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CENTRE LIBÉRAL SPIRITUALISTE

FRANÇAIS

Raoul Audouin

LES LOIS
DE LA LIBERTE
Libéral et croyant,
pourquoi?

EDITIONS DE L'
INSTITUT ÉCONOMIQUE DE PARIS
© Copyright by
Editions de l'Institut Economique de Paris
. 1985 .
Le Centre Libéral Spiritualiste
Français
Fondée en 1947, cette association (sans but lucratif, régie par la
Loi du 1er juillet 1901) reçut alors pour objectif statutaire « l'étude et
la diffusion de la pensée libérale fondée sur les principes spiritualistes
de la civilisation occidentale ». Elle s'offrait comme un « Point de
rencontre» (son appellation initiale), aux croyants et aux agnostiques
que préoccupait le bouleversement des assises morales et juridiques de
la société par les divers courants matérialistes.
Trois de ses dirigeants ayant été cooptés par la Société du Mont
Pèlerin - forum mondial des libéraux fondé également en 1947 - le
C.L.S.F. s'est acquis une audience internationale; mais en France, il
n'a pu faire plus que de maintenir un foyer intellectuel intransigeant,
pendant tout un tiers de siècle de prépondérance du dirigisme.
Ce petit livre présente un condensé des approfondissements doc-
trinaux réalisés pendant cette « traversée du désert», avec l'espoir que
dans le renouveau actuel du libéralisme, des hommes et des femmes
plus jeunes viendront poursuivre l'œuvre de réconciliation entre les
libertés temporelles et la recherche de l'épanouissement spirituel.
Pour toute prise de contact, écrire à Raoul Audouin, cio Institut
Economique de Paris, 35, avenue Mac Mahon, 75017 Paris.

L'auteur
Né à Rouen en 1907, Raoul Audouin a servi la cause libérale
depuis 1938, et assumé la présidence du C.L.S.F. au décès du Fonda-
teur Pierre Lhoste-Lachaume, en 1973, Il est surtout connu pour ses
traductions d'ouvrages fondamentaux de Ludwig von Mises et de Frie-
drich A. Hayek, les inspirateurs des Nouveaux Economistes.

Les opinions exprimées dans les publications de l'Institut Econo-


mique de Paris sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessaire-
ment les points de vue de l'Institut.
A la mémoire de
Wilhelm ROEPKE
Daniel VILLEY
Pierre LHOSTE-LACHAUME
SOMMAIRE

Pages
Préambule : Pourquoi ce livre ? •• ......... ...... ••• ............. ...... Il

CHAPITRE 1

REPERAGE INITIAL................................................... 13
Azimut: liberté ................................... ......................... 14
La comparaison du tripode ..............................................- 15

CHAPITRE II

L'ORDRE SPONTANE DE L'ECONOMIE ....................... 19


Le dos au mur .............................................................. 19
Biologie du marché. .. .. .. . .. .. .. .. .. . . . . . .... .. .. . . . . . . . . . . .. . .. . .. .. . ... . 20
Nature et fonctions du capital.... ...................................... 21
Salaire, profit, faillite..................................................... 22
La gangrène de la fausse monnaie...................................... 23

CHAPITRE III

L'ORDRE JURIDIQUE DES NATIONS ........................... 27


L'ascension du Minotaure ............................................... 27
La percée libérale.. .. .. . . ... .. .. . . . ... . . .. .... . . .. .. . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . 28
L'impasse des « Nations Unies» ...................................... 29
Impuissance du gigantisme.............................................. 31
Le Minotaure démythifié................................................. 32
L'Etat omniprésent étouffe la société .... ............................. 33
Le domaine de la subsidiarité ........................................... 34
La complémentarité, principe universel............................... 35

9
CHAPITRE IV

L'ORDRE ETHIQUE DES SOCIETES ............................. 39


La dimension morale..................................................... 39
La force des mœurs....................................................... 40
L'évolution culturelle..................................................... 41
Vers un « Droit des gens »........... ................... ............ ..... 42
Lois et devoirs.............................................................. 43
L'éthique des devoirs d'état ......... .................................... 44
Un devoir négligé crée un danger ....................................... 46

CHAPITRE V

UNE CLEF DE VOÛTE SPIRITUELLE............................ 47


La dimension métaphysique............................................. 48
Plus loin que l'Utile ....................................................... 49
Plus haut que les Lois..................................................... 50
Ce que cela changerait à l'existence ........... ........ ................. 52

CONCLUSION

LE PACTE NECESSAIRE ............................................. 55

Postface (sur la foi de l'auteur) « Parabole des vitraux» ......... 57

Bibliographie............................................................... 59

10
PREAMBULE

POURQUOI CE LIVRE?

... parce que trop gens de bonne volonté oublient que l'on
ne peut supprimer que ce que l'on remplace. Beaucoup souhai-
tent aujourd'hui, à juste titre, que soit répudié le
« tout-à-l'Etat » - mais ce que l'Etat ne devra plus faire, qui en
aura la charge ?
Rien de décisif ne peut venir des redistributions de pou-
voirs plus ou moins amorcées: concertations étatico-
syndicalo-corporatives, décentralisation à divers échelons,
autorités infra - ou supra - gouvernementales etc., ne sont que
des pseudo-remèdes qui passent à côté du mal profond.
Il s'agit, non pas de changer les dépositaires du pouvoir,
mais de ramener le Pouvoir lui-même à son champ normal
d'exercice, à sa fonction propre dans les sociétés humaines. Le
recours automatique à ses procédures - électorale, législative,
administrative, fiscale, monétaire - est la monomanie de notre
époque, la drogue intellectuelle de nos civilisations matérialis-
tes. Pour enrayer ce mal, il faut rendre leur place aux autres
modes d'impulsion et de coordination des activités.
Le danger est pressant, car l'HYPERTROPHIE du pou-
VOIR multiplie les ambitions et les heurts - et suscite ainsi
l'apparition de son frère ennemi, le TERRORISME, qui s'atta-
que à la racine nourricière de la vie en société : la CON-
FIANCE de l'homme dans son semblable.
L'objet de ce petit livre est de présenter une perspective
d'ensemble des institutions - économiques, juridiques et mora-
les - dont il faudra restaurer la COMPLÉMENTARITÉ, mot-
clef de notre recherche d'un équilibre pour une Société d'Hom-
mes Libres.

11
Chapitre 1

Repérage initial

Naguère en France, comme dans beaucoup de pays latins,


les libéraux étaient souvent anticléricaux, et les croyants étaient
plutôt hostiles au libéralisme - séquelle de la lutte entre les
républicains et les monarchistes qui, au dix-neuvième siècle,
avait accumulé les incompréhensions entre les théoriciens du
volontarisme jacobin, et ceux du traditionalisme catholique.
Malgré l'union sacrée de 1914-1918, le conflit s'est ranimé sous
la forme d'une guerre larvée entre l'enseignement public et le
privé. Le pays a récemment marqué son rejet d'un fanatisme
désuet, mais la cause de la liberté (sans adjectiO continue de
pâtir d'un clivage dont profitent les tenants du totalitarisme, à
gauche ou à droite.
Essayons de raisonner sans passion. L'Histoire ne nous
montre aucun Age d'Or, mais des tâtonnements et des réussites
plus ou moins durables, tant au plan collectif que dans les des-
tinées personnelles. II faut s'arranger pour vivre, et le plu,s sou-
vent décider d'urgence. Qu'il soit roi ou mendiant, celui qui
décide ignore à peu près tout des causes innombrables de la
situation à laquelle il réagit, et des conséquences un peu éloi-
gnées de la décision qu'il doit prendre. Chacun ne connaît vrai-
ment que les ressources momentanées de son cadre de vie, et les

13
leçons ambiguës de son expérience personnelle. Pour nous gui-
der dans ce brouillard, quant au choix des moyens nous avons
un radar: les prix du marché; et quant aux objectifs et par-
cours, le vieux portulan des règles morales et de la sagesse
populaire. Si frustes qu'ils soient, ces instruments de pilotage
individuel ont fait leurs preuves, et c'est pour avoir méconnu
feur efficacité que les générations de l'entre-deux-·guerres se
sont fourvoyées; elles ont cru pouvoir éluder les responsabili-
tés personnelles et familiales, par la fonctionnarisation de la vie
sociale et la prétendue « maîtrise de la monnaie ».
Il est vrai que le premier conflit mondial avait déjà dislo-
qué l'univers mental de la « belle époque» ; l'intelligentsia
commença de tourner en dérision la décence privée et publi-
que; les gouvernants prirent l'habitude du cours forcé, des
dévaluations et des « moratoires ». La seconde guerre mon-
diale laissa l'Europe mutilée, les économies plus qu'à demi éta-
tisées, déséquilibrées par l'impulsion que l'effort militaire avait
donnée au progrès des techniques. Trente années (<< glorieu-
ses ») de croissance accélérée suivirent, en partie grâce à
l'ouverture des frontières douanières, mais aussi à un recours
effréné au crédit et à l'inflation. Comment de tels bouleverse-
ments n'auraient-ils pas engendré une hantise de « garanties»
sociales et de jouissance immédiate? Personne n'a vraiment
voulu renoncer à la magie d'un dirigisme qui semblait avoir éli-
miné les « crises du capitalisme » ... Les décombres sont main-
tenant sous nos yeux, et ils obstruent dramatiqueme,nt les che-
mins de la jeunesse. Cherchons à lui proposer autre chose que
les replâtrages de la social-démocratie.

AZIMUT: LIBERTÉ

Bien des étudiants ont tâté d'un marxisme qui se préten-


dait une philosophie globale de l'homme majeur dans une
société rationnelle. Sa faillite désormais évidente rouvre la voie
à l'idéal d'une Société libre authentiquement humaniste; il ne
s'agit pas de bâtir un nouvel Eden, mais d'assainir nos institu-
tions et nos manières de vivre, de telle sorte que ces jeunes
hommes et jeunes femmes ne soient plus entravés dans' leurs
efforts de développement et de promotion personnelle. Nous

14
aurons, avec eux, à retrouver des bornes oubliées, à refaire un
ordre qui ne consolide pas trop d'injustices, à abaisser les fron-
tières sans submerger les communautés. Les solutions ne sont
pas données à l'avance; mais c'est le propre de la liberté que
d'être un instrument d'exploration du possible, trouvant ainsi
des issues où personne n'en soupçonnait.
L'obstacle le plus insidieux se trouve dans la perversion du
vocabulaire par la propagande révolutionnaire : on ne parle
pas de liberté, mais de droits acquis ou à « conquérir» ; on ne
se proclame plus immoraliste, on dénonce l'hypocrisie des
bourgeois; on n'est pas matérialiste, ni « partageux », on
réclame pour les multitudes un confort croissant (à l'ancien-
neté) ; on ne fait plus de « l'agitation-propagande », on désta-
bilise des pouvoirs anti-démocratiques ... Nous chercherons ici
à « coller au réel », tout en affirmant clairement que la vie de
l'homme a un sens plus large et plus haut que sa seule fonction
temporelle et sociale ; et nous souhaitons montrer que les insti-
tutions doivent tenir compte de cette finalité spirituelle, pour
que nos sociétés retrouvent un degré salubre de stabilité.

