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RESUME

Margot Wylde, jeune cantatrice très en vogue, est engagée à l'Opéra de San Francisco pour chanter le
premier rôle dans Le Masque de la Mort Rouge, un « opéra d'épouvante ».
Décidée à s'installer dans la région, elle vient d'acquérir un ancien phare où elle habite durant les
répétitions. Un endroit splendide mais terriblement isolé, puisqu'elle n'a qu'un seul voisin. Un voisin qui par le
plus grand des hasards se trouve être Edward Bellamy, le célèbre auteur de romans noirs chargé précisément
d'écrire le livret de « La Mort Rouge ». Doté d'une incroyable séduction, l'homme plaît immédiatement à
Margot. Mais l'atmosphère qui règne autour de lui est étrangement oppressante. Ce sentiment d'insécurité est-il
dû à la nature du scénario en cours d'écriture ?
Pas seulement, hélas. Car, en l'espace de quelques jours, trois agressions vont avoir lieu dans l'enceinte
de l'Opéra. Où la personne visée n'est autre que Margot Wylde…
LAURA PENDER

Mélodie fatale

AMOURS D’AUJOURD’HUI
Prologue

Jérôme Taylor taquinait la plume et, parfois même, flirtait avec le succès. Si ses romans d’épouvante ne
l’avaient jamais propulsé au sommet de la gloire, ils lui assuraient, néanmoins, une existence aisée dans son
luxueux appartement de Los Angeles. Le petit créneau littéraire qu’il exploitait sans la moindre précipitation se
révélait lucratif et lui procurait toute satisfaction. Il avait donc l’intention de continuer à écrire tant que cela ne
lui demanderait pas trop d’effort. Jérôme Taylor n’était pas homme à se surmener. Malheureusement, son
dernier roman l’obligeait à travailler plus qu’il ne l’aurait voulu. Sur les instances de son éditeur, il avait fini
par accepter de rédiger le livret d’un opéra moderne. Il aurait été dommage de refuser cette proposition car le
travail était plutôt bien payé. Et, surtout, il n’avait pas résisté à la tentation de voir son nom en haut de l’affiche.
Mais, aujourd’hui, il regrettait de s’être lancé dans cette aventure, et il appréhendait l’épreuve des répétitions à
l’Opéra de San Francisco. Oui, s’il avait eu deux sous de bon sens, jamais il ne se serait engagé dans ce projet
d’écriture. Pourtant, il savait ce qui l'attendait. Au cours de sa carrière, il avait écrit un scénario qui avait exigé
de nombreuses corrections. Il avait dû se rendre sur le tournage, se tenir à la disposition du metteur en scène, du
réalisateur, des comédiens, et réécrire son texte en fonction de leurs nombreuses directives. Quel supplice A
l’issue de cette difficile épreuve, il s’était promis de ne plus jamais recommencer. Et voilà qu’il s’était laissé de
nouveau prendre au piège En plus, il ne raffolait pas de San Francisco. Les nuits y étaient fraîches, humides et
brumeuses. Il préférait vraiment le confort de son appartement aux plateaux de cinéma ou aux scènes d’opéra,
et sa tranquillité aux pénibles séances de répétition. Mais il avait écrit le libretto et, maintenant, il devait se
rendre sur place pour présenter son travail.
A la tombée de la nuit, alors qu’il venait à peine dé boucler sa valise et qu’il s’habillait pour partir, on
sonna à la porte. Achevant rapidement de boutonner sa chemise, il se hâta vers l’entrée et ouvrit la porte.
― A qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il.
Pour toute réponse, il reçut un foudroyant coup de poing à la gorge qui le projeta en arrière. L’écrivain
n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait que, déjà, son agresseur avait refermé la porte d’entrée et le
saisissait par la peau du cou pour l’envoyer valdinguer au beau milieu du salon.
A peine Taylor avait-il esquissé un geste pour se relever que l’homme se rua sur lui et le poussa contre
la porte vitrée donnant sur le balcon. Le souffle court, aveuglé par la douleur, il ne parvint pas à riposter
immédiatement. Lorsqu’il eut recouvré ses esprits, il était trop tard pour réagir.
L’homme saisit Jérôme Taylor par les cheveux et lui fracassa la tête contre la vitre du balcon, qui vola
aussitôt en éclats sous l’impact du choc, puis il l’empala sur les tessons pointus qui demeuraient à
l’emplacement de la porte défoncée.
Après quoi il s’écarta en faisant attention à ne pas marcher dans la mare écarlate qui se formait sous le
corps de sa victime, et plaça un tabouret à proximité de ses pieds pour faire croire à un accident.
Puis il quitta l’appartement, descendit quelques marches et emprunta l’ascenseur pour rejoindre le rez-
de-chaussée. Seul dans l’ascenseur, il se mit à fredonner. Estimant que sa voix rendait bien dans le petit
habitacle, il s’offrit le luxe de chanter tout un couplet.
Jérôme Taylor aurait reconnu les paroles de la chanson s’il avait été en mesure de les entendre. Il en
était l’auteur, après tout. Et il aurait été surpris de constater que ce type, qu’il n’avait jamais rencontré jusqu’à
ce soir, connaissait l’air et les paroles d’une chanson inédite que le public ne découvrirait qu’en octobre, lors de
la première représentation.
Mais y aurait-il seulement une première représentation, maintenant que le librettiste avait quitté ce
monde ?
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Il était environ minuit. Des nappes de brumes venues de la baie enveloppaient San Francisco d’un épais
linceul nébuleux. Noyant les lueurs des réverbères sous les pans frileux de son suaire de vapeurs, le brouillard
semblait épaissir à dessein les ténèbres qui régnaient sur les rues désertes. Surgi de nulle part, l’écho de rumeurs
composées tantôt de bruits de pas, tantôt du sifflement assourdi d’une automobile, vibrait dans la nuit noire. Et
des voix d’outre-tombe jaillissaient du néant pour retomber, l’instant d’après, au fond du silence.
Ce voile opaque faisait tout le charme de la ville, quoiqu’il fût également ce que l’endroit comptait de
plus perfide car, par temps de brouillard, les ombres se mêlaient aux ombres, et l’on ne voyait pas toujours
venir le danger.
Dans une rue du centre-ville, deux femmes marchaient côte à côte dans la, brume. Elles parlaient entre
elles à voix basse et, de temps à autre, partaient d’un rire sonore, inconscientes de la menace qui couvait dans la
pénombre. Toutes deux chanteuses à l’Opéra moderne de San Francisco, elles sortaient d’une harassante
répétition qui, ce soir encore, s’était prolongée fort tard dans la nuit. L’équipe avait accumulé de nombreux
retards, et il fallait, à présent, mettre tout en œuvre pour éviter que la première représentation fût un parfait
fiasco.
La tâche s’avérait d’autant plus ardue que Jérôme Taylor, le librettiste, venait de trouver la mort. Cette
semaine de répétition, que les artistes et l’auteur auraient dû employer à affiner les dialogues, n’avait servi, en
réalité, qu’à épuiser la troupe et à plonger chacun de ses membres dans un profond désarroi. Ereintées par cette
longue journée de travail, les deux chanteuses avaient décidé, ce soir-là, de rentrer à pied, espérant que cette
promenade les aiderait à évacuer le stress des répétitions.
Margot Wylde était vêtue d’un épais manteau de laine assorti d’une écharpe qu’elle avait nouée autour
de son cou afin de se protéger contre l’air froid de la nuit. Elle était mezzo-soprano et tenait le premier rôle : il
n’était donc pas question qu’elle prît froid à la suite d’une imprudence. Sa compagne, Connie Dwight,
beaucoup plus décontractée, portait un simple coupe-vent. Margot parlait peu, mais ce n’était pas uniquement
par souci de préserver sa voix. Depuis la mort prématurée de l’auteur, elle vivait avec l’étrange impression
qu’on l’observait. Rien ne parvenait à dissiper cette sensation tenace d’un regard braqué sur elle en
permanence, épiant ses moindres gestes. Elle aurait préféré croire que son inquiétude était infondée, mais la
pénible sensation persistait, et les lourdes vapeurs d’eau stagnant autour d’elle accentuaient son angoisse.
La lumière des réverbères versait un doux reflet sur les boucles ondoyantes de sa longue chevelure noire
que le vent jouait à soulever. Elle avait un visage un peu grave, marqué par des pommettes saillantes et des
lèvres pulpeuses très expressives sous le noble tracé de son nez. Capable d’exprimer les élans voluptueux de
l’amour et, l’instant d’après, la rigidité glaciale qu’anime une volonté de fer, elle avait su forcer l’admiration de
nombreux metteurs en scène et producteurs.
À vingt-neuf ans, Margot avait interprété quelques-uns des rôles les plus difficiles du répertoire, et elle
était sur le point d’accéder à l’apogée de son art. Elle serait bientôt une grande étoile.
Le genre lyrique n’était pas le seul domaine dans lequel elle excellait. Le dernier album qu’elle avait
enregistré, réunissant les grands classiques de Cole Porter, avait été accueilli par la presse de manière
dithyrambique.
En réalité, Margot jouissait d’une voix extraordinaire qui se prêtait aux styles musicaux les plus divers.
Douée de la profonde sensualité d’une mezzo, elle glissait sur les notes avec la maîtrise d’une coloratur, sans
être affligée de cette fâcheuse tendance qu’ont certaines sopranos à produire des aigus stridents dans le registre
supérieur. En un mot, elle possédait un talent unique, et rien ne pouvait l’empêcher de mener la fabuleuse
carrière qui s’offrait à elle. A moins qu’un funeste coup du destin ne la stoppât net dans son élan.
Un funeste coup du destin ou... quelque autre personnage mal intentionné, caché dans la pénombre
alentour. Ce désagréable pressentiment qu’une catastrophe allait se produire l’oppressait. Tout marchait si bien
pour elle, et le spectre du malheur s’était écarté de sa route depuis longtemps... Pourtant, ce soir-là, elle
redoutait le pire.
Tandis que les deux jeunes femmes longeaient les devantures des magasins qui bordaient les rues
enfumées de la ville, Connie parlait avec exubérance, ponctuant chaque phrase d’un de ces rires pleins de gaieté
qui animaient constamment son visage enjoué. Blonde, lumineuse et joyeuse, elle était tout le contraire de
Margot. D’ailleurs, depuis l’époque où elles avaient partagé la même chambre d’étudiantes, l’une avait toujours
été l’antithèse parfaite de l’autre. Unies, cependant, par une relation à la fois contradictoire et complémentaire,
elles avaient traversé ensemble les épreuves, et s’étaient bien souvent soutenues mutuellement. N’était-ce pas
Connie qui avait convaincu Margot d’entrer pour une durée de deux ans dans la troupe de l’Opéra de San
Francisco ?
Dès son arrivée en ville, Margot avait été séduite par la région, et avait décidé de s’y établir. Quel
bonheur de trouver enfin le point de chute idéal pour poser ses valises quand on avait, comme elle, passé le plus
clair de son existence à voyager aux quatre coins du monde, d’une scène d’opéra à l’autre Elle avait eu le coup
de foudre pour la côte californienne, et comptait bien en faire sa terre d’adoption. Un coup de foudre tel qu’elle
s’était sentie prête à commettre n’importe quelle folie pour y demeurer. N’était-ce pas ce qu’elle avait fait en
acquérant un vieux phare désaffecté, au sud de la ville ? Elle ne s’était jamais livrée à un acte d’une telle
extravagance. De surcroît, elle n’avait pas hésité à puiser dans ses économies, amassées en cinq ans de carrière,
pour payer, rubis sur l’ongle, soixante-quinze pour cent du prix de vente de la propriété : une prouesse qui avait
beaucoup impressionné son agent immobilier.

― Ne crains-tu pas de te sentir un peu seule, là-bas ? demanda Connie, tandis que les deux jeunes
femmes tournaient au coin de la rue en direction de l’appartement qu’elles partageaient. Et puis, l’endroit est
probablement hanté.
― Je l’espère bien, répondit Margot en grimaçant un sourire.
― Tu ne vas quand même pas me dire que tu es ravie de vivre dans cet endroit isolé du reste du
monde ?
― Je te rappelle que je ne suis qu’à une cinquantaine de kilomètres de la périphérie, Connie, répliqua
Margot en riant de bon cœur. Il y a même l’électricité, tu sais. Et puis, je serai débarrassée du maniaque qui n’a
pas arrêté de me harceler au téléphone, ces derniers jours.
― Tu parles des appels anonymes ? Qui veux-tu que ce soit ? Il s’agit probablement de faux numéros.
D’ailleurs, ça ne m’arrive jamais, quand je décroche.
― C’est le hasard, répliqua Margot.
Cette affaire la tracassait un peu. Que pouvaient bien signifier ces coups de téléphone anonymes et
muets ? Et pourquoi le mystérieux correspondant appelait-il uniquement lorsque Margot se trouvait seule à la
maison ?
― Tu devrais réfléchir encore un peu. Je n’aime pas te savoir toute seule là-bas.
― Tu n’as tout de même pas l’intention de m’héberger chez toi ad vitam æternam ? Ton offre me
touche beaucoup, mais je crains qu’il n’y ait pas assez de place pour deux dans ton petit appartement.
― Ah, ça c’est sûr Et je compte bien aller te rejoindre dès que la peinture sera sèche.
― Tu seras toujours la bienvenue.
― Oui, mais toi, tu seras trop occupée à fréquenter les grands de ce monde pour gaspiller ton temps en
compagnie de simples seconds rôles, comme moi.
Collie laissa échapper un rire sonore. Puis, quand sa gaieté se fut évaporée dans les brumes, elle ajouta :
― C’est le coup classique
― Ecoute, je n’ai pas encore exploré les environs, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup de
célébrités, dans ce coin.
― Comment ? Tu ne sais pas encore qui est ton voisin ?
― Tu veux parler de la grande maison, à côté de la mienne ?
Margot prit soudain conscience qu’elle venait de dire « la mienne » en parlant de la maison qu’elle
venait d’acheter. Ça lui faisait tout drôle, mais comme c’était bon
Bien sûr, voyons C’est celle d’Edward Bellamy poursuivit Connie, comme si cela coulait de source.
― Et peut-on savoir qui est ce Bellamy ?
― Si tu avais traîné tes guêtres du côté des librairies, ces derniers temps, tu saurais qui il est. Bon, il est
trop tard pour entreprendre ton éducation. Je te dirai seulement que c’est un ami de Victor.
Victor Grimaldi était le chef d’orchestre de la troupe, et il avait composé la musique du Masque de la
Mort Rouge, l’opéra qu’elles répétaient.
― Un écrivain. C’était donc ça Tu n’avais qu’à le dire plus tôt, petite cachottière s’écria Margot en
adressant un grand sourire à son amie.
― Tu as raison, dit Connie, heureuse de retrouver enfin la Margot gaie et détendue avec laquelle elle
aimait tant rire et plaisanter. J’ai entendu dire que les producteurs l’auraient bien engagé pour écrire le script du
Masque, mais que ça ne s’était pas fait parce qu’il était beaucoup trop cher. Ils ont dû se contenter de Jérôme
Taylor.
― Le pauvre homme s’écria Margot. Comment a-t-il bien pu se débrouiller pour trébucher et passer au
travers d’une vitre ? Quelle mort horrible !
― On prétend dans les coulisses qu’il a préféré se donner la mort plutôt que venir nous présenter son
livret.
― C’est terrible.
― Peut-être. Mais avoue quand même que son travail était nul. Pourtant, il se faisait payer cher, lui
aussi Les producteurs auraient mieux fait de prendre Bellamy. Avec lui, au moins, ils en auraient eu pour leur
argent. Tandis que Taylor...
― Il est mort, rappela Margot. Laisse-le donc reposer en paix
― En tout cas, s’il avait eu l’audace de venir jusqu’ici, je ne sais vraiment pas ce que Daniel Pressmann
lui aurait fait. Va savoir, c’est peut-être lui qui l’a tué pour faire de la publicité à la nouvelle pièce.
― Ne parlons pas de ça ici, veux-tu ? Ce brouillard me donne la chair de poule.
Soudain, Margot s’immobilisa et tendit l’oreille.
― Ecoute. Tu n’entends rien ?
― Quoi donc ?
― Quelqu’un chante, dit Margot. J’aurais juré qu’il s’agissait d’un passage de notre opéra.
― Impossible.
― A moins qu’un autre membre de la troupe habite également par ici... Mais non, c’est sûrement le
vent, admit Margot en reprenant sa marche, à pas mesurés, en direction de l’appartement.
― Avoue plutôt que c’est l’abominable Masque de la Mort rouge qui commence à te glacer
d’épouvante, suggéra Connie. Allez, viens : on va boire un bon chocolat bien chaud. Cela te changera les idées.

Les deux jeunes femmes continuèrent de descendre la rue déserte en direction de l’appartement qu’elles
partageaient depuis l’arrivée de Margot, au mois de juin dernier.
Seule la nuit entendit leurs paroles. La nuit... et peut- être aussi l’inquiétant personnage qui les avait
épiées discrètement, de loin. Emmitouflé jusqu’aux oreilles dans un trench-coat et coiffé d’un feutre gris dont le
bord abaissé dissimulait son visage, le mystérieux poursuivant abandonna sa filature lorsque les deux
chanteuses eurent atteint l’entrée de l’immeuble. Il les regarda gravir les marches du perron et disparaître à
l’intérieur du bâtiment. Puis il fit quelques pas et se mit à chanter.
Il avait une belle voix de ténor, claire et fort bien assurée, mais il chantait en fausset pour imiter le
timbre féminin. L’illusion était quasiment parfaite. Il s’interrompit au bout de quelques secondes et se mit à rire
doucement dans sa barbe. Puis il s’éloigna et disparut dans la brume.
Une nouvelle semaine de travail s’ensuivit, au cours de laquelle Margot s’épuisa à répéter le personnage
qu’elle devait incarner dans Le Masque de la Mort rouge, un opéra vaguement inspiré de la nouvelle du même
nom écrite par Edgar Allan Poe. La jeune femme avait hâte de s’installer dans sa propriété.
Le week-end venu, elle décida de se rendre en voiture dans sa propriété et d’y passer sa première nuit.
Sur la route tortueuse qui serpentait au sommet de la falaise en direction du sud, elle se trouvait en proie à une
émotion si vive qu’elle en avait la gorge serrée. Deux semaines plus tôt, la totalité de ses biens se résumait à
quelques effets personnels et deux ou trois malles de vieux souvenirs. Aujourd’hui, elle possédait une maison.
Dès qu’elle avait vu cette propriété, elle avait su que c’était la maison de ses rêves. La haute tour
s’étirait fièrement vers le ciel plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Accolée à son flanc
gauche, la maison du gardien, un vaste bâtiment couvert de patine, s’élevait sur deux étages. Pourvue d’une
multitude de fenêtres, cette habitation était très claire et plus que spacieuse, peut-être même trop pour une
personne seule. Il y avait, au premier étage, deux grandes pièces apparemment laissées à l’abandon, qu’elle
espérait transformer d’un côté en chambre à coucher et, de l’autre, en salle de musique. Il restait encore
beaucoup à faire pour remettre la maison en état et aménager 1’intérieur selon ses goûts. Mais peu lui importait.
Elle avait eu le coup de foudre, et c’était tout ce qui comptait à ses yeux.
Le phare ne fonctionnait plus depuis cinq ans, bien que le gardien ne l’eût quitté que trois ans plus tôt.
En effet, le ministère de l’intérieur ne l’avait pas expulsé immédiatement après la désaffectation officielle du
vieux fanal. Les lenteurs de l’administration - plus que la générosité de l’Etat - lui avaient permis de garder son
logement un peu plus longtemps. Ces mêmes lenteurs avaient retardé la mise en vente du phare et de ses
dépendances, qui s’étendaient sur plus de cinq hectares de falaises à pic au sud de la ville.
Tous ces retards avaient joué en faveur de Margot. La propriété avait finalement été mise en vente juste
au moment où elle s’était décidée à acheter une maison. C’était à croire que le phare l’attendait. Malgré tout,
elle serait peut-être passée à côté si Victor Grimaldi ne l’avait pas informée de l’existence de cette majestueuse
retraite juchée sur les falaises avec vue imprenable sur la mer. L’agent immobilier qui l’avait conduite en
voiture sur les lieux avait profité du trajet - qui était plutôt long - pour lui vanter les nombreux mérites de la vie
rurale.
Mais point n’avait été besoin de lui forcer la main par de quelconques arguments de vente. La maison
l’avait conquise dès le premier regard. Elle s’y trouvait bien, comme si elle y avait toujours vécu.
En outre, elle n’attachait guère d’importance à la distance qui la séparait de la ville. Dans deux ans, elle
aurait quitté la troupe. Livrée à elle-même, elle pourrait recommencer à mener la vie de bohème tout en
bénéficiant, cette fois, d’un solide point d’attache. Finies les longues errances en quête d’un toit. Dans le
lointain, la puissante lumière de son phare guiderait toujours ses pas vers la maison.
Elle apprenait également à connaître tous les pièges qui jalonnent le parcours du propriétaire. Pour
rendre cette charmante demeure habitable, il avait fallu entreprendre de nombreux travaux, notamment en
matière de plomberie et d’électricité. Généreusement rétribués, les ouvriers avaient fait des heures
supplémentaires pour terminer dans les plus brefs délais. A présent, une nouvelle équipe de jeunes ouvriers
s’attelait aux travaux de transformation de l’ancien logement de service.
Impatiente d’emménager, Margot avait entassé ses affaires dans la grande pièce circulaire située au rez-
de-chaussée de la tour du phare, et s’était installée dans la future chambre d’amis. Désormais, plus rien ne
l’obligerait à quitter sa maison. Pas même les poussières et autres déchets délétères qui risquaient de nuire
gravement à sa voix. Où était donc passée sa prudence ? Le charme de sa maison semblait lui faire tout oublier.
Sa maison !
Margot se délectait en prononçant ces mots, tandis qu’elle roulait, sous la voûte étoilée, vers sa
propriété.
Pour protéger l’intégrité de son territoire, elle entendait bien lutter avec la dernière énergie contre les
velléités expansionnistes des promoteurs immobiliers. De toute façon, la configuration du paysage ne se prêtait
guère à de quelconques aménagements. Il n’y avait pas grand-chose à redouter de ce côté-là. A l’est, elle
pouvait apercevoir le versant rocheux d’une autre falaise. Le vaste terrain situé au nord appartenait à l’écrivain
dont Connie lui avait parlé la semaine précédente. Et, au sud, il y avait une réserve zoologique. Son domaine
marquait, en quelque sorte, le bout du monde. Au-delà, l’océan s’étendait à perte de vue.
Margot était presque arrivée. A la sortie du dernier virage, elle fut surprise de voir de la lumière chez
son voisin. Edward Bellamy - puisqu’il s’agissait apparemment de lui - habitait une vaste demeure à deux
étages, de style moderne. La haute fenêtre cintrée disposée sur la façade nord, côté mer, dardait sur le parc un
rayon de lumière oblique. Il s’agissait, en réalité, d’une haute paroi vitrée enchâssée dans une baie commune à
deux pièces superposées. L’ensemble, avec les lampes allumées et les rideaux rabattus, produisait sous la voûte
céleste un jeu de lumière fabuleux. Cette maison solaire, avec ses larges ouvertures et ses verrières illuminées,
tenait davantage du modèle architectural que de la maison habitée. Mais Margot n’y avait jamais prêté
beaucoup d’attention. Trop de verre à son goût. Pourtant, chaque fois qu’elle passait à proximité, elle ne
pouvait s’empêcher de remarquer avec quelle majesté insolente et faussement désinvolte cette grande bicoque
semblait toiser le passant. Les signes d’habitation qui, ce soir, filtraient par ses fenêtres lui ôtaient un peu de son
arrogance, la rendant presque accueillante.
Puisque Bellamy était chez lui, elle songea que c’était le moment ou jamais d’aller faire connaissance
avec son nouveau voisin. Ce n’était d’ailleurs pas lui mais elle, la nouvelle venue. Raison de plus pour aller le
saluer. Il n’était pas très tard. Sa montre indiquait 21 heures et, apparemment, Bellamy n’était pas encore
couché. Elle décida d’y aller sans même passer chez elle. Elle se connaissait assez bien pour savoir qu’une fois
à la maison, elle n’aurait plus aucune envie d’en bouger.
Elle franchit les deux montants en briques rouges marquant l’entrée de la propriété de l’écrivain, et
emprunta une allée goudronnée qui décrivait une légère courbe pour aboutir, quelques mètres plus loin, à un
garage à deux places. Elle abandonna son véhicule et fit quelques pas de gymnastique pour se dégourdir les
jambes. Puis, fin prête, elle se dirigea vers la porte d’entrée et actionna la sonnerie de l’interphone.
― Oui ? fit une voix de baryton un peu rauque.
Margot remarqua une absence totale de chaleur dans sa voix. Peut-être le dérangeait-elle en plein
travail ?
― Bonjour. Je suis votre nouvelle voisine, répondit-elle en se penchant sur le micro de l’interphone. Je
voulais simplement me présenter.
― O.K. Entrez.
La porte se déverrouilla automatiquement. En tournant la poignée, Margot eut un peu l’impression de
jouer une scène d’horreur, et d’être sur le point d’ouvrir une porte derrière laquelle se tramait un drame odieux.
Mais elle se raisonna.
Le vestibule où elle pénétra n’était meublé que d’une table et d’une chaise en chêne posées à même le
sol dallé. Au centre de la pièce, entre la porte d’entrée et la baie cintrée qui conduisait à l’intérieur de la maison,
un petit tapis oriental couvrait une partie du carrelage. La porte d’entrée se referma brusquement derrière elle.
Margot sursauta.
― C’est tout droit et à droite, poursuivit la voix de tout à l’heure, provenant d’un haut-parleur invisible
Je descends immédiatement.
Elle déboucha sur un vaste salon assez confortable. A l’angle de la pièce, un bureau massif, sur lequel
était posé un ordinateur en marche, occupait l’espace entre deux hautes fenêtres. A l’angle opposé, deux
causeuses vert jade douillettement matelassées étaient disposées en « V » contre chaque pan de l’encoignure. Il
y avait également un fauteuil à dossier inclinable de la même couleur que les canapés. Il était placé face aux
fenêtres, de telle sorte que celui ou celle qui y était assis jouissait d’une vue imprenable sur l’océan. Enfin, au
centre, trônait une table de billard. La pièce était assez spacieuse pour contenir tous ces meubles sans paraître
encombrée, quoiqu’elle n’eût rien de ces grandes salles de cérémonie parfaitement impersonnelles. Bien au
contraire, il y régnait une douce atmosphère familiale.
La décoration, soignée et élégante, trahissait, néanmoins, une forte influence masculine. Adossées
contre les murs de couleur sombre, des bibliothèques à vitrines abritaient d’épais volumes. Sur une étagère était
exposé tout un fouillis de colifichets. Parmi eux, un buste en céramique à l’effigie d’Edgar Allan Poe ne fut pas
sans rappeler à Margot le lien qui existait entre son hôte et Le Masque de la Mort rouge. Lorsqu’elle s’en
approcha pour l’examiner, elle fut surprise de découvrir que ce qu’elle avait d’abord pris pour un bibelot était,
en réalité, une récompense. A la base de la statue, une plaque portait l’inscription suivante : Un océan d’orages,
meilleur roman de l’année.
Bellamy était donc considéré par ses pairs comme un écrivain de talent. La jeune femme estima que
c’était bon signe.
Quelques-uns de ses autres ouvrages étaient alignés juste au-dessus de l'étagère : Le Jardin maudit,
Comment faire le mal en dix leçons et Déluge. Un rapide coup d’œil aux résumés figurant sur les jaquettes lui
permit de comprendre qu’elle avait affaire à un écrivain spécialisé dans la littérature d’horreur - un détail que
personne n’avait jugé nécessaire de lui préciser.
Mais, après tout, c’était un peu sa faute. Elle aurait dû mieux se renseigner. Plongée dans ses propres
soucis, elle avait complètement oublié l’existence de son voisin. A l’Opéra, elle n’avait rien appris sur lui. Au
cours des répétitions, les chanteuses ne parlaient jamais entre elles de l’incompétence de l’auteur ou des
révisions évidentes que nécessitaient les textes. C’était, en quelque sorte, un sujet tabou. Elles osaient tout juste
s’interroger pour savoir s’il était vrai qu’un nouveau librettiste viendrait bientôt sauver leur opéra du naufrage,
maintenant que Jérôme Taylor n’était plus en mesure de les aider.
Sa curiosité étant éveillée, Margot continua d’inspecter la pièce à la recherche d’indices susceptibles de
l’informer davantage sur le maître des lieux. Le nombre impressionnant de livres qui se trouvaient dans le salon
lui fit penser qu’il lisait à peu près autant qu’il écrivait, c’est-à-dire énormément. Il jouait au billard, préférait
les tons sombres et aimait contempler l’océan depuis son fauteuil à dossier inclinable. Il n’y avait pas de
cendrier sur les tables : il ne fumait donc pas. C’était un bon point pour lui.
― Bonsoir.
Margot trouva le timbre de cette voix beaucoup plus profond et imposant que lorsqu’elle l’avait entendu
dans le haut-parleur de l’interphone. Elle se retourna. La voix invisible venait de se matérialiser à quelques pas
d’elle.
― Bonsoir, répondit-elle en esquissant un mouvement vers lui. Mon nom est Margot Wylde. Je suis
votre nouvelle voisine.
― Edward Bellamy. Enchanté de faire votre connaissance, dit-il en la saluant d’une poignée de main
chaleureuse.
Bellamy était un très bel homme d’un mètre quatre-vingts, à la magnifique chevelure noire, au visage
carré ; le front large et dégagé, les arcades sourcilières saillantes, les sourcils fournis, le nez long et droit, les
lèvres assez épaisses, la mâchoire affirmée composaient un visage à la fois fier et séduisant. Elle remarqua
surtout ses magnifiques yeux couleur de lapis-lazuli.
Margot ne parvint pas tout de suite à émerger de ce profond regard azur. Il fallait pourtant qu’elle
retrouvât ses esprits sans tarder car, manifestement, il attendait qu’elle poursuivît la conversation.
― J’espère que je ne vous dérange pas à cette heure tardive ? lui demanda-t-elle d’un air hésitant.
― Pas du tout. Je travaille très tard.
Il lui lâcha la main, mais garda posé sur elle son regard chaleureux. Puis il reprit :
― Je me demandais s’ils finiraient par se décider un jour à vendre le phare. Je l’aurais bien acheté,
d’ailleurs. Mais, à présent, je ne peux que me féliciter de ne pas l’avoir fait.
― Je vous en suis également très reconnaissante. Dès que je l’ai vu, j’en suis tombée éperdument
amoureuse. Franchement, il est irrésistible, vous ne trouvez pas ?
― Peut-être un petit peu triste. Cela fait si longtemps plus personne ne l’a habité. Mais je suis persuadé
que cela va changer, maintenant que vous êtes là. Les Jougsons ont tendance à refléter la personnalité de ceux
qui les occupent.
― Est-ce le cas de votre maison ?
― Oui. S’il fallait lui donner un nom, il me semble que « le tombeau » conviendrait parfaitement,
déclara-t-il tout en soutenant son regard avec l’intensité d’un rayon laser.
― Vivez-vous ici depuis longtemps ? demanda-t-elle tout en faisant mine d’ignorer le charme envoûtant
des extraordinaires yeux bleus qui la scrutaient. Je me demande bien quel temps il fait généralement, par ici.
― J’habite la région depuis cinq ans. D’aussi loin que je me souvienne, les conditions météorologiques
n’ont jamais été particulièrement mauvaises. Il y a un peu de brouillard de temps à autre, mais rien de bien
méchant. Je vous sers à boire : café ? Soda ? Ou peut-être quelque chose de plus costaud ?
― C’est que je ne voudrais pas avoir l’air de m’imposer.
― J’en suis certain, dit-il en riant. Encore qu’un visiteur qui débarque chez vous à l’improviste s’impose
forcément. Et la bienséance vous oblige à l’accueillir de bonne grâce - surtout s’il s’agit d’un voisin.
― J’en étais sûre. Je vous dérange, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, inquiète.
Elle ne savait pas trop comment interpréter ses paroles ni le sourire qu’il affichait en les prononçant. Cet
homme savait s’y prendre pour la désarçonner.
Il lui donna une petite tape amicale sur l’épaule
― Oh, pardon. Je ne voulais pas vous heurter. Je parle trop. Vous ne me dérangez pas le moins du
monde. Je vais vous paraître sexiste mais, pour moi, une femme ne s’impose jamais lorsqu’elle me rend visite.
En revanche, vous ne sauriez imaginer à quel point la plupart des hommes qui sonnent à ma porte sans crier
gare me désespèrent.
― Ce n’est pas ce que j’appelle être sexiste.
― Vous avez raison. Je ne dois pas l’être tant que cela, au fond. Bien, je suppose que vous préférez les
boissons sans alcool ?
― Non. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Le fait que je sois une femme ?
― Non, le fait que vous soyez cantatrice.
Il se dirigea vers l’une des vitrines de son salon et se baissa pour ouvrir un casier placé en bas, derrière
lequel se trouvait un minuscule réfrigérateur.
― Je suis sûr que vous ne voudriez pas qu’on vous appelle : « la grosse dondon qui chante », n’est-ce
pas ?
Tout à fait d’accord avec lui, Margot se mit à rire.
― Non, en effet, cela ne me plairait pas beaucoup.
Il sortit deux canettes de Coca du Frigidaire et les décapsula.
― Comment êtes-vous au courant de ma profession ?
― Comment pourrais-je l’ignorer ? répliqua-t-il. Vous êtes si célèbre Mais, en dehors de votre nom et
de votre profession, je ne sais absolument rien de vous. Pourquoi avoir choisi de venir vivre si loin de la
civilisation ? Il me semble qu’une femme telle que vous serait plus à sa place dans les beaux quartiers de la
ville.
― L’Opéra m’a engagée pour une courte durée. Après cela, je serai sans doute appelée à chanter je ne
sais où. Je suis lasse de mener cette vie de bohème. Quand j’ai vu cette maison à vendre, je me suis dit que
c’était le moment ou jamais de m’enraciner quelque part. Alors, j’ai sauté sur l’occasion avant que quelqu’un
d’autre signe l’acte de propriété. En fait, c’est l’un de vos amis, Victor Grimaldi, qui m’a parlé du phare.
― Victor ? Oh, mais bien sûr... Alors, vous êtes une de ces solistes itinérantes, ce qu’il est convenu
d’appeler une voix à gages. Je me trompe ?
Il prit une gorgée de soda et, d’un geste courtois, invita la jeune femme à s’asseoir sur l’une des deux
causeuses.
― C’est bien cela. Une voix à gages, admit-elle en prenant place sur un canapé tandis qu’il s’installait
sur l’autre.
― Et cela semble plutôt bien marcher. Enfin, je veux dire que, pour acheter une propriété telle que le
phare et ses dépendances, il faut en avoir les moyens. Je suppose donc que votre talent vous rapporte. Je vous
ai, d’ailleurs, entendue à la radio récemment. Vous êtes faite pour chanter du jazz.
― Pourquoi cela ?
― Parce que vous le faites merveilleusement bien, répliqua-t-il. Et puis, franchement, de nos jours, plus
personne n’écoute les opéras.
Il se tourna en direction de la grande fenêtre pour contempler la mer.
― Moi, je les écoute, affirma-t-elle. Et je ne travaille ni pour l’argent ni pour la gloire. Et vous ?
― Moi non plus, répondit-il en se tournant vers elle. Je vois très bien ce que vous voulez dire. Dans ce
pays, on a trop tendance à mesurer votre talent au salaire que vous touchez. Les gens s’imaginent qu’un
écrivain ne travaille que pour l’argent, et je suppose qu’il en va de même pour les cantatrices. Pourtant, il y a
tellement de talents ignorés qui ne demandent qu’une chose : qu’on leur accorde une chance de prouver leur
valeur. Mais, ceux-là, personne n’en tient compte.
Il reporta son attention vers la fenêtre.
― Que regardez-vous ?
― J’ai cru voir quelque chose bouger, dehors. Vous n’avez rien remarqué ?
― Non. Ce sont peut-être les gosses du coin qui s’amusent, suggéra-t-elle.
― Il n’y a pas un seul enfant, dans le coin.
Il la considéra un moment, puis ajouta :
― Il n’y a personne d’autre que vous et moi, ici.
Margot fut soudain en proie à une vive agitation. Le regard de son interlocuteur la troublait au plus haut
point.
― Puis-je vous appeler Margot ? demanda-t-il. Après tout, nous sommes voisins.
― Certainement. Et vous, vous vous prénommez Edward, n’est-ce pas ?
― Oui. Je déteste ce nom. Mais il sonne doux à mes oreilles lorsque c’est vous qui le prononcez. Mes
amis m’appellent simplement Bellamy.
― Alors, va pour Bellamy. Ce nom me plaît bien, lui confia-t-elle doucement. Pourquoi vous êtes-vous
enterré ici ? Par goût de la solitude ?
― La vue me plaît, répondit-il simplement.
― Je vois que vous écrivez des romans d’horreur ?
― En effet. Cela aussi me plaît.
Il lui sourit et s’enfonça dans le creux du canapé. Il ne disait plus rien, comme s’il avait été à court
d’idées.
― Alors, si je comprends bien, vous n’aimez pas l’opéra.
― Je ne l’aimais pas jusqu’à aujourd’hui, avoua-t-il en haussant les épaules. Pourquoi me posez-vous la
question ?
― J’ai entendu dire que vous alliez peut-être travailler sur le spectacle que nous répétons actuellement.
― Vous voulez dire : « le désastre » que vous répétez actuellement ? En effet, c’est moi qui prends la
relève puisque le sinistre crétin qui a causé tout ce gâchis a préféré prendre la fuite plutôt qu’assumer jusqu’au
bout la responsabilité de ses actes.
― Un désastre ? Vous voulez dire que c’est nul ?
― Pire que cela. Je n’arrive pas à croire qu’on puisse monter un spectacle sans se donner la peine de
chercher un bon auteur pour l’écrire. Après tout, même les opéras ont droit à des dialogues corrects.
« Même les opéras ? Quel mépris ! » songea Margot.
― Que voulez-vous dire exactement ? lui demanda-t-elle.
Allons, regardez la réalité en face. Pour faire un bon spectacle, il faut avant tout une bonne histoire.
C’est le B.A.BA. Le metteur en scène et le producteur ont négligé cette règle élémentaire, si bien
qu’aujourd’hui, ils se retrouvent avec une pièce complètement insipide, sans intrigue ni même l’ombre d’une
étincelle d’imagination.
― Etes-vous déjà allé à l’opéra ?
― Cela fait des années que je n’y ai pas mis les pieds, avoua-t-il. Les spectacles sont bien trop longs et
soporifiques.
Il se leva et marcha jusqu’à la fenêtre d’un pas nerveux.
― Mais que se passe-t-il ici, à la fin ? On dirait que quelqu’un chante, dehors. Je vous prie de m’excuser
un moment, dit-il en quittant la pièce.
― Margot eut l’impression que son sang se glaçait dans ses veines. Etait-il possible que ce chant fût le
même que celui qu’elle avait entendu lors de sa promenade avec Connie, puis à trois autres reprises ? Elle
frissonna à l’idée que le mystérieux ténor de l’ombre l’eût suivie.
Une minute plus tard, le romancier était de retour.
― Ce sont les festivités d’Halloween, déclara-t-il en présentant à son invitée le masque en plastique
qu’il tenait à la main.
C’était un masque de diablotin classique avec ses cornes et sa barbiche. Margot contint à grand-peine
son épouvante devant cet affreux rictus.
― Que vous arrive-t-il ? lui demanda son hôte. On dirait que vous n’avez jamais vu de masque
d’Halloween ?
― Si, si, affirma-t-elle en s’efforçant de dissimuler son effroi. Où l’avez-vous trouvé ?
― Dans le patio. Vous aviez raison. Il s’agissait sans doute d’enfants. L’un deux devait avoir un poste
de radio. Voilà qui explique le chant que j’ai entendu tout à l’heure.
― C’est sûrement cela. Vous disiez donc que... euh... que vous détestiez l’opéra. Dans ce cas, pourquoi
avoir accepté d’écrire celui-ci ?
― Parce que Victor me l’a demandé, répondit-il tout simplement. Et puis, j’avais envie d’essayer.
― J’ai entendu dire qu’au départ, c’était vous qui deviez prendre ce travail en charge, et non Taylor.
― Oui, Victor voulait que ce soit moi qui écrive l’opéra. Mais, à l’époque, la direction avait, semble-t-
il, d’autres projets en tête. Il aurait été plus judicieux de leur part de s’adresser à la bonne personne dès le début
plutôt que de chercher à grappiller quatre sous sur le budget en faisant appel à ce plumitif au rabais.
Aujourd’hui, ils en paient les frais.
― Et, maintenant qu’ils sont prêts à mettre le prix, pensez-vous pouvoir vous acquitter de la tâche ?
― Absolument. J’ai intérêt à me montrer à la hauteur parce que je mets ma réputation en jeu.
― Votre réputation ? Mais ça n’a rien à voir : vous écrivez des romans d’horreur !
Il se mit à rire de bonne grâce.
― A vous entendre, c’est un crime
― Non, je suis certaine que vous excellez dans votre domaine. Mais avouez que ce genre de littérature
ne conviendrait pas du tout à un opéra : des psychopathes en furie qui se baladent avec un masque de hockey
sur le visage et des couteaux à cran d’arrêt à la place des doigts...
― Ecoutez, dit-il, vous devez comprendre une chose : sans une histoire solide à la base, un opéra
manque de consistance. C’est l’action qui véhicule la musique. Sans elle, le spectacle s’effondre
lamentablement. Parce que les grands airs et tout le bataclan, j’aime autant vous dire qu’on en a vite fait le tour.
― Mais ces airs et tout le bataclan, comme vous dites, c’est de l’art, tandis que vos histoires d’horreur
sont tout sauf de Part.
― Vous devriez en lire avant de les dénigrer.
Et Cela n’y changerait rien.
― Sans doute, mais puisque vous vous apprêtez à massacrer son œuvre sur scène, accordez au moins
une petite chance à Edgar Allan Poe avant de le jeter aux oubliettes. Je vous déconseille, toutefois, de lire Le
Masque de la Mort rouge, c’est trop ennuyeux. Non, laissez plutôt tomber Poe, pour le moment, et lisez
Dracula par Bram Stocker : vous verrez que l’opéra et l’épouvante présentent beaucoup de points communs.
― Dieu m’en préserve s’écria-t-elle en se levant. Eh bien, cette conversation est passionnante, mais je
dois vous quitter, à présent, monsieur Bellamy.
― Bellamy tout court. Mais ne partez pas tout de suite
Il se leva à son tour, inquiet à l’idée de l’avoir froissée.
― Il le faut. Il est tard.
Elle déposa sa canette sur la table et esquissa un pas en direction de la porte.
― Je dois me lever tôt, demain matin, pour aller travailler sur notre désastre. Inutile de m’accompagner.
Je connais le chemin.
― Je suis ravi que vous m’ayez rendu visite, dit-il en lui prenant la main.
Il s’inclina, déposa un léger baiser sur le bout de ses doigts, et se redressa, le sourire aux lèvres.
― N’hésitez pas à revenir me voir : ce sera toujours pour moi un honneur et un grand plaisir de vous
accueillir ici.
― C’est très aimable et je...
Elle fit mine de vouloir se dégager de la douce étreinte de son hôte, mais ne parvint pas à retirer sa main
de la sienne, pas plus qu’elle ne put détourner les yeux de son regard. Il plaça son autre main sur l’épaule de la
jeune femme et approcha son visage du sien.
Leurs lèvres s‘effleurèrent. Foudroyée par la fulgurance de ce baiser électrique, elle resta un moment
hagarde, le regard perdu dans un épais brouillard.
― Ce n’est pas parce que nous nous appelons par nos prénoms qu’il faut vous croire tout permis, lança-
t-elle enfin, dans un sursaut d’indignation.
Puis, lorsqu’elle eut tout à fait recouvré ses esprits, elle ajouta :
― Nous n’en sommes pas encore là, monsieur Bellamy.
― Non, admit-il, manifestement chagriné par la réaction de la jeune femme. Seulement... hum... c’est la
première fois que j’embrasse une cantatrice.
― Et la dernière Bonsoir, monsieur Bellamy.
Sur ce, elle tourna les talons. Le bruit de la porte qu’elle claqua, un instant plus tard, lui donna la
confirmation de ce qu’il redoutait déjà fortement : leur premier entretien se soldait par un cuisant échec, et la
chanteuse le quittait avec une bien piètre opinion de lui.
« Bon sang, qu’est-ce qui t’a pris, Bellamy ? Une jeune femme ravissante vient gentiment te rendre
visite, et tout ce que tu trouves à faire, c’est lui sauter dessus pour l’embrasser. En voilà des manières ! »

Et, pour être belle, elle était belle. Peut-être même était-ce la plus belle femme qu’il eut jamais... Non,
pas tout à fait. Il devait bien admettre qu’il existait d’autres femmes plus belles encore. Son épouse, par
exemple. Mais elle ne comptait pas vraiment puisqu’elle ne vivait plus à ses côtés. En tout cas, cette femme
était assurément la plus belle de celles qu’il côtoyait actuellement.
Ebloui par son aura lumineuse, il continua de voir son image danser devant ses yeux longtemps après
qu’elle fut partie. Il ne l’oublierait pas de sitôt. Non seulement elle était ravissante, mais elle était fine,
intelligente. Et quelle classe ! C’était une grande dame. Comment avait-il pu l’offenser impunément ? Il ne
s’agissait pas uniquement du baiser. Il n’aurait jamais dû parler à tort et à travers comme il l’avait fait. Dénigrer
l’opéra en présence d’une cantatrice, cela manquait vraiment de tact. Quand donc apprendrait-il à se montrer
aimable, et réfléchir avant de parler ?
Il devait réapprendre à fréquenter la gent féminine. Il s’était trop replié sur lui-même, ces derniers
temps. La plume à la main, il lui était facile d’éviter les impairs : il n’avait qu’à gommer les maladresses et
polir son discours jusqu’à la perfection. Il avait oublié à quel point il pouvait être gauche, dès qu’il sortait de sa
tour d’ivoire.
En cet instant, il regrettait amèrement que cette scène, dont il était un peu l’auteur, n’existât pas
uniquement sur le papier. Il lui aurait suffi de déchirer la page et de tout recommencer.
Mais la vie n’était pas une page de roman que l’on peut remanier à sa guise.
2
Lorsque Margot se réveilla, la brume matinale commençait à se dissiper sous l’effet des premiers rayons
du soleil. Elle jeta un coup d’œil à l’extérieur. Emerveillée par la splendeur du paysage, elle n’éprouva plus
aucun ressentiment à l’égard de son voisin. La beauté enchanteresse de l’océan pacifique, qui s’étendait à perte
de vue devant elle, lui fit complètement oublier l’incident de la veille. La beauté de l’océan... et aussi, sans
doute, le troublant souvenir d’un regard bleu et tellement intense... «Quel dommage qu’il n’apprécie pas
l’opéra ! » songea Margot avec regret.
Ravie, néanmoins, d’entamer une première journée dans sa nouvelle maison, la jeune femme commença
par se préoccuper du rythme auquel avançaient les travaux. Manifestement, il y avait encore beaucoup à faire.
Dans le salon en pagaille gisait tout un fouillis de ferraille et d’éléments de construction ; une armature rouillée
émergeait d’une cloison éventrée, des plaques de tôle empilées les unes sur les autres occupaient un pan de mur
entier et, sur le sol, divers outils de menuiserie et de charpenterie attendaient patiemment le retour de leurs
propriétaires. Quant aux autres pièces, elles ne valaient guère mieux. A la vue de ce chantier, Margot perdit tout
espoir de voir un jour cette vieille masure renaître de ses cendres. Le contremaître qu’elle avait engagé s’était
bien moqué d’elle. « Mes ouvriers vont rénover les lieux en un rien de temps », lui avait-il assuré. Comment
allaient-ils se débrouiller pour transformer ce champ de bataille en maison habitable en moins d’un mois ? se
demanda-t-elle, inquiète.
Un premier ouvrier, Tom Gleason, arriva peu après 7 heures. Impressionnée par la ponctualité du jeune
homme, Margot l’invita à prendre une tasse de café.
― fit-il entre deux gorgées. Mais faut pas vous en faire, m’dame. Le plus gros est fait, vous savez !
― Répondez-moi honnêtement : combien de temps vous faudra-t-il pour achever ces travaux ?
― Oh, une semaine à tout casser !
― Comment pouvez-vous en être si sûr ?
― Parce que, dans une semaine, on doit commencer un nouveau chantier.
Il émit un petit rire aigu et ajouta :
― Vous comprenez pourquoi on n’a pas intérêt à traîner On sera dans les temps...
― Permettez-moi d’en douter. Enfin, regardez autour de vous : le salon, la salle de bains et le solarium
sont sens dessus dessous ; la cuisine ressemble à tout sauf à une cuisine, et il n’y a toujours pas de fenêtres dans
ma chambre. Il faudrait un miracle pour arranger tout cela en une semaine.
― Oh, ce n’est pas le montage qui pose problème, m’dame, expliqua l’ouvrier. C’est plutôt le
démontage. Quand on arrache tout un tas de vieilleries déglinguées, on doit toujours faire attention à ne pas
endommager les éléments récupérables. Donnez-nous encore trois jours, le temps de régler deux ou trois
bricoles, de ranger notre matériel et de passer un coup de balai. Je vous garantis qu’après, votre maison sera
flambant neuve.
― Puisque vous le dites Dans ce cas, je ne vous retiens pas plus longtemps. Vous n’avez plus une
minute à perdre.
― C’est que je ne peux pas m’y mettre tout de suite, m’dame.
― Allons bon Qu’y a-t-il encore ?
― Je ne peux rien faire tant que l’inspecteur n’est pas là.
― L’inspecteur ?
― Oui, un type chargé par les assurances de superviser l’installation des câbles électriques. Tant qu’il
n’aura pas vérifié qu’elle est conforme aux normes, on ne pourra pas poser les gaines de protection, et vous ne
serez pas couverte en cas de pépin.
― Ne me dites pas que vous l’attendez pour continuer votre travail !
― Bien sûr que si ! C’est pour ça que je suis arrivé tôt, ce matin. Ces gars-là n’ont pas d’horaires, et il
vaut mieux être sur place quand ils se présentent si on veut qu’ils signent la déclaration de conformité. On
n’attend plus que son feu vert. Par contre, il faudra qu’on revienne plus tard pour installer les fenêtres de la
chambre.
― Pourquoi ne pas le faire maintenant, puisque vous semblez désœuvré ?
― Impossible, m’dame, fît l’ouvrier, manifestement désolé. Elles n’ont pas encore été livrées.
― Quelle perte de temps ! J’ai l’impression que, dans votre métier, on passe plus de temps à attendre
qu’à travailler. Est-ce toujours aussi long ?
― Ah, ça dépend des jours. Vous savez ce que c’est.
En effet, Margot savait ce que c’était. Et, ce jour-là, elle en fit, une fois encore, l’expérience. Elle était
au théâtre depuis plus d’une heure, et elle attendait dans la salle, comme tous les autres membres de la troupe,
l’arrivée du régisseur, sans comprendre pourquoi il était tellement en retard. Le bruit courait que les membres
du comité directeur, rassemblés au grand complet dans le bureau du régisseur, au premier étage, décidaient du
sort du spectacle. L’inquiétude commençait à ronger le moral des chanteurs. Ne risquaient-ils pas de se
retrouver au chômage d’un instant à l’autre, à cause de l’incompétence d’un écrivaillon qui leur avait fait faux
bon à la dernière minute ?
Margot était assise au troisième rang, en compagnie de Connie, lorsque sa doublure, une chanteuse
nommée Anne Lewis, vint à la rencontre des deux jeunes femmes.
― C’est à peine croyable ! s’écria-t-elle. On vous convoque toute affaire cessante pour vous faire
poireauter des heures ! Et dire qu’on devrait être en train de répéter, à l’heure qu’il est ! Je ne peux plus
supporter cette attente.
― Prends ton mal en patience, suggéra Margot d’une voix qu’elle voulait rassurante. Quelque chose me
dit que nous serons bientôt fixées sur notre sort. Et puis, nous n’avons pas si souvent l’occasion de faire une
pause.
― Je n’ai pas le temps de faire des pauses, moi ! répondit Anne, pleine de hargne. Et puis, c’est facile à
dire quand on a réussi dans le métier. Tu es une star. Moi, je ne suis rien. Et ce n’est pas en restant assise, les
bras croisés, que je ferai mes preuves.
― Calme-toi, ma chérie, intervint Connie en souriant Inutile de t’énerver. Ça ne sert à rien.
― Je ne me calmerai que lorsque nous aurons au moins une semaine de représentations derrière nous.
Pas avant, répliqua Anne.
― Une semaine de représentations, répéta Connie sur un ton plein de malice. Une longue semaine de
chant, il n’en faut pas plus pour attraper une extinction de voix, n’est-ce pas ? Mais ne compte pas trop sur
Margot pour défaillir. Elle n’a jamais manqué un seul soir. Détends-toi : tu n’auras pas à la remplacer.
― Tu as raison, reconnut Anne avant de se laisser tomber dans un fauteuil. Je me fais du mauvais sang
pour rien. Margot Wylde n’a jamais manqué un seul spectacle de toute sa carrière. Ce n’est pas aujourd’hui
qu’elle va commencer, n’est-ce pas ?
― Il ne faut jamais dire jamais, répondit Margot pour consoler sa jeune doublure.

