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UN PARADOXE SOCIOLOGIQUE

La bonne tenue des obsèques religieuses dans une France sécularisée. Constats et
explications

Jean-Paul Guetny

L’Esprit du temps | « Études sur la mort »


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2014/2 n° 146 | pages 53 à 68
ISSN 1286-5702
ISBN 9782847952797
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2014-2-page-53.htm
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un paRadoxe sociologique :
la Bonne tenue
des oBsèques Religieuses
dans une FRance sÉculaRisÉe

constats et explications
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jean-paul guetny

INTRODUCTION : UN SUCCÈS PARADOXAL

Dans une France sécularisée, voire « païenne »1, le pourcentage des


obsèques religieuses reste étonnamment élevé. C’est ce que révèle un
comptage des convois funéraires, effectué durant le mois de juin 2013 par le
groupe OGF: 70% étaient « religieux », c’est-à-dire comportaient une
cérémonie d’un des cultes présents sur le territoire ; 30% étaient des
« convois civils ». Un précédent comptage, réalisé courant avril 2008,
donnait 75% de convois religieux et 25% de convois civils. Les premiers
accuseraient donc une légère baisse. Mais une certaine circonspection
s’impose, car le ratio entre les convois répertoriés et le nombre total de décès
en France diffère d’un comptage à l’autre : autour de 22,5% en avril 2008 ;
seulement 17,8% en juin 2013. Quoi qu’il en soit, entre deux tiers et trois
quarts des obsèques se déroulent selon un rituel religieux.
Ce résultat concorde avec ceux des études sociologiques. Si l’on prend
comme référence l’enquête EVS (« European Values Survey »), qui comporte
quatre vagues (1981, 1990, 1999 et 2008), l’on constate, dans notre pays
comme dans le reste de l’Europe, un plébiscite en faveur des obsèques
religieuses2. A partir de la deuxième vague en effet, on a demandé aux
personnes de l’échantillon si elles jugeaient nécessaire une cérémonie
religieuse à l’occasion d’un décès : en 1990, 70% répondaient de façon

1. H. Simon, Vers une France païenne ?, Paris, Editions Cana, 1999.


2. Pour les statistiques qui concernent notre sujet, voir le chapitre « Célébrer la naissance, le
mariage et la mort », in La France à travers ses valeurs, sous la direction de P. Bréchon et J.-F.
Tchernia, Armand Colin, Paris, 2009, p 243 et sq.

Études sur la mort, 2014, n° 146, 53-68.


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positive, 26% par la négative. Presque vingt ans plus tard, pour la quatrième
vague, les résultats montraient une belle stabilité : 72% de réponses positives
(+2%) ; 27% de réponses négatives (+1%).
La cérémonie religieuse est plus indiquée pour un décès que pour d’autres
événements de l’existence : en 2008, 62% des Français y étaient favorables pour
un mariage, ce qui représentait une baisse de 4% depuis 1990, 37% affirmant le
contraire (soit +6%). Pour une naissance, 54% estimaient nécessaire une
cérémonie religieuse (-9%) ; 46% étaient de l’avis inverse (+13%).
Ce type d’obsèques réalise un excellent score dans toutes les tranches de la
population. Il n’est guère surprenant que les catholiques pratiquants s’en
montrent partisans dans une proportion de 97%. Mais 81% des personnes qui
se rattachent à cette religion mais ne pratiquent jamais émettent un avis
identique. Et 50% de ceux qui se déclarent sans appartenance religieuse.
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Enfin, les 18-29 ans, réputés plus éloignés de la religion que leurs aînés, se
situent dans la moyenne nationale, avec 72% d’avis favorables.

I. UN DÉTOUR PAR LA SOCIOLOGIE RELIGIEUSE

« Si le mot n’apparaît pas, l’idée de la sécularisation comme refoulement


de la religion par la modernité, rapporte Danièle Hervieu-Léger, est présente
chez tous les pères fondateurs de la sociologie » 3. Il s’agit, en fait, d’une
notion polysémique. En un premier sens, elle correspond à ce que E.
Durkheim appelait « laïcisation » : c’est « le processus par lequel les diverses
institutions sociales conquièrent leur autonomie et se dotent d’idéologies, de
références, de règles de fonctionnement propres », c’est-à-dire indépendantes
de la sphère religieuse. « Une seconde dimension, toujours selon D. Hervieu-
Léger, peut être saisie à travers l’analyse du déclin de la pratique religieuse, de
la réduction du nombre de fidèles rassemblées par les Eglises et de l’affaiblis-
sement de l’autorité des prescriptions ecclésiastiques, dans la vie quotidienne
des croyants eux-mêmes » 4. C’est ce que l’on a appelé « déchristianisation ».
La thèse d’un déclin inéluctable de la religion lié à la modernité souleva des
critiques au tournant des années 1980 : un certain nombre d’auteurs
contestèrent le discours dominant et parlèrent de « retour du sacré ». « La
religion reprend vigueur partout »5 : c’est sur ce postulat que Samuel S.
Huntington fonda sa fameuse théorie du « choc des civilisations ». La thèse du