LA COMPARAISON DU TRIPODE

FOCH disait qu'un bon croquis vaut mieux qu'un long


rapport. Un solide est en équilibre stable lorsque la verticale de
son centre de gravité passe à l'intérieur d'un triangle de susten-
tation. Pour la Société libre, les sommets du triangle de susten-
tation sont le Marché, la Loi et la Morale. Le centre de gravité,
c'est l'idéal commun situé plus ou moins haut sur la « dimen-
sion verticale » de l'homme. Ce schéma nous servira d'itiné-
raire au cours des trois chapitres économique, politique et
moral, conduisant à leur « clef de voilte » spirituelle. .
Toutefois, il faut garder à l'esprit que la « Société », la
« Liberté » sont des concepts, des outils de pensée à propos des
phénomènes de la vie dans une collectivité ; leur substance est
psychique et non pas matérielle, leur réalité est uniquement
faite d'actions d'hommes en chair et en os, agissant tantôt
comme individus privés, tantôt comme sujets politiques. Le

15
« Marché » est fait d~ jugements de convenance bilatéraux ; la
« Loi » est faite de jùgements collégiaux de commune utilité ;
la « Morale », de jugements de valeur communs aux personnes
du gro\Jpe considéré, qui se les transmettent de génération en
génération. La pierre de touche de tous ces jugements est
l'expérience historique; c'est pourquoi il faut se garder du
« constructivisme » qui prétend bâtir « rationnellc~ment » les
institutions en faisant « table rase du passé ».
Il faut aussi souligner le caractère évolutif des créations
collectives telles que le Droit et, à un moindre degré, le Marché
et la Morale; elles ne sont d'ailleurs pas étanches les unes aux
autres. Ce sont néanmoins trois catégories d'institutions qui,
prises ensemble, ·rendent les libertés concrètes possibles en les
protégeant contre la démesure.

Reste à préciser ce que nous entendons par « liberté », en


quelque domaine que ce soit. L'homme qui va agir choisit un
but, des moyens, escompte des résultats et prend le risque de
sanctions possibles. Objectivement, sa libeité est : possibilité
d'opérer ces choix sans opposition d'autrui. L'éventail des
choix n'est pas indéfini: il est restreint sur le marché par la
condition de trouver un partenaire dans la règle du donnant-
donnant ; il est encore resserré par la Loi au sens large, qui
interdit certains actes volontaires et en impose d'autres indési-
rés. En dehors de ces deux disciplines, l'individu doit passer des
accords avec d'autres lorsqu'il ne peut agir seul.

Ainsi le champ de l'agir effectivement ouvert se répartit en


trois domaines : activités économiques en liberté contractuelle,
activités politiques où seule la majQJ'ité peut faire respecter ses
préférences, enfin activités bénévoles ou ludiques guidées par
les affinités. Ce dernier domaine est, aux yeux de F.A.
HAYEK, celui où les libres initiatives des individus devront se
déployer considérableme~t si l'on veut sauver la démocratie du
cancer étatique.

Le Socialisme, sous toutes ses formes, est la tendance à


étendre le ~hamp d'action du Pouvoir; inversement, le Libéra-
lisme est la tendance à restreindre le domaine du Pouvoir afin
d~élargir celui des activités mercantiles, bénévoles et ludiques.
La vie en société comporte toujours ces trois secteurs, en pro-

16
portions variables. Le « balancier de l'Histoire» fait que les
gens, par moments, redoutent surtout les risques de l'autono-
mie, et à d'autres moments s'impatientent davantage de subir
le Pouvoir.
C'est ainsi que les tribus d'Isra~l demandèrent jadis à
Samuel de leur sacrer un roi (l.S. 8), et plus tard se rebellèrent
contre le successeur de Salomon, Roboam (l.R. 10) ...

17
Chapitre Il

L'ordre spontané de l'économie

Les maladies ont appris aux ~ommes comment fonctionne


normalement leur corps ; de même, nous pouvons tirer parti de
nos « crises» pour comprendre comment fonctionne notre
société. Pendant un tiers de siècle après les Accords de Bretton
Woods, l'on a pu croire que l'inflation n'était qu'une prime
d'assurance contre le chômage, et que les paiements internatio-
naux (voire les banqueroutes de pays emprunteurs) pouvaient
être « régulés» par des diplomates dans leurs « sommets ».
Aujourd'hui, ces illusions se sont évaporées.

LE DOS AUMUR

Première évidence: c'est désormais en vain que l'on dis-


cute, entre syndicats « en colère » et ministres en désarroi, de
nouvelles astuces pour protéger notre lait contre les Hollan-
dais, notre vin contre les Italiens, ou pour conserver leur
emploi à nos ouvriers, leur traitement à nOs fonctionnaires
etc... Cette mentalité conservatrice des situations acquises
tourne le dos au réel. Comme dit HAYEK, c'est un retour à la
mentalité tribale.
La prospérité ne reviendra qu'à ceux (où qu'ils soient) qui
sauront faire désirer leurs services à d'autres gens de par le
monde, pour acheter n'importe où dans le monde ce dont ils
ont besoin ou envie. Ce n'est pas une qu~stion de frontières:
c'est vrai entre voisins de quartier! L'économie, c'est cela, et

19
rien d'autre. C'était déjà cela pour les hommes de Cro-Magnon
quand ils troquaient des peaux de bisons tués par eux, contre
des pointes de flèche en silex venues de fort loin.
Ce qu'il y a de neuf depuis trois siècles, c'est le développe-
ment exponentiel de la technique des échanges ; mais dans son
essence, cette technique reste définie en trois mots : marché,
monnaie, entreprise. Sans sous-estimer l'impact des facteurs
juridiques et culturels, l'on peut imputer à l'essor des échanges
économiques mondiaux le principal mérite du progrès matériel
acquis depuis une douzaine de générations : triplement de la
population du globe, et accession des « prolétaires» occiden-
taux à une durée de vie et une aisance concrète largement supé-
rieures à celles dont jouissaient les aristocrates au temps de
Louis XIV.
En effet, le levier de cette efficacité réside dans un fait très
simple: les ressources naturelles, les talents humains et les
savoirs de tous ordres sont captés en tous points du monde et
combinés par des esprits inventifs de toutes nations, en vue de
servir les besoins dont ils sont informés. Mais comment ce foi-
sonnement d'activités hétéroclites peut-il se passer d'une direc-
tion, ou concertation, « au sommet» ? Comment cette anar-
chie peut-elle encore - malgré tous les échecs privés et tous les
gaspillages publics - engendrer un« produit net» aussi phéno-
ménal ?. Grâce a.u système des prix en monnaie sur des mar-
chés ouverts et informés. L. von MISES et F.A. HAYEK ont
appelé cela: catallaxie.

BIOLOGIE DU MARCHE

De même que, pour comprendre le corps, il faut observer


ce qui se passe au niveau des cellules, l'économie mondiale ne
s'explique qu'à partir des individus (ce qu'on appelle la micro-
économie).
Au point de départ, il y a un « créneau » : une demande
potentielle et une idée de procédé pour y répondre. Quelqu'un,
pas forcément l'inventeur, prend le risque d'appliquer le pro-
cédé et d'offrir le produit; même s'il travaille seul, il devient
par sa décision un entrepreneur. Le risque qu'il prend est de ne
pas trouver d'acheteurs disposés à payer un prix qu.i couvre le

20
total des coûts des éléments absorbés dans la fabrication. Ce
coût de revient (y compris sa propre rémunération) forme dans
l'esprit de l'entrepreneur une sorte,de gabarit dans lequel cha-
que composant doit s'emboîter aux autres en quantités exacte-
ment complémentaires ; ce coût unitaire varie avec les quanti-
tés produites.
Pour tout ce « calcul économique », l'entrepreneur ne dis-
pose que d'une référence certaine: pour chacun des facteurs de
production complémentaires, les prix tels qu'ils se sont établis
récemment sur les marchés actuellement accessibles. Si soi-
gneusement que la production ait été agencée, son coût effectif
n'est connu qu'au terme de son processus; à ce moment inter-
vient l'aléa majeur, la réaction des acheteurs, qui n'est pas
affectée seulement par le prix de vente affiché, mais par
l'énorme variété de circonstances que l'on groupe sous le terme
de « conjoncture ».
Enfin, dans les conditions modernes des techniques de
financement, ce personnage de l'entrepreneur « pur » a besoin
d'un autre risqueur, l'actionnaire. Rarement les deux risqueurs
se confondent en une seule personne, que les marxistes dénon-
cent alors comme le « patron de droit divin ». Ces sophistes
jouent sur l'illusion d'optique des salariés qui, recevant des
ordres de la « direction» s'imaginent que c'est le « capita-
liste» qui commande à l'entreprise - alors que le vrai maître
du jeu, c'est le CLIENT.

NATURE ET FONCTIONS DU CAPITAL

Le « Client », personnage global, s'émiette en réalité en


une multitude de clients, rarement tous les mêmes d'un jour à
l'autre. En revanche la notion de capital d'une entreprise cor-
respond à un pouvoir d'achat que ses possesseurs ont épargné
puis investi (immobilisé) dans le processus de production, avec
le risque de l'y voir disparaître, comme d'y prospérer. En ache-
tant le produit ou le service, le Client fournit à l'équipe des tra-
vailleurs sop flux de ressources quotidiennes, les recettes. Mais
ce qui a permis de créer cette entreprise, c'est le « capital
social », l'apport initial que l'entrepreneur et les actionnaires
ont accepté de perdre si l'aventure tourne court. Le capital
n'est pas une abstraction statistique, c'est un ensemble évalué

21
en monnaie de biens qui appartenaient à des personnes déter-
minées.
Sur cette masse de manœuvre, avant de produire quoi que
ce soit, il aura fallu acheter tout ce qui deviendra les « capitaux
matériels»: installations, machines, parc de transports;
rémunérer les pf(!miers collaborateurs, réaliser Je,s études,
payer les fournitures, les matériaux, l'énergie, les services exté-
rieurs. Une fois que l'entreprise fonctionne en équilibre de
recettes et dépenses, elle constitue un « capital prodw;tif », qui
ne comprend pas seulement ses « fonds propreS» (liquidités
non empruntées à des tiers), mais aussi ses ressources immaté-
rielles : brevets et procédés, savoir-faire acquis par ses collabo-
rateurs permanents, réputation de la firme, et sa cohésion
interne (l'esprit-maison).
Cette fortune de l'entrepreneur et des actionnaires n'est
pas consommable par eux - à la différence des rennus que
sont les salaires, profits et dividendes. Elle est « immobilisée»
aussi longtemps que l'équipe n'est pas dissoute, l',entreprise
liquidée.