Connie avait ce qu’il convenait d’appeler une voix d’accompagnement. Condamnée à demeurer à tout
jamais dans l’ombre des projecteurs, faute de talent, elle ne sortirait jamais du rang. Anne, en revanche,
appartenait à cette catégorie d’artistes que Bellamy avait décrits comme des talents ignorés qui attendaient
l’occasion de prouver leur valeur. Un jour, sur cette scène qu’on lui refusait, elle serait couverte de lumière, sa
voix vibrerait jusqu’aux cintres, passerait la rampe et rayonnerait sur une salle en émoi. En attendant, la jeune
chanteuse de vingt-quatre ans devait se contenter d’apprendre pas à pas son futur métier de star sans brûler les
étapes. Margot comprenait sa colère. N’avait-elle pas connu, elle aussi, jusqu’à vingt-neuf ans, ces longues
heures passées à piaffer d’impatience et à crier son désespoir dans l’antichambre du succès ?
― Cette fois, j’en suis sûre, ils vont annuler le spectacle, dit Anne.
― Ils n’annuleront rien du tout, rétorqua Connie sur un ton catégorique, bien décidée à empêcher la
jeune femme de saper le moral des troupes la veille de la bataille, bien qu’elle ne fût absolument pas certaine de
l’issue du combat. D’ailleurs, poursuivit-elle, ils ont déjà fait une telle publicité pour le spectacle qu’ils auraient
bien du mal à faire marche arrière maintenant. J’ai même entendu dire que les spectateurs se ruaient à la caisse
comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant.
― C’est parce qu’ils s’attendent à un festival d’horreur sanguinolent. Le Masque de la Mort rouge, tu
parles d’un titre éloquent !
― Je t’en prie, Anne, ne nous rends pas les choses encore plus difficiles, protesta Connie en soupirant.
― Cessez de vous ronger les sangs. Tout va bien se passer, intervint Margot qui avait foi dans les
compétences littéraires du nouvel auteur. Edward Bellamy va nous sortir de ce mauvais pas.
― Ainsi, la rumeur était fondée. Il reprend le livret du Masque, n’est-ce pas ? Comment l’as-tu appris ?
demanda Connie, pleine d’espoir.
― Figure-toi que j’ai fait connaissance avec mon voisin, hier soir. L’Opéra l’a engagé. Il m’a assuré
qu’il nous éviterait le pire : nous n’aurons pas à quitter la scène au milieu des huées de spectateurs en furie.
― Alors, raconte ! pria Connie, impatiente d’en savoir plus sur leur mystérieux sauveur. Est-il aussi
excentrique qu’on le prétend ?
― Excentrique ? Non, il a été charmant. Du moins, jusqu’au moment où...
― Jusqu’au moment où quoi ? Il ne t’a quand même pas fait des avances ?
― Non, il ne s’agit pas de cela. Je crains simplement qu’il ne tienne pas l’opéra en très haute estime. Il a
accepté ce travail pour rendre service à Victor.
― Je vois, conclut Anne. Voilà qui confirme mes soupçons. Ce type se fiche de l’opéra comme de l’an
quarante. Ce qui l’intéresse par-dessus tout, c’est son compte en banque. J’ai entendu dire qu’il empocherait
une bonne partie des recettes.
― Mais comment est-il physiquement ? demanda Connie d’un ton pressant.
― Assez bel homme : grand, cheveux foncés, yeux bleus... et très sûr de lui, répondit Margot. Peut-être
même un peu prétentieux...
― Il y a de quoi, répliqua Connie. Ce type a de l’or au bout des doigts. Tout ce qu’il écrit se transforme
en best-seller.
― Je l’ignorais jusqu’à hier soir, avoua Margot. Je ne dois plus être à la page.
― Tu devrais lire un peu, de temps en temps, histoire d’entretenir ta culture lui conseilla Connie.
― Désolée. La littérature d’horreur ne m’intéresse pas.
― Tu as tort. Il existe d’excellents romans qui te surprendraient.
― Ce qui me surprendrait, c’est de tenir tout un chapitre.

Leur conversation fut brutalement interrompue par l’arrivée tant attendue et tant redoutée des membres
du comité directeur. Parmi eux, Edward Bellamy parut dans toute sa majesté.
― Oyez, bonnes gens, oyez tous, commença Daniel Pressmann, le régisseur. Approchez. Nous avons
deux mots à vous dire avant de vous rendre à vos petites occupations.
Trapu et bouffi à souhait, Pressmann péchait par trop de suffisance. Il grimpa sur la scène et poursuivit :
― Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, apprenez qu’en ce jour béni entre tous, nos soucis ne sont
plus que de lointains souvenirs, car l’heure de notre délivrance a sonné, déclara-t-il sur un ton tellement faux
qu’apparemment, personne ne crut un mot de son discours.
A cet instant, Avery Lister, l’administrateur de l’Opéra, rejoignit le régisseur sur les planches.
― Nous nous occupons actuellement de remanier entièrement le livret, précisa-t-il à son auditoire. Mais
rassurez-vous, la musique reste la même. Elle n’a jamais été en cause. On ne peut malheureusement pas en dire
autant des dialogues qui, comme vous le savez, pèchent par bien des côtés.
Ce discours, que tous désespéraient d’entendre, souleva une salve d'applaudissements dans l’auditoire.
Quand le silence fut revenu. Lister ajouta :
― Voilà pourquoi nous avons décidé de faire appel à un nouvel auteur. Il n’a encore jamais écrit
d’opéra, mais nous avons le sentiment qu’il fera l’affaire. M. Edward Bellamy est aujourd’hui parmi nous. Je
lui donne immédiatement la parole. Ed ?
L’écrivain monta sur la scène à grandes enjambées. Face à cette troupe d’artistes en déroute qu’il avait
le devoir de remettre sur le chemin du succès, il s’accorda une courte pause, puis afficha un sourire amusé.
― Non ! Ne me dites pas que vous répétez ce... cette chose depuis deux mois ? fit-il en brandissant face
à son auditoire le manuscrit de Taylor. Quel gaspillage ! Eh bien, il ne vous reste plus qu’à jeter votre
exemplaire à la poubelle. N’y songez plus, c’est du passé ! Nous ne conserverons ni les dialogues ni les paroles
des chansons que vous vous êtes donné tant de mal à apprendre.
Une nouvelle salve d’applaudissements retentit. Tandis que certains artistes accueillaient la nouvelle
avec exubérance, d’autres se montraient plus réservés. Tous attendaient la réaction des membres de la direction.
Assis derrière le groupe, le régisseur et l’administrateur demeuraient impassibles.
― Comme on vient de vous le dire, reprit Bellamy, nous n’avons pas l’intention de toucher à la
musique. Par contre, pour ce qui est du livret, effectivement, je crains qu’il ne faille repartir de zéro. Je ne
voudrais pas dire du mal d’un mort, mais je ne vous cacherai pas que jamais, au grand jamais, je n’aurais confié
ce genre de travail à M. Taylor. Certains ont cru pouvoir faire des économies sur le dos de l’auteur. Sans doute
ont-ils jugé que l’adaptation d’un récit grand-guignolesque tel que celui du Masque de la Mort rouge ne
méritait pas qu’on fît appel à un écrivain digne de ce nom. Résultat : on frise la catastrophe. Voilà ce qui arrive
quand on s’obstine à faire ses achats au rayon des soldes parce qu’on est un grippe-sou.
Cette dernière remarque eut le don de provoquer l'hilarité des artistes, tandis que les membres de la
direction encaissaient les coups stoïquement.
― Bien, je n’épiloguerai pas davantage sur ce chapitre. Concentrez vos efforts sur la musique, les
costumes, la mise en Scène mais, de grâce, débarrassez-vous au plus vite de la prose de Taylor. Elle ne vaut
rien. La musique, elle, est exceptionnelle. Mlle Wylde, ici présente, doit chanter deux des plus beaux morceaux
jamais composés pour l’opéra. Il serait vraiment dommage de gâcher cette voix de mezzo-soprano et cette
musique Donnez-moi une semaine. D’ici là, j’aurai un nouveau livret pour vous. Il ne vous restera que très peu
de temps pour apprendre le texte. Vous n’allez pas chômer, mats je vous garantis que vous ne le regretterez pas.
Il s’éclaircit la gorge avant de conclure :
― J’espère que vous n’avez pas de questions à me poser parce que je n’ai pas de réponses à vous
donner. Je n’ai encore jamais écrit d’opéra, alors je vais tout de suite me rendre à la bibliothèque pour me
documenter sur ce genre de spectacle. Je vous remercie de votre attention.
Il quitta la scène sous l’ovation du public et se dirigea vers la sortie. En chemin, il croisa Margot.
― Vous n’auriez pas trouvé d’autres masques, par hasard ? lui demanda-t-il.
― Non. Et vous ?
― Un seul suffit, semble-t-il. Mais j’y ai réfléchi. Le régisseur m’a appris que des intrus avaient forcé
les portes de l’Opéra récemment. A-t-on volé quelque chose ?
― Non. Rien n’a disparu. Qu’est-ce que cela signifia» à votre avis ?
― Je l’ignore. Mais quelle coïncidence, tout de même : au moment précis où j’accepte de travailler sur
le Masque de la Mort rouge, un masque rouge apparaît comme par magie dans mon patio. Et puis, il y a aussi
ce chant. J’aurais juré qu’il s’agissait d’un chant d’opéra. De quelle farce morbide sommes-nous les victimes ?
― Je n’en ai pas la moindre idée.
― Alors, comme ça vous aussi, vous avez entendu le chant ? intervint Connie qui se tenait juste derrière
eux. Margot l’entend depuis deux semaines. Il ne la lâche plus.
― Vraiment ? demanda Bellamy. Où cela ? En ville ?
― En effet. Mais il semble que je sois la seule à l’avoir entendu, répondit Margot.
― Elle oublie de vous préciser qu’elle a également reçu plusieurs appels anonymes, ajouta Connie.
― Vas-tu te taire, à la fin ! gronda Margot en jetant un regard assassin à la chanteuse. Je vous présente
Connie Dwight. Mon amie m’a hébergée quelque temps. Je suis certaine que ces coups de téléphone lui étaient
destinés.
― Enchantée de faire votre connaissance, dit la jeune femme en tendant la main à Bellamy,
manifestement ravie d’approcher enfin le grand écrivain.
― Le mystérieux correspondant n’appelle que lorsque Margot est à la maison, poursuivit-elle. C’est
plutôt curieux, n’est-ce pas ?
― Tout à fait, répondit Bellamy en serrant la main de la jeune femme.
Puis il se tourna vers Anne.
― Et vous, mademoiselle, qui êtes-vous ?
― Anne Lewis. Mon nom ne vous dira rien. Je ne suis que la doublure.
― Dites-moi, Anne, ce n’est pas vous qui vous amusez à faire peur aux gens en peuplant les nuits de ce
chant fantasmagorique ?
― Moi ? Jamais de la vie se récria la diva en herbe, manifestement scandalisée par une telle accusation.
Le froid glacial de la nuit me serait fatal.
― Pourquoi ne pas discuter de tout cela un peu plus tard ? Devant un bon dîner, par exemple, proposait-
il à Margot.
Troublée, la chanteuse éprouva toutes les peines du monde à décliner l’offre de cet homme au regard
d’un bleu si pur, si... envoûtant. N’avait-il pas le pouvoir d’arrêter le temps et de la transporter vers une contrée
lointaine où leurs âmes, nues, communiaient sous un ciel d’azur ?
― Avec plaisir, mais... ce soir, c’est impossible, prétendit Margot qui ne se sentait pas prête.
― Alors, peut-être demain... En attendant, j’ai du pain sur la planche. Mesdemoiselles, je vous salue. Je
suis sûr que ce sera un plaisir de travailler avec vous.
Personne n’osa dire un mot avant que l’écrivain fût sorti de la salle. Connie fut la première à rompre le
silence :
― Il est craquant s’écria-t-elle. Margot, je ne te comprends pas du tout. Pourquoi as-tu refusé son
invitation à dîner ? Tu es folle ou quoi ?

Tandis que les membres de la direction montaient sur la scène pour s’adresser à la troupe, un spectateur
clandestin dissimulé derrière la balustrade d’un balcon riait doucement dans sa barbe. Tapis dans l’ombre, il ne
perdait pas une miette de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Assister à la débâcle de cette bande de crétins
lui procurait une joie inouïe, mais il s’intéressait surtout à Margot. Sublime Margot. Sa Margot.
Depuis quelques semaines, il ne se nourrissait plus que de son chant, écoutant inlassablement son
dernier disque de jazz. Bientôt, il maîtriserait parfaitement le timbre de voix de la chanteuse. Devenue inutile,
Margot Wylde n’aurait plus qu’à disparaître.
Ravi, il se mit à fredonner un morceau de l’opéra sur les paroles périmées de feu le romancier Taylor.
Peu lui importaient les mots. Seule comptait la voix. La superbe voix de Margot.

Le disque brillant de la Lune versait un doux reflet argenté sur la surface placide de l’océan. Tout là-
haut dans le ciel clair parsemé d’étoiles, le satellite de la Terre veillait imperturbablement sur la parcelle du
globe dont il avait la garde. N’était-il pas, au cœur de la nuit, le meilleur garant du repos des âmes endormies ?
L’intrus éteignit les phares de sa BMW gris foncé, ralentit à l’approche de la propriété de Margot et se
gara derrière un bosquet, à l’abri des regards. Il eût été risqué de s’avancer davantage. La nuit était claire et, de
ses fenêtres, l’écrivain pouvait certainement voir tout ce qui se passait sur la route. Craignant d’être repéré,
l’homme renonça.
Deux jours plus tard, il était de retour. Cette fois, d’épais nuages voilaient le ciel, masquant les astres.
L’étrange visiteur progressa prudemment en direction du phare, tous feux éteints, à couvert des arbres qui
bordaient le chemin de terre.

Assis à son bureau, plongé dans ses pensées, Edward Bellamy n’avait d’yeux que pour l’écran de son
ordinateur... désespérément vide. Deux ans plus tôt, il aurait flanqué la machine par la fenêtre, la rage au cœur.
Aux violentes impulsions de ses jeunes années avait succédé la maturité d’un écrivain expérimenté. Finies les
colères noires devant la page blanche.
« Bon sang ! Bellamy, réveille-toi ! se dit-il à lui- même. Une idée ! Tout ce qu’il te faut pour le
moment, c’est une idée. Rien qu’une ! »
Découragé, il laissa échapper un rire nerveux il s’affala sur le dossier de son fauteuil.
« Voilà que tu te remets à parler tout seul ! Pauvre fou, dans quel pétrin tu t’es mis ! »
Son incapacité à écrire n’était que temporaire. L’expérience le lui avait prouvé. Mais il avait beau le
savoir, cela ne le consolait pas pour autant. Il connaissait l’histoire par cœur ; il ne lui restait plus qu’à la
rédiger. Conscient qu’il était parfaitement inutile de continuer ainsi à contempler l’écran, il se leva et marcha
jusqu’à la fenêtre.
Dehors, une épaisse ouate voilait l’océan depuis le bord des falaises jusqu’aux confins de l’horizon. Des
rayons de lune, pinceaux de lumière guidés par le très céleste artiste de l’univers, jetaient sur cette toile opaque
des reflets bleus et blancs évoquant la couleur du métal.
― Quelle magnificence ! s’exclama l’écrivain en contemplant la beauté du paysage nocturne.
Poussé par une pulsion irraisonnée, il quitta la pièce, dévala l’escalier quatre à quatre et se précipita vers
une fenêtre de l’aile sud d’où il pouvait apercevoir la maison de Margot Wylde.
Le phare n’avait plus rien de la ruine morne et désolée d’autrefois. Comment pourrait-il trouver le repos,
maintenant qu’elle vivait là, tout près de lui ? Dans la pénombre de la pièce, debout derrière les carreaux, il
contemplait le vieux fanal, devinait la présence de la cantatrice. Lui pardonnerait-elle jamais la maladresse dont
il avait fait preuve, l’autre soir ? Il n’aurait jamais dû... mais puisque le mal était fait, il était inutile qu’il
ressassât toujours le même remords. Rien n’était perdu. Il pouvait encore regagner son estime. Mais il n’avait
plus droit à l’erreur...
Cette femme avait plus de talent dans sa voix que lui dans sa plume. Il se sentait incapable de composer
un livret qui fût digne de cette sublime voix de mezzo-soprano. Voilà pourquoi il éprouvait tant de peine à
écrire. En revanche, l’homme à la voix de ténor, transi d’amour pour le personnage incarné par Margot dans le
récit du Masque de la Mort rouge, l’inspirait davantage. Il n’avait qu’à interroger son cœur pour que les mots
jaillissent spontanément... des mots qui consumaient son âme depuis le jour où elle lui était apparue sur le seuil
de sa porte. Mille sentiments contradictoires se mirent à l’assaillir avec une frénésie bouillonnante. Si
seulement il ne l’avait jamais rencontrée Et si seulement, le jour de leur rencontre, il lui avait fait une meilleure
impression Il recherchait son amour et, en même temps, il le fuyait.
Il regrettait amèrement l’existence qu’il avait menée jusqu’à l’apparition de la chanteuse, une existence
sans histoire, affranchie des affres de l’amour...
Que pouvait-elle bien faire, en cet instant ? Il l’imaginait dans sa chambre, allongée sur un lit douillet, la
tête délicatement posée sur l’oreiller, les cheveux en bataille, dormant paisiblement.
Comme il brûlait de découvrir les secrets les plus intimes de cette femme mystérieuse, mille questions
lui venaient à l’esprit. Dormait-elle sur le ventre ou sur le côté ? Et de quel côté du lit ? Et, pour le petit
déjeuner, que prenait-elle ? Des fruits, des tartines de beurre et de confiture ou des céréales ? Le matin, se
levait-elle de bonne heure, la joie au cœur, ou... ?

Margot ne donnait pas. Incapable de trouver le sommeil, elle déambulait dans toute la maison,
inspectant chaque pièce, cherchant à deviner à quoi ressemblerait son intérieur, une fois les travaux achevés.
Elle rêvait. Mais la réalité était tout autre : clous, tôles froissées, canalisations dégarnies, Elles d’outils et amas
poussiéreux composaient l’essentiel du décor.
Soudain, déchirant le silence, la sonnerie du téléphone retentit. Elle se précipita pour aller décrocher.
― Allô ?
Personne à l’autre bout du fil. Pas même un souffle.
― Allô ? répéta-t-elle. Qui est à l’appareil ?
Aucune réponse.
Elle raccrocha brutalement, prise d’un léger frisson d’angoisse. Les appels anonymes l’avaient suivie, ce
qui prouvait qu’ils lui étaient bien destinés. Quelqu’un cherchait à lui faire peur. Mais qui ? Et pourquoi ?
La sonnerie retentit une seconde fois. Elle hésita un moment, puis décrocha de nouveau le combiné.
― Allô ? Qui êtes-vous ? Répondez !
Silence. Elle raccrocha, décrocha au bout de cinq secondes et colla l’écouteur à son oreille. Elle
n’entendit que le grésillement lancinant de la tonalité.
« On joue les petits farceurs ? O.K. Amuse-toi si tu en as envie. Moi, ça me suffît pour ce soir. »
Elle posa le combiné sur une étagère. Décroché, il ne risquait plus de sonner. Son cœur battait la
chamade. Elle serra les poings pour empêcher ses mains de trembler.
Que lui voulait-on, à la fin ? Ces coups de téléphone étaient-ils liés à l’apparition du masque de
diablotin, comme le pensait Bellamy ? Cette mise en scène rocambolesque lui paraissait absurde. Il y avait aussi
ce chant qu’elle avait entendu à plusieurs reprises, au cœur de la nuit. Il ne pouvait pas être le fruit de son
imagination puisque Bellamy l’avait également entendu, le soir de leur première rencontre. Ce chant mystérieux
était-il, lui aussi, lié au masque et aux appels téléphoniques ? Toute cette mascarade avait-elle un rapport
quelconque avec l’opéra ? Quel embrouillamini ! Songea-t-elle, désemparée. Le sommeil lui aurait épargné
bien des soucis. Mais un bruit de moteur l’avait tirée du lit au beau milieu de la nuit. En temps normal, elle se
serait rendormie, mais un détail l’avait intriguée, achevant de la réveiller : elle n’avait aperçu aucune lumière de
phares, comme si le véhicule circulait tous feux éteints. Qui pouvait bien venir hanter ainsi les abords de sa
propriété ? Un rôdeur ? Le plaisantin qui avait tenté de l’effrayer, au téléphone, quelques minutes plus tôt ?
Impossible. Il n’y avait pas âme qui vive à plusieurs kilomètres à la ronde, excepté Bellamy et elle-même. Elle
avait sans doute rêvé, abusée par la fatigue.
« Inutile de te tracasser davantage. Retourne plutôt te coucher. Demain, tu y verras plus clair », se dit-
elle, épuisée. Mais allait-elle seulement trouver le sommeil ? Au cours des dernières semaines, son existence
avait été un peu trop mouvementée. Cédant devant les arguments imparables de son amie Connie, elle avait fini
par se laisser convaincre d’accepter l’offre de l’Opéra de San Francisco. Deux ans... jamais elle ne s’était
engagée pour une aussi longue durée. Et puis, ce phare... n’avait-elle pas commis une folie en l’achetant ?
N’était-ce pas une manière de remplacer les plaisirs que la vie lui refusait ? Tout à coup, la chanteuse étoile
n’était plus sûre de rien.
Elle avait le sentiment désagréable d’avancer en terrain inconnu. Jusque-là, sa carrière avait été un long
fleuve tranquille. Sur la scène, elle avait interprété les plus grands rôles du répertoire classique ainsi que
quelques chefs-d’œuvre contemporains. Elle avait suivi un parcours sans-fautes, remporté des victoires
éclatantes. Son instinct d’artiste ne l’avait encore jamais trahie. Mais, aujourd’hui, ne risquait-elle pas de
compromettre sa réputation de star en prêtant sa voix au Masque de la Mort rouge, un opéra probablement voué
à l’échec ? Les critiques allaient distiller leur fiel jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et, comme le spectacle avait
été bruyamment annoncé à grand renfort de publicité, la catastrophe ne passerait pas inaperçue. Conclusion : sa
carrière était brisée.
A moins que... Oui, il lui restait un dernier espoir ! Edward Bellamy, le seul être capable de sauver
l’opéra du naufrage et de faire taire les critiques. La chanteuse finit par conclure que son sort dépendait de lui.
Mils saurait-il se montrer à la hauteur de la tâche ? Un doute affreux s’empara subitement de Margot,
accentuant son angoisse.
Ecrire de meilleurs dialogues, ce n’était pas le plus difficile. Il s’en tirerait, estima la cantatrice. Mais
Jérôme Taylor avait aussi massacré les paroles des chansons. Sauver l’opéra ne se limitait pas à un simple
travail de correction. Il fallait tout réécrire. Bellamy possédait-il vraiment les compétences d’un librettiste ?
Margot commençait à en douter sérieusement. D’un autre côté, il s’agissait d’une histoire d’épouvante.
Spécialiste du roman d’horreur, son voisin n’était-il pas le mieux placé pour écrire ce genre de littérature ? Mais
était-il aussi talentueux qu’on le prétendait ?
Incapable de trouver le sommeil, Margot errait dans le salon. L’éclat de la lune accentuait la gravité du
décor chaotique de la pièce en travaux. Elle dut, malgré tout, admettre que les ouvriers avaient progressé. La
plupart des cloisons détériorées avaient été remplacées. Sur les murs, des panneaux en plâtre flambant neufs
masquaient les surfaces lépreuses d’antan. Seul le plafond lézardé de profondes tissures menaçait encore de
s’écrouler. D’épais tasseaux de bois dur le maintenaient provisoirement en place. Elle regarda un instant la
structure en suspens au-dessus de sa tête. Son existence lui semblait à l’image de cette fragile surface craquelée,
prête à céder à tout moment.
« Ah non Tu ne vas pas recommencer ? Cherche plutôt le moyen de t’endormir. »
Compte tenu de l’état d’agitation dans lequel elle se trouvait, seul un somnifère... mais non ! Elle
possédait le meilleur des sédatifs : Connie venait justement de lui prêter un roman de Bellamy. Soporifique à
souhait, ce livre l’aiderait à trouver enfin le sommeil.
Armée d’une bouteille d’eau minérale, de deux coussins douillets et du roman, elle se précipita en
direction de l’aile nord de l’ancien logement de fonction, où elle avait aménagé à la hâte une chambre de
fortune. Elle s’installa confortablement et commença à examiner l’épais volume relié. Au dos de la couverture,
on pouvait voir une photographie de l’écrivain prise devant chez lui. Margot reconnut le phare en arrière-plan.
Les cheveux au vent, le visage flagellé par les assauts d’une bourrasque cinglante, l’homme représenté sur le
cliché évoquait la puissance, celle d’un cavalier de l’orage redoutable et invincible. Et son regard... quand il
avait posé les yeux sur elle, le soir de leur première rencontre, Margot s’était sentie défaillir. Sans parler de ce
baiser électrique qui... Mais il valait mieux ne pas y songer pour le moment.
La jeune femme fixa son attention sur le titre du roman : Déluge. Une histoire de tempête de neige dans
le centre-ouest des Etats-Unis, conclut-elle après avoir jeté un coup d’œil au résumé. La dédicace était encore
plus énigmatique : « Pour Kay. » Cette formule lapidaire jeta le trouble dans l’esprit de Margot. Qui pouvait
être cette Kay ? S’il y avait une femme dans la vie de l’écrivain, elle le saurait. Encore un nouveau mystère
qu’elle tâcherait d’élucider.
Elle tourna la première page et se mit à lire.

Dehors, des nappes de brume avaient enjambé le parapet longeant le bord de la falaise, et s’étaient
insidieusement glissées jusqu’aux flancs de l’ancien fanal. Là-haut, dans le ciel obscur, la lune, vaincue par de
longues traînées de vapeurs célestes, avait perdu son éclat. Il faisait nuit noire.
Dissimulé derrière un bosquet touffu, un personnage au regard inquiétant observait le phare. Nul ne
risquait de l'apercevoir dans cette purée de pois. C’était le moment d’agir. Il s’élança vers la propriété de la
chanteuse. Evitant soigneusement l’aile sud du bâtiment où il avait aperçu de la lumière, il progressa à pas de
loup en direction de la tour du phare. A la base de la colonne, il y avait une baie vitrée dépourvue de croisée,
simplement recouverte d’une bâche en plastique. Il commença par retirer minutieusement les agrafes
métalliques qui la maintenaient en place.

