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<1+> DEFENSE DU TEXTE HÉBREU ET DE LA VULGATE.

DE L'INTÉGRITÉ DU TEXTE HÉBREU ET DE LA VERSION VULGATE DANS CE QUI REGARDE LA


CHRONOLOGIE.

<2+> CHAPITRE PREMIER.

Des traditions judaïques touchant le temps de la venue du Messie. Que les Juifs
n'ont point corrompu les années du texte hébreu, pour empêcher les Chrétiens de
vérifier que Jésus-Christ a paru dans le temps marqué par ces sortes de traditions.

Comme l'auteur de l'Antiquité des temps n'a soutenu la corruption du texte hébreu
que pour faire tomber sur la malice des Juifs toute la diversité qu'il y a entre la
disposition des années qui se trouve dans cet original d'avec celle qui se trouve
dans la version des Septante, qu'il fait profession de suivre, il a juge qu'il
était nécessaire de rechercher et de produire le motif qui pouvait avoir poussé les
Juifs à commettre ce crime. Il croit l'avoir trouvé enfin dans Vossius qu'il suit
pas à pas; et l'on peut dire qu'il ne fait qu'étendre ce que ce savant homme nous
avait donné en abrégé dans son livre qu'il a intitulé: De Ælate mundi. Voici donc
comme il parle dans le chapitre quatrième. "Mais, dira-t-on, pourquoi les Juifs
auraient-ils changé les années des patriarches? A quoi tendait celle altération?
Quelle vue, quel dessein avaient-ils en faisant ce changement? Pourquoi auraient-
ils ravi aux patriarches près de quinze siècles? C'est, à la vérité, ce que je ne
puis concevoir, et ce qui semble avoir été caché jusqu'à notre temps. Cependant
voici le développement de ce mystère. Tous les anciens Juifs croyaient deux choses,
qu'ils tenaient comme par tradition. La première, que le temps de la loi serait de
deux mille ans, duo millia annorum lex, comme il est porté dans leur Talmud.
L'autre, que le Messie ne viendrait que dans le sixième âge ou sixième millénaire
du monde, comme je vais le faire voir. Jésus-Christ a paru vers la fin du sixième
millénaire, et la loi avait près de deux mille ans quand il s'est manifesté au
monde. Les premiers chrétiens ont prouvé cela par les Écritures et par la durée des
siècles, et ont pressé les Juifs de le reconnaître pour le véritable Messie, qui,
selon les prophètes, devait paraître vers les derniers temps de la loi, in
novissimis diebus." "Qu'ont fait les Juifs, continue-t-il, pour éluder la force de
ce raisonnement, qui était invincible? Ils ont eu recours à la fraude; ils ont
corrompu les livres saints; ils ont ravi aux patriarches environ 1500 ans, et ont
raccourci le reste du temps qui s'est écoulé sous la loi. Après celle perfidie, ils
ont osé dire que le Messie n'avait point encore paru, et que son temps n'était pas
encore arrivé, parce qu'il ne devait paraître que dans le sixième millénaire, dont
on était encore beaucoup éloigné, selon la supputation de leurs écritures." Si
l'auteur de l'Antiquité des Temps avait examiné les Traditions des Juifs et leur
Talmud, il n'en aurait point parlé si hardiment, comme il fait; il n'en aurait
point fait le fondement de son système, et il n'aurait pas cru si facilement que
les Juifs ont corrompu leur ancienne chronologie, pour ôter le moyen aux chrétiens
de leur faire voir que Jésus-Christ doit être reconnu pour le véritable Messie,
parce qu'il a paru dans le temps marqué par ces traditions. Car premièrement, il ne
prouvera jamais que ce fut une tradition commune parmi les Juifs, que le Messie dût
se manifester dans le sixième millénaire. L'on trouve au contraire dans le Talmud,
au traité du Sanhédrin, que selon la tradition d'un certain Elie (que plusieurs
croient avec raison avoir été quelque fameux rabbin, et non pas le saint prophète
Elie) il devait paraître quatre mille ans après la création du monde, c'est-à dire,
à la fin du quatrième millénaire, ou au commencement du cinquième. Voici ce qu'elle
porte: Traditio domûs Eliæ. Mundus sex millibus annis durabit. Duobus millibus
inanitas: duobus millibus lex: duobus millibus tempus Messiæ. Le Talmud répète la
même chose dans le traité de l’Avodah Zarah, ou bien de l'Idolâtrie, et dans celui
du Sabath, et elle est devenue si commune, qu'à peine y a-t-il un auteur qui l'ait
omis en écrivant contre les Juifs. Rabbi Salomoh Jarchi, qui nous a donné
l'explication de cette tradition, dit que les deux mille ans de Tohu, ou d'Inanité,
ont duré depuis la création du monde jusque vers la cinquante ou soixantième année
d'Abraham, et que les deux mille ans de Loi ont commencé vers ce temps-là, lorsque
Dieu le fi sortir de la Chaldée, et lui donna des lois pour lui et pour toute sa
posterité, principalement celle de la circoncision; et qu'ils ont fini vers la
destruction de Jérusalem par Titus. Il ajoute enfin ces paroles: Mais nos péchés
sont la cause que le Messie n'est point venu au bout des quatre mille ans. L'on
peut voir l'explication de ce rabbin dans le Pugio Fidei de Raymond-Martin, et par
conséquent dans Galatin. Génébrard en fait aussi mention dans les collections qu'il
a faites des endroits du Talmud qui regardent le Messie, et Malvenda après lui dans
son ouvrage de l'Antechrist, liv. 2, ch. 21. Voilà l'ancienne tradition des Juifs
reçue et expliquée par eux-mêmes. Je demande maintenant s'il est croyable que les
Juifs aient falsifié leurs écritures saintes en abrégeant les années, pour empêcher
les chrétiens de la vérifier? N'aurait-ce pas été nous donner des armes pour les
battre et pour les confondre, en leur faisant voir par un argument ad hominem ,
qu'ils ne peuvent plus se dispenser de reconnaître Jésus-Christ pour le véritable
Messie, puisqu'il est venu dans le temps porté par leur tradition, non pas dans le
sixième millénaire, comme dit l'auteur, mais après 4000 ans depuis la création du
monde, selon le calcul même de leurs bibles hébraïques? Je sais que Vossius,
prévoyant la force de ce raisonnement, a prétendu que les six mille ans ne devaient
commencer qu'après le déluge: mais c'est une explication qu'il a inventée, et qui
n'a jamais été reçue ni connue des Juifs; quoique cependant elle semble assez
favoriser la fausse croyance qu'ils ont, que la venue du Messie est retardée. Si
cela était, ils pourraient encore dire que le temps de sa naissance marqué dans
leurs traditions, n'est point arrivé: c'est néanmoins ce qu'ils ne disent point: au
contraire, ils conviennent que ce temps est passé, et que leurs péchés leur ont
retardé ce bonheur, ils espèrent cependant toujours. De là vient que leurs rabbins
les détournent tant qu'ils peuvent de s'arrêter à ces sortes de traditions ou de
prophéties, et qu'ils ont fulminé celle malédiction dont parle l'auteur, sur ceux
qui s'appliqueront a les vérifier: Animam exhalent illi qui supputant terminos.
C'est ainsi qu'ils font connaître que leur tradition se peut vérifier parfaitement,
en la comparant avec la chronologie qu'on tire aujourd'hui du texte hébreu, et
qu'ainsi elle leur est entièrement contraire et confond leur opiniâtreté, aussi
bien qu'une autre que Génébrard rapporte après celle-ci, selon laquelle le Messie
devait venir dans le quatre-vingt-cinquième jubilé, c'est-à-dire, un peu après 4000
ans depuis la création du monde. On ne peut pas dire aussi qu'ils eu avaient
autrefois une, selon laquelle le Messie devait paraître dans le sixième millénaire,
et qu'ils l'ont supprimée pour introduire celle qui est à présent dans le Talmud.
Ce serait se tromper: car il n'est pas croyable que ceux qui se sont réduits à dire
que leurs pêches sont cause que la venue du Messie a été retardée aient aboli une
tradition, selon laquelle ils pourraient toujours nous répondre, que ce temps
heureux n'est point accompli et qu'ils doivent encore l'attendre; parce que selon
leur calcul le sixième millénaire n'est point passe. Ils firent, a la vérité, une
réponse semblable au roi Erviges et aux chrétiens d'Espagne, vers la fin du
septième siècle; mais ce ne fut qu'une défaite, dont ils se servirent pour les
tromper; puisque leur Talmud, qui avait été compose longtemps auparavant, et qu'ils
avaient alors entre les mains, dit positivement le contraire en trois endroits,
comme je viens de le faire voir. Si S. Julien, archevêque de Tolède, qui disputa
contre eux, avait su cette tradition du Talmud, il n'aurait pas tant déclamé contre
les écritures hébraïques pour soutenir la version des Septante. Il Aurait trouvé
dans la nouvelle tradition de S. Jerôme, qui était alors reçue de toute l'église
latine, et particulièrement en Espagne, selon le témoignage de S. Grégoire-le-
Grand, et de S. Isidore, évêque de Séville, et qu'il avait lui-même entre les
mains, de quoi réprimer leur effronterie, et leur prouver par les années de cette
édition latine, qui sont les mêmes que celles de l'hébreu, qu'ils devaient
reconnaître Jésus-Christ pour le véritable Messie; parce qu'il a paru au bout dès
4000 ans depuis la création du monde, selon la tradition du Talmud: et que ce
qu'ils avaient eu l'audace d'avancer, qu'il ne viendrait que dans le sixième
millénaire, n'était qu'une nouvelle invention de leur perfidie. Enfin, il ne se
serait pas exposé au reproche, qu'ils auraient pu lui faire, s'ils y avaient pris
garde, d'avoir cité fort mal à propos les Pères de L'Église qui l'ont précédé, soit
lorsqu'il soutient qu'ils s'étaient tous attachés uniquement aux Septante,
quoiqu'il y eut plus de 200 ans que la version de S. Jerome était reçue est estimée
des Latins, soit quand il prétend se servir de l'autorité de S. Augustin pour
maintenir les années de la tradition des Septante, quoique dans le chapitre
treizième du livre 15 de la Cite de Dieu, dont il fait mention, ce saint docteur
ait fortement soutenu l'intégrité du texte hébreu, et qu'il ait reconnu la
corruption de la version des Septante dans la chronologie, et une corruption faite
a plaisir, et non pas par hasard, nec casum redolet sed industriam. Il ne sera pas
peut-être inutile de découvrir ici le peu d'exactitude avec laquelle ce saint
archevêque cite des Pères de L'Église, et particulièrement S. Augustin; cette
digression fera voir leur sentiment pour ce qui regarde la chronologie du texte
hébreu, qu'ils ont suivi et approuve comme authentique et fidèle, et il n'en faudra
pas davantage pour dissuader ceux qui pourraient se prévaloir de son autorité dans
la question que je traite. J'avoue que j'ai été surpris quand je m'en suis aperçu.
Il faut qu'il s'en soit un peu trop fie a quelqu'un de ses secrétaires, ou qu'étant
pressé d'écrire il ait pris ce qui se présentait tout d'un coup a ses yeux, sans
examiner ce qui précédait et ce qui suivait; car il n'y a pas d'apparence qu'il y
ait eu de la mauvaise foi dans sa conduite. Il commence par l'autorité de saint
Épiphane, à qui il veut faire dire que l'on doit préférer la version des Septante a
l'hébreu, quoique dans le livre De Ponderib. et Mensuris, qu'il cite, ce Père parle
de notre original dans des termes qui expriment admirablement l'estime qu'il en
faisait. Je ne les répète pas ici, parce que je les ai rapportés dans la première
partie, chap. 2. Il S'arrête ensuite aux livres de la Cite de Dieu de saint
Augustin. Il fait mention premièrement du chapitre 43, du livre 18, ou ce saint
docteur assure que l'Église avait préféré la version des Septante a toutes les
autres éditions; mais il serait à souhaiter que ce saint archevêque et notre
auteur, qui l'a voulu imiter dans cette citation, eussent fait un peu plus
d'attention sur le commencement de ce chapitre. Ils auraient reconnu que saint
Augustin ne parle que de la préférence que L'Église a donnée a cette version
grecque par-dessus celles d'Aquila, de Symmaque et de Théodotion, et une autre qui
fut trouvée dans un tonneau, sous l'empire d'Antonin Caracalla. Le seul titre du
chapitre les aurait avertis de ne point tant abaisser l'autorité du texte hébreu en
voulant appuyer celle de la version des Septante, mais de conserver pour l'un et
pour l'autre l'estime et le respect qu'ils méritent. Voici ce qu'il contient: De
auctoritate septuaginta Interpretum, quæ, SALVO HONORE HEBRÆI STYLI, omnibus sil
interpretibus præferenda, et s'ils avaient continué leur lecture jusqu'au chapitre
suivant, ils auraient remarque que saint Augustin, après avoir déclaré que son
sentiment était que Jonas prêchant aux Ninivites s'était servi des paroles qu'on
trouve dans l'hébreu, Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur, et non pas de
celles des Septante, qui ont traduit Adhuc tres dies, etc., il conclut en disant
que, pour maintenir l'autorité du texte hébreu et de la version des Septante:
utrâque auctoritate non spretâ, l'on doit tâcher de les accorder lorsqu'ils
semblent être opposés, et que, pour son particulier, il ne faisait pas difficulté
de consulter l'un et l'autre a l'exemple des apôtres, qui ont tenu la même conduite
en annonçant l'Évangile, parce qu'ils n'ont qu'une même autorité divine, quoniam
utraque una atque divina est. Saint Julien de Tolède rapporte ensuite le chapitre
11 du livre 15 de la Cité de Dieu, dans lequel saint Augustin demande d'où peut
venir la grande diversité qui se trouve entre le texte hébreu et la version des
Septante, dans les années des patriarches qui ont précédé Abraham, sans y répondre
a la difficulté qu'il résout dans le chap. 13, ou il dit nettement qu'il y a de la
corruption dans cette version, et purge entièrement les Juifs des soupçons qu'on
pourrait former contre eux sur ce sujet. "A Dieu ne plaise, ce sont les paroles de
S. Augustin, qu'un homme sage s'imagine que les Juifs, quelque méchants et
artificieux qu'on les suppose, aient pu faire couler cette fausseté en tant
d'exemplaires dispersés en tant de lieux, ou que les soixante-dix interprètes, qui
ont acquis une si haute estime, se soient accordés entre eux pour cacher la vérité
aux gentils. Il est donc plus croyable de dire que, quand on commença à transcrire
ces livres de la bibliothèque de Ptolémée, celle erreur se glissa d'abord dans un
exemplaire par la faute du copiste, et passa de celui- là dans les autres; cela
parait assez dans les années de Mathusalem, et dans cet autre endroit (il parle des
années de Lamech) dans lequel on trouve vingt-quatre ans de moins que dans
l'hébreu." Saint Julien n'a pas pris garde à tout ceci en citant saint Augustin, il
s'est contenté de rapporter les paroles suivantes: In his autem annis in quibus
continuatur ipsius mendositatis similitudo, ita ut ante genitum filium qui ordini
inseritur, alibi supersint centum anni, alibi desint. Post genitum autem, ubi
deerant supersint, ubi supererant desint.... videtur habere quamdam, si dici
polest, error ipse constantiam, nec casum redolet sed industriam. Notre saint
archevêque s'arrête ici sans passer plus avant. C'est cependant dans ce qui suit
que saint Augustin se déclare encore ouvertement pour l'intégrité du texte hébreu,
et qu'il reconnaît pour la seconde fois de l'altération dans les années des
Septante. "C'est pourquoi, continue ce saint docteur, l'on ne doit point imputer la
diversité qui se trouve entre les bibles hébraïques et les grecques, ni à la malice
des Juifs, ni à la prudence des septante Interprètes; mais on doit l'attribuer à la
faute de l'écrivain qui a le premier entrepris de transcrire leur traduction qu'on
conservait dans la bibliothèque du roi Ptolémée." Il ajoute que cet écrivain a pu
être porté à faire ce changement dans cette version grecque, de peur que les
gentils, lisant cette version de l'Écriture, ne s'imaginassent que les années des
premiers patriarches aient été beaucoup plus courtes que les nôtres, et que c'est
pour cela que le nombre en est plus grand; et qu’ainsi cet écrivain a jugé à propos
de retarder de cent ans la naissance de la plupart de leurs enfants, de peur qu'on
ne crût qu'ils en avaient eu avant l'âge de puberté, et qu'on ne tirât de là
occasion de rejeter les Écritures comme si elles eussent été remplies de fables. Il
conclut ensuite par ces paroles, que saint Julien cite encore mais qu'il n'achève
pas: Sed quomodolibet istud accipiatur, sive credatur ita esse factum, sive non
credatur; sive postremo ita, sive ita non sit; rectè fieri nuilo modo dubitaverim.
Ici finit la citation de saint Julien, au milieu de la phrase, que saint Augustin
néanmoins achève encore en faveur de l'hébreu: Rectè fieri nullo modo dubitaverim;
ut cum diversum quid in utrisque codicibus invenitur, quandoquidem ad fidem rerum
gestarum utrumque non potest esse verum, ei linguæ potiùs credatur undè per
interpretes in aliam est facta translatio. Le saint archevêque de Tolède ne fait
point mention de tout ceci, il se contente de dire que saint Augustin ne parle dans
ce chapitre 13, que fort incertainement et sans rien déterminer mais qu'il se
déclare hautement dans celui qui suit, lorsqu'il dit: "Ce n'est pas sans raison que
personne n'a osé corriger les Septante sur l'hébreu dans plusieurs endroits où ils
semblent différents. Car cela fait voir qu'on n'a pas cru que cette diversité fût
une faute; et je ne le crois pas non plus. Mais à la réserve de celles des
copistes, lorsque le sens est conforme à la vérité, il faut croire qu'ils ont voulu
dire autre chose, non en qualité d'interprètes, mais comme des prophètes inspirés
par l'esprit de Dieu." S'il avait lu trois ou quatre lignes plus haut, il aurait vu
que ce saint docteur y approuve encore aussi ouvertement les années de l'hébreu que
dans le chapitre précédent, et qu'il ne prétend autre chose par ces paroles que de
maintenir l'autorité des Septante auxquels il était fort attaché, et de prévenir
ceux qui pourraient conclure quelque chose contre leur version, de ce qu'il avait
dit auparavant. C'est pour cela qu'il soutient, qu'il faut la suivre, lorsqu'il n'y
aura pas d'apparence qu'elle ait été altérée par les copistes, ubi non est
scriptoris error, et cela sans préjudice à l'hébreu. Voici donc comme il parle: "Et
quant à la différence qui se rencontre entre les exemplaires hébreux et les nôtres,
elle ne concerne point du tout la longueur de la vie des hommes, dont les uns et
les autres conviennent, outre que lorsqu'il y a de la diversité, il s'en faut
plutôt tenir à la langue originale qu'à une version. Cependant ce n'est pas sans
raison (non tamen vacat, etc.) que personne n'a osé corriger les Septante sur
l'hébreu, dans plusieurs endroits où ils semblent différents, etc." Ce saint
archevêque de Tolède n'est pas plus exact dans ses autres citations, comme quand il
assure que S. Jérôme était de son sentiment, quoique ce saint interprète ait
reconnu qu'il y avait de la faute dans les années des patriarches rapportées dans
la version des Septante. C'est dans les questions sur la Genèse, où faisant mention
des années d'Adam et de ses descendants jusqu'au déluge, il dit nettement qu'il y a
de la faute dans cette édition. Et après avoir rapporté la corruption manifeste de
la version des Septante dans les années de Mathusalé qu'elle fait vivre quatorze ou
quinze ans après le déluge, il conclut qu'il faut qu'il y ait de l'erreur dans les
années de ce patriarche aussi bien que dans celles de la plupart des autres. Restat
ergo ut quomodò in plerisque ita et in hoc sit error in numero. Siquidem et in
Hebræis et Samaritanorum libris ita scriptum reperi. Et vixit Mathusale centum et
octoginta septem annis, et genuit Lamech: Peut-on douter, après cela, que S. Jérôme
n'ait reçu et approuvé les années du texte hébreu, et rejeté celles des Septante?
Il ne pouvait point, ce me semble, se servir de termes plus clairs et plus forts
pour s'expliquer sur ce point. S. Julien néanmoins nous propose un passage qu'il
assure avoir tiré de la préface que ce Père a mise à la traduction qu'il avait
faite de la Chronique d'Eusèbe de grec en latin. Voici comme il le rapporte: Neque
me fugit in Hebræorum codicibus dissonantes ætatum annos inveniri, plùs vel minùs
prout interpretibus visum est leclitari, sequendumque illùc potiùs quod exemplarium
maltitudo idem traxit. Pour moi, je crois que s'il y a quelque chose à conclure de
ces paroles obseures de S. Jérôme, c'est plutôt en faveur de la Chronologie des
Hébreux, que pour celle des Septante, puisqu'il en rejette toute la diversité sur
les interprètes, prout interpretibus visum est leclitari. Outre que comme il a
toujours remarqué une grande conformité entre les exemplaires hébreux dans l'ordre
des années, il est à propos de les suivre et de s'y attacher selon ce qu'il dit:
"Sequendumque illùc poliùs quod exemplarium multitudo idem traxit." Cet adverbe
illùe, nous conduit en cet endroit au calcul de l'hébreu comme au plus sûr. Mais
enfin, quelle apparence que S. Jérôme ait tenu un autre sentiment, en traduisant la
Chronique d'Eusèbe, que celui qu'il enseigne et favorise en d'autres occasions, et
se soit déterminé pour la Chronologie des Septante, vu qu'Eusèbe lui-même n'en a
rien décidé, comme il est aisé de le remarquer, lorsqu'il parle des années des
premiers patriarches. Il serait à souhaiter que les paroles que S. Julien nous
cite, se trouvassent aujourd'hui dans cette préface. J'y découvrirais peut-être
quelque chose davantage que S. Julien peut avoir oublié, comme il a fait en citant
S. Augustin. Après cela, je ne m'étonne plus si la congrégation de l'Indice a noté
cet endroit des ouvrages de ce saint archevêque, d'un cautèlege, dont nous
parlerons plus bas. Si l'auteur avait pris garde à tout ce que je viens de
rapporter, il n'aurait pas fait un si grand fond sur cette autorité, et il ne
l'aurait pas citée si souvent, pour appuyer la Chronologie des Septante et pour
rejeter celle de l'Hébreu. Il nous objecte ensuite le témoignage d'un chrétien
arabe nommé Grégoire Abulpharages, qui dit dans son livre septième des Dynasties,
page 72, que les Juifs ont abrégé leur ancien calcul, pour avoir occasion de
répondre aux chrétiens; que Jésus-Christ n'est pas le véritable Messie, parce que
le véritable Messie, selon leur tradition, ne devait se manifester qu'à la fin du
monde, qu'ils fixaient après sept mille ans, au lieu que Jésus-Christ n'avait paru
que vers le milieu de ce temps, selon leur nouvelle supputation. Atque ita factum
est, ut indicat eorum computus, manifestatum esse Christum millenario quinto, propè
accedente ad medium annorum mundi; qui omnes secundùm ipsos futuri sunt septies
mille. Cet historien est trop récent pour nous engager à le croire sur sa seule
parole. Il n'a pas plus de 400 ans, comme on le peut voir par son histoire qu'il a
continuée depuis la création du monde jusqu'à son temps, et qu'il finit à la 683e
année de l'égire, c'est-à dire, vers l'an 1284, depuis la naissance du Fils de
Dieu. Il devait confirmer ce qu'il avance par l'autorité de quelqu'ancien Père de
l'Eglise: c'est ce qu'il ne fait pas. Aussi en voyons-nous un profond silence dans
toute l'antiquité. Ceux d'entre les Pères les plus considérables qui ont recherché
la cause de cette diversité de calcul, comme S. Augustin, S. Jérôme et plusieurs
autres, l'ont entièrement ignoré, et ils ont mieux aimé reconnaître de l'altération
dans la version des Septante, que de la préférer en cette occasion au texte hébreu.
Et même cet auteur se trompe quand il dit que la tradition des Juifs porte que le
monde durera sept mille ans, et que ce sera vers la fin de ce temps-là que le
Messie paraîtra. J'ai déjà fait voir le contraire par le Talmud, et par le
témoignage des Juifs mèmes, qui ne donnent que six mille ans à la durée du monde,
et qui mettent le temps de la venue du Messie après le quatrième millénaire. Ceux
d'Espagne dont nous venons de parler, étaient du même sentiment, comme il paraît
par ce que S. Julien de Tolède leur dit dans son troisième livre: Interim manifestè
patescit opinio illa vestra vanissima, quâ et sextam adhuc seculi ætatem
expectatis, et seculum istud in sex millibus tantùm annis stare confingilis.
Quelques chrétiens des premiers siècles ont cru à la vérité qu'il y aurait un
septième millénaire pour le règne du Messie; mais on ne trouve pas qu'ils aient
appris cela des Juifs. Ce ne fut qu'une fausse conséquence qu'ils tirèrent du
chapitre 20 de l'Apocalypse, où nous lisons ces paroles: Et regnaverunt cum Christo
mille annis.