SALAIRE, PROFIT, FAILLITE

De longue date, les acteurs commerciaux ont pratique-


ment tout inventé des modalités de coopération que nous appe-
lons Droit Commercial et Droit des Sociétés. De nos jours, le
lieu géométrique de tous les accords explicites et implicites qui
sont la substance de la vie économique, c'est l'entreprise.
L'équipe, relativement permanente, des gens qui mettent
en œuvre l'idée de l'Entrepreneur se constitue sans autre con-
trainte que l'intention de chacun des membres de « gagner sa
vie », en valorisant ses aptitudes et ses efforts par la division
des tâches. Ce qui la maintient unie, c'est le plébiscite quoti-
dien des clients, procurant aux équipiers un volume de pouvoir
d'achat à se répartir en « revenus », les uns inconditionnels, les
autres aléatoires.
Sont fixés d'avance les salaires et les intérêts d'obligatai-
res ; sont aléatoires les profits de l'entrepreneur et les dividen-
des des actionnaires. Encore faut-il que l'entreprise ait vendu,
sur son marché, plus qu'elle n'a acheté sur les nombre'ux autres
marchés de ses fournisseurs ; et que ce « bénéfice brut» suffise

22
pour continuer de répartir en son sein des revenus qui satisfas-
sent les salariés, les capitalistes et l'entrepreneur.
Il n'y a pas à chercher la « finalité» de l'entreprise en
dehors de ces objectifs -. prosaïques et parfaitement légitimes -
des hommes et des femmes qui y travaillent ensemble, ou de
ceux qui en achètent les produits et services. Sa légitimité
sociale réside dans le fait qu'elle apporte sur le marché, en
valeur d'échange, plus qu'elle n'y a puisé; elle crée un surplus
de pouvoir d'achat.
Si le « capitaine de l'équipe », l'entrepreneur, ne parvient
pas à servir ainsi les intérêts de ses équipiers, des consomma-
teurs et de la société, l'entreprise finira par disparaître, et son
passif final sera supporté par le patrimoine propre de l'entre-
preneur et des apporteurs de capitaux. Du point de vue social,
cette dure loi de la faillite met un terme à une mauvaise utilisa-
tion des facteurs de production, et constitue un processus de
sélection des « décideurs » en matière de production et de
vente, très supérieur au « mandarinat» politicien pratiqué par
les gouvernements socialistes.

LA GANGRENE DE LA FA USSE MONNAIE

Tout ce qui précède peut sembler banal, jusqu'au moment


où l'on remarque que ce système si efficace repose entièrement
sur ces « décideurs» - de simples hommes, dont chacun ne
connaît qu'une très mince partie des événements qui vont
affecter le coût des facteurs de production qu'il emploie quoti-
diennement.
HAYEK, qui a souligné ce paradoxe, l'explique par la
flexibilité des prix : tout incident local provoque une baisse ou
une hausse de prix, et ce mouvement se répercute de proche en
proche en amont et en aval sur de nombreux marchés; l'entre-
preneur n'a pas besoin de connaître l'origine ni le parcours de
cette onde de choc, mais seulement le changement de prix de la
fourniture dont il a besoin, ou de l'article qu'il vend. C'est un
signal d'avoir à modifier ses procédés, ses achats et son propre
prix de vente. Les mouvements de prix (libres et connus) sont
ainsi à la fois des impulsions correctrices sur le circuit de pro-
duction, et des incitations à produire plus ou moins de la même
chose, ou à en produire de plus demandées.

23
En résumé, le système mondial des prix de marché fonc-
tionne à la façon d'un immense ordinateur. Mais un ordinateur
ne peut répondre correctement que si tous les signaux qu'on y
introduit sont rédigés dans un même langage - ici, en une mon-
naie unique acceptée partout. Cette condition était remplie
complètement au temps de l'étalon-or, moins bien avec le
système de l'étalon de change-or; elle l'est fort mal
aujourd'hui avec l'erratique étalon-dollar-papier.
Pratiquement aucune des « monnaies nationaks » actuel-
les ne remplit les exigences auxquelles doit se plier une monnaie
véritable; celle-ci, écrit Pascal SALIN, doit « représenter un
pouvoir d'achat disponible à n'importe quel moment, auprès
de n'importe qui et contre n'importe quoi ». Le plupart des
monnaies du monde ne sont plus que des «'chèques en bois»
tirés sur des Etats à solvabilité douteuse.
On a dit que les porteurs d'une monnaie de papier ont
pour gage utile le produit de l'activité économique du pays
émetteur. Mais nos « masses monétaires en circulation» char-
rient une proportion considérable de mauvaises créa.nces. Rien
ne les distingue des bonnes, du simple fait que l'on a - à l'abri
du cours forcé - étendu indéfiniment le crédit : à la consomma-
tion comme à la production et au stockage, aux particuliers
comme aux entreprises et aux organismes publics. En même
temps, par la pratique des déficits budgétaires, l'Etat se fait
crédit à lui-même !
D'un pays à l'autre, la proportion de cette monnaie factice
varie, et dans chaeun elle change avec le temps. De ces « diffé-
rentiels d'inflation» découlent des dislocations des courants
d'échanges, et d(!s résurgences de protectionnisme plus ou
moins flagrant.
Pour les entreprises, ces monnaies fantômes transforment
en caricatures les chiffres comptables par lesquels il leur faut
pourtant suivre l'évolution des actifs et passifs, le flux des
recettes, la valeur d'inventaire des équipements, du stock outil
et des approvisionnements. Il faut vraiment que l'Economie de
Marché corresponde fondamentalement aux besoins et aux
normes psychiques des hommes, pour ne pas crouler sous tant
de malfaçons politiques. Pascal SALIN souligne qu'à la diffé-
rence d'un ordre monétaire mondial, « un système monétaire
international n'est guère que le reflet de la manière dont la
monnaie est créée et gérée par les autorités nationales. Dans la

24
mesure où ces mêmes autorités se sont arrogé (directement ou
par le monopole d'une banque d'émission) le pouvoir de créa-
tion monétaire, elles sont responsables de tous les !Jouleverse-
ments, de toutes les « crises monétaires» et elles en sont seules
responsables ».

25
Chapitre III

L'ordre juridique des nations

L'Etat-Nation contemporain est le produit d'une évolu-


tion multi-séculaire, dont les moteurs ont été et sont encore le
besoin de sécurité des gouvernés, et le goût de puissance des
gouvernants. L'excès même du succès de ce couple de forces a
déclenché un couple adverse de réactions: celles des libertés
individuelles, et celles des autonomies ethniques. C'est fonda-
mentalement le drame de notre époque, mais pour le cerner
dans son ampleur et sa complexité, il faut évoquer le passé dont
il découle.

L'ASCENSION DU MINOTA URE

C'est Bertrand de JOUVENEL qui utilise cette image


mythologique dans l'ouvrage où il montre comment s'est
déroulée la marche vers la centralisation et le pouvoir illimité
de l'Etat-Nation. De la Renaissance aux Temps Modernes, le
pivot du pouvoir national s'est organisé autour de la bannière
des monarchies héréditaires d'Europe. Par les armes ou par les
mariages, les rois ont patiemment absorbé les îlots de puissance
féodale,avec le concours de fonctionnaires et de légistes issus
des bourgeoisies commerçantes. Du dix-septième siècle au
début du dix-neuvième, ces monarchies parviennent à leur apo-
gée, puis sont désarmées ou évincées par leurs propres auxiliai-
res dans la lutte contre la noblesse ; mais à chaque révolution,
le pouvoir vieilli est remplacé par de jeunes ambitions, et la
structure politique devient plus contraignante : par exemple, la
Révolution Française transforme sa « levée en: niasse» en une
permanente conscription militaire, qu'aucun roi ne s'était per-

27
mis d'imposer. Au dix-neuvième siècle, l'oligarchit: des classes
moyennes doit à son tour partager son influence avec des élus
du suffrage populaire.
De cette démocratie, dite représentative, Alexis de TOC-
QUEVILLE prédit alors qu'elle n'arrêtera pas le gonflement
indéfini du pouvoir centralisé, mais que celui-ci ch,erchera à se
rendre agréable à la multitude par une tutelle sécurisante et,
ainsi, usurpera sans violences les responsabilités des citoyens.
BISMARCK, le premier, transforme en Socialisme d'Etat cette
intuition du philosophe français : sa « sécurité sociale» procu-
rera aux visées expansionnistes du Chancelier l'allégeance des
ouvriers.
Entre temps, l'Angleterre et la France ont conquis des
empires coloniaux, tandis que l'Espagne et le Portugal per-
daient les leurs en Amérique. Les premières s'étaient donné de
plus fortes structures militaires, administratives, fiscales, poli-
tiques ; et comme elles ont pris une avance considérable dans
l'industrialisation, leur prépondérance se fait sentir dans le
inonde entier. L'Etat-Nation a ainsi atteint en Angleterre et en
France son âge adulte; mais leurs révolutions ayant été d'ins-
piration libérale,. l'Etat reste chez elles modéré, n~spectant le
droit privé et l'indépendance de la justice.

LA PERCÉE LIBÉRALE

Avec le Traité de libre-échange entre Victoria let Napoléon


III, c'est sur les mœurs internationales que passe un souffle de
libéralisme. Les « grandes puissances» conviennent d'inter-
dire la traite des esclaves, se rallient à un régime d'étalon-or, à
la liberté des mers. La guerre franco-prussienJlle de 1870
n'empêche pàs qu'en 1878, au Traité de BerliQ, les colonies
soient toutes placées sous la règle de la « porte ouvlerte » quant
aux activités économiques. Une Cour de Justice Internationale
est établie à La Haye.
Plus importantes à long terme, l'Indépendance des Etats-
Unis (1776), la doctrine de Monroe (1823), la Guerre de Séces-
sion (1863) et l'abolition de l'esclavage, marquent un échec de
l'impérialisme européen, du centralisme constitutionnel et de
l'inégalité raciale. Mais l'onde de choc de ces évènements part
alors d'un pays qui compte peu dans le « .concert des

28
nations» ; elle n'atteindra l'Europe qu'en 1918, quand Woo-
drow WILSON viendra à Versailles en arbitre du démembre-
ment des Empires Centraux, et en prophète d'une démocratie
mondiale: la Société des Nations.
Néanmoins, entre 1856 et 1914, on a pu penser que
l'Europe réussirait à faire régner dans le monde un ordre com-
parable, en gros, aux antiques empires perse ou romain. L'ana-
logie était trompeuse: Perses ou Romains, lors de siècles
d'hégémonie, n'avaient aucun adversaire à leur taille, et abso-
lument aucun doute sur la normalité de la loi du plus fort. Au
contraire, dans les Etats-Nations d'Europe, moyens et rivaux,
l'on avait parfois mauvaise conscience, car leurs institutions
démocratiques cadraient fort mal avec l'élitisme racial d'une
colonisation - même en fait civilisatrice.
Le système, adouci entre les deux guerres par des formules
de protectorat et de mandat, devait s'effondrer après l'écrase-
ment de l'Allemagne hitlérienne; il souffrait au moins autant
de son discrédit (excessif) dans les métropoles, que des coups
des « fronts de libération» des nouveaux nationalismes.