3. In article « sécularisation », Dictionnaire des faits religieux, R. Azria et D. Hervieu-Léger


Dir., Paris, PUF, 2010, p. 1151.
4. D. Hervieu-Léger et F. Champion, in Vers un nouveau christianisme ?, Paris, Cerf, 2008, p.
193-194.
5. S. S. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997 (pour l’édition
française), p. 101.
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« retour du sacré », comme celle de la sécularisation, a provoqué maintes


critiques. Dans son livre « La sainte ignorance, le temps de la religion sans
culture »6, le spécialiste de l’islam et politologue Olivier Roy renvoie les
adversaires dos à dos. Il n’observe ni refoulement de la religion ni retour du
sacré, mais des « mutations et des « reformulations ».
Grâce à l’enquête EVS, il est possible de se faire une idée du contexte
européen dans lequel évolue la France. Et pas seulement d’un point de vue
religieux. Les sociologues et politologues qui l’ont initiée ont en effet
souhaité « mieux identifier « les systèmes de valeurs de l’Europe contempo-
raine », comprendre les changements qui s’y opèrent, et s’interroger sur de
nouvelles valeurs partagées »7. Les domaines retenus sont la morale, la
politique, la religion, la famille, le travail et les relations à autrui. Par
« valeurs », il faut comprendre « l’ensemble des orientations profondes d’un
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individu, ce qu’il croit, ce qui le motive, ce qui guide ses choix et ses
actions »8. L’enquête de 1981 s’est déroulée dans neuf pays ; la deuxième
vague (1990) a été étendue à vingt-neuf pays ; la troisième (1999), à trente-
quatre ; et la quatrième (2008), à quarante-cinq. Gage de sérieux, l’entretien
n’a pas eu lieu par téléphone, comme c’est devenu souvent le cas ; et il a duré
une heure en moyenne. Au moins deux tiers des questions ont été reprises à
l’identique d’une vague à l’autre.
De ce travail, Claude Dargent 9 dégage trois types de situations. « Dix pays
illustrent clairement les théories de la sécularisation, y compris dans leurs
versions les plus extrêmes »10. Les taux d’appartenance religieuse comme les
taux de pratique y ont chuté dans des proportions considérables. Ces pays sont
la Belgique, l’Espagne, les deux Irlande, la République Tchèque, la Croatie, la
Grande-Bretagne, la Suède, la Norvège, la Finlande et…La France.
Un deuxième groupe connaît des « évolutions contradictoires », avec
certains indicateurs en hausse, d’autres en baisse, mais leur situation « ne
laisse pas augurer la disparition de la religion dans un terme prévisible »11. Ce
qui pourrait être le cas pour les pays du premier groupe. Sont concernés, entre
autres, l’Italie, la Pologne, la Grèce, le Portugal, l’Autriche, la Slovénie,
l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Hongrie. Le troisième groupe se
caractérise par une « croissance de l’adhésion religieuse »12.
Les pays qui connaissent pareille évolution sont situés en Europe orientale

6. O. Roy, La sainte ignorance, le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
7. P. Bréchon et F. Gonthier, in Les valeurs des Européens, évolutions et clivages, sous la
direction des deux auteurs, Paris, A. Colin, 2014, p. 10.
8. Ibidem, p. 8.
9. C. Dargent, ibidem, p. 106.
10. Ibidem, p. 107.
11. Ibidem, p. 109.
12. Ibidem, p. 109.
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et se revendiquent du christianisme orthodoxe. A l’exception d’un seul, la


Turquie, d’obédience musulmane, qui connaît lui aussi une évolution
religieuse favorable.
Malgré cette diversité de situations, écrit C. Dargent, « l’examen des
Européens qui conforment réellement leur comportement aux exigences de
leur culte ne concerne plus aujourd’hui dans la plupart des pays qu’une
« minorité active »13. La sociologue britannique Grace Davie a lancé la
formule : « croire sans appartenir », pour signifier que la croyance pouvait
survivre à une prise de distance par rapport à l’institution religieuse.
C. Dargent évoque une autre thèse, avancée plus récemment par la même
G. Davie : celle de « religion par procuration (« vicarious religion »). « Tout se
passe, explique-t-il, comme si la population déléguait la pratique religieuse à
une partie d’entre elle, mais en maintenant pour autant un lien avec cette
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minorité, qui se révèle lors de certaines occasions majeures »14. Les funérailles
de Lady Diana, le 6 septembre 1997, en fournissent une illustration : « les
Britanniques qui se sont rassemblés dans les églises éprouvaient le besoin
d’être ensemble dans une perspective, plus ou moins affirmée selon les cas,
d’une forme d’espérance dans l’au-delà ». Et C. Dargent d’ajouter ; « Ne vaut-
il alors pas mieux parler dans ce cas de besoin spirituel ?».
Pour lui, la réponse ne fait guère de doute. Et la constance du besoin
spirituel, « notée enquête après enquête…, ouvre aux sociétés un espace de
liberté qui rend possible dans l’avenir, selon les pays et les régions, les formes
les plus diverses d’évolution du religieux »15.
Venons-en à la situation française en continuant de nous appuyer sur les
enquêtes EVS, complétées par le travail récemment publié par Jérôme
Fourquet et Hervé Le Bras, sous le titre « La religion dévoilée, nouvelle
géographie du catholicisme »16. Vu la modicité des échantillons proposés,
explique Olivier Todd dans sa préface, « les enquêtes d’opinion couramment
pratiquées fabriquent… jour après jour une France symboliquement unifiée »17,
comme si les croyances et les pratiques étaient homogènes sur la totalité du
territoire.
La démarche de J. Fourquet, directeur du département « Opinions et
stratégies d’entreprises » à l’Ifop, et de H. Le Bras, démographe et directeur
d’études à l’INED, « s’appuie sur la multiplication des sondages dans lesquels
la question de l’appartenance religieuse a été posée et sur les progrès de la
cartographie »18. L’étude réalisée cumule 51 vagues d’enquêtes représentant