<2+> CHAPITRE II

Continuation du même sujet.

Il y un point dans la tradition du Talmud, dont je viens de parler, que j'ai


réservé à un examen particulier. Elle porte que ie temps de la loi devait durer
deux mille ans, jusqu'à la venue du Messie. J'ai déjà fait voir, par le témoignage
des rabbins mêmes, que ces deux mille ans ont commencé dès le temps d'Abraham,
quand Dieu lui prescrivit des lois pour lui et pour toute sa race. Cela même est
évident par la distribution et par la division que le Talmud fait des six mille ans
qu'il donne à la durée du monde, sans qu'il soit nécessaire de s'y arrêter
davantage. L'auteur cependant prétend que les deux mille ans de loi ont commencé
lorsque Dieu donna la loi aux Israélites, sur la montagne de Sinaï, et il dit que
les Juifs ont corrompu les Écritures, en raccourcissant le temps qui s'est écoulé
sous la loi, pour nous faire croire que Jésus-Christ n'était point le véritable
Messie; parce que les 2000 ans de la loi n'étaient pas encore passés, et même qu'il
s'en fallait beaucoup quand il a paru dans le monde. Il devait premièrement prouver
que selon la tradition des Juifs la loi de Moïse dût durer deux mille ans avant la
venue du Messie. C'est cependant ce qu'il ne fait pas. Il cite à la vérité Joseph
et Philon le Juif, qui ont dit, en quelques endroits de leurs ouvrages, qu'il y
avait deux mille ans de leur temps, que la loi avait été donnée à Moïse: mais il ne
montre pas par ces autorités que cela dût arriver selon quelque tradition Judaïque.
D'ailleurs Philon parle fort incertainement, et il fait assez voir que ce qu'il dit
est plutôt en devinant, qu'après l'avoir examiné sérieusement. (passage grec...)
Comme s'il disait que les Juifs n'ont osé rien changer dans les livres que Moïse a
écrits depuis deux mille ans. Et quoique je ne l'aie point supputé, ajoute-t-il, je
crois qu'il y en a davantage. Mais s'il avait bien compté, il en aurait trouvé bien
moins. Pour ce qui est de Joseph, il est vrai qu'il a souvent dit que l'espace de
temps qui s'était écoulé sous la loi jusqu'à lui, a été de deux mille ans; mais il
parle de la sorte, parce qu'il a voulu un peu exagérer, pour maintenir à Appion et
aux Gentils l'antiquité de sa religion, outre qu'il n'y prenait pas garde de si
près; parce que son calcul en approchait assez, comme je le ferai voir plus bas. Ce
qui m'étonne ici, c'est que notre chronologiste assure hardiment que les Juifs ont
corrompu leurs écritures et les saints livres, en raccourcissant le temps qui s'est
écoulé sous la loi. Et néanmoins quand il vient dans le détail, il ne nous marque
aucun endroit où ils aient introduit cette corruption: au contraire, si on
considère le reste de son livre, ses tables et son canon chronologique, on y trouve
partout une grande conformité avec le texte latin. Il reçoit les années du règne de
chaque juge, comme elles sont marquées dans cet original et dans la Vulgate. Il y a
entremêlé à la vérité ses anarchies, qu'il étend tant qu'il lui plaît; de telle
sorte qu'elles montent toutes ensemble 1536 jusqu'à près de 400 ans; mais il avoue
en même temps qu'il n'y a rien d'écrit là-dessus; et même il reconnaît que les
écrivains sacrés les ont omises. S'il s'éloigne dans les autres supputations du
texte hébreu et de la Vulgate, il se contente de les expliquer, sans y faire
mention d'aucune corruption. Il dit que le premier verset du chapitre 6 du
troisième livre des Rois, qui met la fondation du temple de Salomon l'an 480 après
la sortie d'Égypte, n'a point été altéré, mais parce qu'il ne s'accorde pas avec le
grand nombre et la durée des anarchies, qu'il place dans le temps des Juges, il y
apporte une explication assez extraordinaire, qui mérite un examen particulier que
je donnerai en son lieu, en lui faisant justice sur ce peint autant que je pourrai,
comme en plusieurs autres, dans lesquels il ne s'est pas éloigné de la vérité. Il
donne 80 ans au règne de Salomon, il ne reprend point le texte hébreu qui ne lui en
donne que 40. Il avoue que l'historien sacré a omis ceux que ce prince a passé dans
le désordre; comme celui qui a fait l'histoire de Saül a dit qu'il n'a régné que
deux ans, quoiqu'il en ait régné davantage. Il suit encore le texte hébreu et la
Vulgate jusqu'à la captivité de Babylone sans s'en éloigner aucunement. Où est-ce
donc qu'il a trouvé que les Juifs ont raccourci dans les saint, livres le temps qui
s'est écoulé sous la loi? Est-ce à cause qu'il n'est fait mention dans les
écritures que de quatre rois de Perse, quoique les historiens profanes en aient
compté quatorze ou quinze? Cette raison tomberait d'elle-même, parce que les
écrivains sacrés ne se sont point appliqués à faire les histoires de ces sortes de
nations, et qu’ils n’ont parlé de leurs rois que par occasion en ce qui regardait
le peuple de Dieu. Si d'ailleurs les Juifs se sont arrêtés au sentiment de leurs
rabbins, qui n'en comptent que quatre, et ne donnent que trente-huit ans au règne
des Perses après le rétablissement du temple, il ne s'en suit pas qu'ils aient
supprimé les autres des écritures saintes. C'est aussi ce que notre chronologiste
n'ose avancer. Comment donc a-t-il pu assurer que les Juifs ont corrompu les saints
livres, pour empêcher qu'on ne vérifiât qu'il y avait deux mille ans que la loi
avait été donnée à Moise, quand Jésus-Christ est venu dans le monde, comme il avait
été promis par leur tradition? Il me semble qu'il devait en donner quelque preuve;
cependant il n'en fait rien, et il fait voir au contraire qu'ils sont tout-à-fait
innocents de ce crime. Il ne parait pas beaucoup plus exact, quand il dit que les
premiers chrétiens ont pressé les Juifs de reconnaitre Jésus-Christ pour leur
Messie; parce qu'il a paru dans le sixième millénaire, et après 2000 ans de loi,
selon leur ancienne tradition, et que ç'a été là le motif qui les a portés à
corrompre la chronologie du texte hébreu. Il avance tout ceci dans sa préface et
par tout son livre sans en apporter aucune preuve, et sans en produire aucun
vestige, ni aucun témoignage de l'antiquité. En effet nous ne trouvons pas qu'aucun
des anciens Pères de l'Église aient entrepris de convaincre l'opiniâtreté des Juifs
par cette sorte de tradition. Ils ont laissé à la vérité dans leurs livres que le
Fils de Dieu devait paraître après six mille ans de la durée du monde; mais ils
n'ont prétendu parler que de son second avénement, lorsqu'il viendra juger les
hommes, et c'est pour cela qu'ils croyaient communément que le monde ne
subsisterait que six mille ans. Le premier qui a tâché de les convaincre par cette
tradition a été S. Julien de Tolède; et même ce ne fut que parce qu'ils la lui
avaient objectée les premiers; et tant s'en faut qu'il l'ait crue véritable, qu'au
contraire il soutient partout qu'elle a été inconnue aux siècles précédents, que
les apôtres et les premiers chrétiens l'ont ignorée, et que toutes les raisons
qu'ils proposaient à ces perfides n'étaient appuyées que sur l'Écriture, et sur les
prédictions des prophètes. Voici comme il parle dans son prologue qu'il adresse au
roi Erviges: Deinde secundi libri serie decurrente, per ostensam Apostolorum
doctrinam id curatum est effici, quòd revelata plenitudo temporis, quâ Christus in
carne apparuit, NON IN ANNIS A PRINCIPIO MUNDI COLLECTIS, à discipulis Domini,
cæterisque credentibus sit ostensa, sed legis et prophetarum testimoniis prodita.
Il répète la même chose dans tout son premier livre, et il ajoute, qu'à la vérité
les Pères ont toujours cru que le fils de Dieu était né dans le sixième et dernier
âge du monde, mais qu'ils n'ont jamais cru que chaque âge dût durer mille ans.
L'auteur même n'a pas pu tellement dissimuler le sentiment de S. Julien, qu'il ne
nous l'ait suffisamment fait connaître en le citant. Numquid aut per legem, aut per
prophetas, alicubi specialiter, in sexto millesimo nasciturus prædictus est
Christus. Ce sont les paroles de ce Saint, rapportées par l'auteur: "comme s'il
disait que cette tradition, que les Juifs feignaient de son temps, était
nouvellement inventée, parce qu'elle n'avait aucun fondement dans les Écritures
saintes. Ainsi si ce saint archevêque met la naissance du Sauveur dans le sixième
millénaire, c'est seulement pour confondre les Juifs, et leur fermer la bouche; et
c'est pour cela qu'il s'attache si fort à la version des Septante." Quand je lis
encore ce que dit notre auteur, "que les premiers chrétiens on pressé les Juifs de
reconnaître Jésus-Christ comme le véritable Messie, qui, selon les prophètes,
devait paraître vers les derniers temps de la loi, in novissimis diebus;"
premièrement, je souhaiterais fort apprendre de lui, où il trouve dans ces deux
paroles de l'Écriture, in novissimis diebus, que la loi devait durer deux mille ans
jusqu'à la venue du Messie? qui est le Père, ou l'interprète qui leur a jamais
donné ce sens? Secondement, quand bien même elles se devraient expliquer des
derniers temps de la loi de Moïse (c'est tout au plus ce qu'elles peuvent
signifier, et ce qu'il en peut tirer), elles se seraient toujours vérifiées à la
naissance de Jésus-Christ qui la devait abroger, pour en substituer une autre plus
parfaite, sans qu'il fût nécessaire qu'elle eût duré deux mille ans entiers.
Troisièmement, plusieurs savants docteurs et interprètes les ont expliquées ou du
dernier âge du monde, sans en marquer ni le commencement ni la durée, ou même de la
fin du monde, quand toutes les nations de la terre se convertiront à la foi, et
reconnaîtront Jésus-Christ pour le véritable Messie. En effet le texte Hebreu
confirme cette explication au chap. 2 d'Isaïe, d'où l'auteur semble avoir tiré ces
paroles. Nous lisons et erit in novissimo dierum, comme saint Jérôme les a tournées
dans la même occasion au chap. 4 de Michée. C'est ainsi que l'Écriture appelle
ordinairement la fin du monde, comme on peut le voir dans plusieurs endroits, et
particulièrement au chap. 3 d'Osée que l'auteur cite fort mal à propos, où il est
dit que les
Juifs se convertiront et reconnaîtront Jésus-Christ pour leur Sauveur à la fin des
siècles: In novissimo dierum. C'est encore dans ce sens que Jéremie se sert des
mêmes paroles dans le chap. 30, verset 24: Non avertet iram indignationis Dominus,
donec faciat et compleat cogitationem cordis sui: in novissimo dierum intelligelis
ea. Enfin, quand bien elles devraient s'entendre du premier avénement du Fils de
Dieu, il est encore facile de les expliquer en faveur du calcul du texte Hébreu, en
les accordant avec celles d'Habacuc (c. 3), qui semblent placer l'Incarnation au
milieu de la durée du monde, Domine, opus tuum in medio annorum vivifica illud; in
medio annorum notum facies, et en disant que Jésus-Christ a paru effectivement vers
le milieu du monde sur le penchant de sa fin. L'on me dira peut-être que les
Septante ont donné un sens bien différent à ce verset d'Habacuc, lorsqu'ils ont
traduit: In medio duorum animalium cognosceris; mais si on y prend garde, toute la
diversité ne consiste que dans les accents, et si on lit le mot (passage grec...)
avec un accent circonflexe sur la dernière, on trouvera dans ces paroles un sens
très-conforme au texte, en tournant, in medio duarum vitarum, ou bien, duarum
ætatum, etc. C'est la remarque que plusieurs anciens ont faite, selon le rapport de
Sévérian évêque de Gabales en Syrie, contemporain de S. Jean Chrysostôme, et son
grand adversaire, qui ont préféré cette dernière leçon à la première. Sur quoi il
sera bon de remarquer en passant, que pour justifier le texte Hébreu et la version
des Septante, il est nécessaire de lire l'un et l'autre sans s'arrêter aux accents,
ni aux points qu'on a ajoutés dans l'Hébreu; et même d'examiner si ces interprètes
n'auraient point pris quelqu'une des lettres [lettres hebreu...] qu'on nomme
communément evi, et dont on se servait alors au lien de points et de voyelles,
comme si elles eussent été radicales. Cette règle est très-utile dans cette sorte
de critique, et je ne l'ai omise dans le chap. 8 de la première partie, que parce
qu'elle est fort connue. Quelques auteurs ont voulu, à la vérité, la décrier; mais
pour peu qu'on veuille s'en servir, on trouvera qu'elle est très-juste et très-
raisonnable, comme le P. Simon l'a fait voir amplement au livre 2 de la critique du
Vieux Testament chap. 8.

<2+> CHAPITRE III

Que les années du texte Hébreu n'ont point été corrompues par R. Akibah, ni par
aucun autre de son temps.

