pp.349-373, 2007.
les villes de Savi et d’Allada se sont dépeu- l’Université de Copenhague, et Alexis
plées en grande partie, tandis que la popu- Adandé, de l’Université d'Abomey-Calavi, A. LaViolette et J. Fleisher,
lation de Ouidah a augmenté à mesure offre cependant un premier aperçu. Les The archaeology of sub-saharan
urbanism: Cities and their
que la ville devenait le principal port de chercheurs du BDARCH ont identifié des countrysides, dans African
la région, atteignant 30 000 habitants au structures souterraines sur le plateau Archaeology: A Critical Introduction,
milieu du XIXe siècle. Sur le plateau d’Abo- d’Abomey et dans les régions limitrophes. A.B. Stahl (éd.), Blackwell
Publishing, 2005.
mey, les fouilles révèlent par ailleurs que Taillées dans la latérite, ces « caves » à
les villes dahoméennes sont devenues le entrées cylindriques comportent plusieurs R. Law, The Slave Coast of West
centre de toute une série de stratégies salles reliées entre elles. Elles remonte- Africa, 1550-1750 : The Impact of
rituelles, économiques et politiques des- raient à la fin du XVIIe siècle ou au début the Atlantic Slave Trade on an Afri-
can Society, Oxford University
tinées à intégrer les populations rurales du XIXe siècle, ce qui correspond à l’essor Press, 1991.
d’une façon radicalement nouvelle. du Dahomey. Bien que leur fonction reste

1 km Routes
Fossés et talus
Pengla Palais royaux
Palais Agglomérations actuelles
royal
Guézo/Glèlè
Tegbessou Béhanzin Tegbessou

Pengla/Agonglo Glèlè
Guézo
Glèlè
Glèlè

Agonglo Agoli-Agbo Pengla


American Scientist

Agadja
ABOMEY CANA
6. ABOMEY ET CANA, LES CAPITALES DAHOMÉENNES, telles que les révèle l’archéologie (en noir) comparées aux agglomérations actuelles (beige).

© Pour la Science - n° 416 - Juin 2012 Archéologie [37


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mystérieuse, ces structures servaient très annuelles aux ancêtres royaux nommées que les richesses issues de la traite restaient
probablement de citernes ou de cachet- Xwetanu (voir la figure 4), dont le rite en grande partie confinées au sein de la
tes lors des chasses à l’esclave. comportait le sacrifice de centaines de pri- sphère royale. Les interactions ville-cam-
Pour leur part, les participants au pro- sonniers et la distribution cérémonielle de pagne au sein du royaume dahoméen sem-
jet archéologique du plateau d’Abomey richesses acquises par la traite. blaient donc avoir été les mêmes que celles
(Abomey Plateau Archaelogical Project) de Nos fouilles ont mis au jour de très qui existaient dans celui de Ouidah…
l’Université de Californie, que je dirige nombreux restes de biens européens, dont Cependant, la fouille d’établissements
depuis 2000, tentent d’établir la dynami- de la vaisselle en céramique, des bouteil- moins connus, répartis sur le plateau,
que ville-campagne, notamment à partir les d’alcool, des pipes, des chiens de fusils, raconte une autre histoire. Les récits his-
de l’archéologie des établissements royaux. etc., ce qui illustre une fois de plus le rôle toriques suggèrent que ces complexes peu-
Comme à Ouidah, les palais royaux du symbolique joué par les marchandises euro- vent être assimilés à des manufactures
plateau d’Abomey représentent le pou- péennes au sein des élites dahoméennes royales, sièges d’activités industrielles
voir royal. Ces complexes accueillaient le (voir la figure 7). Pour autant, les sites ruraux ou agricoles. Elles servaient aussi de relais
roi et ses courtisans, soit à Abomey uni- de l’arrière-pays de Cana n’ont pas livré et de garnisons le long des routes commer-
quement, jusqu’à 8 000 personnes. Ils de traces de marchandises d’importation ciales. Ces palais ruraux constituaient ainsi
jouaient un rôle majeur dans les prières en quantités comparables, ce qui suggère manifestement des « nœuds » d’impor-
tance au sein du réseau établi par le pou-
voir dahoméen pour assurer son emprise.
500 000 Depuis 2000, nous avons identifié et
Revenu royal en livres sterling