13. Ibidem, p 106.


14. Ibidem, p. 118.
15. Ibidem, p. 120.
16. Jean Jaurès Fondation, Paris, 2014.
17. Ibidem, p. 11.
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51770 entretiens, réalisés dans 13295 communes. Les résultats ont pu être
matérialisés sur une carte, grâce à un jeu de couleurs. Ce dispositif permet
d’appréhender des spécificités régionales.
La France, comme on l’a noté, fait partie des dix pays européens qui
« illustrent clairement les théories de la sécularisation ». Il en présente même
une version extrême.
Cela se traduit d’abord au niveau de l’appartenance religieuse : 70% des
Français se déclaraient catholiques en 1981 ; ils n’étaient plus que 42% en
2008. Sur la même période, le nombre de personnes « sans appartenance
déclarée » était passé de 18 à 33% et les « athées convaincus », de 9 à 17%.
Ce déclin de l’appartenance catholique n’est pas compensé par la montée
en flèche d’autres appartenances, même si le nombre des personnes se
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réclamant d’une « autre religion » a plus que doublé, passant de 3 à 8%. L’aug-
mentation s’explique surtout par un nombre croissant de musulmans déclarés :
ils représentent 4,5% de l’échantillon 2008, chiffre que le politologue Pierre
Bréchon pense sous-estimé19. Celui de 6,5% lui semble plus plausible.
Au plan des pratiques, écrit C. Dargent, la situation de 2008 montre « une
grands stabilité »20, non pas certes par rapport à 1981, où les chiffres étaient
beaucoup plus élevés, mais en comparaison de 1999 : même nombre de prati-
quants réguliers, 12%; de pratiquants occasionnels (lors des fêtes), 14%; et de
pratiquants exceptionnels (ne se rendant à un office pas plus d’une fois l’an),
14% également. Les adeptes de la prière journalière sont plus nombreux
(12 contre 9%), tandis que les personnes disant ne prier jamais sont toujours
54%.
Cette apparente stabilité a toutefois un côté trompeur : parmi les prati-
quants réguliers, la proportion de catholiques a diminué au profit des pro-
testants appartenant à la mouvance évangélique et des musulmans. L’islam
« rassemble désormais presque un (pratiquant) sur dix ». Et « les musulmans
représentent… 22% des personnes qui prient tous les jours »21.
Qu’en est-il des croyances ? Celle en Dieu s’est érodée, tout en restant
majoritaire : de 1981 à 2008, elle est passée de 62 à 53%. Les croyances à
l’enfer et au paradis ont progressé : la première est passée de 15 à 21%, la
seconde, de 27 à 35%. Mais le phénomène est imputable surtout à la part
croissante de musulmans dans la population française : la croyance à l’enfer
est partagée par un quart des catholiques, mais par 82% des musulmans ; celle
au paradis, par 48% des catholiques et 86% des musulmans.
Cependant ni le recul du catholicisme, ni la progression du nombre des

18. Ibidem, p. 28.


19. In La France à travers ses valeurs, p. 229, note 1.
20. C. Dargent, ibidem, p. 238.
21. Ibidem, p. 239.
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personnes sans appartenance religieuse ou même athées n’implique de « rejet


croissant des formes de spiritualité. Les croyances religieuses ne disparaissent
pas mais elles sont en recomposition forte. Elles sont de plus en plus bricolées
et moins canalisées par les grandes institutions »22. Ainsi 47% des Français
disent « avoir leur propre manière d’être en contact avec le divin sans avoir
besoin des églises et des services religieux »23. 41% sont « sensibles à la spiri-
tualité ». 74% des catholiques pratiquants appartiennent à cette catégorie mais
aussi… 23% d’athées convaincus.
Les femmes, souligne P. Bréchon, sont « toujours un peu plus religieuses,
pratiquantes et sensibles au spirituel que les hommes »24. Elles sont également
plus impliquées dans la transmission : 79% d’entres elles (contre 64% des
hommes) disent avoir fait baptiser leurs enfants ou en avoir le projet. Enfin,
elles ont « une plus grande propension à adopter des valeurs progressistes »25.
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Elles sont, par exemple, plus tolérantes à l’égard de l’homosexualité.
L’intensité du rapport au catholicisme varie également en fonction de
l’âge. Les enquêtes Ifop montrent que « la proportion de catholiques
pratiquants passe de 7,2% chez les 18-29 ans à 32,7% parmi les personnes
âgées de 75 ans et plus »26. L’enquête EVS indique a contrario que les athées
convaincus sont plutôt jeunes27 : si la moyenne française est de 17% (chiffre
2008), les 18-29 ans sont 27% à se qualifier ainsi. « D’une répartition provin-
ciale, notent J. Fourquet et H. Le Bras, la géographie du catholicisme a…
évolué vers une répartition sociale »28, avec une tendance à gagner dans les
classes privilégiées ce qu’il a perdu parmi les couches populaires. Cela
explique, par exemple, sa bonne tenue en région parisienne. « Dans Paris intra
muros, la pratique est d’autant plus présente que l’arrondissement est
bourgeois »29. Le Bassin parisien « se révèle plus pratiquant, relativement,
qu’il ne l’était il y a cinquante ans et a fortiori qu’il y a deux siècles, lorsqu’il
formait le cœur de l’irréligion » 30.
J. Fourquet et H. Le Bras concluent leur travail en soulignant le
« spectaculaire déclin » du catholicisme : « la France, qui fut la « fille aînée de
l’Eglise », est majoritairement devenue (ou redevenue) une terre achrétienne »31.

