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CORRESPONDANCES

Table d’hôtes; x, y, z... On constate le peu en juste retour), comme s’ils allaient être
d’échange complexe, a fortiori épistolaire, un jour du Proust! Il y a un désastre de la
au sujet de ce qui « nous » fait une belle poésie dans les années 60-80, dont quelques
jambe : la poésie. D’où l’idée de nous passer rocs, quelques noms commençant par R ou
une commande à nous-mêmes — ce « nous » D témoigneront aux mains des béats suc­
labile qui se constellera de la circonstance : cesseurs, tous les bricoleurs actuels (électri­
on va s’en écrire. Dans un premier tour, ciens, concasseurs, étoileurs), eux, oubliés
de l’un vers tous c’est-à-dire n’importe lequel de leur vivant même, pâlis, effacés, vieillis.
de ceux dont la question « qu’est-ce que la Je ne suis pas de ceux qui continuent-, je
poésie en ce moment pour moi » intéresse suis content d’être nul. Mes vers ne dure­
l’activité; dans un deuxième tour, de tel à ront pas moins que ceux de qui n’en aura
tel, ou tels de ceux-ci, plus nommément, pas écrit : honteuse justification! Une tombe
quand l’un aura choisi son autre, destina­ gravée me semble la seule poésie vraie : on
taire. Deux temps, n mouvements; à plus s’incline, on lit avec respect les dates et les
ou moins larges boucles : aucun souci de noms — or plus heureuses celles qui
commune mesure ne gère ces « correspon­ m’auront appelé dans les étreintes! On écrit-
dances » dont un lecteur peut trouver ici la vit-aime; je ne dissocie pas ma mort de mes
première collecte, qui renverse pour une cris vifs; il n’y a aucune poésie dans la
fois l’ordre « alphabétique ». naissance, cette expulsion au champ du pire,
M.D. même sacralisable — c’est tout ce qu’on
invente après, malade du désir; j’écris des
JUDE STEFAN faux vers à défaut de faire l’amour pendant
Lettre-faire-part : On apprend la « mort », des semaines, rien ne valant la chair de
par suicide, vieillesse ou cancer, à l’âge de femme. Mais il faut être debout, se chaus­
30 ou 50 ou 70 ans du « poète » X ou Y ser, se savoir en tel siècle... La poésie
ou Z, qui avait publié (ou plutôt son édi­ (re)commencera grâce à de gueux artisans
teur) trois ou cinq ou cinquante recueils sensibles qui n’auront plus le courage de se
remarqués des deux cents amateurs pari­ taire. Un « jeune » poète aura toujours qua­
siens ou étrangers, outre quelques provin­ rante ans. Je suis désobligeant, décourageant,
ciaux, entre autres « Ifs » ou « Serviles » ou délétère, non du côté des orphéons et des
« Urnes » (N.D.L.R.). gaîtés. Je n’aime pas écrire. « Chers amis » :
Entre-temps, comment avoir vécu, sans ou mais justement on est bien loin d’eux. Je ne
avec la poésie? Vivre est un fait de prose voudrais pas terminer par une autre pirouette
et qui se suffit à soi-même : manger, dormir, que merde à moi, je ne sais quoi penser,
marcher, parler. On écrit à défaut, ou en j’ai honte d’avoir vécu, je n’aurais voulu
outre, ou à côté de la poésie qu’on épouse écrire qu’effaré.
parfois dans l’enfance, l’effusion corporelle,
des vues de voyages, la joie de disparaître. JACQUES ROUBAUD
Des « amis » me diront suicidaire — comme (à tous destinataires, y compris moi-même)
s’ils n’étaient pas déjà morts comme moi, à Une des questions que je me pose, et je ne
boire, copuler ou lire (qui mange leur temps pense pas être (à tous destinataires, y com­

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