Tout ce que j'ai dit dans les deux chapitres précédents paraîtra plus clairement
quand j'aurai fait voir que Rabbi Akibah, que notre chronologiste veut faire passer
pour le corrupteur de l'ancien calcul du texte Hébreu, n'a jamais commis ce crime.
Il dit donc dans le dernier chapitre de son livre, "qu'il est rapporté dans le
Talmud, au traité du Sanhédrin, que Rabbi Akibah et un autre appelé Rabbi Samlay
supputaient les années, dont on tirait contre eux de si puissants arguments; et
qu'ainsi ils ont bien pu les changer et les abréger. Secondement, que Rabbi Akibah
a eu pour disciple Aquila, fameux apostat du christianisme, qui donna au public
deux versions Grecques de l'Écriture entièrement gàtées et falsifiées, que la
corruption du texte Hébreu avait été concertée dès ce temps-là, c'est-à-dire, vers
le milieu de l'empire d'Adrien. Enfin il ajoute que cet Akibah avait beaucoup de
disciples, et passait pour le plus savant d'entre les Juifs, et avait tant de
créance sur leurs esprits, que ce fut lui qui déclara que Bar-cochebas était le
Messie; d'où il conclut que ce Rabbin si fameux et si entreprenant, qui corrompit
le sens des écritures pour faire un messie, a bien pu corrompre la lettre, pour
faire de la peine aux chrétiens." Voilà jusqu'où notre auteur pousse ses
conjectures. Mais il ne prend pas garde qu'il détruit par là tout ce qu'il soutient
dans le reste de son livre, et ce qu'il prétend encore ici maintenir contre le
calcul des Ilébreux. En effet, si ce Rabbin avait été le corrupteur des écritures
hébraïques; s'il avait retranché quinze cents ans de la vie des anciens
patriarches, et raccourci le temps qui s'est écoulé sous la loi, pour empêcher les
chrétiens de prouver que Jésus-Christ est le véritable Messie, parce qu'il a paru
dans le sixième millénaire, selon la tradition des Juifs; aurait-il osé en proposer
une autre à ceux de sa nation sitôt après Notre-Seigneur? N'auraient-ils pas cru
qu'il se fait moqué d'eux, ou qu'il eût perdu le sens commun, en soutenant d'un
côté contre les chrétiens que le temps de la manifestation du Messie n'était pas
encore accompli; et d'an autre en prêchant partout que Bar-cochebas était ce messie
qu'ils attendaient depuis longtemps? Ne lui auraient ils pas représenté que le
cinquième millénaire ne faisant que commencer (selon le texte Hébreu qu'il aurait
falsifié) ils avaient encore mille ans à attendre celui que Dieu leur devait
envoyer? Et bien loin que ce changement introduit dans les écritures eût fermé la
bouche aux chrétiens, ils étaient toujours en droit de le convaincre, que du moins
son messie était supposé, puisque selon sa nouvelle supputation il ne paraissait
qu'au commencement du cinquième millénaire, et non pas dans le sixième; qui selon
notre auteur, était le temps marqué pour la venue du véritable Messie, selon la
tradition commune des anciens Juifs, et des premiers chrétiens. Il ne peut point
dire que cet imposteur n'a corrompu ce calcul qu'après la mort de son prétendu
messie, qui fut vaincu, et tué par les Romains; parce que, selon les histoires,
Akibah fut aussi tué à la prise de la ville de Bether, où il s'était retiré avec
son Barcochebas, dont il était écuyer; ou du moins il ne lui survécut que fort peu
dans une étroite et obscure prison, selon quelques historiens Juifs: ainsi il lui a
été impossible de corrompre et de raccourcir la chronologie. Mais il n'y a pas
d'apparence que l'auteur veuille se servir de cette défaite, parce qu'il prétend
que cette falsification avait été faite, et même introduite dans la version
d'Aquila, vers le milieu de l’empire d'Adrien, lequel ne survécut que deux ans à la
défaite des Juifs après avoir tenu l'empire près de vingt-deux ans. Ce que le
Talmud rapporte des supputations, que faisaient ces deux Rabbins, ne prouve point
qu'ils aient raccourci des années de l'Écriture: ils en eussent été détournés,
s'ils avaient en dessein de le faire, par la crainte qu'on ne leur eût reproché
qu'ils détruisaient ouvertement par ce changement ce qu'ils prêchaient au peuple,
pour les porter à suivre leur prétendu messie, comme je viens de montrer. Outre que
le Talmud ne dit pas que les années qu'ils supputaient fussent celles dont on
tirait contre eux de si puissants arguments, comme l'auteur voudrait nous le faire
croire, il devait auparavant nous prouver que les chrétiens tiraient alors de forts
arguments contre les Juifs en supputant les années qui se sont passées depuis la
création du monde, c'est ce que je lui ai contesté ci-dessus, et c'est ce qu'il ne
vérifiera jamais. Enfin, quand bien même Aquila aurait donné de fausses versions de
l'Écriture, sous les auspices et sous la direction de son maître Rabbi Akibah, il
ne s'ensuit pas qu'ils en aient falsifié l'original. Saint Jérôme qui a remarqué
les faussetés de cet interprète, n'a pas laissé de reconnaître l'intégrité du texte
hébreu et de s'y attacher, parce qu'il a vu que cet apostat ne l'avait pas traduit
fidèlement dans les endroits qui favorisent le Christianisme, qu'il trouvait encore
tous entiers et sans corruption, et qu'il leur avait donné de fausses
interprétations. C'est ce qui paorté ce saint docteur à conclure avec raison que la
malice des Juifs ne les avait jamais poussés à corrompre la lettre de cet original,
mais seulement à en falsifier et supprimer le véritable sens. Il faut que notre
auteur ait pressenti tout ceci quand il a fini sa conjecture par ces paroles:
Toujours, si ce n'est pas lui qui l'a altéré, il faut que ce soit quelqu'un de ses
maîtres et de ses prédécesseurs; car, comme dit saint Augustin, cela ne s'est point
fait fortuitement; mais il fait voir par là que ses vues sont bien courtes, et que
tout ce qu'il dit contre le texte hébreu et sa chironologie est fort incertain. Je
ne veux que ses propres principes pour dissiper toutes ces imaginations. Les Juifs,
dit-il dans le chap. 3, ont falsifié les livres hébreux dans le temps qu'ils en
étaient les seuls dépositaires, lorsqu'il n'y avait qu'eux qui entendissent la
langue de leurs pères, et pendant que la plupart des chrétiens ne s'en souciaient
pas, parce qu'ils ne les regardaient que comme des livres scellés. Si nous
consultons l'histoire de ce qui s'est passé dans l'Église depuis l'Ascension de
Notre-Seigneur jusqu'à R. Akibah, nous trouverons que les choses étaient dans des
dispositions bien différentes de celles-ci. Ensèbe de Césarée nous apprend que le
nombre des Juifs qui se convertirent à notre sainte religion pendant tout ce temps
allait à l'infini, ce sont ses propres termes: [passage grec...]. Ils entendaient
donc tous la langue hébraïque aussi bien que ceux qu'ils avaient laissés dans leur
opiniâtreté; et si leur affection pour les cérémonies de la Synagogue les engagea à
les garder toujours jusqu'à ce temps, est-il vraisemblable qu'ils auront négligé la
lecture de la Bible hébraïque qui en était une des plus considérables? D'autant
plus qu'elle leur servait efficacement pour justifier leur conduite et rendre
raison de leur foi à leurs compatriotes avec lesquels ils vivaient, et pour
confondre leur perfidie par les témoignages des prophètes. Outre que quand cette
Église fut fondée, les apótres lui laissèrent sans doute les livres de l'Écriture
sainte: comme donc le texte hébreu était alors sans corruption, et que les fidèles
de la Judée étaient déjà accoutumés à la lecture qu'on en faisait dans le temple,
et dans les Synagogues, il n'y a point de doute qu'il leur fut laissé comme la
règle de leur foi et de leurs mœurs: il faut donc conclure que tandis que cette
Église subsista de la sorte, c'est-à-dire, jusqu'à la prise de Jérusalem par Adrien
qui en chassa tous les Juifs et les Chrétiens pour y établir des étrangers, il a
été impossible à R. Akibah, et à ses prédécesseurs qui demeuraient tous dans la
Judée de la falsifier. Il aurait encore mieux fait de ne point ajouter cette
clause, que de l'appuyer de l'autorité de S. Augustin, tirée de l'endroit même où
il purge les Juifs du crime que l'auteur leur impose. Si ce saint docteur dit que
la diversité des deux chronologies n'est point arrivée fortuitement, nec casum
redolet, sed industriam, il en rejette la faute sur l'adresse du premier copiste de
la version des Septante, et non pas sur la malice des Juifs. En effet, s'ils
avaient voulu nous cacher le temps de l'heureux avénement du Fils de Dieu, ils
n'auraient point mis la tradition dont je viens de parler dans le Talmud, qui fut
composé vers le commencement du septième siècle de l'Église; ils auraient corrompu
ou supprimé la belle prophétie de Daniel qui nous la marque si clairement: c'est
cependant ce qu'ils n'ont jamais fait: et si son livre n'est pas au rang des
prophètes dans leur canon, ils n'ont pas prétendu pour cela nier qu'il ne contienne
de véritables prophéties, ni qu'il ait été écrit par une inspiration spéciale du
Saint-Esprit; ils n'en ont jamais douté, quoi qu'en dise l'auteur. Il suffit qu'ils
l'aient inséré dans le canon des saintes Écritures parmi ceux qu'ils appellent
cheturim, on hagiographes, pour nous convaincre qu'ils le reconnaissent pour divin
et canonique, aussi bien que les Psaumes de David, les Lamentations de Jérémie, le
livre de Job, et plusieurs autres qu'ils ont mis dans le même rang, et dans
lesquels ils avouent qu'il y a de véritables prophéties. Et quand ils ont nié que
Daniel et David fussent prophètes, ils n'ont voulu dire autre chose, sinon que leur
façon de vivre dans les embarras de la cour et du siècle ne ressemblait pas à
celles des autres prophètes, qui ont mené une vie entièrement différente de celle
du reste des hommes. Notre restaurateur de l'antiquité fait encore assez voir
l'incertitude où il est de la corruption des années du texte hébreu et de la
Vulgate, lorsqu'il produit la conjecture de Georges Syncelle, qui a cru que les
Juifs ont eu la hardiesse de commettre cet attentat, peut-être pour autoriser les
Imariages précipités par l'exemple
de ces anciens patriarches. Sealiger n'a point donné d'autre réponse à cette
imagination, sinon qu'elle n'en méritait aucune, parce qu'elle est absurde et
ridicule. Cependant, quoiqu'elle semble assez juste, comme l'auteur pourrait s'en
plaindre, ainsi qu'a fait notre Père Goar dans ses notes sur l'ouvrage de Syncelle,
je veux bien le satisfaire, en disant que les mariages précipités ne sont pas
criminels, et qu'ils l'étaient encore moins dans le temps de ces patriarches,
auquel il s'agissait de peupler l'univers. De plus je trouve que S. Chrysostôme
même conseille les parents de marier leurs enfants de bonne heure auparavant de les
engager dans aucun emploi séculier, ut virgo virgini copuletur, dit ce grand homme.
Enfin il me semble que ce n'était pas trop se presser que de se marier à l'âge de
vingt-huit ou trente ans, qui est le plus bas auquel on trouve que ces patriarches
ont eu des enfants selon le texte hébreu. Si Isaac et quelques autres ont tardé
plus longtemps à se marier, ce fut un effet de leur amour pour la continence, et
non pas d'une loi imposée à tous les hommes. L'on peut conclure maintenant que ceux
qui ont voulu préférer la chronologie des Septante à celle du texte hébreu, n'ont
jamais eu aucune raison convaineante pour accuser les Juifs d'avoir corrompu leur
calcul, et que leurs conjectures ont été plus imaginaires que véritables.

<2+> CHAPITRE IV

Que la chronologie du texte hébreu et de la Vulgate est plus assurée que celle de
la version des Septante.

Tout ce que j'ai dit jusqu'ici est, ce me semble, capable d'ébranler les esprits
les plus prévenus contre les Juifs sur cette matière, et de les convaincre que ni
la haine que cette nation a toujours portée au christianisme, ni leur perfidie
n'ont jamais été jusqu'à ce point que de corrompre l'Écriture, même dans la
chronologie. Cela étant, il n'y a rien maintenant qui m'empêche de conclure pour le
texte hébreu et sa chronologie, et de rejeter celle des Grecs. Je veux néanmoins
encore appuyer cela par quelque autre preuve plus efficace, et qui semble décider
entièrement cette cause en faveur du texte hébreu et de notre Vulgate. C'est par la
grande uniformité qui se trouve dans le calcul des Hébreux anciens et modernes,
auquel on ne voit aucune variété pour les aunées qui ont précédé la naissance
d'Abraham; et par la diversité qu'on remarque partout dans les chronologies qu'on a
faites autrefois, et qu'on fait encore aujourd'hui sur la version des Septante,
selon les différents exemplaires grecs que les auteurs ont suivis. Ce qui sans
doute est une marque évidente que les copistes ont disposé les années de ces
patriarches comme ils ont voulu, et qu'ainsi ils les ont corrompues. S. Augustin a
reconnu cette corruption, comme nous avons déjà vu en parlant des citations de S.
Julien de Tolède. La raison qui l'a pleinement convaincu de cette falsification,
c'est que, selon cette version, il faut que Mathusalé ait vécu plus de quatorze ans
après le déluge, ce qui lui paraissait impossible et à plusieurs de son temps,
parce qu'il n'y eut que huit personnes qui se sauvèrent dans l'arche, savoir, Noé,
sa femme, ses trois enfants, et leurs femmes. S. Jérôme en a tiré la même
conclusion dans ses questions sur la Genèse, et s'est déclaré pour la supputation
des Hébreux. L'on dira peut-être qu'il se trouve aujourd'hui des exemplaires grecs
qui ôtent cette difficulté, parce qu'on y voit que Mathusalé engendra Lamech la
187e année de son âge, et non pas à la 167e comme portent les autres. De sorte que
Mathusalé, selon la supputation qu'on peut tirer de ces exemplaires est mort six
ans devant le déluge. Mais il faut que cela vienne des écrivains qui ont jugé à
propos de s'en rapporter et de se conformer au texte Hébreu dans cette occasion;
parce que les copies les plus anciennes, et qui passaient pour les plus
authentiques de cette version grecque, ont toujours mis la naissance de Lamech l'an
167 de Mathusalé. Eusèbe de Césarée l'a ainsi trouvé dans l'exemplaire qu'Origène
avait mis dans ses Exaples, qui était considéré, comme j'ai dit si souvent, pour la
véritable traduction des Septante; et il assure qu'on voyait la même chose dans
tous les autres de son temps, selon lesquels Mathusalé avait survécu au déluge près
de quinze ans entiers. [passage grec...]. Et si George Syncelle n'avait été
fortement persuadé qu'il fallait lire de la sorte dans la version des Septante, il
se serait bien donné de garde de tomber, comme il a fait, dans cette faute, que
l'exemple de plusieurs savants chronologistes, et le grand bruit que cette
difficulté avait fait dans l'Église, et la raison même l'avertissaient d'éviter, et
de suivre l'Hébreu, du moins dans celle occasion. Enfin les éditions latines tirées
de celle des Septante, et particulièrement l'ancienne Vulgate, dans lesquelles on
trouvait le même défaut, montraient évidemment qu'il n'était pas nouveau. Si
l'édition des Septante a été sujette à ces changements, qui ne sont venus que de
l'adresse des copistes, et non pas de leur négligence, dit saint Augustin, non
casum redolet, sed industriam, le texte hébreu, comme j'ai déjà dit, en a été
heureusement exempt, son calcul a toujours été uniforme: il a été suivi des plus
anciennes versions, non seulement de la Vulgate, mais encore de la Syriaque, de la
Persique et de l'Arabique, et de toutes les paraphrases Chaldaiques, comme il est
aisé de le vérifier dans les bibles Polyglottes; et même, quoi qu'en dise notre
auteur, Joséphie n'en a point tenu d'autre, comme je le ferai voir plus bas. Notre
chronologiste mème ne fait point de difliculté de préférer l'Hébreu aux Septante
dans plusieurs occasions, comme lorsqu'il parle des années de Mathusale, de Lamech,
et de Tharé, père d'Abraham. Il donne 187 ans au premier quand Lamech son fils
naquit, au lieu que, comme j'ai fait voir, les exemplaires les plus anciens et les
plus authentiques de cette traduction grecque le font seulement âgé de 167 ans. Il
dit encore que Lamech avait 182 ans quand Noé son fils vint au monde, et qu'il
mourut âgé de 777 ans, comme nous trouvons dans l'Hébreu: et toutefois l'on a
toujours lu dans la version des Septante, que Noé naquit la 188e année de Lamech,
et que Lamech mourut à l'âge de 763 ans, selon quelques éditions, ou de 725 selon
Eusebe [passage grec...]. L'auteur même reconnaît, après saint Augustin, que cette
faute n'est point arrivée fortuitement, non plus que celle qui se trouve dans les
années de Mathusalé. Enfin, lorsqu'il manque le temps de la naissance de Tharé, il
ne s'accorde point avec la version des Septante, dans laquelle on trouve qu'elle
arriva la 79e année de la vie de Nachor, selon les anciens chronologues, et
plusieurs exemplaires, ou cent ans après, selon ceux de Rome et d'Espagne. Il ne
suit pas non plus de ce que nous lisons aujourd'hui dans le chapitre 6 de Josèphe,
que Nachor engendra Tharé à l'âge de 120 ans. Il se conforme davantage avec
l'Hébreu et notre Vulgate, qui donne 29 ans à Nachor, lorsque Tharé naquit. Toute
la différence qu'il y a sur ce sujet entre son canon chronologique et notre
original, ne vient que de ce qu'il a ajouté de lui-même un centenaire, en faisant
Nachor âgé de 129 ans à la naissance de son fils, sans qu'il semble avoir été
précédé par aucun auteur considérable, ou pour son antiquité, ou pour sa science.
Si donc la version des Septante lui a été suspecte en ces endroits, et dans
plusieurs autres, comme il serait aisé de le faire voir, et s'il l'a laissé si
librement pour se conformer à l'Hébreu, parce qu'il a été persuadé qu'elle y avait
été corrompue adroitement et falsifiée, devrait-il croire qu'elle fût plus fidèle
dans tout le reste? Tout ceci n'a point été suffisant pour le satisfaire, il s'est
imaginé avoir trouvé dans la paraphrase Hiérosolymitaine quelques marques de la
corruption que les Juifs ont introduite dans leur ancienne chronologie, et même
qu'ils en ont laissé quelques vestiges dans leurs livres et dans leur tradition.
"Car, ajoute-t-il, c'en est une commune parmi eux, et même chez les Arabes, qui les
ont suivis, qu'Adam fut 130 ans depuis la mort d'Abel sans connaître sa femme. Et
cognovit Adanz uxorem suam exactis centum et triginta annis postquàm occisus est
Abel. Ce sont les paroles du Targum Jérosolymitain. Ils ont supposé, continue-t-il,
qu'Abel fut mis à mort par Caïn son frère vers la centième année de son âge, et
que, 130 ans depuis, Adam n'a point eu de commerce avec sa femme: d'où l'on peut
conclure qu'il n'a eu Seth qu'après 230 ans comme il est marqué dans Josèphe et
dans les Septante." Ce savant chronologiste fait bien voir par tout ce discours
qu'il n'a pas examiné avec beaucoup d'attention les paroles du Targum et les
auteurs qu'il cite à la marge. Un peu plus d'exactitude lui aurait découvert qu'ils
ne disent rien moins que ce qu'il voudrait leur faire dire. Car premièrement, quand
on lit dans cette paraphrase au chapitre 4 de la Genèse, il ne faut pas s'imaginer
que Seth soit né au bout de 130 ans après la mort d'Abel, mais seulement qu'Adam
engendra Seth l'an 130 de son Age, quelque temps après que Caïn eut tué son frère
Abel. De sorte que pour exprimer plus littéralement le sens de cette phrase
Chaldaïque, il faut traduire: Et cognovit Adam uxorem suam in fine centum annorum,
cùm jam occisus esset Abel. En effet, il est dit positivement au chapitre suivant
de cette paraphrase, et dans celle de Jonathan, fils d'Uziel, qu'Adam avait 130 ans
quand Seth vint au monde, et qu'il vécut encore 800 ans après. De sorte que si Adam
avait vécu cent ans devant la mort d'Abel, et 130 ensuite, jusqu'à la naissance de
Seth, il faudrait que sa vie eût duré 1030 années: c'est à quoi les auteurs des
deux paraphrases n'ont jamais pensé. R. Moses, fils de Majemon, ne lui est pas plus
favorable: il semble même qu'il n'a jamais vu son livre; puisqu'il n'est point
divisé en d'autres livres, comme il le suppose dans sa citation, mais en plusieurs
parties, cela soit dit en passant; car s'il l'avait lu, il aurait trouvé que bien
loin que ce rabbin soutienne qu'Adam a vécu l'espace de 130 ans en continence après
la mort d'Abel, il assure au contraire qu'il en eut d'autres devant Seth, "duquel
seul néanmoins il est dit dans l'Écriture, qu'il l'engendra à son image à sa
ressemblance; parce que les autres qui l'avaient précédé depuis Abel vivaient
plutôt comme des bêtes que comme des hommes, par l’abus qu’ils faisaient de leur
raison. Unde, continue-t-il, in Medrasch, dicitur; per integros, centum triginta
annos meros Spiritus, hoc est, Dæmones genuit. Quando verò placuit Deo tunc in
imagine et similitudine suà genuit, sicut dicitur, vixit autem Adam centum triginta
et tribus annis, genuitque ad imaginem et similitudinem suam." Il est donc évident
que ni R. Moses, ni le livre qu'il cite, ne conviennent pas qu'Adam ait passé cent
trente ans sans avoir commerce avec sa femme, et qu'au contraire il ne s'éloigne
aucunement de l'hébreu, qui met la naissance de Seth à la 130e année de la vie
d'Adam. On lit à la vérité dans les commentaires de Nicolas de Lyra, qu'Adam avait
résolu de passer le reste de ses jours dans la continence après la mort d'Abel, et
que Dieu lui fit connaître que ce n'était point sa volonté, et qu'il lui donnerait
un fils, de la race duquel le Messie sortirait un jour. Mais il n'assure point
qu'Adam ait vécu 130 ans en cet état; il suppose même le contraire. Il ajoute
ensuite une autre raison
que les Juifs disent avoir porté Adam à changer de résolution: comme elle est
tout-à-fait ridicule, je ne la rapporterai ici que parce que l'auteur m'y engage,
en la citant comme une tradition reçue parmi les Juifs. "Ils disent donc qu'Adam se
vit obligé d'avoir commerce avec Éve, malgré sa résolution, parce que les femmes de
Lamech lui protestèrent qu'elles n'en auraient aucun avec leur mari, s'il ne leur
donnait exemple en retournant avec la sienne, et parce qu'il semble qu'il n'y a pas
d'apparence que la race de Caïn fut déjà à la cinquième génération l'an 130 de la
vie d'Adam, auquel il engendra Seth; et d'ail leurs dans un temps auquel il semble
que les hommes n'engendraient que fort tard, et qu'ainsi Lamech, qui était le
sixième depuis Adam, ne pouvait pas être marié avant la naissance de Seth. Ils
répondent que les descendants de Caïn étaient fort débauchés, et qu'ils se
mariaient fort jeunes; de sorte, disent-ils, qu'ils ont bien pu se multiplier en
130 ans jusqu'à la sixième génération." Voilà ce que notre auteur appelle tradition
des Juifs. Je laisse à penser si l'on trouve dans cette fable qu'Adam ait vécu 130
ans depuis la mort d'Abel jusqu'à la naissance de Seth; ne voit-on pas qu'elle
suppose toujours ce qui est dans l'hébreu pour véritable? Il n'y a personne qui
n'avoue que tout ceci est de l'invention de quelque Babbin qui a voulu accorder sa
rêverie avec l'Écriture. Il faut bien avoir besoin d'autorité, pour en citer de
cette nature. Je ne sais s'il est encore véritable que cette prétendue continence
d'Adam soit reçue comme par tradition parmi les Arabes. Notre chronologiste devait
nous citer les auteurs desquels il l'a appris. II pourrait bien s'ètre trempé au
sujet des traditions des Arabes, comme il s'est mépris en citant celles des Juifs.
On lit à la vérité dans les annales arabiques d'Eutychius qu'Adam et Eve pleurèrent
la mort d'Abel cent ans durant; mais outre que cet auteur est assez suspect pour le
grand nombre de traditions apocryphes dont il a rempli son histoire, il me dit pas
qu'ils n'aient point engendré d'enfants pendant tout ce temps-là; et s'il met la
naissance de Seth l'an 230 d'Adam, c'est qu'il s'est un peu trop attaché à la
version des Septante. S'il avait consulté la version arabique que nous avons dans
les Polyglottes il ne se serait pas tant éloigné de la vérité; puisqu'elle est
parfaitement conforme à l'hébreu dans la chronologie. Quoi qu'il en soit,
l'autorité de cette nation barbare et si crédule à ces sortes d'histoires me paraît
trop faible pour me faire douter de la vérité que je soutiens.
<2+> CHAPITRE V

L'on répond aux autorités des anciens, que fauteur de l’Antiquité des Temps cite en
faveur de sa chronologie.