Les paupières lourdes, Margot succomba au sommeil après avoir dévoré trois chapitres et la moitié du
quatrième. Les personnages avaient pris corps et vie dans son esprit. Avant de s’endormir, la jeune femme avait
cru entendre des bruits de pas dans la maison. Terrorisée, elle avait bien failli céder à la panique. Puis,
convaincue qu’il ne pouvait s’agir que des effets conjugués d’une histoire d’horreur et de la fatigue, elle s’était
calmée et avait fini par s’endormir. Sa dernière pensée consciente avait été pour Bellamy. Ses magnifiques yeux
bleus avaient manifestement le pouvoir de l’apaiser. Pour elle, il n’existait rien au monde de plus doux que le
regard de cet homme...
3
― Vous n’auriez pas dû retirer le plastique, m’dame ! déclara Tom Gleason en se penchant par une
fenêtre ouverte donnant sur le salon. S’il avait plu cette nuit, l’eau aurait pénétré à l’intérieur, et tout serait
trempé à l’heure qu’il est.
― Je n’ai rien retiré du tout. De quel plastique parlez-vous ? Margot sentit un flot d’angoisse monter en
elle.
Vêtue simplement d’un blue-jean et d’un T-shirt usé, la jeune femme sortit de la maison et emboîta le
pas au jeune homme qui la conduisit à une baie de fenêtre située à la base de la tour du phare. Dans
l’embrasure, pas le moindre châssis vitré. Détachée en plusieurs endroits, la bâche en plastique destinée à
recouvrir l’ouverture flottait au vent.
― Jugez par vous-même ! Quelqu’un s’est amusé à dégrafer le plastique.
― Ohé ! fit la voix d’un visiteur. Il y a quelqu’un ?
― Oui, par ici. Du côté de la tour, répondit Margot.
Elle se retourna vers l’ouvrier et ajouta :
― Ecoutez, je vous assure que je n’ai touché à rien. Une rafale de vent aura tout simplement arraché la
toile, vous ne croyez pas ?
― Impossible, rétorqua le charpentier. Elle était solidement fixée à l’aide d’agrafes.
― Bonjour. Vous avez un problème ? S’enquit Bellamy.
― Quelqu’un a retiré les agrafes qui maintenaient cette bâche en plastique, expliqua Margot.
― Et probable qu’il s’est aidé d’une tenaille, poursuivit Gleason. Je dirai même que le gars en question
portait des chaussures de sport.
― Bellamy, je vous présente Tom Gleason. Il fait partie de l’équipe qui travaille actuellement à la
restauration de la maison.
― Edward Bellamy. Enchanté.
L’écrivain échangea une poignée de main avec l’ouvrier.
― Ces empreintes de baskets appartiennent certainement à quelqu’un de chez vous, suggéra-t-il.
― Certainement pas. Nous portons tous des bottes. C’est la règle chez Osha.
― Il s’agit peut-être tout simplement de traces de pas laissées par une bande de gosses, poursuivit
Margot. Ils seront venus fouiner dans les alentours hier soir, en croyant que la maison était vide.
― Peu probable, répondit Bellamy. Votre voiture se trouvait garée bien en évidence devant le phare. Ils
l’auraient vue.
― Vous avez raison. Ils l’auraient vue, répéta la jeune femme, désespérant de trouver une explication
logique au mystère de la bâche dégrafée.
― Vous savez, m’dame, reprit Tom, plus j’y réfléchis et plus j’me dis que ce n’est pas très prudent que
vous restiez ici pour le moment. N’importe qui peut s’introduire dans votre maison tant que toutes les portes et
les fenêtres ne sont pas installées.
― Et quand cela sera-t-il fait ? demanda Bellamy.
― Très bientôt, affirma Tom. Le matériel que nous attendions est arrivé. Nous monterons une bonne
partie des fenêtres et des volets manquants aujourd’hui même.
D’ici à demain soir, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles, madame Wylde. Tout de même, je me
demande bien qui a pu toucher à ça, ajouta le jeune homme tout en envoyant une chiquenaude sur la toile en
plastique.
― Votre cher ami le charpentier aurait très bien pu arracher ces agrafes lui-même, suggéra Bellamy,
quelques minutes plus tard, tandis qu’ils longeaient le parapet, contemplant l’océan.
― Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
― Je ne sais pas... il m’a semblé bien préoccupé par votre sécurité. Peut-être cherchait-il l’occasion de
vous montrer que votre sort ne le laisse pas tout à fait indifférent... Bon, je conviens que cette explication est un
peu tirée par les cheveux. D’ailleurs, je n’y crois pas vraiment moi-même. Avez-vous remarqué quelque chose
d’anormal, cette nuit ?
― Non. Enfin, si... j’ai cru entendre du bruit dans la maison. Mais il était tard et j’étais épuisée, alors
j’ai mis ça sur le compte de la fatigue.
― Ce n’était pas le cas.
― Apparemment, non.
En contrebas, l’océan était agité ; une rafale cinglante fouettait l’écume blanche moussant à la surface
des eaux démontées. Au-dessus de leurs têtes, un couple de goélands tournoyait silencieusement. Soudain, ils
entendirent un piaillement suraigu, des coups d’ailes nerveux, et les oiseaux piquèrent du nez, fondirent en un
éclair sur leurs proies sous-marines et disparurent sous les vagues pour remonter un instant plus tard, le bec
chargé de fraîches victuailles.
― Le téléphone a sonné deux fois, hier soir, expliqua Margot. Mais le correspondant est resté muet
comme une carpe. J’ai fini par décrocher pour qu’il cesse de m’importuner.
― Les fameux appels anonymes que vous aviez déjà reçus en ville ?
― Exactement. Ce mutisme... j’ai eu l’étrange impression que celui ou celle qui se trouvait à l’autre
bout du fil voulait simplement entendre le son de ma voix.
Elle tourna le dos à l’océan pour contempler l’édifice côtier. A dix mètres du parapet s’élevait la haute
tour coiffée d’un dôme de verre abritant le fanal, autrefois destiné à guider la marche des navires. Margot se dit
qu’elle n’était jamais montée tout là-haut, dans la céleste rotonde. La salle du projecteur était juchée au sommet
d’une colonne aussi haute qu’un immeuble de quinze étages.
― Et quel était l’objet de votre visite ? s’enquit la chanteuse.
― Je voulais que nous parlions, répondit Bellamy. Il me semble qu’il est grand temps que nous ayons
une conversation sérieuse, vous et moi.
― Je vous aurais bien offert du café, mais je n’en ai pas.
― Il y en a chez moi. Je vous invite.
Le regard éteint et le pas lourd, l’écrivain ne prononça pas un seul mot, en chemin. Margot décela sur le
visage de son voisin les signes de fatigue d’un homme qui n’avait manifestement pas fermé l’œil de la nuit.
― Pourquoi faites-vous tant de mystères ? lui demanda-t-elle lorsqu’ils eurent atteint le seuil de sa
maison. Que se passe-t-il ?
― Vous allez le savoir. Rentrons d’abord. Nous serons mieux à l’intérieur pour discuter.
Elle suivit son hôte dans une cuisine spacieuse où il l’invita à prendre place à une table. Face à elle, une
large baie vitrée offrait une vue imprenable sur l’océan.
― Je vous préviens, ce n’est pas du déca, précisa-t-il en versant le liquide noirâtre et brûlant dans la
tasse de la jeune femme.
― Vous ne croyez pas aux vertus du décaféiné ?
― Pire que cela. Ce produit est un leurre destiné à abuser les âmes crédules. C’est un mélange pas très
catholique.
― Ce qui expliquerait ce petit goût amer ?
― Parfaitement, répondit-il avec un sourire mutin.
Pris d’un vertige soudain, il posa sa tasse sur la table et s’assit face à son invitée.
― Vous ne vous sentez pas bien ? demanda la jeune femme qui avait remarqué son malaise.
― Un coup de fatigue, ça va passer. Croyez-vous vraiment que vos ouvriers auront fini le gros des
travaux dans trois jours ?
C’est ce qu’ils affirment, en tout cas.
― Il ne restera plus que la peinture, la pose de la moquette et divers travaux de décoration.
― Je vous remercie de me le rappeler, Bellamy.
― Il n’y a pas de quoi.
― Vous ne m’avez quand même pas fait venir jusqu’ici pour me parler des travaux ?
― Non, mais cela m’inquiète un peu de vous savoir dans cette maison où l’on entre comme dans un
moulin. Avez-vous pensé à faire installer un système d’alarme ?
― Mon Dieu, l’idée ne m’a jamais effleurée.
― Vous devriez y songer sérieusement. Les techniciens qui ont équipé ma maison ont fait du très bon
travail. Voulez-vous que je leur dise de vous contacter ?
Anticipant la réaction de la chanteuse qui s’apprêtait à refuser, il ajouta :
― Réfléchissez bien avant de prendre une décision. Sachant que la moindre effraction sera signalée
immédiatement au poste de police le plus proche, vous vous sentirez plus sereine. D’autre part, quand vous
partez en voyage, vous ne pouvez pas laisser votre propriété sans protection Et il y a encore un autre avantage :
un tel dispositif réduira nettement le montant de votre assurance.
― Très bien. Vos arguments sont imparables : je m’incline.
― Bien Alors, disons que la question est réglée. Mais ce n’est pas non plus de cela que je désirais vous
parler.
Il but une gorgée de café. Apparemment embarrassé, il ne savait pas trop comment aborder le sujet sans
passer pour un paranoïaque. Mais pouvait-il garder pour lui une information aussi importante ?
― Eh bien, voilà, je... j’ai découvert quelque chose au sujet de la mort de Jérôme Taylor.
― Vous enquêtez sur les circonstances de son accident ? demanda la jeune femme, surprise.
― Absolument pas, répondit Bellamy. Je cherchais simplement à mettre la main sur les notes qu’il a
utilisées pour rédiger le libretto. J’ai donc contacté notre agent et... A propos, saviez-vous que nous avions le
même agent, Taylor et moi ? C’est, d’ailleurs, un peu grâce à cela que j’ai été engagé. Enfin, bref, je l’ai appelé,
et il m’a appris que la police avait saisi tous les effets personnels de Taylor.
― Je ne vois rien d’anormal là-dedans.
― D’accord, mais attendez la suite. Je me suis mis en rapport avec la police de Los Angeles pour en
savoir plus. Le gars m’a harcelé de questions pendant plus d’une heure au téléphone. Il voulait vraiment tout
savoir sur moi, sur mes relations avec Taylor et sur les raisons pour lesquelles j’avais accepté de reprendre le
livret du Masque. Je lui ai demandé pourquoi il me soumettait à un interrogatoire aussi poussé puisqu’il
s’agissait d’un accident. Il m’a répondu que c’était la procédure normale la routine quoi Je n’en crois pas un
traître mot.
― Qu’en déduisez-vous, mon cher Watson ?
― Que Jérôme Taylor n’est pas mort accidentellement, affirma Bellamy. Pourquoi croyez-vous qu’ils
aient apposé les scellés sur la porte d’entrée de son domicile et qu’ils aient saisi ses effets personnels ? Et
pourquoi, à votre avis, l’inspecteur m'a-t-il longuement cuisiné pour connaître les véritables motivations qui
m’ont conduit à poursuivre le travail de Taylor, que je ne raffole pas de l’opéra ? La criminelle de Los Angeles
est sur l’affaire, c’est évident. J’imagine qu’à présent, les enquêteurs vont s’efforcer de ne pas faite trop de
vagues pour ne pas éveiller les soupçons de l’assassin. Ils attendent qu’il se manifeste.
― En commettant un nouveau meurtre, par exemple. Mais qui sera la prochaine victime, Bellamy ?
― Peut-être vous, répondit-il sur un ton parfaitement sérieux. Je crois que vous devriez retourner en
ville pendant quelque temps. Ou, mieux encore, venez chez mot. Vous y serez plus en sécurité.
― Allons, Bellamy, c’est ridicule. Pour quelle raison chercherait-on à me supprimer ?
― Un homme est mort assassiné. Je vous en prie, n’attendez pas qu’il soit trop tard.
― Je viens à peine de m’installer, et vous voudriez que je parte déjà ? Et tout ça pour quoi ? Pour me
protéger contre un... contre des coups de fil anonymes ?
― Non. Contre un type qui arrache les bâches en plastique qui recouvrent vos fenêtres, répliqua
Bellamy. Contre un gars qui s’introduit dans ma propriété pour y déposer un masque de diablotin.
― Ce sont des enfants qui ont fait ça. Non, vraiment, je ne peux pas me résoudre à quitter ma maison
sur do telles présomptions.
― Très bien, je n’insiste pas, conclut Bellamy. Mais, je ne pense qu’à votre sécurité. Cela dit, ça
m’étonnerait que l’assassin s’en prenne directement à vous. Il s’attaquera d’abord à l’Opéra.
― A l’Opéra ? Mais pourquoi ?
― Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. Si quelqu’un voulait empêcher que l’on joue Le Masque de
la Mort rouge, je suppose qu’il commencerait par supprimer l'auteur. Vous me suivez ?
― Admettons, convint Margot.
― Taylor est mort, mais les répétitions se poursuivent malgré tout. Si l’assassin a un peu de suite dans
les idées, il ne s’en tiendra pas là. Pour anéantir le spectacle, il faudra qu’il frappe un grand coup. A mon avis, il
agira directement dans l’enceinte de l’Opéra de San Francisco. Vous tuer ici n’aurait aucun sens. Le meurtre
ressemblerait à un acte isolé et ne profiterait à personne, sauf peut-être à votre doublure qui trouverait là
l’occasion inespérée de se faire connaître.
― Pourtant, quelqu’un a bien dégrafé cette bâche. Dans quel but ?
― C’est de la mise en scène. Peut-être aime-t-il jouer avec les nerfs de ses victimes avant de leur
assener le coup de grâce ?
― S’il veut vraiment nous empêcher de jouer la pièce, il ferait bien de se dépêcher, car je vous rappelle
que la première représentation a lieu dans trois semaines.
― J’en suis conscient. Mais, à sa place, je ne tenterais rien avant le dernier moment : le soir de la
première représentation, si vous voyez ce que je veux dire.
― Le vendredi 13 ?
― Parfaitement. Quand on programme un spectacle d’épouvante un vendredi 13, il faut prévoir des
complications : superstition oblige. Il pourrait attendre cette date pour agir, mais je ne suis pas sûr qu’il le fera.
― Pourquoi ?
― Parce que c’est l’Opéra qu’il vise, pas les spectateurs. Cette affaire ressemble fort à une vengeance
personnelle.
― Peut-être que c’est à Victor qu’il en veut ? Victor ? répéta l’écrivain, touché au vif par la remarque de
la jeune femme.
Pas un instant il n’avait imaginé que son ami Victor pût être mêlé à cette sombre histoire.
― Il faut avouer que c’est son opéra, renchérit la cantatrice. Voyez-vous quelqu’un à qui il aurait pu
causer du tort ?
― Pas mal de monde, à vrai dire. La liste est longue ; il faudrait beaucoup de temps pour l’établir
précisément.
― Limitons pour le moment la recherche aux suspects ayant un lien direct avec l’Opéra.
― En tant que directeur artistique et musical, Victor est chargé de recruter ou de renvoyer les chanteurs.
En réalité, il assume la fonction de directeur de casting : c’est lui qui choisit tout le monde. Il juge d’avantage
un artiste sur la qualité de sa voix que sur son apparence ou ses talents de comédien.
― Cela expliquerait bien des choses. Supposons un instant qu’il ait renvoyé un chanteur qu’il ne jugeait
pas assez bon. Ecarté de la scène, l’artiste déchu n’aurait-il pas de bonnes raisons d’en vouloir à toute la troupe,
et non pas seulement à Victor ?
― Exact. Et je suis convaincu qu’il ferait tout pour anéantir l’œuvre musicale de Victor. Ce serait sa
plus belle revanche contre l’homme qui a brisé sa carrière.
― Ne devrions-nous pas informer immédiatement le principal intéressé ? suggéra Margot.
― Non, il est encore trop tôt. Et Victor a bien assez de soucis en ce moment. Et puis, imaginez que
notre suspect ait un complice parmi les membres de la troupe ? Si nous lui en parlons tout de suite, il voudra
également informer la direction, et la nouvelle risque de s’ébruiter. Il serait regrettable que l’assassin de Taylor
nous glisse entre les doigts alors que nous le tenons presque.
― Vous soupçonnez quelqu’un ?
― Le seul nom qui me vient à l’esprit, c’est celui d’Anne Lewis, votre doublure : Pour le moment, c’est
vous qui êtes visée, et la seule personne à qui votre disparition profiterait, c’est elle.
― Si c’est elle l’auteur des appels anonymes, je comprends mieux son mutisme. Elle n’ose pas parler,
de peur que je reconnaisse sa voix. Cela explique également le mystérieux chant de la nuit.
― Pourquoi cela ?
― Parce que la voix que j’ai entendue était celle d’une femme.
― Et pourquoi pas celle d’un fort ténor ?
― Chantant les passages qui me sont destinés ? Comment les connaîtrait-il ?
― D’accord. Tenons-la à l’œil. Mais il reste un détail à préciser : Taylor a été assassiné à Los Angeles.
Comment notre meurtrière supposée aurait-t-elle pu quitter San Francisco sans que personne s’en aperçoive ?
― Je suis sûre que c’est faisable. Mais attendez une minute... Bien sûr s’écria la détective en herbe. Je
sais qui aurait pu faire l’aller-retour sans éveiller les soupçons : Daniel Pressmann a disparu pendant trois jours,
cette semaine. Il a justifié son absence en prétextant un rhume. Il aurait eu amplement le temps de se rendre à
Los Angeles, de commettre son forfait et de revenir.
― Très bien, dit Bellamy. Inscrivons son nom sur la liste des suspects.
― Cela dit, je ne vois pas pourquoi il aurait fait cela.
― Il a bien failli saborder le spectacle à lui tout seul. Heureusement que je suis arrivé à temps.
D’ailleurs, au risque de vous paraître prétentieux, je vous confierai que ma version est nettement meilleure que
la sienne.
Margot pouffa de rire.
― Quoi ? Qu’ai-je dit de si drôle ?
― Rien, répondit la chanteuse en s’esclaffant de plus belle. C’est le mot « prétentieux » qui m’amuse.
N’ayez crainte, Bellamy, j’avais déjà remarqué que vous aviez un ego gros comme une maison.
― C’est vrai que je ne suis pas peu fier de mon succès en littérature, avoua l’écrivain.
Il saisit les deux mains de la jeune femme, les serra fort dans les siennes et braqua sur elle son regard
bleu océan.
― Mais lorsqu’une femme est en danger de mort, ajouta-t-il, mon ego fond comme neige au soleil. La
seule idée qu’il puisse vous arriver malheur m’est intolérable. Faites bien attention à vous.
― Je sais me défendre, affirma Margot sans, toutefois, se dégager de la chaleureuse étreinte de Bellamy.
― J’en suis certain, mais je vais quand même veiller sur vous.
― Cela en vaut-il la peine ?
Absolument. Et cette surveillance rapprochée me fournira peut-être un nouveau prétexte pour embrasser
une cantatrice.
― Oh, mais il m’a semblé que vous n’aviez pas besoin de prétexte pour cela. Seriez-vous devenu
timide, tout à coup ?
― Je réapprends les bonnes manières. Soyez tout de même vigilante car je n’en suis encore qu’aux
premières leçons.
― Peut-être que je me tiendrai toujours sur mes gardes... Et peut-être pas.
― Hum... bien. Ecoutez, je m’en voudrais de perdre une voisine aussi charmante que vous, Margot,
alors, unissons nos efforts pour que rien de fâcheux ne vous arrive. Quand comptez-vous pendre la
crémaillère ?
― La quoi ? Oh, mon Dieu, je n’avais pas pensé à cela. Est-ce indispensable ?
― Bien sûr Ça alors Et moi qui vous croyais sociable
― Organisez votre soirée à la C.A.S.B., et elle ne vous coûtera presque rien.
― A la C.A.S.B. ?
― « Chacun apporte sa boisson. » Que faisiez-vous donc de vos soirées lorsque vous étiez étudiante ?
Vous restiez dans votre chambre à écouter des disques de Maria Callas, ou quoi ?
― Non, moi c’était plutôt Beverly Sills, avoua-t-elle en riant. Et vous, Bellamy, je suis certaine que
vous avez passé le plus clair de votre jeunesse à apprendre par cœur Le Petit Dictionnaire des insultes pour
chaque situation de la vie.
― Comment l’avez-vous deviné ?
― Pure intuition féminine, répondit la chanteuse entre deux gorgées du café extrêmement corsé que lui
avait servi Bellamy. Mais trêve de plaisanterie. Le livret, où en est-il ? Je vous signale qu’il nous reste très peu
de temps pour répéter votre version.
― Allons, vous êtes de vrais professionnels. Vous vous en tirerez à merveille. De toute façon, vous
aurez le premier acte dès demain.
― Magnifique s’exclama la cantatrice, manifestement soulagée. J’ai hâte de me remettre au travail.
― Je n’en doute pas un instant, mais je crains de devoir vous faire attendre encore un jour ou deux,
expliqua l’écrivain. Le nouveau livret est quasiment prêt, à l’exception de votre première aria sur laquelle je
bûche en ce moment.
― Ce n’est pas grave. Quand avez-vous commencé ?
― La semaine dernière. Repartir de zéro aurait pris trop de temps, alors je me suis inspiré du torchon de
Taylor. Je vous garantis qu’il n’a pas été facile de rendre cohérent ce tissu d’âneries.
― Je vous rappelle qu’il est mort, protesta Margot. Etes-vous vraiment obligé d’insulter sa mémoire ?
― La mort n’excuse rien, surtout quand elle provoque des catastrophes.
― Vous ne lui accordez donc aucune circonstance atténuante ?
― Je ne vois pas en quel honneur je le ferais. La réputation d'un auteur se bâtit sur l’œuvre qu’il lègue à
la postérité. Lui n’a rien légué à personne, si ce n’est des dégâts qu’il faut réparer.
― Je renonce à vous inculquer le moindre sentiment de pitié, conclut Margot en soupirant. Mais
passons. Qu’avez-vous modifié, au juste ?
― Tout. En fait, son histoire n’avait absolument rien à voir avec le vrai récit d’Edgar Allan Foe. Et s’il a
choisi de l’intituler Le Masque de la Mort rouge, je suppose que c’est pour la connotation sinistre de cette
formule qui convient parfaitement à un spectacle d’épouvante. La nouvelle, dans sa version originale, raconte
l’histoire d’un prince qui s’enferme avec les chevaliers et les nobles dames de sa cour dans une abbaye fortifiée,
pour échapper à la Mort rouge, un abominable fléau qui décime la population. Vous imaginez sans peine les
scènes sanglantes qu’implique un tel spectacle. Bref, je vous épargne les détails. Au bout de quelques mois, le
prince offre à ses invités un bal masqué. Au milieu de la fête, un spectre hideux, incarnation de la Mort rouge,
apparaît et tue tout le monde.
― Charmant !
― Je ne vous le fais pas dire. Cette Histoire extraordinaire est courte, sanglante à souhait et remplie de
souffrances. Autrement dit, parfaite pour un opéra. Et, bien entendu, Taylor n’a rien compris à cette satire à
peine déguisée et pleine d’allégories qu’il s’est empressé de réduire à une vulgaire histoire de fantôme semant
la terreur dans une fête d’anniversaire, Il était de mon devoir de rendre à Poe ce qui lui appartient de plein droit.
― Ses descendants vous en seront reconnaissants.
― Certes, mais attention ! ajouta-t-il après avoir bu son café d’un trait : cette nouvelle version n’est plus
tout à fait son œuvre. Il y a maintenant plus de Bellamy que de Poe dans tout cela. Une autre tasse de café ?
― Non, par pitié. Je ne suis pas encore tout à fait remise de celle-ci.
― Je l’ai fait trop fort ? Que voulez-vous, je ne supporte pas le café léger : ça me donne des maux
d’estomac.
― Vous ne faites donc rien comme tout le monde ?
― Je ne sais pas. Ai-je l’air si... différent ?
― Non, mais peut-être avez-vous tendance à exprimer vos opinions de façon trop tranchante.
― J’aime préciser clairement le fond de ma pensée. Dans le milieu où j’ai grandi, on prenait rarement
des gants pour dire ce qu’on avait sur le cœur. Les gens qui plient docilement sous l’influence du plus fort ne
vous font-ils pas horreur ? N’auriez-vous pas envie de leur donner des coups de bâton pendant qu’ils courbent
l’échine ? Moi, si !
― Chacun est libre, répondit Margot dans un sourire. Et peut-on savoir où vous avez grandi ?
― A New York. '
― Ah, je comprends mieux. Ne m’en dites pas plus : je devine qu’en bon fils de supporter, vous suiviez
votre papa sur les gradins du stade municipal pour acclamer les joueurs de basket ? Et vous ne deviez pas être le
dernier à chahuter, n’est-ce pas ?
― Je l’avoue. Mais uniquement à l’époque où les Yankees jouaient encore assez bien pour mériter nos
acclamations. Non, en fait mes parents étaient musiciens.
― Musiciens ? répéta-t-elle, apparemment surprise. Si je m’attendais... vous n’êtes donc pas si étranger
au monde de la musique que vous voulez le faire croire. Jouez-vous d’un instrument ?
― Il m’arrive de pianoter, à mes heures perdues. Autrefois, j’étais même assez bon au saxophone, mais
c’était il y a des siècles.
― Du piano... Bien sûr, j’aurais dû m’en douter.
Avec des mains aussi fines que les vôtres, on ne peut être que pianiste. Je suppose que vous avez
également fait un peu de chant. Votre voix n’est-elle pas celle d’un authentique baryton ?
― Attendez, pas si vite ! s’écria-t-il. Je vous vois venir, avec vos faux airs de directrice de casting. Moi,
je suis écrivain. Chanter ne fait pas partie de mes attributions.
― Je voulais juste savoir, par pure curiosité.
― Parlez-moi plutôt de vous. Avez-vous écrit des poèmes, dans votre jeunesse ?
― Non, je n’ai jamais rien fait de ce genre. J’ai pris quelques cours de danse, mais j’ai dû arrêter à cause
de ma taille. J’étais devenue trop grande, paraît-il.
― Tant pis pour les petits rats de l’Opéra qui devront se passer de vous. Et tant mieux pour tous les
amateurs de chant qui ne sont pas encore au bout de leurs surprises.
― Merci infiniment.
― Vous voyez comme je peux être gentil quand je le veux, fit-il, taquin. Il faut juste que je m'entraîne
un peu avant.
― Mais je n’en doute pas un seul instant. Vous êtes un hôte admirable, comme vous me l’avez vous-
même expliqué, une fois.
― Permettez-moi de vous le prouver, proposa-t-il hardiment. Venez dîner, ce soir. Je suis un piètre
cuisinier mais je n’ai encore jamais empoisonné personne.
― Je ne suis pas dupe, vous savez. Je vois bien que vous essayez de m’éloigner de chez moi.
― Peut-être. Mais que cela ne vous empêche pas de faire un bon repas.
― Je ne sais pas trop, répondit-elle, hésitante. Ça ferait jaser si on apprenait que je flirte avec l’auteur.
― Pourquoi ? Vous êtes libre de mener votre vie privée comme vous l’entendez. Disons 18 heures, ça
vous va ?
― Je ne devrais pas accepter, je...
― Je me raserai pour l’occasion, promit-il. Je prendrai même un bain. Et je ne ferai aucune remarque
désobligeante sur l’opéra.
― Je ne sais pas si je dois accepter... A moins que vous ne me promettiez de jouer du piano,
― Oh, vous êtes dure en affaires, fit-il, feignant l’embarras. Et puis, le piano se trouve dans ma
chambre. Ce ne serait pas très correct de...
― Laissez-moi juge de ce qui est correct et de ce qui ne l’est pas, voulez-vous ? Bon, je serai là à 18
heures précises.
― D’accord. Vous verrez, mes talents de pianiste vous épateront sûrement. Quant à la pizza surgelée,
vous la préférez avec ou sans anchois ?
― Sans. Pourquoi votre piano se trouve-t-il dans votre chambre ? s’enquit-elle, intriguée.
― Vous préféreriez qu’il soit dans la salle de bains ? lança-t-il avec un sourire espiègle.
― Oh, jamais de la vie Non, sérieusement, répondez-moi.
― C’est un choix personnel, confia-t-il sans se départir de son sourire. En réalité, j’ai fait construire la
maison autour du piano, et il est tellement gros que, maintenant, on ne peut plus le changer de place.
― Je vois, dit-elle simplement.
Margot comprit qu’en abordant le thème de l’emplacement du piano, elle avait touché une corde
sensible. Elle n’insista pas davantage pour connaître le fin mot de l’histoire.
― Bien, je ne vais pas vous retarder plus longtemps, conclut-elle en se levant. N’avez-vous pas rendez-
vous avec Edgar Allan Poe, ce matin ?
― Si, si. J’y cours. Et vous, soyez prudente.
― Je vous le promets. De toute façon, j’ai juste une séance d’essayage à midi, expliqua-t-elle. Je rentre
immédiatement après. Quant à vous, vous devriez vous reposer un peu.
― Ai-je l’air fatigué ?
― Vous écrivez la nuit, et ça se voit.
― Pourtant, je me sens en pleine forme. J'ai eu un coup de barre, tout à l’heure, mais maintenant, je me
sens nettement mieux. Tenez, c’est bien simple : si je m’écoutais, j’irais faire un footing de trois ou quatre
kilomètres le long des falaises, histoire de m’éclaircir un peu les idées avant de me mettre au travail.
― Gardez plutôt votre énergie pour ce soir. N’oubliez pas que vous m’avez promis un petit récital
― Oh, mais je n’oublie pas. Je ne pense même qu’à cela.

Ils se turent un moment. Leurs regards se croisèrent, se détachèrent, puis se retrouvèrent en un point
ultime où leurs âmes, offertes l’une à l’autre, s’enlacèrent sans retenue. Leurs joues n’allaient-elles pas
s’empourprer, leurs yeux se voiler, leurs cœurs s’enflammer s’ils ne mettaient pas au plus vite un terme à cet
échange d’une rare intensité ? Ce fut Margot qui rompit le charme la première.
― A tout à l’heure, dit-elle en esquissant un pas en direction de la porte. Dois-je m’habiller pour ce
soir ?
― Certainement. Il ne serait pas convenable que nous dînions nus, le soir de notre premier rendez-vous.
Margot rit de bon cœur à la plaisanterie de son hôte. Elle aimait se laisser prendre au jeu de cet homme
plein d’humour. Elle appréciait qu’il se donnât la peine de la faire rire, et plus encore qu’il en éprouvât le
besoin.
― On est en Californie, ici, ajouta-t-elle lorsqu’elle eut atteint le vestibule. Je ne connais pas encore
toutes les règles de bienséance en vigueur dans cette région.
― Habillez-vous comme vous voudrez. Ce qui compte, c’est que vous vous sentiez à l’aise, répondit-il
ai la raccompagnant à la porte d’entrée. Je vous attendrai avec impatience.
Elle franchit le seuil, s’éloigna et se retourna au bout de quelques mètres vers son hôte qui se tenait les
bras croisés, l'épaule appuyée contre l’encadrement de la porte.
― Dites, m’avez-vous dit où vos parents jouaient ?
― Non, je ne crois pas.
― Où jouaient-ils ?
― Ma mère était choriste à Broadway. Mon père a occupé la place de second violon dans la fosse
d’orchestre du Metropolitan Opéra de New York pendant vingt ans. A ce soir, Margot.
Sans attendre, il rentra dans la maison.
Cette entrevue laissa la jeune femme perplexe. Cet homme lui paraissait de plus en plus énigmatique à
mesure qu’elle le découvrait. Mais pourquoi détestait-il l’opéra ?

Aux alentours du phare, nulle trace des ouvriers. Ils s’étaient éclipsés en laissant derrière eux un
désordre innommable, mais Margot ne s’en souciait guère : ses pensées étaient ailleurs. Elle déambula d’une
pièce à l’autre, examinant d’un regard distrait l’état de la maison. Dans le couloir, elle découvrit une échelle
métallique adossée à une cloison. Elle posa une main sur un barreau, porta l’autre à son cœur et se mit à
vocaliser et à triller gaiement sur les notes de sa première aria, substituant un long « A » aux paroles de Taylor
jetées aux oubliettes. Il lui tardait de mettre les mots de Bellamy sur cette magnifique mélodie.
Son chant s’échappa par une fenêtre ouverte et s’envola en direction de la maison de son voisin. Portée
par les vents, la douce mélodie parviendrait peut-être aux oreilles de l’écrivain...
Mais le ressac, violent et tumultueux, étouffa la voix de la chanteuse. Pourtant, elle ne fut pas perdue
pour tout le monde. Les haut-parleurs connectés au récepteur radio d’une automobile garée plus loin rendaient
assez fidèlement la beauté du chant de Margot. Les micros que le chauffeur de la BMW gris foncé avait
installés chez elle, la nuit précédente, fonctionnaient admirablement. Adossé à son fauteuil, une main gantée de
cuir posée sur le volant, l’autre sur le siège du passager, il écoutait attentivement la voix de la chanteuse.
Une voix extraordinaire qu’il ne se lassait pas d’entendre.
4
― Prends un gramme de plus et je te tue.
Agenouillée aux pieds de Margot, Pamela Laurie, la costumière, rabattait avec des épingles l’ourlet de la
superbe robe rouge et or qu’elle avait conçue pour la scène finale du bal masqué. Cette brunette au caractère
revêche avait une fâcheuse tendance à considérer les comédiens et les chanteurs de la troupe non comme les
interprètes d’une œuvre dramatique, mais plutôt comme des mannequins. Les artistes défilaient sur scène pour
exhiber ses créations. C’était ainsi qu’elle voyait les choses. Aussi créait-elle des costumes au gré de sa
fantaisie, sans se soucier de ceux et celles qui devraient se glisser à l’intérieur. Récidiviste notoire, elle ne
parvenait pas à comprendre que la plupart de ses robes, trop lourdes et empesées, entravaient le jeu des artistes.
Celle que Margot essayait péniblement ne faisait visiblement pas exception à la règle. Un jupon de
crinoline garni de fins cerceaux faisait bouffer la robe chatoyante. Habile, la créatrice avait prévu assez
d’espace entre les cercles et les jambes de la chanteuse pour permettre à Margot d’évoluer librement sur les
planches. Mais le corsage laissait encore à désirer. Dépourvue de bretelles et trop échancrée, la robe menaçait
de glisser aux pieds de la cantatrice à tout moment ; Margot était obligée de la tenir pour l’empêcher de tomber
pendant que la costumière la retouchait.
― Comment comptes-tu la faire tenir sur mes épaules ? Avec du fil de fer ? lui demanda Margot.
― Pour massacrer ce chef-d’œuvre ? Tu n’y penses pas rétorqua Pamela, la bouche hérissée d’épingles.
Ce serait beau, tiens !
― Elle va tomber, si tu ne fais rien. Je ne suis pas strip-teaseuse.
― Non, elle ne tombera pas. On mettra de la colle, s’il le faut.
― De la colle ! Et puis quoi encore ? Maugréa Margot.
― Si tu préfères qu’on utilise des punaises, tu n’as qu’à le dire, suggéra Pamela, manifestement
excédée. Habiller les artistes, quelle plaie !
― Couds des bretelles : ça sera plus simple.
― Chante plus fort : les spectateurs t’entendront mieux.
― Quoi ?
― Est-ce que je te dis ce que tu as à faire, moi ? Non Alors, laisse-moi faire mon travail, veux-tu ?
― Tu aurais pu la faire un peu moins décolletée, tout de même, ajouta la chanteuse.
― Oh, tu me casses les oreilles, à la fin. Cette robe est parfaite. Tu verras, les spectateurs feront la
queue aux balcons pour contempler cette merveille.
― Splendide ! répliqua Margot sèchement. De toute façon, elle me couvre à peine la poitrine, alors
j’aurais aussi vite fait de chanter toute nue... Non, franchement, comment veux-tu que je sois à l’aise sur la
scène si la robe me gêne ?
― Je te l’ai dit : chante plus fort.
― Ça m’étonnerait que Daniel soit d’accord.
Margot répugnait à recourir au nom du régisseur pour donner du poids à ses arguments, mais elle n’avait
pas le choix.
― Pressmann va adorer cette robe, affirma Pamela. Tu es nouvelle, ici. Dès que tu le connaîtras mieux,
tu te rendras compte que c’est un grand amateur de jolies robes.
― Il n’est quand même pas aveugle à ce point-là. On va bien voir qu’il y a un problème.
― Il n’y verra que du feu, affirma Pamela en se redressant. C’est bon, tu peux l’enlever, mais ne marche
pas sur les épingles.
― L’enlever ? La lâcher pour qu’elle tombe toute seule à mes pieds, tu veux dire !
― Vous, les prime donne, vous êtes de vraies emmerdeuses ! déclara Pamela avant de prendre congé de
la chanteuse.
A cet instant précis, Margot sut par qui elle commencerait si elle devait supprimer un à un tous les
membres du personnel de l’Opéra.

― Qui a touché à ma partition ? hurla Anne Lewis en entrant comme une furie dans la salle de répétition
installée sous la scène, à proximité des loges. Je l’ai laissée sur ma table, hier soir, et ce matin, je ne la trouve
plus, le sais que je ne compte pas pour grand-chose, ici, mais vous pourriez au moins avoir la délicatesse de ne
pas toucher à ce qui m’appartient !
Concentrés sur leur travail, les chanteurs présents dans la salle s’interrompirent quelques instants,
haussant les épaules et hochant la tête de gauche à droite pour signifier à la jeune femme qu’ils n’y étaient pour
rien. Elle se tourna vers Margot qui venait tout juste d'entrer, visiblement plus à l’aise dans ses vêtements de
ville.
― Tu n’aurais pas vu ma partition, par hasard ? lui demanda-t-elle en lui jetant un regard accusateur.
― Non, je ne l’ai pas vue, répondit Margot sèchement.
― Oh, pardon. Je ne voulais pas te vexer, dit Anne, remarquant l’irritation de la chanteuse. Bien sûr Tu
ne l’as pas prise puisque nous avons la même.
― Ce n’est pas ta faute. Je suis moi-même un peu énervée, ce matin. Je sors tout juste d’une séance
d’essayage éprouvante, si tu vois ce que je veux dire.
― Ah oui, la fameuse robe rouge écarlate ! Je l’ai essayée, moi aussi, expliqua Anne en riant. Dieu sait
que je donnerais beaucoup pour te remplacer sur scène, mais je ne me sens pas prête à affronter le public dans
cet accoutrement.
― Moi non plus, lui confia Margot. D’ailleurs, je vais en parler à Pressmann.
― Tu n’en tireras rien, déclara la jeune chanteuse : Plus les robes sont décolletées, et plus il les aime !
― C’est bien ce que je pensais. Je suis coincée, n’est-ce pas ?
― J’en ai peur.
― Nous verrons bien, conclut Margot en soupirant. Je vais quand même te prêter ma partition en
attendant que tu retrouves la tienne : Viens avec moi.
Les deux femmes quittèrent la salle de répétition pour se rendre dans la loge de Margot. Tout un fatras
de costumes et d’accessoires de scène encombrait la pièce qui était simplement meublée d’une coiffeuse, d’un
divan et d’une chaise, sur laquelle Anne s’installa. La cantatrice fouilla dans un casier et en sortit un feuillet
couvert de notes de musique qu’elle tendit à sa doublure.
― Tiens, la voici.
― Je te remercie infiniment.
― Il n’y a pas de quoi, répondit Margot en s’asseyant sur le divan. Depuis quand travailles-tu ici ?
― Cela fait presque un an.
― Alors, tu dois connaître les habitudes de la maison. Cette Pamela, est-elle toujours aussi hargneuse ?
― Dans ses bons jours uniquement, répondit la jeune femme, les yeux rivés sur la partition qu’elle avait
hâte d’examiner de plus près. Elle n’est satisfaite que lorsqu’elle a des raisons de se plaindre.
― En trouverait-elle encore si on la pendait à une corde neuve ?
― Si quoi ?
― Rien. C’était une expression de mon père. Dis-moi, les répétitions sont-elles toujours aussi
perturbées ? poursuivit Margot, l’air de rien, alors qu’en fait, elle analysait minutieusement les moindres
réactions de son interlocutrice.
― Oh, non. D’habitude, ça se passe beaucoup mieux.
― J’imagine que la disparition de l’auteur y est pour quelque chose. Il est mort un mercredi, je crois. Ce
jour-là, nous avions une séance d’essayage, tu te souviens ?
― Tu parles que je m’en souviens ! J’avais la gorge prise et le nez tellement bouché que je pouvais à
peine respirer.
― Pressmann était enrhumé, lui aussi. Mais toi, cela ne t’a pas empêchée de venir travailler.
― Lui, c’est le régisseur. Moi, je ne suis personne. Si j’étais restée couchée, mon absence n’aurait fait
que démontrer mon inutilité.
― C’est faux ; tu nous aurais manqué, lui assura Margot, revenue à de meilleurs sentiments.
En effet, elle se rappelait l’avoir vue enrhumée, le jour du meurtre, mais rien ne prouvait qu’elle ne se
fût pas précipitée sur le premier vol à destination de Los Angeles immédiatement après le travail. Margot
continua à sonder discrètement la jeune femme.
J’ai des amis à Los Angeles à qui j’aimerais bien rendre visite, prétendit-elle, mais comment trouver un
moment pour m’échapper avec l’emploi du temps chargé que nous avons ici ? Peux-tu me dire s’il existe des
vols en début de soirée ?
― Bien sûr, répondit Anne sans la moindre hésitation.
Un avion fait la navette tous les soirs entre les deux villes. Tu embarques à 17 heures et tu arrives là-bas
à 18 Il 30, montre en main.
― Vraiment ? Comment le sais-tu ?
― Mon ancien petit ami vivait à Los Angeles. Heureusement que nous avons rompu, parce que tout
mon salaire passait dans les billets d’avion.
― Ça ne m’étonne pas : les places sont chères répliqua Margot, troublée.
Anne connaissait les horaires des vols à destination de Los Angeles sur le bout du doigt. Elle avait très
bien pu se rendre là-bas pour assassiner Taylor. Mais il fallait qu'elle fût vraiment maladroite pour répondre
aussi directement aux questions de Margot et se rendre ainsi suspecte à ses yeux.
― Ecoute, je dois y aller, maintenant et...
― Une petite minute, fit Anne. Tu ne crois pas que tu vas t'en tirer si facilement ?
Elle s’approcha de la cantatrice, la partition à la main.
― Pardon ?
― Comment chantes-tu ce passage ? demanda-t-elle en lui présentant une page de la partition. Regarde,
à cet endroit, je fais toujours des erreurs.
― Ah, oui ! Je vois ce que tu veux dire. J’ai moi-même buté là-dessus plusieurs fois.
Margot recula instinctivement, comme si elle redoutait un mauvais coup, puis elle ajouta :
― J’ai justement ici un enregistrement qui correspond à ce passage. Il te sera utile pour répéter, précisa-
t-elle en se tournant du côté de la coiffeuse où se trouvait un magnétophone.
Elle appuya sur la touche d’éjection. L’appareil produisit un cliquetis stérile. L’appareil ne contenait
aucune cassette.
― Ça par exemple ! Ma cassette a disparu !
― Ce théâtre abriterait-il un cleptomane ?
― Je l’ignore, répondit la chanteuse tandis qu’elle retournait la loge en tous sens dans l’espoir de
retrouver la cassette.
― Je ne vois pas qui aurait eu intérêt à dérober cet enregistrement, fit remarquer Anne.
― Moi non plus. Il est incomplet et truffé de fausses notes. Le voleur n’en tirera rien.
― A mon avis, c’est un membre de la troupe qui a fait le coup.
― J’ose espérer qu’il s’agit simplement d’une mauvaise farce.
― Si c’est le cas, le plaisantin aurait mieux fait de s’en prendre à l’horrible robe rouge.
― Je me demande bien ce que Pamela inventerait pour la remplacer. Un porte-jarretelles et un bustier ?
― Pourquoi pas ? Je l’en crois capable, conclut Anne. Dis, tu ne voudrais pas me montrer comment tu
chantes le passage ? Je voudrais m’entraîner, ce soir.
― Comme ça ? A froid et sans accompagnement ?
― Cela me rendrait tellement service
― D’accord, mais je ne te garantis pas le résultat.
― Tu es la meilleure, Margot. Si seulement j’avais ta voix ! Parfois, je me demande si j’y arriverai un
jour.
― Dis-toi que tu peux le faire, et tu y arriveras, lui conseilla la cantatrice. Ne doute jamais de tes
capacités. Tu possèdes une voix superbe.
― Rien de comparable à la tienne. Tu la maîtrises si parfaitement ! Chaque fois que je t’écoute, je suis
stupéfaite. Et tu es à peine plus âgée que moi ! Ah, Margot, tu es une chanteuse exceptionnelle.
― Assez de compliments, je t’en prie ! Dis-toi bien que si Victor t’a choisie comme doublure, c’est
qu’il te croit capable de me remplacer. N’oublie jamais ça.
― Moi, je pense plutôt qu’il m’a confié ce rôle parce qu’il sait qu’en cinq ans de carrière, tu n’as pas
manqué un seul spectacle. Et aussi parce que je rentre dans tes vêtements. Enfin, presque, ajouta-t-elle avec une
petite moue de dépit.
― Tu sais très bien que c’est faux.
― Bon, je vais te chanter le passage et tu me diras ce qui ne va pas, d’accord ?
Les deux femmes s’exercèrent ensemble. Pendant près d’une heure, la loge de la cantatrice vibra au son
de mélodies souvent écorchées, et ponctuées de rires bruyants.
Après qu’elle eut quitté Anne, Margot se rendit dans le bureau du régisseur et sollicita un entretien avec
Daniel Pressmann. L’histoire de la robe lui paraissait un excellent prétexte pour interroger son second suspect.
Pressmann la reçut immédiatement, et elle aborda le sujet d’entrée de jeu.
Visiblement, il n’avait aucune intention de céder aux arguments de la cantatrice.
― Cette robe est magnifique, affirma-t-il sur un ton affable mais ferme. Pamela est une costumière de
génie et une couturière hors pair. Si elle juge que cette robe fait l’affaire, je crois qu’on peut lui faire confiance.
― Je nage complètement dedans, et elle tombe sans arrêt. Comment voulez-vous que je chante
correctement dans ces conditions ? s’emporta Margot. Demandez-lui au moins d’ajouter des bretelles. Peut-être
que vous, elle vous écoutera.
― Allons, mon petit, ne vous en faites pas pour si peu ! Pamela connaît son métier. Si, vraiment, il y a
un problème, elle saura le résoudre, conclut-il en posant sur la jeune femme un regard plein de suffisance.
Margot comprit qu’il n’en démordrait pas. Tant pis, elle s’arrangerait. Pour l’heure, elle décida
d’entraîner son interlocuteur sur un terrain plus sensible.
― Je ne voudrais pas vous inquiéter inutilement, mais j’ai peur de couver un rhume. Comment avez-
vous soigné le vôtre ?
― Moi, un rhume ? Pauvre enfant ! Une bronchite aiguë, vous voulez dire ! J’ai été malade comme un
chien.
Margot quitta l’Opéra peu avant 15 heures.
En sortant, elle aperçut Pressmann qui s’engouffrait dans un bar, de l’autre côté de la rue. « Bois jusqu’à
plus soif et sombre corps et âme dans ton vice », dit-elle en pointant un regard assassin en direction du café.
Elle, en tout cas, ne pleurerait pas la mort de ce sale prétentieux.
Elle disposait d’un après-midi entier pour elle toute seule, et se sentait libre comme l’air. Du moins
jusqu’à ce soir, 18 heures.
Elle fut tentée un court instant d’appeler Edward Bellamy pour annuler le dîner, puis se ravisa, curieuse
de découvrir quelle nouvelle surprise lui réservait l’écrivain. Son allusion aux pizzas surgelées ne dissimulait-
elle pas un talent de cuisinier ? Il s’était bien gardé de lui révéler son don pour le chant et la musique. Elle avait
dû lui tirer les vers du nez. Ce soir, elle découvrirait probablement le cordon-bleu qui sommeillait au fond de
l’écrivain séducteur.
Margot était incapable de faire la cuisine. Elle avait passé le plus clair de sa jeunesse à travailler sa voix,
et elle avait consacré ses rares moments de liberté à s’amuser plutôt qu’à battre les œufs en neige ou à pétrir la
farine. Sa mère était pourtant une excellente cuisinière. Mais, convaincue que cette discipline ne mènerait sa
fille nulle part, elle n’avait pas jugé nécessaire de la lui enseigner. Pour Marjory Wilde, l'important c'était la
voix de Margot, pas la cuisine.
Maintenant qu’elle possédait sa propre maison, la chanteuse éprouvait le besoin de combler cette lacune
domestique. Elle ne s’en était jamais vraiment souciée auparavant, et puis la vie de bohème qu’elle avait menée
jusqu’à son arrivée à San Francisco ne lui en avait guère laissé le loisir. Mais pouvait-elle continuer à se nourrir
de sandwichs et de surgelés ? Cette triste perspective ne l’enchantait pas beaucoup. Il était grand temps qu’elle
se prît en main.
Sur le chemin du retour, la jeune femme s’efforça de récapituler les faits. Première hypothèse : Anne se
trouvait à l’Opéra le jour du meurtre, mais elle aurait très bien pu sauter dans un avion et arriver à temps à Los
Angeles pour assassiner le librettiste. La seconde hypothèse lui paraissait, néanmoins, plus crédible : Pressmann
n’était reparu que le lendemain du crime et avait annoncé lui- même la mauvaise nouvelle à la troupe. Elle avait
un doute sur l’authenticité de sa bronchite. Si elle parvenait à savoir qui était son médecin traitant, elle pourrait
l’interroger pour savoir si le régisseur avait vraiment été malade ce jour-là. Ensuite, elle y verrait plus clair.
Margot n’était pas mécontente de ces dernières déductions, et elle avait hâte de connaître les réactions
de Bellamy lorsqu’elle lui ferait part des résultats de son enquête.
Bellamy... l’image de l’écrivain au regard intense se mit à danser devant ses yeux. Cette évocation aux
reflets bleu océan supplanta immédiatement toutes ses autres préoccupations. Elle succomba au rêve. Allait-il
tenter de l’embrasser, ce soir ? Cette fois, elle ne ferait rien pour l’en empêcher. Elle irait peut-être même
jusqu’à l’encourager.

Les employés et la plupart des artistes étaient rentrés chez eux. Seule Anne chantait encore, sous l’égide
du maestro. Conscient que le sort du Masque de la Mort rouge constituait le véritable enjeu de sa carrière, Victor
Grimaldi veillait consciencieusement à ce que chacun maîtrisât parfaitement son rôle. De la chanteuse étoile à
la simple doublure, tous concouraient à la réussite du spectacle, et tous méritaient son attention. En cas de
succès, son nom serait clamé haut et fort ; synonyme de talent, il lui ouvrirait les portes dorées de la gloire et de
la fortune. En cas d’échec, il serait voué à l’oubli.
― Bravo ! s’exclama Victor d’une voix chaleureuse. Tu vois que tu y arrives, Anne ! Tu es faite pour
chanter, il n’y a aucun doute là-dessus. Alors, arrête de t'angoisser à tout bout de champ. Un jour, tu seras une
grande étoile de renommée internationale, je te le promets. Mais, pour le moment, continue à t’exercer
régulièrement, dors bien et, surtout, n’attrape pas froid.
― Je m’exercerai, promit la jeune femme. Mais les notes aiguës sont si difficiles à chanter... j’ai peur de
commettre une erreur. Comment puis-je être certaine de toujours chanter juste ?
― Ta voix, c’est comme un muscle. Un haltérophile travaille les muscles de ses bras pour soulever des
poids. Au base-ball, le lanceur travaille sa détente. Toi, tu dois travailler ta voix. Lorsqu’elle aura acquis de la
force, tu la maîtriseras.
― Ça semble si facile, à vous entendre, vous et Margot. Pourquoi m’avez-vous confié ce rôle, Victor ?
Je n’ai pas la stature de Margot.
― Un jour, tu l’auras, lui promit le compositeur. Il faut du temps pour former une voix. Et aussi
beaucoup de travail. Mais je t’en supplie, n’idéalise pas Margot ! Elle n’est pas parfaite, tu sais. Ce serait une
erreur de la copier.
Lorsque Anne quitta le théâtre, elle se sentait plus sereine. Jamais elle n’avait autant douté de ses
capacités de chanteuse que depuis l’arrivée de Margot. La cantatrice lui portait ombrage. En sortant du
conservatoire, Anne était entrée dans la troupe de l’Opéra de San Francisco dans l’espoir de s’y faire un nom.
Mais elle n’avait encore jamais eu droit au premier rôle. Cet honneur revenait aux grandes voix de l’opéra,
généralement engagées à titre occasionnel. Reléguée au second plan, Anne rongeait son frein. Parfois, elle
maudissait la cantatrice. En sa présence, elle se sentait moins que rien.
Mais le maestro n’avait pas tout à fait tort. C’était une erreur de se laisser intimider par le talent des
autres. Anne finit par se dire qu’elle était bien trop sévère envers elle-même.
Serrant la partition de Margot sur son cœur, la jeune chanteuse se dirigea vers son vestiaire pour
récupérer ses affaires avant de rentrer chez elle. En passant devant la loge de Margot, elle entendit un léger
grincement. Intriguée, elle colla l’oreille à la porte : Plus rien. Convaincue qu’elle s’était trompée, elle
s’éloigna. Deux secondes plus tard, un nouveau grincement la fit sursauter. Cette fois, elle en était sûre : le bruit
venait bien de la loge de la cantatrice. Elle revint sur ses pas et colla de nouveau l'oreille contre la porte. Qui
pouvait bien se trouver dans la pièce ? Certainement pas Margot. Elle l’avait vue quitter l’Opéra une demi-
heure plus tôt.
Anne s’apprêtait à ouvrir la porte quand, soudain, elle se ravisa. Ne risquait-elle pas de se retrouver nez
à nez avec le voleur ? Guidée par la prudence, la jeune femme décida qu’il valait mieux commencer par
prévenir Victor.
Elle était sur le point de s’éloigner pour aller chercher de l’aide lorsqu’elle entendit de nouveau du bruit
dans la loge. L’intrus chantait. Mais, mais, mais... N’était-ce pas une voix de femme qui filtrait à travers la
porte ? Une jolie voix d’alto ? Mais bien sûr Il n’y avait aucun voleur dans cette loge, conclut Anne,
manifestement rassurée.
― Margot, c’est toi ? demanda-t-elle en ouvrant la porte sans méfiance.
A peine eut-elle le temps de prononcer ces mots qu’elle fut violemment projetée à l’intérieur avant que
la porte ne se refermât.
Le dernier son, à peine audible, qui sortit de la loge de la cantatrice fut celui d’une plainte étouffée.
Ensuite, plus rien. Le silence.
5
Une bruine tombait en fines gouttes au-dessus de la propriété de l’écrivain. Dans le ciel bas et sombre
s’amassaient de gros nuages gris chargés de rancœur. Edward écoutait le roulement lancinant du crachin qui
tambourinait contre les carreaux de sa cuisine. Ce mauvais temps était-il un mauvais présage ? Il s’efforça de ne
pas y songer bien qu’il fût convaincu que la soirée était vouée au désastre.
Il ne savait même pas pourquoi il avait invité Margot. Ou plutôt si, il le savait. Mais la réponse lui
répugnait. Il ne voulait plus faire de mal à aucune femme. Il ne voulait plus faire de mal à personne.
Le regard rivé sur le visage en pleurs des cieux embrumés, il se laissa emporter dans les remous de sa
triait mémoire.
« De toute façon tu passes tout ton temps à écrire, Eddy », lui avait-elle fait remarquer sur un ton de
reproche, en l’appelant par ce diminutif qu’il détestait. Tu ne te rendras même pas compte que je suis partie.
Oh, peut-être y penseras-tu un court instant, le temps qu’il te faut pour glisser une nouvelle feuille dans le
rouleau de ta machine à écrire, mais pas davantage
Il avait essayé de la retenir, de lui expliquer qu’il l'aimait, mais elle n’avait rien voulu entendre.
« C’est trop tard, Eddy. Je ne supporte plus la solitude dans laquelle notre mariage m'a enfermée. Tu
m’obliges à vivre dans ce coin perdu, je ne vois personne de la journée et, en plus, tu ne m’adresses même pas
la parole. Dans le roman de ta vie, je ne suis qu’un personnage. L’histoire n’est pas terrible, et le rôle que tu
m’as confié est tout à fait secondaire. Alors, ma vie, je la reprends, et mon histoire, je vais me l’écrire moi-
même. Salut !
Elle avait pris sa valise et s’était dirigée vers la porte. Avant de partir, elle avait ajouté :
― Ne te tracasse surtout pas pour la pension alimentaire. Tu ne m’as jamais rien donné, je ne vois pas
pourquoi tu commencerais maintenant ! »
En la voyant disparaître derrière la porte, il n’avait su que murmurer son nom. Juste une syllabe qui
avait continué de résonner dans sa mémoire pendant trois années sans jamais plus franchir ses lèvres. Craignant
d’être terrassé par la foudre, il s’était interdit de le prononcer. Mais aujourd’hui, il y avait prescription.
« Kay », murmura-t-il sur ce ton incantatoire qui appelait l’absolution.
Rien ne se produisit.
« Margot », dit-il ensuite d’une voix joyeuse. « Margot Wylde. »
L’évocation de la jeune femme le remplit d’un bonheur immense. N’était-ce pas une profonde bouffée
d’air frais qui venait d’entrer dans sa vie sous les traits de la cantatrice ? Il s’approcha de la fenêtre et dirigea
son regard vers le phare. Dès qu’il aperçut la camionnette de Tom Gleason, garée à côté de la maison de la
chanteuse, l’affaire de la bâche dégrafée lui revint à la mémoire. Le mystère était loin d’être résolu. Le
charpentier ne lui inspirait aucune confiance. L’homme qui se dissimulait à grand-peine sous les traits du gentil
Gleason avait pour lui te visage de la duplicité. Et s’il faisait partie de la cabale menée contre son ami Victor
Grimaldi ? Peut-être s’était-il fait engager comme ouvrier dans le seul but d'approcher Margot. Le jeune homme
lui paraissait beaucoup trop sympathique, beaucoup trop attentionné à l’égard de sa cliente pour être
absolument honnête. Désormais, il surveillerait étroitement les allées et venues de ce suspect de dernière
minute.

