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La bonne tenue des obsèques religieuses dans une France sécularisée. Constats et
explications
Jean-Paul Guetny
© L?Esprit du temps | Téléchargé le 02/04/2021 sur www.cairn.info par Jodel Pierre via Université d'Artois (IP: 194.254.23.50)
2014/2 n° 146 | pages 53 à 68
ISSN 1286-5702
ISBN 9782847952797
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2014-2-page-53.htm
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un paRadoxe sociologique :
la Bonne tenue
des oBsèques Religieuses
dans une FRance sÉculaRisÉe
constats et explications
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jean-paul guetny
positive, 26% par la négative. Presque vingt ans plus tard, pour la quatrième
vague, les résultats montraient une belle stabilité : 72% de réponses positives
(+2%) ; 27% de réponses négatives (+1%).
La cérémonie religieuse est plus indiquée pour un décès que pour d’autres
événements de l’existence : en 2008, 62% des Français y étaient favorables pour
un mariage, ce qui représentait une baisse de 4% depuis 1990, 37% affirmant le
contraire (soit +6%). Pour une naissance, 54% estimaient nécessaire une
cérémonie religieuse (-9%) ; 46% étaient de l’avis inverse (+13%).
Ce type d’obsèques réalise un excellent score dans toutes les tranches de la
population. Il n’est guère surprenant que les catholiques pratiquants s’en
montrent partisans dans une proportion de 97%. Mais 81% des personnes qui
se rattachent à cette religion mais ne pratiquent jamais émettent un avis
identique. Et 50% de ceux qui se déclarent sans appartenance religieuse.
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Enfin, les 18-29 ans, réputés plus éloignés de la religion que leurs aînés, se
situent dans la moyenne nationale, avec 72% d’avis favorables.
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individu, ce qu’il croit, ce qui le motive, ce qui guide ses choix et ses
actions »8. L’enquête de 1981 s’est déroulée dans neuf pays ; la deuxième
vague (1990) a été étendue à vingt-neuf pays ; la troisième (1999), à trente-
quatre ; et la quatrième (2008), à quarante-cinq. Gage de sérieux, l’entretien
n’a pas eu lieu par téléphone, comme c’est devenu souvent le cas ; et il a duré
une heure en moyenne. Au moins deux tiers des questions ont été reprises à
l’identique d’une vague à l’autre.
De ce travail, Claude Dargent 9 dégage trois types de situations. « Dix pays
illustrent clairement les théories de la sécularisation, y compris dans leurs
versions les plus extrêmes »10. Les taux d’appartenance religieuse comme les
taux de pratique y ont chuté dans des proportions considérables. Ces pays sont
la Belgique, l’Espagne, les deux Irlande, la République Tchèque, la Croatie, la
Grande-Bretagne, la Suède, la Norvège, la Finlande et…La France.
Un deuxième groupe connaît des « évolutions contradictoires », avec
certains indicateurs en hausse, d’autres en baisse, mais leur situation « ne
laisse pas augurer la disparition de la religion dans un terme prévisible »11. Ce
qui pourrait être le cas pour les pays du premier groupe. Sont concernés, entre
autres, l’Italie, la Pologne, la Grèce, le Portugal, l’Autriche, la Slovénie,
l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Hongrie. Le troisième groupe se
caractérise par une « croissance de l’adhésion religieuse »12.
Les pays qui connaissent pareille évolution sont situés en Europe orientale
6. O. Roy, La sainte ignorance, le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
7. P. Bréchon et F. Gonthier, in Les valeurs des Européens, évolutions et clivages, sous la
direction des deux auteurs, Paris, A. Colin, 2014, p. 10.
8. Ibidem, p. 8.
9. C. Dargent, ibidem, p. 106.
10. Ibidem, p. 107.
11. Ibidem, p. 109.
12. Ibidem, p. 109.
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minorité, qui se révèle lors de certaines occasions majeures »14. Les funérailles
de Lady Diana, le 6 septembre 1997, en fournissent une illustration : « les
Britanniques qui se sont rassemblés dans les églises éprouvaient le besoin
d’être ensemble dans une perspective, plus ou moins affirmée selon les cas,
d’une forme d’espérance dans l’au-delà ». Et C. Dargent d’ajouter ; « Ne vaut-
il alors pas mieux parler dans ce cas de besoin spirituel ?».
