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LA PROSTITUTION FÉMININE JUIVE DANS L'ALGÉRIE COLONIALE

Entre fantasmes et réalités (1830-1962)

Christelle Taraud

Les Belles lettres | « Archives Juives »

2011/2 Vol. 44 | pages 77 à 85


ISSN 0003-9837
ISBN 9782251694337
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La prostitution féminine juive
dans l’Algérie coloniale.
Entre fantasmes et réalités (1830-1962)

Christelle Taraud

E n 1896, la population française d’Al-


gérie s’élève à 366 000 individus dont 47 459
Juifs1. Bien que disposant de la citoyenneté
française depuis la promulgation du décret
Crémieux en 18702, ces derniers restent
dans une position ambivalente et leur
statut réel est contradictoire dans la société
coloniale qui va émerger de la conquête
entre 1830 et 1900. Les Juifs d’Algérie sont
en effet marqués, au moins jusqu’à l’ins-
tauration de la IIIe République en 1870,
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et plus encore jusqu’à la Grande Guerre
qui fait incontestablement ici césure, par
leur caractère « hybride ». Ils sont en effet
à la croisée du monde «  indigène  », avec
lequel ils ont une fort longue histoire, et
de l’univers français qui les séduit d’autant
plus qu’il leur permet de quitter un statut
(celui de dhimmi3) et des espaces stigma-
tisés (les mellahs des anciennes médinas4),
pour se fondre progressivement dans les
villes européennes où ils côtoient, dès lors, Carte postale (14 cm x 9 cm), d’après une photographie
Français, Espagnols et Italiens, devenus de Marcelin Flandrin (Bône, 1889 – Casablanca, 1957).
Photo © Musée d'art et d'histoire du Judaïsme. 
leurs voisins. Dans ces mellahs désertés
par la classe supérieure de la population
juive, la grande précarité urbaine, économique et sociale qui sévissait
avant la colonisation s’est alors encore accrue, faisant d’eux des espaces
en déshérence où populations pauvres et groupes marginalisés tentent
de survivre.

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Ce statut contradictoire et cette position «  hybride  » conduisent
les Juifs d’Algérie à garder, au moins jusqu’au début du xxe siècle, une
certaine ambivalence vis-à-vis de la « francisation », du fait notamment
qu’une partie non négligeable d’entre eux reste encore très attachée à la
culture judéo-arabe, ce qui les place de facto à l’intersection de diffé-
rentes catégories d’analyse de la société coloniale : permis/interdit ;
tradition/modernité ; privé/public, «  indigène  »/Français – lesquelles
interagissent constamment et fortement avec les questions de genre, de
classe, de « race » comme nous allons le voir maintenant.

À l’origine, une représentation problématique des


femmes juives Dès la création, par Eugène Delacroix en 1834, du
tableau Femmes d’Alger dans leur appartement, les femmes juives enva-
hissent l’imaginaire occidental. En Algérie, des représentations d’Orien-
tales, parmi lesquelles de nombreuses Juives comme le montrent très bien
Clémence Boulouque et Nicole S. Serfaty5, commencent à alimenter, à
partir des années 1860, le déjà prolixe marché de l’orientalisme. Très
inspirées de la peinture, les photographies de femmes produites entre
1860 et 1910 révèlent le plus souvent des «  clichés  » sur un univers
féminin algérien – rural et urbain, sédentaire et nomade, public et privé,
pauvre et riche – encore totalement clos et inconnu des Occidentaux6.
Cette production alimente en partie le fantasme récurrent du dévoile-
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ment, puis du dénudement progressif de ces femmes orientales, Juives
autant que Musulmanes, que l’on retrouve continûment dans l’iconogra-
phie orientaliste, puis coloniale. Bien que très marquées esthétiquement
et idéologiquement, les cartes postales massivement tirées de ces images
à partir des années 1920-1930 montrent donc, à travers un voyeurisme
largement à l’œuvre, une mise à disposition symbolique des femmes et
une sexualisation de plus en plus palpable. En même temps, ces cartes
postales sont aussi la trace tangible de l’existence d’individus de l’entre-
deux, posant dans les salons des photographes occidentaux, inscrits dès
1830, par la colonisation, en femmes de la mixité (sexuelle, sociale, cultu-
relle) et qui par là même ont brouillé les frontières de l’ordre colonial7.
C’est ce même monde de la prostitution cosmopolite que l’on retrouve,
dans les années 1930, dans un film comme Pépé le Moko8.
Dans ce contexte, on comprend bien pourquoi les femmes juives
ont souvent éveillé des sentiments contradictoires chez les producteurs
d’images. Parfois associées à un regard de piété comme les « madones
juives » de Rudolf Lehnert et Ernst Landrock9, ces dernières ont aussi
souvent nourri une verve caustique et raciste liée, on s’en doute, à la