― Ça y est, les fenêtres sont en place, annonça Tom en ramassant les derniers outils qui gisaient sur le
sol, au beau milieu du futur salon de Margot, pour les ranger dans une grosse sacoche de cuir. Nous avons gainé
tous les câbles électriques, posé les revêtements muraux, isolé le plafond et passé un bon coup de balai.
Constatez par vous-même, m’dame. Nous n’avons pas chômé, ces derniers jours.
― Magnifique ! s’exclama Margot Je ne pensais pas que vous feriez tout cela aussi vite.
― Vous êtes montée à l’étage, m’dame ? demanda le jeune homme avec une voix pleine de malice.
― Pas encore. Pourquoi ?
― On a déjà fini la tapisserie, là-haut. On a même eu le temps de décaper le plancher et les boiseries.
Vous pouvez y aménager votre chambre dès maintenant si vous le désirez.
― Incroyable ! Vous êtes de vrais magiciens.
― Vous voulez que je vous donne un coup de main pour monter votre lit ? proposa l’ouvrier, impatient
de montrer à la cantatrice le beau travail qu’il avait réalisé pour elle.
― Inutile. Mes meubles ne sont pas encore arrivés, et je ne tiens pas à transporter là-haut le petit lit sur
lequel je dors en ce moment.
― Je vois. M’dame compte se faire livrer un lit à deux places, hein ? dit le jeune homme dont le visage
s’empourpra aussitôt C’est qu’il y a de la place, à l’étage. C’est peut-être même plus grand que mon studio.
― C’est gentil à vous, mais ne vous dérangez pas. Vous en avez déjà fait suffisamment.
Margot éprouva subitement de la gêne à se trouver seule en compagnie de l’ouvrier. Il la mettait mal à
l’aise.
Dans l’espoir de se débarrasser de cette présence qui commençait à lui peser, elle ajouta :
― Je m’en voudrais d’abuser de votre temps. Vous êtes sans doute attendu ailleurs.
― Bah, la seule chose qui m’attende à c’t’heure, c’est le café-bar. Oh, n’allez pas croire que je vais
m’accouder chaque jour au zinc du coin. Si j’étais soûl du matin au soir, je ne pourrais pas enfoncer des clous
toute la sainte journée !
― Vous n’avez pas à vous justifier. Je conçois tout à fait qu’entre deux tâches, on éprouve le besoin de
se détendre. C’est bien légitime. D’ailleurs, nous faisons la même chose à l’Opéra.
― Ouais, pour ça je vous fais confiance. Pas de doute que vous faites la bringue à tire-larigot, vous
autres les artistes
― Il nous arrive aussi de travailler, vous savez.
― Bien sûr, m’dame, bien sûr, acquiesça l’ouvrier, manifestement conscient que leurs deux professions
étaient aux antipodes l’une de l’autre. N’empêche que vous feriez bien de verrouiller vos nouvelles fenêtres.
Rappelez-vous les empreintes de baskets qu’on a découvertes ce matin sous cette fameuse fenêtre. Personne ne
m’ôtera de l’idée que celui qui a dégrafé le plastique l’a fait volontairement.
― Oh, ne me dites pas que vous y croyez ! Je suis persuadée que ce sont des enfants qui ont fait ça pour
s’amuser. Il n’y a vraiment pas de quoi s’inquiéter.
― Enfermez-vous quand même. On ne sait jamais. Je repasserai tout à l’heure pour m’assurer que tout
va bien.
― N’en faites rien, je vous en prie. Je suis capable de me débrouiller toute seule, affirma la jeune
femme, visiblement agacée.
― Je n’en doute pas, m’dame. Mais je n'aimerais pas qu’il vous arrive malheur, vous comprenez.
Le charpentier se précipita vers la sortie, conscient qu’il était allé un peu loin. Avant de franchir le seuil,
il ajouta :
― J’espère que vous êtes satisfaite de nos services, m’dame. Nous reviendrons demain pour achever les
finitions.
― Je suis pleinement satisfaite. Au revoir et à demain.
Elle regrettait de s’être un peu emportée. Mais le jeune ouvrier l’avait énervée. Et puis, avait-il besoin
d’insister aussi lourdement sur sa condition de faible femme, isolée du reste du monde ? Elle espérait qu’il ne
repasserait pas comme il le lui avait laissée entendre, surtout s’il avait fait un détour par le bar. Ce type était
sans aucun doute beaucoup moins inoffensif qu’il en avait l’air.
Elle demanderait à Bellamy de vérifier l’identité de cet individu. Son employeur ne refuserait
certainement pas de coopérer. A l’issue de cette enquête, peut-être découvriraient-ils l’existence d’un lien entre
le charpentier il l’Opéra. Après tout, il devait bien y avoir des charpentiers parmi l’équipe d’ouvriers chargée de
l’entretien de l’Opéra.
Plantée comme un piquet au milieu de la pièce vide aux cloisons en plâtre blanc, aux fenêtres de bois
naturel et au plancher strié de fines lamelles de chêne, Margot écoutait le clapotis de la pluie.
Seule et sans défense, la jeune femme prenait peu à peu conscience de sa vulnérabilité. En cas
d’agression, qui appeler ? Se demanda-telle. Bellamy ? Saurait-il intervenir à temps pour empêcher le pire ? La
distance entre leurs deux maisons lui parut soudain incommensurable.
La vague et confuse appréhension d'une menace suspendue dans l’air immobile la crucifia. Sur son
firent moite perlèrent des gouttes de sueur froide.
Un fracas semblable à celui du tonnerre déchira alors le silence. La sonnerie du téléphone. Margot se
précipita vers l'appareil et décrocha.
― Allô ?
― Mademoiselle Wylde ? s’enquit une voix grave, probablement celle d’un homme.
― Oui.
― Je vous ai malheureusement ratée, à l’Opéra, poursuivit l’inconnu sur un ton monocorde. Mais ce
n’est que partie remise.
― Pardon ?
Pour toute réponse, elle n’obtint que le bourdonnement de la tonalité. L’homme venait de raccrocher.
« Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? » se demanda la jeune femme qui se sentait oppressée.
Se sentant prise au piège, elle se raidit, et son sang se glaça dans ses veines. Elle était cernée par le blanc
immaculé des cloisons de plâtre. Ne s’était-elle pas claquemurée dans ce tombeau silencieux comme la mort
pour ne plus jamais en ressortir ? Elle aurait dû écouter Bellamy. Chez lui, elle aurait été à l’abri...
« Tais-toi. Tu es ici chez toi, et personne ne t’en chassera. »
Elle aurait pu courir se réfugier chez son voisin, telle une brebis apeurée à l’approche du loup. Mais le
courage l’emporta sur la peur. Margot se ressaisit. Elle ne se laisserait pas intimider si facilement. Et puis,
Bellamy avait raison de penser que le meurtrier ne s’en prendrait pas directement à elle. Si c’était l’Opéra qu’il
visait, c’était là-bas qu’il agirait, et nulle part ailleurs.
Rassérénée, elle se promena de pièce en pièce, inspectant le travail quasiment achevé. Les ouvriers
n’avaient pas ménagé leurs efforts. Le rez-de-chaussée rutilait du sol au plafond. Seule la pièce qu’elle avait
occupée pendant les travaux était restée en l’état. Par nostalgie, elle leur avait demandé d’épargner cet ultime
vestige du passé. Les murs à la peinture écaillée, par endroits couverts de salpêtre et lézardés de profondes
fissures, rappelaient au passant, simple voyageur, que la vie était éphémère et l’homme mortel. Située dans
l’aile nord, cette pièce chargée de souvenirs conserverait intacte la mémoire du lieu.
Après s’être assurée du bon fonctionnement de l’éclairage mural et des plafonniers, elle vérifia que les
fenêtres fermaient à clé. Sécurisée, elle emprunta ensuite l'escalier en colimaçon pour déboucher, quelques
marches plus haut, sur un spacieux deux-pièces. D’un côté, une vaste chambre à coucher avec salle de bains
équipée d’une baignoire encastrée et d’une cabine séparée pour la douche. De l’autre, une salle de musique
avec vue sur la mer et cheminée. Elle prévoyait de tapisser les murs de bibliothèques en pin anglais, et de
couvrir une partie du plancher d’un joli tapis oriental. Décoré et aménagé avec goût, l’étage supérieur
constituerait une excellente retraite. Pour l’heure, l’endroit n’étant pas encore habitable, la jeune femme
préférait demeurer dans la chambre décrépite. En cas de danger, elle aurait plus vite fait de fuir la maison, car
l’étage n’offrait aucune issue de secours.

Dès qu’elle avait paru sur le pas de sa porte, toute ruisselante d’eau de pluie, Bellamy s’était montré
d'une courtoisie excessive.
A la grande surprise de Margot, la table était sobrement garnie, laissant présager un dîner à la bonne
franquette. Et, en effet, le menu se révéla assez simple.
― Vous pensez donc qu’Anne n’est pour rien dans cette affaire ? lui demanda-t-il entre deux bouchées.
― Ce n’est pas ce que j’ai dit Elle était à l’Opéra, le jour du meurtre. Mais elle aurait pu se débrouiller
pour se rendre à Los Angeles et arriver là-bas à temps pour tuer Taylor, précisa-t-elle. Mais ne parlons pas de
cela tout de suite. Avant, je voudrais profiter un peu de cette soirée.
― Vous l’appréciez ?
Un sourire radieux illuminait le visage de Bellamy. Veiller au confort et à la satisfaction de son invitée
semblait être tout ce qui comptait à ses yeux.
― Oui, je l’apprécie. Ne la gâchons pas tout de suite.
― Vous avez entièrement raison. Nous avons toute la soirée devant nous. Dites, j’aurais dû vous
demander ce que vous aimiez, ce matin. Vous auriez très bien pu être végétarienne.
― Votre repas est excellent. Il faudra que vous m’appreniez.
― Vous apprendre quoi ? J’en sais certainement moins que vous.
― Mais, ma parole, vous vous imaginez que je sais faire la cuisine
La méprise de l’écrivain déclencha l’hilarité de la jeune femme.
― Vraiment, vous ne savez pas ? fit-il, manifestement surpris. Eh bien, autant pour moi. Je suppose
qu’il me reste un fond de préjugés typiquement masculin. Les hommes ont trop tendance à croire que la cuisine
est l’apanage des femmes.
― En fait, je n’ai jamais eu besoin de me préparer à manger. Et vous, où avez-vous appris à cuisiner ?
demanda la jeune femme en emboîtant le pas à son hôte qui la conduisit dans le salon pour y prendre un
digestif.
― Ici et là, répondit-il en versant une liqueur rougeâtre dans deux coupelles en cristal. De petit boulot
en petit boulot, un jour, j’ai échoué dans la cuisine d’un restaurant. Le chef, un vieux boucanier en retraite, m’a
inculqué les bases. Ce matelot était peut-être un ignare de la pire espèce, mais je vous assure qu’il maniait la
casserole avec une dextérité incomparable. Je me suis dit que si ce rustre était capable de cuisiner, il n’y avait
aucune raison pour que je n’y arrive pas, moi aussi.
― Et vous y êtes arrivé, semble-t-il.
― Oh, j’ai surtout appris à déchiffrer le jargon de cuisine. Vous savez, une fois que vous avez compris
la différence qui existe entre « faire sauter » et « faire frire » vous avez déjà fait un grand pas.
― Qu’est-ce que vous me chantez là ? Même moi, je sais ça
― Alors, vous connaissez l’essentiel. Il ne vous reste plus qu’à passer à la pratique. Mais tout cela ne
nous dit pas qui a tué Taylor, fit-il, la mine brusquement maussade.
― Non. Et cette énigme est encore plus sibylline que vos secrets de cuisine. Nous soupçonnons Anne
Lewis et Daniel Pressmann parce qu’aucun d’eux ne bénéficie d’un alibi assez solide pour que nous puissions
le disculper. Cela dit, beaucoup d’autres personnes auraient pu commettre le meurtre.
― C’est juste. Mais si le meurtrier fait partie du personnel de l’Opéra, cela limite le nombre des
suspects.
― Fait-il seulement partie du personnel actuel ?
― Nous vérifierons cela demain.
― Certainement. Ce soir, je ne vois pas ce que nous pourrions faire.
― Nous pourrions tenter de faire en sorte qu’il ne vous arrive rien, suggéra-t-il.
― Vous savez très bien que je ne peux pas passer la nuit ici, Bellamy. Ce ne serait pas convenable.
― Vous tenez vraiment à ce que je m’enrhume à faire le guet devant votre porte toute la nuit ?
― Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
― Pas du tout. Je vous promets que je le ferai si vous ne restez pas ici cette nuit. Allez, ne soyez pas
ridicule, restez. Je ferai installer le dispositif de sécurité chez vous dès demain.
― Si cela se savait, que diraient les gens ?
― Personne n’en saura rien. Craignez-vous donc plus pour votre réputation que pour votre vie ?
― Non, bien sûr...
― Alors, acceptez.
― Bon, d’accord. Mais si je reste, c’est uniquement pouf vous éviter d’attraper froid.
Elle lui adressa un sourire charmant.
― Je vous en sais gré, fit-il en lui prenant la main. Je ne me voyais pas camper devant votre porte toute
la nuit.
Mais, de grâce, ne me forcez pas à boire, le supplia-t-elle. L’alcool me tourne la tête, et je ne sais plus ce
que je fais.
― N'avez-vous pas confiance en moi ?
― Si, bien sûr. C’est en moi-même que je n’ai pas confiance.
― Je vous promets que je ne chercherai pas à abuser de la situation, affirma-t-il avec un rire moqueur.
Ils se turent un moment, puis échangèrent un regard complice.
― Et maintenant, que proposez-vous ? demanda la jeune femme.
― Eh bien, je ne sais pas. Que font les gens, d’habitude, après le dîner ?
― Je crois qu’ils bavardent un peu.
― Alors, bavardons. Justement, une question me brûle les lèvres : comment êtes-vous devenue
cantatrice ? Vos parents vous y ont-ils encouragée ?
― Pas vraiment. Quand j’étais enfant, je chantais tout le temps. Un beau matin, fatigués de m’entendre
fredonner à longueur de journée, mes parents m’ont emmenée voir un professeur de chant.
― Voilà donc comment tout a commencé. Je suppose qu’ils doivent être fiers de vous aujourd’hui.
― Oui mais, ces dernières années, je me suis produite surtout à l’étranger et, malheureusement, ils ne
m’ont pas beaucoup entendue chanter.
― Seront-ils présents à la première de La Mort rouge ?
― Bien sûr ! D’ailleurs, normalement, j’ai droit aux deux premiers rangs devant la scène pour te famille
et les amis. Mais parlons un peu de vous, proposa brusquement Margot. Est-ce que ce sont vos parents qui vous
ont suggéré d’écrire ?
― Oh que non ! Figurez-vous qu’ils me destinaient à une brillante carrière administrative. Ils voulaient
faire de moi un expert-comptable.
― Non ! Sérieusement ?
― Je vous assure. Ils me mettaient en garde contre tes emplois précaires et refusaient de me voir courir
le cachet comme ils l’avaient trop souvent fait eux-mêmes.
― Mais votre père n’a-t-il pas conservé la même place pendant vingt ans, au Metropolitan ?
― Si, mais ils avaient leurs idées. Parfois, j’avais du mal à les comprendre.
Une immense nostalgie apparut brusquement sur son visage. Il porta son verre à ses lèvres pour masquer
son émotion.
― Dites-moi, enchaîna-t-il, que pensez-vous de l’Opéra de San Francisco ?
― J’ai connu pire. Les artistes de la troupe ne manquent pas de talent. On ne peut malheureusement pas
en dire autant de la direction. Comment ont-ils pu prendre la décision de commencer les répétitions du Masque
alors que le livret n’était pas au point ?
― La publicité était lancée. Ils ne pouvaient plus faire marche arrière. Et puis, d’après ce que j’ai
compris, la direction ne pouvait pas se permettre d’annuler ce spectacle. L’établissement est au bord de la
faillite. Ils jouent leur va-tout.
― N’auraient-ils pas mieux fait d’attendre encore avant de prendre une telle décision ?
― Victor ne leur a pas laissé le choix. Il a menacé de quitter le bateau avant qu’il coule. Les membres
de la direction ont pris peur. Sans lui, ils n’ont plus qu'à fermer boutique. Le fait de monter un nouvel opéra
basé sur la musique de Victor Grimaldi leur permet de faire d’une pierre deux coups : garder le musicien dans
leur camp et économiser de l’argent.
― Je vois mal comment on peut économiser de l’argent en montant un opéra.
Il s’agit d’un opéra moderne, qui n’exige pas de décors somptueux. Cela dit, derrière cette appellation
creuse, il n’y a rien. Du vent. La vérité, c’est que l’Opéra moderne de San Francisco n’a jamais rien produit de
valable. Leurs dernières productions leur ont fait perdre plus d’argent qu’elles ne leur en ont rapporté. Pour
remplir leur salle, longtemps boudée par le public, ils n’avaient visiblement pas d’autre choix que monter, avec
les moyens du bord, une œuvre fantaisiste et grand-guignolesque, et de la promouvoir à coups de slogans
tapageurs.
― Vous voulez dire que tout le spectacle est fondé sur un coup de publicité ?
― Pas exactement. Je crois que l’idée de départ n’était pas mauvaise. La musique de Victor est
excellente. Il y avait matière à faire un bon opéra. Mais la direction a franchement manqué d’inspiration, le jour
où elle a confié l’écriture du livret à Jérôme Taylor.
― Pourquoi n’ont-ils pas fait appel à vous directement ? Est-ce que Victor s’y opposait ?
― Non, mais la direction refusait de mettre le prix. Notez que j’étais tout prêt à faire ce travail pour une
somme raisonnable, plus pour rendre service à Victor que pour autre chose, mais ils ont tellement pinaillé sur
des détails que j’ai fini par les envoyer balader. Je n’allais quand même pas travailler à l’œil, surtout pour un
opéra
― Ah, attention ! Vous avez promis de ne pas critiquer mon travail ! lui rappela la jeune femme.
― Loin de moi une telle idée ! affirma-t-il.
Il la regarda droit dans les yeux, avec une telle intensité qu’elle faillit en rougir.
Emue au plus haut point par le regard magique de son interlocuteur, Margot sentit son coeur s’emballer.
Comment faire taire l’abominable vacarme qui martelait sa poitrine en feu ? Parler. Oui, parler pour donner le
change, pour couvrir le tonnerre qui foudroyait son âme,
― Alors, fit-elle brusquement, la direction a finalement eu recours à vos services. Combien cela va-t-il
lui coûter ?
― Une part du montant des recettes. Une part importante. A condition, bien sûr, que cet opéra rapporte
quelque chose.
― Pourquoi vous être engagé ? Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Vous ne gagnerez pas un sous, si c’est
un fiasco.
― Bon sang, vous avez raison ! fit l’écrivain sur un ton ironique. J’aurais dû écouter mes parents : la
comptabilité est un métier fichtrement plus stable. Je vous sers un dernier verre ?
― Non, merci.
La jeune femme se leva et alla jusqu’à une table de travail qui occupait un coin de la pièce, et sur
laquelle se trouvaient un ordinateur et des documents.
― C’est donc ici que vous travaillez, constata-t-elle. La vue de l’océan ne vous déconcentre pas ?
― Non, puisque j’écris la nuit.
Il la rejoignit à la fenêtre.
― Et pour vous détendre, reprit-elle, que faites-vous ?
― J’écris.
― Rien d’autre ?
― Non, répondit-il en contemplant le ciel strié de traînées roses et ambre feu.
Le soleil venait tout juste de disparaître sous la ligne d’horizon. Les bruits du dehors s’engouffraient
dans la pièce par la fenêtre entrouverte. Le ressac émettait un mugissement rauque. Cette plainte empreinte de
mélancolie ferait un magnifique chant du désespoir dans un opéra sérieux, estima Margot qui se sentait
hypnotisée. Beau comme la vie, tragique comme la mort.
― Je vois que vous êtes un fin mélomane. Ces disques le prouvent, dit la chanteuse en désignant un
casier rempli de disques compacts. Le goût de vos parents pour la musique aurait-il déteint sur vous ?
― Bien sûr. Autrement, je n’aurais pas accepté ce travail, précisa-t-il sans détourner son regard de la
fenêtre. Grimaldi est un musicien de génie. Son œuvre, à la fois moderne et classique, légèrement teintée de
jazz, est fabuleuse. Mais l’action lui échappe. Il ignore l’art de l’intrigue. Et, sans elle, l’histoire est insipide,
pour ne pas dire inexistante.
― Et le chant, là-dedans, il compte pour du beurre ?
― Le chant ? Qui l’entendra si le public roupille copieusement ?
― Les dialogues étaient nuls, je vous l’accorde. Mais les paroles des chansons n’étaient pas si
mauvaises.
― C’est vrai. Pour être honnête, il faut admettre que, sur ce plan, Taylor n’a pas fait un trop mauvais
travail. Mais, dans sa version, il n’y avait pas d’action. Quant aux dialogues entre les chansons, ils semblaient
sortis tout droit d’une bande dessinée médiocre. Pour faire un bon opéra, il faut une bonne histoire.
― Mais vous n’avez quand même pas réécrit les paroles des chansons, n’est-ce pas ? Vous vous êtes
contenté de retaper un peu l’histoire.
― On ne me paie pas pour rafistoler les histoires des autres, répliqua l’écrivain en se tournant vers la
chanteuse. Et je ne signerai pas un ouvrage que je n’ai pas écrit de ma plume. Taylor a été rétribué pour son tra-
vail - c’est, d’ailleurs, la seule raison pour laquelle il l’a fait -, mais son nom ne figurera pas sur le générique,
pas même à titre posthume.
― C’est de l’orgueil.
― Je suis écrivain, expliqua-t-il à la jeune femme sur un ton empreint de gravité. Je n’appose pas mon
sceau d’auteur sur un ouvrage dont je ne suis pas sûr, c'est-à-dire que je n’ai pas écrit moi-même.
Il était évident que, pour parler ainsi, il mettait toute sa fierté dans son travail. Et, d’après ce qu’elle
avait lu, Il avait de quoi être fier. Jamais elle n’aurait pensé trouver chez cet homme un auteur aussi
remarquable et un homme aussi passionnant. Elle comprenait parfaitement que, lorsqu’on possédait un talent tel
que le sien, on refusât de cautionner n’importe quoi.
― Une question me tracasse depuis un moment, dit- elle. Pourquoi cette aversion pour l’opéra ?
― Mon père détestait l’opéra, répondit-il, le regard perdu dans le vague. Tel père, tel fils.
― Mais, pourtant, votre père...
Il plaça une main derrière la nuque de la jeune femme et l’attira à lui. Leurs bouches s’unirent sans la
moindre réticence.
― A propos, murmura-t-il dans le creux de son oreille, vous me faites toujours confiance ?
― Bah, nous sommes voisins, après tout, dit-elle avant de s’abandonner de nouveau à l’étreinte de ses
bras, à ses lèvres chaudes et savoureuses. Elle aurait voulu que ce baiser ne prît jamais fin. Son amant l’invitait
à déguster un océan de délices que l’éternité ne suffirait pas à épuiser.
La sonnerie du téléphone posé sur le bureau de Bellamy rompit brusquement la magie d’un baiser
fougueux.
Il s’éloigna à contrecœur de sa belle partenaire pour aller répondre.
― Allô ?
Il écouta attentivement la voix de son correspondant tout en fronçant les sourcils.
― Oui, je pense qu’elle va vouloir y aller, répondit-il enfin. On arrive d’ici à vingt minutes.
Il raccrocha et se tourna vers la chanteuse.
― Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, inquiète,
― Nous pouvons faire une croix sur l’un de nos principaux suspects, fit-il, blanc comme un linge. Anne
Lewis a été victime d’une agression. On l’a retrouvée dans votre loge.
Profondément choquée, Margot ne parvenait pas à dire le moindre mot.
― Apparemment, poursuivit-il, elle a surpris dans votre loge un individu en train de saccager vos
costumes de scène à coups de couteau. La police pense que c’est vous que l’agresseur visait.
En entendant ces mots, Margot s’effondra. Elle était la cible du meurtrier. Il n’y avait plus de place pour
le doute, à présent. Pauvre Anne ! Et dire qu’elle l’avait soupçonnée !
L’appel étrange qu’elle avait reçu un peu avant de partir de chez elle lui revint à la mémoire.
Maintenant, elle comprenait le message :
« Mademoiselle Wylde, je vous ai ratée, à l’Opéra. Mais ce n’est que partie remise. »
Partie remise...
6
La pluie avait cessé. Edward Bellamy roulait à tombeau ouvert sur la chaussée en corniche Longeant la
falaise. A gauche, il y avait une paroi rocheuse incrustée de harpons en silex ; à droite, c’était le précipice. A
chaque virage, la Mort, sordide et cruelle, ricanait à la face des passagers.
Margot avait eu son compte d’émotions pour la soirée. Elle jugeait inutile que Bellamy jouât, à présent,
les champions de formule 1.
― Moins vite, s’il te plaît ! hurla-t-elle, cramponnée à son siège. Nous allons voir Anne à l’hôpital : elle
ne va pas s’envoler !
― Mais je ne roule pas si... Oh, et puis vous avez raison : je roule trop vite !
Il leva le pied de l’accélérateur.
― Je ne sais plus ce que je fais, ajouta-t-il. C’est sûrement la nervosité.
― Moi aussi, je suis inquiète. Bon sang, qu’est-ce qui a bien pu se passer, là-bas ?
Elle avait omis de lui parler du dernier appel anonyme, refusant de croire qu’il y eût un rapport entre cet
incident et l’agression de sa doublure.
Bellamy avait les mâchoires serrées et les mains crispées sur le volant. La lumière blafarde du tableau de
bord donnait à son visage un reflet livide.
― Grimaldi ne m’a pas dit grand-chose, fit-il d’une voix lugubre. Il était complètement paniqué.
― J’imagine. Pourvu qu’elle s’en sorte !
« Je vous ai ratée, à l’Opéra... Mais ce n’est que partie remise. »
Que signifiait ce message, sinon qu’elle aurait dû se trouver à la place d'Anne Lewis au moment où
l’agresseur avait frappé ?
Tandis que Margot se livrait à des spéculations désolantes, les paysages de campagne s’évanouissaient
pour faire place au décor urbain des faubourgs et, bientôt, la voiture s’engagea sur la voie express menant à San
Francisco. Tout au fond, la jeune femme aperçut les lumières de la ville.
― Elle va s’en tirer, affirma Bellamy pour la rassurer.
Il lui prit la main et la serra fort.
― Si elle avait été gravement atteinte, Grimaldi me l’aurait dit, vous ne croyez pas ?
― Sans doute, admit Margot.
Mais ni la tendresse de l’écrivain ni l’espoir qu’il essayait de lui insuffler ne parvenaient à la consoler.
Certes, elle était soulagée de savoir que sa doublure n'était pas mêlée au meurtre du librettiste, mais elle aurait
préféré le découvrir autrement. A présent, elle se sentait doublement coupable : d’abord parce qu’elle avait
soupçonné Anne injustement, et ensuite parce que la jeune femme avait pris des coups qui ne lui étaient pas
destinés.
Margot savait que le tueur était à ses trousses. Combien d’innocents frapperait-il encore avant de
l’atteindre ? Et qui serait la prochaine victime ? Elle, peut- être...
― Anne a probablement été hospitalisée par mesure de sécurité, poursuivit-il. Dans un jour ou deux,
elle remplira de nouveau la salle de répétition de ses feulements de divette.
― Feulements ? répéta Margot, prise aussitôt d’une crise de fou rire à laquelle elle laissa libre cours,
certaine que ce subit accès d’allégresse l’aiderait à évacuer tout le stress qu’elle avait accumulé au cours de ces
dernières heures.
― Comme vous y allez ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce qu’on a bien pu vous dire pour que vous détestiez
repéra à ce point ?
Anne n’avait pas encore quitté ce monde. Du moins pas à sa connaissance. Plus tard, lorsqu’ils seraient
arrivés à l’hôpital, ses craintes se dissiperaient ou se concrétiseraient. Ils auraient alors, elle et son compagnon,
tout le loisir de s’inquiéter. Mais, pour l’heure, elle avait envie de parler pour échapper à ses démons.
Bellamy lui adressait justement un sourire renversant.
― Mon père rêvait d’entrer dans l’orchestre philharmonique, expliqua-t-il. Au cours des vingt années
qu’il a passées dans la fosse du Metropolitan, il n’a cessé de se plaindre des chanteurs, des instrumentistes, des
chefs d’orchestre et des amateurs d’opéra. Surtout des amateurs d’opéra. Je l’entends encore me dire :
« Edward, ne t'avise pas de mettre les pieds à l’Opéra : ce sont tous des crétins. Regarde-moi, je passe ma vie à
jouer pour un ramassis de culs-terreux qui ne comprennent rien à la musique. Et mon violon ! Tu crois qu’ils
l’entendent, mon violon ? Penses-tu Ils roupillent sec, oui ! » Peut-être pensez-vous que c’était un vieux
grincheux, mais l’opéra, je peux vous dire qu’il ne le portait pas dans son cœur. Et moi, je suis, en quelque
sorte, le dépositaire de cette amertume.
― Votre père est-il entré dans l’orchestre philharmonique ?
― Non, il est décédé avant.
― Oh, je suis désolée.
― La mélancolie et la frustration l’auront accompagné jusqu’à l’heure ultime où la mort est venue le
faucher.
― Comment est-il mort ?
― Accident de voiture. Enfin, c’est la version officielle. Quand on prend le volant dans un état d’ébriété
avancé... Lorsque les sauveteurs ont sorti son corps des tôles froissées, il paraît que mon père empestait le vin à
plein nez.
Elle ne savait pas quoi lui répondre. Manifestement, l’histoire était beaucoup plus compliquée que ce
qu’il voulait bien en dire. Mais elle ne chercha pas à en savoir davantage. Et dire qu’elle avait engagé la
conversation dans le but de chasser ses idées noires ! C’était plutôt raté.
― Ma mère vit toujours à New York, continua Bellamy. Je voulais chercher pour elle une maison dans
un endroit tranquille. Mais elle n’a rien voulu savoir. Pour rien au monde, elle ne se serait éloignée du
Metropolitan. Et puis, elle ne se voyait pas vivre ailleurs qu’en ville. Je lui ai acheté un appartement à côté de
Central Park.
― C’est très généreux de votre part.
― C’est ma mère. Je ne pouvais quand même pas la laisser dans son clapier, au dixième étage sans
ascenseur Cependant, ça n’a pas été facile de l’en faire sortir après toutes ces années. Elle est têtue comme une
mule.
― A qui ressemblez-vous le plus ? A votre père ou à votre mère ?
― Aux deux, je le crains. Je suis un mélancolique têtu.
― Une qualité recherchée chez un homme.
― Ce n’est pas l’avis de tout le monde.
Il tourna au coin d’une rue.
― Nous sommes presque arrivés, dit-il. C’est la prochaine à droite.

― A présent, elle se repose. Ses jours ne sont pas en danger, expliqua le médecin à Margot, devant la
porte de la chambre d’Anne Lewis.
Bellamy avait déposé sa compagne devant l’entrée de l’hôpital, puis il était allé à la recherche d’une
place pour se garer.
― Mais elle n’est pas sortie d'affaire pour autant, continua le médecin, l'air préoccupé. Elle se fait un
sang d’encre pour sa voix. Il faudrait déjà qu’elle commence par se calmer. J’ai bien essayé de le lui faire
comprendre, mais rien à faire. Peut-être que vous, elle vous écoutera ?
― Mais que puis-je lui dire ? Je ne sais même pas ce qui lui est arrivé.
― Son agresseur a tenté de l’étrangler. Elle a le larynx tuméfié.
― Et elle a peur de ne plus jamais pouvoir chanter, c’est ça ?
― Exactement.
― Cette peur est-elle fondée ? demanda Margot qui, en cet instant, ne pouvait s’empêcher de partager la
terrible souffrance de sa doublure.
― Il est encore trop tôt pour le dire. Quand la tuméfaction aura disparu, nous y verrons plus clair. Ce
qu’il faut, pour le moment, c’est qu’elle se calme, sinon sa blessure risque de s’aggraver, et je crains qu’alors,
nous ne puissions plus faire grand-chose pour sauver son organe.
― En résumé, vous me demandez de la calmer en la berçant de mensonges.
― Non, répondit le médecin. Je vous demande de faire en sorte qu’elle arrête de s’agiter. Si vous y
parvenez, nous la guérirons. Elle n’a pas cessé de vous réclamer, depuis qu’elle a reçu la visite de ce M.
Grimaldi. Il a dû l’informer de votre venue. Je vous en prie, parlez-lui.
Sur ces mots, le médecin se retira. Margot se composa un visage souriant et entra dans la chambre de la
malade.

Anne était allongée sur un lit au cadre métallique blanc orné de fins balustres. La chambre baignait dans
une lumière douceâtre qui s’écoulait des plafonniers aux ampoules opaques. D’âcres relents d’antiseptiques
exhalaient leurs effluves tiédasses. L’atmosphère était lourde et oppressante. Margot sentit son cœur se serrer
lorsqu’elle aperçut la jeune femme au teint cadavérique, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle
s’approcha sur la pointe des pieds et s’agenouilla à son chevet. La tête posée de côté sur l’oreiller, les lèvres
sèches, le visage frappé d’une indicible stupeur, la malade était immobile.
― Anne, murmura Margot à son oreille.
Aucune réaction.
Elle frôla du bout des doigts la joue exsangue et glacée de la jeune femme. Son cœur se mit à battre à
tout rompre. « Mon Dieu ! se dit-elle tout bas, épouvantée. Pourvu que... »
Soudain, la malade écarquilla les yeux, et ses pupilles se dilatèrent. Visiblement, elle essayait
d’identifier le visiteur.
― Margot ! chuchota-t-elle lorsqu’elle eut reconnu la cantatrice. Il y avait quelqu’un dans ta loge. C’est
lui qui m’a...
― Chut ! Ne parle pas.
La gorge de la jeune femme était couverte d’ecchymoses. L’agresseur l’avait manifestement frappée au
visage parce qu’elle avait aussi un œil au beurre noir et portait plusieurs marques de coups. Margot ne
s’attendait pas à trouver sa doublure dans un si piteux état. Elle en avait les larmes aux yeux.
― Il ne faut pas parler. Je suis au courant de tout. Repose-toi.
― Mais si je ne m’exerce pas à parler, je vais perdre ma voix, répliqua Anne en sanglotant. Je ne veux
pas la perdre. Pas maintenant. Je suis si près du but... je...
― Je sais. Calme-toi. Tu vas guérir. Mais il faut que tu y mettes du tien. Si tu veux que tes blessures se
referment, tu ne dois plus ouvrir la bouche.
« Pauvre petite, songea Margot, comme elle doit souffrir ! » Réduite à ce même sentiment
d’impuissance, à ce même silence, elle aurait crié son désespoir à gorge déployée, malgré les avertissements
des médecins.
― J’ai cru que c’était toi, murmura Anne. On chantait dans ta loge.
― On chantait ?
― Oui, répondit-elle en essuyant ses larmes du revers de la main. Une voix de femme. Je ne me suis pas
méfiée et...
― N’y pense plus, maintenant, lui recommanda Margot. Essaie de te reposer.
― Mais...
― Il n’y a pas de « mais ». Je ne veux plus t’entendre, c’est compris ?
La jeune femme acquiesça, un sourire courageux aux lèvres.
― Très bien. Je suis certaine que tu recouvreras ta voix d’ici à un jour ou deux, à condition que tu restes
calme et surtout que tu n’ouvres pas la bouche. Laisse faire la nature. A vouloir forcer les choses, on finit
toujours par causer des dégâts irrémédiables. Bon, Bellamy doit être inquiet. Je vais le rassurer et je reviens te
voir tout de suite après.
― Bellamy ? répéta Anne de sa voix frêle.
― Oui. Nous sommes venus ensemble. Attends-moi un instant. Je ne serai pas longue.
Margot sortit de la chambre et se précipita vers le hall d’accueil.

A la réception se tenaient deux femmes en blanc. Non loin d’elles, Bellamy, adossé à la machine à café,
conversait avec deux hommes. En s’approchant du petit groupe, Margot reconnut David Pressmann.
― Alors, Margot ! fit le régisseur en allant à sa rencontre, comment va-t-elle ? Dès que j’ai su, je suis
venu à toute vitesse.
― Elle a subi un sérieux traumatisme, répondit-elle. Mais le médecin affirme qu’elle s’en sortira.
― Tant mieux. Je serais vraiment triste de perdre cette charmante collaboratrice. Une agression ! Dans
mon établissement ! Quelle abomination ! Mais vous, ma chère, vous n’auriez pas dû sortir par une nuit comme
celle-ci ! Soyez prudente : vous n’avez plus de doublure, maintenant.
― Ne vous faites donc pas tant de bile, Pressmann, intervint Bellamy, un sourire amusé aux lèvres. Elle
est bien assez grande pour savoir ce qu’elle a à faire. Et puis, elle possède une voix si puissante qu’aucun
cataclysme ne saurait l’atteindre.
― C’est ça Et je suppose que vous êtes un spécialiste en la matière ? s’écria le régisseur sur un ton
exaspéré.
― Eh bien, j’ai connu dans ma vie assez de chanteurs d’opéra pour être en mesure de vous affirmer
qu’il est tout à fait inutile de couver les artistes à l’excès. Cela ne leur vaut rien, croyez-en mon expérience.
Le troisième homme, qui s’était tenu à l’écart pendant cette discussion plutôt orageuse, s’avança vers
Margot.
― Mademoiselle Wylde ? Je suis le sergent Steve Terry. Nous enquêtons sur les circonstances de
l’agression. Puis-je vous poser quelques questions ?
― Bien entendu, répondit Margot en serrant la main du policier. Mais j’ai peur de ne pas vous être d’un
grand secours. Je n’étais pas sur place quand le drame s’est produit
― Bien sûr, mais il est survenu dans votre loge. Et ce sont vos costumes que l’agresseur a lacérés à
coups de couteau.
― Quoi ? Rugit Pressmann. Ne me dites pas qu’il a fichu en l’air les costumes de scène !
Aveuglé par la colère, le régisseur agrippa le policier par le collet et se mit à l’agiter comme un prunier
pour lui arracher davantage d’informations.
― Doucement, monsieur, fit le sergent en repoussant calmement ce fou furieux. Pour le moment,
j'interroge Mlle Wylde. Si vous tenez à évaluer l’ampleur des dégâts, rendez-vous au commissariat. C’est là-bas
que se trouvent les costumes en question. Ils vous seront restitués dès que notre laboratoire les aura analysés.
― Comment ça ? Mais c’est impossible. J’en ai besoin tout de suite. Bon sang, mais j’ai un opéra à
monter, moi !
― Et moi, j’ai des questions à poser. Circulez !
Le sergent Terry entraîna la chanteuse un peu plus loin.
― Ouf ! Bon débarras. Dites, il n’a pas l’air commode, celui-là.
― Sa boutique s’en va à vau-l’eau. Il ne sait plus où donner de la tête. Que puis-je faire pour vous
aider ?
― Pensez-vous que quelqu’un puisse vous en vouloir ? s’enquit le policier.
― Non. Bien sûr que non. Vous croyez que c’était moi qu’on voulait agresser ?
― Je ne pense rien, mademoiselle. Je n’ai pas encore suffisamment d’informations pour me forger une
opinion, répondit-il. Auriez-vous des ennemis ?
― Je ne m’en connais aucun. En venant ici, j’ai passé en revue la plupart de mes relations et je ne vois
vraiment pas qui, parmi elles, aurait eu intérêt à me faire du mal. Oh, je ne prétends pas être aimée de tout le
monde, mais de là à susciter une telle violence, non. Je ne vois vraiment pas.
― Vous venez de me dire que vous aviez passé en revue la plupart de vos relations. Aviez-vous des
raisons de croire que c’était vous que l’agresseur visait ?
― En effet. Cela me paraît logique puisque c’est dans ma loge que ça s’est passé.
― Etes-vous bien certaine de ne soupçonner personne ? répéta le sergent d’un air dubitatif.
― Absolument.
― Allons donc ! Et du côté de l’Opéra ? Quelqu’un a-t-il été renvoyé récemment ? Quelqu’un qui aurait
eu accès aux loges ?
― Je n’en ai pas la moindre idée. Je suis entrée dans la troupe en juin dernier. Depuis, personne n’a été
renvoyé. Du moins, pas à ma connaissance.
― Très bien. Cela confirme les dires des témoins que j’ai entendus jusqu’ici. Etes-vous bien sûre de
n’avoir aucun autre incident à me signaler ? Je ne sais pas... quelque chose qui aurait éveillé vos soupçons,
dernièrement ?
La cantatrice réfléchit, fronçant les sourcils.
― Attendez, fit-elle, un fait me revient à l’esprit. Ce matin, Anne n’a pas réussi à mettre la main sur sa
partition. Et un enregistrement de répétition a disparu comme par enchantement. Peut-être s’agit-il d’une fausse
piste, mais le fait est que ces objets ont bel et bien été subtilisés.
― Intéressant, fit remarquer le policier. Au fond, notre homme s’est peut-être introduit dans votre loge
dans le seul but de commettre un vol et, pris en flagrant délit, il aura tout simplement voulu se débarrasser d’un
témoin gênant.
― Mais oui, bien sûr !
Margot préférait cette hypothèse.
― Pourquoi me voudrait-on du mal ? Je vous le demande.
― Votre propriété a pourtant été la cible d’un acte de vandalisme, si je ne m’abuse, lui fit remarquer le
sergent. Je vous conseille de vous tenir sur vos gardes, tous autant que vous êtes. La prochaine fois, l’agresseur
pourrait frapper plus fort.
― Il ne reviendra pas.
― Sans doute. Il est probablement trop malin pour se jeter sciemment dans la gueule du loup.
― Si vous n’avez pas d’autres questions, je vous demanderai de m’excuser. Anne m’attend.
― Ce sera tout pour ce soir. Faites quand même attention à vous.
― Je vous le promets.
Elle fit mine de s’éloigner, hésita un instant, puis revint sur ses pas. Le secret était trop lourd à porter.
Elle devait parler.
― Sergent ! Maintenant, ça me revient. J’avais, en effet, une bonne raison de croire que quelqu’un dans
mon entourage se trouvait mêlé à cette affaire. J’ai eu beaucoup de mal à l’admettre mais, à présent, je suis
convaincue que la piste vaut la peine d’être explorée.
― Mais encore ? fit l’officier de police, apparemment intrigué.
― Eh bien voilà : cet après-midi, j’ai reçu un appel à la maison. Au bout du fil, c’était une voix
d’homme. Il n’a pas dit grand-chose. Simplement : « Je vous ai ratée, à l’Opéra, cet après-midi. Mais ce n’est
que partie remise. »
― C’est tout ce qu’il a dit ?
― Oui. Sur le coup, je n’y ai guère prêté attention. Il arrive souvent que des admirateurs m’appellent
sans décliner leur identité. Généralement, dès qu’ils entendent le son de ma voix, ils se mettent à bredouiller
deux ou trois mots incompréhensibles et raccrochent. J’ai cru qu’il s’agissait d’un appel de ce genre.
― Et ce soir, vous avez révisé votre jugement à ce sujet, n’est-ce pas ?
― Exactement. Maintenant, qui se cache derrière tout ça, je n’en ai aucune idée. Mais ce qui est certain,
c’est qu’on cherche à nous mettre des bâtons dans les roues. Apparemment, l’opéra que nous sommes en train
de répéter déplaît à quelqu’un. Pour une raison que j’ignore, cette personne veut nous empêcher de le monter.
J’ai le rôle principal. A ce titre, je suis donc une cible toute désignée. Alors, pourquoi s’en être pris à ma
doublure ?
― A quoi bon vous éliminer si une autre chanteuse est capable de vous remplacer au pied levé ? Elle
était un pion gênant sur l’échiquier. L’auteur du complot s’en serait débarrassé tôt ou tard, fit observer le
policier. Votre hypothèse se tient et concorde avec la disparition de l’enregistrement et le saccage des costumes
de scène. Vous habitez en dehors de ma juridiction, d’après ce que j’ai cru comprendre.
― En effet : au sud de la ville.
― Je vais alerter le shérif du département. Il détachera une patrouille de surveillance à votre domicile.
― Je vous en saurai gré. Contactez également la police de Los Angeles. Jérôme Taylor, le librettiste de
l’opéra, est décédé il y a deux semaines. Dans un premier temps, les enquêteurs ont conclu à un accident. Il
semble qu’aujourd’hui, ils n’en soient plus si sûrs. En fait, M. Bellamy a parlé au téléphone avec l’un d’entre
eux. Un inspecteur, je crois. Il lui a laissé entendre que la mort de l’auteur était tout sauf accidentelle.
― C’est bien ce que je pensais. Eh bien, mademoiselle Wylde, il ne me reste plus qu’à vous remercier
de votre précieuse collaboration. Je vais exploiter les pistes que vous m’avez indiquées. Mais quel
embrouillamini ! Ça ne va pas être commode de démêler tout ça
― Je vous souhaite bonne chance.
― Bonne chance à vous aussi. Dites, un conseil : ne restez pas seule trop souvent, dans la mesure du
possible. Ce type est dangereux. La prochaine fois, il ne vous ratera pas. Bonsoir, mademoiselle Wylde.
Le policier s’éloigna en direction de l’ascenseur. Margot rejoignit Bellamy qui était toujours en
compagnie du régisseur au visage maussade.
― Alors, lui demanda Bellamy, comment va Anne ? C’est grave, n’est-ce pas ?
― Oui et non, répondit-elle. Personne ne sait encore comment son état va évoluer. Il faut attendre. Il n’y
a vraiment rien d'autre à faire.
― Bien, dit Pressmann, dans ce cas ma présence ici n’est pas obligatoire. Je rentre. Prévenez-moi dès
qu’il y aura du nouveau. Salut, la compagnie.
Le régisseur s’éclipsa promptement.
― La santé d’Anne n’a pas l’air de le tracasser plus que ça, fit observer Margot.
― Non. Etant donné la façon dont il s’est comporté, je dirai même que c’est le cadet de ses soucis. A-t-
elle eu le temps de voir le visage de son agresseur ?
― Non, ça s’est passé beaucoup trop vite.
― Gardons Pressmann en tête de liste. Je ne sais pas pourquoi, mais ce type m’est profondément
antipathique. Je le crois capable d’avoir orchestré cet attentat dans le seul but de défrayer la chronique.
Imaginez en gros titre sur la première page du journal de demain : « L’affaire de l’opéra maudit : la mort noire a
encore frappé. » Quelle publicité Le succès du spectacle serait assuré.
― Bah, pourquoi pas ? convint Margot. Ça s’est déjà vu.
― Que comptez-vous faire, maintenant ?
― Je crois bien que je vais rester encore un moment. Anne est complètement abattue. Un peu de
compagnie lui fera du bien.
D’accord, acquiesça-t-il. Voulez-vous que je revienne vous chercher tout à l’heure ?
― Inutile. Je passerai la nuit chez Connie.
Elle lui prit le bras, éprouvant instinctivement le besoin de le toucher.
― Ne vous inquiétez pas, poursuivit-elle ; je ne risque rien, en ville.
― Je sais, mais vous allez me manquer.
Bellamy s’approcha et plongea son regard azur dans le sien. Visiblement, il avait une envie irrésistible
de l’embrasser.
Elle s’écarta.
― Tant pis pour le petit récital que vous m’aviez promis. Ce sera pour une prochaine fois.
Margot dut se faire violence pour repousser Bellamy. Le délicieux baiser qu'ils avaient échangé un peu
plus tôt demeurait vivace dans sa mémoire. Elle se connaissait trop bien pour savoir qu'une fois dans ses bras,
elle n’aurait plus la force de s’en arracher.
― Oh, vous n’avez rien perdu, vous savez, fit-il, apparemment frustré et déçu de voir la jeune femme lui
échapper. J’ai passé un moment très agréable en votre compagnie. Du moins avant...
― Moi aussi. Et n’oubliez pas : vous m’avez promis des leçons de cuisine.
― Quand vous voudrez. Bon, allez vite rejoindre Anne. Elle doit vous attendre, à présent.
― Oui. Alors... bonsoir.
― A demain, sans doute.
― Sans doute. Au revoir.
Leur soirée s’achevait vraiment en queue-de-poisson, songea-t-elle en s’éloignant. Elle avait pourtant si
bien commencé ! Mais ils ne pouvaient pas prévoir... N’était-il pas désolant que deux êtres attirés l’un vers
l’autre, qui avaient partagé un moment magique, dussent se séparer avec tant de maladresse ? Pourquoi fallait-il
donc que chacun de leurs baisers causât un drame ? Margot se consola en pensant que cette fois, au moins, ils
ne se quittaient pas fâchés.
― Bellamy, cria-t-elle lorsqu’il eut atteint l’ascenseur. Pourriez-vous passer chez moi ? Je me demande
si je n’ai pas oublié de fermer à clé, en partant.
― D’accord. J’y ferai un saut. A demain matin.
Il entra dans l’ascenseur. Avant que la porte se refermât sur lui, Margot eut le temps de remarquer l’air
un peu renfrogné qui se lisait clairement sur son visage. Manifestement, il n’était pas enchanté de la quitter si
brutalement. Et cette attitude la rassura car elle était chaque jour un peu plus sensible aux charmes du nouveau
librettiste.
« Pas de précipitation, ma fille ! Garde la tête froide. Ne laisse surtout pas tes sentiments prendre le pas
sur la raison. »
La raison... Mais le cœur avait ses raisons que la raison ignorait et, en réalité, Margot n’avait aucune
envie de garder la tête froide.