Pour lui, la réponse ne fait guère de doute. Et la constance du besoin
spirituel, « notée enquête après enquête…, ouvre aux sociétés un espace de
liberté qui rend possible dans l’avenir, selon les pays et les régions, les formes
les plus diverses d’évolution du religieux »15.
Venons-en à la situation française en continuant de nous appuyer sur les
enquêtes EVS, complétées par le travail récemment publié par Jérôme
Fourquet et Hervé Le Bras, sous le titre « La religion dévoilée, nouvelle
géographie du catholicisme »16. Vu la modicité des échantillons proposés,
explique Olivier Todd dans sa préface, « les enquêtes d’opinion couramment
pratiquées fabriquent… jour après jour une France symboliquement unifiée »17,
comme si les croyances et les pratiques étaient homogènes sur la totalité du
territoire.
La démarche de J. Fourquet, directeur du département « Opinions et
stratégies d’entreprises » à l’Ifop, et de H. Le Bras, démographe et directeur
d’études à l’INED, « s’appuie sur la multiplication des sondages dans lesquels
la question de l’appartenance religieuse a été posée et sur les progrès de la
cartographie »18. L’étude réalisée cumule 51 vagues d’enquêtes représentant
51770 entretiens, réalisés dans 13295 communes. Les résultats ont pu être
matérialisés sur une carte, grâce à un jeu de couleurs. Ce dispositif permet
d’appréhender des spécificités régionales.
La France, comme on l’a noté, fait partie des dix pays européens qui
« illustrent clairement les théories de la sécularisation ». Il en présente même
une version extrême.
Cela se traduit d’abord au niveau de l’appartenance religieuse : 70% des
Français se déclaraient catholiques en 1981 ; ils n’étaient plus que 42% en
2008. Sur la même période, le nombre de personnes « sans appartenance
déclarée » était passé de 18 à 33% et les « athées convaincus », de 9 à 17%.
Ce déclin de l’appartenance catholique n’est pas compensé par la montée
en flèche d’autres appartenances, même si le nombre des personnes se
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réclamant d’une « autre religion » a plus que doublé, passant de 3 à 8%. L’aug-
mentation s’explique surtout par un nombre croissant de musulmans déclarés :
ils représentent 4,5% de l’échantillon 2008, chiffre que le politologue Pierre
Bréchon pense sous-estimé19. Celui de 6,5% lui semble plus plausible.
Au plan des pratiques, écrit C. Dargent, la situation de 2008 montre « une
grands stabilité »20, non pas certes par rapport à 1981, où les chiffres étaient
beaucoup plus élevés, mais en comparaison de 1999 : même nombre de prati-
quants réguliers, 12%; de pratiquants occasionnels (lors des fêtes), 14%; et de
pratiquants exceptionnels (ne se rendant à un office pas plus d’une fois l’an),
14% également. Les adeptes de la prière journalière sont plus nombreux
(12 contre 9%), tandis que les personnes disant ne prier jamais sont toujours
54%.
Cette apparente stabilité a toutefois un côté trompeur : parmi les prati-
quants réguliers, la proportion de catholiques a diminué au profit des pro-
testants appartenant à la mouvance évangélique et des musulmans. L’islam
« rassemble désormais presque un (pratiquant) sur dix ». Et « les musulmans
représentent… 22% des personnes qui prient tous les jours »21.
Qu’en est-il des croyances ? Celle en Dieu s’est érodée, tout en restant
majoritaire : de 1981 à 2008, elle est passée de 62 à 53%. Les croyances à
l’enfer et au paradis ont progressé : la première est passée de 15 à 21%, la
seconde, de 27 à 35%. Mais le phénomène est imputable surtout à la part
croissante de musulmans dans la population française : la croyance à l’enfer
est partagée par un quart des catholiques, mais par 82% des musulmans ; celle
au paradis, par 48% des catholiques et 86% des musulmans.
Cependant ni le recul du catholicisme, ni la progression du nombre des
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Elles sont, par exemple, plus tolérantes à l’égard de l’homosexualité.