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présence d’un fort courant antisémite en Algérie, notamment depuis
le décret Crémieux10 : les « grosses juives » et quelques autres femmes
incarnent assez bien les « horribles juives » dont il est question dans Les
Fleurs du Mal, écrit ainsi Jean Michel Belorgey11. Iconisées en madones
par certains, les femmes juives sont aussi souvent réduites, comme les
musulmanes avec qui elles sont ici symbiotiquement associées12, à une
sexualité vénale, « bestiale » et « aberrante » qui apporterait la preuve
évidente de « l’infériorité » de cette partie de la communauté qui, pour
des raisons de proximité de classe et de « race » surtout, résiste encore à la
totale assimilation au modèle français prônée par la grande majorité des
élites juives comme par l’administration coloniale et métropolitaine13.

Prostituées juives : des femmes de l’entre-deux ? À


l’image de cette population « hybride » tiraillée à partir de 1870 entre le
modèle « indigène » et le modèle français14, les prostituées juives résistent
à toute lecture linéaire ou uniforme. Individus frontières15, ces dernières
le sont certainement, et ce statut ambivalent en fait souvent une popula-
tion inclassable, d’où la difficulté de travailler spécifiquement sur elle16.
Les statistiques de la prostitution en Algérie, pourtant fort nombreuses
depuis le milieu du xixe siècle, prennent en effet rarement en compte la
donnée « prostituées juives » stricto sensu ; ces dernières, soit considérées
comme « européennes », soit assimilées aux « indigènes », sont de ce fait
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regroupées arbitrairement par l’administration coloniale dans l’une ou
l’autre de ces deux catégories. Peu de traces donc de ces femmes dans
les archives du réglementarisme colonial, et ce, même si au hasard d’un
document quelques informations peuvent surgir17. Informations trop
lacunaires cependant pour en tirer un modèle global pour l’ensemble
des femmes juives qui exercent une activité prostitutionnelle, officielle-
ment (en maisons ou en isolées) ou ponctuellement (dans le vaste monde
de la clandestinité).
Grossièrement, la situation générale qui se dégage en Algérie semble
donc être celle d’une double prostitution juive, correspondant à des
critères de «  race  » et de classe, située dans deux lieux spécifiques de
l’échange sexuel, la ville européenne et le mellah «  indigène  » (et son
corollaire, le bidonville déclassé). Dans la ville européenne, en effet, les
maisons de tolérance européennes possèdent toutes leurs prostituées
juives. Parlant le français et s’habillant à l’occidentale, ces dernières ont
aussi été « laïcisées », ayant abandonné au passage une bonne partie des
rituels juifs séfarades de leur communauté d’origine, et, de ce fait, ne
se distinguant plus guère de leurs homologues européennes. Dans les