Le brouillard effaçait presque entièrement les contours de la route côtière qui longeait l’océan. Lorsqu'il
comprit que le manque de visibilité allait l’obliger à rouler à vitesse très réduite, Edward Bellamy prit son mal
en patience. Puisqu’il était condamné à se traîner sur cette chaussée sinueuse et voilée de vapeurs opaques,
autant se faire plaisir. Dans le lecteur laser, il y avait un C.D. Il mit l’appareil en marche. Aussitôt, les haut-
parleurs se mirent à bourdonner, et un chant de femme envahit l’habitacle.
Margot chantait Cole Porter. Qui eût dit que derrière cette voix chaude, sensuelle et délicieusement jazz
te cachait une authentique cantatrice ? Le don qu’avait cette chanteuse d’adapter son talent aux genres
musicaux les plus divers ne cessait de le surprendre. Il se rappelait avoir vu de vieux films où des divas de
l’époque de Cola Porter s’essayaient en vain à la chanson populaire. En ce temps-là, les cantatrices semblaient
incapables de se départir de leurs voix à trémolos, et n’avaient manifestement pas le rythme dans la peau.
Margot, elle, était sensible à toutes les musiques. Si, un jour, l’opéra ne lui disait plus rien, elle pourrait
faire carrière dans la chanson. Son phrasé était impeccable, le tempo de son chant parfait. Elle pouvait
facilement faire concurrence à Billie Holliday. Bellamy songea que sa chère amie la cantatrice était une déesse
de la musique, son talent un miracle, sa voix un chef-d’œuvre vivant. Il était tellement enthousiaste qu’il en
oubliait complètement la monotonie du trajet
Avec l’altitude, le brouillard commençait à se dissiper.
Il en profita pour accélérer. Conduire vite lui était naturel. Il considérait l'automobile non comme un
luxueux objet d’investissement, mais comme un moyen de transport dont il entendait tirer le meilleur parti.
Le paysage connu et surtout la vitesse firent surgir de st mémoire une voix familière : « Ralentis Mais
ralentis donc ! Ce n’est pas parce que tu es au volant d’une voiture de sport qu’il faut te croire obligé de jouer
les Fangio. » C'était la rengaine favorite de Kay. Elle n’avait jamais manqué une occasion de la placer. Un peu
plus tôt, lorsque Margot lui avait fait remarquer qu’il roulait trop vite, il avait failli lui servir l’inévitable
réplique : « Mais je ne roule pas si vite, chérie. Et puis, cette voiture répond au doigt et à l’œil. » Ce sacro-saint
dialogue, combien de fois l'avaient-ils répété ? Combien de fois s’étaient-ils emportés en se traitant de tous les
noms ? La vitesse n’était qu’un fallacieux prétexte. La vérité, c’était que ni l'un ni l’autre ne supportaient d’être
passagers. Bellamy ne se rappelait pas une seule fois où sa femme et lui ne s’étaient pas disputés le volant avant
de monter en voiture. Et, question vitesse, Kay s’y connaissait aussi bien que son mari.
Il éteignit la musique. Impossible d’écouter Margot en pensant à Kay. En tout cas, pas sur le tronçon de
route où sa femme avait trouvé la mort. Il accéléra de plus belle, négociant d’épineux virages en épingle,
défiant toutes les lois de la gravité. Bientôt, la chaussée ne fut plus qu’une étroite route en corniche prise dans
un étau effroyable ; d’un côté la paroi rocheuse, de l’autre le vide. Lancé à fond sur ce couloir de la mort,
Bellamy eut une pensée pour sa femme : « Ce qu’elle a dû être furieuse quand elle est passée par-dessus
bord Furieuse contre moi. »
Il pensait qu’effectivement, c’était sa faute. Il aurait dû accepter te divorce et la laisser partir.
Elle serait encore en vie, aujourd’hui, s’il n’avait pas été aussi entêté.
Il appuya sur le champignon plus fort encore. Beaucoup plus fort.

Lorsqu’il gara sa voiture face à la maison de Margot, Bellamy aperçut un jeune homme à la tignasse
châtain clair. A l’évidence, un rôdeur. Mais... n’était-ce pas ce bon Gleason ? Que diable venait-il faire dans les
parages» à une heure pareille ?
Manifestement éméché, le charpentier titubait en direction de sa camionnette quand Bellamy
1'interpella :
― Hé ! Vous, là-bas. Qu’est-ce que vous faites là ?
― Pas de panique, m’sieur. Vous ne me reconnaissez pas ? J’suis un des ouvriers qui travaillent sur la
maison, expliqua-t-il tandis qu’il s’approchait en claudiquant.
Sur ses gardes, Bellamy recula d’un pas. Stratégiquement parlant, il lui semblait indispensable de
maintenir une marge de manœuvre entre eux.
― Cela ne me dit pas ce que vous faites ici.
― Vous n’auriez pas vu m’dame Wylde, par hasard ?
― Elle est en ville. J’ose espérer que vous ne vous êtes pas introduit chez elle.
― Je ne me suis introduit nulle part, se récria le jeune homme, offusqué. Pour qui me prenez-vous ? Cet
après-midi, je l’ai mise en garde contre le danger qu’elle courrait à rester ici toute seule, surtout après ce qui
s’est passé la nuit dernière : quelqu’un a déchiré cette bâche, vous comprenez, et moi, je n’étais pas tranquille.
Mais elle n’a pas pris mon avertissement au sérieux.
― Vous avez donc jugé nécessaire de venir effectuer une ronde ?
― En effet. M’dame Wylde n’y tenait pas spécialement, en vérité. Mais, quitte à m’attirer ses foudres,
je suis quand même venu m’assurer que tout allait bien. Par acquit de conscience, quoi...
Il eut un rire rauque et ajouta :
― Y'a pas à dire : votre voisine n’a rien d’une froussarde. Mais vous, alors, qu’est-ce que vous êtes
venu faire ici puisqu’elle est en ville ?
― Elle m’a demandé de passer pour voir si toutes les portes étaient fermées à double tour. Le sont-
elles ?
Il relâcha sa garde. L’homme était ivre ; si leur entretien tournait au vinaigre, il n’aurait aucun mal à le
maîtriser.
― Je n’en sais rien, répondit l’ouvrier. Je me suis contenté de frapper. Il n’y avait personne ; je n’ai pas
insisté. Qu’est-ce que vous croyez ? Je ne rentre pas chez les gens comme ça, moi
― Pourtant, je vois de la lumière à la fenêtre du salon, là-bas. Peut-être bien que vous êtes entré une
seconde, juste pour vous assurer que la maison était vide, et que vous n’osez pas me l’avouer.
― Nooon ! Combien de fois faudra que je vous le répète ? Je ne suis pas entré ! Pas plus que je ne sais
où votre voisine est partie.
― Je viens de vous le dire. Elle est en ville, et elle ne sera pas de retour avant demain.
― Bon. Eh bien, dans ce cas, je suppose que je n’ai plus rien à faire ici.
Gleason plongea la main dans l’une des poches de son pantalon pour en retirer un trousseau de clés, et
s’apprêta à monter dans son véhicule.
― Rassurez-moi, lui dit Bellamy : vous n’avez pas l’intention de conduire dans cet état ?
― Bah, c’est vrai que je n’ai pas les yeux tout à fait en face des trous.
― C’est le moins qu’on puisse dire, renchérit Bellamy, Vous allez loin ?
― Une bonne vingtaine de kilomètres. Remarquez : je pourrais passer la nuit dans la camionnette. De
toute façon, je dois être ici de bonne heure, demain matin. Alors, autant dormir sur place.
― Il me semble que ce serait plus raisonnable.
Si le jeune homme s’était montré agressif, Bellamy n’aurait pas hésité un instant à lui mettre son poing
sur la figure. Mais le bougre était tout miel et tout sucre. Pour un peu, Bellamy l’aurait même hébergé pour la
nuit. Il faillit le lui proposer, mais se ravisa aussitôt. Pour le moment, il cuvait son vin, mais comment réagirait-
il quand il serait dégrisé ? Non, après tout, il n’avait qu’à dormir dans sa camionnette. D’ailleurs, personne ne
lui avait demandé de venir.
― Ecoutez, dit Bellamy, je vérifie que les portes sont fermées à clé, et je m’en vais. Mais ne vous avisez
pas de faire le malin. Je vous tiens à l’œil. De chez moi, je vois tout ce qui se passe ici.
― N’ayez crainte, m’sieur.
Le jeune ouvrier grimpa dans sa camionnette et s’installa pour la nuit.
Bellamy se dirigea vers le phare. Il commença par vérifier la porte d’accès à la tour. Elle était fermée.
En revanche, celle du bâtiment de service ne l’était pas. Il s'apprêtait à lui donner un tour de clé, mais se ravisa
au dernier moment. Mieux valait d’abord jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il entra.
« Beau travail ! » se dit-il aussitôt. La maison ne ressemblait plus du tout à ce qu’il avait connu
autrefois. Les ouvriers n’avaient pas ménagé leur peine, au cotas des derniers jours, pour transformer cette
masure. Une fois peint et décoré, l’intérieur serait charmant. Il alluma les plafonniers et continua son
inspection.
Le séjour semblait plus spacieux qu’à l’origine. Margot avait fait abattre une cloison pour agrandir la
salle. Au centre, un escalier en colimaçon. « Original ! » estima le visiteur en contournant l’ouvrage métallique
aux marches recouvertes d’une fine moquette écrue. Adossée à un pan de mur, une grande cheminée. Un câble
électrique dépassait légèrement du conduit. Intrigué, il s’approcha de l'âtre pour examiner la gaine de plus près.
Bizarre. L'installation électrique n’était-elle pas censée être achevée ? Apparemment, non. Inutile de chercher à
comprendre, se dit Bellamy. L’électricité, ce n’était pas son fort. Et puis, ça ne le regardait pas. Il se dirigea
vers la cuisine pour vérifier la porte de derrière.
Une ouverture en arc de cercle avait été pratiquée dans la cloison séparant la salle à manger de la
cuisine. A la base de l'arcade, un bar en chêne massif. Equipée d’appareils électroménagers à la pointe de la
technologie et pourvue d’une buanderie, la cuisine était, à présent, parfaitement fonctionnelle.
« En voilà un matériel perfectionné pour une femme qui se prétend incapable de faire la cuisine » se dit
Bellamy. Il sourit en repensant à l’aveu qu’elle lui avait fait au cours de leur dîner tête à tête.
Il contemplait distraitement un magnifique mixeur-autocuiseur dernier cri lorsqu’il crut voir quelque
chose bouger derrière la fenêtre. Ça alors ! Avait-il rêvé ? Il aurait juré qu’une silhouette vive comme l’éclair
était passée en trombe derrière les carreaux. Illusion d’optique ou réalité, il en aurait le cœur net. Tous les sens
en alerte, il se précipita à l’extérieur. Autour de la maison, aucune trace de vie. Allongé sur la banquette avant
de sa camionnette, Gleason dormait du sommeil du juste. Les portières étaient verrouillées de l’intérieur. Non,
ce ne pouvait pas être lui. Jamais il n’aurait eu le temps de réintégrer le véhicule aussi vite. Et puis, Bellamy
n’avait entendu aucun bruit de portière. Il avait seulement aperçu cette forme éthérée, d’une agilité
extraterrestre, presque surnaturelle.
« Quel imbécile tu fais, tout de même ! » se dit-il. Ce gars a pris la cuite de sa vie. Il n’est pas en état de
se lever pour jouer les étoiles filantes. »
Il décida, néanmoins, de mener sa petite enquête dès le lendemain car, ivre ou pas, le jeune charpentier
avait rôdé autour de la maison, et les raisons qu'il avait fournies pour justifier sa présence étaient plus que
nébuleuses.
Bellamy retourna dans la cuisine et s’accouda un moment au comptoir en chêne pour réfléchir. Un livre
posé à une extrémité du bar attira son attention. Tiens
Ce livre lui disait quelque chose. Mais oui, il reconnut l’illustration qui figurait sur la couverture. C’était
un de ses romans : Déluge. Il saisit le bouquin et le feuilleta rapidement. Ah, une page cornée au milieu !
Margot s’était-elle prise d’une passion tardive pour la littérature d’horreur ? A voir
Soudain, il constata avec effroi qu’il était en train de se livrer à cet acte répréhensible qu’il avait eu le
toupet de reprocher à Gleason : il violait sans vergogne l’intimité de la chanteuse. Il abusait de la confiance
qu’elle lui avait témoignée en l’investissant d’une mission particulière qui, d’ailleurs, n’excédait guère le cadre
des attributions d’un simple portier. Elle ne lui avait pas ouvert les portes de sa maison, mais juste demandé de
les fermer, et monsieur se permettait de circuler à sa guise dans les appartements privés de sa voisine ! De quel
droit ? Sa présence dans cette propriété était à peu près aussi illégale et indésirable que celle d’un cambrioleur.
Aussi s’intima-t-il l’ordre de partir séance tenante.
Il n’avait pas ses entrées chez la cantatrice.
Du moins, pas encore.
Violer l’intimité des gens, quel scandale Pourtant, à bien y réfléchir, n’était-ce pas ce qu’il avait fait en
écrivant Déluge ?
Il s’éclipsa sur la pointe des pieds, après avoir verrouillé la porte derrière lui. Puis il fit le tour de la
maison pour vérifier l’état des fenêtres. Tout était en ordre. Le charpentier dormait toujours aussi profondément
que tout à l’heure. Il ne causerait d’ennuis à personne, se dit Bellamy. Du moins, pas avant quelques heures.
« Je n’aurais jamais dû pondre ce fichu bouquin », songea-t-il en rentrant chez lui. Il l’avait, malgré tout,
écrit et dédicacé à une femme qui n’était plus là pour le lire mais qui, de toute façon, n’aurait certainement pas
été impressionnée par la nature douloureusement autobiographique de l’ouvrage. Peut-être même qu’elle s’en
serait moquée éperdument.
Mais pas Margot. Pas cette femme à qui il désespérait de donner une bonne image de lui. La seule
femme, en dehors de Kay, pour qui il avait jamais ressenti le grand frisson et les vertigineux tourments de
l’amour.
Vingt minutes plus tard, Bellamy était confortablement installé à sa table de travail, les yeux rivés sur
l’écran de son ordinateur. Absorbé dans ses pensées, il ne songea pas à regarder par la fenêtre. Chez la
cantatrice, la lumière du salon venait de se rallumer. Elle s’éteignit au bout de dix minutes.
Un quart d’heure après, la camionnette de Tom Gleason avait disparu.
7
Assis dans la salle de l’Opéra de San Francisco, les artistes attendaient impatiemment que le librettiste
leur donnât lecture du nouveau scénario. Le régisseur profita de ce que les membres de la troupe étaient
rassemblés au grand complet pour leur adresser un discours. Il monta sur scène, et une bouffée de colère
enflamma ses joues.
― Deux masques à tête de mort ont disparu. J’ignore qui a volé ces accessoires, rugit Pressmann en
fusillant d’un regard accusateur son auditoire médusé, mais je somme le fautif de les restituer sur-le-champ. Et
si c’est une blague, j’aime autant vous dire que je ne la trouve pas drôle du tout. Je vous déconseille vivement
de jouer au plus fin avec moi parce que ça risque de très mal finir. Ces deux masques de scène m’ont coûté une
petite fortune. Je les veux avant ce soir sur mon bureau. Je vous en prie, ne m’obligez pas à prendre des
sanctions. A bon entendeur, salut.
D’un hochement de tête, il signifia au librettiste qu’il en avait fini et quitta la scène. Bellamy monta à
son tour sur les planches.
― Bonjour, tout le monde, fit-il en saluant son public d’une révérence courtoise. Comme vous le savez
tous, nous allons lire ensemble le nouveau livret. Je suis certain que si M. Pressmann n’avait pas été préoccupé
par l’affaire des masques, il n’aurait pas omis de vous donner des nouvelles d’Anne. Elle va bien. Le seul
danger qu’elle court maintenant est celui qui menace les pensionnaires de la plupart des établissements
hospitaliers, c’est-à-dire la nourriture qu’on y sert. En nous y mettant tous, peut-être parviendrons-nous à
résoudre ce problème. Une bonne soupe de légumes pour son repas de midi lui ferait le plus grand bien. A nous
de la préparer et de la lui apporter à tour de rôle.
Margot ainsi que deux ou trois artistes proches de la jeune victime sourirent Sans doute auraient-ils
voulu accueillir le trait d’humour de l’écrivain avec plus d’entrain mais, à l’évidence, le cœur n’y était pas.
― En attendant, poursuivit Bellamy, tenez-vous sur vos gardes. Quelqu’un cherche manifestement à
nuire au spectacle. Il semble déterminé à frapper sans discrimination tous ceux et celles qui participent à son
montage. Restez groupés le plus souvent possible et, après les répétitions, rentrez chez vous sans tarder. Il y va
de votre vie.
Aussitôt, un brouhaha s’éleva dans l’assistance. Des remarques fusaient en tous sens. Enfin, quelqu’un
avait osé dire tout haut ce que tout le monde pensait secrètement. Bellamy dut hausser le ton pour faire taire
l’assistance. Il n’obtint gain de cause qu’au bout de dix longues minutes. Dès que la rumeur s’éteignit, il reprit
la parole :
― Ne nous égarons pas. Nous avons un opéra à répéter, rappela-t-il. Après tout, c’est votre carrière à
tous qui est en jeu. Aucun de vous n’aimerait se retrouver au chômage à l’issu d’un cuisant fiasco, n’est-ce
pas ? Alors, mettons-nous au travail sans plus tarder.
Ces remarques avaient mis radicalement fin aux derniers chuchotements.
― Bon, continua-t-il, comme vous pouvez le constater, à part le régisseur dont je n’ai pas réussi à me
débarrasser, les quelques directeurs qui, habituellement, président aux destinées de cet établissement sont
absents. Je les ai envoyés jouer ailleurs. Je ne tenais pas à ce qu’ils descendent mon travail en flèche. Voyez-
vous, je ne suis pas dramaturge. D’habitude, on ne lit pas mes ouvrages en ma présence. Ce matin, ça se passe
entre vous et moi. Dès que vous aurez lu ma version, vous serez tenu contractuellement de croire que Le
Masque est le meilleur opéra jamais écrit après Carmen. Des questions ?
― Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que l’agresseur a attaqué Anne intentionnellement ? s’enquit un
membre de l’assistance.
― Eh bien, nous avons de fortes raisons de penser que quelqu’un cherche à porter atteinte au spectacle.
Pour l’anéantir, il est logique qu’il tente de liquider les pièces maîtresses du jeu. D’abord l’auteur, et maintenant
la doublure de la vedette. Nous ignorons encore les motivations profondes de l’agresseur, mais la police
travaille assidûment à les découvrir.
― Si quelqu’un parmi vous sait quelque chose, intervint Margot, qu’il n’hésite pas à se manifester.
Nous avons le devoir de communiquer à la police tous les renseignements susceptibles de l’aider à démasquer
le coupable.
― Absolument, renchérit Bellamy. Peut-être s’agit-il d’un ancien membre de la troupe ou du personnel
de l’Opéra ? Quelqu’un qui aurait été renvoyé, par exemple ?
Bon sang de bonsoir, mais vous n’avez pas fini ? hurla Daniel Pressmann. Nous sommes en train de
gaspiller un temps précieux. Je vous rappelle qu’il ne nous reste plus que trois semaines pour mettre cet opéra
sur pied. Laissez donc la police faire son travail, et contentez-vous de faire le vôtre.
Cette réaction conforta Bellamy dans l’idée que le régisseur n’avait aucunement l’intention d’apporter
sa contribution pour faire avancer l’enquête, et qu’il espérait bien voir tous les artistes placés sous son autorité
agir de la même façon.
― C’est ça, écoutez-le donc ! fit Bellamy sur un ton sarcastique. Après tout, c’est lui qui a raison. Il
n’est pas dans notre intérêt de voir cette affaire trop vite résolue. L’agression d’Anne ne tardera pas à faire la
une des journaux. Quelle publicité ! N’est-ce pas, monsieur Pressmann ?
― Non mais dites donc, vous ! Qu’est-ce que vous essayez d’insinuer ? se récria le régisseur.
― Que vous êtes le dernier des imbéciles, mon pauvre Daniel. Maintenant, fichez le camp et laissez-
nous travailler en paix.
Interloqué, Pressmann ne sut que répondre. Au lieu de déguerpir, comme on venait de le lui suggérer, il
demeura un moment interdit, le regard plein de haine.
Tout le monde le regardait. D’aucuns redoutaient sa colère légendaire. Dans l’assistance, on se tassa
dans son siège, on s’abrita comme on put pour échapper au cataclysme. Mais, à la surprise générale, Pressmann
ravala sa rage et alla s’asseoir sans mot dire dans un fauteuil du premier rang.
Bellamy commença alors à présenter et commenter les modifications qu’il avait apportées au livret.
― Le récit de La Mort rouge raconte comment un prince s’enferme, en compagnie d’une poignée de
fidèles amis, dans une abbaye fortifiée, pour échapper à un fléau mortel qui ravage leur contrée. Mais à la fin,
bien sûr, ils meurent tous, décimés.
« Le récit s’ouvre sur cette femme au caractère revêche, dévorée par la cupidité, qui rencontre et épouse
un milliardaire. L’homme de ses rêves, si l’on peut dire. Il est tout aussi avide de richesses qu’elle, et préfère de
loin l’argent aux sentiments qu’il prétend nourrir à son égard. Bien sûr, avec le temps, ils apprennent à
surmonter leurs basses inclinations. Mais dehors, de l’autre côté des remparts de l’abbaye fortifiée, la Mort
attend toujours. La nouvelle d’Edgar Allan Poe, telle qu’elle apparaît dans Histoires extraordinaires, dénonce
les excès et la cupidité des gens de l’époque. J’ai rétabli la dimension allégorique du récit primitif que Taylor
avait totalement occultée. C’est bel et bien l’œuvre de Poe que vous interprèterez sur la musique de Grimaldi
Maintenant, mon travail sera-t-il à la hauteur de vos attentes ? Je le souhaite de tout cœur. »
L’écrivain s’interrompit pour boire une gorgée du café qu’il n’avait pas touché depuis qu’il avait pris la
parole.
― Pouah ! s’écria-t-il en écartant la tasse de ses lèvres. Quel jus de chaussette !

Bellamy avait tenu sa promesse. Son récit présentait les signes manifestes du chef-d’œuvre.
Profondément humain, son ouvrage révélait la sensibilité d’un auteur au talent immense qui semblait avoir tout
compris de la nature humaine et de ses secrets tourments. Une facette souterraine de sa personnalité qui
n’émergeait qu’à travers ses livres. Cet homme possédait une grandeur d’âme qui s’exprimait magistralement
par l’intermédiaire de la littérature. Manifestement, il en savait long sur tes affres de l’amour où sombraient les
âmes. En somme, il comprenait la vie.
L’histoire démarrait de façon assez comique sur tout quiproquo qui allait permettre à une pauvrette et à
un richard de se rencontrer. Derrière le conte de fées se révélaient les bassesses de l’humanité. Au fil de ses
tribulations amoureuses, le couple se déchirait, tissant autour de lui la trame du drame. Le passage final du bal
masqué distillait une atmosphère d’une effroyable pesanteur. Derrière chaque mot, on sentait la douleur et
l'angoisse. L’ultime objet de cet opéra était de dénoncer l’horreur d’une existence dépourvue d’amour, une
horreur si grande qu’à la fin, elle consumait tous les personnages. Finalement, on découvrait que le fléau de La
Mort rouge puisait son énergie destructrice non pas dans une source d’infection microbienne, mais dans les
maux d’une société en mal d’amour.
A la fin de la lecture, Margot se surprit à se tamponner les yeux. Elle rougit à l'idée que cette effusion de
larmes pût trahir chez elle une certaine propension à céder à des débordements excessifs. Elle ne se savait pas si
émotive. D’ordinaire, il en fallait davantage pour la bouleverser. Elle fut soulagée de constater qu’à l’évidence,
d’autres membres de la troupe avaient été pareillement touchés. Surtout Connie qui pleurait à chaudes larmes.
― Voilà, conclut Bellamy. Il ne me reste plus qu’à achever la tirade finale de Margot, et l’opéra sera fin
prêt. Qu’en dites-vous ? Pouvons-nous considérer que nous avons là matière à monter un opéra ?
Pour toute réponse, les membres de la troupe le gratifièrent d'une ovation triomphale. Oui, ils avaient
maintenant de quoi monter un opéra. Et quel opéra !

Exaltés par la qualité de l’ouvrage, chacun se mit sérieusement au travail dès le début de l’après-midi.
Daniel Pressmann avait beaucoup de défauts, mais c’était un homme cultivé ; il avait l’intelligence de l’art, et
savait s’incliner devant le talent. Aussi, à l’instar des plus renfrognés, avait-il fait fi de ses rancœurs et rallié le
parti du plus fort : celui que Bellamy dirigeait avec une majesté étourdissante. Les principaux chanteurs se
retirèrent pour examiner avec soin les nouvelles paroles de leurs chansons, et s’exercèrent à les chanter avec un
enthousiasme accru. Les techniciens chargés de l’éclairage procédèrent à de nouveaux ajustements, et Neil
Roberts, le metteur en scène, entreprit de reporter sur un registre l’ordre de passage des artistes sur scène.
Cependant, si la plupart des membres de la troupe avaient accueilli favorablement le nouveau livret, un
chanteur s’était tout de même montré mécontent. David Trierweiller, le ténor fantasque qui jouait l’amant de
Margot dans la pièce, ne s’embarrassa pas de mielleuses formules de politesse pour adresser ses griefs au
librettiste.
En voyant Bellamy approcher, il interrompit la scène qu’il répétait avec Margot et s’emporta.
― Vous avez fait de mon personnage un authentique salopard ! beugla-t-il. Vous n’aviez pas le droit...
― Mais qui êtes-vous donc ? lui demanda Bellamy. Un acteur ou une star capricieuse ?
― Donnez-moi une seule raison valable pour justifier les modifications que vous avez apportées à mon
rôle.
― Le bien de l’intrigue, répondit-il. J’estime qu’un assaillant cruel sert mieux l’histoire qu’un benêt. On
vous demande d’interpréter le rôle, pas de l’écrire.
― Je refuse d’incarner un fou sanguinaire.
― N’exagérons rien. Je dirai simplement que, maintenant, il a un peu de sang sur les mains, ce qui ne
l’empêche pas d’être habité par de louables sentiments. N’aime-t-il pas une femme de toute son âme ?
Allons Ne vous formalisez pas pour si peu. C’est un personnage intéressant. Et puis, il ne tient qu’à vous de le
rendre plus humain. Prenez plutôt exemple sur Margot. Se plaint-elle de jouer une arriviste qui ne recule devant
aucun crime pour parvenir à ses fins ? Non ! Alors, je vous en prie, cessez de nous casser les pieds avec vos
caprices de star.
― Mais attendez, ça n’a rien à voir. Elle a le rôle principal, elle !
Bellamy haussa le ton pour couper court aux protestations du pleurnicheur :
― Un comédien digne de ce nom doit user de toutes les ressources de son talent pour rendre son
personnage digne d’intérêt, sans jamais se plaindre de la longueur de son texte ou du caractère antipathique de
son personnage. Etes-vous un comédien digne de ce nom ?
Sans attendre la réponse, Bellamy prit congé de l’assistance.
David Trierweiller était tout déconfit, tandis que Margot examinait discrètement sa partition.
L’atmosphère était tendue. Au bout d’un moment, le ténor finit par rompre le silence.
― Pfft... Et dire qu’il faut apprendre tout ça par cœur ! Autant s'y mettre tout de suite.
― Oui, acquiesça Margot, on n’est pas au bout de nos peines.
Connie délirait de joie. Edward Bellamy ne s’était pas contenté d’améliorer le livret. Il avait également
rajouté des solos. L’un d’entre eux avait été confié à sa jeune voix d’alto.
― Attention à toi lança-t-elle à Margot. Aujourd’hui, on m’écrit un couplet ; demain, à moi la vedette.
― Oh, Connie ! Je suis si heureuse pour toi, dit Margot en embrassant son amie.
― Maintenant, il ne me reste plus qu’à me faire à l’idée de chanter seule sur scène. Ce sera une grande
première pour moi, avoua Connie. Mais serai-je à la hauteur ?
― Eh bien, voilà l’occasion rêvée de le découvrir.
― Oh, tais-toi. J’ai un trac fou, rien que d’y penser.
― Il ne faut pas, Connie. Tu rêves de devenir la grande voix d’alto de l’Opéra de San Francisco, n’est-
ce pas ?
― Je ne sais pas. Est-il absolument nécessaire que ce soit moi ? répliqua-t-elle, un grand sourire aux
lèvres. C’est si soudain. Je ne m’attendais vraiment pas à me voir confier un rôle en solo, ici et maintenant. Il
faut que tu m’aides, Margot. Sans toi, je ne pourrai pas y arriver.
― Ne t’affole donc pas. Dès qu’on m’aura livré mes meubles, tu viendras passer quelques jours à la
maison. Nous répéterons jour et nuit jusqu’à ce que nous les tenions, ces rôles.
― Comme au temps du lycée, alors ?
― Exactement. Même le pop-corn sera au rendez-vous.
― Affaire conclue. Bon, je me dépêche ; j’ai une séance d’essayage dans trois minutes. Salut.
La jeune femme s’éclipsa en un éclair.
Margot était ravie du tour que prenaient tes événements. Le livret de Bellamy avait rendu espoir à la
troupe. Tout aurait été parfait dans le meilleur des mondes si l’agresseur d’Anne n'avait pas fait planer sur
l’opéra une pesante menace. Le douloureux souvenir était gravé dans toutes les mémoires, et un danger de mort
semait le doute dans les esprits. Surtout dans celui de Margot.
Elle était lasse de cette incertitude. Elle attendait autre chose de la vie. Une fraîcheur nouvelle, un
souffle de jouvence pour lui alléger le cœur. Bellamy n’était-il pas l’homme de la situation ? N’avait-il pas fait
naître en elle de superbes sentiments qui l’avaient émue aux larmes ?

― Ces costumes sont complètement fichus, dit Pamela Laurie, la rage au cœur, en examinant les
vêtements de scène en lambeaux que la police lui avait retournés dans une boîte en carton.
Margot entra dans l’atelier de la couturière au moment précis où elle pestait contre tous les saints.
― Aïe, aïe, aïe ! s’exclama la jeune femme. Ce n’est pas beau à voir, hein ?
― Tu parles Ah, si je tenais l’ordure qui a fait ça, je lui arracherais les yeux de mes propres mains.
― Eh bien Je ne voudrais pas être à la place du malheureux...
― Ce qui est malheureux, c’est de constater les dégâts irréparables que ce minable a commis.
― Irréparables ?
― Eh oui ! répondit la couturière, manifestement écœurée. Regarde-moi ça ! : C’est tout juste bon à
jeter à ta poubelle. Mon équipe va être contrainte de travailler d’arrache-pied pour réaliser de nouveaux
costumes. Ah, elles vont être contentes, mes ouvrières Je les entends déjà se lamenter. Mon Dieu, mais qu’est-
ce que tu as bien pu faire à ce type pour qu’il vienne mettre une pagaille pareille ?
― Moi ? Rien du tout.
― Ce n’est pas ce qu’on dit. Certains prétendent que le coupable serait une espèce de psychopathe qui
te suivrait partout comme ton ombre. Un Européen, paraît-il. Pas étonnant : il n’y a que des psychopathes, là-
bas
― Evidemment, si tu prêtes foi à la rumeur... En tout moi, je peux t’assurer que je n’ai rien fait pour
attirer ce type ici. Et, d’ailleurs, qui fait courir la rumeur, au juste ?
― Tout le monde. Les potins vont bon train dans les couloirs. Et puis, tu connais les artistes de la
troupe : ils papotent comme ils respirent. Ça fait du bruit, quoi...
― Du bruit que tu n’es pas la dernière à propager.
― Si tu crois que je n’ai que ça à faire ! Entre tes robes et celles de Dwight puisque, paraît-il,
mademoiselle joue les solistes, à présent.
― Ah, vous êtes là, Laurie, s’exclama Pressmann en entrant dans la pièce. Dites, quel est votre
diagnostic pour les robes ?
― Mortes. Elles sont complètement mortes, répondit- elle en fourrant le bouquet d’étoffes lacérées dans
la caisse en carton. C’est tout ce que vous vouliez savoir, Danny ? Parce que je n’ai pas le temps de bavarder
avec vous, aujourd’hui.
― Oui, c’est tout... enfin non. Vous n’auriez pas vu le glaive de cérémonie, par hasard ?
― Allons bon, voilà encore autre chose. Je l’ai emporté chez moi, hier, pour me couper des rondelles de
saucisson... Non, franchement, vous feriez mieux de demander ça à l’accessoiriste.
― C’est fait Il ne l’a pas vu.
― Eh bien, moi non plus.
Elle bouscula le régisseur en sortant de la pièce.
A propos, dit-il à Pamela avant qu’elle ne s'éclipsât, vous ai-je demandé de rajouter des bretelles à la
robe de Margot pour la scène finale ?
― Non. Et, de toute façon, pour le moment, c’est le cadet de mes soucis, répondit-elle en s’éloignant
d’un pat pressé vers le fond du couloir.
― Cette femme est vraiment incorrigible, fit-il remarquer à Margot. Il faut toujours qu’elle agisse
comme si elle était la seule à travailler. Si elle n’était pas aussi douée, il y a longtemps que je l’aurais mise à la
porte.
― Que comptez-vous faire de ce glaive ? demanda- t-elle.
― Il doit suggérer la lente descente aux enfers. Et le passage d’une époque à l’autre.
Pressmann arborait en cet instant le visage passionné d’un homme investi d’une mission.
― Nous avons mis au rebut l’ancien décor qui ne convenait pas pour le remplacer par un formidable jeu
d’éclairage, continua-t-il. Avez-vous lu la nouvelle de Poe ? Elle est très visuelle et colorée. Les effets de
lumière, surtout, y jouent un rôle prépondérant que nous voulons rendre sur scène. Le décor du tableau final
sera dépouillé à l’extrême. On ne verra que vous et David. Sans oublier la Mort, bien sûr. Pourvu qu’on
retrouve les masques Le fabricant nous les vend mille francs la pièce, vous vous rendez compte ?
― En effet, ce n’est pas donné répliqua Margot. A propos, qui interprétera le rôle de la Mort ?
― Je ne le sais pas encore. Grimaldi s’occupe de faire passer les auditions à de jeunes comédiens. Il n’a
pas encore déniché l’oiseau rare, semble-t-il. De toute façon, un simple figurant fera l’affaire. Je suis sûr que
vous allez adorer son costume : il est lugubre à souhait. Il tranchera nettement avec le vôtre. A ce propos,
rassurez-vous : Laurie fera le nécessaire pour les bretelles. Sous son air bourru, c’est une brave femme.
― J'en suis persuadée, admit Margot. Je comprends tout à fait qu’en ce moment, elle ait autre chose à
faire que s’occuper de coudre des bretelles.
― Bien, ce n’est pas que je m’ennuie en votre compagnie, ma chère, mais nous ne sommes plus qu’à
quelques jours de la première, et tout reste à faire. Je vous laisse.

Les répétitions se poursuivaient dans la joie et la bonne humeur. Les artistes avaient de nouveau foi dans
le succès du spectacle, et mettaient du cœur à l’ouvrage. L’œil vif et l'oreille tendue, l’homme qui était assis au
dernier rang du balcon s’informait des moindres faits et gestes du petit peuple de l’Opéra. Il était impressionné
par l’effervescence inhabituelle qui animait la troupe. Mais pas au point de renoncer à ses projets. Son plan se
déroulerait comme prévu. L’Opéra péricliterait. Il y veillerait personnellement.

Depuis sa rencontre avec Margot Wylde, Bellamy était en proie aux tourments de l’amour.
L’amour... N’existait-il rien, ici-bas, qui fût capable de transcender ce tyrannique asservissement du
cœur ? Quelques jours auparavant, avant de tomber sous le charme de la chanteuse, il n’éprouvait aucun des
sentiments qui torturaient aujourd’hui son âme. Et, pour autant qu’il s’en souvînt, il ne s’en portait pas plus mal.
Il se rappelait le soulagement qu’il avait ressenti quand il s’était enfin libéré de sa relation avec Kay. Oui, il
avait apprécié cette nouvelle vie, et il aurait volontiers continué dans cette voie, sans plus jamais se soucier des
femmes qui semaient le trouble dans l’esprit des hommes et brisaient leur âme sans vergogne.
Mais, maintenant que la douleur était là, il ne pouvait plus la nier. Non, jamais il ne parviendrait à
éteindre le feu qui brûlait dans sa poitrine.
Si seulement l’amour n’avait pas pour lui un goût si amer : celui du remords. Sans cesse, la voix de sa
défunte épouse, tel un chant triste surgi d’outre-tombe, venait le lui rappeler : « Dès que tu t’éloignes de ta
machine à écrire, tu n’es plus qu’un zombie. J’ai épousé une ombre. Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un
tel destin ? »
Il frappa un grand coup sur le bureau pour chasser le fantôme de Kay, renversant au passage une tasse
de café à moitié pleine. Le liquide noirâtre se répandit sur son manuscrit posé à côté de l’ordinateur. Il ne tenta
rien pour sauver les documents du désastre. A quoi bon ? Cela n’eût rien changé. Depuis la mort de Kay,
n’était-il pas condamné à aimer dans la douleur ?
Non, il restait encore un espoir : Margot. Elle conjurerait le sort.
Encore fallait-il pour cela qu’elle demeurât en vie. L’enquête qu’il avait menée pour confondre le rôdeur
ivre, Tom Gleason, s’était révélée parfaitement infructueuse. C’était un simple charpentier, rien de plus. Il
travaillait au service de son actuel employeur depuis deux ans. Ce dernier n’avait rien à lui reprocher, à part sa
tendance à boire un peu trop. Et voilà ! Un suspect en moins.
Bellamy s’efforça de se concentrer sur son travail, mais rien à faire, l’image de Margot, obsédante,
revenait sans cesse dans son esprit, occultant le reste de ses pensées. Elle le fascinait, et lui n’avait qu’une seule
envie ; se laisser ensorceler.
Bellamy était toujours assis, immobile devant le clavier de son ordinateur, quand il aperçut par la fenêtre
les phares de la voiture de Margot. Sa proximité te rendit encore plus nerveux, et il se demanda s’il était
préférable| qu’il persistât à scruter l’écran désespérément vide du moniteur ou s’il valait mieux qu'il se décidât à
lui téléphoner. A moins qu’il ne se rendît directement chez elle ?
Non, impossible. Le dispositif de sécurité qu’il lui avait fait installer était maintenant opérationnel. Elle
allait probablement le mettre en marche en arrivant. L’équipe de techniciens n’avait pas encore eu le temps
d’effectuer tous les branchements nécessaires, mais sans doute le dispositif était-il déjà assez efficace pour
déclencher une alarme à l’approche d’un intrus.
Il ne passerait pas le barrage. Alors, autant rester chez lui pour travailler. Et puis, il devait absolument
achever le livret du Masque. C’était quand même plus urgent que d’aller jouer les jolis cœurs auprès de la
cantatrice. Après tout, c’était pour elle qu’il écrivait. Rien que pour elle.