La principale preuve dont notre réparateur de l'Antiquité se sert pour maintenir sa


chronologie, est appuyée sur l'autorité de plusieurs anciens auteurs gentils, juifs
et chrétiens, et sur l'antiquité des monarchies égyptienne, chaldéenne et chinoise,
qui semblent s'accorder beaucoup mieux avec la chronologie des Septante qu'avec
celle du texte hébreu. Je parlerai plus bas des histoires de ces nations.
J'examinerai seulement ici ce qu'ont dit ces anciens écrivains dont il fait "aut de
cas. Le premier, dit-il, est Démétrius Phalereus, qui compte 5494 ans depuis la
création du monde jusqu'à la quatrième année de Philometor, sixième roi d'Égypte,
sous lequel il écrivait son histoire des Rois de Judée. Or, dans le détail des
années qu'il compte jusqu'à Abraham, l'en voit qu'il ne s'éloigne point du calcul
des Septante. Philon l’Ancien qui vivait un pou avant les Machabées, et qu'on croit
avec beaucoup de raison avoir été l’auteur du livre de la Sagesse, ne s'est guère
éloigné du sentiment de Démétrius en écrivant des rois de Juda. Eupolémus, qui fut
envoyé en ambassade à Rome par Judas Machabée, et qui traita des mêmes choses vers
la cinquième année de Démétrius Soter, roi de Syrïe, et la douzième de Ptolomée
Physeon ou Evergetes, compte depuis l'établissement du monde jusques-là 5149 ans.
Ce qui a fait, ajoute-t-il, qu'Eupolémus s'est un peu éloigné du calcul des autres,
c'est qu'apparemment il a beaucoup abrégé le temps qui s'est passé depuis la sortie
d'Égypte jusqu'au temple de Salomon, comme Eusèbe a fait depuis lui. Josèphe,
continue-t-il, parlant de ces trois historiens, dit qu'ils ne sont pas fort
éloignés de la vérité, et qu'on leur doit pardonner, s'ils ne l'ont pas tout à fait
trouvée, ne pouvant pas examiner les Écritures avec tonte l'exactitude qui était
nécessaire. Enfin, outre ces trois auteurs, nous avons encore les fragments
d'Alexandre Polystor, qui dit dans son histoire qu'il s'était écoulé 3624 ans
depuis Adam jusqu'à l'entrée de Jacob en Égypte, et 1300 depuis le déluge." Notre
auteur avance plusieurs choses dans ce long discours, qu'il suppose comme
véritables, et qu'il serait bien empêché de prouver. Par exemple, je ne sais
comment il a pu assurer si hardiment, que c'est avec beaucoup de raison, qu'on
croit que Philon-l’Ancien a été l'auteur du livre de la Sagesse. Les critiques,
surtout les catholiques, rejettent communément cette opinion comme fabuleuse. Saint
Jérôme même, qu'il cite, dit seulement que "quelques anciens ont cru que ce livre
était l'ouvrage de Philon-le-Juif. Nonnulli Scriptorum veterum hunc esse Judæi
Philonis affirmant." Ce saint docteur fait voir par celle façon de parler, qu'ils
l'attribuaient à Philon d'Alexandrie, dont les pères ont toujours fait mention sous
le titre de Philon-le Juif, et non pas à un plus ancien, qui ne peut être autre
qu'un phénicien, et par conséquent gentil, dont Eusèbe fait quelquefois mention. Il
n'y a que quelques protestants, qui pour détruire l'autorité que l'Église donne à
ce saint livre, et ne pouvant soutenir aux catholiques que Philon-le- Juif en est
l'auteur, comme ils avaient prétendu anparavant, se sont depuis avisés de
l'attribuer à cet infidèle. Je laisse à penser maintenant s'a est bienséant à un
catholique d'avancer, qu'on croit avec beaucoup de raison que Philon-l’Ancien est
l'auteur du livre de la Sagesse. Si notre chronologiste avait seulement considéré
avec attention les paroles de Josèphe qu'il rapporte ici tout au long, il aurait
douté de la vérité de ce sentiment. Josèphe y parle de Démétrius, de Philon-
l'Ancien et d'Eupolémus, comme de personnes étrangères, qui n'avaient point eu la
liberté d'examiner les écritures dont les Juifs se servaient: Non inerat eis ut
nostras litteras possent omni scrupulositate sequi. Ce pouvoir ne fut jamais ôté
aux savants d'entre les Juifs, et particulièrement à l'auteur d'un si saint livre
qu'est celui de la Sagesse, dans lequel on remarque un détail si exact des grâces
que Dieu a faites à ce peuple, qu'il est impossible que celui qui l'a composé n'ait
eu une parfaite connaissance de leurs histoires, et n'eût sérieusement consulté
leurs livres. Cet endroit de Josèphe détruit encore ce qu'il dit ensuite,
qu'Eupolémus fut envoyé en ambassade à Rome par Judas Machabée. Un de ceux qui
furent choisis pour ce ministère s'appelait à la vérité Eupolémus, fils de Jean,
fils de Jacob; mais il paraît par cette façon de parler de l'Écriture, qu'il était
juif de nation; au lieu que celui dont parle Josèphe était étranger et païen, et
n'avait eu aucune connaissance des livres qui étaient à l'usage des Juifs, comme je
viens de le faire voir par son témoignage cité par l'auteur même. S'il avait encore
fait cette réflexion sur l'ouvrage d'Eusèbe de Césarée de la préparation
évangélique, où il est fait mention de cet historien, ou sur celui de Clément
Alexandrin, qu'il cite à la marge, il aurait vu que ces savants hommes ne parlent
de lui que comme d'un gentil, qui avait eu quelque connaissance des histoires des
Juifs; pour donner à connaître que Dieu s'était servi de ces sortes d'auteurs afin
de disposer les peuples parmi lesquels ils vivaient, à recevoir la lumière de
l'Évangile. La réflexion que notre chronologiste fait sur la supputation
d'Eupolémus, est encore tout à fait surprenante. Il dit "qu'il s'est beaucoup
éloigné des autres, parce qu'il a abrégé le temps qui s'est écoulé depuis la sortie
d'Égypte jusqu'au temple de Salomon." Et néanmoins, Clément Alexandrin, de qui il a
tiré le calcul de cet ancien auteur, nous assure "qu'Eupolémus a compté 5144 ans
depuis la création du monde jusqu'à la cinquième année de Démétrius Ptolomée,
dixième roi d'Égypte, et deux mille cinq cent quatrevingts depuis que Moïse fit
sortir les Israélites de l'Égypte." De sorte qu'en ajoutant à ces 2580 ans ceux qui
se sont écoulés jusqu'à Notre-Seigneur, on trouve près de 3000 ans; au lieu que le
canon chronologique de notre auteur n'en met pas deux mille, quoiqu'il ait alongé
horriblement (pour me servir de ses termes) le temps des juges par la durée
excessive de ses anarchies. Après cela je demande s'il a eu raison de dire
qu'Eupolémus a raccourci le temps qui s'est passé depuis la sortie d'Égypte
jusqu'au temple de Salomon? Si cela est, il faut qu'il ait étendu celui des rois de
Judée, de Perse et de Grèce, jusqu'à son temps, de plus de deux mille ans, ce qui
n'est aucunement vraisemblable. Le lecteur prendra garde aussi que Clément
Alexandrin ne dit pas dans l'endroit que l'auteur indique dans sa citation, que
Philon-l'Ancien ait laissé quelque dénombrement des années du monde tiré de la
version des Septante. Ce grand homme après avoir fait mention de l'histoire des
rois de la Judée que Demetrius Phalereus avait écrite, ajoute seulement que celle
de Philon ne s'accordait point avec lui sur ce sujet. [passage grec...], sans même
déclarer s'il parle de Philon-l'Ancien ou de Philon-le-Juif. Après cette petite
digression, il est à propos de résoudre la principale difficulté que notre
chronologiste nous propose. Pour la résoudre entièrement, il suffit de dire que
tous ces auteurs et tous ceux qui les ont imités se sont trompés dans leur calcul,
supposé qu'ils aient suivi la version des Septante: parceque, selon la remarque de
saint Augustin si souvent citée, cette édition était alors corrompue et altérée
dans sa chronologie. Nous avons même vu par le témoignage de celui qui a écrit la
vie de saint Lucien, rapportée par Suidas, Métaphraste et Macarius Logotheta, que
les païens avaient gâté cette version; ce qui n'est arrivé apparemment que devant
l'établissement de l'Église, parce qu'il n'y avait alors personne qui pût les en
empêcher et comme les Égyptiens en ont été les premiers dépositaires, l'on peut
conjecturer avec assez de fondement, qu'ils ont été les auteurs de cette
dépravation, pour accorder plus facilement leur antiquité fabuleuse avec une
histoire si sainte. Si Vossius a cru que Manethon a réglé les temps de la nation
égyptienne sur l'antiquité de celle des Juifs; je pourrai bien dire que les
Égyptiens qui regardaient les livres de leurs histoires comme sacrés et divins,
selon le témoignage de Josèphe au livre contre Appion, auront plutôt changé les
années dans ceux des Juifs traduits en grec dont ils faisaient moins de cas. Le
passage de Josèphe rapporté par l'auteur, et dont j'ai déjà parlé, nous montre
clairement que les supptations de ces écrivains profanes, quoique tirées de la
version des Septante, étaient alors fort différentes de celles des Juifs. Je le
répéterai ici encore une fois afin que le lecteur puisse en juger plus aisément.
"Demetrius Phalereus, dit Josèphe, Philon-l'Ancien et Epolemus, ne sont pas fort
éloignés de la vérité. On doit leur pardonner, parce qu'ils n'avaient pas la
liberté de consulter nos livres avec toute l'exactitude." Ils avaient cependant
entre les mains la version des Septante, ils en suivaient l'ordre des temps selon
l'aveu de l'auteur même. Si donc elle était si conforme à son original, qui les a
empêchés de suivre la vérité? Et même Josèphe aurait-il eu raison d'assurer qu'ils
n'ont point eu le pouvoir d'examiner les livres des Juifs, puisqu'ils en avaient
alors entre les mains une traduction, qu'on nous soutient partout avoir été si
fidéle et si conforme à son original? Il faut donc que les Juifs eussent dès-lors
des écritures saintes qui ne s'accordaient pas avec la version des Septante, et
qu'ils suivissent une chronologie que ces écrivains étrangers n'avaient point
recherchée ni consultée. C'était sans doute celle que nous trouvons dans le texte
hébreu, et dans notre Vulgate, que Josèphe a connue et embrassée comme je vais le
faire voir. Quand notre réparateur de l'antiquité parle de cet écrivain juif, il
n'y a point d'éloge qu'il ne lui donne; il l'appelle un historien incomparable,
exact, fidèle, qui avait consulté les livres hébreux qu'on gardait dans le temple,
et qui
les a suivis fidèlement. Il s'en faut pourtant beaucoup qu'il possède ces qualités
dans un si haut degré: quelque protestation qu'il fasse dans le prologue de ses
Antiquités Judaïques et dans le reste de ses ouvrages, d'avoir écrit l'histoire de
sa nation comme il l'avait trouvée dans les saintes Écritures: il est certain qu'il
n'a point fait difficulté de s'en éloigner dans une infinité d'endroits, qu'il
serait trop long de rapporter ici. L'on peut lire ce qu'en dit M. d'Andilly dans la
préface qu'il a mise à la tête des ouvrages de cet historien: cela soit dit en
passant. Je trouve plusieurs endroits dans l'histoire de Josèphe, qui me font
douter qu'il ait exactement suivi les dénombrements d'années qui se trouvent dans
la version des Septante; et qui me donnent sujet de croire qu'il n'a point eu
d'autre règle dans ses supputations des années du monde que le texte hébreu, cel
que nous l'avons aujourd'hui, et que les Grecs, qui ont été les premiers
dépositaires de ses livres, et qui nous les ont transcrits, les ont corrompus, pour
les rendre plus conformes à la version des Septante dans ce qui regarde la
chronologie. Cela se prouve premièrement, parce que si l'on suppute bien toutes les
années des premiers pères, qui sont rapportées au chapitre 4 des Antiquités
Judaïques, l'on ne trouvera que 2256 ans depuis la création du monde jusqu'au
déluge; au lieu qu'on lit dans le même chapitre que tout ce temps a été de 2656
ans; cela ne peut venir que du copiste, qui, ayant voulu introduire dans Josèphe
les années des Septante en retardant d'un centenaire la naissance de la plupart de
ces patriarches, a mis [passage grec...] et 2656, au lieu qu'on lisait auparavant
[passage grec...], 1656, conformément au calcul qu'on tire de l'hébreu et de la
Vulgate. Josèphe s'accorde encore parfaitement avec cet original et cette version
latine dans le chapitre 6, lorsqu'il dit que le temps qui s'est passé depuis le
déluge jusqu'à la naissance d'Abraham, qu'il met à la 70e année de Tharé son père,
a été de 292 ans. D'où je conclus qu'on a encore altéré les années des autres
patriarches, dont il est fait mention dans ce chapitre: parce que si on les suppute
exactement comme elles y sont rapportées, elles montent jusqu'au nombre de neuf
cent quatre-vingt-douze. Notre chronologiste a cru prévenir ces difficultés, en
disant qu'il a lu dans le chapitre 4 de Josèphe, que le déluge arriva l'an du monde
2256, et que, selon les exemplaires les plus corrects de cet auteur, Abraham est né
l'an 1192, depuis le déluge: d'où il conclut que l'on a retranché Caïnan des livres
de Josèphe, parce qu'il est impossible de trouver cette somme, si l'on n'y ajoute
les 130 années que les Septante lui donnent au chapitre 11 de la Genèse. Mais il
nous aurait fait plaisir de nous nommer les bibliothèques où il a rencontré ces
livres et ces exemplaires corrects de l'histoire de Joseph dont il parle ici; il
aurait suivi en cela la conduite des habiles critiques, qui s'en sont toujours fait
un honneur, pour appuyer les vérités qu'ils avaient découvertes. Je les ai cherchés
dans les plus fameuses de Paris: et dans tous les manuscrits de toutes sortes
d'âges, que j'y ai vus, je n'ai rien trouvé sur se sujet que de très-conforme aux
éditions communes. Ce qui me fait juger que toute la correction qu'on a faite dans
ceux dont notre chronologiste s'est servi, n'a point été réglée sur les plus
anciens et les plus authentiques: on s'est contenté de donner dans le chapitre 4,
la somme totale des années de chacun des patriarches qui y sont rapportées, en
mettant 2256 ans, au lieu de 2656, sans avoir examiné et recherché soigneusement le
véritable sentiment de Josèphe sur ce sujet, ni si ses livres n'avaient pas été
changés dans cet endroit par les copistes Grecs. Ces correcteurs mêmes sont tombés
dans une faute grossière, et se sont trompés dans leur calcul, lorsqu'ils ont voulu
corriger le chapitre 6, car quand même on compterait les 130 ans de Caïnan avec
ceux des autres patriarches, dont on y voit le détail, on ne trouvera jamais 1192
ans depuis le déluge jusqu'à Abraham, mais seulement 1122. D'ailleurs, il ne faut
que lire ce chapitre entier, pour voir que Josèphe n'a jamais mis Caïnan au nombre
des descendants de Noé. Il l'exclut absolument des deux catalogues qu'il en a
faits; et quand il dit qu'Abraham a été le 10e, depuis Noé, parce que s'il avait
compté Caïnan avec les autres, Abraham aurait dû être le onzième. Ainsi il me
semble qu'il est plus à propos de s'en rapporter à nos exemplaires ordinaires,
lorsque nous y lisons qu'Abraham est né 292 ans après le déluge, et de dire qu'ils
ont été altérés dans le reste qui regarde la chronologie, et que Josèphe n'en a
jamais reconnu d'autre pour véritable, que celle que nous tirons aujourd'hui des
livres hébreux. En effet cet historien ne s'en éloigne jamais dans le reste de ses
livres. Il dit dans le livre 8 de ses Antiquités, chapitre 3, que le temple de
Salomon fut fondé l'an 1440 depuis le déluge, et l'an du monde 3102. Cette
supputation n'a rien que de très-conforme à l'hébreu, et elle est fort éloignée de
la chronologie de la version des Septante, selon laquelle on trouve plus de 4500
ans depuis la création du monde jusqu'à ce temps, et plus de deux mille depuis le
déluge. Josèphe suit encore les années du texte hébreu dans le livre 10, chapitre
11, lorsqu'il compte 1950 ans depuis le déluge jusqu'à la destruction de Jérusalem
par Nabuchodonosor, et 3513 depuis la création du monde; au lieu que, si on
consulte la version des Septante, on trouve plus de 5000 ans depuis la création du
monde jusqu'à ce temps-là, et plus de 3000 ans depuis le déluge, selon la
supputation de Jules-l'Africain que notre auteur vante tant. Je trouve un endroit
dans le premier livre de Josèphe contre Appion, qui montre ouvertement qu'il a
toujours été fort éloigné de la version des Septante lorsqu'il a compté les années
du monde, et qui appuie merveilleusement tout ce que j'ai avancé, pour prouver
qu'il n'a jamais eu d'autre règle dans la chronologie que les écritures hébraïques.
Il y parle des livres saints qui composent le canon juif, et il dit "que les cinq
livres de Moïse contiennent l'histoire de ce qui s'est passé de plus considérable
depuis la création de l'homme jusqu'à la mort de ce saint législateur, et qu'il ne
s'en fallait guère que tout ce temps ne montât à 3000 ans. Or, il n'y a personne
qui ne voie que ce calcul ne s'accorde aucunement avec la version des Septante, ni
avec celui que notre auteur attribue à cet historien, selon lesquels il faut que
Moïse soit mort environ 4000 ans depuis la création du monde. Ce passage a paru si
clair au vénérable Bède et à Adon, archevêque de Vienne, qu'ils ont été entièrement
convaincus que Josèphe a préféré les années que nous avons aujourd'hui dans le
texte hébreu à celles de la version des Septante, et qu'ils ont renoncé sans aucune
peine aux opinions des Grecs touchant la durée du monde. Enfin, si Josèphe avait
cru que le nombre des années qui s'étaient écoulées depuis la naissance d'Abraham
eût monté jusqu'à plus de 3500 ans, comme notre réparateur de l'antiquité fait son
possible pour le soutenir, et s'il avait suivi une supputation conforme à celle des
Septante, aurait-it avancé, aussi souvent qu'il fait par tous ses livres, qu'il a
écrit l'histoire de 5000 ans seulement? N'en aurait-il pas compté plus de 5600?
d'autant plus qu'il s'agissait de soutenir la gloire et l'antiquité de sa nation,
et que c'était là le principal motif qui l'avait engagé à ce grand ouvrage, comme
il le témoigne partout et particulièrement dans le prologue de ses Antiquités, et
dans son premier livre contre Appion. Il faut donc que Josèphe ait compté les
années du monde d'une manière toute différente de celle qu'on lui attribue, et par
conséquent qu'il ait suivi le calcul qu'on voit aujourd'hui dans l'hébreu et dans
notre Vulgate. Néanmoins, comme il est fort difficile de trouver 5000 ans depuis la
création du monde jusqu'au temps de cet historien, en supputant les années du texte
hébreu, il faut remarquer qu'il ne prétend pas que les 5000 ans aient été accomplis
justement de son temps; il se contente de rapporter ce nombre entier, parce qu'il
n'était point fort éloigné de son compte. Comme, par exemple, il soutient souvent
que la succession des grands sacrificateurs a persévéré 2000 ans, et qu'il y avait
2000 ans que Dieu avait donné sa loi à Moïse, quoique, selon la supputation qu'on
peut tirer de son histoire, nous ne trouvions qu'environ 1700 ans. Il faut
raisonner de la même manière sur les temps qu'il dit s'être écoulés avant cette
succession, c'est-à-dire avant la mort de Moïse, comme je l'ai fait voir ci-dessus.
Outre que Josèphe a mis le nombre de 5000, selon sa manière ordinaire d'exagérer
dans toutes les occasions où il s'agissait de la gloire de sa nation et de la
religion de ses pères, que les Grecs voulaient révoquer en doute. Vossius a inventé
une petite chicane, pour se défaire de la force de ce raisonnement. Il répond que
"quand Josèphe assure qu'il a écrit l'histoire de 5000 ans, il n'y comprend pas
tout ce qui s'est passé depuis la création du monde jusqu'à son temps, mais
seulement ce qui est contenu dans les livres SS. [passage grec...] c'est-à-dire
dans les 22 livres qui composent le canon des Juifs, qui étaient les seuls qu'ils
reconnaissaient pour saints et inspirés de Dieu (comme il sera expliqué dans son
premier livre contre Appion), et qui ne font mention que de ce qui s'est passé
jusqu'au règne d'Artaxerxès. Et, pour l'histoire du temps qui s'est écoulé depuis
Alexandre-le-Grand jusqu'à la 12e année de l'empire de Néron où il la finit, il n'a
consulté que les monuments de sa nation, qui n'avaient aucun caractère de sainteté
ni de certitude infaillible." Tout ceci n'est qu'une défaite, parce que, quoique
Josèphe ne reconnaisse dans son premier contre Appion que 22 livres canoniques
et divins, il ne nie pas pour cela qu'il n'y en eût plusieurs autres qu'on pouvait
appeler saints, tant à cause des matières ou des histoires qu'ils contenaient, qui
regardaient une république toute sainte, que parce qu'ils étaient écrits par des
personnes saintes, que parce qu’ils étaient écrits par des personnes saintes et
consacrées à Dieu par le sacerdoce, et choisies parmi plusieurs autres pour leur
vertu et pour leur piété, comme il le dit expressément dans le même livre, un peu
auparavant. C'est dans ce sens qu'il ne fait point difficulté de dire dans le
dernier chapitre de ses Antiquités "qu'il a tiré des livres saints tout ce qu'il a
rapporté des souverains sacrificateurs qui se sont succédés les uns aux autres
pendant 2000 ans, et de tous ceux qui ont gouverné la république des Juifs pendant
tout ce temps, selon la promesse qu'il avait faite au commencement de son
histoire." Or, il est certain qu'il n'y avait point 2000 ans au temps d'Artaxerxès,
que la succession de grands prêtres continuait parmi les Juifs. Il faut donc que
Josèphe ait eu entre les mains d'autres livres qu'il reconnaissait pour saints,
dont il s'est servi pour achever l'histoire de sa nation jusqu'à son temps. Et il
est si vrai que ces livres étaient regardés comme sacrés dans la synagogue, que le
même Josèphe ne fait point difficulté de leur donner ce titre à la fin de son
histoire du martyre des Machabées. Hæc itaque, dit-il, quæ in monumentis veterum et
sacris litteris de divis comperi Machabæis posteritati in æternum legenda
consecravi. Ces paroles ne se trouvent pas à la vérité aujourd'hui dans le grec; il
est pourtant à croire qu'Érasme, qui les a mises dans sa version latine, ne les a
pas inventées, non plus que le doete Génébrard, qui ne les a point omises dans sa
traduction française, imprimée à Paris en 1609. Quoi qu'il en soit, je suis
persuade que l'auteur de l'Antiquité des Temps a des sentiments trop catholiques
pour favoriser la réponse de Vossius que j'examine ici, puisqu'elle tend
directement à détruire l'autorité que l'Église a donnée à plusieurs livres, qui ne
sont point dans le canon des Juifs. En effet, oserait-il dire que l'Église a
déclaré canoniques et divins des livres dans lesquels la synagogue, de qui elle les
a reçus pour nous les donner, n'a jamais reconnu aucun caractère de sainteté durant
le temps que l'esprit de Dieu la conduisait? Mais tant s'en faut que les anciens
Juifs eussent si peu d'estime pour eux, qu'ils les appelaient du titre
d'Hagiographes du temps de saint Jerôme. Il faut donc conclure de tout ceci, que
les supputations de Josèphe ne s'accordaient point avec les années des Septante,
qu'elles étaient fort éloignées de celles que Vossius et notre réparateur de
l'antiquité lui ont attribuées, et que selon toutes les apparences, les livres de
ce fameux historien ont été altérés sur ce sujet, par les Grecs, qui les ont
copiés. Cette altération même et ce changement, étaient beaucoup plus faciles à
faire et à introduire dans les chapitres 4 et 6 du premier livre des Antiquités
Judaïques, que dans la version des Septante, parce que Josèphe n'y fait aucune
mention des années, que chacun des patriarches a vécu, après la naissance de son
fils: èinsi il n'a pas été nécessaire d'apporter toute la précaution, dont on s'est
servi en changeant les années de la version des Septante, pour éviter la confusion
et les contradictions qui s'en seraient suivies, si on n'avait eu soin de
retrancher en même temps, du reste de la vie de ces premiers Pères, les cent ans
qu'on leur avait ajoutés avant la naissance de leurs enfants. Notre chronologiste
est tellement prévenu de la vérité de son sentiment, qu'il ne fait pas difficulté
de joindre à l'autorité de Josèphe, celle de Tibériade, qu'il assure avoir tenu une
supputation différente de celle du texte Hébreu d'aujourd'hui; mais il est fort
croyable qu'il n'a parlé que par conjecture, et que, s'étant imaginé que Josèphe
favorisait sa chronologie, il a cru que Juste de Tibériade, qui était aussi Juif,
et contemporain de Josèphe, en avait fait de même. La raison de cela, est que les
œuvres de cet auteur sont entièrement perdues, et que d'ailleurs, s'il en avait pu
trouver quelque fragment, qui lui fût avantageux, il n'aurait pas oublié de le
rapporter, ou de nous marquer le lieu où il était. Je lui accorderai volontiers,
que la plupart des premiers Pères de l'Église et des anciens auteurs, ont suivi une
supputation réglée sur la version des Seplante; mais ils n'ont parlé que selon les
sentiments de leur temps, ou parce qu'ils ne pouvaient point rechercher la vérité
de cette matière dans les livres hébreux, ou parce qu'ils ne croyaient pas que ce
fut une chose de si grande importance, pour les mettre fort en peine; ou enfin,
parce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur reprochât qu'ils introduisaient des
nouveautés dans l'Église. Ce fut ce qui obligea Origène de dire dans son dialogue,
avec les Marcionites, qu'il y avait six mille ans que le monde avait été créé quand
Jésus-Christ se manifesta; parce que dans son 39e traité sur l'Évangile de S.
Matthieu, expliquant ces paroles de Notre Seigneur: Cùm videritis abominationem
desolationis, etc., et parlant des septante semaines de Daniel, il semble avoir
préféré les années du texte hébreu, à celle de la version des Septante, lorsqu'il
dit qu'elles ont commencé avec le monde, quand Dieu le créa de sa seule parole, ab
exitu sermonis, et qu'elles ont fini à la destruction du temple par Titus, soixante
et dix ans après la naissance du Fils de Dieu. Il prend pour cela, chaque semaine
en particulier pour sept fois dix ans, per decadas annorum computans. Ainsi, il
trouve 4900 ans, jusqu'à cette destruction, et 4830 jusqu'à la naissance de Jésus-
Christ, compris en 69 semaines. Cette supputation est trop resserrée, pour pouvoir
être accordée avec la version des Seplante, et elle a beaucoup plus de rapport avec
le texte hébreu; si ce n'est qu'Origène a un peu étendu les temps, pour trouver ses
70 semaines, comme Josèphe a fait avant lui, quand il compte 5000 ans depuis la
création du monde. Notre Sixte de Sienne, 1.5 Bibl. ann. 67, rapportant les
différentes opinions des anciens dans la chronologie, et les diverses supputations
qu'ils avaient faites des années qui s'étaient écoulées, depuis la création du
monde, nous assure que Philon-le-Juif a supputé les années des premiers
patriarches, comme elles sont rapportées dans l'hébreu. Il ne marque point, à la
vérité, l'endroit des œuvres de Philon, où il l'a lu; cependant le P. Riccioli, en
convient dans le livre 7 de sa Chronologie, c. 2, lorsqu'il dit que son calcul pris
depuis le commencement du monde, ne contenait que 3957 ans. Si donc, il semble
avoir favorisé les années de la version des Septante, dans quelque autre endroit,
il n'en a usé de la sorte, que parce que les Juifs d'Égypte, parmi lesquels il
vivait, s'en servaient alors communément dans leurs Synagogues.