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mellahs, en revanche, les prostituées juives sont restées très proches
de leurs consœurs musulmanes. Elles portent toujours le costume
traditionnel composé d’un séroual bouffant ou d’un caleçon – auquel
peuvent être adjointes des guêtres imposantes en tissu damassé –, d’une
tunique large souvent assortie de glands frangés, de mules brodées et
d’un chapeau conique très spécifique de l’appartenance confessionnelle.
Parfois, la tenue peut aussi être agrémentée d’un gilet brodé (ghlila),
d’une chemise à manches vaporeuses et d’une fouta, sorte de grande
étoffe qui recouvre totalement la femme, de la taille aux genoux18.
Partageant un mode vestimentaire commun – lui-même symbole
d’une culture à la proximité évidente entre «  deux peuples unis dans
la même musique, la même misère, le même langage19  » – les prosti-
tuées juives sont insérées dans le même type de relations socio-écono-
miques que les musulmanes. Soumises de manière exemplaire à une
double domination – patriarcale dans leur milieu d’origine et coloniale
dans la situation de domination instaurée après 1830 –, elles subissent
de surcroît de plein fouet la « clochardisation20 » accrue, dès la fin du
xixe siècle et le début du xxe siècle, des espaces « indigènes » – mellahs
compris. Misérables, notamment parce que ces femmes ont fort peu
accès au marché du travail salarié (en dehors du travail domestique très
peu rémunérateur), seul gage d’une autonomie réelle, beaucoup d’entre
elles sont donc contraintes à se prostituer, survie économique oblige.
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C’est ce que montre très bien Nine Moati pour la Tunisie coloniale
quand elle écrit à propos de ses héroïnes vivant dans la hara (le quartier
juif) de Tunis21 :
[…] Avec cette intuition que donne l’enfance malheureuse, elles savaient ce
qu’elles devaient à leur oncle. Il leur suffisait de voir leurs amies si jeunes, dont
la plupart n’étaient pas encore nubiles, déambuler dans la rue Abdallah Guèche,
la rue réservée. Elles étaient peintes comme des idoles. Le khôl qui soulignait
leurs yeux apeurés donnait une dimension tragique à leur regard. Leurs mains
barbouillées de henné appelaient le passant à la recherche de fraîche aventure. Leur
clientèle ne se recrutait pas parmi les hommes fortunés de la ville. Non, c’était des
cochers maltais, ou des commerçants arabes qui payaient en petites marchandises,
au mieux des maçons italiens. Les mères apprêtaient elles-mêmes les fillettes pour
la sinistre vente. Elles leur apprenaient le déhanchement qui plairait à tel client,
l’œillade qui séduirait tel autre, et leur fournissaient le lourd parfum à la rose et
l’ambre qui, mieux que toute recette, ferait venir les hésitants […]22.
C’est ce que montre aussi très bien Germaine Aziz dans son beau
livre sur la prostitution quand elle évoque le destin des ses tantes –
femmes sans hommes pour les protéger – qui doivent se prostituer pour
survivre dans le mellah23.

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Le cas exemplaire de
Germaine Aziz Dans Les
Chambres closes, Germaine Aziz
témoigne en effet de la vie et de
l’expérience d’une prostituée juive
ayant vécu en même temps le
système de l’indigénat et celui du
réglementarisme colonial. Insérée
dans cette double domination
masculine et coloniale, Germaine
Aziz a expérimenté de surcroît,
et c’est ce qui fait toute la force
brute de son témoignage, tous
les échelons du système prostitu-
tionnel réglementé. Commençant
sa «  carrière prostitutionnelle  »
dans une maison d’abattage de
Bône au début des années 1950,
Le Chat Noir, elle va se retrouver,
finalement, dans la plus grande
Témoignage de Germaine Aziz, disparue en août 2003, tolérance d’Afrique du Nord, Le
sous la couverture de sa première édition chez Stock, Sphinx d’Alger. Entre les deux,
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coll. « Elles-Mêmes », en 1980. Collection particulière. elle aura subi l’enfer de l’univers
prostitutionnel colonial.
Achetée à Oran comme une vulgaire marchandise par une recruteuse
européenne chargée de repérer les filles naïves ou en détresse écono-
mique et sociale, Madame Fernande, elle est revendue à la tenancière
d’un bordel de Bône dont la clientèle est mixte, « indigène » et euro-
péenne. Cantonnée dans une chambre sans fenêtre éclairée par « une
ampoule électrique souillée de chiures de mouches », Germaine Aziz,
qui n’a que 17 ans, fait le dur apprentissage du dressage (pressions
psychologiques, injures, coups, menaces de mutilation au couteau…)
et des passes à la chaîne – « la file des hommes devant la porte, nue sous
le peignoir, les laver… » –, répétées des dizaines et des dizaines de fois
par jour. De sa virginité perdue avec un fonctionnaire français, client de
la maison, elle ressort « souillée, irrécupérable », mais garde toujours la
rage au cœur et l’espoir de fuir ce système qui réduit les femmes à n’être
«  qu’un ventre qui ne sert plus qu’au plaisir des hommes  ». Réalité
d’une criante vérité que le livre de Germaine Aziz dissèque avec une
précision chirurgicale.