L'IMPASSE DES « NA TIONS UNIES»

L'occidentalisation des anciens colonisés se poursuit, éco-


nomiquement et culturellement, notamment dans l'Asie du
Sud-Est sensible à l'exemple du Japon; et les pays affranchis
qui réussissent le mieux sont dirigés par des personnalités parti-
culièrement « acculturées» dans l'ancienne métropole. En
revanche, quaI1t aux relations entre Etats dans l'Organisation
des Nations Unies créée en 1945, le fiasco est complet. Même si
n'existaient pas les polémiques diplomatico-idéologiques entre
l'Est et l'Ouest, entre le Nord et le Sud, que pourrait-on espérer
de cette transposition du parlementarisme européen en un con-
grès de plus de 150 gouvernements, hétéroclites par les dimen-
sions, la culture, le niveau de vie - et jaloux de leur « souverai-
neté » ? Celle-ci leur permet de ne tenir aucun compte de ce
que les Occidentaux considèrent comme les «droits de
l'homme» et comme des règles de conduite impératives entre
Etats civilisés.
Le blocage croissant de cette· esquisse d'un super-
gouvernement mondial tient à l'încohérence des concepts qui

29
l'ont inspirée. La formule-clef en est le droit des p{~uples à dis-
poser d'eux-mêmes; pour Napoléon III qui l'adopta avec
éclat, c'était la justification du plébiscite qui l'avait investi à vie
du pouvoir impérial; mais aussi, un argument « juridique»
pour bouter les Autrichiens hors d'Italie: « tous œux qui par-
Ient l'italien ont le droit de former un peuple indépendant ».
Ce critère linguistique servit aux Alliés, en 1919, pour morceler
l'Europe centrale et ressusciter la Pologne; mais aussi en 1938
à Hitler pour annexer les Sudètes et l'Autriche. Actuellement,
le même critère« une langue, un peuple », sert de prétexte aux
terroristes pour faire en pays basque la guerre à l'Espagne, et
en Corse la guerre à la France.
L'on devrait regarder de plus près le contenu d'un principe
qui permet de légitimer des entreprises si contestables. Com-
ment un peuple peut-il « disposer de lui-même» ? Qu'est-ce
que nous entendons exactement par un peuple, et la langue
seule le définit-elle? Faut-il. diviser en quatre la Suisse, en deux
la Belgique? Faut-il que tous les anglophones du monde cons-
tituent un seul Etat? Un peuple peut-il expulser ses minorités
raciales (ou politiques) ? Toute minorité peut-elle faire séces-
sion? Autant de doutes qui montrent le caractère superficiel et
inconsistant de la formule.
Le sens valable, que l'opinion pressent,n'app.araît que si
l'on transpose le ]pseudo-principe au négatif: « Nul peuple n'a
le droit de dispos,er d'un autre peuple ». HAYEK Il dit que la
liberté, la justice et la paix sont les trois grandes vale!urs univer-
selles, parce qu'elles sont négatives: c'est-à-dire nc~ requérant
pour exister que des prohibitions (les « interdits» du préteur,
dans l'ancien droit romain, imposant la paix civile entre deux
,« patres familias » en conflit).
Encore faut-il bien voir que depuis la fin des grandes inva-
sions du Haut Moyen Age, ce n'est pas un peuple, mais son
gouvernement (ou plusieurs, comme lorsque la Russie, la
Prusse et l'Autriche se partagèrent la Pologne) qui dispose du
peuple opprimé. Cavour et Napoléon III avaient convenu
qu'uri plébiscite rattacherait la Savoie et Nice à l'Empire fran-
çais ; lés intéressés approuvèrent leur arrangement. Mais, ce
sont des chefs d'Etat qui, à Yalta, entérinèrent l'exode forcé
des populations de la Prusse Orientale et de l'Est de la Polo-
gne, puis à Postdam le partage en deux Etats de la nation alle-
mande.

30
Si l'on juge l'arbre à ses fruits, bien mince est la sagesse
d'une organisation du monde qui respecte la « sphère d'inté-
rêts » de l'empire soviétique, et provoque la balkanisation des
communautés anglophone ou francophone d'Afrique.

IMPUISSANCE DU GIGANTISME

Cette esquisse sommaire de cinq siècles de géo-politique


suggère plusieurs déductions.
Lorsqu'une nation est assez puissante en technique et en
organisation pour imposer son empire à d'autres, elle supprime
les guerres locales et crée une zone de libre circulation et
d'ordre juridique, favorable au progrès matériel et culturel de
tous; mais jamais empire n'a pu contenir indéfiniment les
assauts de l'extérieur, et l'érosion de ses appuis à l'intérieur.
Plus l'empire s'étend, plus son poids excède les facultés de
réaction de ses gouvernants.
L'O.N.U. et ses foisonnantes succursales ne sont qu'un
placage idéologique, sans autre prise sur la réalité que la con-
vergence d'intérêts entre des fonctionnaires supra-nationaux et
des gouvernants de pays receveurs de subsides. Mais la source
de ces transferts se tarit en même temps que la prospérité fac-
tice de l'ère inflationniste.
Ainsi les hommes politiques modernes, confrontés au
problème d'un ordre mondial sans guerre, n'ont imaginé que
deux versions de l'extension du schéma de l'Etat-Nation; la
communiste, du type impérialiste, transformant chaque nation
en une satrapie marxiste affiliée à l'Union Soviétique ; et la
mondialiste, du type parlementaire, fiscalisant le drainage des
ressources des pays les plus prospères afin d'organiser une
« sécurité sociale» de l'humanité.
Depuis le « mur de Berlin », la trève dure en dépit de
l'accumulation des moyens de destruction à la disposition de
deux super-équipes de dirigeants, parce que l'une et l'autre est
consciente de ce que pourrait déclencher l'autre. L'équilibre
mondial de la terreur atomique est encore moins stable que
l'équilibre entre la Triplice et l'Entente anglo-franco-russe au
temps de Guillaume II et de Nicolas II. L'Etat-Nation extra-
polé en blocs mondiaux est un très mauvais outil pour la paix et
la sécurité des peuples.

31
LE MINOTA URE DÉMYTHIFIÉ

L'Etat-Nation manque aussi à sa mISSIOn d'assurer au


peuple le droit de « disposer de lui-même» ; car lorsque les
deux cinquièmes du revenu du pays sont prélevés et fI!distribués
par le Pouvoir, les libertés « concrètes» des citoyens sont
amputées d'autant. Pis encore, nous sommes peu ou prou com-
plices de cette tyrannie: si nous tolérons de travailler deux
jours sur cinq pour cette « pompe aspirante et foulante », c'est
que chacun accepte d'en recevoir des « biens publics» accrus
et des subsides « sociaux» personnels, s'il suffit pour les obte-
nir d'accorder son bulletin de vote à qui promet de l'aire payer
les autres.
Que ce soit toujours une illusion est malheureusement dif-
ficile à démontrer au niveau individuel; les économistes expri-
ment cela en disant que, pour l'électeur, les « coûts d'informa-
tion et de contrôle » sont trop élevés en regard du « profit »
possible de sa vigilance. D'ailleurs, quand l'électeur fait partie
d'un groupe socia-professionnel nombreux et orga.nisable, il
peut espérer qu'une pression syndicale appuyée d'une campa-
gne de presse lui permettra d'obtenir du Pouvoir plus qu'il ne
devra lui consentir.
Une analyse du même type explique le gonflement continu
du nombre des fonctionnaires publics: chacun d'eux met en
balance ce que le système lui coûte - en travail, en discipline et
en impôts - avec les avantages de son statut et la dignité de son'
poste. Les «serviteurs de l'Etat» forment maintenant un
groupe de pression extrêmement motivé pour l'extension des
attributions de l'Etat - et une meilleure rémunération de ses
exécutants, dont les hommes politiques ne peuvent se passer.
II est de mode d'attirer l'attention du public sur ces réalités
en parlant du mnrché politique; l'expression est outrée car
l'entrepreneur, sur le marché véritable, dispose de l'informa-
tion intégrée dans les prix en monnaie, et opére dans un cou-
rant d'échanges ininterrompu; tandis que le marchandage
électoral n'est qu'un trafic d'influence rudimentain:.
Enfin, la vie politique - si prosaïque qu'elle soit - est néces-
sairement liée à la mission fondamentale de l'Etat: les citoyens
ont besoin de sécurité, et pour en fournir les gouvernants ont
besoin d'instruments efficaces. Le processus politique a pour
vraie dimension celle d'un mode d'agir en commun honorable

32
dont les hommes ne peuvent se passer pour certaines tâches,
celles que le marché n'a pas (du moins jusqu'à présent) rem-
plies efficacement.
Seule cette approche « micro-politique», inspirée de
l'individualisme méthodologique de l'Ecole Autrichienne, per-
mettra de sortir de la mythologie collectiviste implicite dans le
respect populaire envers l'Etat-Nation, sans tomber dans un
anarchisme utopique et suicidaire.

L 'ÉTAT OMNIPRÉSENT ÉTOUFFE LA SOCIÉTÉ

Nous sommes à ce point accaparés par les injonctions du


Pouvoir, qu'i! nous semble déraisonnable de vouloir le canton-
ner dans un domaine et l'exclure du reste. Pourtant, « La
République nous appelle ... Pour elle un Français doit vivre»
c'est une idolâtrie ou de la rhétorique. L'essence de l'Etat est:
monopole de l'emploi des contraintes légales (notamment fis-
cale) ; l'essence de la société est .: volonté d'œuvrer ensemble à
de multiples échelons, depuis le couple sans enfant jusqu'à
l'ensemble du genre humain. La Nation est une société particu-
lière, en tant que faisceau d'objectifs à poursuivre de généra-
tion en génération; la contrainte publique est l'un des instru-
ments de cette tâche commune.
Le principe démocratique - comme celui du droit des peu-
ples à disposer d'eux-mêmes - ne trouve sa légitimité
qu'exprimé négativement ~ « Nul gouvernant n'a le droit de
conserver le pouvoir, lorsque la population ne renouvelle pas
son mandat ». Les révolutions qui ont imposé cette juste règle
ont eu le tort grave de prétendre qu'elle découlait de la « souve-
raineté du peuple» - formule insoutenable, promptement
transformée en souveraineté de l'assemblée des Représentants
du peuple, et pratiquement des majorités de circonstance au
sein de ladite assemblée. Au « Législateur» parlementaire
ainsi composé, absolument rien n'est interdit (pas même une
contradiction rétroactive de ses propres décisions !).
Comment un pouvoir aussi énorme sur les gens, leur tra-
vail et leurs biens ne serait-il pas disputé farouchement entre
ceux qui espèrent s'en servir et ceux qui craignent d'en pâtir?
Les uns et les autres se coalisent en factions socio-
économiques, pour lesquelles l'équité sert de prétexte à la force

33
du nombre. L'absolutisme des majorités électoralt!s est donc
néfaste à la concorde entre les citoyens. Le problème n'est pas
tant de savoir qui sera dépositaire du pouvoir, que de préciser
limitativement les buts et les modes de l'exercice du pouvoir.