Captifs examiné19 de ces structures palatiales sur


400 000 Huile de palme le plateau d’Abomey ou dans ses environs
300 000 immédiats, en plus des neuf déjà connues
à Abomey elle-même. Les fragments de
200 000

American Scientist
marchandises européennes importées, les
100 000 récits recueillis récemment et dans le passé
auprès de la population locale et les obser-
0
vations actuelles ont tous été utilisés pour
1800

1880
1860
1840
1680

1890
1830
1660

1820

1850
1700
1690

1870
1730

1760

1780
1790
1770
1670

1810
1750
1740
1720
1710

dater chacune de ces structures « à l’inté-


rieur » d’un siècle, voire d’un règne daho-
méen précis. Les datations obtenues vont
du XVIIe au XIXe siècle.

Des palais à Abomey,


capitale du Dahomey
La répartition régionale de ces sites révèle
l’évolution au cours du temps des réseaux
reliant villes et campagnes. Comme à Oui-
dah, au XVIIe siècle, on n’a construit de
palais qu’à Abomey. À l’évidence, la capi-
tale constituait le cœur du réseau, à une
époque où les élites régionales devaient se
contenter des ressources locales. Cepen-
dant, peu après avoir conquis ses voisins
du Sud, le Dahomey construisit des palais
dans les villes et les grandes cités situées
le long des principales voies servant à ame-
ner les captifs à la côte. Cela suggère que
l’État du Dahomey s’est alors efforcé d’éten-
J. Cameron Monroe

dre son autorité bien au-delà de la capitale,


donc d’une façon bien différente de celle
dont le royaume de Ouidah pratiquait au
7. CES PERLES, TUYAUX DE PIPE, CAURIS, BOUTEILLES ET AUTRES CHIENS DE FUSILS trou- XVIIe siècle. En réussissant à contrôler d’im-
vés à Cana sont des exemples de marchandises européennes recherchées par les élites royales portants carrefours du commerce inter-
dahoméennes. Les armes en étaient une partie essentielle : elles permettaient aux troupes du roi régional, le Dahomey a pu centraliser
de capturer de futurs esclaves dans les populations environnantes. Après que, au début du XIXe siè-
l’exportation des captifs et, partant, maî-
cle, les puissances européennes ont aboli l’esclavage, l’État royal du Dahomey s’est adapté en for-
çant désormais les captifs à travailler dans les plantations royales où l’on produisait de l’huile de triser l’accès aux biens européens.
palme. Comme l’illustre l’évolution des revenus royaux au cours du temps, la vente d’huile est alors Plus tard, au XIXe siècle, la construction
devenue la principale source de revenus du pouvoir royal (en haut). de palais a étendu considérablement l’in-

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fluence de l’élite, ici plus profondément


dans l’arrière-pays d’Abomey et dans celui
de Cana. Les complexes royaux les plus
vastes ont été construits à Abomey et à Cana,
et des établissements satellites sont appa-
rus en divers points du territoire. Mani-
festement, le pouvoir royal diffusait dans
le pays à partir des centres administratifs
qu’étaient Abomey et Cana. Tout comme,
au XVIIIe siècle, la multiplication des éta-
blissements royaux en direction du Sud
s’explique par le contexte international.
En effet, les revenus royaux prove-
nant de la traite s’étaient mis à baisser à
mesure que les puissances européennes