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Grâce à elle, on ne pénètre pas seulement dans l’expérience, extra-
ordinairement vivante malgré l’horreur, d’une femme bafouée, vendue,
violentée et finalement quotidiennement partagée par une multitude
d’hommes, mais dans un système – le réglementarisme colonial – dont
on regarde, avec acuité, l’implacable mécanique. De la « mise en carte »
des prostituées (l’enregistrement à la police des mœurs) à la visite sani-
taire obligatoire – la fameuse « visite des organes » – on comprend l’am-
pleur et la violence de la coercition exercée sur les filles par les agents
du contrôle (médecins, policiers, juges…), la force et l’irréductibilité de
leur emprisonnement aussi par les lois du milieu, au travers des liens
inextricables entre tenancières et proxénètes de maisons.
Le témoignage de Germaine Aziz met donc en évidence un système
de régulation de la sexualité illicite qui repose essentiellement sur un
enfermement systématique des prostituées - d’où le terme de « maisons
closes » qui lui est généralement accolé – et sur un accord tacite entre
tous les partenaires officiels et officieux pour faire de ces femmes des
« esclaves » dociles. On ne s’étonne d’ailleurs pas, dans ce contexte, que
le système réglementariste ait nommé les prostituées, « filles soumises ».
«  Tondues  » comme des bêtes de somme, ces dernières sont le plus
souvent exclues du commerce de l’argent. Ne possédant rien, même pas
réellement leur liberté dans la plupart des cas, elles sont constamment
endettées, notamment auprès des tenancières qui jouent de leur posi-
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tion de monopole (la sortie de la maison est généralement interdite ou
conditionnée à la surveillance de la sous-maîtresse) pour leur vendre à
des prix exorbitants les produits de consommation courante. Comme
l’explique très bien Germaine Aziz,
J’ai été vendue comme une marchandise mais je n’en ai jamais su le prix. Je
rembourse une somme que je ne connais pas, qui s’est augmentée, s’augmente
chaque jour du montant de mes soutien-gorge, de mes slips, des serviettes, du
couvre-lit qu’on change quand il est trop sale. Ma nourriture, l’eau que je bois
sont comptabilisées. La seule chose que j’ai apprise, c’est le prix que payent les
hommes qui viennent me voir, 60 centimes.
Récit d’une force inouïe, disséquant les rouages du système réglemen-
tariste, Les Chambres closes est aussi la caisse de résonance d’une époque
et la matérialisation d’une situation particulière entre les hommes et les
femmes mais aussi, dans le contexte si singulier de l’Algérie française,
entre les « indigènes » et les Européens. De confession juive, Germaine
Aziz24 explique d’ailleurs à plusieurs reprises dans le livre, son empathie
avec les prostituées « musulmanes » et son sentiment d’appartenir à leur
monde, dans l’espoir, la détresse, l’humiliation ou la révolte :

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Pour les Français, juifs et arabes sont unis dans le même mépris : un élément
pittoresque, sale mais coloré. Ils viennent nous visiter, nous faisons partie avec
le village « nègre » et les souks des attractions, on y amène l’invité, l’ami de la
métropole.
Considérés comme une construction de la France, le système régle-
mentariste, ses maisons closes et ses quartiers réservés sont en effet
abhorrés par les filles pauvres de confession juive et musulmane qui les
assimilent, comme d’ailleurs souvent le reste des populations locales,
à l’une des marques les plus insidieuses et les plus violentes de l’occu-
pation française. Liant dans un même mouvement questions de genre,
de classe et de «  race  », le parcours de Germaine Aziz traduit donc,
de manière exemplaire, la situation contradictoire et «  hybride  » des
prostituées juives en contexte colonial. Ainsi, quand elle termine sa
« carrière » prostitutionnelle au Sphinx d’Alger à l’aube de l’indépen-
dance, Germaine Aziz – devenue « européenne » par son nouveau statut,
alors qu’elle était « indigène » au Chat noir de Bône – se voit interdire,
par sa patronne, de dire à ses clients blancs qu’elle a couché avec des
«  Arabes  ». On ne serait mieux résumer l’ambivalence de la position
des Juives dans l’univers prostitutionnel algérien et, par extension, celle
de l’ensemble d’une communauté, française dans le droit, mais encore
trop souvent perçue et pensée, pendant toute la durée de la colonisation
française25, comme « indigène » dans les faits et les mentalités.
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Notes