22. Ibidem, p. 266.


23. P. Bréchon, ibidem, p. 230.
24. Ibidem, p. 231.
25. A. François et R. Magni Berton, in Les valeurs des Européens, évolutions et clivages,
Paris, A. Colin, 2014, p. 178.
26. In La religion dévoilée…, p. 87.
27. In La France à travers ses valeurs, p. 231.
28. In La religion dévoilée…, p. 56.
29. Ibidem, p. 54.
30. Ibidem, p. 48.
31. Ibidem, p. 74.
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Est-ce à dire que le catholicisme compte désormais pour « quantité négli-


geable »? Pas du tout. « Sous une forme ou sous une autre… (il) demeure un
acteur central du jeu politique et social »32. Nos auteurs reprennent le concept,
forgé par E. Todd et H. Le Bras33, de « catholicisme zombie ». Par cette
expression, il faut entendre ceci : « bien que les églises restent désertes le
dimanche, la population des régions catholiques continue de se comporter
différemment de celle des régions déchristianisées »34. Parmi les manifestations
de ce « catholicisme zombie », J. Fourquet et H. Le Bras évoquent « la
question du choix scolaire »35 : les régions de tradition chrétienne restent
attachées à l’enseignement catholique.
Le « spectaculaire déclin » du catholicisme en France se manifeste au
niveau de la pratique du baptême : selon les chiffres de l’Ifop, de mars 1961 à
septembre 2012, le nombre de ceux qui disaient avoir fait baptiser leurs
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enfants ou en avoir le projet avait chuté de 82 à 58% 36.
Mais, selon J. Fourquet et H. Le Bras, « le décrochage se révèle beaucoup
plus spectaculaire dans le cas des obsèques » 37. La remarque semble en contra-
diction avec les données rapportées au début de cet article. En réalité, elle ne se
fonde pas sur les choix du type de cérémonie d’obsèques (« religieuse » ou
« civile »), mais sur celui du mode de traitement du cadavre (inhumation ou
crémation). « Alors que la société a enterré ses morts pendant des siècles,
notent nos auteurs, la crémation a connu au cours des quatre dernières
décennies un développement fulgurant »38. Pourtant, « les résultats de l’enquête
Ifop – ajoutons : comme ceux des observations de terrain – démontrent que les
catholiques pratiquants demeurent (avec les musulmans) le seul groupe au sein
duquel la préférence pour l’inhumation reste majoritaire »39.
Retenons, en conclusion, que le déclin religieux en France n’implique pas
un rejet global de la spiritualité. Yves Lambert a utilisé l’image du « religieux
hors piste »40 pour caractériser la situation présente. C. Dargent parle d’un
« besoin spirituel minoritaire dans les sociétés les plus sécularisées, y compris
chez les jeunes »41. Ce « besoin », nous allons devoir en préciser les contours
et nous demander s’il ne jouerait pas un rôle clé dans le « succès » des
obsèques religieuses.

32. Ibidem, p. 132.


33. In H. Le Bras et O. Todd, Le mystère français, Paris, Seuil, 2013.
34. In La religion dévoilée…, p. 113.
35. Ibidem, p. 115.
36. Ibidem, p. 78.
37. Ibidem, p. 79.
38. Ibidem, p. 80.
39. Ibidem, p. 81. Les auteurs omettent d’inclure les juifs dans cette catégorie.
40. Voir chapitre « Religion : développement du hors-piste et de la randonnée », in Les
valeurs des Français, évolution de 1980 à 1981, Paris, A. Colin, 2000, p. 129.
41. In Les valeurs des Européens…, p. 118-119.
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Il dépasse, en tout cas, les frontières du catholicisme. « Pour certains juifs,


rapporte l’historienne Sylvie-Anne Goldberg, la rencontre avec la mort
marque parfois la dernière, si ce n’est la seule, expérience d’une forme de
judaïsme traditionnel. Lorsque survient la mort, l’appel au rituel – quel qu’en
soit le degré – atteste l’ancrage de l’individu dans son groupe, son inscription
dans une mémoire collective. Et, quand bien même le défunt aurait rejeté, sa
vie durant, tout signe de religiosité, son inhumation dans un « carré juif » est
l’expression d’une fidélité »42. Côté musulman, même cas de figure :
« Souvent, nous a confié un iman, on me demande de « faire la prière »
(mortuaire) pour des personnes décédées que je ne connaissais pas, qui ne
fréquentaient pas la mosquée ».
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II. QUELQUES BALISES HISTORIQUES à PROPOS DE LA « SPIRITUA-
LITÉ »

Au début de son livre « Le feu sacré, fonctions du religieux »43, Régis


Debray invite à ne pas confondre « spirituel » et « religieux », « ces deux
termes cousins, qui sont des faux frères »44. Le premier « concerne le sujet et
sa vie intérieure », alors que « l’expérience religieuse est tournée vers le
collectif » et l’extérieur. Autant l’un est impalpable, autant l’autre est tangible.
« Il existe… une sociologie des religions, poursuit R. Debray, non des spiri-
tualités »45. Cette remarque correspond-elle à la réalité historique ? Pour
répondre à la question, un ouvrage entier n’y suffirait pas. Nous nous conten-
terons d’indiquer quelques jalons. A charge pour le lecteur de compléter la
recherche. Le premier passage obligé est celui de la philosophie grecque.
Dans de nombreux écrits, le regretté Pierre Hadot a dénoncé le « postulat »,
partagé par nombre d’historiens, selon lequel « Platon et les autres philosophes
antiques voulaient, de la même manière que les philosophes modernes,
construire des systèmes »46. Selon l’auteur, les premiers visaient surtout – ou
aussi – à inculquer à leurs auditeurs, rassemblés en « écoles », « un savoir
vivre, au sens le plus fort du terme »47. Toutes les écoles, mais surtout les
stoïciens, les épicuriens et les cyniques, proposaient ce que P. Hadot a appelé
des « exercices spirituels »48. Le maître cherche à obtenir la transformation