Elle gara sa voiture devant chez elle, sortit du coffre deux sacs chargés de victuailles, et se dirigea vers
la porte d’entrée de sa maison. La nuit était fraîche, et les nuages gris, bas dans le ciel, formaient un voile de
tristesse. Un autre soir, peut-être, elle aurait trouvé le décor lugubre. Mais pas ce soir. Rien ne pouvait lui saper
le moral. Le regain d’activité que connaissait l’Opéra lui réchauffait le cœur. La troupe travaillait maintenant
avec enthousiasme. Heureuse, elle avait envie de faire la fête. Un petit récital tomberait à point nommé, songea-
t-elle en jetant un regard malicieux en direction de la maison de l’écrivain.
Elle gravit le perron, entra chez elle, alluma les plafonniers et alla déposer ses courses dans la cuisine.
Sur le mur, près du téléphone, était installé un disjoncteur qui commandait le dispositif de sécurité. Elle
actionna la manette de mise en marche, exactement comme le technicien le lui avait montré. Aussitôt, un
voyant rouge s’alluma sur le panneau de contrôle. Et voilà ! Elle était à la maison, saine et sauve.
Dans la cuisine, les travaux étaient finis, la peinture sèche. Demain, le phare fourmillerait de nouveau
d’ouvriers. Et ses meubles lui seraient livrés. Dans quelques jours, elle pourrait ouvrir les malles et les caisses
entassées au pied de la tour du phare. Alors, et seulement alors, elle se sentirait vraiment chez elle.
Lorsqu’elle eut fini de ranger le contenu de set sacs dans les placards, elle ne se lança pas dans une lente
errance à travers la maison, comme elle le faisait à ses heures perdues. Elle préféra ouvrir le roman qu'elle avait
laissé sur le bar de la cuisine.
Une phrase inquiétante lui revint à l’esprit : « Je vous ai ratée, à l’Opéra. » Mais elle ne devait pas
penser à cela. Elle n’avait plus rien à craindre, maintenant La tentative d’intrusion serait signalée. La police
accourrait aussitôt. Et puis, il y avait aussi cette patrouille de surveillance dont le sergent lui avait parlé, à
l’hôpital. Non, il n’y avait plus rien à craindre. Rassérénée, elle porta toute son attention sur le livre.
Sur la première page, elle relut la dédicace énigmatique : « Pour Kay. » Elle n’avait pas osé questionner
Bellamy à ce sujet. Peut-être redoutait-elle de connaître la réponse. La jalousie commençait à s’immiscer dans
son cœur. Qui était cette Kay ? Elle l’ignorait. En tout cas, cette femme devait compter à ses yeux pour qu’il la
gratifiât d’un tel hommage.
Un jour, songea Margot, si le destin lui était favorable, c’était à elle qu’il dédicacerait un livre.
Elle se prépara un repas frugal composé essentiellement de fruits qu’elle emporta dans la chambre du
rez-de-chaussée où elle avait élu domicile, ces derniers jours. Dehors, il pleuvait.
Puisqu’il était tard et qu’elle ne ressortirait pas avant le lendemain matin, elle troqua ses vêtements de
ville contre une longue chemise de lin blanc, nettement plus agréable, et se glissa sous les couvertures. Bien
installée, mi coussin moelleux calé derrière la nuque, elle reprit sa lecture à l’endroit où elle l’avait laissée. Elle
n’eut aucune peine à replonger dans l’atmosphère angoissante de l'histoire. Le héros du roman, d’abord
présenté sous les traits d’un odieux personnage, lui apparaissait peu à peu plus sympathique à mesure qu’elle
progressait dans le récit. Les terribles épreuves auxquelles il était confronté suscitaient la compassion du
lecteur. Emprisonné dans une fermette isolée au cœur d’une effroyable tempête de neige, privé de chauffage et
d’électricité, il grelottait de peur et de froid Poussé dans ses derniers retranchements, il attendait des secours qui
ne venaient pas. Seul au milieu de cet océan immobile et glacé, à la merci des éléments déchaînés, combien de
temps tiendrait-il encore ?
Seul... elle aussi était seule. Elle aussi était coupée de la civilisation. Et le danger qui couvait dans la
pénombre, quelque part autour de sa maison, lui parut brusquement tout aussi inquiétant que l’enfer blanc qui
enterrait vivant le héros du roman de Bellamy.
Mais attention : elle ne devait pas laisser le cauchemar prendre le pas sur la réalité, même si,
indéniablement, il existait une troublante ressemblance entre ce roman et les événements qui perturbaient
momentanément sa vie.
Elle prit une poire, croqua dans le fruit juteux et reprit sa lecture.
La pluie frappait aux carreaux de la chambre avec une vigueur accrue. Bientôt, le vent se mit à souffler
en rafales. Puis le tonnerre se mêla à la fête, rugissant férocement et crachant des éclairs. Il existait maintenant
entre les bruits du dehors et l’atmosphère tendue du roman une ressemblance impressionnante qui poussait
Margot à vivre le récit avec plus d’intensité.
Déluge racontait l’histoire d’un homme accablé par les remords. Manifestement, il avait tout fait pour
semer le malheur autour de lui, et souffrait terriblement de cette tragique situation. Bloqué dans l’antichambre
de la mort, il se voyait contraint d’affronter ses démons. Il n’était plus question pour lui de se voiler la face,
sous peine de sombrer dans le gouffre de la mémoire où l’attendaient, sur un parterre de braises ardentes, le
regret et la honte. La neige opaque qui ensevelissait sa maison
Margot interrompit un moment sa lecture pour écouter le chant du vent qui faisait bruire le feuillage des
arbres du jardin.
Elle ferma les yeux, et ses pensées s'envolèrent en direction du large : sur le pont d’un clipper en route
vers San Francisco, les cales chargées de soie pour tes femmes de la ville. A moins que le navire en question fut
une goélette battant pavillon corsaire, fuyant toutes voiles dehors vers la haute mer, emportant dans ses soutes
des coffres remplis d’or de Californie. Le chant de la nuit évoquait tout cela et plus encore.
Entre autres, le mystérieux chant de femme qu'elle avait entendu à plusieurs reprises, notamment en
présence de son amie Connie, et une autre fois en compagnie de Bellamy. Une voix féminine... Pourtant, ils
avaient acquis la certitude que le coupable était un homme. Néanmoins c’était bel et bien une voix de femme
qu’elle avait entendue. En tout cas, sûrement pas celle d’un fort ténor, comme l’avait suggéré l’écrivain. Peut-
être qu’ils étaient deux, après tout. La femme se chargeait de hanter la nuit de son chant fantasmagorique tandis
que l’homme semait la terreur dans l’enceinte de l’Opéra. Et, entre les mains d’un fou, le glaive constituait une
réelle menace.
L’enquête de Bellamy n’avait révélé l’existence d’aucun lien entre Tom Gleason et l’Opéra. Mais cela
disculpait-il pour autant le charpentier ? Peut-être soutenait-il la cause d’une chanteuse mise à la porte
récemment et prête à tout pour nuire à ceux qui l'auraient écartée de la scène ? Leur liaison n’étant connue de
personne, pas même de l’employeur ni de l’entourage de l’ouvrier, Bellamy n’avait, évidemment, rien
découvert.
Tandis qu’elle méditait sur les mobiles et l’identité d’éventuels suspects, le bruissement du vent dans les
feuillages se mua peu à peu en une mélodie infiniment plus harmonieuse que les coups de sifflet de la bour-
rasque portée par le vent du large. La ténébreuse voix de la nuit était de retour. Celle d’une femme ou d’un
castrat. Margot inspira profondément, retint son souffle un moment et tendit l’oreille. Oui... bien sûr Les notes
de musique que la nuit égrenait étaient celles composées par le maestro, Victor Grimaldi ; les paroles, qui lui
parvenaient par bribes, étaient celles écrites par le librettiste, Edward Bellamy.
Désormais, il n’y avait plus de place pour le doute. Margot était même en mesure d’identifier le passage
avec précision : c’était la première aria du Masque de la Mort rouge, où la pauvrette chantait son désespoir,
déplorant la tristesse de son existence et la précarité de sa situation. Un chant d’amertume qui reflétait bien
l’état d’âme du personnage au début de l’histoire.
« Le tueur est là, dehors », se dit Margot avec effroi. Elle devait agir immédiatement. Sans perdre son
sang-froid, elle posa doucement le livre, se leva et se dirigea sur la pointe des pieds vers la cuisine où se
trouvait le téléphone. En chemin, elle sentit un courant d’air froid lui glacer le dos. N’avait-elle pas fermé
toutes les fenêtres ? Elle aurait juré que si. Mieux valait vérifier.
Margot se faufila dans la pénombre du salon. Il n’y avait encore aucun rideau aux fenêtres, et il aurait
été suicidaire d’allumer la lumière. Très vite, les yeux de la jeune femme s’accoutumèrent à l’obscurité, et elle
remarqua que l’une des fenêtres était ouverte.
Qui l’avait ouverte ? Sûrement pas elle ! Jamais elle n’aurait commis une telle erreur. Et si le tueur
s’était introduit dans la maison ? Non, impossible. Les techniciens chargés d’installer le dispositif de sécurité
lui avaient assuré qu’en cas d’intrusion, l’alarme se déclencherait, que les portes et fenêtres fussent fermées ou
non. Mais ce système était-il suffisamment fiable ? A la seule perspective de se retrouver nez à nez avec le
tueur, Margot sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle s’approcha très lentement de la fenêtre.
Il pleuvait dru. Par moments, le tonnerre mugissait avec la voix tonitruante d’un monstre furieux en
striant le ciel noir d’éclairs. Entre chaque éclat de foudre, c’était la morne obscurité.
Le carré d’herbe, devant la fenêtre, s’illuminait par intermittence, au gré des décharges électriques. Là,
une ombre venait de se détacher d’un bosquet touffu. Non, elle n’avait pas la berlue. Il s’agissait bien d’une
forme humaine. Elle se dressait à dix mètres de la fenêtre, le visage dissimulé derrière un masque écarlate. Dans
un geste théâtral, l’individu leva brusquement les bras au ciel, soulevant sa cape noire, telle une chauve-souris
déployant ses ailes. Soudain, ce fut l’obscurité. L’instant d’après, lorsque de nouvelles décharges illuminèrent
cette scène terrifiante, l’homme avait disparu.
Margot n’en croyait pas ses yeux. Avait-elle vraiment vu le fantôme à la cape noire, ou n’était-ce qu’un
spectre surgi d’un cauchemar ? Elle allait se réveiller et rire de sa bêtise. Rire... mais elle ne dormait pas. Elle
était même tout à fait réveillée. Non, elle n’avait pas rêvé. Il y avait quelqu’un dehors. Elle s’arracha à sa
torpeur et bondit jusqu’à la fenêtre pour la fermer. Puis elle recula avec circonspection jusqu’au centre de la
pièce. Il était là, quelque part autour de la maison. Il cherchait à entrer.
Comment avait-elle pu être assez stupide pour nier obstinément le danger qu’elle encourait à demeurer
seule dans ce lieu isolé de tout ? Assez stupide, surtout, pour croire qu’un simple dispositif de sécurité la
mettrait à l’abri d’un tueur fou ? Le temps que la sirène d’alarme se déclenchât, elle serait morte depuis
longtemps. Non, elle n’attendrait pas que le psychopathe fracturât une fenêtre pour se hisser à l’intérieur de la
maison. Elle devait tout tenter pour sortir de ce traquenard... vivante. Pour cela, elle ne voyait qu’une solution :
prévenir Bellamy.
Margot se glissa à pas de loup dans la cuisine et alla décrocher le téléphone. Mais elle ne connaissait pas
le numéro de l’écrivain.
Bon, pas de panique ! Elle avait justement un annuaire téléphonique sous la main. Rien n’était perdu. Il
suffisait de chercher à B comme Bellamy. Un jeu d’enfants. Tout ce qu’il lui fallait, c’était un peu de lumière.
Allumer le plafonnier de la cuisine ? C’était risqué. Oh, et puis zut à la fin ! Elle avait besoin de voir clair. Elle
appuya sur l’interrupteur. Aussitôt, une lumière crue jaillit du plafond, dévoilant les moindres recoins de la
pièce. Rien ne se produisit. A la fenêtre, aucune forme n’apparut. Elle ouvrit l’annuaire à la lettre B et parcourut
du bout de l’index une liste de noms commençant par Be, Bela, Belam... voilà : Bellamy.
Dehors, les roulements de tonnerre et le sifflement du vent étouffèrent un bruit de moteur. Aux prises
avec le danger, la jeune femme n’entendit pas la camionnette qui venait tout juste de se garer derrière chez elle.
Margot composa à toute vitesse le numéro de Bellamy et plaqua le combiné contre sa joue. Aucune
tonalité.
― Non, c’est impossible. Pas maintenant s’exclama- t-elle.
Elle fit une seconde tentative... en vain. Manifestement, la ligne était coupée.
Tandis qu’elle sombrait dans un profond désespoir, dehors, le chant de la nuit se fit de nouveau
entendre. La voix lui parvint d’abord clairement, comme si le chanteur se trouvait tout près d’elle, puis
s’engouffra dans les remous de la tempête. Cette fois, elle reconnut la seconde aria. Celle-là même sur laquelle
Anne travaillait, le soir de l’agression...
Soudain, une lumière jaune pâle filtra par la fenêtre de la cuisine. Probablement des phares de voiture.
Margot retint son souffle un moment, tendant l’oreille. Elle entendit le claquement d’une portière et des
bruits de pas. Quelqu’un approchait.
Elle rampa jusqu’à une autre fenêtre d’où elle pourrait voir plus facilement approcher le visiteur.
Parvenue à son poste d’observation, elle risqua un œil par le carreau. Oui, il y avait bien une voiture mais,
aveuglée par la luminosité des phares, elle fut incapable d’identifier le véhicule. De l’entrée, peut-être verrait-
elle mieux ce qui se passait à l’extérieur ? Elle se dirigea vers la porte principale, l’ouvrit avec précaution et se
pencha au-dehors. Les phares étaient allumés, le moteur tournait au ralenti, mais elle ne parvenait toujours pas à
distinguer la forme du véhicule. Manifestement, personne ne se dirigeait vers la maison.
Soudain, elle perçut des bruits de pas. Tout près. Son sang ne fit qu’un tour. Elle rentra brusquement la
tête, claqua la porte et la ferma à double tour. Aussitôt, une autre porte s’ouvrit, grinçant horriblement sur ses
gonds : c’était celle qui communiquait avec la tour du phare.
Margot se précipita pour la fermer et tira le verrou. Son cœur battait la chamade. Des gouttes de sueurs
froides perlaient à son front. Elle tremblait de la tête au pied. Elle devait absolument se calmer, reprendre son
souffle pour affronter la suite des événements. Le téléphone ! Peut-être la ligne était-elle rétablie, maintenant ?
Elle retourna dans la cuisine et décrocha le combiné. Toujours pas de tonalité.
« Mais, au fait, se dit-elle subitement avec effroi, lorsque j’ai ouvert la porte d’entrée, l’alarme aurait dû
se déclencher ! »
En ouvrant la porte, elle avait traversé les faisceaux de détection de présence, et il ne s’était rien produit.
L’alarme n’était pas branchée. Pourtant, sur le panneau de contrôle du disjoncteur, le voyant rouge
indiquait le contralto. C’était vraiment à n’y rien comprendre.
Puisqu’elle ne pouvait plus compter sur le dispositif de sécurité, il ne lui restait plus qu’à vérifier la
fermeture de toutes les issues. Elle se tourna vers la porte de la cuisine située à côté de la buanderie, celle qui
donnait sur le jardin. De nouvelles notes de musique, provenant à l’évidence de derrière la porte, la coupa net
dans son élan.
― Margot, fît une voix, au-dehors. Margot, tendre Margot !
Une rafale de vent avala une partie du chant.
L’oreille plaquée contre la porte, la jeune femme attendit que son agresseur se manifestât de nouveau.
Au bout d’un moment, le vent retomba, et la litanie mortuaire se fit entendre de plus belle :
― Margot, tendre Margot, est morte dans son sommeil, poursuivit la voix.
« Mais oui, bien sûr ! » se dit-elle. Cette voix ne pouvait être que celle d’une femme. Une alto ou une
mezzo-soprano C’était clair et net. Oui, une femme ! Mais qui ?
― Morte dans son sommeil, fit la voix avec plus d’insistance ;
« Morte dans son sommeil », répéta Margot, effarée. Cette fois, elle avait saisi le message. Rester dans
cette maison, c’était mourir. Elle devait sortir coûte que coûte, et fuir à toutes jambes... En direction de
l’habitation la plus proche : celle de Bellamy.
Margot retourna dans la chambre, enfila une veste pardessus sa chemise de nuit, puis retourna dans la
cuisine. Elle fourragea dans un tiroir pour en sortir une lame tranchante et pointue. Armée d’un grand couteau
de cuisine, elle s’approcha de nouveau de la porte donnant accès au jardin. D’une main tremblante, elle leva la
clenche, saisit la poignée et poussa la porte. La lumière de la cuisine se déversa au-dehors, dessinant un
rectangle ocre sur le sol hérissé de ronces et d’herbes folles.
Il n’y avait plus une seconde à perdre. La porte ouverte de la cuisine ferait diversion. Elle avait tout juste
le temps de courir à l’entrée et de filer par la porte principale. Elle fonça, armée du couteau qu’elle tenait
comme un poignard, la pointe vers le bas. Elle ouvrit la porte et avança hardiment sur la plate-forme du perron.
La voiture de tout à l’heure était toujours là. Autour, personne. Elle prit ses jambes à son cou et s’élança dans la
nuit.
Tandis qu’elle courait à perdre haleine en direction de la maison de l’écrivain, le froid glacial lui
mordait les joues, la pluie lui cinglait le visage. Mais peu lui importait. L’important, c’était de fuir. Bientôt, elle
aperçut de la lumière chez Bellamy. Si seulement elle parvenait à courir jusque-là-bas, elle serait sauvée.
Soudain, elle perçut un craquement. On avait bougé dans un fourré, à une quinzaine de mètres. Elle se
cambra, à l’affût du moindre bruit, la pointe du couteau tendue en avant, prête à frapper son assaillant. C’était
là-bas, derrière le massif de feuilles. Oui ! Une forme humaine. Le spectre... La mort aux trousses, elle reprit sa
course folle à travers la campagne.
A chaque pas, elle manquait de glisser sur la terre trempée et glissante. Au détour d’un sentier escarpé,
son pied heurta une pierre. Elle perdit l’équilibre. Son couteau lui échappa. Alors, l’ombre fondit sur elle
comme un oiseau de proie. Tout était fini.
Non ! Mue par l’énergie du désespoir, elle bondit à plat ventre sur l’arme blanche, saisit le manche, se
releva et courut de plus belle. L’ombre la talonnait de près mais n’était pas encore sur elle. Une chance... elle
avait encore une chance de lui échapper. Le cœur en feu, toute pantelante comme un cerf aux abois, elle gagna
à grandes enjambées la propriété de l’écrivain. La lumière s’intensifiait à mesure qu’elle s’en approchait. Elle
était presque sauvée. Elle ne devait pas flancher. Pas maintenant...
Quelques secondes plus tard, elle sauta d’un bond pardessus une clôture et se précipita vers la porte de
la dernière chance où elle s'imaginait trouver refuge.
― Ouvrez, Bellamy ! Ouvrez, je vous en prie cria- t-elle en martelant la porte de ses deux poings.
Elle plaqua son dos contre la massive porte en chêne et menaça l’obscurité de son couteau de cuisine,
décidée à pourfendre l’ennemi, pour le moment invisible. Elle scruta les alentours. Personne. Aurait-il
abandonné ? Ce n’était pas si sûr...
― Bellamy, cria-t-elle encore en tambourinant du talon le bas de la porte, ouvrez !
L’instant plus tard, elle entendit le cliquetis métallique d’une clé tournant dans la serrure. La porte
s’ouvrit. Elle s’engouffra dans la maison et se jeta dans les bras de l’homme sans même prendre le temps de
regarder son visage.
8
― Mais… qu’est-ce qui se passe ? s’écria-t-il en ta recueillant dans ses bras.
― Il y a quelqu’un dehors, répondit-elle d’une voix entrecoupée. Il était chez moi, et il m’a
probablement suivie jusqu’ici.
― En êtes-vous sûre ? demanda-t-il en fronçant tes sourcils.
― Oui. Sûre et certaine. Je l’ai vu de mes propres yeux. Il portait sur le visage l’un des masques volés,
une voiture était garée près de la maison ; le moteur tournait, les phares étaient allumés. Et il y avait aussi ce
chant, vous savez, ce chant qui... Oh, mon Dieu ! Bellamy, j’ai eu si peur. J’ai essayé de vous téléphoner, mais
la ligne était coupée. L’alarme n’a pas fonctionné. J’étais tellement affolée que... que j’ai quitté la maison. J’ai
couru aussi vite que j’ai pu, et...
― D’accord. Calmez-vous. A présent, vous n’avez plus rien à craindre. Allons dans le salon. Vous avez
besoin d’un remontant. Ensuite, j’irai jeter un coup d'œil dehors.
― Oh, non. Ne faites pas ça ! Appelez plutôt la police.
Elle respirait mieux, mais elle était encore sous le choc. L’effrayante voix de la nuit continuait à
résonner dans ses oreilles.
― Il pourrait vous faire du mal, reprit-elle d’une voix moins saccadée. Qui sait ce qu’il a derrière la
tête ?
― Derrière la tête ? répéta Bellamy. Oh, je n’en sais trop rien, mais il ne va pas s’en tirer aussi
facilement, c'est moi qui vous le dis !
Il la conduisit dans le salon et l’aida à s’asseoir sur l'une des causeuses vert jade.
― Je vais vous donner quelque chose de tonique. Vous m’en direz des nouvelles. Comme remontant, il
n’y a pas mieux.
Il sortit un flacon en cristal du miniréfrigérateur, un verre Sur une étagère voisine et s’approcha de la
jeune femme.
― Voilà, je vous sers et je vais voir ce qui se passe.
― Etes-vous armé ?
― Non. Pourquoi le serais-je ? Mais j’ai une grosse lampe torche dans le coffre de la voiture. Je pense
que ça fera l’affaire.
Il parlait très exactement, en détachant chaque syllabe. Son visage était grave, et il y avait de la tristesse
dans son regard.
― Tenez, fit-il en lui tendant le verre. Buvez ça d’une traite. Mais faites attention à ne pas Vous
étrangler. C’est un Vieux Whisky au goût extrêmement amer.
La jeune femme s’exécuta. Elle but d’un coup sec le contenu du verre. Elle ressentit aussitôt une brûlure
Vive dans la gorge et fût prise d’une irrésistible quinte de toux.
― Pouah ! Quelle horreur ! Comment pouvez-vous boire ça, Bellamy ?
― Ah ! Autrefois, j’avais quelques amis, répondit-il. Ils adoraient ça.
― Ils avaient un goût dépravé, vos amis !
― Que voulez-vous, il faut de tout pour faire un monde. Bon, j’y vais. Attendez-moi tranquillement. Je
laisse mes clés ici. Sur mon bureau, vous verrez, il y a un tableau de commande muni d’interrupteurs
permettant d’actionner à distance le verrouillage des portes. Vous m’ouvrirez.
― Comment saurai-je sur quel bouton appuyer ?
― Il y a des étiquettes sur chacun d’eux. Ça aller ?
― Oui. Mais je maintiens que vous feriez mieux d’appeler la police au lieu d’y aller vous-même.
― Vous avez sans doute raison. Mais, de toute façon, notre oiseau a dû s’envoler, à l'heure qu’il est.
Allons, nous avons déjà perdu cinq bonnes minutes à bavarder. Détendez-vous, je ne serai pas long. La porte
d’entrée se Verrouillera automatiquement derrière moi.
― Soyez prudent, lui recommanda-t-elle.
― Ne vous en faites pas. La prudence, ça me connaît, répondit-il, un large sourire aux lèvres. A tout de
suite.
Il quitta la pièce. Cinq secondes plus tard, elle entendit la porte d’entrée se refermer derrière lui. Elle
n’avait plus rien à faire qu’attendre et espérer qu’elle ne l’avait pas jeté délibérément dans la gueule du loup. Le
remords la rongea un moment, puis elle commença à se détendre. A l’angoisse succéda un sentiment de gêne.
N’avait-elle pas fait montre d’une légèreté excessive en se jetant éperdument dans ses bras comme une fillette
épouvantée par tes grondements de l’orage ? Que devenait sa dignité, dans tout ça ?
Non. Elle avait agi sous le coup d’une réelle frayeur. Si elle ne s’était pas conduite de la sorte, peut-être
serait-elle morte. Son honneur était sauf, et elle n’avait rien à regretter. .
Mouillée jusqu’aux os, elle commençait à grelotter de froid. Un miroir accroché au mur lui renvoya son
image Piètre image, en vérité. Détrempées, sa veste et sa robe en lin avaient acquis une indécente transparence
qui n’avait sans doute pas échappé à la vigilance de son sauveur. Quelle humiliation ! s’exclama-t-elle en
constatant de sa triste mise. Par bonheur, elle aperçut un vieux cardigan sur le dossier d’une chaise, près du
bureau de Bellamy. Elle retira sa veste qui dégoulinait d'eau de pluie et passa le gilet providentiel. La laine
chaude et moelleuse lui réchauffa le dos et dissimula sa nudité.

Margot jeta un coup d'œil en direction de la table de travail de l'écrivain. Elle repéra le tableau de
commande dont il lui avait parlé. Derrière l’ordinateur, il y avait un boîtier métallique garni de quatre
commutateurs. Chaque lampe témoin était allumée, indiquant que tous les circuits étaient sous tension. Sur le
clavier de l’ordinateur était posée une feuille de papier couverte de distiques, apparemment destinés à l’opéra.
Elle lut :
« La lumière naissante du jour éclaire chacun de ses pas. Et mes soucis, avec la nuit, s’évanouissent à
mesure que l’aube croît. »
« Bof ! » fit-elle avec dédain. Les premiers vers n’étaient pas excellents. Les suivants ne valaient guère
mieux. Probablement des ébauches qu’il n’exploiterait pas. L’ordinateur était en marche. L’écran du moniteur,
tapissé d'un fond noir, était parcouru par de minuscules étoiles filantes multicolores. Un écran de veille.
Tout ce qu’elle avait à faire pour accéder à l’écran de travail, c’était déplacer la souris de quelques
millimètres. Que risquait-elle ? Rien. Absolument rien. Après tout, ce qu'il était en train d’écrire lui était
destiné. Il n’y avait pas de mal à jeter un coup d’œil.
Elle déplaça la souris.
Les étoiles filantes s’effacèrent pour faire place à une page lumineuse couverte de texte noir sur fond
blanc. Le début était constitué de formules lapidaires rédigées sur le mode télégraphique. Elle commença à lire :
« Nouvelle voisine arrivée, maison restaurée, emménagement. Existence bouleversée, ne sera plus
jamais comme avant. »
« Quelle étrange façon d’écrire », se dit Margot, intriguée, avant de poursuivre son indiscrète lecture :
« Cheveux noirs, yeux noisette, peau de porcelaine. Femme d’excellente compagnie. Divinement belle.
C’est fini de moi. »
En dessous, le mot « chant » était répété plusieurs fois.
Margot savait que si elle ne touchait plus ni à la souris ni au clavier, l’écran de veille réapparaîtrait
bientôt avec ses étoiles filantes. Pourvu que Bellamy ne rentrât pas tout de suite ! Quelle catastrophe s’il se
rendait compte qu’elle avait osé lire l’illisible !
Ainsi, Bellamy était fou amoureux d’elle ! Quelle chance ! Oh oui, c’était une chance, car ses sentiment
à elle étaient réciproques. Et dire qu’elle avait été jalouse d’une dédicace, alors que c’était d’elle qu’il était épris
depuis le début de leur rencontre ! Non, il ne jouait pas la comédie. A un moment, elle l’avait cru parce que
cette Kay, dont elle ignorait tout, s’était interposée entre eux. Mais à présent, elle ne doutait plus de sa sincérité.
Il l’aimait. Et il souffrait en silence.
L’écran de travail disparut subitement, occulté de nouveau par le fond noir aux étoiles filantes
multicolores. Envolés les mots d’amour. Comme s’ils n’avaient jamais existé.
Margot emporta son verre près du réfrigérateur, l’ouvrit et en tira une canette de Coca. Elle la décapsula,
versa un peu du liquide pétillant dans son verre, et y ajouta un doigt de whisky. Un doigt... et même un peu
plus. Après tout, elle avait échappé de justesse à la mort et, en fait de tueur, c’était l’amour avec un grand A
qu’elle avait rencontré au bout du chemin. C’était beaucoup pour un seul soir. Beaucoup trop pour demeurer
sobre. « Au diable les scrupules, adieu la chanson et vive l'échanson qui verse la boisson ! » fredonna-t-elle
gaiement, un sourire espiègle aux lèvres. Puis elle retourna au bureau de Bellamy et poursuivit son minutieux
examen. Elle fouilla du regard la table de travail, en quête d’un nouveau document compromettant. Un
épanchement de mots révélateurs : voilà ce qu’elle cherchait. Le reste n’était que littérature. L’opéra, en cet
instant précis, elle s’en moquait éperdument.
Sur le bureau, il n'y avait rien. Par contre, au fond de ta corbeille à papier, peut-être... Une boule de
papier froissé et maculé de ce qui lui parut être des taches de café attira son attention. Elle se pencha pour
ramasser la feuille et la déplia :
« Je t’aime à en mourir. Je te désire. Tu es tout ce que j’espère. Sans toi, je blêmis, je suffoque, j’expire.
Tu me nargues, tu me blesses alors que j’ai tant besoin de tes caresses. Et mon âme à ton cœur s’accroche,
s’écorche à la lame froide de ton indifférence, s’effiloche jusqu’à la déchéance. De l’homme que j’étais, que
reste-t-il sinon Une plaie sanguinolente ? L’amour est le méprisable instrument de ma souffrance et l’onguent
qui me panse. Et de cette intolérable contradiction de la nature humaine naît en mon cœur une rancœur
insupportable. L’amour, je voudrais qu’on ne m’en parlât plus. Pourtant, chaque fois qu’il frappe à ma porte,
je ne puis résister à son appel. Les sentiments, les émotions, je les exècre de toute mon âme. Et, malgré cela, je
continue de nourrir ces vipères dans mon sein. Sans toi, mes rêves ne sont que des cauchemars, ma vie, qu’une
longue journée boiteuse d’un ennui incommensurable. Marie, je t’aime. Margot, j’ai besoin de toi. Puisse Dieu
faire en sorte que tu le comprennes. »
La jeune femme sentit son cœur frémir à la vue du lapsus qu’il avait commis à la fin de cette tirade
enflammée.
Mais un bruit l’arracha brusquement à sa rêverie. On venait de sonner à la porte. Elle remit le papier là
Où elle l’avait trouvé et se précipita vers le tableau de commande.
― Est-ce vous ? demanda-t-elle lorsqu’elle eut appuyé sur le bouton portant la mention « Interphone ».
― Oui, c’est moi, Edward Bellamy. si c’est ce que vous désirez entendre.
― J’ouvre, répondit-elle simplement en actionnant te mécanisme de déverrouillage de la porte d’entrée.
Un voyant rouge lui confirma l’exécution de la commande. Elle boutonna correctement son cardigan et
partit à sa rencontre.

Bellamy s’était tenu un moment sur le pas de la porte avant de sonner à l’interphone. Il lui avait paru
nécessaire de faire le point de la situation. C’était probablement cette espèce d’ivrogne de charpentier qui s’était
amusé à lui faire peur. Bellamy avait vu la camionnette de l’ouvrier garée à proximité du phare. Mais il n’y
avait personne alentour. Edward avait inspecté soigneusement chacune des pièces de la maison sans trouver la
moindre trace du rôdeur.
Il avait pensé à vérifier l’état du disjoncteur commandant le dispositif de sécurité. Quelqu’un l’avait
saboté. Des fils avaient été coupés et des circuits habilement détournés. En déclenchant la manette de mise en
marche, un signal lumineux indiquait au profane crédule que tes capteurs de présence étaient sous tension.
Mais, en principe, un léger cliquetis devait accompagner ce signal lumineux. Il le savait parce qu’il possédait,
chez lui, un système identique. En testant l’appareil, il avait constaté l’absence du signal sonore et détecté
l’anomalie. C’était ainsi qu’il avait découvert la supercherie. Un coup de Gleason, assurément. Le charpentier
avait eu tout le temps de commettre son forfait au cours de la journée. S’il mettait la main sur ce charpentier de
malheur, il lui ferait passer l’envie d’effrayer les gens. La sombre crapule qui avait mis fin aux jours de Jérôme
Taylor ne remporterait pas au paradis. La police se chargeait de le retrouver. Mais quiconque s’avisait de
toucher un cheveu de Margot aurait directement affaire à lui.
Après avoir examiné minutieusement chaque recoin de la maison, tout en vérifiant, au passage, si elle
avait avancé dans la lecture de son roman, il avait ratissé le périmètre du phare, en quête d’une présence hostile.
C’était à ce moment-là qu’il avait aperçu un véhicule en fuite : la camionnette de Gleason. Comme il était à
pied, il n’avait pas pu la prendre en chasse. Mais le charpentier ne perdait rien pour attendre. La police se
chargerait de son cas. Dès demain, il serait appréhendé et écroué.
S’il avait rattrapé Gleason, Bellamy l’aurait frappé avec sa lampe torche sans hésiter un seul instant. Par
contre, le fait de sonner à sa propre porte lui posait un véritable problème. Cette femme aux charmes subtils
sécrétait en lui une substance anesthésiante. Paralysé, il était réduit à l’impuissance. N’était-ce pas elle la cause
des profonds tourments qui agitaient son âme ? Il ne pensait plus qu’à elle. Partout, il écrivait son nom pour
mieux la faire pénétrer dans sa mémoire et dans son cœur. Lorsqu’il l’avait accueillie à la porte, un peu plus tôt,
et qu’elle s’était délibérément plaquée contre son ventre, il avait senti le frémissement de sa peau, deviné le
contour de ses formes généreuses sous le voile léger et délicieusement transparent de ses vêtements mouillés.
Quelle vision insoutenable ! Il aurait voulu détourner le regard, mais il lui était impossible de détacher ses yeux
pleins de concupiscence de la voluptueuse poitrine de la cantatrice. Dans ses prunelles, la flamme du désir
brûlait avec une insupportable indécence. Et elle l’aurait probablement remarqué si elle n’avait pas été sous
l’emprise de la peur. Qu’y pouvait-il ? Quelle attitude était-on censé adopter en pareilles circonstances ? Aucun
gentilhomme, fût-il animé des sentiments les plus louables, ne pouvait rester de marbre quand la femme de ses
rêves se jetait dans ses bras, quasiment nue. Offerte, pour ainsi dire Un autre que lui aurait sans doute profité de
la situation. Mais pas lui.
Maître incontestable de l’épouvante, il avait bâti sa fortune sur l’émotivité des hommes. Il connaissait ta
peur et les affres qu’elle engendrait. Manipuler les âmes sensibles, les placer sous l’empire d’une frayeur
indicible jusqu’à leur faire perdre la raison, c’était son domaine.
Mais il se connaissait trop bien pour savoir que s’il s’asseyait trop près d’elle ou s’il se laissait aller à
boire, ne fût-ce qu’une Seule goutte du whisky, c’était lui qui perdrait la raison. Il devait se montrer
extrêmement vigilant. La moindre erreur lui serait fatale. Le moindre écart de conduite ruinerait à jamais ses
espoirs.
Lorsqu’il appuya sur la sonnerie, il était à peu près aussi terrorisé que Margot avait dû l’être au moment
où elle se savait poursuivie. Seulement, lui, il ne pouvait pas se fuir lui-même. Il l’avait appris à ses dépens, au
cours de ces trois dernières années.

― Avez-vous trouvé quelque chose ? demanda en se précipitant à sa rencontre.


Ses cheveux étaient trempés. Il balaya d’un revers de main les mèches mouillées qui barraient son front
moite.
Margot leva sur lui des yeux inquiets.
― Je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas ?
― Non, je ne pense pas. La camionnette de Gleason était garée près de la maison. Il a démarré dès que
j’ai eu le dos tourné.
Bellamy était ravi de constater que la jeune femme avait revêtu son vieux cardigan. Il songea alors qu’il
avait manqué à tous ses devoirs : il aurait dû lui proposer un vêtement chaud quand elle était arrivée, trempée
jusqu’aux os.
― Je crois bien que nous avons démasqué le coupable, reprit-il. Néanmoins, je ne vois toujours pas le
rapport qui pourrait exister entre lui et l’opéra.
― Moi, j’ai ma petite idée là-dessus, répondit-elle. C’est bien une voix de femme que j’ai entendue. Elle
est sûrement de mèche avec lui.
― Mais bien sûr ! s’exclama Bellamy. Nous aurions dû y penser plus tôt. Nous étions polarisés sur un
seul homme, particulièrement depuis qu’Anne avait été agressée. Mais il se peut fort bien que Gleason soit en
cheville avec une diva furieuse d’avoir été mise à la porte. J’en parlerai à Victor dès demain.
― Avez-vous trouvé une explication plausible pour la panne de téléphone et le dysfonctionnement du
dispositif de sécurité ?
― Sabotage, répondit-il. C’est la seule explication. Gleason a une clé, n’est-ce pas ?
― Je suppose que oui. J’ai donné un double au patron de l’entreprise, et Gleason est toujours le premier
arrivé.
― Il a dû bidouiller la commande de mise en marche du dispositif de sécurité à votre insu. Et couper la
ligne téléphonique.
― Je ne vois pas qui d’autre aurait pu le faire.
― Je vais appeler le shérif pour l’informer des faits. Gleason a pris la direction de San Francisco. Les
gendarmes vont pouvoir l’intercepter en chemin.
― Ça fait du bien de savoir que le coupable sera bientôt sous les verrous, dit Margot en poussant un
soupir de soulagement.
― Ne vous réjouissez pas trop vite, lui conseilla Bellamy en composant le numéro du commissariat
départemental. Sa complice court toujours. Pas question de rentrer chez vous tant qu’ils ne seront pas tous les
deux derrière les verrous.
― J’imagine que, cette fois, je n’ai plus le choix ?
― Eh bien, disons que c’est un cas de force majeure.
― Je déteste m’imposer.
― Vous savez très bien que vous êtes ici chez vous. De plus, j’ai une charmante chambre d’amis que
personne n’a jamais utilisée. Vous serez la première à y dormir. Je vous en prie, acceptez mon hospitalité.
― Refuser serait un crime. Que dis-je, un crime ? Un suicide. Je reste.
― Parfait... Ah, ça y est, j’ai la communication, fit-il soudain. Allô, le bureau du shérif ? Oui...
Il exposa les faits à la police. Margot intervint pour faire sa déposition oralement. Le sort de Gleason
était fixé.
Saisi du dossier, l’inspecteur qui venait de recueillir leurs deux témoignages lançait immédiatement un
mandat d’arrêt contre le prévenu. Os n’avaient plus rien à craindre. Du moins, pour le moment L’heure était au
soulagement et à la détente. Par conséquent, ils songèrent enfin à régler le problème des vêtements mouillés de
Margot.
Il l’entraîna dans un dédale de couloirs, un enchevêtrement de salles : Ils empruntèrent un escalier droit
aux marches tapissées de tomettes turquoise, longèrent un passage étroit pris entre deux parois vitrées,
parvinrent a un carrefour, tournèrent à droite et débouchèrent enfin sur une mezzanine. Là, il y avait une porte.
Bellamy invita sa compagne à entrer.
C’était sa chambre, La pièce était d’autant plus vaste que les meubles y étaient rares. En plus du grand
lit qui trônait au centre, un secrétaire en merisier et deux chaises cannées à dossier droit composaient
l’ensemble du mobilier. Bien sûr, un superbe Steinway de facture ancienne compensait largement le dénuement
apparent de la chambre à coucher.
― Il doit y avoir des robes, quelque part par-là, dit-il en ouvrant un placard encastré dans l’épaisseur du
mur.
Des vêtements soigneusement pliés étaient entassés sur lifts étagères L'autre côté du placard était occupé
par une penderie. Bellamy passa la garde-robe en revue. Je pense pouvoir trouver une robe à votre taille, dit-il,
quoique je n’aie pas franchement le compas dans l’œil. Surtout quand il s’agit de tailles féminines.
― Comment se fait-il que vous ayez des vêtements de femme dans vos affaires ? demanda Margot.
Il y eut un moment de silence
― Dites-moi tout, poursuivit-elle, malicieuse. Vous occupez-vous de confection ou de prêt-à-porter, à
vos heures perdues ?
― Pas du tout, répondit-il en fronçant les sourcils. Ces vêtements appartenaient à ma femme. Je ne me
souviens plus de sa taille.
Il sortit une robe d’été de la penderie et dégagea l’étiquette pour la lui montrer.
« Comment ça, sa femme ? » se demanda Margot.
― Je crains que cette robe ne soit pas à ma taille, dit- elle. Votre femme doit être très mince ?
― Il me semble qu’elle l’était, répondit-il en continuant à fourrager dans la penderie. Je ne m’en
souviens pas, à vrai dire.
― Vous ne m’avez jamais dit que vous étiez marié, lui fit remarquer Margot en prenant la robe qu’il lui
tendait. Vous ne portez pas d’alliance.
― Eh bien, en fait je... enfin, nous étions mariés, mais je...
Il marcha jusqu’à la fenêtre et contempla l’océan.
― Elle est morte.
― Oh, pardonnez-moi. Je ne voulais pas...
Les mots lui manquaient. Margot ne savait plus que dire.
― Ne vous tracassez pas. C’est du passé, affirma-t-il, un sourire forcé aux lèvres. En fait, j’ai une
alliance.
Il exhiba une chaîne dissimulée sous sa chemise, au bout de laquelle pendait un anneau doré.
― Cela va vous paraître stupide, mais je la porte au cou. Vous pouvez vous changer dans la salle de
bains juste derrière vous.
― Très bien. Je vous remercie. Et ensuite, aurai-je droit au récital de piano que vous m’aviez promis,
l’autre jour ?
― Bien sûr. Mais il faut aussi que nous parlions de la visite que vous avez reçue tout à l’heure.
― Oh, je vous en prie, pas ce soir ! supplia-t-elle. Je ne veux plus y penser.
― Vous ne pouvez pourtant pas nier les faits.
― Si. Au moins pour cette nuit.
― Bon, comme vous voudrez. Mais nous devrons, tôt ou tard, aborder le sujet. Dites, si vous voulez
prendre une douche, n’hésitez pas. Vous trouverez des serviettes propres dans l’armoire à linge.
― Ai-je l’air si sale que ça ?
― A vrai dire, non. Mais je sais que les femmes aiment bien passer du temps dans la salle de bain». Et
puis j’en profiterai pour faire quelques gammes avant de me jeter à l’eau.
― Je vois. Vous essayez de gagner du temps.
Elle se tut un moment avant d’ajouter :
― Votre femme s’appelait Kay, n’est-ce pas ? Ce nom figure en dédicace au début de l’un de vos
romans.
― Oui, c’était son nom.
Il prit place au piano, et Margot s’enferma dans la salle de bains

Elle en savait beaucoup plus sur lui, à présent. Il n’est pas nécessaire de posséder des dons de voyance
pour deviner que le héros de Déluge, pétri de chagrin et de remords, était, en fait, l’auteur du roman. Dans tout
le livre, il ne s’agissait que de douleur. Celle que Bellamy s’infligeait pour exorciser ses démons et se punir de
ses fautes. Maintenant qu’elle avait tout compris, Margot aurait voulu le prendre dans ses bras et l’embrasser
tendrement en signe de compassion.
L’embrasser..., songea-t-elle rêveusement. L’embrasser ? répéta-t-elle en son for intérieur, avec plus de
lucidité. Pas question ! Un baiser en entraînerait un autre et... avec tout l'alcool qu’elle avait bu ce soir... non !
Franchement, ce n’était pas raisonnable. Mieux valait qu’elle s’abstînt pour le moment.
Elle se laissa bercer par le piano. Puis elle ôta ses vêtements trempés et entra dans la cabine de douche.
Quelques instants plus tard, elle se sécha, enfila la robe et sortit de la salle de bains, toute pimpante.
― Où s’assoient les spectateurs ?
― D’habitude sur le lit, répondit-il d’une voix timide. Je vous en prie, prenez place.
― Oh, je ne suis pas sûre que cela soit très correct. Il y a, dans votre proposition, un je-ne-sais-quoi de
subversif qui viole effrontément les règles de la bienséance.
― Allons, ne faites pas tant d’histoires. Je vous demande, je dirai même plus, je vous enjoins de prendre
place sur ce lit.
― Si c’est un ordre, alors je ne discute pas.
Elle s’assit sur le bord du lit. Elle se sentait troublée : non seulement elle se trouvait dans la chambre de
cet homme mais, en plus, elle portait un vêtement qui avait appartenu à sa femme.
― Je vous promets d’être sage, dit-il, une lueur de malice dans le regard. Mais je vous conseille quand
même d’être vigilante. Si la musique s’arrête, c’est qu’il y a du danger dans l’air.
― Très bien. Une femme avertie en vaut deux. Je vous tiens à l’œil.
Elle s’appuya confortablement contre la tête matelassée du lit et croisa ses pieds nus.
― Peut-on connaître le programme de ce soir ?
― Chopin, pour commencer. Nous poursuivions avec Liszt. Cela vous convient-il ?
― Parfait.
― Il entama une étude de Chopin sans plus attendre. Ses fines mains couraient librement sur le piano,
ses doigts dansaient sur les touches avec la déconcertante dextérité d’un Gershwin rompu à l’exercice de son
art. Il ferma les yeux pour faire abstraction du monde extérieur et se plonger dans son propre univers musical,
exactement comme elle le faisait lorsqu’elle répétait seule.
Mais qui allait-il rejoindre dans cet univers ? Etait-ce vraiment pour elle qu’il jouait ou pour une autre ?
Peut- être qu’à cet instant précis, une autre femme occupait ses pensées. Une femme vêtue d’un déshabillé,
envoûtée par cette musique qui n’était sans doute pour elle qu'une forme de préliminaire. Peut-être était-ce à
Kay qu’il rendait ce flamboyant hommage ? Et Margot dans tout cela ? Elle n’était qu’une figurante. Il ne lui
avait ouvert les portes de son intimité que pour redonner vie à son piano.
Cette femme était encore présente dans son esprit. Margot le savait ; elle le sentait. Après tout, il portait
toujours son alliance autour du cou, et il avait conservé les vêtements de Kay dans son placard.
Non. Elle devait absolument chasser ces mornes pensées de son esprit. Elle s’efforça de se concentrer
sur la musique qui remplissait toute la pièce. Le piano était excellent. Sa sonorité, d’une douceur exquise. Et le
musicien possédait assez de talent pour tirer le meilleur de son instrument. Après Chopin, il se livra à une
interprétation assez personnelle de la Seconde Rhapsodie hongroise de Liszt. Ensuite vint la sonate Quasi una
fantasia, dite Clair de lune. Bercée par la musique, Margot commença à sombrer dans une douce rêverie.
Quand le silence revint, elle ne s’en aperçut même pas, tant elle était transportée par la voluptueuse voix du
piano. Mais elle fut très vite réveillée en sursaut par une interprétation énergique de la Polka du tonneau à
bière.
― C’était juste pour voir si vous ne dormiez pas, lui dit-il en martelant le clavier comme un dément, à la
façon de Chico Marx.
Le rythme était enlevé, le jeu du pianiste admirable, sa dextérité impressionnante.
― Il m’a fallu des années pour en arriver là, ajouta-t-il tout en jouant avec frénésie. Etonnant, n’est-ce
pas ?
― Oui, acquiesça-t-elle. J’ai toujours adoré les Marx Brothers.
Au fond, c’était peut-être bien pour elle qu’il jouait, et non pour le fantôme de sa femme.
Il s’interrompit un moment et pinça les lèvres en signe de réflexion.
― Je vais vous dire ce que je pense. Vous devriez vous consacrer au jazz, dit-il d’un ton léger. Vous
avez le rythme dans la peau. A vous écouter chanter Cole Porter, on ne croirait jamais que vous êtes cantatrice.
― Je vous vois venir avec vos gros sabots. Vous allez encore me débiter des méchancetés sur l’opéra.
Il ne répondit pas. Ses mains couraient déjà sur le piano à la rencontre de Night and Day, de Porter. Il
passa ensuite à Gershwin, Fats Waller, Eubie Blake, puis revint à Cole Porter avant de terminer en beauté par
Hoagy Carmichael
― C’est ma chanson préférée, confia-t-il en fredonnant les premiers vers de Star dust. Depuis que je
suis tout gosse, j’en suis dingue. Mais je serais bien incapable de vous dire pourquoi.
La réponse se trouvait dans la mélodie dont la beauté n’avait d’égal que la tristesse. Ne chantait-elle pas
avec éloquence la douleur d’un amour perdu ?
Les paupières de Margot se firent lourdes. Cette fois, Bellamy ne fit rien pour la retenir.
Baignée dans cette musique apaisante, la jeune femme se laissa glisser dans un rêve où il était allongé à
côté d’elle sur ce lit. Son fantasme n’avait rien d’érotique. Il y régnait une atmosphère sereine, propice au repos.
La jeune femme se réveilla à peine lorsqu’il la prit dans ses bras pour la conduire dans la chambre d'amis. Au
cours de ce bref voyage, elle ressentit une vague sensation de flottement. L’instant d'après, couchée dans un lit
douillet, bien à l’abri derrière les remparts de la forteresse, elle se rendormit complètement et recommença à
rêver.
Dans son rêve, Bellamy était couché sur elle et l’embrassait fougueusement Leurs corps nus et
fiévreusement enlacés vibraient à l’unisson d'un même plaisir. La fougue de Bellamy se mua bientôt en une
passion brûlante. Tendu comme un arc, il se fraya un chemin entre ses cuisses. Au moment crucial où ils
allaient se rejoindre en un seul être de désir, Margot esquissa une pirouette pour se dégager de son étreinte,
mais il l’en empêcha.
Puis il se redressa. Son visage était, à présent, celui de Tom Gleason. Son haleine puait l'alcool, et son
regard était fou. Alors, il se mit à chanter d'une douce voix d’alto au timbre féminin : « Pauvre Margot elle est
morte dans son lit. Morte. »
Elle se débattit comme une diablesse pour se libérer de l’entrave de ses bras musclés en criant au
secours. Quelques instants plus tard, elle se réveilla en sursaut dans une chambre inconnue baignant dans la
pâle lumière de la lune, un peignoir d’homme entortillé autour de la taille. Toutes ses couvertures étaient
tombées par terre.
Au début elle ne savait plus du tout où elle était Puis elle recouvra la mémoire. Elle était en sécurité.
Epuisée, mais en sécurité. Elle se débarrassa du peignoir et se leva.
La porte s’ouvrit brusquement et Bellamy se précipita droit vers le lit. Il stoppa net à trois mètres de la
jeune femme qui se tenait debout devant lui. Totalement nue, éclairée par un rayon de lune.
― Je... je vous ai entendue crier, bredouilla-t-il, manifestement gêné.
La décence eût voulu qu’il détachât le regard du corps nu de la chanteuse, mais il n’y parvint pas.
— ― Bien, alors je vais vous laisser... heu... seule, poursuivit-il.
Mais il n'en fit rien. Follement attiré par la beauté de cette Vénus tombée du ciel, il marcha vers elle.
Tant qu’elle ne l’arrêterait pas, il continuerait d’avancer.
Margot n’aurait eu qu’un mot à dire pour le repousser. Mais elle n’en avait ni le courage ni la force. Il
faisait naître en elle un désir si intense qu’elle se sentait incapable de lui résister. Alors, mue par une énergie
que, désormais, elle ne contrôlait plus, elle rejoignit cet homme surgi de la nuit pour épouser son corps et son
cœur. Quand ils furent tout près l’un de l’autre, leurs bouches s’unirent avec passion. Elle colla la pointe dure
de ses seins sur sa poitrine musclée, passa ses mains derrière son dos, les laissa doucement glisser sur sa taille et
lui ôta son pantalon de pyjama. Dans son bas-ventre, elle sentait un désir fou. Eperdue de bonheur, elle s’offrit
à lui sans retenue.
Il la bascula sur le lit et la couvrit de caresses et de baisers. Leur douce mélodie d’amour au clair de lune
ne fut que cris de joie et soupirs de plaisir.
Dehors, le vent et la pluie avaient disparu pour faire place à un ciel clair parsemé d’étoiles. Les reflets
argentés de la lune miroitaient sur la face placide de l’océan pacifique. Aux alentours de la maison de Bellamy
et du vieux fanal, le calme était revenu. Au pied de la tour du phare, le spectre à la cape noire regardait
fixement les fenêtres endormies de la forteresse où la belle s’était réfugiée.
Seule la nuit entendit son chant.
9
Les premiers rayons du soleil s’infiltrèrent par la haute fenêtre et vinrent se poser doucement sur la
nuque de Margot, comme pour l’inciter à émerger du sommeil. Réagissant à cette chaude caresse, la jeune
femme ouvrit les yeux. Apparemment, Bellamy était levé. Les draps dans lesquels ils avaient dormi, côte à côte,
étaient encore tout imprégnés de son odeur. Le souvenir de leurs ébats planait dans l’air du matin. Margot
hésitait à se lever, de peur d’effacer à tout jamais les traces de cette nuit de pure extase.
Lorsqu’elle se décida enfin à bouger, ce fut pour libérer ses jambes des draps. Assise au bord du lit, elle
secoua langoureusement sa longue chevelure noire et s’étira de tout son long. Jetant un coup d’œil alentour, elle
fut agréablement surprise de constater que la chambre d’amis était meublée et décorée avec goût Un tapis
luxueux ornait le sol. Les murs étaient recouverts de tentures veloutées aux tons chauds. La pièce était
accueillante. La jeune femme s’y sentait bien.
La robe qu’elle avait porté la veille gisait au pied du lit. Elle la ramassa et se dirigea vers une porte qui,
si elle ne se trompait pas, devait s’ouvrir sur une salle de bains.
Elle poussa la porte. En effet, c'était une salle de bains spacieuse, équipée de tout le confort moderne et
bien chauffée. A une patère pendaient des serviettes moelleuses. Sur le rebord du lavabo, un savon frais,
fleurant bon la lavande. Ravie, Margot se glissa sous la douche.
Quelques instants plus tard, les cheveux coiffés en arrière et retenus par un élastique, elle descendit au
rez-de-chaussée.
Bellamy était déjà assis devant son ordinateur, en train de travailler.
― Bonjour, dit-elle en entrant.
― Bonjour, répondit-il en pivotant sur sa chaise pour faire face à la jeune femme.
Il la considéra un moment, puis, la mine réjouie, il ajouta :
― Finalement, je ne m’étais pas trompé sur ton compte.
Margot avança jusqu’au bureau, croisa les bras et posa un regard interrogateur sur le maître du logis où
elle venait de passer une nuit exquise.
― Mais encore ?
― Tu te lèves tôt et de charmante humeur. C’est bien ce que je pensais.
― Tu t’étais posé la question ? Pour quelle raison ?
― Oh, comme ça. Par simple curiosité.
― Eh bien, te voilà renseigné, répondit-elle.
― Oui, on dirait Je... heu... je voulais te dire que, cette nuit, c’était formidable.
― Absolument délicieux, renchérit-elle.
― Mais je ne voudrais surtout pas que tu t’imaginée que nous deux...
Manifestement, il avait quelque chose de délicat à lui annoncer, et cherchait les mots justes pour ne pas
la heurter.
Margot commença à se sentir mal. Elle avait la nette impression qu’il n’allait pas tarder à lui briser le
cœur.
― Et, à ton avis, qu’est-ce que je m’imagine ? demanda-t-elle prudemment.
― Je n’en sais trop rien, répondit-il en fronçant les sourcils. Je voudrais juste qu’entre nous, la situation
soit bien claire. Ecoute, tu es une femme extraordinaire. Sincèrement, je le pense. Seulement, je crois que ce
serait une erreur de précipiter les choses, tu comprends ? Hier, ça ne s’est pas vraiment passé comme je l’avais
prévu. Je veux dire par là que je n’avais pas l’intention de faire l’amour avec toi.
― Tandis que moi, je ne pensais qu’à ça, peut-être ?
― Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Jamais de la vie. Mais je ne voudrais pas que tu t’imagines
que je t’ai attirée intentionnellement dans mes filets pour profiter de ta détresse. Je suis malade à la seule idée
que tu puisses penser cela de moi. Je n’ai aucune envie de gâcher notre histoire.
Apparemment soulagée, Margot lui offrit un grand sourire.
― A un moment, j’ai cru qu’il s’agissait d’autre chose, avoua-t-elle. Tu m’as fait une de ces peurs
― Oh, pardonne moi. Je ne l’ai pas fait exprès.
Il se leva et la prit dans ses bras.
― A l’écrit, je suis fort. Mais à l’oral, je ne vaux pas un clou. Tu sais, j’essaye simplement d’éviter de
commettre les mêmes erreurs que par le passé. Si je te perdais, je n’y survivrais pas.
― Tu ne me perdras pas.
― Oh, je l’espère de tout mon cœur, répondit-il en déposant un baiser sur sa joue.
Ils s’étreignirent amoureusement. Puis Bellamy recouvra un air sérieux pour déclarer :
― Ecoute, Margot, tu es en danger, ne l’oublie pas. Et nous devons tout faire pour te protéger. Je viens
d’appeler la police. Ils n’ont pas encore mis la main sur Gleason.
― Ils finiront bien par le coincer.
― J’en suis sûr. Mais, tant qu’il ne sera pas sous les verrous, nous devrons faire preuve d’une extrême
vigilance. En attendant, que dirais-tu d’un bon petit déjeuner ?
― Excellente idée. Je meurs de faim. Je prendrais bien...
― Non ! Attends. Laisse-moi deviner : tu es du genre à prendre des tartines de beurre et de confiture et
des fruits pour le petit déjeuner, je me trompe ?
― Pas tant que ça. Alors, on y va ?
― D’accord. Si madame veut bien me suivre dans la cuisine.
― Avec joie.