1. Selon Pierre Darmon dans Un siècle de passions algériennes. Une histoire de l’Algérie
coloniale, 1830-1940, Paris, Fayard, 2009, p.  545. La proportion des Juifs dans la
population française totale en Algérie est donc de 13 %.
2. Le décret n° 136 du 24 octobre 1870, dit décret Crémieux, permet l’accession à
la citoyenneté des 35 000 Juifs d’Algérie. Le texte précise en effet : « Les israélites
indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en consé-
quence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulga-
tion du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu’à ce jour
restant inviolables. Toute disposition législative, tout sénatus-consulte, décret,
règlement ou ordonnances contraires, sont abolis ».
3. Les dhimmis sont les bénéficiaires de la dhimma, pacte au nom duquel les « gens
du Livre » (Chrétiens et Juifs) sont tolérés dans la cité musulmane et « protégés »
par le pouvoir central du makhzen, de l’État, dans le Dâr al Islam (le territoire où
l’islam est religion majoritaire).
4. Mellah vient du mot arabe mehl qui veut dire sel. Le terme désigne donc d’abord
l’impôt qui frappait les Juifs en Dâr al islam, puis, par extension, le quartier de
la médina où le makhzen les avait autorisés à vivre. C’est par commodité que ce

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terme, utilisé dans l’Ouest algérien à l’instar du Maroc, est ici étendu à l’ensemble
de l’Algérie (N.D.L.R.)
5. Cf. Clémence Boulouque et Nicole S. Serfaty, Juives d’Afrique du Nord. Cartes
postales (1885-1930), Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu Autour, 2005.
6. Cf. Christelle Taraud, Mauresques. Femmes orientales dans la photographie colo-
niale, 1860-1910, Paris, Albin Michel, 2003.
7. Christelle Taraud, « Genre, classe et « race » en contexte colonial et post-colonial :
une approche par la mixité sexuelle », dans Pascale Bonnemère et Irène Théry (dir),
Ce que le genre fait aux personnes, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Enquête »,
2008, pp. 157-171.
8. Julien Duvivier, Pépé le Moko, 1936.
9. Sur l’œuvre de Rudolf Lehnert (1878-1948) et Ernst Landrock (1878-1966), voir
par exemple Philippe Cardinal, L’Orient d’un photographe, Lausanne, Favre,
1987, et Charles-Henri Favrod, André Rouvinez, Lehnert & Landrock. Orient.
1904-1930, Paris, Marval, 1999.
10. Antisémitisme qui culmine, en Algérie, pendant la longue crise des années 1896-
1902.
11. Jean-Michel Belorgey, Leïla Sebbar et Christelle Taraud, Femmes d’Afrique du
Nord. Cartes postales (1885-1930), Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu Autour, 2006
[réédité en 2010].
12. « Proximité » qui dit l’histoire commune, notamment depuis la chute d’Al Andaluz
en 1492 et le retour des megorashim (mot d’origine judéo-arabe qui désigne les
Juifs d’Andalousie exilés au Maghreb au moment de la reconquête espagnole) vers
le Maroc puis le reste de l’Afrique du Nord, et la participation évidente à une
même culture urbaine.
13. Sur cette question, voir notamment le très beau livre de Joëlle Bahloul, La Maison
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de mémoire. Ethnologie d’une demeure judéo-arabe en Algérie (1937-1961), Paris,
Métailié, 1992.
14. Modèle qui pour les Juifs se traduit aussi bien en métropole qu’en Algérie par leur
acceptation de la dénomination d’« Israélites » - le modèle israélite, étant générale-
ment considéré comme très localisé dans l’espace et dans le temps et lié au modèle
d’intégration « à la française ».
15. Christelle Taraud, «  Jouer avec la marginalité : le cas des filles soumises «  indi-
gènes  » du quartier réservé de Casablanca dans les années 1920-1950  », dans
Christine Bard et Christelle Taraud (dir.), “Prostituées”, Clio. Histoire, Femmes et
Société n° 17, Toulouse, PUM, Printemps 2003, pp. 65-86.
16. Sur cette question voir Christelle Taraud, La Prostitution coloniale. Algérie,
Tunisie, Maroc, 1830-1962, Paris, Payot, 2003.
17. Ainsi, en 1856, le docteur A. Bertherand, l’un des grands médecins réglementaristes
d’Alger, répartit les prostituées de la ville dans De la prostitution en Algérie, Paris,
1859, p. 545 comme suit : 189 Mauresques, Kabyles, Noires et Juives (souligné par
l’auteur) ; et 256 Françaises, 3 Anglaises, 4 Suissesses, 4 Italiennes, 7 Allemandes et
45 Espagnoles.
18. À noter que le costume traditionnel tend à s’alléger à mesure de « l’occidentalisa-
tion » progressive des femmes juives des mellahs. Chez celles qui gardent encore
une certaine proximité avec leur ancienne parure, on retrouve alors un seroual
moins encombrant, des tuniques à manches bombées plus pratiques et de simples
fichus pour recouvrir la tête.