42. In La mort et ses au-delà, sous la direction de Maurice Godelier, CNRS Editions, Paris,
2014, p. 121.
43. R. Debray, Le feu sacré, fonctions du religieux, Paris, Fayard, 2003.
44. Ibidem, p 27.
45. Ibidem, p 28.
46. In Discours et mode de vie…, p. 155.
47. Ibidem, p. 159.
48. In Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 276.
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un paRadoxe sociologique : la Bonne tenue des oBsèques Religieuses 61


dans une FRance sÉculaRisÉe

intérieure de ses disciples, leur « conversion », leur « guérison ». Plotin,


disciple de Platon, considère la philosophie comme un travail de sculpture :
« Fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle : il enlève ceci, il
gratte cela, il rend tel endroit lisse, il nettoie tel autre…De la même manière,
toi aussi, enlève tout ce qui est superflu…»49. Une multitude d’« exercices
spirituels » est proposée par les philosophes : observance d’un régime alimen-
taire ; fait de prendre de la hauteur pour changer son point de vue sur les
choses ; « pré-exercice (c’est-à-dire anticipation intellectuelle) des maux »,
pour les mieux gérer, quand ils surviennent ; examen de conscience, etc. S’ils
n’employaient pas le terme « spiritualité », c’est donc bien ce type de
démarche que visaient les philosophes antiques.
Le deuxième jalon est celui du christianisme. D’origine juive, il a dû,
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comme le judaïsme, se couler dans la culture grecque. Avant de se
revendiquer « religion », il s’est présenté comme une « philosophie » – la
« vraie philosophie ». à l’image de ce qu’on a vu dans les écoles antiques, il
ne s’est pas contenté d’apporter des « vérités nouvelles » ; il a proposé à ses
fidèles un certain « mode de vie ». Il n’est pas étonnant, dès lors, que des
exercices, pratiqués dans le cadre des écoles philosophiques antiques, aient
été repris par lui, de manière souvent réinterprétée. Il en a ajouté d’autres, qui
lui sont propres. Un corps d’« exerçants » s’est même constitué au sein des
Eglises chrétiennes, celui des moines, longtemps appelés « philosophes ».
C’est également le christianisme qui a introduit en Occident les termes
« spirituel », « spiritualité ». L’adjectif vient du latin « spiritualis », traduction
du mot grec « pneumatikos », employé par saint Paul pour qualifier « l’homme
spirituel », c’est-à-dire « inspiré », vivant sous influence divine. Le substantif
« spiritualitas » (« spiritualité ») apparaît plus tard, chez Tertullien, théologien
africain, au début du IIIe siècle.
On trouve l’expression « les exercices spirituels » chez Ignace de Loyola :
au milieu du XVIe siècle, le fondateur des jésuites a en effet publié un ouvrage
qui porte ce titre, dont l’influence fut et reste considérable. Quant au terme
« spiritualité », polysémique au Moyen-Age, il en est venu à se spécialiser et à
désigner la « vie intérieure » au XVIIe siècle. à cette époque, « la valorisation
du monde intérieur s’institue…, écrit le psychanalyste Jacques Arènes. Il
devient le lieu de l’ouverture à l’illimité…, le lieu de l’ex-stase, qui met le
sujet hors de soi, « le projetant en l’Autre divin »50. On notera que le mot
« spiritualité » n’était pas alors employé de manière uniquement positive,
comme c’est souvent le cas aujourd’hui. On faisait le partage entre la « vraie »
et la « fausse » spiritualité, la spiritualité « outrée » et la « subtile ». Dans les
milieux institutionnels, elle n’avait pas toujours bonne presse, en particulier

49. Ibidem, p. 293.


50. In La quête spirituelle hier et aujourd’hui, Paris, Cerf, 2011, p. 203-204.
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62 Études suR la moRt

sous sa forme la plus radicale, la mystique. On soupçonnait ceux qui s’y


adonnaient de ne pas faire assez cas de l’Eglise institutionnelle et de ses
prescriptions.
Ainsi, est née l’idée que la religion comportait deux volets : l’un, extérieur,
de type organisationnel, l’autre, intérieur, de type dévotionnel ou mystique.
La « spiritualité » devenait la branche « intérieure » de la religion, dans la
variété de ses écoles (franciscaine, carme, jésuite, etc.). Cette manière de
parler, apparue dans le monde chrétien, fut par la suite appliquée à d’autres
univers religieux : judaïsme, islam, etc.
Le troisième jalon est le jalon moderne, marqué par la philosophie des
Lumières puis par le développement des sciences. S’opère alors une véritable
scission à l’intérieur du champ de la spiritualité. Selon le philosophe canadien
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Charles Taylor51, « nous considérons tous que nos vies… ont une certaine
forme morale ou spirituelle… Dans certaines activités ou conditions, se niche
une plénitude, une richesse… La vie nous apparaît plus pleine, plus riche,
plus profonde, plus digne d’intérêt, plus admirable, plus fidèle à ce qu’elle
doit être…». Cette expérience de plénitude est passible de deux interprétations :
« les croyants ont, souvent ou de manière caractéristique, le sentiment qu’elle
« leur est donnée, que c’est une chose qu’ils reçoivent » – de l’extérieur52. Et,
« pour les non-croyants modernes, le pouvoir d’accéder à la plénitude part de
l’intérieur »53. On peut donc parler de spiritualité « religieuse », d’un côté ; de
spiritualité « laïque », de l’autre.
Michel Meslin, historien des religions, a bien souligné la singularité de la
seconde approche, caractéristique de la modernité. « Dieu n’est plus nécessaire
à l’homme »54, explique-t-il, mais demeure « le besoin d’un sacré diffus, situé
hors des Eglises et des médiations institutionnelles »55. Ce sacré n’est pas vu
comme un héritage ; c’est une construction du sujet ; il n’est pas extérieur à la
conscience, il en émane. M. Meslin le situe du côté de l’« intime » : « est sacré
ce que je tiens pour tel »56.
Ainsi (re)profilée, la spiritualité s’étend à de nombreux champs : l’art,
considéré parfois comme « le refuge spirituel suprême »57 ; la science ou, plus
exactement, l’« humanisme » qu’elle inspire ; la philosophie, redevenue chez
certains de ses représentants « art de (bien) vivre » ; la politique (des