LE DOMAINE DE LA SUBSIDIARITE

Le caractère despotique du système actuel a été dénoncé


depuis un demi-siècle au moins: Gouvernement, Majorité et
Administration exercent collégialement les trois pouvoirs :
Législatif, Exécutif et Judiciaire; ils ont en outre usurpé le
pouvoir monétaire.
Toutes les parties du corps politique depuis 1945 ont con-
couru, avec des intentions diverses, à bâtir cet édifice écrasant.
Toutes ont accepté les nationalisations, qui permettent aux
gouvernants du jour d'envoyer des proconsuls successifs à la
tête des grandes réalisations du secteur privé. Aucune n'a con-
tredit Michel DEBRE quand il affirma que pour un Etat, la
maîtrise de sa monnaie est le signe de sa souveraineté. Pourtant
la démesure de cette conception du pouvoir politique et de son
rôle est si évidente qu'elle a, entre les deux guerres, nourri la
vogue du Corporatisme qui proposait d'insérer des « corps
intermédiaires» entre l'Etat et la Société civile.
L'idée, exploitée abusivement par les partis fas.cistes, pha-
langistes et nationaux-socialistes, est tombée en discrédit en
France pour avoir tenu lieu de doctrine aux gouvernants de
Vichy. Mais elle a été transposée dans les organes supra-
nationaux de la Communauté Européenne du' Charbon et de
l'Acier (CECA) et du Marché Commun Agricole Européen.
Cette cartellisation ayant abouti (logiquement) à d'énormes
sur· capacités et à d'énormes déséquilibres sur les mar-
chés concernés, l'on ne devrait plus songer à ces pseudo-
solutions soumettant des activités économiques à la « régula-
tion » et aux « arbitrages» d'un pouvoir partagé entre les
Etats et leurs syndicats socio-professionnels. Une zone de libre-
échange pure et simple aurait vraisemblablement leu le même
effet salutaire d'abaissement des barrières douanières, sans la
sclérose administrative et les erreurs massives de ces essais de
tiers-chemin entre l'Economie de Marché et t'Intervention-
nisme.

34
De ces efforts mal conçus, il reste cependant une notion
partiellement valable, qui revient en faveur. Elle a été formulée
dans les Encycliques pontificales, et notamment dans divers
textes de PIE XII de la façon que voici :
« L'Etat ne doit pas être une oppressive omnipotence sur
toute légitime autonomie. Sa fonction ( ... ) est de favoriser,
aider, promouvoir les regroupements internes, la coopération
active dans le sentiment d'une unité plus haute des membres
qui, respectant la subordination finale à l'Etat, coopèrent de la
meilleure façon possible au bien commun précisément par la
conservation et le développement de leurs particularités et de
leurs natures propres. »
Il est clair que la référence idéale des Pontifes reste (con-
formément aux enseignements d'Aristote et de St Thomas
d'Aquin) le Prince vertueux: propriétaire éminent de ses terri-
toires, plus sage, mieux informé, plus efficace que ses sujets
touchant les intérêts publics, il leur laisse l'initiative et la res-
ponsabilité de leurs activités, les protège, et les soutient judi-
cieusement dans les passes difficiles, comme un père assiste ses
enfants majeurs en cas de nécessité.
Cette subsidiarité qui va du haut vers le bas est de nature
morale: quiconque dispose d'une autorité a le devoir de res-
pecter ceux sur qui son autorité s'exerce, et le devoir de leur
porter secours avec discernement. Mais de telles attitudes ne
sont possibles que dans la famille et les groupes dont les mem-
bres peuvent se connaître personnellement.
Dans les Etats-Nations, les gouvernants n'ont de ressour-
ces que celles que produisent les citoyens; les « subsides» vont
à rebours du bas vers le haut, et les tâches proprement collecti-
ves sont fort onéreuses. D'où l'axiome d'Abraham LIN-
COLN : « Le pouvoir oe doit pas faire ce dont les citoyens sont
capables» ; il pensait même que l'obligation de secours aux
sinistrés incombe aux individus dans leurs milieux autonomes,
car l'assistance fédérale garantie atrophierait l'assisté.

LA COMPLÉMENTARITÉ, PRINCIPE UNIVERSEL

Lincoln voyait juste, nous en faisons l'expérience: là où


l'Etat s'est arrogé le monopole de la Poste, les citoyens finis-
sent par s'imaginer qu'ils ne peuvent s'en charger eux-mêmes.

35
Un réflexe analogue se produit de nos jours devant le mono-
pole monétaire. Le sentiment d'une responsabilité à prendre
s'émousse lorsque l'Etat intervient: la Sécurité Sociale fait dis-
paraître la solidarité familiale. Et comme l'Etat ne travaille pas
gratis, le mécénat public tarit les ressources du mécénat privé.
Au total, à l'échelle de l'Etat, le principe unificateur ne
peut être la subsidiarité verticale dans une pyramide de pou-
voirs. Décentraliser le pouvoir n'est pas lui ôter son venin: des
tyranneaux locaux peuvent être bien plus oppressifs qu'un loin-
tain empereur, et des vendettas de paysans plus inexpiables que
les querelles de princes de jadis. Le principe unificateur n'est
pas de nature constitutionnelle, mais pragmatique: nous avons
tous besoin les uns des autres. Au lieu de subsidiarité, il vaut
donc mieux penser à la complémentarité horizontalle des aptitu-
des dans un échange de services spécialisés. Cela s'applique
dans l'Economie mondiale, comme dans la famille, et tout
autant dans l'Etat.
L'erreur des corporatistes est d'attendre de négociants,
d'industriels, d'agriculteurs, de syndicalistes (et où classer les
« indépendants»?) qu'ils se comportent collégialement
comme des juristes et des hommes politiques çompétents.
L'erreur des dirigistes (nationalistes ou socialistes) est de vou-
loir dicter aux autres spécialistes ce que ces dernÏfrs doivent
faire dans leur propre spécialité: « Qui trop embrasse, mal
étreint», dit le proverbe; que penser alors des
mondialistes ! ...
Dans la mesure où nos institutions contredise:nt cet autre
vieux proverbe « A chacun son métier, les vaches seront bien
gardées », il faut les élaguer de leurs prétentions adventices,
ramener chacune à son champ d'action spécifique.
Depuis quelques mois, beaucoup se disent partisans de
« dégraisser l'Etat ». Mais aussitôt, le donjon de l'interven-
tionnisme hisse un étendard respecté: la « justice sociale ».
Cependant ce pavillon couvre bien d'autres marchandises que
le souci d'assister impersonnellement les victime:s de l'exis-
tence. HAYEK a montré que la conservation de:s situations
acquises (pour les classes moyennes) s'accommode habilement
du désir de nivellement des revenus (pour ceux qui en ont le
moins). Pour cette vérité inconvenante, des Catholiques ont
accusé Hayek d'amoralisme; il a simplement démasqué
l'hypocrisie de la politique de redistribution égalitaire, qui de

36
surcroît n'atteint pas son objectif humanitaire: car elle est un
frein à l'esprit d'épargne et d'initiative responsable, qui est
indispensable pour entraîner vers le haut le niveau de vie de
tous, y compris des plus dél:nunis.
Il est vrai qu'actuellement, ce serait condamner des mal-
heureux au désastre que de retirer à l'Etat la charge de les assis-
ter: car les individus, même les plus charitables, n'ont ni les
ressources, ni l'organisation nécessaire pour le faire. Il est
dommage que l'on n'y ait pas réfléchi avant de dépouiller les
Eglises de leur mission traditionnelle et des fondations privées
qui leur permettaient de s'y consacrer.
L'impasse actuelle démontre que le droit d'association et
son usage généralisé constituent le vrai recours contre l'impuis-
sance des bonnes volontés isolées; alors que l'Etatisme enva-
hissant paralyse le sens des responsabilités et le goût de
l'entr'aide.

37
Chapitre IV

L'ordre éthique des sociétés

Le délabrement moral de l'Occident est présentement le


plus grave des dangers qui nou~ menacent. Cet aspect fonda-
mental de la vie sociale que l'on appelle la « morale» est obs-
curci par les vues étriquées de l'utilitarisme hédoniste, au
moins autant que par les ambitions normatives de dogmatismes
sortis de leur domaine propre. L'analyse est en outre entravée
par le flou du vocabulaire ; nous parlerons ici de morale en
nous référant aux mœurs constatées dans les groupes ethniques
et sociaux divers ; nous réserverons le mot éthique aux objec-
tifs assignés à la formation des caractères (ETHOS en grec).
Mentionnons seulement le terme déontologie approprié aux
devoirs spéciaux des professions.

LA DIMENSION MORALE

Aux Actes des Apôtres (16, 17) l'on voit PAUL dire aux
Athéniens « Vous êtes, je le vois, les plus religieux des hom-
mes» ; compliment ironique se référant à leurs innombrables
idoles. Mais ces mêmes Grecs. à la théologie sommaire
savaient par cœur la tragédie de SOPHOCLE, Antigone (442
av. J. c.) où est affirmé· le principe de toute morale de liberté :
« Au-dessus des lois humaines, il y a les lois non écrites et iné-
branlables de la conscience ».
La notion du Bien et du Mal est omniprésente chez les
hommes; mais c'est aussi un fait, que ce qu'ils y rangent est
fort peu homogène: « Vérité en-deça des Pyrénées, erreur
au-delà» écrivait PASCAL (Pensées, 294). Il nous semble que

39
les sept derniers commandements du Décalogue constituent un
code moral universel; pourtant le pape JEAN-PAUL II,
s'adressant en quichua aux Indiens du Pérou, n'a pu citer en
leur morale traditionnelle que deux interdictions semblables
aux nôtres : Tu ne voleras point, Tu ne mentiras point. .. En ce
qui touche la situation de la femme, les divergences sont crian-
tes dans les diverses parties du monde d'aujourd'hui. Et tandis
qu'en Occident les parents se sentent tenus de garder en charge
longtemps leurs adolescents, en Afrique et en Asie ce sont les
enfants qui ont le devoir de subvenir indéfiniment aux besoins
de leurs parents.
Ce n'est pas à dire que la morale soit une collection arbi-
traire de tabous et de craintes préhistoriques ; les différences
constatées aujourd'hui tiennent à des stades différents de la
recherche que font les groupes humains, de la « bonne» façon
de vivre ; la convergence est en marche, mais à des vitesses dif-
férentes relatives aux niveaux technologiques, économiques,
sanitaires et culturels des milieux considérés.

LA FORCE DES MOEURS

Les morales ne sont pas fabriquées, elles se développent


comme tout ce qui vit, parce que des hommes cherchent à amé-
liorer l'opinion existant en un milieu et un moment donnés, à
propos de « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas », de ce qui
attire l'éloge ou le blâme, le sourire ou le froncement de sour-
cils. Les règles de préséance et de politesse, les pratiques reli-
gieuses et civiles, l'éducation, l'histoire vraie ou mythique
transmise de génération en génération réaffirment périodique-
ment le lien des vivants avec les ancêtres. Le vêtement, le
rythme d'activité, les fêtes manifestent l'identité du groupe en
le distinguant des autres. Il ne s'agit pas seulement des tribus et
des nations, mais aussi bien des strates de nos populations civi-
lisées : l'employé londonien de la Cité est visiblement différent
de son cousin qui travaille aux docks.
La puissance réelle de ces disciplines non violentes est con-
sidérable, parce qu'elle se fonde quotidiennement sur le désir
d'appartenance, sur le besoin de partager le renom du groupe,
d'être assuré de son estime et de son appui; mais aussi sur la
crainte d'en être banni, rejeté au désert. Ces trois composantes

40
se retrouvent à toutes les dimensions des groupes humains :
famille, clan, paroisse, cité, nation, fédération - mais aussi au
. niveau de tous les regroupements sélectifs tels que les associa-
tiops professionnelles, sportives, culturelles, philanthropiques,
sociétés savantes, confessions religieuses, sociétés secrètes; et
parce que dans ces groupes la discipline est consentie, que l'on
n'y fait pas appel à l'Etat pour la maintenir mais seulement à
l'exclusion du dissident, ces communautés humaines franchis-
sent aisément toutes les frontières politiques.
L'on peut dire, en simplifiant, qu'il y a une « société» là
où est appliquée une certaine morale, - même criminelle,
comme entre « terroristes » - là où une conformité volontaire
soude entre eux des hommes ayant des affinités semblables.