<2+> CHAPITRE VI

L'on examine toutes les raisons sur lesquelles l'auteur de l'Antiquité des Temps
établit ce qu'il dit de la durée du second âge du monde.

Après que notre chronologue a tâché d'appuyer son système par l'autorité de
Josèphe, il a recours au texte hébreu-samaritain. "Ces gens (dit-il parlant des
Samaritains) qui, à l'exemple des Juifs, out corrompu le texte sacré, n'ont fait
nul scrupule d'ôter aux patriarches jusqu'au déluge neuf cent quarante-neuf ans,
mais ils n'ont point touché aux années de ceux qui sont venus après, sinon qu'ils
ont retranché Caïnan. Du reste ils sont entièrement conformes aux Septante, au lieu
que les Juifs s'en écartent de près de 900 ans. Ce rapport qu'il y a ici de la
supputation des Samaritains avec celle des interprètes grecs, n'est-ce pas encore
une preuve sensible de la dépravation de l'hébreu et de l'infidélité des Juifs?"
C'est assez que l'auteur reconnaisse que les Samaritains ont corrompu leur
Pentateuque dans les années qui ont précédé le déluge, pour nous convaincre que son
autorité ne peut rendre les Juifs suspects d'un pareil crime; et je pourrai
toujours conclure que, s'ils ont eu la hardiesse d'en retrancher plus de neuf
cents, ils n'auront point fait de scrupule d'en ajouter aux autres qui l'ont suivi
pour se conformer à la version des Septante: c'est ce qu'il semble qu'ils ont voulu
faire dans l'ordre des années de Mathusalé, en ne lui donnant que soixante-sept ans
à la naissance de Lamech son fils, de la même manière que les Septante en comptent
167, de sorte qu'ils sont tombés dans un semblable inconvénient que ces
interprètes, en nous donnant à croire que Mathusalé vivait encore après le déluge.
Cela est si vrai que les savants y ont reconnu un grand nombre d'additions tirées
de cette version grecque, sans celles qu'on y a faites pour rendre le sens du texte
plus clair et plus aisé à comprendre; d'autant plus que s'ils se sont voulu donner
la peine de le corriger après plusieurs siècles, qu'ils ont fait profession ouverte
de l'idolâtrie, ne vois point qu'ils en aient eu d'autre moyen qu'en ayant recours
à la version des Septante, dont les Gentils faisaient grand cas. L'auteur passe
ensuite à plusieurs conjectures, pour autoriser l'ordre des années des patriarches
qui ont suivi le déluge, comme elles se trouvent dans les Septante. "Comme, dit-il,
ce fut à la naissance de Phaleg que se fit la dispersion des enfants de Noé par
toute la terre (c'est pour cela qu'il fut appelé Phaleg, qui signifie partage ou
division), comment pourrait-on croire que trois personnes, à savoir les fils de
Noé, qui sont Sem, Cham et Japhet, aient en cent ans produit des hommes en assez
grand nombre pour former des royaumes, des peuples et des colonies, puisque les
Juifs ne comptent, selon le texte hébreu, que cent ans depuis l'inondation du
déluge jusqu'à la naissance de Phaleg: d'autant plus que soixante-douze personnes,
c'est-à-dire, Jacob, ses fils et ses petits-fils, dans l'espace de 215 ans qu'ils
ont été en Égypte, n'ont produit que six cent mille hommes, et encore ç'a été par
une bénédiction et une providence singulière. Je ne crois pas, continue-t-il, qu'en
un siècle, ces trois fils de Noé aient pu donner asses de monde pour peupler une
villote et une bourgade, et l'on prétend qu'ils en ont fourni pour fonder la grande
Babylone, et pour envoyer par toute la terre." Il est aisé de faire voir la
faiblesse de ce raisonnement. Quand l'Écriture dit que la terre fut divisée à la
naissance de Phaleg, elle ne dit pas que les hommes furent alors dispersés par tout
le monde. Phaleg signifie à la vérité partage et division, mais il ne signifie
point dispersion. La terre fut divisée par Noé même, se-on Josèphe, Eusèbe,
Syncelle et notre auteur. Cela étant, comme Noé vivait encore quand Phaleg naquit
(selon l'hébreu), il n'y a pas d'inconvénient de dire que sa naissance arriva dans
le temps que se fit ce partage. Pour ce qui est de la dispersion, elle ne sa fit
que longtemps après, et lorsque Dieu eut confondu les langues à la tour de Babel.
Cela est si vrai, que les enfants de Jectan, frère puiné de Phialeg (Gen. 11),
furent du nombre de ceux qui furent dispersés. D'ailleurs, il n'y a nulle absurdité
de dire que les hommes se fussent multipliés en cent ans pour former des colonies,
qui dussent peu à peu, et dans la suite, peupler l'univers. Ils venaient de
recevoir une nouvelle bénédiction du ciel pour cette multiplication, laquelle sans
doute eut alors son effet autant qu'il était nécessaire pour remplir la terre
d'habitants propres à la cultiver; et si un peu auparavant le déluge Lamech eut
plus de septante et sept enfants de ses deux femmes, selon le témoignage de Josèphe
et la tradition des autres Juifs, rapportée par 8. Jérôme dans son épitre 125, il
n'y a pas de difficulté de soutenir que les descendants de Noé auront pu se
multiplier à proportion dans l'espace de cent ans par la polygamie qui recommença
alors plus que jamais. L'exemple qu'il apporte des descendants de Jacob, qui, par
une bénédiction particulière, étaient montés dans l'espace de deux cents ans
jusqu'au nombre de plus de six cent mille hommes, sans les femmes et les enfants,
fait plus contre lui que pour lui. Les enfants de Noé avaient aussi reçu de Dieu
une bénédiotion particulière pour remplir, non pas une petite partie de la terre,
mais toute la terre même, comme je viens de le dire. Crescite et multiplicamini et
replete terram, leur dit Dieu, lorsqu'ils sortirent de l'arche (Gen., cap. 8 et 9).
Si donc les Israélites se multiplièrent pendant deux cents ans jusqu'au nombre de
plus de six cent mille combattants, les descendants de Noé auront bien pu se
multiplier dans cent ans du moins jusques à cent mille hommes, en comptant les
femmes et les enfants. Ainsi, quoi qu'il en dise, une villote et une bourgade
aurait été, ce me semble, trop petite pour contenir celle multitude. On pouvait
encore en former de fort belles colonies pour les disperser par toute la terre, et
pour peupler Babylone, qu'on n'est pas obligé de croire avoir été fort grande dans
ce temps-là, parce que les villes ne s'agrandissent point tout d'un coup, mais peu
à peu dans une longue suite de siècles. S'il avait plus réfléchi là-dessus, il
n'aurait pas décidé avec tant de précipitation que tout cela n'est nullement
possible, et il n'aurait point osé dire que jamais cela n'est entré dans l'esprit
des personnes qui ont un peu de sens. J'ajouterai qu'il y a bien peu de
vraisemblance qu'un si grand peuple ait demeuré uni pendant plus de 600 ans, sans
se séparer pour peupler toute la terre, selon l'ordre qu'ils en avaient reçu de
Dieu même, et se soient arrêtés tous ensemble dans une même vallée, sans habitation
et sans ville, comme il est porté dans le texte (Gen. cap. 11). Et invenerunt
campum, ou plutôt, vallem in terrà Sannaar, et manserunt ibi, etc. De dire
présentement avec notre chronologiste, que ceux qui s'arrêtèrent dans le champ de
Sannaar étaient les seuls descendants de Cham, et que les autres avaient déjà pris
les parts qui leur étaient échues dans le partage que Noé avait fait: c'est ce qui
n'a aucun fondement dans l'Écriture, laquelle ne fait point mention de cette
distinction: elle dit même au contraire que ceux qui bâtirent la tour de Babel
furent dispersés par toute la terre, et que c'est d'eux qu'est venue la diversité
de langage de chaque nation. Et idcircò vocatum est nomen loci illius Babel, quia
ibi confusum est labium universæ terræ, et inde dispersit eos Dominus super faciem
cunclarum regionum. Je pourrais encore ajouter plusieurs choses pour réfuter plus
amplement les conjectures de notre auteur, mais il me semble que ce que je viens de
dire est plus que suffisant pour y satisfaire. Je dirai seulement encore un mot sur
les autres qu'il propose ensuite. Il soutient qu'il n'est pas croyable que Noé ait
"vécu presque jusqu'à la naissance d'Abraham, Sem jusqu'au temps de Jacob. Que si
cela était, il faudrait que Noé eût vu dix générations, et Sem douze entières, ce
qui est contre toute apparence de vérité. Voici comme il le prouve. En effet, dit-
il, si Noé et ses trois fils eussent été vivants du temps d'Hébert, père de Phaleg,
eussent-ils souffert que leurs petits-fils, par une impiété et par un orgueil
inconcevable, se fussent élevés contre Dieu, en élevant la tour de Babel? Que
Nemrod fils de Chus, qui devait habiter les déserts d'Arabie, eût usurpé la
tyrannie, et eût chassé Assur fils de Sem, du pays de Babylone, qui était son
partage? Que le père, l'aïeul et le bisaïeul d'Abraham se fussent jetés dans
l'idolatrie, et eussent abandonné le culte du Seigneur?" Il n'y a rien d'incroyable
en tout cela. En effet, si Job dans 140 ans qu'il a survécu à son affliction, a vu
la quatrième génération de sa postérité, quel inconvénient que Noé qui survécut au
déluge 50 ans, en ait vu dix, et que Sem qui en vécut 500, après avoir eu Arphaxad,
en ait vu douze dans un temps auquel Dieu avait comblé les hommes de ses
bénédictions pour peupler toute la terre? Il s'agissait seulement qu'un homme en
engendrât un autre à l'âge de trente ans et davantage, ce qui n'est pas une
merveille; de sorte que Noé, Sem et Japhet ont vu bâtir la tour de Babel, et les
autres crimes de leurs descendants; mais ils en ont gémi devant Dieu, parce qu'ils
ne pouvaient pas les en détourner: de la même manière que le même Noé a gémi de la
mauvaise co duite de Cham et de son petit-fils Chanaan, qu'il maudit, Isaac de
celle d'Esaü et de ses enfants, comme plusieurs autres saints personnages ont fait
depuis. Il reste encore une difficulté à résoudre au sujet d'un second Caïnan, que
la version des Septante fait naître d'Arphaxad fils de Sem, et que le texte hébreu-
juif, et le samaritain, les anciennes versions syriaques, arabiques et vulgate, les
paraphrases Chaldaïques, Josèphe, Théophile d'Antioche, Jules-l'Africain, Origène,
Eusèbe, en un mot les anciens historiens et chronologues ont entièrement omis.
Usserius, savant protestant, a traité cette question fort au long dans un opuscule
particulier qu'il a fait sur
ce sujet, où il prouve que ce prétendu patriarche n'a jamais été, qu'il a été
ajouté dans les éditions communes des Septante par quelque ignorant, et que si on
le trouve dans la généalogie de Notre-Seigneur faite par S. Luc, ou le saint
évangeliste l'y a mis, parce qu'il avait trouvé dans les éditions des Septante, qui
étaient entre les mains des gentils, pour ne les point scandaliser en le
retranchant du nombre des autres, ou plutôt qu'il a été inséré dans la suite dans
son Évangile, par la liberté que les copistes se sont donnée d'ajouter et d'ôter
des Écritures ce qui leur plaisait. Je ne rapporte point ici les raisons de ce
savant homme qui en ont attiré tant d'autres dans son sentiment. Comme notre auteur
n'y fait aucune réponse, elles subsistent toujours dans leur force, sans qu'il soit
nécessaire de les répéter ici. Il prétend à la vérité tirer une forte conséquence
de ce que Usserius a avoué que Caïnan était marqué dans les fragments de Polystor,
et qu'ainsi il était dans la version des Septante dès avant Jésus-Christ; mais il
faut remarquer qu'Usserius ne dit pas formellement que Caïnan fut dans les
fragments de Polystor; mais il conclut seulement que, selon le calcul de Démétrius
rapporté par Alexandre Polystor, il semble qu'il a compté Caïnan avec les autres
patriarches. Quoi qu'il en soit, cette conjecture n'est pas suffisante, pour me
convaincre que Démétrius a inséré les années de Caïnan dans sa supputation, parce
que l'on voit par expérience que ces auteurs n'ont jamais été fort exacts dans
leurs dénombrements des années du monde, et qu'ils en ont ajouté ou retranché ce
qu'ils ont jugé à propos; comme par exemple, le même Démétrius n'a mis que 2158 ans
depuis la création du monde jusqu'au déluge, quoique selon la Version des Septante
qu'il suivait, il y en ait eu environ 9212, et comme lorsqu'Eupolémus rapporté par
Clément Alexandrin a compté 2580 ans depuis la sortie d'Égypte jusqu'au règne de
Ptolomée Phiscon; ce que jamais aucun chronologue n'a pu trouver, même jusqu'à la
naissance de Notre-Seigneur, qui arriva plus de trois cents ans après. Le lecteur
pourra remarquer en passant que l'auteur de l'Antiquité des Temps cite ici
Demetrius et Polystor comme deux autorités différentes pour soutenir son Caïnan;
quoique Polystor ne fasse autre chose que rapporter le sentiment de Demetrius, sans
l'approuver aucunement: de la même manière qu'il rapporte celui d'Eupolémus, qui a
laissé dans son Histoire, qu'Abraham vivait dans le dixième âge depuis le déluge,
[passage grec...]. D'οù l'on conclut qu'Eupolémus n'a point compté les cent trente
années de Caïnan, autrement il aurait mis le temps de la vie d'Abraham vers la fin
du onzième âge, ou même dans le douzième: sur quoi il ne sera pas inutile
d'avertir, que ceux qui ont voulu prouver par ces paroles d'Eupolémus et par celles
de Bérose chaldéen qui leur sont semblables, que Caïnan a été inconnu aux anciens,
qui ont suivi les années de la version des Septante, se sont trompés en prenant le
nom grec [passage grec...] pour une génération; parce qu'en le prenant de la sorte,
il faudrait conclure que ces deux écrivains auraient compté Caïnan avec les autres;
autrement la génération d'Abraham ne serait que la neuvième depuis le déluge, et
non pas la dixième, comme il est aisé de supputer depuis celle d'Arphaxad fils de
Sem: de sorte que pour pouvoir inférer quelque chose de ces deux autorités, il faut
nécessairement prendre le mot grec [passage grec...] pour un age, à la façon des
historiens, c'est-à-dire, pour un siècle entier, ou pour l'espace de trente années.
Néanmoins quand on m'aurait prouvé que ces auteurs profanes ont trouvé le second
Caïnan avec les autres patriarches dans la version des Septante; comme je
reconnais, avec saint Augustin et plusieurs autres Pères de l'Église, que cette
édition grecque a été corrompue et altérée dans ses dénombrements d'années dès ce
temps-là par les Égyptiens et par les Idolâtres; je n'aurai point de peine à croire
qu'on y avait dès lors introduit Caïnan avec les autres descendants de Noé. Notre
auteur prétend encore appuyer son sentiment, et soutenir que ce, second Caïnan doit
être compté avec les autres, parce que S. Luc l'a mis dans la Généalogie de Notre-
Seigneur; mais il suppose ce qui est en question, et ce qu'il devrait prouver,
parce qu'il y a de puissantes raisons qui font croire qu'il a été omis par le saint
évangéliste. "Les Pères qui ont précédé Origène, continue-t-il, l'ont aussi
reconnu, et quelque chose qu'on en dise, il était dans les Exaples de cet homme
incomparable, mais il y était marqué d'un trait que les anciens appelaient obèle:
et ce trait signifiait que Caïnan n'était point dans l'hébreu. Cette marque
fâcheuse a peut-être été la cause que Jules-l'Africain, et après lui Eusèbe, ne
l'ont point mis dans leur Chronologie." Toute cette objection n'a nul fondement; il
devait citer quelqu'un des Pères qui ont précédé Origène, qui ait fait mention de
Caïnan parmi les descendants de Noé; car je ne crois pas qu'il en trouve un seul.
Théophile d'Antioche, dans son troisième livre à Autolycus, dit positivement
qu'Arphaxad engendra Selah, sans faire mention de Caïnan, ni de ses années. Ce Père
florissait avant Origène, et par conséquent il n'avait eu aucune connaissance de
ses obèles, ni de ses astérisques; il faut donc qu'il y eût alors des exemplaires
des Septante dans lesquels on ne trouvait point Caïnan parmi les descendants de
Noé. Ceux qui l'ont depuis compté avec les autres, ont suivi l'édition des
Septante, appelée [passage grec...] ou commune, que S. Jérôme, dans son Épitre à
Sunia et Frétéla, distingue de celle qui était dans les Exaples d'Origène, et qui
passait dans son temps pour la véritable version des Septante, tout entière et sans
corruption, au lieu que cette commune était toute pleine de fautes, et entièrement
altérée par les copistes [passage grec...], pro locis, et temporibus, et pro
voluntate veterum Scriptorum corrupta Editio est, dit S. Jérôme. Ce fut pour cela
qu'Origène y mit ses petites étoiles et ses obèles. De sorte que ce qui a porté
Jules-l'Africain, Eusèbe et les autres à ne faire aucune mention de Caïnan dans
leur Chronologie, c'est qu'ils ne l'ont pas trouvé dans cette belle édition qui
était dans les Exaples; et peut-être même parce qu'ils ont été confirmés dans ce
sentiment, à cause qu'Origène, de qui il semble qu'ils se sont rendus les
disciples, n'a jamais compté un second Caïnan parmi les aïeuls d'Abraham, comme il
est manifesté par son Homélie 20e sur S. Jean, où il dit qu'Abraham est le 20e
depuis Adam, et le 10e depuis Noé. Si les autres écrivains leur en ont fait un
crime, ils n'en ont pas eu plus de raison pour cela: et Georges Syncelle s'est
trompé ouvertement dans l'endroit que l'auteur cite, lorsqu'il a voulu reprendre
ces grands hommes. Caïnan istum, dit-il, Eusebius corrupto Hebræo exemplari usus
non recensuit, ac propterea annis 130 hallucinatus est. Africanus pariter, eodem
secundo Caïnan non numerato, à vero aberravit. Syncelle devait un peu mieux
considérer la conduite d'Eusèbe avant que de prononcer si librement contre ce
savant homme. Il aurait vu qu'il n'a fait que rapporter les divers calculs des
Hébreux, des Samaritains, de Jules-l'Africain et des Septante, comme il les avait
trouvés dans leurs livres, sans en rien déterminer, et par conséquent sans rien
retrancher, et qu'ainsi s'il avait trouvé Caïnan dans les exemplaires les plus
corrects des Septante, et particulièrement dans celui des Exaples, qu'il avait dans
la bibliothėque de Césarée, il n'aurais pas fait difficulté de le mettre avec les
autres. Il en faut dire autant de Jules-l'Africain, et d'un grand nombre de bons
auteurs chrétiens anciens et modernes, qui ne l'ont pas omis sans de très bonnes
raisons. Syncelle devait prouver qu'ils se sont trompés; sa parole n'est pas
suffisante pour nous engager à le croire. Ce qui peut encore confirmer que l'on a
inséré ce prétendu patriarche parmi les autres dans la version des Septante, c'est
que les exemplaires les plus authentiques n'en font aucune mention au chapitre 1 du
premier livre des Paralipomènes; comme celui de Rome, et la version latine de
Nobilius: celui d'Alexandrie, rapporté par Walton dans sa Polyglotte, en fait de
même au verset 27. Nobilius en citè d'autres dans ses Notes qui font un nommé Caïna
père de Caïnan, et non pas Arphaxad, [passage grec...], Caïna genuit Caïnan et
genuit Sala. Cette grande confusion est, ce me semble, un fort argument que Caïnan
n'a jamais été mis par les Septante parmi les descendants de Noé, qu'il a été
ajouté dans leur version par la négligence ou par l'adresse des copistes, et
qu'ainsi il n'a jamais été dans le texte hébreu. Il ne faut pas toutefois être
surpris que S. Angustin ait compté le second Caïnan avec les autres; il s'imaginait
que les Septante l'avaient ajouté par l'inspiration du Saint-Esprit, comme
plusieurs autres choses qu'ils ne trouvaient point dans l'hébreu qu'ils
traduisaient. L'autorité même de l'Évangile de S. Luc était suffisante pour l’y
engager, parce qu'il supposait que le saint évangéliste l'avait mis lui-même.

