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Romania

Sentiment et rhétorique dans l'Yvain


Faith Lyons

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Lyons Faith. Sentiment et rhétorique dans l'Yvain. In: Romania, tome 83 n°331, 1962. pp. 370-377;

doi : 10.3406/roma.1962.2862

http://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1962_num_83_331_2862

Document généré le 16/11/2016


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MÉLANGES

SENTIMENT ET RHÉTORIQUE DANS L'Y VAIN

Le lecteur moderne juge d'habitude que la punition subie


par Yvain est excessive. Ainsi Laudine, femme impulsive et
obstinée, nous paraît-elle cruelle et orgueilleuse. Dans le roman
de Chrétien, on se souvient que la crise sentimentale se traduit
par des scènes animées où d'abord le chevalier épouse la veuve
d'un ennemi tué en combat, où ensuite la dame condamne
son nouvel époux à un éloignement définitif, à une séparation
éternelle, en raison d'une faute grave, mais, somme toute,
réparable. Cette rupture semble d'autant plus inattendue que
la soumission du chevalier à la dame est totale, et l'entente
parfaite entre Laudine et Yvain. On pouvait croire le bonheur
des époux solide, capable de résister à toute épreuve. L'instant
d'après ce bonheur va s'effondrer, et pour toujours, selon les
apparences.
Ce bonheur initial et réciproque de Laudine et d'Yvain me
semble correspondre assez bien à ce que Richard de Fournival,
poète et théoricien du xme siècle, appelle ' l'amours affremée '.
Dans son traité, le Consaus d' amour (Studies in Philology, XXXII,
193 5 , p. 14), il nous dit entendre par cela «quant l'amour
est receue d'une part et d'autre et que les volentés des deus
amans sont mises en une, c'est à savoir quant li hom dist a le
femme k'il est ses amis et ele le reçoit comme ami et se recon-
noist ausi d'autre part a estre s'amie ». Cicerón, dont le xne siècle
prisait le De Amicitia, avait déjà parlé de l'union des volontés
dans l'amitié. Dans le roman de Cligés écrit avant Yvain,
fait une glose pour expliquer comment l'échange des curs
n'est autre chose que l'union des volontés (éd. Micha,
vv. 2789-2802). Il y a longtemps, Maurice Wilmotte avait fait
le résumé suivant de ces vers : « Et, ajoute Chrétien, voici
SENTIMENT ET RHÉTORIQUE DANS l' YVAIN 371
comment, à mon sens, les choses se passent. Le désir passe de
l'amant à l'amante et de l'amante à l'amant; les volontés
s'unifient, et c'est ce qui fait que l'on a pu dire que ce n'est
plus qu'un cur des deux; mais, objecte-t-il, un cur ne peut
pas être dans deux places à la fois; cette sorte d'ubiquité ne
peut se concevoir; c'est le vouloir qui est commun, et chacun
garde son cur. » (Évolution du roman français aux environs
de //50, Paris, 1903, p. 34-5).
Dans notre roman, Yvain à genoux, les mains jointes, se dit
prêt à mourir si Laudine l'exige. Celle-ci voudrait savoir
le chevalier arrive à se laisser dompter ainsi par l'amour.
Yvain répond :
Dame, fet il, la force vient.
de mon euer, qui a vos se tient.
(éd. Roques, vv. 2017-18)
Laudine poursuit son interrogatoire, disant :
Et qui le euer, biax dolz amis ?
(v. 2020)
Naturellement c'est la beauté de la dame qui lui inspire cet
amour. Elle accepte son hommage, en lui accordant sur le
champ le titre d'ami, car il paraît sincère et loyal («corne
verais amis», v. 1976). Cette scène des aveux est à rapprocher
de la scène des adieux où Laudine donne à .Yvain congé d'un
an pour accompagner le vaillant Gauvain, neveu d' Artur, dans
les tournois. Cette fois, elle lui remet son anneau, symbole de
la fidélité amoureuse. Hélas, ce cadeau ne rappellera pas à
Yvain le souvenir de sa dame au jour prévu. Plus tard, devant
l'oubli du chevalier, elle lui fera enlever par sa messagère
l'anneau dont elle disait :
...qui le porte, et chier le tient
de s'amie li resovient,
et si devient plus durs que fers;
cil vos iert escuz et haubers.
(vv. 2609-12)
Cet anneau est le gage de la tendresse de l'amie. Il sert à
le bien-aimé contre toute défaite et toute blessure. Si
Yvain ne revient pas au bout d'un an, il sera alors sans excuse.
Rien, cependant, ne faisait prévoir la défaillance de l'ami de
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Laudine. A la première rencontre, il avait été frappé du coup
de foudre. Prisonnier de fait dans le château d'Esclados, il est
devenu prisonnier de son amour pour la veuve du châtelain.
Chrétien s'amuse à nous dépeindre Yvain comme étant
à la fois au sens propre et au sens figuré. En effet, dans le
langage des poètes courtois, l'amant est prisonnier de sa passion
quand il a abandonné sa volonté à la dame. Nous avons vu
cette soumission chez Yvain se traduire par l'attitude d'un
vassal prêtant hommage. Cependant, dans la scène déjà citée
des aveux, c'est le dialogue des amants qui éclaire tout le sens de
l'entrevue. Dans un traité sur l'Amour qui date du xnie siècle,
on trouve la définition suivante : « La force d'amors si est la
volenteis del cuer » (Romania, LVI, 1930, p. 372). Cette force
du cur dont nous parlait Yvain, c'est la volonté d'amour. A
propos de ce thème, Binet, dans son Style de la lyrique courtoise
(p. 26), avait cité ces vers d'un poète du xnie siècle, Eustache
le peintre [ :
Force d'amors me destraint et mestroie
En sa prison et tient si fièrement,
Qu'el ne seuffre qu'a moi n'a autrui soie.
L'amour est la prison, l'amant le prisonnier, et le texte de
Chrétien est formel à cet égard. Le commentaire des paroles de
Lunete se lit ainsi :
por c'a droit se prison le clainme,
que sanz prison n'est nus qui ainme.
(vv. 1943-4)
Toutefois le cas de séparation des amants se pose et dans le
roman courtois et dans la poésie lyrique. Cligés laisse Fénice
pour la cour du roi Artur, le chevalier s'en va en pèlerinage
dans la chanson de croisade. Incité par Gauvain, Yvain se plie
aux exigences de l'honneur chevaleresque qui est aussi tout à
l'honneur de la dame. Il demande à Laudine la permission de
courir les tournois pour rehausser leur réputation commune
(« por vostre enor et por la moie », v. 2555). Pour parler de la
séparation chez les vrais amants, ceux qui sont loyaux, le poète
a recours à l'allégorie du corps et du cur. Ainsi dans Yvain,
quand le chevalier se sépare de sa dame, Chrétien nous dit