American Scientist
interdisaient la traite. Après le Danemark
en 1803, ce fut le tour de la Grande-Bre-
tagne en 1807, des États-Unis en 1808,
de la Hollande en 1814, de la France 8. APRÈS L’ABANDON DE LA TRAITE DES ESCLAVES COMME PRINCIPALE RESSOURCE,
en 1818 et de la Suède en 1824 ; ont suivi l’État dahoméen chercha à tirer profit de l’économie de son peuple en taxant les échanges,
l’Espagne en 1835 et le Portugal en 1836. même sur les marchés ruraux. Il installa le long des routes principales et à l’entrée des places
De 1797 à 1804, les forts européens de de marché un réseau de perceptions nommé denun.
Ouidah furent abandonnés, puis, à par-
tir de 1807, l’escadre britannique de l’Afri- sonniers, mais ces captifs étaient mis au tra- comme des nœuds au sein du réseau de
que de l’Ouest, parfois aidée par la marine vail –forcé– dans la production agricole à perceptions destinées à taxer les mar-
américaine, imposa plusieurs dizaines grande échelle. En plus d’accroître la popu- chés locaux et les commerçants emprun-
d’années durant un blocus à tout navire lation d’esclaves domestiques, cette tran- tant les principales routes. Ceux qui se
négrier se présentant le long de la Côte sition économique développa les échanges trouvaient loin d’Abomey percevaient des
des esclaves. Cela fit chuter le nombre de locaux et la richesse des communautés rura- impôts sur toutes les poteries, les étof-
cargaisons humaines quittant la côte. les: l’économie dahoméenne se ruralisa. fes, les animaux et l’huile de palme qui
Dans le même temps, des émissaires euro- s’échangeaient sur place. Ces impôts en
péens encourageaient les États ouest-afri- nature ou en monnaie étaient ensuite cen-
cains tel le Dahomey à développer leur
De la traite à la taxe tralisés à Abomey.
commerce de produits agricoles, princi- Le pouvoir dahoméen réagit en créant des Malgré les trois décennies de recher-
palement d’huile de palme, de plus en impôts sur la production agricole et les ches au Bénin, les archéologues du pay-
plus recherchée en Europe pour la confec- marchés locaux. Dans les principaux mar- sage en sont encore à gratter la surface...
tion de savons, de bougies et de lubri- chés du Dahomey, des fonctionnaires du passé. Nous commençons seulement
fiants industriels. étaient responsables de la collecte des à reconstituer les liens politiques et éco-
Cette évolution de l’attitude euro- impôts et du maintien de l’infrastructure nomiques entre les populations rurales
péenne eut un profond impact sur la sta- des marchés. En plus des impôts levés et les élites urbaines et à comprendre de
bilité politique des États de la région. La sur les marchandises vendues, un réseau quelles façons ces élites ont transformé
traite, qui supposait pouvoir coercitif (mili- de perceptions nommé denun fut créé dans ces liens pour réagir et s’opposer aux for-
taire) et réseaux à grande distance, n’était tout le royaume afin de collecter l’impôt ces extérieures.
à la portée que des élites, mais chacun pou- auprès des commerçants itinérants (voir Toutefois, notre compréhension des
vait cultiver des palmiers… De petits plan- la figure 8). L’officier de marine britanni- sociétés africaines antérieures à la traite
teurs et commerçants de nombreux que Frederick Forbes, qui visita deux fois des esclaves reste faible. Nous mesurons
royaumes africains purent ainsi accumu- le Dahomey entre 1849 et 1850, écrivit : mal comment le commerce avec les Euro-
ler des richesses et rivaliser avec les rois, Lourds pour tous, les impôts sont préle- péens a vraiment affecté la vie quotidienne
ce qui déstabilisa l’ordre social. vés par des percepteurs. Les dépositaires des des centaines de milliers de gens qui
Les dynasties royales ouest-africaines Coutumes disposent de percepteurs station- vivaient au Sud du Bénin. C’est pourquoi
furent donc forcées de réagir au risque de nés sur tous les marchés, qui reçoivent un nom- des archéologues commencent à fouiller
disparaître. Certaines, tel le royaume daho- bre de cauris dépendant de la valeur des des sites antérieurs à la traite et tentent
méen, survécurent en remplaçant la vente marchandises proposées à la vente. À côté de d’étudier les systèmes de production et
des captifs aux Européens par leur exploi- ceux-ci, il y a des percepteurs sur toutes les d’échanges qui y étaient employées. Ces
tation au sein d’unités de production, ce qui routes publiques conduisant d’un district à un nouveaux projets devraient nous orien-
transforma radicalement l’organisation poli- autre et sur la lagune de chaque côté de Oui- ter dans notre quête pour mieux compren-
tique et économique. Le Dahomey conti- dah ; tout est taxé et les taxes vont au roi. dre dans quel contexte les États négriers
nua à mener contre ses voisins des Les complexes royaux construits à africains de l’époque de la traite transat-
campagnes militaires pour razzier des pri- cette époque peuvent être considérés lantique ont émergé. I

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