Après le petit déjeuner, ils se rendirent à pied au phare. En chemin, Bellamy promit à sa compagne de ne
plus la quitter d’une semelle tant que toute l’affaire ne serait pas résolue. Elle eut beau protester, il ne voulut
rien entendre. Elle était en danger. Il refusait de la laisser seule.
― Accepte donc ce prétexte pour justifier ma présence à tes côtés. Tu veux ?
― D’accord. Mais, quand tout cela sera fini, quel prétexte inventeras-tu pour rester auprès de moi ?
― Aucun. J’espère que, d’ici là, je n’en aurai plus besoin.
Margot était rassurée de le savoir près d’elle. Elle dissimulait ses craintes derrière un masque de
fanfaronnade mais, en réalité, elle n’en menait pas large. Elle redoutait d’avoir à subir le même sort qu’Anne.
Et peut-être même pire. L’homme qui s’était introduit dans sa propriété, la veille au soir, ne se serait
probablement pas contenté de la blesser au cou.
Ils laissèrent le sujet de côté pour parler de choses plus gaies.
― J’ai fait construire ma maison il y a environ six ans, expliqua Bellamy. A cette époque, Charlie
Adams, le gardien du phare, occupait encore les lieux. Par contre, le phare était hors service.
― Alors, tu ne l’as jamais vu fonctionner ?
― Si. Charlie allumait le projecteur deux fois par an : à l’occasion de la fête du 4 Juillet et à Noël.
J'imagine que ça lui manquait de ne plus pouvoir assumer sa fonction d’éclaireur, alors il ne ratait pas une
occasion de monter là-haut pour mettre le machin en marche, tu comprends ? Tant que c’était l’Etat qui payait
la facture, il ne se gênait pas pour le faire.
― J’aurais voulu voir le fanal projeter sa puissante lumière. Ça devait être quelque chose, tout de même
Emmitouflée dans le caban de Bellamy, Margot se sentit tout à coup très proche du vieux marin. Le vent
frais du large, le piaillement des goélands, l’odeur humide de la pluie, le bruit du ressac, le bris des vagues sur
l'arrête pointue des rochers, les mousselines blanches de l’écume, les gouttelettes nacrées des embruns, tout cela
faisait naître en elle la nostalgie d’une époque qu’elle n’avait pas connue.
― Ferme les yeux, Bellamy, et pense au fanal orienté vers le large, balayant l’horizon de son faisceau
de lumière, de nuit et par temps de brouillard. Tu imagines un peu le spectacle ? Ce doit être d’un
romantique Et dire que je ne verrai jamais ça
― Pourquoi ? Rien ne t’empêche de monter là-haut et de le mettre en marche toi-même, suggéra-t-il.
― Tu crois qu’il fonctionne ?
― Eh bien, il fonctionnait encore il y a deux ans. Le mécanisme doit être un peu rouillé mais, à mon
avis, le projecteur est en état de marche. Tu n’auras qu’à l’allumer à l’occasion de la soirée que tu ne manqueras
pas de donner pour pendre la crémaillère. Ainsi, tes invités ne risqueront pas de se perdre,
― Crois-tu que cela soit légal ?
― Absolument Il est à toi, maintenant ce phare. Tu peux en faire ce que tu veux. Tu as payé assez cher
pour ça.
― Tu as raison. Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas le droit d’allumer mon fanal. Je le ferai. Quant à
la soirée, c’est une autre affaire.
― Allons bon ! s’exclama-t-il. J’ai l’impression que tu ne saisis pas bien le concept de la pendaison de
crémaillère Il est essentiel de remplir la maison de rires et de bonnes pensées pour effacer les mauvaises
vibrations du passé. Les vieilles pierres ont une mémoire vivace, tu sais. Nul ne saurait déroger à cette règle de
purification sans s’exposer à de graves dangers. Evidemment, ce n’est pas avec tes amis de l’opéra que tu vas
chasser les démons du logis. Certains d’entre eux risquent même d’alourdir le karma de la maison au lieu de
l’alléger.
Margot pouffa de rire.
― Ne me dis pas que tu prêtes foi à ces superstitions ?
― Mais si, bien sûr N’y a-t-il pas, au fond de chacune d’elles, une part de vérité ? Les êtres humains en
raffolent. Et puis, c’est un prétexte comme un autre pour faire la fête, non ?
― C’est bon. Je sacrifierai à la croyance populaire. Mais il ne faudrait pas non plus que l’on tache ma
moquette neuve. Les esprits de la maison n’apprécieraient pas.
― Sauf si les taches en question ont l’écarlate du sang frais, fit-il remarquer avec une lueur sauvage
dans le regard. N’oublie pas que bien des rites de purification ont recours au sacrifice humain.
― Oh, tais-toi. Tu me fiches la trouille.
Ils arrivèrent à l’entrée de la maison.
Bellamy se pinça le nez en entrant.
― Quelle odeur infecte Tu veux que je te dise ? Tu n’es pas près de t’installer chez toi. Voilà une
excellente raison pour que je te garde à la maison encore une nuit.
― Ils utilisent de la peinture à l’huile, expliqua-t-elle. Ça ne sent pas très bon, mais ça dure plus
longtemps.
― J’ose espérer que les émanations toxiques se dissiperont avant que la peinture s’écaille.
Ils passèrent dans le salon.
Deux jeunes ouvriers appliquaient sur les murs une couleur vert émeraude à l’aide de rouleaux. Un autre
plaçait des caches en plastique sur les vitres des fenêtres pour faire les boiseries sans tacher les carreaux.
― Tu n’as pas tort. Toute cette peinture dégage une odeur épouvantable. Et ce n’est vraiment pas le
moment que je m’expose à un tel risque.
― C’est la voie de la raison, conclut-il, un grand sourire aux lèvres.
La maison était littéralement investie par une armée de peintres. Au rez-de-chaussée comme à l’étage,
des hommes en salopette bleue ou blanche mouchetée de taches multicolores jouaient du pinceau. Compte tenu
de leur nombre, il ne leur faudrait guère plus d’une journée de travail pour venir à bout de la première couche.
Le lendemain, ils passeraient la seconde. Elle leur avait proposé une prime pour qu’ils s’acquittent de leur tâche
au plus vite. Et, manifestement, elle allait en avoir pour son argent.
― Elle est géniale, cette maison, dit Bellamy lorsqu’ils eurent fini leur tournée d’inspection. Dis-moi,
es-tu déjà montée au sommet de la tour ?
― Une seule fois, en compagnie de mon agent immobilier. C’est un vrai nid à poussière.
― Montre-moi, tu veux ? Je n’ai jamais eu l’occasion d’y monter.
― Si tu y tiens. Mais le bas de l’escalier est encombré. C’est là que j’ai entassé toutes mes affaires. Il va
falloir escalader tout un tas de paquets.
― Ce n’est pas cela qui va me faire peur, fit-il en lui emboîtant le pas. Je ne suis pas homme à reculer
devant un peu d’exercice. Surtout quand le jeu en vaut 1a chandelle.
Au moment d’enjamber les obstacles placés devant l’escalier en colimaçon, Margot se dit qu'elle avait
quelque peu exagéré. Tout compte fait, il n’y avait pas tant de fouillis que cela. Quelques caisses contenaient
des vêtements. D’autres des livres. Seulement deux d’entre elles renfermaient les vestiges de son passé : des
souvenirs de sa petite enfance et quelques cahiers d’écolière. Bellamy tira un objet d’une boîte ouverte au pied
de l’escalier.
― Tu joues encore à la poupée, à ton âge ? demanda- t-il en lui tendant respectueusement sa vieille
poupée de chiffon toute déguenillée.
― Dès qu’elle a su que j’achetais une maison, ma mère m’a envoyé une caisse remplie d’objets datant
de mon enfance. Tu te rends compte : j’avais presque oublié l’existence de cette poupée alors qu’à une époque,
nous étions inséparables.
Elle esquissa un geste pour reposer l’objet dans la caisse, puis se ravisa.
― Maintenant que je l’ai retrouvée, je la garde. Ce serait dommage de la laisser moisir ici.
― En effet. Ce n’est pas une façon de traiter une vieille amie !
Ils grimpèrent les marches quatre à quatre et gagnèrent rapidement le sommet de la tour.
A bout de souffle, ils marquèrent un temps d’arrêt avant de se hisser par la trappe d’accès à la rotonde
coiffée d’un dôme de verre où trônait le fanal.
Le phare se composait d’un immense projecteur à lentille circulaire monté sur un plateau mobile, en
dessous duquel un mécanisme compliqué, formé d’un grand rail à crémaillère et de tout un fouillis
d’engrenages, constituait l’appareil rotatif. Les rayons du soleil pénétraient à flots par la verrière, si bien qu’il
régnait à l’intérieur de la coupole une chaleur étouffante.
Margot s’arrêta devant un pupitre de commande garni d’un cadran à aiguilles et de plusieurs poussoirs.
Au milieu, il y avait un levier.
― Je suppose que c’est avec ça qu’on allume ? suggéra Margot en désignant la manette.
― Sûrement. Il doit y avoir une minuterie, quelque part par-là. Un jour, Charlie a parlé de la faire
réparer.
― Tu le connaissais bien, ce Charlie ?
― Pas vraiment. Il lui arrivait parfois de m’inviter à prendre un verre pour tromper sa solitude. Il était
veuf.
Bellamy parcourut l’horizon du regard à travers le vitrage crasseux.
― C’est ici que lui et sa femme ont élevé leurs trois enfants, poursuivit-il. Je suppose que c’est la mise
en vente du phare qui l’a décidé à partir rejoindre l'un d’entre eux.
― Comment ça ?
― Eh bien, ses gosses lui avaient conseillé de quitter cet endroit, à la mort de sa femme. L’un deux était
tout prêt à l’accueillir chez lui, d’après ce que j’ai cru comprendre. Mais Charlie rechignait à partir. Il ne voulait
être une charge pour personne, surtout pas pour ses enfants. Et il était persuadé de pouvoir s’en tirer tout seul.
Ça me faisait de la peine de le voir traîner toute la journée comme une âme en peine. Il prétendait vouloir
conserver son indépendance. Il la revendiquait avec la force du désespoir. Mais je le soupçonnais de s’ennuyer
à mourir et de vivre sa solitude comme une mortification. En tout cas, quand le ministère de l’intérieur lui a
notifié la mise en vente du phare, il est parti vite fait.
― L’agent immobilier m’a dit qu’en venant faire l’état des lieux, il avait trouvé des restes de nourriture
dans le réfrigérateur.
― Voilà qui confirmé mes soupçons. Ce gars ne demandait qu’à partir. Il a filé à toute vitesse.
Bellamy alla jusqu’à une porte vitrée orientée plein sud. La clenchette du loquet était coincée dans le
mentonnet. La pièce métallique avait sans doute rouillé sous l’effet corrosif de l’air marin. Bellamy tira de
toutes ses forces. Elle finit par céder. Il poussa le châssis vitré vers l’extérieur. Un bouffée d’air frais
s’engouffra dans la pièce circulaire où régnait une chaleur tropicale. Il emprunta l’ouverture pour accéder au
balcon qui courait tout autour de la verrière. Margot rabattit son col avant de le rejoindre car l'air était frais.
― Si tu te débarrassais du projecteur, tu aurais là un joli petit solarium ainsi qu’une tour de guet. D’ici,
la vue est imprenable. Tu aurais amplement le temps de voir les problèmes venir.
― Pourquoi parles-tu de problèmes ? lui demanda-t-elle. Quelque chose ne va pas ?
Elle s’accouda à la balustrade. Il accaparait toute son attention. Pourquoi diable son humeur s’était-elle
brusquement assombrie depuis qu’ils avaient atteint le sommet de la tour ?
― Non, pas vraiment, répondit-il en se tournant vers elle. Mais, par moments, je m’inquiète. J’ai ce
qu’on pourrait appeler un tempérament bileux. Ce qui ne semble pas être ton cas. Jusqu’ici, tu t’en es plutôt
bien tirée.
― Toi aussi.
― Disons simplement que j’ai réussi, si c’est ce que tu veux dire.
Les traits de Bellamy se durcirent. Son regard devint glacial. Il s’approcha de Margot sans desserrer les
dents.
― Oui, c’est vrai, j’ai réussi. Mais à quel prix
― Normal, répliqua Margot. On n’a jamais rien sans rien, qu’est-ce que tu crois ?
― Oh, je ne crois rien, répliqua-t-il. Les hommes ont tendance à considérer que le succès est la juste
récompense de leurs efforts. Mais ce ne sont que des balivernes. En réalité, ce satané succès leur coûte
beaucoup plus cher. Il les dépossède de ce qu’ils ont de plus précieux au monde. Oh, ils ne s’en rendent pas
compte immédiatement. C’est là le drame. En fait, ce n’est que lorsqu’ils reçoivent la facture qu’ils
comprennent véritablement leur douleur. Et cette facture, j’aime autant te dire qu’elle est salée.
Il fourra les mains dans les poches de sa veste en jean et fixa l’océan. A ce moment précis, son visage
exprima une profonde nostalgie, et Margot y vit l’expression d’un douloureux regret.
Elle aurait voulu le consoler, mais comment trouver les mots justes ? Elle ignorait tout du mal qui le
rongeait
― Charlie Adams passait ici des après-midi entiers, à contempler l’océan, reprit-il. Je me rappelle
l’avoir vu agrippé à cette rambarde, immobile pendant des heures et des heures. Aujourd’hui, il vit à Phoenix, il
me semble. Je me demande ce qu’il fait de ses journées. Il n’y a pas la mer, là-bas. Seulement le désert. Peut-
être contemple-t-il les vastes étendues sablonneuses brûlées par le soleil de l’Arizona ? Y voit-il seulement
quelque chose ?
― Y a-t-il seulement quelque chose à voir ?
Elle suivit des yeux le regard de son compagnon qui fixait un point de l’horizon où la mer rejoignait le
ciel.
― Il n’y a rien, n’est-ce pas ?
― Non, rien du tout, répondit-il, un sourire aux lèvres. Et, au fond, c’est peut-être cela que nous aimons,
lui et moi. Le néant. Rien que le néant. Regarder ce qui n’existe pas et voir ce que nul autre ne verra jamais.
― La facture dont tu parlais tout à l’heure, n’est-ce pas elle que tu cherches inlassablement aux confins
de la ligne d’horizon ?
― C’est un peu ça, avoua-t-il. Je l’attends. Je sais qu’elle va tomber tôt ou tard. Et Dieu sait si je la
redoute, cette fichue facture. Je me passerais bien de la régler, mais je n’ai pas le choix. Toi aussi, tu vas devoir
sortir ton chéquier, d’ailleurs. Ton charpentier ivre n’est-il pas venu, hier soir, pour te rappeler l’échéance ?
― Comment ça ?
― Eh bien, tu es une chanteuse célèbre. Tu commences même à sortir des sentiers battus pour entras
dans la grande tradition de la musique populaire. Des hordes de fans déchaînés commencent à te harceler.
Comment contenir leur passion ? Comment les empêcher de déverser sur toi toute la folie de leur ardeur ?
― On croirait entendre mon agent, dit Margot. Il passe son temps à me mettre en garde contre le public.
― Je lui donne entièrement raison. Ne fais pas l'autruche. Tu sais très bien que des maniaques se
cachent dans la foule des spectateurs : des fous furieux qui n'hésitent pas à ravir l’existence de leurs idoles. Et
les plus dangereux ne sont pas ceux qu’on croit. Ils vous approchent avec la sérénité d’un ange et sortent les
griffes au moment où l’on s’y attend le moins.
― Décidément, tu lis trop de romans d’épouvante ; répondit-elle en feignant l’amusement pour dissiper
la peur qu'il venait de faire naître en elle.
― Et puis, ajouta-t-elle, le jeune Gleason n’est pas l’un de mes fans, que je sache.
― Peut-être n’est-il pas non plus celui que nous cherchons.
― Je t’en prie, Bellamy, ne remets pas en cause le peu de certitude que nous ayons.
― Ce n’est pas mon intention, mais suppose un instant que ce ne soit pas lui le coupable. Peut-être
Gleason n’est-il qu’un ivrogne. Il sera venu rôder autour de chez toi, hier soir, dans le but de te protéger du gars
qui a arraché la bâche et commis bien d’autres forfaits depuis.
― Mais qui d’autre veux-tu que ce soit ?
― Nous pouvons très bien faire fausse route. Il n’y a peut-être qu’un seul homme dans le coup. Pas de
femme.
― Impossible. C’est une voix de femme que j’ai entendue chanter. J’en mettrais ma main à couper. Et le
plus étrange, dans tout ça, c’est qu’elle connaissait mes chansons par cœur.
― Lesquelles ? demanda-t-il en croisant les bras sur sa poitrine, une lueur sauvage dans le regard.
― Attends un peu... les nouvelles, je crois.
Elle fronça tes sourcils, fouillant sa mémoire.
― Oui, j’en suis sûre, confirma-t-elle. C'étaient bien les toutes nouvelles chansons
N’était-elle pas en train de basculer dans un cauchemar ? Comment la mystérieuse voix de la nuit avait-
elle pu, ce soir-là, chanter les nouvelles chansons que Margot elle-même ne connaissait que depuis le matin ?
Prise d’un vertige soudain, elle eut un mouvement de recul et plaqua violemment son dos contre la
balustrade du balcon. Derrière elle, il y avait l’océan. Elle serra fort la rambarde de ses deux mains. Maintenant,
Bellamy était adossé à la verrière, face à elle. La structure métallique du balcon était complètement rongée par
la rouille. Elle lui jeta un regard plein d’effroi.
― Ce que j’ai entendu, c’était tes paroles, Bellamy, murmura-t-elle. Celles que tu as écrites toi-même.
Aussitôt, tout se mit à vaciller autour d’elle. Toutes ses certitudes s’effondrèrent en un éclair. Dans son
dos, elle entendit le craquement sordide d’un métal qui se brise. La partie de la balustrade contre laquelle elle
était appuyée céda. Derrière elle, il n’y avait que le vide. Plus rien ne la retenait. Elle perdit l’équilibre. Chavira.
Elle allait basculer définitivement dans le néant, tomber en chute libre de plusieurs dizaines de mètres pour
s’écraser, quelques secondes plus tard, contre les rochers qui bordaient le bas de la falaise, où l’océan allait
mourir en vagues brisées. Non ! Dans un ultime effort, elle se projeta en avant de tout son poids. Hélas, elle ne
parvint pas à rétablir son équilibre. Trop tard. Déjà, le sol se dérobait sous ses pieds. La chute était inévitable, la
mort certaine. Fini. Autour d’elle, dansait un tourbillon infernal, tout un ballet d’images aux couleurs sublimes
et fatales : le bleu du ciel, le vert émeraude de la mer et le rouge écarlate du sang sur l’arrête pointue des
rochers.
Bellamy se rua en avant pour la rattraper. Il eut tout juste le temps de saisir le revers de son caban.
Entraîné par le poids de son corps, il fut projeté en avant, et sa poitrine alla heurter le morceau de rambarde
encore debout. La ferraille vibra dangereusement, mais tint bon. Il souleva la jeune femme à bout de bras et la
tira vers lui. L’instant d’après, ils s’affalaient, exténués, contre la verrière. Tout danger semblait écarté.
Ils se tenaient cramponnés l’un à l’autre comme s’ils redoutaient une autre chute. Leurs bouches étaient
muettes, leurs corps tremblaient à l'unisson d’une même terreur. Ils commençaient tout doucement à
comprendre que l’un d’entre eux venait d’échapper à une mort horrible.
― Il faudra faire réparer cette balustrade, dit-elle enfin en sortent de sa torpeur.
Bellamy répondit par un rire nerveux.
Dès qu’ils eurent recouvré leurs esprits, ils se lâchèrent l’un l’autre. Le vent se mit à souffler plus fort.
Un grincement de tôle rouillée se fit entendre. Soudain, la plateforme sur laquelle ils se tenaient leur apparut
dans toute sa vétusté. Margot voulut quitter le balcon, fuir la scène où avait bien failli se jouer le plus grand
drame de sa vie.
Mais elle ne put se résoudre à partir sans examiner au préalable la rambarde brisée et, au-delà, la gueule
béante du gouffre. C’était plus fort qu’elle. Elle voulait regarder. Ce n’était plus de l’horreur qu’elle éprouvait,
mais plutôt de la fascination. Elle se pencha légèrement.
― Bon sang, tu ne vas pas recommencer ! hurla Bellamy en l’agrippant par la taille.
― Sois tranquille : je ne m’appuie pas.
Tout en bas, la mer déferlait sur les rochers bordés d’écume blanche. A cette altitude, il était impossible
d’entendre le ressac. Le vent absorbait tous les bruits du dessous. Du haut perchoir de la tour, les rochers for-
maient des petits points noirs inaccessibles : de minuscules grains de sable parfaitement inoffensifs. Vue du
ciel, la terre avait quelque chose d’évanescent, d’irréel. Comme un décor d’opéra, finalement.
― Oh, mon Dieu ! s’écria Margot en penchant la tête de plus belle dans le vide. Bellamy, regarde là-
bas
Un corps disloqué, complètement inerte, gisait sur ta pointe humide d’un roc émergeant des flots
mousseux. A cette distance, il lui était difficile d’identifier formellement le cadavre, pourtant elle avait la
certitude de connaître cet homme.
Bellamy se pencha à côté d’elle.
― J’ai l’impression que c’est le charpentier, dit-il.
Tom Gleason, le jeune charpentier...
10
Ralph Dorn, le contremaître à qui Margot avait confié les travaux de restauration du phare, répondait
aux questions de l’adjoint du shérif.
― Hier, Gleason n’est pas venu travailler. Je n’ai aucune idée de ce qu’il a pu faire de sa journée,
affirma-t-il au policier, un mégot collé à la commissure des lèvres. Tout ce que je peux vous dire, m’sieur,
ajouta-t-il, c’est que ce gamin était un excellent ouvrier. P’têt pas le meilleur, mais c’était un gars qui ne
rechignait pas à la tâche. Ce que j’appréciais surtout chez lui, c’était sa ponctualité ; toujours sur place avant
tout le monde.
Margot se tenait assise près du bar qui séparait la cuisine de la salle à manger. Elle écoutait
attentivement le dialogue entre les deux hommes. Bellamy était parti faire un tour du côté de la falaise pour voir
comment le pilote du canot de sauvetage, que la police côtière venait de dépêcher sur les lieux de l’accident
pour récupérer le corps, se débrouillait pour manœuvrer entre les rochers à fleur d’eau.
L’officier de police, la trentaine, les cheveux blonds, les yeux foncés, questionnait habilement le
contremaître avec l’air faussement désinvolte du type qui n’en avait absolument rien à faire. Dorn, la
cinquantaine bien tassée, la carrure forte, l’air bourru, faisait montre d’infiniment moins de patience. Le jeune
officier était bien gentil avec ses questions sans queue ni tête, mais lui, il n’avait pas que ça à faire. Pour Ralph
Dorn, le temps c’était de l’argent et, dans le cas présent, il estimait qu’il n’en avait que trop perdu.
Margot ne s’était pas encore entretenue avec l’officier de police. Le contremaître était venu lui présenter
sa facture. Le hasard avait voulu qu’il se trouvât là précisément au moment où l’adjoint du shérif avait frappé à
la porte. Margot se demandait si le contremaître lui facturerait le temps passé à répondre aux questions.
― Ça va durer encore longtemps, m’sieur ? demanda- t-il. Parce que j’ai un nouveau chantier qui
s’ouvre sur l’heure, et je dois être présent. Si je ne suis pas derrière mes gars, ils ne font rien, vous comprenez ?
― Bon, vous pouvez y aller, lui dit Albert Simmons, l’adjoint du shérif. Je vous remercie de m’avoir
accordé un peu de votre temps.
Il se dirigea aussitôt vers Margot, son carnet à la main. Dans son regard, la jeune femme ne lut aucune
flamme. Dans sa voix, elle ne discerna aucune chaleur.
― Vous disiez donc que notre homme rôdait par ici, hier soir, c’est bien cela ?
― En effet. Du moins, sa camionnette était là. Il m’est impossible de vous certifier que c’était lui car je
n’ai pas vu son visage.
― Il vous a harcelée ?
― Oh, pour ça, oui Il a transformé ma soirée en un véritable cauchemar.
― Qu’a-t-il fait, au juste ?
― Eh bien, ce que font les détraqués, j’imagine, pour effrayer les jeunes femmes seules : bruits de pas,
apparitions incongrues aux fenêtres, et tout ce qui s’ensuit. Et puis, j’ai aussi entendu quelqu’un chanter. A
propos, vos hommes n’auraient-ils pas retrouvé une cape noire et un masque, dans les parages ?
― Non. Pas pour l’instant. A votre avis, ce Gleason pourrait-il être mêlé à l’agression de votre collègue
à l’Opéra de San Francisco ?
A question idiote, réponse idiote, intervint Bellamy en faisant irruption dans la pièce. Evidemment qu’il
y est mêlé. Comment voulez-vous ne pas faire le rapprochement entre lui et ce qui s’est passé en ville, l’autre
jour ?
Effectivement, il pourrait s’agir du même homme, convint le policier. Mais les apparences sont souvent
trompeuses. Aussi, gardons-nous de prononcer des conclusions trop hâtives. Tout ce que nous avons, pour le
moment, c’est un rôdeur imprudent qui a glissé sur la terre mouillée. Un faux pas qui lui a coûté la vie. A
moins, bien sûr, que quelqu’un l’ait poussé.
― Il n’y avait personne d’autre, précisa Margot.
L’affaire était déjà assez compliquée. Elle décida de passer sous silence le chanteur à la voix
étrangement féminine. Bien sûr, c’était une voix de femme qu’elle avait entendue au cœur de la nuit. Bien sûr,
elle et Bellamy avaient avancé la théorie selon laquelle Gleason aurait pu être en cheville avec une complice
directement liée à l’opéra. Mais l’existence de cette femme n’était- elle pas, au fond, pure spéculation de leur
part ?
― Et le véhicule de Gleason, qu’en avez-vous fait ? s’enquit le policier.
― Sa camionnette ?
Margot l’avait complètement oubliée. Mais, effectivement, ce matin, elle n’était plus à sa place.
Quelqu’un était parti avec, mais qui ? Sûrement pas Gleason puisqu’il était mort.
― J’ignore où a pu passer cette camionnette, répondit- elle à l’adjoint du shérif.
― Moi, je le sais, intervint Bellamy. J’ai vu Gleason partir avec, hier soir, alors que je ratissais le
périmètre du phare. Dès que j’ai eu le dos tourné, il en a profité pour filer.
― Ce qui, apparemment, ne l’a pas empêché de revenir sans son véhicule et de tomber de la falaise, fit
remarquer l'officier avec une pointe de sarcasme dans la voix.
De toute évidence, l’affaire commençait à l’intriguer sérieusement
― N’allons pas trop vite en besogne, reprit-il. Et commençons par le commencement. N’y a-t-il pas un
détail qui vous reviendrait à l’esprit ? Quelque chose qui serait susceptible de nous mettre sur Une piste ?
― Non, répondit Margot. Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais vous dire de plus.
― Moi non plus, dit Bellamy. Mais peu importe la raison de sa présence ici et celle pour laquelle il a
déplacé sa camionnette ; le fait est qu’il s’est trop approché du bord de la falaise et qu'il est tombé. Je pense que
tout le monde est d’accord sur ce point ?
― Peut-être, répondit le policier. A propos, savez- vous que cette balustrade, là-haut, elle n’est pas
tombée toute seule ? Quelqu’un l'a découpée aux trois quarts à l’aide d'une scie à métaux.
― Je m’en doutais, dit Bellamy.
― Il a dû faire ça le fameux soir où tu l’as surpris chez moi, suggéra Margot.
― Il était complètement ivre ; comment veux-tu que... à moins qu’il n’ait feint l’ivresse pour mieux me
tromper.
― De toute façon, ça n’a plus guère d’importance, maintenant, intervint le policier. Dites-moi plutôt
quel lien rattachait le charpentier à l’opéra.
― Aucun, dit Margot. Du moins, en apparence. Mais il y en avait forcément un, sinon...
― Sinon, cela voudrait dire qu’il était innocent et que le vrai coupable court toujours. Dans le doute, je
vais placer une patrouille de surveillance dans le secteur. Il ne me reste plus qu’à vous remercier de votre
collaboration à tous les deux.
Il referma son carnet, le fourra dans la poche de son imperméable et se dirigea vers la sortie. Après avoir
salué aimablement ses témoins, il se retira.
― Je crois bien qu’il a raison, tu sais, fit Bellamy.
― Je suis d’accord avec toi, admit Margot. Gleason ne peut pas avoir agressé Anne. Ce jour-là, il
travaillait. Mais, dans ce cas, comment expliquer sa présence ici, hier soir ?
― Eh bien, je suppose qu’il avait le béguin pour toi. Il sera simplement venu, comme il me l’avait déjà
expliqué une fois, pour effectuer une inspection de routine et s’assurer que tout allait bien.
― Oh, mon Dieu, Bellamy ! Quel horrible accident ! s’écria Margot. Je n’arrive pas à croire qu’une
chose pareille ait pu arriver.
― Ce type errait autour de chez toi dans l’obscurité et la tempête. En plus, il était certainement un peu
éméché. Au bord du gouffre, le terrain est extrêmement glissant. Il aura fait un faux pas. C’est son imprudence
qui l’a tué. Qu’y pouvons-nous ?
― Je le sais, répondit Margot d’une voix éraillée. Mais c’est quand même épouvantable ce qui est arrivé
à ce malheureux.
Elle avait la nausée rien qu’à l’idée de la chute qu’il avait faite. Etait-il mort sur le coup, en percutant les
rochers, ou avait-il agonisé pendant des heures ? Non, c’était trop horrible. Mieux valait ne pas y songer. La
jeune femme ferma les yeux, s’efforçant de chasser de son esprit ces insoutenables images de mort.
― Ça ne va pas ?
― J’ai mal à la tête.
― Ça n’a rien d’étonnant : la matinée a été plutôt éprouvante. Prends quelques affaires et viens à la
maison, proposa-t-il. Tu y seras mieux que dans les vapeurs de peinture, et je ne parle même pas de l’armée de
peintres qui semble avoir investi ta maison pour toute la journée.
― Tu plaisantes ? Je dois aller travailler
― Pourquoi ? Une grande star comme toi peut bien s’accorder un jour de congé, non ?
― Tu es fou Je ne peux pas m'offrir ce luxe à trois semaines de la première.
― Comme tu veux. Je te signale quand même que ce n'est pas là-bas que lu trouveras les paroles des
nouvelles chansons mais sur mon bureau.
― Tu as terminé ?
― Oui. J'ai mis un point final à ta dernière tirade, ce matin, pendant que tu donnais.
Il ne put s'empêcher de sourire en songeant à la chanson qu'il avait écrite pour elle.
― Tu me montres ?
Le visage de Margot s'éclaira. Cette excellente nouvelle dissipa ses pensées morbides et lui fit presque
oublier le sort tragique du pauvre charpentier.
― Tu me joueras la musique ? ajouta-t-elle.
― Pas si vite ! Je n'ai pas parlé de musique, mais simplement des paroles de tes chansons qui sont
effectivement prêtes.
― Ne sois pas si modeste, Bellamy. Tu peux la jouer, cette musique. Je commence à te connaître, tu
saisis
― Eh bien, la seule façon de le savoir, c’est d’aller chercher tes affaires et de venir avec moi.
― On peut dire que tu sais parler aux femmes, toi, fit-elle en le regardant avec malice, un sourire
moqueur aux lèvres.
― Bah ! Que veux-tu ? On ne se refait pas.
― N'empêche que tu as l’air de tenir beaucoup à ce que je t'accompagne. Tu aurais une idée derrière la
tête que ça m'étonnerai pas.
― Oui, je l'avoue ! J'ai une idée derrière la tête. Une idée obsédante. Toujours la même, je veux que tu
restes en vie.
― Je suis sûre que ce n’est pas tout, ajouta-t-elle, taquines
Tandis qu'elle rassemblait quelques affaires dans sa chambre, le canot de sauvetage de la police côtière
s’éloignait des rochers. A son bord, se trouvait la dépouille de Gleason enveloppée dans un sac de plastique
hermétique Ancré un peu plus au large, un navire attendait pour réceptionner le corps. A l'issue de la manœuvre
de transbordement, il mettrait le cap sur San Francisco.
A un bon kilomètre plus au sud, caché derrière un massif végétal de la réserve zoologique, un
observateur équipé d’une paire de jumelles suivit un moment le parcours du canot. Puis, lorsque la petite
embarcation eut gagné le large, il quitta son poste d'observation et passa devant la camionnette dissimulée dans
un maquis de feuillages pour rejoindre sa BMW garée sur le bord de l'étroit chemin de campagne plein
d’ornières.
Il s’assit au volant et tourna le bouton de l'autoradio. Aussitôt, la voix de Margot lui parvint :
― Je ferais aussi bien de les appeler pour leur dire que je serai en retard, dit-elle.
― Tu n’auras qu’à le faire de chez moi. fit la voix de Bellamy.
― Parfait, songea l’indiscret en tournant la clé de contact dans le démarreur, j’y serai avant eux.
― Dis, j’ai retrouvé ta copine, reprenait la voix de Bellamy dans les haut-parleurs de la BMW lancée en
direction du sud, vers la sortie de la réserve.
― Qu’est-ce que tu dis ? demanda Margot en sortant de la chambre, une mallette dans une main et le
roman de Bellamy dans l’autre.
― Je dis que j’ai retrouvé ta poupée de chiffon.
Il la lui tendit.
― Elle est un peu humide, ajouta-t-il, mais elle ne semble pas avoir trop souffert de la chute.
― Oh, je l’avais complètement oubliée ?
Margot posa la mallette et prit la poupée qu’elle commença à examiner sous toutes les coutures.
― Elle peut se vanter d’avoir vécu une nouvelle expérience, dit-il en ramassant la mallette de la jeune
femme.
― J’ai bien failli ta perdre pour de bon, cette fois ! constata Margot avec une pointe de tristesse dans la
voix. Lorsque la balustrade avait cédé, sa poupée lui avait échappé des mains. Elle avait eu raison de la lâcher
dans le vide au risque de la perdre à jamais, puisqu’elle l’avait fait pour sauver sa propre vie. Malgré tout, avec
le recul, elle en éprouvait du remords. Elle estimait s’être montrée cruelle envers sa poupée. Tel était l’amour
inconditionnel qui, par-delà les années, continuait d’unir l’enfant à son jouet.
Le climat avait changé brusquement. Finie la grisaille. Le ciel était bleu azur. La tempête de la veille
avait chassé le mauvais temps. L’aube claire et le radieux soleil du matin semblaient annoncer l’avènement
d’une ère nouvelle.
Margot avait le sentiment de mieux connaître Bellamy parce qu’il lui avait ouvert sa porte spontanément
au moment où elle avait eu besoin d’un refuge. Elle aimait sa façon de prendre en charge sa sécurité sans en
avoir l’air, surtout sans se croire obligé de jouer les machos. Il ne posait pas de questions indiscrètes et
s’abstenait de la mettre en garde contre tout et n’importe quoi. Néanmoins, il s’intéressait à son sort et le lui
montrait à sa façon.
Edward Bellamy n’était pas un homme démonstratif, mais simplement un ami sur lequel elle pouvait
compter en cas de besoin.
C'était aussi quelqu’un de très spirituel et d’une grande finesse d’esprit. Pourtant, ses rires ressemblaient
parfois à des sanglots, ses envolées sarcastiques à des manifestations de rancœur. Il y avait, dans le fond de son
cœur, une profonde douleur qui ne s’exprimait qu’au travers de la littérature ; ce chavirement de l’âme
transparaissait dans son roman, mais aussi dans les merveilleuses chansons qu’il avait écrites pour l’opéra. Bien
sûr. Margot n’avait qu’à ouvrir un de ses livres pour l’écouter crier son chagrin. Mais comment consoler un
livre ? Il fallait qu'il sorte de sa réserve, qu’il s’ouvrît à elle autrement qu’en versant des larmes d’encre sur
l’exutoire en papier de sa douleur. Margot trouverait le moyen Il aborder avec lui le sujet de sa secrète
souffrance.
Elle espérait de tout son cœur que les merveilleux ; moments qu’ils avaient vécus ensemble, au cours de
fa nuit précédente, étaient les prémices d’une longue et belle histoire.
Il la conduisit en ville sous prétexte que lui aussi devait se rendre à l’Opéra pour rencontrer Daniel
Pressmann. Elle avait accepté de monter dans sa voiture tout simplement parce qu’il lui semblait naturel qu’ils
fussent ensemble. Ne formaient-ils pas un couple à l’harmonie indiscutable ? Elle appréciait sa compagnie, et
savait se contenter de sa présence quand il demeurait muet. Ils se comprenaient sans qu’aucune parole fût
nécessaire.
En tant que fille unique, Margot avait appris, dès son plus jeune âge, à mener une existence
indépendante… à suivre son propre chemin et à en accepter toutes les conséquences. Très tôt, elle avait compris
que, pour réussir, elle ne devrait se fier qu’à elle-même. Apprendre à connaître ses forces sans jamais en
présumer et sans jamais rien attendre d’autrui, telle avait été sa régie de vie. Tout au long de ses jeunes années,
elle s’était efforcée de ne pas y déroger, ce qui lui avait épargné bien des erreurs et des déceptions. Grâce à
cette sacro-sainte règle d’indépendance, elle avait toujours vécu sa solitude comme une bénédiction. Mais
aujourd’hui, pour la première fois de sa vie, cette solitude lui pesait. Elle éprouvait un manque. Un vide
immense. A bien y réfléchir, ce malaise nouveau ne provenait pas tant de cette solitude que d’une autre
sensation plus désagréable encore : l’inachèvement de l’être.
Ce souci de rechercher l’âme sœur, l’autre moitié d’elle-même, avait surgi avec une telle urgence
qu’elfe n’avait pas eu le temps de soumettre la question au jugement rationnel de son esprit. Elle s’était tout
simplement contentée de se rendre à l’évidence : elle avait besoin de lui.
N’était-ce pas pour les mêmes raisons qu’il conservait les vêtements de sa femme et qu’il portait son
alliance autour du cou ? Il aimait Kay et ne pouvait consentir à défaire les liens matériels qui l’unissaient à son
amour défunt sans renoncer à une partie de lui-même. Bien sûr, la disparition de Kay ne semblait pas l’avoir
totalement anéanti. A l’évidence, il parvenait à exister sans elle. Mais son âme était blessée.
Ce matin, au cours de leur discussion au sommet du phare, il avait parlé de prix à payer. Il avait
commencé à s'ouvrir à elle. Mais il n’est pas facile d’exprimer sa souffrance tout en refusant de l’admettre.
Aussi s’était-il contenté de l’évoquer à mots couverts, en se retranchant derrière le destin de certains hommes
qui sont tenus de payer plus que leur dû. Et l’un de ces hommes n’était, apparemment, pas disposé à débourser
un sou de plus.
Margot n’avait pas payé cher le prix de sa propre réussite. Sa voix lui avait ouvert toutes les portes.
L’errance et la solitude, plaies inhérentes à sa condition d’artiste, constituaient sans doute le prix de son succès.
Edward Bellamy avait certainement provoqué cette prise de conscience avant qu’il fût trop tard pour
réagir. Maintenant qu’elle avait goûté au plaisir de vivre en sa compagnie, elle savait que plus jamais elle ne
pourrait faire marche arrière. Elle était prête à renoncer à son existence indépendante et solitaire sans l’ombre
d’un regret. C’était peut-être cela, au fond, le prix à payer.
Dès qu’ils arrivèrent à l’Opéra, Margot fût invitée à se rendre sans délai chez la couturière afin de se
soumettre à une séance d’essayage, tandis que Bellamy fut contraint de suivre Avery Lister qui comptait
l’escorter jusqu’aux bureaux de la direction pour prendre part à une réunion au sommet. Avant de quitter la
jeune femme, il lui tendit un feuillet contenant musique et textes.
― Remets-le directement à Grimaldi. Je n’ai confiance en personne, ici.
Ce commentaire eut le don de provoquer l'hilarité d’Avery Lister. Pourtant, Bellamy n’avait aucune
envie de plaisanter. Margot le savait. Elle savait aussi qu’il ne tenait pas en très haute estime les membres de la
direction.
Victor Grimaldi ne se trouvait ni dans son bureau ni dans la salle de répétition. Puisque le compositeur
était introuvable, Margot se rendit à l’atelier de Pamela Laurie. Elle trouva la couturière assise à sa machine à
coudre.
Furibonde, la femme à la bouche hérissée d’épingles se mit à la réprimander sèchement.
― Ah, c’est pas trop tôt ! fit-elle, exaspérée. Bon sang, comment veux-tu que je retouche quoi que ce
soit si tu n’es pas là pour essayer les vêtements ?
― Désolée. Il y a eu un accident, chez moi, ce matin. Un type est mort, tu comprends ?
A peine entrée, elle avait déjà hâte de ressortir. « Pourvu que cette séance d’essayage ne dure pas trop
longtemps ! » songea-t-elle en déposant le feuillet destiné à Grimaldi sur la table de la couturière.
― Alors, ça, c’est pas de chance. Mais la vie continue, pas vrai ? Tiens, enfile-moi ça. Et je te préviens
tout de suite : si je vois le moindre bourrelet de graisse, je le coupe moi-même avec mes ciseaux à denteler.
Margot prit l’uniforme de servante que lui tendait la couturière et passa derrière le paravent qui tenait
lieu de cabine d’essayage.
― As-tu pensé à la robe rouge ? demanda Margot. Est-ce que Daniel t’a parlé de la retouche ?
― Bien sûr, chérie. Mais cette robe est finie, et je n’ai pas de temps à perdre à retoucher ce qui est prêt.
― Dis-moi, Pam ? demanda Margot en se déshabillant. Pourquoi es-tu toujours en colère ?
― Parce qu’il y a de quoi Comment veux-tu garder ton calme quand tu passes ton temps à habiller des
starlettes odieuses qui te font mener une vie impossible sous prétexte qu’elles sont célèbres et que toi, tu n’es
rien ? Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué leur manège A croire qu’ils se prennent tous pour Dieu le Père.
― Ne te laisse pas faire.
― Je voudrais bien t’y voir, tiens
Pamela alluma une cigarette et tira une longue bouffée.
― Evidemment, continua-t-elle, toi, tu es au-dessus de tout ça. Tu peux les ignorer tant que tu veux, ces
minables. Mais moi, je suis obligée de les supporter, tu comprends ?
― Pourquoi ? Tu passes le plus clair de ton temps dans cet atelier. Qu’est-ce qui t’empêche de les
ignorer, toi aussi ?
― C’est bien vrai que je gâche ma vie dans ce trou. Confinée, que je suis. Aux oubliettes, la Pamela. Et
qu’elle trime et qu’elle trime et qu’elle trime !
Elle laissa échapper un rire plein d’amertume.
Margot sortit de derrière le paravent et se dirigea vers la couturière en ajustant son costume.
― Tu sais, au fond, ils sont plus bêtes que méchants. Accorde-leur une petite chance de te prouver
qu’ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être.
― Oh ça, jamais J’ai déjà donné, figure-toi ! avoua Pamela. Et je peux t’assurer que j’ai vite compris
mon erreur. Une erreur monumentale.
― Vraiment ? Que s’est-il passé ?
― J’ai eu une liaison avec un chanteur. Lui, on peut dire qu’il s’en est bien sorti. Il est devenu riche et
célèbre. Et moi, je suis toujours là, comme une idiote, la bouche pleine d’épingles.
― Tu veux que je te dise ? Je n’ai jamais rencontré personne d’aussi accro à la déprime que toi. Respire,
que diable Change-toi les idées.
― Ne t’inquiète pas pour moi, chérie. Laisse-moi finir ma cigarette, et c’est une tout autre femme que tu
auras devant toi. Bon, voyons voir comment ce costume te va. Oh, mais tu as maigri, dis donc !
Elle écrasa son mégot et tâta les hanches de Margot pour évaluer l’ampleur des dégâts.
― Bon, va manger quelque chose et reviens quand tu auras le ventre plein, grogna-t-elle. Je n’ai pas
l’intention de retoucher ce costume indéfiniment.