1. Publiés depuis par A. Lângfors, Romania, LVIII (1932), p. 362.


Mélanges de poésie lyrique française, V.
SENTIMENT ET RHÉTORIQUE DANS h' YVAIN 373
que son corps s'en va mais que son cur reste auprès de celle
qu'il aime (vv. 2644-2648, cf. Cligés vv. 5120-1 et Lancelot,
éd. Roques, v. 4697). Plus tard quand, malgré sa promesse,
Yvain ne revient pas à temps, Laudine l'accuse de lui avoir
volé son cur. Ce qu'elle lui reproche alors surtout c'est
d'avoir trahi leur amour. La trahison, dans sa bouche, a le sens
particulier au moyen âge, celui de faire mal secrètement, avec
tromperie, avec fausseté. Pour le combattant, c'était tuer ou
blesser, sans auparavant lancer de défi. A ce propos, Chrétien
souligne le fait que Laudine avait toute confiance en Yvain,
dont elle ne soupçonnait pas un instant qu'il pourrait jamais
manquer à sa parole (vv. 2727-30). C'est l'incroyable légèreté
de son ami qui inflige à Laudine une blessure mortelle :
Mes sire Yvains la dame a morte
qu'ele cuidoit qu'il li gardast
son euer, et si li raportast,
einçois que fust passez li anz.
(w. 2744-47)

La trahison d'un Ganelon qui fait grand mal secrètement,


faussement, c'est le crime d'un félon, justement réprouvé au
moyen âge. Par son manquement à la parole donnée, Yvain
s'est révélé apparemment un ami faux et léger, alors que sa dame
le prenait pour un ami loyal et sincère. L'amour courtois qui
n'exigeait chez l'ami rien moins que la perfection ne pouvait
tolérer la fausseté ou la légèreté dans les sentiments et les actes.
On comprend que pour la dame la rupture absolue était le seul
recours possible dans un cas pareil. Laudine a le devoir d'agir
envers son époux déloyal comme elle le fait.
Tel est aussi l'avis d'Yvain. Jamais il ne fait le moindre
reproche à sa dame ni le moindre geste de révolte. Au contraire,
par sa crise de folie et par sa tentative de suicide il témoigne
de l'état de désespoir où il se trouve après l'oubli, causé par sa
légèreté. Cet oubli nous semble d'ailleurs un artifice pour faire
rebondir l'action, et non pas le résultat d'un renversement
chez Yvain. Son cur est toujours attaché à Laudine
comme par le passé. Le texte de Chrétien est formel à cet
égard. Se retrouvant incognito devant Laudine, Yvain dit à
voix basse :
374 MELANGES
Dame, vos en portez la clef,
et la serre et l'escrin avez
ou ma joie est, si nel savez.
(vv. 4626-8)
Cet écrin, c'est le symbole du cur de l'ami prisonnier de
la dame. Rien n'est donc changé au fond à la situation d'Yvain,
sauf cet obstacle moral qu'est l'incompréhension de Laudine,
...la dame qui avoit
son euer, et si ne le savoit.
(vv. 4577-78)