L'EVOLUTION CULTURELLE

Bien qu'évolutive, une morale ne se développe pas en


n'importe quel sens, car « nos actes nous suivent », nos com-
portements ont des répercussions ; une morale perverse se
retourne tôt ou tard contre le groupe qui s'y adonne. Et la
leçon n'est pas perdue par les groupes voisins. C'est ce que
F.A. HAYEK a appelé l'évolution culturelle, entendant par là
qu'il y a dans l'histoire des idées humaines, une sélection ana-
logue à celle observée dans celle des espèces vivantes. Comme
dans les sciences de la nature, l'expérience est le critère entre
les morales.
Les groupes ethniques, écrit HAYEK, sont en concurrence
pour verbaliser les règles déjà complexes qui, de même que
chez les mammifères supérieurs, régissent d'abord instinctive-
ment la structure du groupe et des activités de ses membres.
Formulées par quelque sage, modifiées par quelque chef, ces
règles se transmettent et évoluent de façon beaucoup plus
rapide et souple que n'évolue le monde animal. Les coutumes
les plus favorables à la cohésion et à la prospérité du groupe lui
donnent une plus grande capacité de survie ; les autres tendent
à adopter des normes analogues, soit par l'absorption politi-
que, soit par le ralliement intellectuel.
Bien évidemment,il y a des retours en a,rrière et des impas-
ses, car l'imitation ne choisit pas invariablement les voies les
plus salubres (cf. les modes juvéniles contagieuses dans nos

41
pays «avancés»); mais l'on imite en général ce qui
« réussit ». L'osmose fonctionne dans les deux sens «< la Grèce
vaincue captiva son farouche vainqueur »), les mœurs se com-
pénètrent, et les leçons d'innombrables expériences se conden-
sent en une « sagesse des nations », morale prosaïque mais
solide.

VERS UN « DROIT DES GENS»

Une illustration remarquable de ce schéma est fournie par


la diffusion de la culture hellénique, dont le point de départ se
trouve dans les coUtumes immémoriales concernant l'hospita-
lité.
Au temps d'Homère, le Grec estime n'avoir de devoirs
qu'envers ses concitoyens, encore que l'unité relative du lan-
gage et le sanctuaire « démilitarisé» de Delphes lui donnent le
sentiment d'une commune appartenance des Hellènes. Quant
au « Barbare» (dont le langage est inintelligible) il n'a aucun
droit. Le Dorien ou l'Ionien qui vient en Attique pour acheter
et vendre, doit être accueilli par un citoyen, dont la caution lui
permet d'exercer son négoce; en retour, il doit à son hôte un
cadeau, et la promc!sse de lui rendre le même service à l'avenir.
Plus tard, on voit à Athènes des commerçants et artisans étran-
gers établis à demeure : les métèques, « résidents» sans droits
civiques mais pouvant 'posséder, contracter et tester. Ainsi se
constituent dans divers ports méditerranéens, par le jeu des
intérêts économiques, une société marchande et maritime, puis
une commuhauté intellectuelle d'hommes libres amateurs de
connaissances, de mathématiques et de philosophie.
L'archéologie nous procure depuis quelques années
d'abondantes preuves de la profonde influence des tt~chniques
et des arts de la Grèce sur la civilisation gauloise: par exemple,
que la première monnaie que nos ancêtres aient utilisée fut la
drachme. Lors de la conquête romaine, leur niveau de culture
n'était pas inférieur à celui des légionnaires, et ils ne furent
vaincus qu'en raison de leurs rivalités guerrières (exactement
comme pour la Grèce quelques décennies plus tôt !).
L'on sait mieux, d'ordinaire, le rôle prodigieusement civi-
lisatéur des missionnaires aux mains nues, venus de Galilée
porter la Bonne Nouvelle à notre Occident romanisé. C'est ce

42
ferment pacifique qui a sauvé de la barbarie l'Empire effondré.
Le Christianisme a donné à notre Moyen Age la référence de
commune appartenance à tant de principautés parlant des dia-
lectes différents. C'est cette communauté de foi qui fera accep-
ter par la féodalité des Trêves de Dieu, l'immunité des monas-
tères, la neutralité des foires, des marchands et des pèlerins, les
franchises des Communes.
Sans qu'il y régnât aucun pouvoir hégémonique (l'Empire
et la Papauté ne s'en disputaient que le principe) cette authenti-
que Société occidentale avait pour structure essentielle l'héré-
dité des multiples formes de propriété, et le respect des chartes
et contrats. L'autorité politique même, dans les états féodaux,
se transmettait avec les « biens de la Couronne ». En face de
cette autorité, le Décalogue, les Coutumes et la jurisprudence
constituaient un droit stable opposable aux puissants.
L'on ne saurait trop redire que l'essence de la théorie libé-
rale de l'économie a été formulée par les Clercs de l'Université
de Salamanque dits « casuistes », lorsqu'ils ont déclaré qu'il
n'est de prix «juste» que celui qui s'établit sur un marché
libre, ouvert et informé.

LOIS ET DEVOIRS

Nous venons d'observer comment des sociétés très diver-


ses se créent par affinités, à l'écart des contraintes étatiques; le
sens d'un devoir à remplir en fait chercher les moyens par la
coopération volontaire. Le vocabulaire juridique distingue des
lois promulg"uées par un Etat, les statuts par lesquels les libres
groupements définissent les obligations et prérogatives de leurs
adhérents. Les lois obligent inconditionnellement tous les habi-
tants du pays; les statuts n'engagent que les volontaires, mais
sans distinction de frontières.
Une fois assurée par les lois nationales la protection des
droits personnels et patrimoniaux des individus, leur liberté de
fait s'accroit dans la mesure où ils peuvent se regrouper de
façon sélective en divers domaines: un banquier israélite,
citoyen des USA, membre du Rotary et qui parle le russe, a des
possibilités d'action et d'influence infiniment supérieures à cel-
les d'un caravanier analphabète somalien, qui a dû se réfugier à
Chypre.

43
Mais le groupe peut aussi exploiter ses membres, d'autant
plus lourdement qu'ils sont plus nombreux et mieux organisés.
En revanche l'individu très doué a, dans un te!l milieu,
d'amples occasions de devenir un tyran: pensons au pouvoir
démesuré exercé par tel ou tel chef syndicaliste améric:ain. C'est
pourquoi tout gouvernement doit s'opposer aux tentatives de
n'importe quelle organisation socio-économique pour enrôler
quiconque contre son gré, ou l'obliger à se soum~:ttre à ses
injonctions; notamment les privilèges syndicaux ne doivent
pas permettre de porter atteinte au droit de travailler, tant des
employeurs que des salariés, et tant des immigrés que des natio-
naux.
Quand aux lois anti-trusts, ce sont concrètement des ins-
truments d'arbitraire politique, car il n'existe pas de norme
objective par quoi on puisse juger que quelqu'un qui dispose de
sa propriété sans violer celle d'autrui porte atteinte à ses droits.

Il y a toujours danger de voir l'Etat abuser des pouvoirs


nécessaires à la sauvegarde des libertés. Bertrand d~: JOUVE-
NEL a pu faire observer qu'un potentat assuré de durer s'en
trouve incité à gouverner avec un sens aigu de ses responsabili-
tés, et peut en tirer fierté. Mais en sens inverse, Lord ACTON
(1834-1902) a écrit que « le pouvoir corrompt, et le pouvoir
absolu corrompt absolument ». L'un n'exclut pas l'autre: les
institutions n'étant que des instruments, c'est la trempe morale
de ceux qui gouvernent qui les rend salutaires ou nocives.
Quinconque veut assurer sa propre liberté doit cultiver ses
talents et ressources propres, mais aussi défendre en tant que
citoyen la liberté des autres. Tout droit implique des devoirs ;
la liberté même n'est que la faculté effective de remplir ses
devoirs selon sa conscience.

L'ETHIQUE DES DEVOIRS D'ETAT

L'expression «devoirs d'état» est extrêmement perti-


nente compte tenu du sens ancien de « l'état» dl! chacun:
l'ensemble de ses responsabilités familiales, professionnelles,
civiques et spirituelles, c'est-à-dire, en langage contemporain,
sa fonction sociale.

44
C'est là proprement qu'intervient la notion d'éthique, en
tant que distincte des « mœurs» et centrée sur ce que les
Anciens appelaient la « force d'âme », le courage et la lucidité
quant aux fins que doit poursuivre « l'homme libre ». La
« morale », comme on l'entend couramment, est un catalogue
de règles trop générales pour qu'il suffise de s'y référer
lorsqu'on affronte les problèmes concrets de l'existence en
société: il faut en outre juger correctement de toutes les cir-
constances, persévérer dans ses convictions et ses objectifs, et
souvent choisir la meilleure de plusieurs voies aléatoires. La
liberté est inséparable du risque et du sacrifice.
Toutefois, dans le kaléidoscope des situations vécues, il y
a un point fixe - dont l'ethnologie contemporaine permet
d'observer la portée considérable - à savoir: l'attitude à
l'égard du travail. Un Noir américain, économiste à la Hoover
Institution, le Professeur Thomas SOWELL a dressé une his-
toire comparée, depuis la Diaspora jusqu'à la présente décen-
nie, de l'insertion des minorités racialès dans les grandes
régions d'immigration: Europe, Proche-Orient, Asie sud-
orientale, Amériques et Australie. Il y suit les émigrants Chi-
nois, Juifs, Irlandais, Allemands, Italiens et, bien entendu, les
Africains avant et après l'abolition de l'esclavage au siècle der-
nier.
Chacun de ces groupes ethniques conserve, en quelque lieu
qu'il s'établisse, ses aptitudes et tendances propres; à chacun
correspond un profil caractéristique d'insertion et d'ascension
sociale. Tout en remarquant que le seul fait d'émigrer volontai-
rement témoigne d'une bonne dose d'énergie, T. SOWELL
constate qu'à des degrés divers ces groupes réussissent leur
implantation en peu de générations, mais que la vitesse et le
niveau des réussites sont manifestement proportionnels à la
mise en œuvre d'une recette enseignée par "exemple au sein de
la famille: 1. accepte tout travail proposé et fais-le de ton
mieux ; 2. épargne régulièrement quelque argent sur ta rému-
nération, si faible soit-elle; 3. dès que possible établis-toi à ton
compte; 4. envoie tes enfants à l'école.
La recette n'a rien de sensationnel: c'est la même que les
peuples de l'Europe occidentale ont appliquée depuis des siè-
cles, et qui leur a permis de sortir de la misère sans aucune
« aide au développement» venue d'ailleurs.

45
Observation complémentaire : les immigrants dynamiques
s'enrichissent d'autant plus tôt que les autochtones sont moins
enclins traditionnellement au travail pénible et assidu, à l'épar-
gne et à l'entreprise.