L’intensité du rapport au catholicisme varie également en fonction de
l’âge. Les enquêtes Ifop montrent que « la proportion de catholiques
pratiquants passe de 7,2% chez les 18-29 ans à 32,7% parmi les personnes
âgées de 75 ans et plus »26. L’enquête EVS indique a contrario que les athées
convaincus sont plutôt jeunes27 : si la moyenne française est de 17% (chiffre
2008), les 18-29 ans sont 27% à se qualifier ainsi. « D’une répartition provin-
ciale, notent J. Fourquet et H. Le Bras, la géographie du catholicisme a…
évolué vers une répartition sociale »28, avec une tendance à gagner dans les
classes privilégiées ce qu’il a perdu parmi les couches populaires. Cela
explique, par exemple, sa bonne tenue en région parisienne. « Dans Paris intra
muros, la pratique est d’autant plus présente que l’arrondissement est
bourgeois »29. Le Bassin parisien « se révèle plus pratiquant, relativement,
qu’il ne l’était il y a cinquante ans et a fortiori qu’il y a deux siècles, lorsqu’il
formait le cœur de l’irréligion » 30.
J. Fourquet et H. Le Bras concluent leur travail en soulignant le
« spectaculaire déclin » du catholicisme : « la France, qui fut la « fille aînée de
l’Eglise », est majoritairement devenue (ou redevenue) une terre achrétienne »31.
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enfants ou en avoir le projet avait chuté de 82 à 58% 36.
Mais, selon J. Fourquet et H. Le Bras, « le décrochage se révèle beaucoup
plus spectaculaire dans le cas des obsèques » 37. La remarque semble en contra-
diction avec les données rapportées au début de cet article. En réalité, elle ne se
fonde pas sur les choix du type de cérémonie d’obsèques (« religieuse » ou
« civile »), mais sur celui du mode de traitement du cadavre (inhumation ou
crémation). « Alors que la société a enterré ses morts pendant des siècles,
notent nos auteurs, la crémation a connu au cours des quatre dernières
décennies un développement fulgurant »38. Pourtant, « les résultats de l’enquête
Ifop – ajoutons : comme ceux des observations de terrain – démontrent que les
catholiques pratiquants demeurent (avec les musulmans) le seul groupe au sein
duquel la préférence pour l’inhumation reste majoritaire »39.
Retenons, en conclusion, que le déclin religieux en France n’implique pas
un rejet global de la spiritualité. Yves Lambert a utilisé l’image du « religieux
hors piste »40 pour caractériser la situation présente. C. Dargent parle d’un
« besoin spirituel minoritaire dans les sociétés les plus sécularisées, y compris
chez les jeunes »41. Ce « besoin », nous allons devoir en préciser les contours
et nous demander s’il ne jouerait pas un rôle clé dans le « succès » des
obsèques religieuses.
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II. QUELQUES BALISES HISTORIQUES à PROPOS DE LA « SPIRITUA-
LITÉ »
42. In La mort et ses au-delà, sous la direction de Maurice Godelier, CNRS Editions, Paris,
2014, p. 121.
43. R. Debray, Le feu sacré, fonctions du religieux, Paris, Fayard, 2003.
44. Ibidem, p 27.
45. Ibidem, p 28.
46. In Discours et mode de vie…, p. 155.
47. Ibidem, p. 159.
48. In Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 276.
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comme le judaïsme, se couler dans la culture grecque. Avant de se
revendiquer « religion », il s’est présenté comme une « philosophie » – la
« vraie philosophie ». à l’image de ce qu’on a vu dans les écoles antiques, il
ne s’est pas contenté d’apporter des « vérités nouvelles » ; il a proposé à ses
fidèles un certain « mode de vie ». Il n’est pas étonnant, dès lors, que des
exercices, pratiqués dans le cadre des écoles philosophiques antiques, aient
été repris par lui, de manière souvent réinterprétée. Il en a ajouté d’autres, qui
lui sont propres. Un corps d’« exerçants » s’est même constitué au sein des
Eglises chrétiennes, celui des moines, longtemps appelés « philosophes ».
C’est également le christianisme qui a introduit en Occident les termes
« spirituel », « spiritualité ». L’adjectif vient du latin « spiritualis », traduction
du mot grec « pneumatikos », employé par saint Paul pour qualifier « l’homme
spirituel », c’est-à-dire « inspiré », vivant sous influence divine. Le substantif
« spiritualitas » (« spiritualité ») apparaît plus tard, chez Tertullien, théologien
africain, au début du IIIe siècle.