51. In L’âge séculier, Paris, Seuil, p. 18.


52. Ibidem, p. 24.
53. Ibidem, p. 25.
54. In L’homme et le religieux, essai d’anthropologie, Honoré Champion, Paris, 2010, p 123.
55. Ibidem, p. 125.
56. Ibidem, p. 132.
57. In P. Bénichou, Romantismes français I, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p. 12. L’auteur
voit dans cette conception la conséquence du reflux, après 1848, de « l’optimisme romantique ».
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un paRadoxe sociologique : la Bonne tenue des oBsèques Religieuses 63


dans une FRance sÉculaRisÉe

spécialistes de l’opinion traquent la « dimension spirituelle » jusque dans le


discours et le style des candidats aux postes clés de l’Etat).
La psychologie et le développement personnel ne sont pas en reste : on a
attribué à l’Américain Abraham Maslow, figure de proue du Mouvement du
potentiel humain, une « pyramide des besoins ou du développement de la
personne »58. Située à la pointe de celle-ci, la dimension spirituelle prend en
compte les « besoins d’accomplissement », de « réalisation du potentiel de
l’individu », pour qu’il « devienne ce qu’il est », selon la formule de
Nietzsche.
En médecine, les termes de « spiritualité », « spirituel » ont fait leur entrée
dans l’univers des soins palliatifs ; ils sont inclus dans certaines de leurs
définitions. Le sociologue Tanguy Châtel en cite une qui provient de l’OMS et
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vise les patients atteints de cancer, ainsi que leur entourage : « les soins
palliatifs accroissent la qualité de vie des patients et des familles qui font face
à une maladie mettant en cause la vie, en assurant le soulagement de la
douleur et des symptômes, et un soutien spirituel et psychologique, depuis le
diagnostic jusqu’à la fin de vie et le deuil ». Dans ses travaux59, l’auteur s’inté-
resse en particulier à la « souffrance spirituelle » : il tente d’en dessiner les
contours et d’en faciliter la prise en charge.
La spiritualité a également investi le langage courant. L’expression de
« quête spirituelle » fait figure de slogan. Ce succès n’est pas toujours gage
d’originalité ni de profondeur. Comme le reconnaît J. Arènes, beaucoup
considèrent aujourd’hui que « les religions, c’est dangereux »60. Et le
« spirituel » en vient à désigner une sorte de religieux allégé – « des
institutions, des dogmes, de toute instance tierce »61. Ce religieux d’un
nouveau type, en soi sympathique, a sans doute un avenir moins assuré que le
soufisme ou la mystique rhéno-flamande.
L’emploi extensif du mot « spirituel » traduit donc un symptôme, mais
renvoie à une réalité floue. Rien d’étonnant à ce que, pour les sociologues, il
ait des airs d’ombre chinoise. Cela incite à se tourner vers les religions dans
l’espoir d’un éclairage.

58. Cette pyramide est reproduite, par exemple, par Michel Lacroix, in Le développement per-
sonnel, Dominos Flammarion, Paris, 2000, p. 17.
59. L’auteur a rédigé un mémoire de DEA sur « La souffrance spirituelle » (Paris, 2004), dont
est extraite la définition de l’OMS; puis une thèse de doctorat sur « Les nouvelles cultures de
l’accompagnement » (Paris, 2012). Il a donné une version grand public de ses travaux
universitaires dans Vivants jusqu’à la mort, accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie
(A. Michel, Paris, 2013).
60. In La quête spirituelle…, p. 154.
61. Ibidem, p. 67.
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64 Études suR la moRt

III. CE QUE LES RELIGIONS DISENT ET FONT DE LA MORT

Cet intitulé paraît ouvrir un champ encore plus vaste que le précédent, vu
l’extrême diversité de que nous appelons « religions » : elles recouvrent une
foison de dénominations et de sous-dénominations, une pluralité de démarches,
avec des évolutions historiques pour compliquer la tâche. Nous avons choisi
de prendre pour base un travail dirigé par Maurice Godelier : « La mort et ses
au-delà »62. A la demande de médecins, juristes, spécialistes des politiques de
santé, l’anthropologue a en effet réuni treize spécialistes autour de ces
questions. Leur champ d’investigation s’étend de la Grèce antique à la Chine
contemporaine ; il concerne les manières d’aborder la mort dans les grandes
religions, mais aussi chez des peuplades d’Amazonie, de Mélanésie ou
d’Australie. « Seules les religions, plaide M. Godelier, parce qu’elles sont des
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représentations totalisantes de l’univers et de la place qu’y occupent les
hommes, ont cette capacité de produire des significations reçues par tous ceux
et toutes celles qui les vivent, non pas comme des vérités scientifiques mais
comme des vérités existentielles auxquelles ils croient »63.
Dans l’introduction à l’ouvrage, l’auteur énumère ce qu’on peut appeler
« des questions universelles » : pourquoi l’Humanité connaît-elle la mort ?
Quelle conduite adopter envers quelqu’un qui agonise ou vient de mourir ?
Quel traitement réserver au cadavre ? Quels rites de séparation faut-il
accomplir ? Etc.
A l’universalité des questions répond une certaine universalité des
conceptions de la mort. Il est possible en effet de dégager « quelques inva-
riants communs à toutes (les religions) ou à plusieurs d’entre elles »64.
M. Godelier met en exergue les points de convergence, tout en indiquant les
particularités et les différences.
1. « La mort ne semble pas avoir été attachée à l’Humanité à ses débuts…
Les humains étaient à l’origine immortels »65. L’idée, formulée par l’empereur
Marc-Aurèle, philosophe stoïcien, selon laquelle la mort représente une
« simple fonction de la nature »… est universellement exclue des représenta-
tions que l’Humanité s’est faite au cours de son histoire pour penser la
mort »66. M. Godelier illustre la thèse par un exemple emprunté au christia-
nisme : à l’origine Adam et Eve, dont nous descendons tous, n’étaient pas
mortels. Ils le sont devenus pour les punir de leur inconduite vis-à-vis de
Dieu, et nous héritons tous de leur péché et de sa punition »67.