<2+> CHAPITRE VII

Que les histoires des nations orientales ne détruisent point l'autorité du texte
hébreu et de la version Vulgate dans ce qui regarde la chronologie.

Une des principales raisons que l'auteur de l'Antiquité des Temps allègue pour
soutenir la chronologie des Septante contre celle du texte hébreu, et de notre
Vulgate, c'est parce qu'il semble qu'on ne peut accorder les supputations qu'on
tire des années de celle-ci avec les anciennes histoires des Orientaux. "Si, dit-
il, il n'y a eu que quatre mille ans depuis la création du premier homme jusqu'à
Jésus-Christ, comme le prétendent les Juifs et les chronologues de ces derniers
temps, il faut que l'Écriture soit fausse, elle qui est la source de la vérité; ou
bien que les histoires des nations orientales, ce qu’on ne croira pas aisément,
soient fabuleuses. Ces histoires sont celles des Chaldéens, qui assurent avoir
commencé plus de trois mille ans devant Jésus-Christ; celles des Égyptiens qui
disent s’être établis plus de 2960 ans auparavant, et celles des Chinois, dont
l’empire n’a point discontinué jusqu’au Messie pendant l’espace de 2952 ans, et
subsiste encore au siècle où nous sommes." Tout ce discours ne s’accorde guère avec
ce qu’il avoue si ingénûment dans un autre endroit, qu’il ne peut rétablir la
véritable antiquité des temps sans le secours des livres saints, parce que ceux des
profanes ne nous apprennent rien de la durée des siècles, non plus que de l’origine
du monde; que tout n’est qu’ignorance et que ténèbres chez les gentils, que tout
n’est parmi leurs sages que mensonges et que fables. Les histoires néanmoins des
Chaldéens, des Égyptiens, et des Chinois font, ce me semble, des Histoires
profanes, elles ont été écrites par les sages de ses Gentils. Oui nous empêchera
donc de croire aisément qu’elles sont fabuleuses, et que, ce qu’elles nous
apprennent de la durée des siècles n’est que mensonge et que fable? Plusieurs
savants ont cru aisément que l'antiquité que les Égyptiens et les Chaldéens ont
donnée à leurs empires n'avait rien que de fabuleux. Saint Augustin a beaucoup
favorisé ce sentiment, et Cicéron dans son premier livre de la Divination cité par
Lactance. L'auteur même ne disconvient point encore que tout ce que ces deux
nations, jalouses l’une de l'autre, ont écrit par une certaine émulation
d'antiquité, n'est que fable et que supposition. Après des aveux aussi sincères que
tous ceux-ci, il me semble qu'il est assez difficile de reconnaître les endroits,
où ce qu'elles nous ont laissé a commencé d'être véritable, comme aussi d'assurer
dans quel temps les dynasties des Égyptiens (dont la plupart ont été collatérales,
selon notre auteur) ont commencé d'être successives. Jules-l'Africain, Eusèbe de
Césarée, et Georges Syncelle ne se sont point accordés dans la disposition et dans
le nombre des années qu'ils leur donnent, aussi bien que quand ils font mention des
rois de Chaldée, quoiqu'ils aient suivi tous trois Manethon pour l'histoire
d'Égypte, et Bérose pour celle des Chaldéens. Outre cela, Joseph a découvert assez
clairement dans ses livres contre Appion, la fausseté de tout ce que Manethon a dit
on parlant des Juifs et de leur sortie d'Égypte, et les contradictions où il est
tombé; ce qui donne sujet decroire qu'il n'a pas été plus fidèle dans le reste de
son histoire. Je laisse à des personnes plus versées que moi dans ces sortes de
matières à examiner cela plus à fond; et ayant suffisamment prouvé que les Juif
sont innocents du crime que notre réparateur de l'antiquité leur impute d'avoir
corrompu les Écritures, et fait voir par de bonnes raisons que leur malice n'a
point été la cause de la diversité qui se trouve entre leur chronologie et celle
des Grecs, il me semble qu'il n'y a plus à balancer, qu'il est à propos de
s'attacher au texte hébreu et à la version Vulgate, et de les suivre dans la
chronologie, plutôt que la version des Septante et les histoires profanes, et que
tout ce qui lui est contraire doit être condamné, et rejeté comme faux, totum
condemnatur ut falsum, dit saint Thomas, après saint Augustin dans le 12e livre de
la Cité de Dieu, chapitre 10. C'est ce que l'auteur même reconnaît, lorsqu'il dit,
que si l'on avait conservé l'original hébreu, il est sans doute qu'on l'aurait dû
suivre, même dans la supputation des années. Je crois néanmoins que les histoires
et les chronologies de ces nations peuvent encore être accordées avec le texte
hébreu et la Vulgate, dans ce qu'elles ont de moins incertain et de plus
vraisemblable. Saint Augustin a voulu nous en proposer les moyens, pour ce qui
regarde celles des Égyptiens: il nous assure que leurs années étaient autrefois
beaucoup plus courtes que les nôtres, parce qu'ils ne leur donnaient que quatre
mois de durée. Perhibentur Ægyptii tam breves annos habuisse ut quaternis mensibus
finirentur. Diodore de Sicile dit la même chose dans son premier livre, et Pline
dans le septième chap. 48. M. Marsam, à qui nous sommes redevables de l'excellent
ouvrage du Monasticum Anglicanum, a donné au public un autre livre intitulé:
Chronicus Canon Ægyptiacus, etc., dans lequel il soutient, que la chronologie des
Égyptiens n'a rien de contraire au texte hébreu. Hebraici codicis numeros (dit-il
pag. 12) ideò secuti sumus, quòd sint brevissimi: nam si immensa Ægyptiorum
chronologia intra terminos istos contineri poterit, nullum superest dubium de
laxioribus Græcorum temporibus. Cet ouvrage n'a point été inconnu à l'auteur de
l'Antiquité des Temps, et après avoir parlé de la peine que Scaliger a prise
inutilement pour régler les dynasties des Égyptiens en les faisant toutes
successives, et du sentiment du P. Petau, qui, en reprenant Scaliger, les a
traitées de supposées et de fabuleuses, il ajoute: "L'on peut dire que le célèbre
M. Marsam, homme de qualité et d'une grande érudition, a travaillé là-dessus avec
plus de succès dans son canon chronologique des Égyptiens, et qu'il a réglé assez
heureusement quelques-unes de ces premières dynasties; mais du reste il a jeté une
étrange confusion dans cette nation, pour avoir trop resserré les temps et pour
avoir fait du Sesach de l'Écriture, le Sésostris des Grecs, c'est-à-dire, pour
avoir confondu deux rois qui ont été éloignés l'un de l'autre plus de cinq cents
ans. Je tâche d'éviter ces extrémités, je ne donne pas aux dynasties des Égyptiens
des temps immenses, mais aussi je ne les abrège pas trop." De tout ce discours du
réparateur de l'antiquité, j'infère qu'il ne peut assurer et maintenir rien de
certain touchant les dynasties des Egyptiens, et que tout ce qu'il en dit est
purement arbitraire, puisqu'il dépend de la volonté des chronologistes d'étendre
leur durée, ou de la resserrer, et de les disposer comme il leur plaît, et qu'ainsi
on ne peut en rien conclure contre la chronologie du texte hébreu, et de la
Vulgate. Si néanmoins il est véritable que M. Marsam ait travaillé là-dessus dans
son canon chronologique, avec plus de succès que les autres, et s'il aréglé assez
heureusement les premières dynasties, comme ces dynasties correspondent au temps
qui s'est écoulé depuis le déluge jusqu'à Abraham, dans lequel consiste tout le
différend que j'ai avec l'auteur de l'Antiquité des Temps, il s'ensuit que la
vérité de ces histoires, supposé qu'elles en aient partout, ne fait aucun tort à
l'autorité du texte hébreu, qu'elles ne lui sont pas entièrement incompatibles, et
par conséquent qu'il n'est point nécessaire de le rejeter pour s'attacher si
fortement à la version des Septante. Si du reste M. Marsam a trop resserré les
temps, et s'il a jeté dans la confusion l'histoire de cette nation, c'est ce qui ne
me regarde point. Je dirai seulement en passant, que lorsqu'il a avancé que le
Sesach de l'Écriture est le même que le Sesostris des Grecs, plusieurs anciens
historiens lui en ont donné occasion, et entre autres Hérodote, Diodore de Sicile
et Strabon; puisque, quoi qu'en dise notre auteur, ces trois écrivains semblent
conspirer ensemble à nous faire croire qu'il n'y a point eu d'autre Sesostris que
le Sesach de l'Écriture. Hérodote (l. 2) et Strabon (1. 17) rapportent qu'on voyait
encore de leur temps dans la Palestine, in Syriâ Palestinâ, des monuments de ses
conquêtes, qu'il laissait par toutes les terres où il passait avec son armée
formidable, et qu'il subjuguait à son empire, lorsque les habitants ne lui
résistaient point avec assez de courage. Or, il est très-constant que depuis la
sortie d'Egypte les Juifs ne furent soumis aux Egyptiens que sous Roboam, que Dieu
punit de ses désordres, en attirant Sesach dans la Judée, qui prit Jérusalem sans
aucune résistance. Il y a done beaucoup de fondement de croire que le Sésostris des
Grecs est le Sesach de l'Écriture; et il est si vrai que ç'a été le sentiment
d'Hérodote, que Josèphe lui-même le reconnaissait dans le livre 10'de ses
Antiquités, chapitre 4. Et comme l'auteur avoue que Sesach est le même que le
Sesonchis des Égyptiens, la version latine de Diodore de Sicile dit positivement
que Sésestris s'appelait encore Sesoosis et Sesonchis. Tout cela soit dit en
passant, parce que je ne prétends point m'engager à défendre cette cause. Toutes
ces raisons cependant ne sont point à négliger, et particulièrement si on fait un
peu d'attention sur ce que dit Jules-l'Africain, rapporté par Eusèbe de Césarée
dans son dixième livre de la Préparation évangélique, chapitre 10, "que nous
n'avons rien de certain dans l'histoire des Grecs jusqu'à la première Olympiade,
que tout y est dans la confusion;" et encore sur ce que Théophile, patriarche
d'Antioche, tâche de persuader à Autolyens dans son troisième livre, que non
seulement les poètes, mais encore les historiens grecs se sont fatigués inutilement
sur des matières obscures et incertaines, [passage grec...], on conviendra que
toutes les autorités que notre réparateur de l'antiquité accumule pour opposer à ce
savant homme, ne sont guère capables de détruire ce qu'il semble avoir si
solidement établi. Si l'on a bien pu trouver le moyen d'ajuster et d'accorder les
histoires des Égyptiens avec les années du texte
hébreu, il n'y a point de doute qu'il ne soit aussi fort aisé d'en faire de même
de celles des Chaldéens et des Chinois. Personne, à la vérité, n'a encore travaillé
sur celles des Chaldéens; mais pour ce qui regarde celles des Chinois, le Père
Martini, que notre auteur cite à tout moment, nous en a tracé le plan dans son
histoire des empereurs de la Chine. Car quoique cet habile jésuite avoue que la
version des Septante favorise grandement le sentiment que cette nation a conçu de
son antiquité, il ne laisse pas néanmoins de la révoquer en doute. "On verra par
cette histoire (dit-il au livre premier, page 13) que Fohi, premier empereur de la
Chine, doit avoir vécu trois mille ans devant notre ère, selon les historiens
Chinois, mais je m'en rapporte à eux, parce que je ne veux rien décider sur une
matière de cette importance." Et dans la suite, faisant le récit de ce qui s'est
passé de plus considérable sous Yao, et particulièrement du déluge que les Chinois
assurent être arrivé de son temps, il explique de la sorte ce qu'il en pense: "Mais
parce que l'occasion se présente ici de parler du débordement d'eaux qui arriva
sous cet empereur et que les Chinois nomment Déluge; comme selon l'opinion la plus
certaine des chronologues européens, Noé a vécu dans le même temps qu'Yao, je
conviendrai aisément que tout ce que cette nation assure être arrivé avant ce
temps-là, ou n'est qu'une fiction, ou qu'ils n'ont fait que rapporter des choses
qui s'étaient passées devant le déluge, dont on avait conservé la mémoire dans
l'arche, aussi bien que de plusieurs choses qui touchent notre religion, comme les
docteurs en conviennent; mais ce serait être téméraire que de vouloir persuader
cela aux Chinois, qui ajoutent foi à leurs écrivains comme à des oracles, et qui ne
laissent jamais une opinion qu'ils ont une fois embrassée. Je ne ferais néanmoins
pas scrupule de dire qu'Yao est le même que Noé, que les anciens ont appelé Janus,
d'autant que leurs noms et leurs temps ont beaucoup de rapport. A quoi l'on peut
ajouter que les Chinois supposent dans ces histoires des choses entièrement
éloignées de la vérité." C'est ainsi que le P. Martini s'est expliqué sur cette
matière. Je laisse maintenant à penser sur quel fondement l'auteur de l'Antiquité
des Temps a pu avancer hardiment que le Père Martini a cru que les histoires des
Chinois étaient véritables, qu'il en paraissait fort persuadé, et que comme il n'y
a point d'autre voie de sauver l'autorité des divines Écritures et de les concilier
avec les annales de la Chine qu'en suivant le calcul des Septante, c'est aussi
l'unique expédient que trouve le savant Père Martini, qui ayant montré que les
Chinois ont commencé près de trois mille ans devant Jésus-Christ, reconnaît que
cela détruit la chronologie moderne, et insinue clairement qu'il faut suivre
l'ancienne. Le R. P. Coupplet et ses trois compagnons, qui ont aussi fait le voyage
de la Chine, confirment encore dans leur déclaration proémiale aux ouvrages de
Confucius qu'ils ont traduits en latin, tout ce que le P. Martini nous avait appris
avant eux. Ils avouent franchement que les annales de cette nation ne nous obligent
point de suivre les années des septante Interprètes: Hos enim (interpretes) sequi
non cogerent annales; et ils ajoutent, "qu'il n'y a aucun inconvénient de
retrancher de la Chronologie chinoise les six premiers empereurs, et de la
commencer par Yao, dont nous venons de parler; parce que les histoires du temps qui
a précédé cet empereur sont entièrement remplies de fables et d'autres narrations,
que les plus sages du pays reconnaissent pour apocryphes, et pour de pures
traditions d'un peuple ignorant." Enfin, ils n'ont point fait difficulté de
commencer leur Canon chronologique par Hoamti, selon ce qu'ils avaient promis dans
la préface, en retranchant les deux premiers empereurs Fohi et Xinnum, avec les 255
années, que l'auteur, plus crédule qu'eux à cette sorte de nation, a voulu compter.
Voilà quel a été le sentiment de cinq fameux jésuites, qui sont revenus de ce
royaume, et qui nous en ont donné les relations les plus récentes et les plus
fidèles. Comme ils ont examiné soigneusement les livres de ces peuples, nous devons
nous en rapporter à eux plutôt qu'à tout autre; et il me semble qu'il y a quelque
sorte de témérité de vouloir engager le public à croire ce dont ils ont douté;
puisque c'est d'eux que nous avons appris ce que nous en savons de plus certain. On
pourrait bien garder la même méthode dans la Chronologie des Chaldéens, en
retranchant avec plusieurs chronologistes de notre siècle les sept rois chaldéens,
et les six arabes, que l'auteur, après Syncelle, soutient, sur la seule foi et le
rapport de Bérose et des autres auteurs chaldéens, avoir régné dans la Chaldée
avant Bélus. Comme ces anciens écrivains nous doivent être suspects quand ils
proposent une grande liste de rois chaldéens, qu'ils font régner longtemps
auparavant le déluge, ils ne sont pas plus croyables lorsqu'ils parlent de ceux
qu'ils assurent l'avoir suivi de si près; ou bien l'on peut dire que s'il est
véritable que ces rois ont tous régné dans la Chaldée, Bérose et les autres, qui
étaient aussi jaloux de l'antiquité de leur nation que Manéthon de celle des
Égyptiens, nous auront fait passer leur règne pour successif, quoiqu'il ne fût que
collatéral, comme les dynasties d'Égypte; ou même ils nous auront peut-être donné
des gouverneurs de provinces pour de véritables rois. Les raisons sur lesquelles
notre réparateur de l'antiquité soutient qu'ils ont succédé les uns aux autres,
sont trop faibles pour nous en convaincre. Car premièrement, quand il dit qu'on
doit les compter dans la Chronologie, parce que Jules-l'Africain, Eusèbe et
Syncelle leur ont donné place dans les histoires des temps, il ne fait point
réflexion que ces trois auteurs y ont aussi placé avant le déluge plusieurs rois
chaldéens et plusieurs dynasties d'Égypte, qu'ils assurent cependant avoir été
purement imaginaires, et que Jules-l'Africain a inséré de la même manière dans le
troisième livre de sa Chronologie, ce que les historiens et poètes grecs disent
être arrivé avant la première olympiade, quoiqu'il nous proteste auparavant d'en
parler, qu'il n'y a rien trouvé de certain, et qu'au contraire tout ce qu'ils en
rapportent est dans une très-grande confusion. L'autorité de Théodoret, sur
laquelle il prétend que Mérodach, que les Babyloniens adoraient comme un dieu, est
le même que Mardocentes, le premier des six rois arabes, nous donne occasion de
croire que du moins les sept autres Chaldéens, qu'il dit les avoir précédés depuis
Nemrod, n'ont jamais été. En effet, si Nemrod fut le premier qui régna en Babylone,
selon l'Écriture (Gen. 10), l'endroit de Théodoret, que l'auteur cite ici, porte
formellement que les Babyloniens appelaient leur premier roi Mérodach: Hunc etiam,
qui primus Babyloniis imperavit, Merodach vocaverunt; d'où il semble que l'on peut
conclure que Nemrod est le même que Mérodach, ou Mardocentes, et par conséquent
qu'il a été le premier des rois arabes qu'on dit avoir régné dans la Chaldée avant
Bélus, et après les sept rois chaldéens. Il pouvait fort bien être appelé Arabe,
parce qu'il n'était point de la race de Sem, comme les autres habitants de la
Chaldée, mais petit-fils de Cham, et fils de Chus, qui fut le père de tous ceux qui
habitèrent l'Arabie après le déluge. Tout ceci étant très-vraisemblable, comme
Nemrod commença à régner dans Babylone pendant qu'on bâtissait la tour de Babel, il
sera aisé de trouver, en suivant le calcul des Hébreux, les deux cents ans ou
environ qu'on donne à la succession des six rois arabes jusqu'à Bélus, qui s'empara
de Babylone, et qui vivait du temps d'Abraham; puisqu'en supputant les années de
chacun des patriarches, comme elles sont rapportées dans l'Hébreu et dans la
Vulgate, on trouve plus de trois cent trente ans jusqu'à la naissance d'Abraham.
Ainsi il n'est pas impossible d'accorder avec la chronologie du texte hébreu, tout
ce qui peut passer pour moins incertain dans ces sortes d'histoires. Il faut
cependant que j'avoue, que ceux qui ont traité cette succession de rois
d'imaginaire et d'inventée à plaisir, ne se sont point fort éloignés de la vérité.
En effet, les historiens les plus anciens et les plus dignes de foi nous donnent à
connaître que Bélus et Nemrod n'étaient qu'une même personne. Bérose, historien et
prêtre babylonien, cité par Josèphe dans son premier livre contre Appion,
Eupolémus, Abydène, Artapane, rapportés par Eusèbe dans le neuvieme livre de la
Préparation Evangélique, et plusieurs autres, disent que Babylone fut bâtie par
Bélus, père de Ninus, et non par Sémiramis, femme du même Ninus; et tous les
écrivains profanes conviennent qu'elle n'est point plus ancienne que Bélus.
L'Écriture Sainte d'ailleurs, au chapitre 10 de la Genèse, porte que Nemrod
commença à régner dans Babylone; de sorte qu'il faut, ou qu'il l'ait bâtie lui-
même, ou qu'elle le fût déjà auparavant qu'il en fit la capitale de son royaume. Il
n'y a pas d'apparence que ni l'auteur, ni qui que ce soit ose dire que Babylone ait
été bâtie avant Nemrod; car autrement il faudrait que Bélus et Ninus eussent
précédé ce géant, ce que personne n'a encore soutenu jusqu'ici, et il détruirait
par là toute sa chronelogie et son antiquité des temps. Si donc Nemrod a bâti
Babylone, il faut qu'il soit le même que Bélus, et qu'il ait été nommé Bel ou Baal,
à cause de sa puissance qui le rendait redoutable à tout le monde. Je puis encore
confirmer tout ceci par la réponse que Callisthène fit à Aristote, qui l'avait prié
de s'informer de l'antiquité des Chaldéens, et s'il était véritable qu'ils eussent
des observations astronomiques de 4000 ans, comme on le disait communément parmi
les Grecs. Callisthène y satisfit, et l'assura que tout cela était faux, et que les
Chaldéens ne comptaient que 1903 ans, selon leurs observations astronomiques,
lorsqu'Alexandre prit Babylone. Si maintenant on s'en rapporte à la chronologie du
texte Hébreu, cette épоque doit avoir commencé vers le temps que Nemrod bâtit la
tour de Babel, et ainsi elle ne lui est point opposée. Vossius cependant a prétendu
qu'elle ne peut être accordée qu'avec celle des Septante. Voici comme il raisonne:
"Si nous nous en rapportons aux supputations communes (qu'on tire de l'hébreu) ces
1903 ans ont commencé la soixante et unième année depuis le déluge. Or, dit-il, il
n'y avait point de rois, il n'y avait même point de Babylone, et enfin on ne
s'appliquait point alors à l’astrologie; il fallait du moins que cette monarchie
fût établie auparavant qu’ils s’occupassent à cette sorte de science." Ce discours
aurait quelque vraisemblance, si on suivait les chronologies les plus resserrées
qu'on a tirées du texte hébreu; mais si on s'en rapporte a celles qui ont donné aux
temps une juste étendue, comme ont fait Tornielle, Riccioli, Ussérius et plusieurs
autres, cette époque chaldéenne a commencé plus de 120 ans depuis le déluge,
environ le temps qu'on bâtit la tour de Babel. Ainsi l'on peut dire qu'il y avait
alors des Chaldéens; parce que la Chaldée était habitée par les descendants de Noé,
et ce fut de la Chaldée que sortirent les colonies qui peuplèrent le reste de la
terre; Nemrod en fut le premier roi qui fit bâtir la tour et la ville de Babylone
(Gen 10); et on s'appliquait alors à l'astrologie, parce qu'au rapport de Josèphe,
et de plusieurs anciens, dont nous voyons les fragments dans le livre neuvième de
la Préparation Evangélique d'Eusèbe de Césarée, c'était une des principales
occupations des enfants de Noé et de la race de Seth, aussi bien que l'étude de la
géométrie, qui leur servit beaucoup pour bâtir la tour et la ville de Babylone;
d'où j'infère que les observations astronomiques des Chaldéens étaient aussi
anciennes que leur nation; aussi a-t-elle été reconnue depuis pour la première qui
a cultivé cette science, et qui l'a enseignée aux autres. De plus, Eusèbe de
Césarée rapporte dans le liv. 9 de la Préparation évangélique un fragment
d'Artapanus, dans lequel on lit que plusieurs assuraient que le géant qui bâtit la
tour de Babel vivait encore du temps d'Abraham. Comme donc ce géant a été Nemrod,
il faut nécessairement retrancher de la chronologie les années des rois chaldéens
et arabes qu'on lui donne pour successeurs dans Babylone avant la naissance
d'Abraham, et ne reconnaître aucun autre Nemrod que Bélus, sous lequel tous les
anciens conviennent que ce saint patriarche vint au monde. Le même Eusèbe ajoute
immédiatement après un fragment de l'histoire des Juifs, écrite par un autre auteur
très-ancien nommé Melon, qui semble entièrement décider cette difficulté, et
appuyer fortement la chronologie du texte hébreu et de notre Vulgate, parce qu'on y
remarque clairement que les livres des Juifs, que ect historien avait consultés et
suivis fidèlement, étaient alors conformes dans l'ordre des années à ceux que nous
avons aujourd'hui. On y lit qu'Abraham vivait dans le quatrième siècle après le
déluge, [passage grec...]. Cela étant, je ne vois plus comment notre auteur pourra
encore se vanter d'avoir toute l'antiquité pour lui, et que les anciens Hébreux
n'ont jamais eu d'autre chronologie que celle qu'il a tirée de la version des
Septante. Et il me semble qu'il n'en faut point davantage pour lui prouver que les
successeurs chaldéens et arabes qu'il donne à Nemrod doivent être considérés comme
fabuleux et imaginaires. Néanmoins, pour le satisfaire sur cette matière, je le
prie de remarquer que si les sépulcres qu'Alexandre-le-Grand rencontra dans le pays
de Babylone, le long du canal de Pallacope, n'étaient ceux de Nabonassar et des
autres ancêtres de Nabuchodonosor, nous ne sommes pas obligés de croire pour cela
que ce fussent ceux des rois qu'il dit avoir régné avant Bélus: d'autant plus
qu'Arrien, de qui il a tiré celle histoire, nous donne sujet de croire que
c'étaient ceux de quelques-uns des premiers rois assyriens, qui avaient régné
longtemps devant Nabonassar, et qui avaient choisi ce lieu pour leur sépulture et
celle de leurs familles. Ferunt, dit Arrien, circa illas lacus et paludes esse
complura regum Assyriorum sepulcra, [passage grec...]. Diodore de Sicile, qu'il
propose ensuite, ne lui est point plus avantageux; car, lorsque cet historien rap-
porte (lib. 2) que Ninus appela à son secours Arieüs, roi des Arabes, pour
subjuguer la nation qui habitait dans la Chaldée, avant même que Babylone fût
bâtie, il se trompe en plusieurs manières. Premièrement, parce qu'il suppose que
Babylone ne fut bâtie que par Sémiramis, femme de Ninus, quoique l'Écriture nous
assure, et notre auteur après elle, qu'elle fut édifiée par Nemrod. Secondement,
quelle apparence que Ninus ait demandé le secours des Arabes pour chasser les
Arabes du pays de Babylone? Troisièmement, comment Ninus aurait-il fait la guerre
au roi arabe qui régnait dans Babylone, ayant succédé aux États de Bélus son père,
qu'on dit y avoir régné le premier après le dernier roi arabe, nommé Nabonnadus?
D'ailleurs, on n'a qu'à lire les ouvrages de Diodore de Sicile pour voir qu'il n'a
jamais eu une entière connaissance de ce qui regardait les Assyriens et les
Babyloniens; comme quand il dit dans le même livre que Ninive était située sur
l'Euphrate, quoiqu'il soit très-constant qu'elle fût bâtie sur le Tigre. Je ne
ferais néanmoins aucune difficulté de croire que les peuples de la Chaldée, qui
étaient des descendants de Sem, ennuyés de la tyrannie de Nemrod, autrement Bélus,
petit-fils de Cham, s'étant voulu soulever après sa mort, Ninus son fils aura fait
venir à son secours les Arabes, qui étaient aussi de la race de Cham, pour se
maintenir dans le royaume que son père lui avait laissé. Enfin, quand bien même
notre réparateur de l'antiquité aurait des raisons incontestables pour prouver que
ces nations étrangères sont aussi anciennes qu'il le soutient, l'on ne serait pas
obligé pour cela de reconnaître aucune corruption dans les années du texte hébreu
et de notre Vulgate. Il serait encore facile, dans celle occasion qui ne se
présentera jamais, de défendre l'intégrité et l'autorité de l'un et de l'autre.
L'on répondrait alors qu'on ne peut régler une chronologie exacte et assurée sur
l'Écriture sainte, et qu'il se peut faire que Moïse aura jugé à propos de ne faire
mention que de dix principaux patriarches qui ont précédé le déluge, et de dix
autres qui l'ont suivi jusqu'à Abraham, en omettant les autres pour des raisons qui
nous sont inconnues; comme saint Matthieu a fait depuis dans la généalogie de
Notre-Seigneur, l'auteur du livre de Ruth (c. 4), et celui du premier livre des
Paralipomènes (c. 2 et 4) dans celles de David et des grands-prêtres: puisqu'il n'y
a point d'apparence que six générations depuis Naasson, qui commandait à la tribu
de Juda à la sortie d'Égypte, jusqu'à Salomon, et huit autres depuis Éléazar, fils
d'Aaron, jusqu'à Sadoch, aient pu remplir l'espace de plus de cinq cents ans qui se
sont écoulés jusqu'à la fondation du temple de Salomon, d'autant plus que l'on en
compte dixhuit depuis Coré, qui se souleva dans le désert contre Moïse, jusqu'à
Héman, qui servait de chantre au tabernacle, du vivant de David. Josèphe même nomme
plusieurs des aïeuls de Sadech, dont il n'est fait aucune mention dans l'Écriture,
et il assure que ceux qui se succédèrent à la charge de souverain sacrificarteur
depuis Aaron jusqu'au temps de Salomon furent au nombre de treize. Ce sentiment est
appuyé par un grand nombre de chronologistes et d'interprètes, qui, voulant
soutenir qu'il y a eu un patriarche nommé Caïnan parmi les descendants de Noé,
avouent néanmoins que Moïse l'a omis, et que les Septantes l'ont ajouté dans leur
version, ou par quelque inspiration secrète du Saint-Esprit, ou parce qu'ils
avaient appris par quelque tradition qu'on devait le mettre au rang des autres,
quoiqu'il n'en fût fait aucune mention dans l'hébreu. Il n'en fallut point
davantage pour achever de convaincre le préadamite, qui ne pouvait croire que
l'antiquité de ces monarchies fût entièrement fabuleuse, et qui, d'un autre côté,
ayant eu la connaissance de la longue chronologie des Grecs, n'avait toutefois pas
laissé de tomber dans l'erreur; parce que la version de l'Écriture sur laquelle
elle est réglée lui était suspecte et de nulle autorité dans ce qui regarde l'ordre
des années