On trouve l’expression « les exercices spirituels » chez Ignace de Loyola :
au milieu du XVIe siècle, le fondateur des jésuites a en effet publié un ouvrage
qui porte ce titre, dont l’influence fut et reste considérable. Quant au terme
« spiritualité », polysémique au Moyen-Age, il en est venu à se spécialiser et à
désigner la « vie intérieure » au XVIIe siècle. à cette époque, « la valorisation
du monde intérieur s’institue…, écrit le psychanalyste Jacques Arènes. Il
devient le lieu de l’ouverture à l’illimité…, le lieu de l’ex-stase, qui met le
sujet hors de soi, « le projetant en l’Autre divin »50. On notera que le mot
« spiritualité » n’était pas alors employé de manière uniquement positive,
comme c’est souvent le cas aujourd’hui. On faisait le partage entre la « vraie »
et la « fausse » spiritualité, la spiritualité « outrée » et la « subtile ». Dans les
milieux institutionnels, elle n’avait pas toujours bonne presse, en particulier
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Charles Taylor51, « nous considérons tous que nos vies… ont une certaine
forme morale ou spirituelle… Dans certaines activités ou conditions, se niche
une plénitude, une richesse… La vie nous apparaît plus pleine, plus riche,
plus profonde, plus digne d’intérêt, plus admirable, plus fidèle à ce qu’elle
doit être…». Cette expérience de plénitude est passible de deux interprétations :
« les croyants ont, souvent ou de manière caractéristique, le sentiment qu’elle
« leur est donnée, que c’est une chose qu’ils reçoivent » – de l’extérieur52. Et,
« pour les non-croyants modernes, le pouvoir d’accéder à la plénitude part de
l’intérieur »53. On peut donc parler de spiritualité « religieuse », d’un côté ; de
spiritualité « laïque », de l’autre.
Michel Meslin, historien des religions, a bien souligné la singularité de la
seconde approche, caractéristique de la modernité. « Dieu n’est plus nécessaire
à l’homme »54, explique-t-il, mais demeure « le besoin d’un sacré diffus, situé
hors des Eglises et des médiations institutionnelles »55. Ce sacré n’est pas vu
comme un héritage ; c’est une construction du sujet ; il n’est pas extérieur à la
conscience, il en émane. M. Meslin le situe du côté de l’« intime » : « est sacré
ce que je tiens pour tel »56.
Ainsi (re)profilée, la spiritualité s’étend à de nombreux champs : l’art,
considéré parfois comme « le refuge spirituel suprême »57 ; la science ou, plus
exactement, l’« humanisme » qu’elle inspire ; la philosophie, redevenue chez
certains de ses représentants « art de (bien) vivre » ; la politique (des
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vise les patients atteints de cancer, ainsi que leur entourage : « les soins
palliatifs accroissent la qualité de vie des patients et des familles qui font face
à une maladie mettant en cause la vie, en assurant le soulagement de la
douleur et des symptômes, et un soutien spirituel et psychologique, depuis le
diagnostic jusqu’à la fin de vie et le deuil ». Dans ses travaux59, l’auteur s’inté-
resse en particulier à la « souffrance spirituelle » : il tente d’en dessiner les
contours et d’en faciliter la prise en charge.
La spiritualité a également investi le langage courant. L’expression de
« quête spirituelle » fait figure de slogan. Ce succès n’est pas toujours gage
d’originalité ni de profondeur. Comme le reconnaît J. Arènes, beaucoup
considèrent aujourd’hui que « les religions, c’est dangereux »60. Et le
« spirituel » en vient à désigner une sorte de religieux allégé – « des
institutions, des dogmes, de toute instance tierce »61. Ce religieux d’un
nouveau type, en soi sympathique, a sans doute un avenir moins assuré que le
soufisme ou la mystique rhéno-flamande.
L’emploi extensif du mot « spirituel » traduit donc un symptôme, mais
renvoie à une réalité floue. Rien d’étonnant à ce que, pour les sociologues, il
ait des airs d’ombre chinoise. Cela incite à se tourner vers les religions dans
l’espoir d’un éclairage.
58. Cette pyramide est reproduite, par exemple, par Michel Lacroix, in Le développement per-
sonnel, Dominos Flammarion, Paris, 2000, p. 17.