62. La mort et ses au-delà, CNRS Editions, Paris, 2014.


63. Ibidem, p. 16.
64. Ibidem, p. 11.
65. Ibidem, p. 14.
66. Ibidem, p. 15.
67. Ibidem, p. 21-22.
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un paRadoxe sociologique : la Bonne tenue des oBsèques Religieuses 65


dans une FRance sÉculaRisÉe

2. La mort n’est pas la fin de la vie. M. Godelier va jusqu’à affirmer qu’elle


« ne s’oppose (pas) vraiment à la vie. Elle s’oppose à la naissance »68. Cela
vaut pour l’hindouisme. « Profondément vitaliste, l’hindouisme classique,
souligne Jean-Claude Galey, conçoit l’être comme un processus foisonnant
de génération continue »69 : on vit, meurt, puis revit, etc. En régime chrétien,
la mort est parfois envisagée comme « une « naissance au Ciel », surtout s’il
s’agit de celle d’un martyr, mais il n’y a aucune notion de « cycle des
existences ». Le fait de ressusciter, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire,
scelle une situation sans retour.
3. Dans la plupart des religions, la mort consiste en une « disjonction »,
explique M. Godelier, entre « le corps qui reste à pourrir » et quelque chose
qui « part et commence à mener une nouvelle forme d’existence... Cette chose
qu’on appelle « l’âme »… n’est pas nécessairement unique »70.
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4. « Des conduites sociales appropriées sont prescrites vis-à-vis d’un
mourant »71. Il s’agit soit de manifester sa douleur, son affliction, soit de les
masquer. Il est couramment fait appel à un ministre du culte ou à une personne
ou un groupe de personnes pour prendre en charge les derniers moments.
5. Une fois le décès intervenu, une double nécessité s’impose : « disposer
du cadavre » et « séparer du monde des vivants le mort dont l’âme ou les âmes
survivent à son décès »72. Les rites funéraires répondent à ces deux fonctions.
Ils concernent tout autant les vivants que les morts. La purification post
mortem est coutume assez répandue. Sur le sort à réserver au cadavre, il existe
maints scénarios : inhumation, crémation, exposition sur une plate-forme,
embaumement, momification, etc.
6. Déroger aux rites funéraires équivaut à prendre un risque. Car, si tel était
le cas, le défunt deviendrait un « mauvais mort » et, donc, un danger pour sa
famille, sa lignée, voire la Cité. A contrario, les « bons morts », c’est-à-dire
ceux qui ont été rituellement bien traités, « ne reviennent pas hanter les
vivants pour leur nuire »73.
7. « Après les funérailles… commencent pour les vivants une période de
deuil et pour les morts une nouvelle forme d’existence »74. Sont concernées
par le deuil « les personnes qui entretenaient avec le mort des rapports de
parenté ou d’autres types de liens qui les rendaient proches (de lui) »75.
Prendre le deuil, c’est « ne plus vivre comme… avant le décès, s’isoler pour

68. Ibidem, p. 16.


69. Ibidem, p. 247.
70. Ibidem, p. 17.
71. Ibidem, p. 22.
72. Ibidem, p. 23.
73. Ibidem, p. 23.
74. Ibidem, p. 25.
75. Ibidem, p. 41.
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66 Études suR la moRt

un temps plus ou moins long du reste de la société, manifestant aux yeux de


tous ce que signifie (pour soi) cette disparition »76.
« Dans le cas des religions de la Délivrance (hindouisme, bouddhisme)
ou de celles du Salut (monothéismes « abrahamiques ») intervient le fait
que les morts sont jugés post mortem »77. De ce jugement dépend l’avenir
de chacun. Certaines religions conçoivent « l’après » comme une vie
semblable à cette vie-ci. Dans l’hindouisme, l’âme se réincarne « ou bien
elle a directement accès au monde des dieux »78. « La délivrance bouddhiste,
elle, consiste en l’extinction de toute souffrance et dans l’atteinte du
nirvana »79. « La croyance en une résurrection, note Sylvie-Anne Goldberg,
fait « partie des piliers de la foi juive », même si elle demeure « dans
l’inconnaissable »80. Et « les musulmans, indique Christian Jambet,
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s’accordent avec les chrétiens pour attester, avec la résurrection corporelle,
un retour de l’âme vers Dieu »81.
« Tout se passe donc, conclut M. Godelier, comme si, depuis que notre
espèce… est apparue sur la terre (…), la mort ne pouvait être ni conçue ni
vécue comme tout simplement la fin de la vie. Comme si cette pensée était
impensable, c’est-à-dire pensable mais inacceptable pour la pensée »82.
Ce « refus de la mort définitive… par son universalité même, ne peut avoir
sa source que dans les profondeurs inconscientes de l’esprit humain »83.
Il se traduit par « la capacité humaine d’imaginer des mondes qui
débordent le monde (où nous vivons) quotidiennement, tout en lui donnant
sens »84. Ces « mondes imaginaires des religions ne sont pas les produits
d’une Humanité encore dans l’Enfance… Ils sont les témoins de l’effort
permanent des hommes pour affronter leurs limites, conjurer leur peur
devant la mort et espérer en un monde meilleur où l’injustice et la
souffrance auraient été vaincues »85.
Toujours selon l’anthropologue, « la pensée humaine obéit à deux
logiques : l’une, expérimentale, « définit les frontières entre le possible et
l’impossible » ; l’autre, de nature croyante, postule que « l’impossible est
également possible »86. Nous avons rapporté l’opinion de Marc-Aurèle