<2+> CHAPITRE VIII

Que l'Église romaine n'a point rejeté la chronologie du texte hébreu et de la


Vulgate. Examen de quelques endroits de la chronologie de l'Antiquité des Temps.

Le réparateur de l'antiquité s'étant vanté dans sa préface, et par tout son livre,
de soutenir le véritable sentiment de toutes les églises, et particulièrement de
celle de Rome, j'ai jugé à propos de remettre l'examen de cette objection à un
chapitre particulier, pour y faire voir un peu au long que l'Église n'a jamais
reconnu la chronologie des Septante pour certaine et assurée, et que quoique ces
sortes de matières ne méritent point qu'elle se rabaisse pour les considérer avec
attention, elle n'a point laissé pour cela de faire paraître qu'elle reconnaissait
et approuvait celle du texte hébreu et de notre Vulgate, comme je vais le faire
voir en répondent aux difficultés proposées par notre auteur. Il nous objecte
premièrement l'autorité du Martyrologe romain, qui suit la chronologie qu'Eusèbe de
Césarée a tirée de la version des Septante, lorsqu'il fait mention, au 25 de
décembre, du temps auquel Jésus-Christ a paru dans le monde; et même il soutient
qu'elle reçu cette supputation comme par tradition; il cite pour cela le sémoignage
d'Anastase-le-Sinaïte, patriarche d'Antioche, rapporté par Baronius dans ses Notes
sur le Martyrologe romain, et dans l'apparat de ses Annales, qui contient ces
paroles: Aliter computant Hebræi, aliter Romane Ecclesiæ traditio; et il ajoute un
canon qu' il attribuee au sixième concile général, qui met la naissance de Jésus-
Christ l'an du monde 5508. Quoique nous trouvions aujourd'hui dans le martyrologe
romain que Jésus-Christ est né l'an du monde 5199, et l'an 2967 depuis le déluge,
selon la supputation qu'Eusèbe a tirée de la version des Septante, l'on peut dire
que l'Église n'a fait que conserver l'ancienne façon de compter les années du
monde, dont les Pères se servaient autrefois, sans aucunement déroger aux
supputations qu'on tire du texte hébreu et de la version Vulgate, qu'elle reconnaît
pour authentique dans ce qui regarde la chronologie comme dans le reste; car si
elle permet qu'on lise la veille de Noël, dans le Martyrologe, le dénombrement des
années de la version des Septante, elle fait lire aussi dans ses leçons de matines,
le vendredi et le samedi de la Septuagésime, et le samedi de la Sexagésime, les
années des premiers patriarches qui ont suivi et précédé le déluge, comme elles
sont dans notre Vulgate et dans le texte hébreu. De sorte même qu'on peut dire
qu'elle ne retient la supputation des Septante que par hasard et par manière de
récit, le rapportant tel qu'il se trouvait dans le Martyrologe d'Usuard, qu'elle a
substitué à la place d'un autre beaucoup plus court, dont elle se servait
auparavant, et qu'Héribert Rosweide fit imprimer à Paris en 1613, dans lequel on ne
voit aucun dénombrement d'années au 25 de décembre, mais seulement ces paroles:
Nativitas Domini secundùm carnem. Ainsi je m'étonne que notre auteur ait avancé si
librement, dans le chapitre premier, que la chronologie d'Eusèbe eut, par la
traduction qu'en fit saint Jérôme, une si grande approbation, que l'église romaine
suivit alors dans son Martyrologe, et suit encore la supputation de cet évéque de
Césarée. Il devait aussi examiner l'endroit d'Anastase-le-Sinaïte qu'il allègue, et
il aurait vu que ce saint patriarche d'Antioche ne fait mention d'aucune
supputation chronologique, mais qu'il rapporte seulement les différentes coutumes
des Chrétiens et des Juifs, en ce que les premiers se servent d'années solaires, et
les autres d'années lunaires, qui ne contiennent que trois cent cinquante-quatre
jours. Voici ses paroles fidèlement rapportées: Secundò autem sciendum quòd aliter
computant Hebræi annum, aliter Romanæ Ecclesiæ traditio; nam illi trecentorum
quinquaginta quatuor solùm dierum annum numerant. Notre réparateur de l'antiquité
s'est encore trompé en nous proposant l'autorité du sixième concile général tenu à
Constantinople, qu'il dit avoir canonisé l'antiquité des temps réglée sur la
version des Septante, lorsqu'il en a marqué ses actes, et qu'il a compté depuis la
création du monde jusqu'à Jésus-Christ cinq mille cinq cent huit ans, comme font
encore les Grecs d'aujourd'hui. Un peu plus d'attention l'aurait averti de ne point
confondre le sixième concile général tenu contre les Monothélites avec le Synode
qu'on nomme comnunément Quinisexta Synodus in Trullo (can. 3), dans lequel les
évêques Grecs assemblés par la seule autorité de l'empereur Justinien-le-Jeune, et
sans la participation du pape Sergius I qui était alors assis sur la chaire de S.
Pierre, selon l'opinion la plus commune et la plus probable, commencèrent à se
déchaîner, et firent un grand nombre de canons injurieux à l'église latine. Il lui
était très-aisé d'éviter cette faute, il n'avait qu'à se souvenir que le sixième
concile général ne fit aucun canon pour la police et la réformation de l'Église, et
qu'on se contenta d'y condamner l'hérésie de Monothélites. Ce furent les Grecs qui
lui attribuèrent ceux qu'ils firent dix ans après dans ce conciliabule, qu'ils
nommèrent aussi synodus quinisexta, [passage grec...], parce que, disaient-ils, il
suppléait à ce que le cinquième concile (où on traita seulement de l'affaire des
trois chapitres) et le sixième avaient omis. Ainsi cette prétendue canonisation de
la chronologie des Septante ne nous engage aucunement à la recevoir comme certaine
et infaillible; et l'on ne peut regarder cette déclaration que comme le sentiment
particulier des Grecs, qui se sont fait un honneur de suivre aveuglément partout la
version des Septante, parce qu'elle avait été faite dans leur langue. Mais tant
s'en faut que la supputation qu'on tire de la version des Septante ait été reçue et
approuvée de l'église romaine, et qu'elle l'ait préférée à celle qu'on tire du
texte hébreu et de notre Vulgate; que la célébre congrégation de l'Indice a, pour
ainsi dire, censuré en quelque sorte le troisième livre de S. Julien de Tolède
contre les Juifs, dans l'endroit où il tâche de prouver qu'il faut s'arrêter au
calcul des Septante en rejetant celui du texte hébreu. On y voit ces paroles à la
marge, vers le milieu du livre: Expunge glossam marginalem: CODICES 70 INTERPRETUM
HEBRÆIS PRÆFERENDI, et scribe: CAUTÈ LEGE. Nam certum est Ecclesiam catholicam in
Editione Vulgatâ approbare annorum rationem que est in codicibus Hebræis Gen. 5 et
11, cùm Vulgata egregiè Hebraico fonti consentiat in enumeratione et supputatione
temporum. Les notes qu'Antoine le-Conte, docteur et professeur en l'Université de
Bourges, qui vivait le siècle passé vers l'année 1576, a faites sur la chronologie
de S. Nicéphore, patriarche de Constantinople, ont eu le même sort, parce qu'il
prenait trop à cœur de défendre la chronologie de la version des Septante, et qu'il
semblait condamner celle du texte hébreu et de la Vulgate. Contius, dit l'Indice,
dùm nimio studio 70 Interpretum translationis chronologiam tuetur, non videt se
incautè Hebraici fontis et Vulgate editionis chronologiam labefactare, etc. Ce sont
là les véritables sentiments de l'église romaine, qui, comme l'on voit, sont bien
éloignés de ceux que notre réparateur de l'antiquité lui attribue. En effet, si
elle avait appris des apôtres que la chronologie des Septante dût être préférée à
toutes les autres; si elle avait jugé qu'elle fût nécessaire pour convaincre les
Juifs de la venue du Messie, et si elle approuvait et reconnaissait pour véritable
le sentiment des Pères qui ont compté plus de cinq mille ans depuis la création du
monde jusqu'à la naissance du Fils de Dieu, aurait-elle prononcé ces censures
contre ceux qui les imitent, et qui suivent et défendent ce qu'ils ont enseigné sur
ce sujet ? N'aurait-elle point changé dans notre version Vulgate, qu'elle propose
aujourd'hui aux Chrétiens, comme la règle de leur foi et de leurs mœurs, l'ordre
des années que nous y trouvons si conforme à l'hébreu, pour y introduire celui
qu'on voit dans la version des Septante, puisque sa condescendance et son amour
pour la paix et l'union des fidèles l'ont engagée à y faire des changements de bien
moindre conséquence, et d'y ajouter plusieurs choses tirées de l'ancienne Italique,
depuis qu'elle est sortie des mains de S. Jérôme? Et même ce saint interprète et S.
Augustin après lui auraient-ils défendu avec tant de force les années du texte
hébreu, s'ils avaient reconnu tous ces avantages dans celles de la version des
Septante? ils savaient quels étaient les sentiments des églises de leur temps,
qu'on y suivait communément la chronologie des Septante; on a même fait cette
objection à S. Augustin; et cependant ils se sont fortement opposés à cette
coutume, parce qu'ils ont reconnu qu'elle ne venait que d'une trop grande attache à
cette ancienne version qui faisait qu'on se portait aveuglément à la soutenir, dans
les fautes mêmes des copistes. Mais après tout, s'il est constant que le
Martyrologe romain nous propose le veritable sentiment de l'Église romaine dans la
chronologie, et si l'on a tort de s'en éloigner, pourquoi notre réparateur de
l'antiquité ne le suit-il donc pas? Et pourquoi nous donne-t-il une supputation
depuis la création du monde jusqu'à Notre-Seigneur, qui excède de près de sept
cents ans celle du Martyrologe romain? Quelle raison a-t-il d'invectiver si souvent
contre Eusèbe de Césarée, qui en est l'auteur, et de le reprendre d'avoir osé
resserrer l'antiquité des temps, et d'avoir retranché environ trois siècles pour
faire Moïse contemporain de Cécrops, contre l'autorité expresse de tous les anciens
qui l'ont mis au temps d'Inachus premier roi d'Argos; d'ètre tombé dans l'erreur en
omettant Caïnan du nombre des descendants de Noë? s'il a tant de respect pour les
sentiments de l'église romaine, il devait nous donner l'exemple le premier en les
suivant. Mais enfin, quand il blàme de la sorte la conduite d'Eusèbe, ne voit-il
point qu'il accuse en même-temps la conduite de l'église romaine, qu'il assure
avoir embrassée, et suivre encore aujourd'hui la supputation de cet évêque de
Césarée,
et qu'ainsi il tombe dans la même faute qu'il reproche aux Chronologistes qui
s'attachent au texte Hébreu et à la Vulgate? du moins si le calcul d'Eusèbe et du
Martyrologe romain ne lui plaisait point à cause qu'il est trop resserré, il devait
s'en tenir à celui que Jules-l'Africain avait aussi tiré de la version des
Septante, et ne point ajouter près de quatre cents ans, puisqu'il avoue qu'il est
le plus ancien, et qu'il a été suivi de toutes les églises d'Orient et des plus
considérables d'entre les Pères. Quelle raison a-t-il de blàmer ceux qui suivent le
texte hébreu et la Vulgate, et de les traiter comme des sectateurs de nouveautés
puisqu'il ne fait point difficulté de s'éloigner de ce qu'il soutient avoir été une
espèce de tradition autorisée de tous les anciens chrétiens, Juifs et profanes,
sans aucun autre fondement que ses propres conjectures: au lieu que nos nouveaux
chronologistes ne s'appuient que sur une version que l'Église a déclarée
authentique, et commandé à tous les fidèles de recevoir avec respect? Je crois que
tout ce que j'ai dit jusqu'ici dans les deux parties de ce petit ouvrage, pour la
défense du texte hébreu et de notre version Vulgate, sera suffisant pour convaincre
entièrement les esprits qui ne cherchent que la vérité. Je finirais ici si l'auteur
de l'Antiquité des Temps ne me donnait sujet d'ajouter quelques réflexions sur deux
ou trois endroits de son livre. Il ne s'agit plus de maintenir l'intégrité des
Écritures Saintes, mais seulement de faire voir que les preuves sur lesquelles il y
établit son sentiment ne sont point sans réplique, comme il se l'imagine. Je
m'arrêterai premièrement à examiner l'étendue qu'il donne au temps qui s'est écoulé
depuis la sortie des Israélites de l'Égypte jusqu'à la fondation du temple de
Salomon. Il dit que tout cet espace a duré 873 ans, parce qu'il prétend qu'il y a
eu plusieurs anarchies ou interrègnes depuis la mort de Josué jusqu'à Samuel, qui
ont été fort longues. Je conviendrai toujours avec lui, qu'il y a eu des anarchies
pendant le temps des juges; mais je ne crois point qu'il puisse jamais prouver, par
quelque raison solide et efficace, qu'elles aient duré tout le temps qu'il leur
donne dans sa Chronologie; et il me semble, au contraire, que tout ce qu'il en dit
est sans fondement, et ne peut être accordé avec l'Écriture Sainte. Premièrement,
la raison sur laquelle il appuie sa conjecture, et qui le porte à étendre ses
anarchies comme il fait, semble tomber d'elle-même. Voici comme il parle dans le
chap. 8, pag. 71: "Il y en a eu avant les servitudes, dont Dieu ne les affligeait
que pour châtier le crime d'impiété et d'idolâtrie, auquel ils s'abandonnaient
insensiblement après la mort de chaque juge. Car, de s'imaginer qu'incontinent
après, ou dès la mème année, le peuple d'Israël retombât dans la captivité, c'est
ce qui n'est nullement coryable. L'Écriture dit que, sous ces juges, ils étaient en
repos, et que Dieu faisait éclater suur eux sa miséricorde, parce qu'ils étaient
revenus à lui. Après leur mort ils retournaient aux superstitions des Chananéens,
et faisaient pis que leurs pères. Postquàm autem mortuus esset judex,
revertebantur, et multò faciebant pejora quàm fecerant patres, eorum sequentes deos
alienos, et servientes eis, et adorantes illos." Tout cela prouve, à la vérité,
qu'il y a eu des anarchies du temps des juges, mais non pas qu'elles ont été
longues, comme l'auteur voudrait le conclure. En effet, je trouve dans le même
chapitre du livre des Juges, que ce peuple ingrat et inclin à l'idolàtrie, ne
tardait guère après la mort de ces saints personnages de s'y laisser aller, et même
qu'ils commençaient à y retomber de leur vivant. Suscitavitque Dominus judices, dit
l'Écriture, qui liberarent eos de vastantium manibus; sed nec eos audire voluerunt,
fornicantes cum diis alienis, et adorantes eos. CITÒ (et non pas insensiblement,
comme dit l'auteur) deseruerunt viam per quam ingressi sunt patres eorum...; non
dimiserunt adinventiones suas, et viam durissimam, per quam ambulare consueverunt.
On voit par ces paroles, que la coutume invétérée de mal faire, les entraînait dès
aussitôt qu'ils n'avaient plus personne qui veillât sur leur conduite, et même que
la présence et les instructions salutaires de leurs juges n'étaient pas capables de
les arrêter. Cela parut immédiatement après la mort de Gédéon (Jud. 9), lorsque les
Sichémites tirèrent une grande somme d'argent du temple de leur idole Baal-Berith,
et lorsqu'ils voulurent élever Abimélech à la royauté; et il semble, par cette
histoire, que ce temple subsistait du vivant de Gédéon, et même qu'il était ouvert
et entretenu avant là mort de ce grand homme. Si les Hébreux étaient si prompts à
offenser Dieu, il ne différait pas longtemps à leur en faire sentir la peine. Les
exemples fréquents des punitions dont il châtiait leurs crimes sont une preuve
manifeste qu'il ne tardait pas des vingt, trente, quarante et cinquante ans à les
châtier. Cette longue durée des anarchies me parait encore contraire à l'Écriture.
Nous lisons dans le chapitre 11 du livre des Juges, que Jephté étant prêt à faire
la guerre au roi des Ammonites, qui contestait aux Israélites plusieurs terres an-
delà du Jourdain, lui fit représenter par ses ambassadeurs que ces terres ne lui
appartenaient pas, et qu'il ne pouvait avoir aucunes prétentions sur elles, parce
qu'elles n'avaient jamais appartenu aux Ammonites; mais que Moïse les avait
conquises sur Séhon, roi des Amorrhéens, et que les Hébreux en avaient jusqu'alors
joui paisiblement pendant trois cents ans, per trecentos annes. Josèphe dit la même
chose au livre 5 de ses Antiquités, chap. 9: [passage grec...]; et cependant
l'auteur compte plus de cinq cents ans depuis la mort de Moïse jusqu'au
gouvernement de Jephté, par la durée qu'il a donnée à ses anarchies. Si cet espace
de temps avait été si grand, ce Juge s'en serait sans doute servi pour établir son
droit par une possession si ancienne et si paisible, qu'elle semble en avoir été le
principal fondement. Il faut cependant avouer ingénument que le temps qui s'est