59. L’auteur a rédigé un mémoire de DEA sur « La souffrance spirituelle » (Paris, 2004), dont
est extraite la définition de l’OMS; puis une thèse de doctorat sur « Les nouvelles cultures de
l’accompagnement » (Paris, 2012). Il a donné une version grand public de ses travaux
universitaires dans Vivants jusqu’à la mort, accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie
(A. Michel, Paris, 2013).
60. In La quête spirituelle…, p. 154.
61. Ibidem, p. 67.
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Cet intitulé paraît ouvrir un champ encore plus vaste que le précédent, vu
l’extrême diversité de que nous appelons « religions » : elles recouvrent une
foison de dénominations et de sous-dénominations, une pluralité de démarches,
avec des évolutions historiques pour compliquer la tâche. Nous avons choisi
de prendre pour base un travail dirigé par Maurice Godelier : « La mort et ses
au-delà »62. A la demande de médecins, juristes, spécialistes des politiques de
santé, l’anthropologue a en effet réuni treize spécialistes autour de ces
questions. Leur champ d’investigation s’étend de la Grèce antique à la Chine
contemporaine ; il concerne les manières d’aborder la mort dans les grandes
religions, mais aussi chez des peuplades d’Amazonie, de Mélanésie ou
d’Australie. « Seules les religions, plaide M. Godelier, parce qu’elles sont des
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représentations totalisantes de l’univers et de la place qu’y occupent les
hommes, ont cette capacité de produire des significations reçues par tous ceux
et toutes celles qui les vivent, non pas comme des vérités scientifiques mais
comme des vérités existentielles auxquelles ils croient »63.
Dans l’introduction à l’ouvrage, l’auteur énumère ce qu’on peut appeler
« des questions universelles » : pourquoi l’Humanité connaît-elle la mort ?
Quelle conduite adopter envers quelqu’un qui agonise ou vient de mourir ?
Quel traitement réserver au cadavre ? Quels rites de séparation faut-il
accomplir ? Etc.
A l’universalité des questions répond une certaine universalité des
conceptions de la mort. Il est possible en effet de dégager « quelques inva-
riants communs à toutes (les religions) ou à plusieurs d’entre elles »64.
M. Godelier met en exergue les points de convergence, tout en indiquant les
particularités et les différences.
1. « La mort ne semble pas avoir été attachée à l’Humanité à ses débuts…
Les humains étaient à l’origine immortels »65. L’idée, formulée par l’empereur
Marc-Aurèle, philosophe stoïcien, selon laquelle la mort représente une
« simple fonction de la nature »… est universellement exclue des représenta-
tions que l’Humanité s’est faite au cours de son histoire pour penser la
mort »66. M. Godelier illustre la thèse par un exemple emprunté au christia-
nisme : à l’origine Adam et Eve, dont nous descendons tous, n’étaient pas
mortels. Ils le sont devenus pour les punir de leur inconduite vis-à-vis de
Dieu, et nous héritons tous de leur péché et de sa punition »67.
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4. « Des conduites sociales appropriées sont prescrites vis-à-vis d’un
mourant »71. Il s’agit soit de manifester sa douleur, son affliction, soit de les
masquer. Il est couramment fait appel à un ministre du culte ou à une personne
ou un groupe de personnes pour prendre en charge les derniers moments.
5. Une fois le décès intervenu, une double nécessité s’impose : « disposer
du cadavre » et « séparer du monde des vivants le mort dont l’âme ou les âmes
survivent à son décès »72. Les rites funéraires répondent à ces deux fonctions.
Ils concernent tout autant les vivants que les morts. La purification post
mortem est coutume assez répandue. Sur le sort à réserver au cadavre, il existe
maints scénarios : inhumation, crémation, exposition sur une plate-forme,
embaumement, momification, etc.
6. Déroger aux rites funéraires équivaut à prendre un risque. Car, si tel était
le cas, le défunt deviendrait un « mauvais mort » et, donc, un danger pour sa
famille, sa lignée, voire la Cité. A contrario, les « bons morts », c’est-à-dire
ceux qui ont été rituellement bien traités, « ne reviennent pas hanter les
vivants pour leur nuire »73.