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19. Germaine Aziz, Les Chambres closes, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007, p. 27
(1re édition : Stock/elles-mêmes, 1980).
20. J’emprunte ce terme à Germaine Tillion.
21. À Tunis, le mellah portait le nom de hara qui signifie simplement «  quartier  »
en arabe. Selon Abdelhamid Larguèche, la hara de Tunis regroupait au milieu du
xixe  siècle 15 000 habitants dans un espace qui ne dépassait pas 5,5 ha. Ce qui
dénotait un surpeuplement réel par rapport au reste de la médina qui s’étalait sur
100 ha, faubourgs compris. Presque 20 % de la population étaient alors concentrés
sur 5 % de l’espace dans des conditions très difficiles, comme le précise l’Alliance
israélite dans un rapport de 1878 : « L’hygiène faisait totalement défaut dans ce
quartier qui était le plus immonde de tous… dans le local malpropre de l’école
religieuse « Talmud Thora », sur environ 500 élèves qui fréquentaient l’établisse-
ment, on compte chaque jour 50 à 60 malades… ». Cf. Abdelhamid Larguèche,
«  Prostitution et ordre sanitaire à Tunis : le cas de la hara de Tunis aux xixe et
xxe siècles », communication au colloque international de Hammamet, Médecines
et politiques d’hygiène en Méditerranée, mai 1993.
22. Nine Moati, Belles de Tunis, Paris, Le Seuil, 1983, p. 44.
23. Christelle Taraud, préface du livre de Germaine Aziz, Les Chambres closes, op. cit.
24. Née au milieu des années 1920 d’une mésalliance entre un père – fil d’un rabbin
connu et vénéré à Oran – et d’une mère couturière d’origine très modeste, elle-
même fille d’un docker et d’une femme de ménage, la mère de Germaine Aziz,
Julie, est enceinte d’elle quand son père, Jacob, demande le divorce pour épouser
une femme plus riche, française de métropole. Divorcée et mère célibataire – elle
a eu deux enfants, dont Germaine, avec Jacob – Julie n’a d’autre choix que de
retourner dans le quartier juif d’Oran. Rapidement orpheline (sa mère meurt
lorsqu’elle a à peine 10 ans), Germaine Aziz se retrouve chez sa grand-mère mater-
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nelle avec ses tantes Aïcha, Messaouda et Rosette dans un appartement de la rue
du Mont Thabor, dans le mellah. Au travers de son récit, on voit émerger des
profils de femmes seules, ses tantes qui se « débrouillent » comme elles peuvent, y
compris en ayant recours à la prostitution occasionnelle.
25. Ainsi, Germaine Aziz raconte dans son livre la manière dont les Juifs français ont
été traités pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle rappelle sa « honte » d’avoir
été exclue de l’école française, parce qu’elle était juive.

La prostitution féminine juive dans l’Algérie coloniale (1830-1962) – 85

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