Nous avons par ailleurs un développement intéressant de ce


même thème pour traduire la séparation de deux amoureux.
Il s'agit du roman d'Ipomedon écrit en Angleterre par Hue de
Rotelande vers la fin du xne siècle. Un prince de sang royal
visite incognito la cour d'une dame nommée La Fière. Il
devient l'échanson de celle-ci et en même temps réussit à se
faire aimer d'elle. Cependant, par amour-propre, elle prononce
des paroles blessantes à son égard, et le jeune prince s'éloigne,
la mort dans l'âme. Les amoureux, privés de toute occasion
pour s'expliquer, peuvent ainsi ignorer combien leur amour
est partagé. Je cite à ce propos le commentaire du poète anglo-
normand :
Cil vet saunz quor, mes ele l'a.
Quant ele n'en seit mot, k'en fera ?
Com put l'em garder par raison
Ceo, q'il ne seit s'il ad ou noun ?
Ne cil ne sele ne set ren,
Serront [ja] lor quers gardez bien ;
Cornent qe soit de l'aloignaunce,
Ja n[esj ront tnys en obliaunce;
A touz les jours de lor hee
Av(e)ra entre eux grant loialté.
(éd. Kölbing et Koschwitz, vv. 13 11-29)

Chez Hue de Rotelande les deux amoureux resteront fidèles,


malgré la séparation. Cependant La Fière qui ne sait pas qu'elle
possède le cur du jeune Ipomedon ressemble étrangement à
Laudine séparée d'Yvain. Dans le roman de Chrétien, on
observe qu'au moment de la victoire sur les trois félons, Yvain
SENTIMENT ET RHÉTORIQUE DANS L YVAIN 375
n'utilise pas sa rencontre avec Laudine pour s'expliquer avec
elle. Mais s'il se contente surtout de cacher son identité sous
le nom du Chevalier au Lion, il prépare néanmoins la
réconciliation avec sa dame. En particulier, il obtient déjà de Lunete
l'engagement qu'elle parlera en sa faveur (vv. 4638-44).
Chrétien a soin de souligner la détresse morale du chevalier inconnu
et la sympathie immédiate qu'éprouve Laudine pour lui. C'est
un Yvain inconsolable qui se présente à nos yeux « a grant
angoisse » .
Quand Yvain se décidera enfin à tenter la réconciliation avec
Laudine, c'est parce qu'il ne pourra plus attendre dans l'éloi-
gnement. Prolonger l'état de séparation où il se trouve
équivaudrait à une sentence de mort. Son amour est tout pour lui,
et se sentir loin de sa dame est intolérable. Il dirige donc ses
pas vers la fontaine, car il n'en peut plus. Cependant il a vécu
jusqu'ici dans l'exil pour répondre aux vœux mêmes de
Laudine. Il faudra citer tout le passage :
Mes sire Yvains qui, sanz retor,
avoit son euer mis en Amor,
vit bien que durer n'i porroit
et par Amor an fin morroit,
se sa dame n'avoit merci
de lui, qui se moroit ensi.
(vv. 6501-06)
C'est par la ruse évidemment que Lunete arrache à sa
maîtresse la promesse solennelle de se réconcilier avec Yvain. Mais
cette ruse sert les intérêts de la vérité. En présentant une seconde
fois le chevalier à sa dame, la fidèle conseillère affirme que
celui-ci est resté et restera un ami loyal :
einz n'eiistes ne ja n'avroiz
si boen ami corne cestui .
(w. 6758-39)
Laudine, tout en protestant, se rend à l'évidence et la
réconciliation s'en suit. C'est ainsi, à mon sens, qu'il faut comprendre
le « jeu de la vérité » (v. 6624).
Les critiques ont toujours difficilement relié les actes de
prouesse aux scènes d'amour dans Y Yvain. Si la vie
chevaleresque de l'amant de Laudine constitue une sorte d'ascension
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morale, le poète néanmoins se contente de juxtaposer les faits
d'armes et les explications sentimentales. Les actes de prouesse
ne donnent au chevalier aucun droit sur le cœur de la dame,
du moins dans la scène de réconciliation. Par exemple, Lau-
dine et Lunete ignorent tout des dernières aventures d'Yvain,
celles qui l'élèvent le plus. Elles savent seulement que le che-
velier au Lion est celui qui avait tué Harpin le géant et triomphé
des trois félons (vv. 6592-5). Quand Yvain cherche à rejoindre
Laudine c'est que la séparation le fait souffrir au-delà des
limites de l'endurance. C'est le désespoir qui le fait braver
Laudine, nous l'avons vu plus haut. Pour expliquer le pardon
de Laudine, Chrétien ne met pas en valeur ici les mérites
guerriers du chevalier vainqueur. Seul l'attachement à la dame
rend possible la réconciliation des amants, et le chevalier, en
vrai suppliant de l'amour courtois, ne demande rien qu'à titre
de grâce. Lunete parle en faveur de la vérité quand elle porte
témoignage sur les sentiments d'Yvain. Elle seule sait combien
il a souffert de sa faute à l'égard de Laudine car, emprisonnée
dans la chapelle, elle avait vu le désespoir de celui-ci et entendu
ses plaintes devant la fontaine (vv. 3560-1). Il était alors sur le
point de se donner la mort quand la menace qui pesait sur
Lunete l'avait arraché à l'idée de suicide et engagé dans une
activité bienfaisante. Notons aussi que Lunete avait promis dès
lors de ne pas révéler l'identité du chevalier au Lion (vv. 3724-
29). Yvain avait décidé à l'avance de ne pas se déclarer à
Laudine, même vainqueur. Après sa victoire sur les trois félons,
il répète à Lunete cette recommandation au silence (vv. 4634-6).
Mais comme il a soin aussi de lui demander d'intervenir en sa
faveur auprès de sa dame à la première occasion favorable,
l'habile Lunete saura agir au moment voulu.
Quand Soredamors ignore qu'Alexandre l'aime de retour,
elle se lamente ainsi :
Amerai le ge, s'il ne m'aimme ?
(Cligès, v. 48s)