UN DEVOIR NEGLIGE CREE UN DANGER

T. SOWELL souligne qu'aux Etats-Unis, récemment, des


Japonais et des Noirs qui se sont assimilé la culture occidentale
ont pu parvenir aux premiers rangs de la société américaine;
toutefois, ces gens « acculturés» et ambitieux n'ont pas assez
d'enfants pour maintenir l'effectif de leur groupe dans la pro-
chaine génération. Ainsi, écrit SOWELL, ces ménages qui ont
durement acquis un « capital humain» précieux ont tendance
à en garder les fruits pour eux, et leur exemple risque d'être
perdu alors que sa diffusion parmi leurs frères de race serait le
vrai remède à leur misère; or celle-ci ne cesse de s'aggraver car
les moins évolués ont de plus en plus d'enfants!
La même dérive se développe dans le monde, tendant à
dépeupler les pays les plus riches et à surpeupler les moins déve-
loppés. A brève échéance, le simple transfert de ressources vers
ces derniers sera sans effet.
La civilisation doit être entretenue et communiquée; il y
faudra des efforts de part et d'autre - sinon, l'un et l'autre
groupe perdront les fruits du progrès de trois siècles.

46
Chapitre V

Une clef de voûte spirituelle

L'homme a depuis toujours exprimé, par des rites incon-


nus chez les animaux, son besoin de se comprendre lui-même, à
la fois dans le monde qu'il voit et au-delà de ce monde. Parallè-
lement, chaque Société dépend, pour sa cohésion, de cette
vision « métaphysique» qu'ont ses membres de leur propre
raison d'être individuelle, et des finalités de la vie collective
par-delà l'offre et la demande, par delà l'interdit et l'exigé.
Historiquement, ce sont les religions qui ont enseigné tout
ensemble une cosmogonie, une métaphysique et une morale.
De nos jours, les cosmogonies cèdent la place à l'astrophysi-
que, et la morale s'est en partie perdue en législations. La reli-
gion proprement dite reste le point de ralliement de ceux qui
sentent que jamais aucune science expérimentale ne répondra à
la question: qu'est-ce qui fonde la dignité de l'homme, et légi-
time sa prétention à être respecté en tant que personne?
Quelque idée que l'on se fasse de la réponse, l'affirmation
qu'il y a quelque chose de sacré en tout être humain est, pour
chacun de nous, la plus fondamentale des sauvegardes, en
même temps qu'un facteur essentiel pour un ordre pacifique
des libertés. Les libéraux ont trop souvent négligé cet aspect de
leur défense et illustration de la Société libre, de peur d'en sou-
ligner la racine religie'use. Plus avisés en cela, les Communistes
traquent la religion partout où ils sont maîtres du pouvoir, et
s'efforcent de la travestir en toutes occasions.
Sans empiéter sur le domaine des théologiens, nous pou-
vons affirmer que le libéralisme économique et politique a un
intérêt vital à se défaire de toute prévention envers la religiosité

47
chrétienne, rempart irremplaçable (l'exemple de la Pologne en
témoigne) contre le« matérialisme dialectique », et source per-
manente de dévouements aux victimes des guerres, des
cataclysmes et du sous-développement.

LA DIMENSION MÉTAPHYSIQUE

L'homme est à la fois matière et esprit, et la société reflète


cette dualité. Au niveau des intérêts économiques et politiques,
les individus sont inévitablement concurrents quant à leurs
objectifs: ce que l'un consomme, les autres doivent s'en pas-
ser ; même les biens publics ne peuvent servir à tous en même
temps (il y aurait vite« encombrement» ). HAYEK en a déduit
que l'accord entre les hommes ne peut se faire que quant aux
moyens - positivement dans la coopération (marché et démo-
cratie), et négativement dans l'interdiction des moyens nuisi-
bles à autrui (législation répressive).
Mais au plan des activités spirituelles, le bien que l'on
communique - pensées, savoirs, œuvres d'art ou de générosité -
s'augmente d'être partagé; là, le don enrichit celui qui donne
et celui qui reçoit; même le conflit est fécond en ce domaine,
puisque celui qui reconnaît son erreur reçoit une vérité meil-
leure. Voilà le niveau où l'individu devient accessible à la per-
suasion et capable de renoncer à des avantages égocentriques
afin d'augmenter la mutuelle sympathie, la mutuelle confiance
qui sont le véritable ciment social.
Reprenons un instant notre comparaison du trépied : il y
faut une couronne qui maintienne les montants solidaires et
complémentaires; pour la Société des hommes, ce qui « bou-
cle » le système des institutions est la commune aspiration au
Vrai, au Beau et au Bien. Ce n'est pas là une rêverie, mais une
exigence aux conséquences concrètes décisives.
Un Etat n'est une société prospère, stable et salubre que
s'il fournit aux citoyens les trois libertés-disciplines économi-
que, politique et morale; si l'une des disciplines est négligée,
les trois libertés sont en péril. Le Marché sans l'honnêteté et le
respect des personnes engendre des frustations et des révoltes ;
la démocratie sans loyalisme et esprit civique devient un champ
clos de démagogues; et quand les gouvernants violent la

48
loyauté monétaire, les échanges mondiaux sont faussés et les
individus perdent le respect des lois.
C'est pourquoi la réciprocité légale des droits et des
devoirs doit se compléter d'une disposition générale à la modé-
ration et à la générosité, de sorte que les situations dominantes
ne soient pas pesantes au point de fissurer la concorde.
L'histoire de notre siècle démontre que des institutions
démocratiques desséchées spirituellement peuvent être dislo-
quées par des appels à l'irrationnel : grand soir, dictatures,
racisme, terrorisme. A danger spirituel, il faut une rispote sur
le terrain spirituel.

PLUS LOIN QUE L'UTILE

Malheureusement, l'Utilitarisme du siècle dernier, si pré-


cieux qu'il ait été pour la théorie économique, était hostile à
toute perspective métaphysique. Selon Ludwig MISES, « est
moral seulement ce qui favorise la coopération sociale» en vue
de vivre sagement à la recherche du bonheur. Bien que cette
position s'explique dans un contexte où l'économiste devait
réfuter la condamnation « morale» du prêt à intérêt dans la
phisolophie médiévale, l'option hédoniste conduit MISES à se
« garder systématiquement de tout jugement de valeur sur les
oiJjectifs que se proposent les hommes », parce que nul n'a
qualité pour décider de ce qui rendra quelqu'un d'autre plus
heureux.
Cette lacune n'affaiblit pas le caractère irremplaçable de
l'œuvre monumentale où le chef de l'Ecole Autrichienne a
démonté tous les rouages de « L'ACTION HUMAINE », mais
sa neutralité à l'égard des valeurs morales n'est légitime que
dans ce strict domaine descriptif, on pourrait dire anatomique.
D'ailleurs, ce n'est pas en épicurien, mais en stoïcien que Lud-
wig MISES a vécu, sacrifiant à l'orthodoxie monétaire toute
chance de succès académique en un temps que Jacques RUEFF
a appelé « L'Age de l'inflation ».
MISES pensait que le découvreur et l'artiste de génie ne
travaillent pas comIT).e le reste des hommes pour un profit
matériel, ni même psychique: ils ont la vocation d'enrichir le
patrimoine de l'humanité d'un apport nouveau,· même dans
l'incompréhension de leurs contemporains. Et pour décrire
leurs épreuves, l'agnostique professeur a des accents dignes de

49
la plainte du prophète d'Israël, incapable de taire la Parole
divine qui le brûle d'un feu intérieur (Jérémie, 20, 7 à 9).
Cependant, le commun des mortels peut aussi, moins dra-
matiquement, pratiquer le dévouement, l'abnégation, la
recherche ingrate d'une perfection dans les tâches quotidiennes
familiales, professionnelles, civiques et humanitaires. L'idéal
peut éclairer de l'intérieur les réalités les plus prosaïques. Le
sentiment d'être utile à quelqu'un, même inconnu, est néces-
saire à l'estime dt~ soi et rien n'est désolant comme de ne plus
servir à personne.

PLUS HAUT QUE LES LOIS

C'est en subissant une injustice que l'on conçoit la justice,


en subissant l'esclavage que l'on comprend la liberté. Les tri-
bus d'Israël, vers 1250 avant le Christ, reçurent de Moïse cette
première leçon: «Tu ne molesteras pas l'étranger ni ne
l'opprimeras, car vous-mêmes avez été étrangers dans le pays
d'Egypte » (Exode, 22, 20). Le Lévitique confirme: « L'étran-
ger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote,
et tu l'aimeras comme toi-même» (Lv, 19, 33). Le Livre de la
Sagesse ajoute une note universaliste: « Tu as appris à ton
peuple que le juste doit être ami des hommes» (Sagesse, 12,
19). Et le Livre de Tobie contient cette formule lapidaire de
l'antique Règle d'Or: « Ne fais à personne ce que tu n'aime-
rais pas subir» (Tb. 4, 15).
Ainsi, l'on perçoit dans l'Ancien Testament la maturation
de ce qui sera pour la Chrétienté la notion du Droit Naturel,
fondée psychologiquement sur ce que MISES appelle « l'alter
ego» : nous comprenons autrui en regardant en nous-même,
ou comme dit le langage familier «en nous m{:ttant à sa
place ». L'interdiction d'affliger s'applique d'abord à « ton
prochain », dans ta tribu, puis ton peuple; et pt:u à peu à
l'immigré, à l'étranger, à tous les hommes.
Le juriste britannique Lord HAILSHAM a commenté un
passage du De Legibus de CICERON (mort en 43 avant J.C.)
montrant que les païens pensaient sur ce point comme les
Juifs: «Le fondement du Droit réside dans l'amitié que
l'homme porte naturellement à son semblable ». Et le com-
mentateur anglais conclut que si notre philosophie con tempo-

50
raine est généralement stérile et sans attrait, c'est qu'elle
néglige le facteur - peut-être le plus omniprésent - du comporte-
ment humain: l'affection, le désir de faire du bien, l'amour.
Telle est en effet la déficience d'une pensée déchristiani-
sée, séduite par le socialisme qui reporte les devoirs sur la col-
lectivité, en proclamant les « droits» de tous à une pseudo
« libération du besoin », au nom de la « justice sociale ». La
notion traditionnelle des Chrétiens, exprimée par St Thomas
d'Aquin, est à l'opposé: la justice est accomplie par les hom-
mes qui remplissent leurs devoirs à la lumière de leur cons-
cience.
L'EVANGILE résume ces devoirs de conscience en trans-
formant - mutation extraordinairement exigeante - l'interdic-
tion de l'Ancienne Loi en une incitation positive « Tout ce que
vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-
même pour eux; voilà la Loi et les Prophètes» (Matthieu, 7,
12). St Jean, dans son récit de la Cène, rapporte que JESUS dit
aux apôtres: « Je vous donne un commandement nouveau:
vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés ... Il n'est
pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis»
(Jean, 13, 34 et 15, 13).
Dans sa 1re EpÎtre, le même Evangéliste résume en une
seule phrase l'essence de la morale et de la métaphysique chré-
tiennes: «Celui qui n'aime pas, n'a pas connu Dieu, car
DIEU EST AMOUR» (4, 8). Le croyant n'a qu'à s'accrocher
ferme à cette Révélation-là, acceptable pour un agnostique (tel
que feu Louis ROUOIER) et qui devrait l'être encore pour
ceux qui pensent avoir « perdu la foi» à cause des défauts de
l'Eglise où ils sont nés, et des autres!
L'académicien René HUYGHE, dans une puissante étude
des résonances entre l'esthétique, la vie animale et le cosmos
(Formes et Forces) a montré que tout le règne vivant dessine,
depuis les micro-organismes jusqu'à nous, un effort ininter-
rompu vers une liberté toujours plus complète. Or, si la liberté
est le but de l'évolution, l'amour en est la force motrice à cha-
cun de ses échelons; l'amour est aussi la seule raison d'être que
nous puissions assigner à la liberté humaine, fleur de la Créa-
tion.
N'est-ce pas là, même pour le rationaliste utilitarien, à la
fois le meilleur chemin vers « le plus grand bonheur pour le
plus grand nombre », et une interprétation satisfaisante des

51
faits qu'en divers endroits MISES appelle des « donnés ulti-
mes» parce que la raison ne peut les rattacher à une cause con-
naissable?