76. Ibidem, p. 41.


77. Ibidem, p. 24.
78. Ibidem, p. 29.
79. Ibidem, p. 29.
80. Ibidem, p. 124.
81. Ibidem, p. 164.
82. Ibidem, p. 45-46.
83. Ibidem, p. 46.
84. Ibidem, p. 46.
85. Ibidem, p. 49.
86. Ibidem, p. 48.
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un paRadoxe sociologique : la Bonne tenue des oBsèques Religieuses 67


dans une FRance sÉculaRisÉe

selon laquelle la mort est « une simple fonction de la nature ». « Malgré les
progrès des sciences de la vie, semble se désoler M. Godelier, ceux qui
pensent ainsi ne sont guère nombreux parmi la foule des humains et ne le
seront probablement jamais beaucoup plus. La raison scientifique n’est pas
contagieuse comme le sont les religions »87.

POUR CONCLURE : PRÉGNANCE DE « L’APPEL AU RITUEL»

Ces détours par la sociologie des religions, par l’histoire de la « spiri-


tualité » et par l’anthropologie religieuse permettent de mieux comprendre
le (relatif) succès des obsèques religieuses dans un pays comme la France.
Malgré l’état de sécularisation avancée de la société, l’« appel au rituel »,
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pour parler comme Sylvie-Anne Goldberg, conserve une certaine prégnance.
Nous avons essayé d’en résumer les raisons88. La première est sociologique :
ceux qui parviennent aujourd’hui au seuil de la mort ont reçu, pour la
plupart, une éducation religieuse qui les a marqués et vis-à-vis de laquelle
ils gardent un certain attachement ; ce sentiment d’appartenance peut
s’aiguiser dans le temps du « grand passage ». La deuxième raison est de
type anthropologique : beaucoup ne veulent pas, selon l’expression
populaire, « être enterrés comme des chiens » ; se placer sous la protection
du rituel équivaut pour eux à protester de leur humanité. Troisième raison :
le rituel – c’est sa dimension sociale – a pour vertu d’inscrire une
trajectoire personnelle dans une histoire collective. La quatrième raison
relève de la psychologie. Louis-Vincent Thomas parlait du rituel comme
d’une « thérapie universelle », visant à « conjurer le désarroi et à réparer le
désordre que l’intrusion de la mort a provoqué »89. Toutes ces raisons expli-
quent le recours au rituel en général. Mais pourquoi faut-il que, pour une
majorité de personnes, celui-ci soit religieux ? Sans doute parce que la
« ritualité laïque » est moins susceptible de prendre en compte le « besoin
de sacré », mis en exergue par M. Meslin : cette aspiration de l’homme à un
dépassement, à une transcendance, à un « au-delà », quelle qu’en soit la
nature. L’historien Pierre Ognier fait une remarque à laquelle nous
souscrivons : les rituels laïques sont « tournés vers le passé », alors que les
religieux « n’ont de sens que rapportés à la croyance en l’au-delà et à une
vie éternelle »90.

87. Ibidem, p. 48-49.


88. J.-P. Guetny, in La mort en questions, approches anthropologiques de la mort et du
mourir, sous la direction de Daniel Faivre, Erès, Toulouse, 2013, p. 531-532.
89. In Rites de mort… Pour la paix des vivants, Fayard, Paris, 1985, p. 120.
90. In La mort en questions…, p. 289. L’auteur cite la source de cette remarque : Gustave
Théry, un avocat catholique de la fin du XIXe siècle.
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68 Études suR la moRt

Jean-Paul GUETNY
Co-fondateur et ancien directeur du magazine « Le Monde des Religions »
Spécialiste en Sciences religieuses

Il a co-dirigé « Le grand livre de la mort…» (Albin Michel, 2007),


a contribué à « Le décès, se préparer, faire face » (Hachette Pratique, 2011),
a postfacé « La mort en questions » (Erès, 2013)
13, rue de la Béraudière
44000 Nantes

famille-guetny@wanadoo.fr
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Jean-Paul GUETNY – Un paradoxe sociologique : la bonne tenue des
obsèques religieuses dans une France sécularisée, constats et explica-
tions.

Résumé : Une cérémonie religieuse est célébrée en France à l’occasion de


sept décès sur dix. Ce chiffre élevé peut surprendre, vu l’état de sécularisation
avancée du pays. Mais, s’ils alignent les indices du déclin du catholicisme,
les sociologues constatent aussi la permanence d’un besoin spirituel (ou de
sacré) chez de nombreuses personnes. Or l’étude comparée des religions fait
apparaître un refus de la mort définitive dans quasiment toutes les cultures.
Le fait d’espérer survivre malgré les apparences ne serait-il pas un élément
clé du besoin spirituel ?
Mots-clés : Cérémonie religieuse – Sécularisation – Besoin spirituel – Refus
de la mort – Survivre.

Jean-Paul GUETNY – A Sociological Paradox – How to Hold a Religious


Funeral in Secularised France – Observations and Explanations.

Abstract : A religious ceremony is held in France for every 7 out of 10 deaths.


This figure might seem surprisingly high, considering just how secularised
the country has become. Yet sociologists, however much importance they
accord to indicators of the decline of Catholicism in the country, also point
to the enduring presence of a need for the spiritual (or even sacred) among
many people. A comparative study of religions sheds light on the refusal to
accept death as definitive in almost all cultures. Might we argue that the hope
of surviving death despite appearances is a fundamental element in the very
nature of our spiritual needs ?
Key-words : Religious ceremony – Secularisation – Spiritual need – Refusal
of death – Surviving.

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