Devant l'apparente indifférence de celui-ci, on comprend la


réserve et l'hésitation de la jeune fille. Au début de la scène
de réconciliation, l'attitude de Laudine me semble comparable
à celle de Soredamor, toutes proportions gardées. L'amie
LA SYNTAXE DE PAS EN ANCIEN FRANÇAIS 377
d'Yvain proteste contre les manœuvres de l'habile Lunete, en
disant :
Celui qui ne m'ainme ne prise
me feras amer mau gré mien.
(vv. 6752-3)
Cependant il n'y a en fin de compte, entre Alexandre et
Soredamor, entre Yvain et Laudine, que des obstacles d'ordre
intérieur. L'incompréhension étant réelle, il faudra, pour
dissiper le malentendu sentimental, l'intervention d'un tiers, Gue-
nièvre dans Cligès, Lunete dans Yvain. Il y a chez la dame
une peur très légitime, une réserve très compréhensible, devant
le manquement de l'ami à la parole donnée. Tout comme
Guenièvre, Lunete est clairvoyante dans les affaires de cœur,
car au début elle devine l'amour d'Yvain et, à la fin du roman,
elle témoigne toujours de la fidélité de ce même amour. Sans
cette intervention, la dame se disait prêté à supporter les
tempêtes de la fontaine toute sa vie plutôt que décéder aux
instances d'Yvain (vv. 6756-61).
D'après la conception que j'expose ici des principaux
personnages du roman, on voit chez Lunete non tant la ruse que la
perspicacité, chez Laudine la sensibilité et la valeur plutôt que
l'orgueil ou l'égoïsme, chez Yvain la fidélité et le dévouement
plutôt que la légèreté et l'impétuosité. Une fois donc que
Laudine se trouve en présence d'un Yvain repenti dont Lunete
lui atteste le mérite, elle se rend. à l'évidence et consent à
renouer son amitié avec lui.
Faith Lyons.

DEUX NOTES
SUR LA SYNTAXE DE PAS EN ANCIEN FRANÇAIS.

I. Ancien et moyen français Ce n'est pas de merveille.

Dans l'article que M. H. Y von a consacré aux expressions


négatives dans la Vie de saint Louis de Joinville %nous lisons
(p. 105) le paragraphe suivant:
Les noms qui figurent le plus souvent dans les propositions négatives sont

1. In Romania, LXXXI (i960), 99-1 11.

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