CE QUE CELA CHANGERAIT A L'EXISTENCE

L'amour ainsi conçu n'est pas la sentimentalité (qui n'en


est que l'appât !) ; il est la vertu - en latin: la force - qui tient
en échec l'instinctive et vitale préférence de soi (en langage pro-
fane, quelque chose d'analogue au « péché originel »). Aimer
c'est servir. Pouvons-nous aimer la liberté d'autrui?
Aimer la liberté d'autrui, qu'est-ce que cela implique?
Notamment s'interdire à soi-même d'empêcher quelqu'un de
tenter sa chance à sa manière, et compter sur l'expérience pour
faire le tri des bonnes idées et des méprises. C'est consentir à
des règles dont on sera soi-même captif, lorsque l'on pense que
thus profiteront de leur respect. C'est admettre que l'on peut se
tromper ou s'être mal informé, être prêt à écouter - mais défen-
dre sans faiblir la vérité dont on est certain, parce qut: les autres
aussi ont besoin de la connaître.
Un tel état d'esprit, animant la structure institutionnelle
que nous avons reconnue nécessaire à une société libre et
ouverte, a toutes chances d'avoir des conséquences que nous
pouvons entrevoir, et où le libéral aussi bien que le croyant
peuvent reconnaître leur « point de rencontre » idéal.

...

Quant à l'Economique: le libéral sait, depuis SMITH et


RICARDO, que les hommes du monde entier sont les pour-
voyeurs les uns des autres ; que les « ressources naturelles» ne
leur sont effectivement des ressources qu'à travers la division
des tâches ; et que le marché peut seul coordonner les connais-
sances, les talents et les efforts de tous ces acteurs, inconnus les
uns des autres. Le croyant n'y càntredit pas: quand il achète
son « pain quotidien », c'est au boulanger qu'il demande ce
service en échange de monnaie provenant de services que
l'acheteur lui-même a rendus; seulement, le croyant peut ren-
dre grâce à Dieu de nous avoir proposé la tâche et donné les
moyens de nous « servir les uns les autres en Son Nom ». Sauf

52
l'humaine faiblesse, cela comporte que, sur le marché aussi, les
hommes se c(!)mportent en « frères », se gardant de frauder et
de voler même quand ils n'ont rien à craindre du gendarme.
Les économistes diraient que « les coûts de transaction seront
moindres ».

*
Quant au Politique: lorsque les gouvernants auront com-
pris que leur « autorité monétaire » traduite en« cours forcé »
est plus nuisible à leurs concitoyens qu'aux étrangers; que
toute protection contre la concurrence a un effet sclérosant sur
l'équipement industriel et commercial; et que la manipulation
du crédit par l'Etat est la cause essentielle des « crises cycliques
du capitalisme» - l'Etat pourra vaquer efficacement à ses
fonctions propres, laissant aux individus le soin et l'entière res-
ponsabilité de leurs activités contractuelles. Le libéral considé-
rera alors l'impôt comme la juste contrepartie de services spé-
cialisés rendus au public ; et le croyant aura conscience de
« rendre à César ce qui est à César ». L'autonomie des familles
et des groupes spontanés retrouvera la place qu'elle a su rem-
plir pendant des siècles.

*
Au nom de la Morale, notre temps a intercalé entre l'Eco-
nomique et le Politique ce que l'on appelle le Social. En réalité
c'est un débordement du pouvoir législatif et fiscal dans un
champ d'action où il est structurellement inefficace. Par la
force des choses (notamment démographiques) cette intrusion
des modes autoritaires de l'action collective est condamnée à
terme. Les risques sont du ressort des méthodes contractuelles
d'assurance et de mutualité. L'assistance appelle une conver-
gence d'efforts personnels et d'activités concertées (dans les
quartiers et les métiers, dans les Eglises et les associations phi-
lanthropiques), ne laissant aux autorités politiques qu'un rôle
d'authentique subsidiarité dans les circonstances de force
majeure excédant les réserves normales de ces groupes. Le libé-
rai y verra la consécration du volontariat des « corps intermé-
diaires » dévoués à des besoins collectifs de leur choix ; quant

S3
au croyant, il a toujours appris que la charité active est pour lui
un devoir essentid car « la foi sans les œuvres e:,t une foi
morte» (Epître de St Jacques, 2, 14).

*
Ce qui vient d'être dit n'a rien d'original; mais le but
recherché est de montrer que dans chaque domaine, il s'agit de
réveiller des mentalités de responsabilité, au contact le plus
direct possible des réalités. Si l'on obtenait cela, les réformes
institutionnelles au niveau national s'opéreraient sa.ns boule-
versements.
Mais saurons-nous en persuader nos concitoyens? Les
sceptiques ne peuvent communiquer que leur doute, et les pas-
sifs sont voués à subir ce qu'ils renoncent à combattre.

54
CONCLUSION

Le Pacte nécessaire
Si les thèses exposées ci-dessus lui semblent bien fondées,
le lecteur libéral qu'il soit agnostique ou croyant écartera aisé-
ment de son esprit les préventions qu'il pouvait avoir contre
l'autre « famille de pensée». Un libéral agnostique ne peut
craindre une « arrière-pensée théocratique » chez le croyant
qui approuve nos analyses ; et. un croyant ne redoutera pas
d'hostilité « anticléricale» de la part du libéral que n'effarou-
che pas la métaphysique esquissée. D'ailleurs, nombre de libé-
raux sont de confessions judéo-chrétiennes, et beaucoup de
croyants gardent leurs préférences au « capitalisme » de nos
démocraties occidentales.
Pourquoi, dès lors, hésiter à se comporter en alliés pour
souder la défense de libertés solidaires, contre les dangers
cumulés des ambitions dirigistes et du terrorisme nihiliste? Il y
a une sincère inspiration œcuménique dans la perspective pro-
posée d'un humanisme rajeuni, insistant sur la c9mplémenta-
rité des individus, des groupes naturels et contractuels, et des
institutions que l'Histoire nous a léguées.
Ces institutions devront certes être révisées ; notamment il
faudra reconstituer un système monétaire mondial, partie inté-
grante d'une « évacuation» par l'Etat des fonctions économi-
ques et sociales qu'il a « envahies ». Cependant, des opéra-
tions chirurgicales n'ont de chances de réussir que si l'orga-
nisme du patient y a été préparé par un renforcement de ses
énergies vitales.
C'est pourquoi l'objectif primordial de l'alliance souhai-
tée doit être de restaurer dans la vie publique et privée le sens
du devoir, actuellement bien affaibli. Que chacun donne
l'exemple, sous son propre drapeau, en servant de son mieux la
liberté de tous.

55
POSTFACE
(La foi de rauteur)

Parabole des vitraux


Ce livre a été écrit comme un acte de raison et d'espoir au
droit fil de la vision judéo-chrétienne de la vie: réaliste et opti-
miste.
Réaliste: nous savons que l'homme est pécheur, et que ses
œuvres, même en cherchant le bien, charrient quelque mal.
Optimiste : nous croyons que la Providence assiste les
cœurs droits, puisque l'Histoire montre que la puissance de la
Foi surmonte les oppressions les plus redoutables.
Le peuple juif, sans Etat ni armées, sans même une terre à
lui, a traversé deux millénaires et d'innombrables persécutions,
accroché à la Thora, sa Loi spirituelle.
L'EV ANGILE surabonde d'intuitions les plus profondes
dans l'âme h.umaine. Chacun de ses livres est comme un sanc-
tuaire aux vitraux historiés. Pourtant, celui qui se tient à l'exté-
rieur regardera vainement les scènes enchâssées, elles lui paraî-
tront obscures, étranges.
Mais si quelqu'un a soif de la Paix, de la Liberté et de
l'Amour des hommes - qu'il entre dans ces vieux textes et fasse
en lui-même le silence: les hautes fenêtres s'illumineront de
sens et de splendeur.
Force et bonheur couleront vers lui, de cette révélation
qu'un Cœur de PERE, plus vaste que l'Univers, s'émeut quand
on lui dit MERCI pour les beautés du monde, et PARDON
pour nos laideurs.

Raoul AUDOUIN
23 Mars 1985

57
LECTURES RECOMMANDEES
PAR L'AUTEUR

EDITIONS DE L'INSTITUT ECONOMIQUE DE PARIS


Politique économique Ludwig von Mises
Propriété et loi, suivi de l'Etat Frédéric Bastiat
Planification et économie de marché Henri Lepage
Le piège de la participation
obligatoire dans les entreprises Pascal Salin
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Libre échange)
Socialisme et économie Florin Aftalion
Oeuvres économiques Frédéric Bastiat
Mirage égalitaire et Tiers Monde Lord Bauer
Droit, législation, liberté :
Règles et ordre (1) Friedrich Hayek
Le mirage de la justice sociale (II) Friedrich Hayek
L'ordre politique d'un peuple libre (III) Friedrich Hayek
Du libéralisme à l'anarcho-capitalisme Pierre Lemieux
L'action humaine - Traité d'économie Ludwig von Mises
L'ordre monétaire mondial Pascal Salin
HACHETTE (Collection Pluriel)
Du pouvoir Bertrand de Jouvenel
Demain le capitalisme Henri Lepage
Demain le libéralisme Henri Lepage
Pourquoi la propriété Henri Lepage
La liberté à refaire Michel Prigent
L'AGE D'HOMME
L'Amérique des ethnies Thomas Sowell
CALMANN-LEVY
L'unification monétaire européenne Pascal Salin
EDITIONS DE CHIRE
Tous capitalistes Michel de Poncins
CLUB DE L'HORLOGE
Socialisme et fascisme
GALLIMARD
Les origines du capitalisme Jean Baechler
LAFFONT
Le fléau du bien Philippe Bénéton

59
Imprimerie COCONNIER
72300 SABLÉ-SUR-SARTHE
Dépôt légal 3c trimestre 1985
Chez le même éditeur (suite)
Le consumérisme dévoyé
Situation comparée des consommateurs en Europe et aux
Etats-Unis.
par Denis Hermite

304 pages. - 98 F.

En co-édition avec les Editions Duculot - Belgique


Le prince et la conj oncture
par Alain Siaens

192 pages - 89 F.

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