écoulé depuis la sortie d'Égypte jusqu'à la fondation du temple de Salomon, a été
plus long que nos chronologistes modernes ne l'ont cru, qui ne comptent que quatre
cent quatre-vingts ans, comme il est marqué au sixième chapitre du troisième livre
des Rois. Mais il ne s'ensuit pas de là ce que notre savant évêque de Canarie, et
plusieurs autres out soutenu que cet endroit du troisième livre des Rois soit
corrompu. Eusèbe de Césarée nous assure dans sa Chronologie avoir appris des Juifs
de son temps, que ces quatre cent quatre-vingts ans ne marquaient que les années
qu'ils avaient été gouvernés par des chefs, sans y comprendre celles qu'ils avaient
passées dans la servitude: [passage grec...]. Tout ce que je viens de dire est plus
que suffisant pour accorder cet endroit du troisième livre des Rois avec ce qui est
rapporté dans le texte grec des Actes, chapitre 13, que saint Paul, parlant dans la
synagogue d'Antioche de Pisidie, dit que Dieu ayant distribué aux tribus d'Israël
la terre de Chanaan, il leur donna des juges pendant quatre cent cinquante ans ou
environ, [passage grec...]. Supposé que ce passage soit entier et sans faute, et
qu'on doive le préférer à ce que porte la Vulgate, que le temps des Juges commença
environ quatre cent cinquante ans après la vocation d'Abraham; et destruens gentes
septem in terrâ Chanaan, sorte distribuit eis terram eorum quasi post quadringentos
et quinquaginta annos, et post hæc dedit judices usque ad Samuel prophetam. Cela,
dis-je, est plus que suffisant pour accorder ces deux passages de l'Écriture
ensemble, sans qu'il soit nécessaire d'étendre le temps qui s'est passé depuis la
sortie d'Égypte jusqu'à la quatrième année du règne de Salomon, dans laquelle il
jeta les fondements du temple, jusqu'au nombre de 873 ans, comme a fait notre
chronologiste, ni de soutenir, avec notre cardinal Cajetain, qu'il faut lire dans
cet endroit des Actes [passage grec...], trois cent cinquante ans, au lieu de
[passage grec...], quatre cent cinquante ans. On peut donc dire avec Eusèbe que
l'écrivain sacré qui a composé la troisième livre des Rois, n'a fait mention au
chapitre 6, que des années que les Juifs n'ont point été soumis aux étrangers
depuis leur délivrance de l'Égypte, et que saint Paul n'a point fait difficulté de
les comprendre avec les autres. En effet, on trouve environ quatre cent cinquante
ans depuis la division de la terre faite par Josué jusqu'à la fin du gouvernement
de Samuel, c'est-à-dire, jusqu'au second couronnement de Saül. Comme néanmoins je
fais profession de défendre notre version Vulgate contre l'auteur de l'Antiquité
des Temps, je rapporterai en peu de mots les remarques que j'ai faites sur cet
endroit des Actes des Apôtres, pour confirmer ce que nous lisons dans cette version
latine. Le célèbre Walion, faisant le recueil des diverses leçons qui se trouvent
dans les différents exemplaires, et manuscrits grecs du Nouveau-Testament, en cite
plusieurs, dans lesquels on lit ici, comme dans notre Vulgate, que "Dieu donna des
juges à son peuple: environ quatre cent cinquante ans après la vocation de leurs
pères." Sorte distribuit eis terram eorum, quasi post quadringentos et quinquaginta
annos: et post hæc dedit judices usque ad Samuel prophetam. De sorte que
l'antiquité de cette traduction latine, jointe aux autorités de ces anciens
exemplaires, semble décider en sa faveur, et ne permet point qu'on s'en éloigne en
cette occasion avec tant de liberté. Après cette digression, il ne sera point
inutile de faire voir encore le peu d'apparence qu'il y a que les anciens de Juda
aient gouverné le peuple d'lsraël pendant l'espace de cinquante ans après la mort
de Josué, et qu'il y ait eu après ce temps une anarchie de trente-cinq ans. Car
premièrement l'hébreu porte seulement que ces anciens survécurent à Josué
(Jos. ult. et Jud. 2), sans nous donner à connaître que cette survivance ait duré
si longtemps; qui prolongaverunt dies suos post Josue. Secondement, si cela était,
il s'ensuivrait qu'Othoniel aurait commencé à juger le peuple à l'âge de cent
trente ans, qu'il serait décédé âgé de cent septante ans au moins, ce qui paraît
assez peu vraisemblable, d'autant que la vie des hommes était alors beaucoup
diminuée. La raison de tout ceci est que quand Othoniel assiégea et prit (Jos. 15)
la ville de Cariath-Sepher (qui fut depuis nommée Dabir) dans l'espérance d'épouser
Axa, fille de Caleb, il était sans doute dans un âge compétent pour conduire cette
entreprise, que l'Écriture nous donne à connaître avoir été assez difficile; ainsi
il devait du moins être alors âgé de trente-cinq ans. D'ailleurs cette expédition
se fit du vivant même de Josué; de sorte que, quand bien même Josué n'aurait vécu
que cinq ans après, Othoniel devait avoir environ quarante ans à la mort de ce
saint homme. Joignez-y maintenant les cinquante années du gouvernement des anciens
de Juda, les trente-cinq d'anarchie que notre auteur dit avoir suivies, et les huit
autres de servitude sous Chusan-Resathaim, roi de Mésopotamie, dont l'Écriture fait
mention, et vous trouverez plus de cent trente ans jusqu'au règne d'Othoniel, qui
en dura quarante entiers après qu'il eut délivré les Hébreux de la servitude de ce
prince. Ce qui fait en tout plus de cent soixante-dix ans. L'on pourrait m'objecter
que je me suis trompé lorsque j'ai avancé qu'Othoniel prit Dabir du vivant de
Josué, d'autant que cette histoire est encore rapportée au premier chapitre du
livre des Juges, après celle de la défaite d'Adonibesech, qui n'est arrivée que
depuis la mort de ce grand capitaine, post mortem Josue. C'est aussi ce qui semble
que notre auteur a supposé, quand il a dit que Caleb (qui donna sa fille en mariage
à Othoniel après la prise de cette ville) a fait puissamment la guerre aux
Chananéens après la mort de Josué, et qu'il y a employé environ vingt ans; de sorte
qu'on ne sera point obligé de croire qu'Othoniel fût déjà âgé de quarante ans quand
Josué décéda. Il n'y a personne, à la vérité, qui ne trouve cela assez
vraisemblable, si on ne prend garde en même temps que tout ce qu'on lit dans le
livre des Juges depuis la défaite d'Adonibesech jusque vers le milieu du chapitre
2, n'est qu'une récapitulation de ce qui s'est passé de plus considérable depuis la
division de la terre de Chanaan jusqu'au décès de Josué, qui est encore répétée au
neuvième verset du même chapitre dans les mêmes termes qu'elle est rapportée à la
fin du livre qui porte son nom. Il ne faut que lire les chapitres 10, 11 et 12 du
même livre de Josué pour être convaincu que ce grand homme vivait encore lorsque la
ville de de Dabir fut conquise. Je n'aurais jamais fait, si j'examinais toutes les
parties de sa Chronologie, qu'il a disposées selon ses propres lumières, en
s'éloignant du sentiment des autres. Comme, par exemple, qui lui a dit qu'Ahod ait
gouverné les Israélites pendant quatre-vingts ans, et qu'il y eut ensuite une
anarchie d'environ trente-sept ans? Je lis, à la vérité, dans l'Écriture, que la
terre fut en paix quatre-vingts ans après qu'Ahod eut humilié les Moabites:
Humiliatusque est Moab in die illâ sub manu Israel, et quievit terra octoginta
annis; mais je ne trouve point que ce règne ait duré si longtemps; et par la façon
de parler de l'Écriture, il semble que l'interrègne qui s'est passé jusqu'à la
servitude sous les Chananéens, qui dura vingt ans, doit être compris dans les
quatre-vingts ans, et quievit terra octoginta annis. Quel fondement pouvait-il
encore avoir pour placer une anarchie de cinquante ans entre le temps du
gouvernement d'Abdou, onzième juge des Israélites, et leur servitude sous les
Philistins, qui dura quarante ans, puisqu'il avoue lui-même qu'il n'y a que la
dernière anarchie entre Héli et Samuel, qui soit marquée dans l'Écriture. Il semble
néanmoins que notre réparateur de l'antiquité est beaucoup mieux appuyé, quand il
soutient que le règne de Salomon a duré quatre-vingts ans, quoique l'Écriture ne
lui en donne que quarante. Il a Josèphe et Pierre Comestor de son côté, car
Théodoret et Procops de Gaza, qu'il cite aussi, ne font que rapporter le sentiment
de Josèphe, sans se déterminer en sa faveur. Il se sert de l'argument qui fut un
jour proposé à S. Jérôme par l'évêque Vital, qui ne pouvait comprendre que Salomon
qui, selon les traditions des Juifs, n'avait que douze ans quand il fut élevé sur
le trône, soit décédé à l'âge de cinquante-deux ans, et eût laissé Roboam, son
fils, âgé de quarante-un ans, parce qu'il s'ensuivrait qu'il l'aurait eu dès l'âge
de onze ans; ce qui paraît très-difficile à croire. Il confirme cela sur ce que
Salomon n'épousa les femmes étrangères, ni par conséquent Naama, Ammonite et mère
de Roboam, que lorsqu'il était déjà sur l'age, selon ces paroles de l'Écriture: Rex
Salomon adamavit mulieres alienigenas multas, et averterunt mulieres cor ejus,
cùmque jam senex esset, depravatum est cor ejus per mulieres; d'où il conclut que
ce que dit Josèphe est véritable, que Salomon vécut nonante-quatre ans, qu'il régna
seul depuis la mort de David son père, pendant quatre-vingts ans, et qu'il n'eut
Roboam qu'à la cinquante-troisième année de son age; mais il ajoute que l'Écriture
n'a fait mention que des quarante ans qu'il a passés dans la piété, à peu près
comme lorsqu'elle dit dans un autre endroit que Saül n'a régné que deux ans,
quoiqu'il en eût été vingt sur le trône. Ces raisons paraissent assez bonnes, mais
il semble qu'elles ne sont point sans réplique. Car, premièrement, Josèphe ne s'est
point seulement arrêté à ce qu'il avait appris dans les archives de sa nation,
lorsqu'il a composé son histoire; il a encore suivi ses propres lumières et ses
conjectures; et comme celles que notre auteur nous propose sont assez plausibles,
et qu'elles en ont attiré plusieurs dans le même sentiment, et entre autres Pierre
Comestor, qu'il nous cite, elles ont pu y engager aussi cet historien juif.
Plusieurs ont cru satisfaire suffisamment à cette difficulté, en disant qu'il s'est
glissé une faute dans les exemplaires hébreux, au chapitre 14 du troisième livre
des Rois, et au 12 du deuxième livre des Paralipomènes, et qu'il y faut lire que
Roboam était âgé de vingt et un ou de trente et un an quand il monta sur le trône,
au lieu qu'on lui en donne quarante et un, de la même manière qu'on trouve dans le
chapitre 22 du même livre des Paralipomènes, qu'Ochosias, roi de Juda, avait
quarante-deux ans quand il succéda à Joram son père, quoique selon ce qui est
rapporté au quatrième livre des Rois, chapitre 8, et selon la vérité de l'histoire,
il n'en eût que vingt-deux; car autrement il aurait été au monde devant son père,
qui ne vécut que quarante ans. On peut même appuyer ceci sur ce qu'Abia, fils de
Roboam, reprochant aux dix tribus leur séparation d'avec celle de Juda, de Benjamin
et de Lévi, dit que Jéroboam les y avait engagées dans le temps que Roboam était
encore jeune, et qu'il ne pouvait leur résister ou, comme porte la version des
Septante, [passage grec...], et sur ce que nous lisons, que les jeunes gens qui lui
conseillèrent de refuser au peuple la relaxation des tributs que son père leur
avait imposés étaient de son age, et avaient été élevés avec lui, et par conséquent
il n'y a point d'apparence qu'il fût alors âgé de quarante et un ans. Mais sans en
venir à cette réponse, qui peut donner occasion à de nouvelles difficultés, il est
bon de remarquer que les écrivains sacrés se sont souvent contentés de nous donner
le nombre rond et principal au lieu du total, comme celui de quarante, au lieu de
quarante et un, quarante-deux, etc., jusqu'à cinquante, qu'ils ne nous ont point
aussi fait mention des mois et des jours qui cependant, par leur multiplication,
forment des années entières; et que les quarante ans que l’Écriture donne au règne
de Salomon, n'ont commencé que lorsqu'il régna seul après la mort de David son
père, c'est-à-dire, lorsqu'il était âgé de quinze ans ou environ. Cela supposé, je
dis que Salomon engendra Roboam à l'âge de dix-sept ou de dix-huit ans, et qu'il a
vécu en tout environ soixante ans; il n'y a rien d'incroyable en cela. Car,
premièrement, Roboam étant l'ainé de ses frères, l'on doit supposer que Naama fut
une des premières femmes de Salomon, qu'il avait épousée au commencement de son
règne. Elle était, à la vérité, étrangère et Ammonite, mais il la prit comme il
prit en même temps la fille de Pharaon, roi d'Égypte, et comme David son père avait
pris la fille de Tolmai, roi de Gessur, nommée Maacha, dont il eut Absalon. Il
pouvait même le faire légitimement, ou parce qu'elle était du nombre des captives
qui furent amenées de la ville de Rabbath quand David l'eut conquise, et qu'ainsi
la loi lui permettait de l'épouser, ou bien parce que, si nous nous en rapportons à
la version des Septante, elle était la nièce d'un homme de bien, appelé Sobi,
intime ami de David, qui l'avait établi roi des Ammonites, à la place de Naas son
frère, selon le livre des Traditions judaïques sur les livres des Rois, attribué à
S. Jérôme. Il fut même un de ceux qui vinrent au-devant de lui, lorsqu'il fuyait
devant Absalon, et lui fournit les choses dont il avait besoin dans le désert, pour
lui et pour tous ceux qui l'accompaguaient. L'on remarque encore que l'Écriture ne
dit pas, au chapitre 11 du troisième livre des Rois, que Salomon épousa les femmes
étrangères dans sa vieillesse, mais seulement que ce fut alors qu'elles
corrompirent son cœur et le firent tomber dans l'idolâtrie. La fille même de
Pharaon qu'il avait prise dès sa jeunesse et avant qu'il bâtit le temple, fut une
des premières qui contribuérent à sa perte, comme il est porté expresséinent dans
le même endroit, que l'auteur n'a point rapporté assez fidèlement. Enfin, quelle
apparence
que Salomon, ayant commencé ses débauches inouïes à l'âge de plus de cinquante
ans, les ait continuées l'espace de quarante ans entiers, c'est-à-dire, jusqu'à
l'âge de quatre-vingt quatorze ans, et que d'ailleurs Aduram (que les Septante
nomment Adoniram), qui avait exercé la charge de surintendant des finances du
vivant même de David, et qui, par conséquent, était dès lors dans un âge assez
avancé pour tenir un emploi de cette importance, eût vécu encore les quatre-vingts
ans du règne de Salomon, dans les mêmes fonctions, pour être à la fin
malheureusement lapidé sous Roboam par le peuple des dix tribus, comme il est
rapporté au troisième livre des Rois, chap. 4 ct 12, et au l. 2 des Paralipomènes,
chap. 10. Si toutes ces raisons ne sont point assez convaincantes, il me semble
qu'elles ne sont point à mépriser, et que du moins elles sont suffisantes pour
affaiblir toutes celles que notre réparateur de l'antiquité a proposées pour
établir son sentiment. Après toutes les réflexions que je viens de faire sur sa
Chronologie, je laisse maintenant à penser si l'on y peut trouver quelque
assurance, puisque sans parler des quinze cents ans qu'il donne aux premiers
patriarches, en s'attachant à la version des Septante, i' la augmentée, dans le
quatrième et cinquième âge du monde, de plus de trois cents ans, sans aucune raison
solide et valable, bien loin de nous en donner des démonstrations, comme les
chronologistes le prétendent ordinairement. Ainsi l'on peut dire qu'il est tombé
dans la faute que Denis d'Halicarnasse l'avait averti d'éviter, non pas en
retranchant plusieurs siècles, mais en les y ajoutant, sans autre raison que parce
qu'il a voulu étendre la durée des temps: In supputatione temporum ferendum est si
quis paucis annis fallatur in retustâ et multorum annorum Historia; sed totis
duabus ant tribus ætatibus à vero aberrare non permittitur. Je ne m'arrêterai point
ici à examiner si cette règle est juste et véritable, ni si notre auteur a eu sujet
de la proposer pour condamner ceux qui, en suivant le texte hébreu et la Vulgate,
ont ôté quinze siècles de l'histoire des temps; il suffit de dire qu'ils ont eu de
puissantes raisons pour en user de la sorte, au lieu qu'il ne s'est appuyé que sur
de très-faibles conjectures, quand il a ajouté trois siècles entiers plus que les
autres chronologistes anciens ou modernes n'ont jamais compté.

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