7. « Après les funérailles… commencent pour les vivants une période de
deuil et pour les morts une nouvelle forme d’existence »74. Sont concernées
par le deuil « les personnes qui entretenaient avec le mort des rapports de
parenté ou d’autres types de liens qui les rendaient proches (de lui) »75.
Prendre le deuil, c’est « ne plus vivre comme… avant le décès, s’isoler pour
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s’accordent avec les chrétiens pour attester, avec la résurrection corporelle,
un retour de l’âme vers Dieu »81.
« Tout se passe donc, conclut M. Godelier, comme si, depuis que notre
espèce… est apparue sur la terre (…), la mort ne pouvait être ni conçue ni
vécue comme tout simplement la fin de la vie. Comme si cette pensée était
impensable, c’est-à-dire pensable mais inacceptable pour la pensée »82.
Ce « refus de la mort définitive… par son universalité même, ne peut avoir
sa source que dans les profondeurs inconscientes de l’esprit humain »83.
Il se traduit par « la capacité humaine d’imaginer des mondes qui
débordent le monde (où nous vivons) quotidiennement, tout en lui donnant
sens »84. Ces « mondes imaginaires des religions ne sont pas les produits
d’une Humanité encore dans l’Enfance… Ils sont les témoins de l’effort
permanent des hommes pour affronter leurs limites, conjurer leur peur
devant la mort et espérer en un monde meilleur où l’injustice et la
souffrance auraient été vaincues »85.
Toujours selon l’anthropologue, « la pensée humaine obéit à deux
logiques : l’une, expérimentale, « définit les frontières entre le possible et
l’impossible » ; l’autre, de nature croyante, postule que « l’impossible est
également possible »86. Nous avons rapporté l’opinion de Marc-Aurèle
selon laquelle la mort est « une simple fonction de la nature ». « Malgré les
progrès des sciences de la vie, semble se désoler M. Godelier, ceux qui
pensent ainsi ne sont guère nombreux parmi la foule des humains et ne le
seront probablement jamais beaucoup plus. La raison scientifique n’est pas
contagieuse comme le sont les religions »87.
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pour parler comme Sylvie-Anne Goldberg, conserve une certaine prégnance.
Nous avons essayé d’en résumer les raisons88. La première est sociologique :
ceux qui parviennent aujourd’hui au seuil de la mort ont reçu, pour la
plupart, une éducation religieuse qui les a marqués et vis-à-vis de laquelle
ils gardent un certain attachement ; ce sentiment d’appartenance peut
s’aiguiser dans le temps du « grand passage ». La deuxième raison est de
type anthropologique : beaucoup ne veulent pas, selon l’expression
populaire, « être enterrés comme des chiens » ; se placer sous la protection
du rituel équivaut pour eux à protester de leur humanité. Troisième raison :
le rituel – c’est sa dimension sociale – a pour vertu d’inscrire une
trajectoire personnelle dans une histoire collective. La quatrième raison
relève de la psychologie. Louis-Vincent Thomas parlait du rituel comme
d’une « thérapie universelle », visant à « conjurer le désarroi et à réparer le
désordre que l’intrusion de la mort a provoqué »89. Toutes ces raisons expli-
quent le recours au rituel en général. Mais pourquoi faut-il que, pour une
majorité de personnes, celui-ci soit religieux ? Sans doute parce que la
« ritualité laïque » est moins susceptible de prendre en compte le « besoin
de sacré », mis en exergue par M. Meslin : cette aspiration de l’homme à un
dépassement, à une transcendance, à un « au-delà », quelle qu’en soit la
nature. L’historien Pierre Ognier fait une remarque à laquelle nous
souscrivons : les rituels laïques sont « tournés vers le passé », alors que les
religieux « n’ont de sens que rapportés à la croyance en l’au-delà et à une
vie éternelle »90.
Jean-Paul GUETNY
Co-fondateur et ancien directeur du magazine « Le Monde des Religions »
Spécialiste en Sciences religieuses
famille-guetny@wanadoo.fr
© L?Esprit du temps | Téléchargé le 02/04/2021 sur www.cairn.info par Jodel Pierre via Université d'Artois (IP: 194.254.23.50)
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Jean-Paul GUETNY – Un paradoxe sociologique : la bonne tenue des
obsèques religieuses dans une France sécularisée, constats et explica-
tions.