Margot sortit épuisée de l’atelier de Pamela Laurie. La hargne légendaire de la couturière n’était pas une
fable. La séance d’essayage était l’une de ces terribles épreuves dont aucun artiste ne ressortait indemne.
Maintenant, Margot en savait quelque chose.
Elle rencontra Connie Dwight dans le hall, devant le studio de répétition de Victor. L’enthousiasme de
la jeune alto lui redonna un peu de baume au cœur.
― C’est génial ! s’exclama l’exubérante blonde. Depuis que j’ai le solo, je suis drôlement montée en
grade dans cette maison. Les gens me considèrent différemment, maintenant. Figure-toi que j’ai même eu droit
aux foudres de Pam. Et Victor renonce à me faire répéter. Il dit que d’autres personnes ont besoin de son aide et
qu’il n’a pas de temps à perdre avec des grandes chanteuses de ma trempe.
― Eh bien, bravo ! lui dit Margot. Tu es devenue une star. Et ça a l’air de te plaire.
― Tu parles que ça me plaît ! Un vrai conte de fées. A propos de conte de fées, il semblerait qu’entre toi
et un certain écrivain dont tu niais l’existence il n’y a pas si longtemps, ça marche plutôt bien.
― Tu as l’air très au courant de ce qui se passe dans ma vie !
― Bah, tu sais, les nouvelles vont vite, ici. Alors, raconte...
― Il n'y a rien à dire, répliqua Margot. Occupe-toi plutôt de tes affaires.
― Allons, parle en toute confiance à ta meilleure amie, fit-elle, mielleuse. Je saurai tenir ma langue.
― Je ne te crois pas. Tu es une pipelette de la pire espèce.
― Comment ? Tu me crois capable de vendre la mèche ?
― Certainement. D’ailleurs, ce ne serait pas la première fois, n’est-ce pas ?
― Bon, d’accord ! concéda-t-elle. Tu as plus de classe que mot. Mais est-ce une raison pour garder tes
secrets pouf toi toute seule ?
― Puisque tu y tiens, je vais te mettre sur la piste : j’ai passé la nuit chez lui.
― Ah, ah... Et puis... ?
― Et puis, c’est tout ce que tu sauras ! Désolée, je dois voir Victor de toute urgence, dit-elle en ouvrant
la porte du studio. A plus tard.

― Ah, Margot ? s’exclama Victor. J’ai cru comprendre que vous aviez quelque chose pour moi.
― En effet. Edward m’a demandé de vous remettre ceci.
Elle lui tendit le document que Bellamy lui avait confié.
― C’est l’aria de la tirade finale, ajouta-t-elle. Tout y est, à présent, n’est-ce pas ?
― Oui, tous les dégâts sont réparés.
Il prit le feuillet des mains de la chanteuse et se précipita au piano.
― Approchez, continua-t-il en parcourant la partition. Nous allons chanter quelques-uns des... mais
attendez une minute... ma parole, il a… il s’interrompit, s’assit au piano et posa le feuillet grand ouvert devant
lui. Margot jeta un coup d'oeil à la partition et vit que la notation musicale avait été corrigée de la main du
librettiste à divers endroits C’étaient précisément ces corrections que Victor examinait avec attention.
Le musicien plaça les mains sur le clavier et joua l'un des morceaux corrigés. Fuis il le joua une seconde
fois avec de subtiles variantes.
Il se tourna ensuite vers Margot et ajouts en riant :
― C’est tout lui, ça. Vous lui demandez de composer des paroles de chansons, et monsieur se mêle de
réécrire la musique. Il ne manque pas d’aplomb, tout de même
― Il a modifié la musique ?
― Disons qu’il a suggéré quelques modifications, précisa Victor. Nous avons le choix entre un texte qui
s’adapte à la musique initiale et un autre texte plus concis qui nécessite un changement dans la partition. Je n’ai
aucun mal à deviner où va sa préférence : Il a toujours aimé les versions édulcorées. Sacré Bellamy !
― Et qu’allez-vous choisir ?
― Je ne sais pas encore. Il faut que je réfléchisse à la question à tête reposée. Il a une bonne oreille
musicale, vous savez.
― Est-ce la raison pour laquelle vous teniez à ce qu’il participe à la réalisation du spectacle ?
― En partie. Mais c’est surtout parce qu’il a une plume incomparable.
Il se mit à rire de nouveau et dodelina de la tête.
― Vous savez qu’il a été mon élève, à Julliard, il y a quelques années ?
― Une école de musique ? Il ne m’en a jamais parlé.
― Oh, ça ne m'étonne pas. A cette époque, il étudiait la composition. Je dois, d'ailleurs, admettre qu'il
avait de talent. Mais il était quand même meilleur interprète que compositeur. Au piano, il brillait. Il a de l'or
dans les mains... des mains qui sont faites pour jouer, vous comprenez ?
― Pourquoi n’a-t-il pas continué la musique, puisqu’il était si doué ?
― Oh, je crois que son talent s’exprime infiniment mieux par le biais de la littérature. Avez-vous lu ses
romans ?
― La moitié d’un.
― Alors, vous avez dû vous rendre compte que, chez lui, l’art de l’écriture s’apparente étrangement à
celui de la composition musicale. Chacun de ses romans est un chef-d’œuvre de musique. Ses mots chantent
plus qu’ils ne parlent et vous entraînent dans un étourdissant ballet où la tension monte crescendo jusqu’à
l’ultime horreur. La danse macabre y est toujours présente, dans des styles chorégraphiques chaque fois
différents. C’est autour d’elle que se noue l’intrigue. Dans Jardin maudit, on devine au mouvement des mots
qu’il a voulu mettre en scène une valse de l’épouvante. Il l’a, d’ailleurs, reconnu lorsque je le lui ai demandé.
― Et dans Déluge ?
― Ah, celui-là, fit-il en affichant une moue renfrognée. Un opéra, je crois. Un drôle d’opéra. Un grand
numéro de solo. S’il l’avait écrit après la mort de sa femme, ce roman aurait pu passer pour un hymne funèbre.
Mais je ne suis pas certain qu’il l’aurait écrit après.
― Je croyais que c’était le cas.
― Non, il l’a écrit après que sa femme l’a quitté. Ce bouquin est une confession, un authentique appel à
la clémence. L’ouvrage d’un solitaire en proie aux tourments de sa conscience et refusant toute compagnie.
― Pourquoi l’a-t-elle quitté ? s’enquit Margot en prenant une chaise pour s’asseoir.
― Je n’aime guère jouer les commères, vous savez. La rumeur court bien assez, dans nos couloirs :
inutile que j’y ajoute mon grain de sel. Dites, pardonnez ma curiosité, mais est-il vrai que vous sortez avec
Edward ?
― Oui, c’est vrai, Victor, mais il ne se livre pas facilement.
― C’est le moins qu’on puisse dire. Mais ne vous inquiétez pas : cela ne prouve rien.
― Parlez-moi un peu de sa femme.
Margot détestait les messes basses, mais le sujet lui tenait trop à cœur.
― Entre vous et moi, Kay n’était pas une femme pour lui. Vulgaire et opportuniste, elle ne songeait
qu’à profiter de sa fortune. Mais c’était une battante, et c’était peut- être ce qu’il aimait en elle. Cette femme
savait s’y prendre pour le pousser au-delà de ses limites et lui faite croire que tout était possible. Mais les êtres
trop dissemblables finissent, un jour ou l’autre, par rompre les qu’ils ont tissés pour retenir leur impossible
amour. C’est elle qui a craqué la première. A la fin, elle n’acceptait plus qu’il fût si différent d’elle. Il refusait
de la suivre à ses soirées mondaines et ne concevait pas de vivre entre deux avions pour plaire à Mme Bellamy
qui aimait parader au côté du célèbre écrivain. Alors, quand il a pris la décision de faire construire cette maison
au bout du monde, elle ne l’a pas supporté. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Elle n’avait pas
l’âme d’une recluse. Et Bellamy n’est pas ce que l’on peut appeler un homme facile à vivre. En tout cas, pas
pour quelqu’un qui déteste le silence.
― Vous les avez bien connus ?
― J’étais fréquemment invité chez eux avant qu’elle le quitte. Par la suite, je n’y suis jamais retourné. A
vrai dire, plus personne n’y a remis les pieds. Après le départ de la reine, la forteresse a refermé ses lourdes
portes. Finis les amis, finies les réceptions. L’heure était désormais au deuil du mariage brisé. Bellamy lui-
même ne supportait plus sa maison qui avait fini, disait-il alors, par ressembler à un tombeau. D’ailleurs, à
partir de cette trouble époque, il n’y vécut presque plus. Il passait la plupart de Son temps en Europe, je crois
qu’il ne serait pas revenu si je ne l’avais pas supplié à genoux. Ici, ils étaient complètement paniqués. Leur
opéra courait droit à la faillite, et ils étaient prêts à n’importe quel sacrifice pour sauver les meubles. Et ne
croyez pas qu’ils aient attendu la mort de Taylor pour faire appel à Bellamy. Ils s’y sont pris bien avant. Mais
pensez donc, Bellamy ne voulait rien entendre. Alors, ils ont cru pouvoir faire jouer l'amitié qui nous unissait,
lui et moi, pour remplacer l’écrivaillon par un auteur digne de ce nom.
― Apparemment, il a fini par accepter, dit Margot.
― Evidemment, mais pour cela, il a fallu que je l'appelle moi-même et que je le supplie de venir à notre
secours. Quel autre choix avions-nous, après la mort de Taylor ? Bellamy était notre unique recours. Il a
accepté au nom de notre amitié tout en exigeant une part importante des recettes. Sa participation était à ce prix,
et il a obtenu gain de cause parce que les décisionnaires n’étaient pas en mesure de discuter. Le nom d’Edward
Bellamy en tête d’affiche, c’est une garantie de succès, vous comprenez ? Alors, il était normal de payer cher
pour l’obtenir.
― Il y a, dans cette affaire, plus de machiavélisme qu’une véritable motivation artistique, déclara
Margot. N’a-t-on pas réduit ici un art majeur tel que l’opéra à line sordide question de gros sous ?
― C’est un peu cela, admit Victor. On se croirait presque à Hollywood.
― Eh bien Si j’avais su dans quel traquenard je mettais les pieds en venant ici...
― Ne dites pas cela. En acceptant de rejoindre notre troupe, vous avez forcé le destin, ma chère. Ce rôle
va définitivement asseoir votre réputation de star, n’en doutez pas. Surtout maintenant qu’Edward a mis son
talent au service du spectacle.
Il parcourut le feuillet d’un regard distrait, tournant les pages et lisant rapidement les vers composés par
le librettiste.
― Oui, poursuivit-il, je crois bien que vous l’avez inspiré. Il a fait du personnage de Marie une héroïne
très contemporaine. Cette femme sans pareille marquera Ses esprits, vous pouvez me croire. Toutefois, c’est
dans te rôle de Trierweiller que son génie se manifeste dans toute sa majesté. Mais cela ne m’étonne guère.
Edward écrit toujours mieux à la première personne du singulier.
A ces mots, Margot sentit ses joues s’empourprer. Elle avait entendu la chanson d’amour du ténor.
Comment demeurer insensible à la beauté de ce chant ? Surtout, comment nier la teneur du message enflammé
qu’il contenait ? Si celui-ci lui était destiné, comme elle le soupçonnait fortement, alors Bellamy avait répondu
magistralement à toutes les questions qu’elle s’était posées au sujet de leur relation. Il lui avait fait connaître ses
sentiments par le biais de la tirade du ténor mieux qu’il ne l’aurait fait de façon directe.
Le maestro interrompit le cours de ses pensées.
― J’espère que je ne vous ai pas trop ennuyée avec mes histoires, dit Victor.
Il fît courir ses mains sur le piano.
― Dites, ajouta-t-il en jouant un accord majeur, j’ose espérer que vous m’inviterez au mariage ?
― Mon Dieu, Victor, je...
Elle s’éclaircit la gorge et s’efforça de changer de sujet de conversations :
― Victor, connaissez-vous quelqu'un qui pourrait avoir intérêt à saboter notre spectacle ?
― Certainement pas, voyons En fait, je connais pas mal de gens qui auraient de bonnes raisons de
brûler le bâtiment du sol au plafond ou d’occire froidement les responsables présumés de leur insuccès, c’est-à-
dire Daniel ou moi. Mais je ne vois pas pourquoi ils s’en prendraient spécialement au Masque. Cela ne rimerait
à rien du tout
― Et quels sont ces gens qui, selon vous, auraient des raisons de vouloir mettre le feu au bâtiment ?
― Eh bien, des artistes dont nous nous sommes séparés parce que nous estimions que leur place n’était
pas ici, répondit Victor. Pour un grand nombre d’entre eux, ce n’était pas un bon service à leur rendre que de les
garder chez nous. Oh, ce n’était pas le talent qui leur manquait, simplement ils n’étaient pas faits pour chanter
l’opéra. Nous les avons donc invités à aller exercer leur talent ailleurs, ce que beaucoup ont fait, et parfois
même avec succès. Quelques-uns des plus chanceux, qui ont fait carrière dans une autre branche artistique,
passent nous voir à l’occasion pour nous rappeler qu’ils ont quand même réussi et que ce n’est pas grâce à nous.
C’est leur façon de se venger. Et, ma foi, c’est de bonne guerre. Nous avons notamment reçu la visite de Martin
Andrews.
― L’imitateur ?
― Oui. S’il avait un don, c’était bien celui d’imiter les gens. Et, aujourd’hui, il est riche et célèbre. Il n’a
donc aucune raison de nous tenir rigueur d’un acte qui, en fin de compte, lui a ouvert une formidable
perspective de carrière.
― Se pourrait-il qu’un de ces anciens de la maison ait conservé une clé et connaisse suffisamment bien
les lieux pour pouvoir se faufiler discrètement dans les coulisses et passer inaperçu ?
― Oh, là, vous m’en demandez trop. Je ne suis pas au courant de ce genre de détails. Evidemment, il y
aurait bien Neil et...
Des hurlements provenant du hall obligèrent Victor à s’interrompre, Ils se précipitèrent tous deux à la
porte et virent des gens courir en tous sens, apparemment affolés.
― Que leur arrive-t-il ? Y aurait-il le feu à la maison ? demanda le maestro.
― Je ne pense pas. Regardez ! Ils se dirigent vers la scène. Venez. Suivons-les.
Ils se joignirent au groupe qui avançait vers les loges. Au fond d’un couloir, il y avait un attroupement.
On se bousculait à la porte de l’atelier de la couturière. Et on poussait des lamentations.
― Laissez-moi passer cria Victor. Que signifie ce désordre ? Que se passe-t-il donc ici ?
Victor entra le premier dans l’atelier. A peine avait-il mis un pied dans la pièce qu’il rebroussa chemin,
repoussant Margot vers l’extérieur.
― Non, s’écria-t-il, une indicible terreur dans les yeux. Ne regardez pas ! C’est trop horrible
Mais il était trop tard. Le mal était fait. Margot avait entrevu la scène immonde : du sang partout sur les
murs et sur les coupes de tissu, la machine à coudre renversée sur le corps inerte de la couturière, des entailles
profondes dans la chair mille fois lacérée, mille fois meurtrie jusqu’à l’extrême déchirure de l’être, jusqu’à
l’exsangue pâleur de la mort. Une boucherie innommable. Jamais Margot ne pourrait oublier cette épouvantable
vision. A tout jamais gravée dans sa mémoire, l’image de Pamela Laurie, prostrée dans la position froide et
immobile du cadavre, une paire de ciseaux plantée dans la gorge.
11
Tout l’après-midi, Margot se traîna. Chacun de ses gestes était empreint de la langueur de l’indifférence.
Elle avait l’impression de déambuler dans un tourbillon de sons et de formes dont elle ne percevait plus la
signification. Des visages se penchaient sur elle, des lèvres remuaient, formaient des mots, des phrases, des
questions. Elle y répondait machinalement sans la moindre conviction. Tout cela n’avait plus aucune
importance.
Les autres membres de la troupe semblaient partager cette douleur. La plupart d’entre eux pleuraient à
chaudes larmes. De toute évidence, la couturière avait plus d’amis qu’elle n’aurait pu le supposer de son vivant.
Cet étalage de sentiments outrés écœurait Margot. Il y avait comme de l’hypocrisie dans l’air. Etait-ce
vraiment la mort de la couturière qu’ils déploraient tous à grand renfort de larmes et de lamentations ? Une
pensée cynique traversa l’esprit de la jeune femme. Peut-être pleuraient- ils parce que chacun d’eux redoutait
d’être le prochain sur la liste des victimes ?
Assis dans le foyer, devant un poste de télévision, quelques-uns des membres de la troupe attendaient
leur tour pour répondre aux questions des policiers chargés de l’enquête. Margot était assise sur un divan, le
regard rivé sur sa tasse de café froid. Elle se serait effondrée depuis longtemps sans le soutien de Bellamy qui
l’entourait de toute son affection.
Elle avait du mal à l’admettre, mais l’acte de violence qui venait d’ôter la vie à Pamela Laurie
s’inscrivait dans une suite d’événements tragiques provoqués à dessein. Il laissait d'un complot morbide auquel
la disparition de Tom Gleason n’était nullement étrangère. D’abord régression qu'Anne avait subie et qui avait
bien failli anéantir sa carrière, ensuite la chute mortelle du charpentier, et maintenant l'innommable assassinat
de la couturière, écorchée vive puis égorgée. Margot ne parvenait pas à se débarrasser d’un terrible sentiment
de culpabilité, comme si elle avait été responsable de toutes ces atrocités. La mécanique du drame s’était mise
en route dès son entrée dans la troupe. Mais c’était pure coïncidence. Elle n'y était absolument pour rien.
A la télévision, les animateurs de « PM San Francisco » expliquaient comment faire cuire les gâteaux à
la citrouille, et commentaient les cent astuces, plus judicieuses les unes que les autres, pour réussir sa fête
d’Halloween. Et on poussait des cris d’admiration par-ci, et on gloussait joyeusement par-là. Quelle honte
― Ce n’est pas croyable ! murmura Margot à l’oreille de Bellamy. Comment font les gens pour écouter
des bêtises pareilles dans un moment aussi tragique ?
― C’est une réaction on ne peut plus normale, répondit-il. Les gens ont besoin de se réfugier dans le
banal quand le malheur frappe. Et quoi de plus banal qu’un talk-show ?
Il colla sa joue au front de Margot. Il aurait tant voulu, par ce geste, prendre sur lui la douleur de sa
tendre amie. La disparition de la couturière le touchait moins que les artistes de la troupe. Il ne connaissait pas
cette Pamela et n’avait donc aucune raison de pleurer sa mort. Il n’était pas pour autant insensible à la douleur
d’autrui. Lui- même avait connu cette même douleur, en avait souffert de toute son âme et avait survécu à cette
épreuve qu’est la perte d’un être cher. Etant passé par là, il avait une idée de la souffrance que devait endurer
Margot. Cela lui faisait mal, à lui aussi, de la voir plongée dans cet état de profonde détresse.
― Je ne la connaissais pas très bien, admit-elle. Lors de chacune de nos entrevues, nous nous
disputions. Elle avait un caractère impossible, mais... ça fait quand même mal de savoir qu’elle n’est plus là. Tu
sais, c’est comme si tu perdais un être proche que tu ne portais pas spécialement dans ton cœur mais que tu
aimais simplement parce qu’il faisait partie de ta famille.
― Je comprends.
― Tu comprends ? Vraiment ?
― Disons que je connais la douleur qu’on peut éprouver quand on perd un être cher, répondit-il. Mais je
ne ressens pas la même chose que toi. C’est impossible : je ne la connaissais pas.
― C’est vrai. Tu sais, je ne peux pas supporter les gens qui croient pouvoir te consoler en disant qu’ils
savent ce que tu ressens alors qu’en réalité, ils n’en savent rien du tout.
― Quand ma femme est morte...
Il s’interrompit pour s’éclaircir la voix et reprit posément :
― Quand ma femme est morte, un de ses imbéciles d’amis m’a dit précisément qu’il savait ce que
j’éprouvais. Je n’ai pas supporté sa remarque, alors je lui ai cassé le nez.
― Tu as fait ça ? s’écria Margot, incrédule.
― Je n’aurais pas dû, je sais, mais tu ne peux pas savoir à quel point ça m’a fait du bien.
― Tu lui as cassé le nez ? Ça alors ! Jamais Je ne t’aurais cru capable de faire un truc pareil.
― Si tu avais connu ce type, je suis sûr que tu aurais agi de la même façon que moi.
― Pas possible Je n’en reviens pas.
Margot commençait tout doucement à sortir de sa torpeur. Et Bellamy y était pour quelque chose. Elle
avait besoin qu’on lui parlât pour lui faire oublier la paire de ciseaux plantée dans la gorge de la couturière.
― Butez-le ! cria quelqu’un d’une voix écœurée. Qu’on en finisse !
― Qui a dit ça ? demanda Margot en fouillant la pièce du regard.
Elle ne tarda pas à découvrir que la voix provenait de la télévision.
A l’écran, Martin Andrews, imitateur et comique de Las Vegas, chantait une rengaine bien connue avec
la voix d’un autre.
― Tiens, dit Margot, c’est drôle : Victor me parlait justement de lui, tout à l’heure. Il paraît qu’il a fait
partie de la troupe.
― Oui, intervint Connie : il était avec nous la première année.
― Ce type chante vraiment comme une casserole !
― Je ne te le fais pas dire. Pourtant, imagine-toi qu’il se prenait pour un chanteur, dans le temps. Quel
aplomb ! Remarque, ça ne l’a pas empêché de faire carrière. Il a gagné des millions en imitant les célébrités.
― En tout cas, pour imiter les imbéciles, il n’a pas besoin de se forcer : ça vient tout seul ! renchérit
Trierweiller.
― Ça, tu l’as dit ! ajouta Neil Roberts, le metteur en scène. Il était même encore plus stupide que toi,
Trier !
― Ne me cherche pas, Neil ! rétorqua sèchement le ténor.
« Neil ! » chuchota Margot. Ce nom lui disait quelque chose. Ah mais oui ! Victor s’apprêtait à lui
confier quelque chose à propos de ce Neil lorsque les hurlements l’avaient interrompu, quelques secondes avant
qu’ils découvrent l’horreur du drame. Il avait quelque chose à lui dire. Peut-être même quelque chose
d’important. Mais quoi ?
Tandis que Margot était plongée dans ses pensée«* Trierweiller aborda Bellamy :
― Il paraît que vous écrivez des romans d’épouvante, dit-il. Alors, vous avez sûrement une idée de ce
qui se passe. Dites, qu’est-ce qu’il a derrière la tête, cette espèce de boucher ? Il ne va quand même pas tous
nous étriper les uns après les autres ?
― Si telle est son intention, il y a fort à parier que la prochaine fois, il s’en prendra au ténor de la troupe,
suggéra Bellamy. Cela me paraît assez logique. Mais, si cette sombre histoire était un roman et que j’en étais
l’auteur, je placerais le régisseur en tête de liste. Pas vous ?
Trierweiller s’esclaffa, et un rire sonore gagna l’assemblée. Bellamy n’avait pas son pareil pour
remonter le moral d’une troupe en déroute. Margot était ravie de cette initiative. Ils avaient tous besoin de se
détendre. Mais la révélation que Victor avait failli lui faire l’inquiétait toujours. Neil était-il un inoffensif
metteur en scène ou une personnalité dont il valait mieux se méfier ? Elle devrait s’attacher à faire toute la
lumière sur ce point...
Pour le moment, le sergent Terry s’avançait vers eux.
― Je préfère vous entendre ensemble puisque vous êtes voisins, leur expliqua-t-il en les entraînant à
l’écart.
― En effet, nous sommes voisins, dit Bellamy. Et alors ?
― Et alors, je veux que vous restiez ensemble jusqu’à ce que le coupable soit arrêté et écroué. Ne vous
quittez plus d’une semelle. Il y va de votre vie. Et puis, j’ai appris la mort du charpentier. Nous allons accorder
une attention toute particulière à son autopsie car j’ai la nette impression que ce Gleason n’est pas tombé tout
seul du haut de la falaise. Quant à vous, mademoiselle Wylde, vous êtes au centre de cette histoire.
― Peut-être, mais le meurtrier ne s’attaque pas uniquement à moi, fit-elle remarquer au policier.
― En effet. Il semble en avoir après toute la troupe.
Nous allons nous renseigner sur cette Pamela Laurie. Sans doute apprendrons-nous quelque chose
d’intéressant Je ne pense pas que le meurtrier frappe au hasard. Il suit probablement une stratégie précise dont
nous espérons découvrir les tenants et les aboutissants en analysant te profil de chaque Victime.
Le policier posa sur Margot un regard plein de gravité. Il y eut un long silence.
― Vous aviez raison pour Taylor, dit-il enfin. Mais je ne suis pas censé vous mettre au courant, alors
motus et bouche cousue ! La version officielle, c’est que la police de Los Angeles est toujours convaincue que
Taylor est mort accidentellement.
― Ainsi, je ne m’étais pas trompé ; n’est-ce pas ? s’enquit Bellamy.
― Non, reconnut le policier. En fait, le rapport d’autopsie du coroner de Los Angeles révèle que Taylor
a reçu un coup mortel à la gorge avant même de périr dans les circonstances que nous savons. Les profondes
contusions constatées par le médecin légiste au niveau du larynx de la victime portent à croire qu’elle aurait été
frappée à la gorge, à l’aide d’un objet contondant. Une massue, peut- être même Un coup de poing. Remarquez,
dans ce cas, le tueur doit avoir une bonne droite ! Mais peu importe. Nous sommes maintenant en mesure
d’affirmer que la victime est décédée suite au coup qu’elle a reçu à la gorge. L’accident n’était qu’une mise en
scène.
― Le meurtre de Taylor était donc le premier d’une longue série, conclut Margot.
― Exactement, répondit le sergent Terry. L’enquête menée sur les lieux du premier meurtre s’est
révélée parfaitement infructueuse. Nous en déduisons donc que c’est ici, à San Francisco, qu’il faut poursuivre
nos investigations. Nous avions des raisons de penser, au début, que le meurtrier faisait partie de la troupe de
l’Opéra. A présent, cela ne fait plus aucun doute. Pourriez-vous me dire si quelqu’un manquait à l’appel, le jour
du meurtre de Taylor ?
― Eh bien, Daniel était absent pour cause de maladie. Un rhume, si j’ai bonne mémoire, répondit
Margot Et je crois me rappeler que Neil manquait à l’appel, lui aussi.
― Neil Roberts ? C’est bien de lui que vous parlez ? demanda Terry.
― En effet. Il était en congé, à cette époque. Pourquoi ? Vous le connaissez ?
― Vous pensez que je le connais ! J’ai déjà eu affaire à lui. A lui et à son comparse, un dénommé
Andrews - ce gars est aujourd’hui un monsieur tout ce qu’il y a de plus respectable. Ils avaient été arrêtés pour
détention de cocaïne. A l’époque, nous ne disposions pas de preuves assez solides pour inculper Roberts. En
outre, il bénéficiait de l’appui de ses partenaires de l’Opéra. Ces petits malins n’avaient rien trouvé de mieux
que de lui fournir un alibi en béton. Que pouvions-nous faire, sinon le relâcher ? Par contre, son complice a eu
moins de chance. C’est lui qui a tout pris.
― Martin Andrews ?
― C’est ça, oui. Ce nom vous dit-il quelque chose ?
― Eh bien, oui et non, répondit Margot. Victor m’a appris récemment qu’il avait fait partie de la troupe.
Ils l’ont mis à la porte il y a quelques années. Mais, pour la drogue, je n’étais pas au courant.
― Je ne crois pas qu’il soit dans le coup, affirma le policier. Pensez donc, un homme riche et célèbre
comme lui ! Qu’est-ce qu’il viendrait faire dans tout ça ? En revanche, je n’en dirais pas autant de Neil Roberts.
Allez savoir quelle folie un homme est capable de commettre sous l’empire de la drogue !
― Croyez-vous vraiment dans sa culpabilité ?
― Un autre membre de la troupe manquait-il à l’appel, le fameux jour du meurtre de Taylor ?
― Non, répondit Margot. Lui et Daniel étaient les seuls absents, pour autant que je m’en souvienne.
Cela je n'aimerais guère que vous l’arrêtiez sur la seule foi de mon témoignage.
― Ne vous inquiétez pas. Nous allons d’abord faire une enquête sur lui. précisa-t-il pour la rassurer.
Une fois encore, vous m’avez aidé à y voir plus clair dans cette affaire.
― Allez-vous, au moins, le placer en garde à vue ? demanda Bellamy.
― Pas tout de suite. Nous ne disposons d’aucune prenne sérieuse contre lui. Mais je peux vous assurer
que mes hommes vont le prendre en filature pas plus tard qu'aujourd’hui même. Et je cours de ce pas vérifier si
son alibi rient la route.
― En attendant, le meurtrier court toujours. Qu’est-ce qu'on fait, s’il revient ?
― Je vous l’ai dit tout à l’heure : restez ensemble. C’est le conseil que je donne à tout le monde, ici.
Que personne ne se promène seul.

La mer se jetait à corps perdu sur l’éperon acéré des récifs, et un ronflement sourd, pareil au grondement
du tonnerre, faisait vibrer le sol. Margot se tenait en haut de la falaise ; ses pieds touchaient le bord. Elle
plongea le regard dans le gouffre béant. Au fond, elle vit la masse liquide des eaux turbulentes. Puis elle releva
la tête et fixa un moment la ligne d’horizon, ultime point du néant où la frontière entre la vie et la mort était
extrêmement ténue, presque inexistante. Comment résister à l’appel du vide, en cet instant de pure extase où les
frontières sensibles semblaient s’estomper ? Une seconde d’inattention. Un faux pas. Il n'en aurait pas fallu
davantage pour qu’elle basculât dans l’abîme et rejoignît l’autre côté de l'horizon, ce point flou vers lequel le
regard humain tendait sans jamais l’atteindre.
Non ! Elle ne subirait par le sort de Gleason. Elle aimait beaucoup trop la vie.
Ses pensées s’envolèrent en direction du phare.
L’intérieur de sa maison prenait doucement forme. Les peintres étaient venus à bout de la première
couche, au terme d’une harassante journée de labeur. Un divan, quelques Chaises et deux tables venaient
d’arriver. Demain, les peintres attaqueraient la seconde couche. Les ouvriers chargés de poser la moquette ne
viendraient pas avant lundi. Puis elle recevrait un nouvel arrivage de meubles. Il serait alors temps pour elle
d’accrocher ses tableaux aux murs, d’ouvrir ses malles, de sortir les livres des caisses poussiéreuses entassées
dans la tour et de ranger ses vêtements dans des placards bien à elle.
A propos de vêtements, qu’allait-elle bien pouvoir faire de ses tenues de soirée ? Elle en possédait
tellement ! Ce soir, en revenant de l’Opéra, elle avait songé à se séparer de la plupart d’entre elles. Sa garde-
robe n’en comptait pas moins de trois douzaines, sauf erreur ou omission de sa part. Une quantité excessive
pour une femme qui ne raffolait guère des soirées mondaines. Trop de robes élégantes et pas assez de jeans.
Voilà qui résumait assez bien, d’un point de vue purement vestimentaire, l’existence qu’elle avait menée
jusqu’à son arrivée en Californie.
Mais tout cela allait changer. Autrefois, ce qu’elle recherchait surtout, c’était la reconnaissance
professionnelle. Elle voulait que ses admirateurs clament son nom haut et fort dans le monde entier, que des
producteurs de renommée internationale lui confient des rôles importants. C’était maintenant chose faite.
Rassasiée, elle aspirait aujourd’hui au calme. Elle eût volontiers troqué les somptueuses scènes d’opéra contre
le confort de sa maison, les cocktails mondains contre un bon chocolat chaud devant la cheminée, et les tenues
de soirée contre des survêtements douillets.
Et la chaleur du public ? Contre quoi allait-elle la troquer ? Sans doute contre le bonheur qu’elle avait
trouvé dans les bras de Bellamy.
Tandis qu’elle longeait le bord de la falaise en direction de la maison de son voisin, sous les derniers
rayons du couchant, Margot réfléchissait à la façon dont elle allait soudoyer l’écrivain mélomane pour qu’il
acceptât de jouer du piano lors de sa pendaison de crémaillère. Il se montrerait réticent, elle en était à peu près
sûre, mais elle ruserait pour le convaincre.
Il l’attendait sur la terrasse. La brise du soir soulevait les pans de sa gabardine déboutonnée. Ses
cheveux volaient au vent. En l’approchant, Margot se plut à reconnaître en Bellamy son chevalier de l’orage.
Fort comme un roc, souple comme un roseau. Il y avait dans son regard quelque chose d’inaltérable,
d’invincible, voire de redoutable. Pourtant, le portrait comportait une faille : cet homme avait fait preuve de
faiblesse, un jour, en frappant un ami pour un motif futile. Les facettes de son caractère étaient multiples, ses
réactions imprévisibles. Margot savait qu’il lui faudrait du temps pour apprendre à le connaître. Beaucoup de
temps.
― Tout est intact chez toi ? demanda-t-il en venant à sa rencontre.
― Oui. C’est presque trop propre, répondit-elle en se blottissant dans ses bras. Il y a encore quelques
jours, j’avais l’impression que rien n’avançait, qu’il faudrait des semaines et des semaines avant d’en voir le
bout. Et là, tout à coup, les ouvriers sont sur le point de finir les travaux. C’est incroyable, non ?
― Eh bien tu vois, après la pluie, le beau temps !
― Et un verre à moitié vide est aussi un verre à moitié plein !
― Et dépenser sans compter n’est que ruine du ménage !
― Quoi ?
― C’est vrai, non ?
― Peut-être, mais... tourne la langue trois fois dans ta bouche avant de parler !
― Et pourtant, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
― Là, je suis d’accord avec toi ! fit-elle en le regardant droit dans les yeux.
Il affichait un sourire doux et chaleureux.
― A toi, dit-il.
― Non. Je crois que je vais rester sur ce dernier proverbe qui a le mérite d’être clair.
― C’est vrai, répondit-il doucement en approchant son visage tout près de celui de la jeune femme.
Ils demeurèrent un moment les yeux dans les yeux. Leurs lèvres s’effleurèrent mais ne se joignirent pas.
Ce n’était pas l’envie qui leur manquait, mais ils devaient apprendre à différer leur plaisir avant d’en déguster
toute la saveur.
― J’ai préparé un repas frugal, annonça-t-il. Je me suis dit que tu n’aurais pas très faim.
― Ce en quoi tu as eu tort, mon cher ! Ignores-tu que l’appétit vient en mangeant ?
― Avec tout ce qui s’est passé aujourd’hui, je...
― Je sais. Mais Pamela disait justement que... L’émotion étrangla sa voix. Elle s’efforça de reprendre le
dessus.
Elle disait que j’avais perdu du poids, ces temps-ci, et qu’il fallait que je mange davantage pour ne pas
nager dans mes costumes de scène.
― J’ai prévu un clafoutis pour le dessert.
― Très bien. Je pense que ça fera l’affaire.
Ils marchèrent bras dessus, bras dessous, jusqu’à la maison, se séparèrent le temps de passer la porte et
s’étreignirent de nouveau dans le vestibule, comme deux adolescents affamés de caresses, venant de découvrir
le plaisir. Ils mirent ensuite le cap sur la cuisine, et prirent place autour de la table sur laquelle les attendait un
repas froid. Par la fenêtre, ils pouvaient voir la mer.
Pendant qu’ils dînaient, le soleil se coucha sur l’horizon pour sombrer doucement sous les flots que
l’astre mourant inondait d’une teinte écarlate. Englouties, les rougeurs du couchant s’estompèrent pour faire
place aux reflets des étoiles suspendues à la voûte céleste. Alors, lentement, une épaisse fumée blanche monta
de la face placide de l’océan, escalada le sommet de la falaise et se répandit autour de la maison d’Edward
Bellamy.
Lorsqu’ils passèrent dans le salon, le paysage avait fondu sous la masse vaporeuse du brouillard.
― Pourquoi as-tu abandonné la musique ? demanda Margot.
La question lui brûlait les lèvres depuis sa conversation avec Victor Grimaldi. Elle refusait de croire
qu’on pût renoncer à la musique, du moins volontairement, et se demandait ce qui avait poussé Bellamy à le
faire.
Il répondit par une autre question :
― Et toi, pourquoi t’es-tu mise à la musique ?
― Tout simplement parce que j’aime chanter. J’ai toujours aimé ça.
― Et tu as du talent. Ça aide.
― Sans doute. Mais le talent n’est rien sans le désir ?
― Tout à fait d’accord avec toi. C’est précisément pour cela que je n’ai pas persévéré. Mais parlons
plutôt de toi.
― Pourtant, Victor m’a dit que tu étais très doué.
― Victor a la mémoire courte, fit-il, un sourire aux lèvres. Je n’étais pas fortiche en composition, alors
j’ai préféré m’orienter vers la littérature qui répondait davantage à mes aspirations artistiques.
― Je n’arrive pas à comprendre qu’un musicien puisse renoncer à son art.
― Je n’y ai pas complètement renoncé. Je continue à jouer.
― Victor prétend que tu écris comme tu composes, c’est-à-dire tout en musique.
― Il suffit simplement d’avoir le sens du rythme.
Il se mit à rire et ajouta :
― Et puis, un livre, tu l’écris seul, tandis que pour faire jouer sa musique, il faut un orchestre.
― Et tu aimes travailler seul, si je comprends bien.
― Je travaille mieux seul, c’est un fait.
Il se leva et marcha jusqu’à la fenêtre.
― C’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle je n’écris ni pour l’opéra ni pour le théâtre. Je déteste avoir à
commenter mon travail en présence des gens.
― Je vois ce que tu veux dire. Je ne suis pas une spécialiste en la matière, mais je crois que tu as fait le
bon choix. Tu écris vraiment très bien.
― Je te remercie. Ce que tu me dis là me réconforte plus que tu ne saurais l’imaginer. C’est peut-être
même le plus beau compliment que j’aie jamais reçu.
― Evidemment, je n’ai pas encore terminé ma lecture, mais j’ai largement dépassé le premier chapitre,
et je peux te dire que je dévore ton roman avec un intérêt croissant. Victor dit que Déluge est une sorte d’opéra,
d’un point de vue strictement musical, cela va de soi.
― Un opéra ! s’écria-t-il, surpris. Eh bien, le terme me paraît un peu excessif, mais je suppose que je
dois le prendre comme un compliment. D’un autre côté, pourquoi nier l’évidence ? Il y a du mélodrame dans ce
roman : ça crève les yeux. Et même un sacré paquet de mélodrame !
― Que reproches-tu donc au mélodrame ?
― Oh, pas grand-chose ! Dans un opéra, le mélodrame passe très bien. En littérature, il vaut mieux le
servir agrémenté de fines touches humoristiques, sinon c’est indigeste.
― Et notre petit mélodrame à nous, comment crois-tu qu’il va finir ?
― Je n’en sais rien. Si seulement nous avions un peu plus d’indices ! Nous sommes dans le brouillard le
plus total. Même si, bien sûr, nous sommes aujourd’hui en mesure d’éliminer Anne Lewis et Tom Gleason de la
liste des suspects.
― Il nous reste Daniel, mais ça m’étonnerait que le régisseur aille aussi loin juste pour vendre des
places. Et puis, il y a Neil Roberts dont on vient d’apprendre que, par le passé, il a été arrêté pour détention de
drogue. Il s’agit là d’une information majeure qu’il ne faut pas négliger, car qui sait quels crimes un drogué
peut commettre sous l’empire de la cocaïne ou d’un quelconque stupéfiant ? Evidemment, nous ne devons pas
non plus écarter l’hypothèse des nombreux ex-employés qui, pour une raison ou pour une autre, en voudraient à
la troupe entière.
― A la troupe entière, mais pas à toi personnellement, précisa-t-il.
― En effet, je ne les ai jamais vus, admit-elle. Et, apparemment, le meurtrier se donne beaucoup de mal
pour m’atteindre, tu ne crois pas ?
― Si. Beaucoup de mal. Si c’était la réalisation du Masque qu’il cherchait à contrecarrer, il pourrait très
bien le faire sans que personne n’ait à en souffrir. J’en déduis donc qu’il en veut à la troupe. Mais, dans ce cas,
pourquoi s’intéresse-t-il tant à toi ? Décidément, il y a dans cette affaire un détail qui nous échappe. Un détail
de première importance.
― Es-tu en train d’insinuer qu’il veut ma peau pour des raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec
l’opéra ?
― Pourquoi pas ? Qui, selon toi, aurait des raisons de t’en vouloir personnellement ?
A peine avait-il posé sa question que le téléphone se mit à sonner. Il se leva, marcha jusqu’au bureau,
décrocha et porta l’écouteur à son oreille. Aussitôt, il fronça les sourcils. Les traits de son visage se figèrent,
comme si le temps venait de s’arrêter ; ses joues devinrent blêmes, ses lèvres sèches. Il bredouilla quelques
mots en guise de réponse et raccrocha. Il demeura un moment prostré devant le téléphone, le dos voûté, comme
si tout le malheur du monde venait de s’abattre sur ses épaules.
― Qu’y a-t-il ? demanda Margot. Que s’est-il passé ?
Au lieu de répondre, il saisit le téléphone et, dans un subit accès de colère, le jeta furieusement sur le
bureau. Il ramassa aussitôt l’appareil endommagé, le tira vers lui d’un coup sec, arrachant le cordon de
raccordement à la prise murale, et l’envoya valdinguer contre une bibliothèque. L’instant d’après, le poste se
brisa sur le sol dans un bruit sourd.
Puis il se retourna, le visage tendu, presque livide.
― Zut ! lâcha-t-il d’un air déconcerté. J’ai cassé mon téléphone !
― Vas-tu enfin me dire ce qui s’est passé ? lui demanda Margot en accourant vers lui.
― C’était Pressmann, fit-il, les larmes aux yeux. Il m’a annoncé que... que... Victor vient d’être victime
d’une agression.
― Victor ? Mon Dieu Il est mort ?
― Non, mais... Il doit être en salle d’opération, à l’heure qu’il est. Le fumier lui a coupé la gorge.
Bellamy ne put rien dire de plus. Il posa la tête contre le sein consolateur de Margot et pleura en silence.
12
Bellamy conduisait à vive allure sur la route en corniche longeant l’océan, en direction de la ville,
Margot avait accepté de l’attendre à la maison. Heureusement, car il n’avait aucune envie de compagnie. Pas
maintenant.
Il était beaucoup trop en colère.
Bellamy n’était pas homme à ruminer sa contrariété indéfiniment. Lorsqu’il avait quelque chose sur le
cœur, il fallait que cela sortît sur-le-champ. Cette éruption libératrice se manifestait généralement sous forme de
brefs accès de colère qui étaient autant de soupapes de sécurité. Mais, cette fois-ci, l’explosion avait été
inévitable. L’annonce de l’agression de Victor lui avait fait l’effet d’un coup de massue presque aussi violent
que celui qu’il avait ressenti en apprenant la mort de Kay, laquelle avait péri dans un terrible accident de voiture
précisément sur le tronçon de route qu’il abordait en ce moment. Chaque fois qu’il était confronté à ce genre de
drame, il devait accuser le coup physiquement. Il ne savait pas s’y prendre autrement. Cette poussée folle,
indomptable, effrénée l’avait conduit à frapper un homme au visage le jour des funérailles de sa femme. Et ce
soir, c’était sous l’empire de cette même pulsion foudroyante qu’il avait détruit son poste téléphonique.
Malheureusement, il l’avait fait devant Margot, et il redoutait que la jeune femme le prît pour un être
violent à cause de son furieux accès de colère.
Malgré cela, il n’avait pas desserré les dents. L’idée qu'un égorgeur fou eût attenté à la vie d’un paisible
sexagénaire le révoltait à tel point qu’il était à deux doigts de céder à un nouvel élan de rage et d’arracher le
volant à la colonne de direction de la voiture. Au lieu de cela, il préféra appuyer sur l’accélérateur et propulser
le véhicule à une vitesse vertigineuse sur la fine route en corniche bordée d’un côté par la paroi rocheuse d’une
falaise, de l'autre par un gouffre béant. Soudain, il y eut une succession de virages en lacet. Il freina
brusquement, braqua et s’engouffra dans un couloir étroit et sinueux dont le brouillard masquait les contours.

Margot se sentait un peu perdue dans l’immense demeure de Bellamy. Il lui avait promis d’appeler
aussitôt qu’il en saurait plus sur l’état de santé du maestro, et l’avait invitée à s’installer comme si elle avait été
chez elle. Mais elle n’y arrivait pas. Après tout, c’étaient les Vêtements de Kay qui étaient accrochés à la
penderie de sa chambre, et le souvenir de sa défunte femme qui, visiblement, hantait l’esprit du maître de
maison.
Elle rapporta dans la cuisine les assiettes dans lesquelles ils avaient pris le dessert, prit un soda dans le
réfrigérateur et alla à la fenêtre. Elle demeura un bon moment, la canette à la main, à scruter l’horizon en direc-
tion de la mer. Mais le brouillard masquait entièrement la vue. Recouvert du linceul blafard et vaporeux, le
paysage avait quelque chose de désolé et de profondément ennuyeux qui commençait à lui ronger l’âme.
Plus elle regardait le brouillard, et plus il lui semblait menaçant, capable de dissimuler une kyrielle de
dangers effroyables sous ses voiles de glace. En fait, elle ressentait le souffle léger mais perceptible d’une
présence hostile, peut-être tapie quelque part sous l’épaisse couche de fumée rampante.
Margot tira rapidement les rideaux, mais la sensation persistait. Le tueur se trouvait là, dehors, tout près
d'elle. Il l’observait.
En proie au spectre d’une fin prochaine sans doute aussi inéluctable que la marche du destin, elle était
amère et triste à mourir. Avait-elle parcouru tout ce chemin et connu succès et gloire sur les cinq continents
pour achever son existence dans la gueule d’un loup sanguinaire ? Pourquoi était-elle rentrée aux Etats-Unis ?
Depuis son retour, elle vivait un cauchemar : autour d’elle, les gens mouraient dans d’affreuses souffrances.
Elle ne devait probablement son salut qu’à la présence d’Edward Bellamy. Combien de fois cet être de pure
lumière l’avait-il arrachée in extremis à ce carnage immonde ?
Oui, Bellamy était son sauveur, sa lumière, sa terre d’espérance.
Mais, en même temps, il était pour elle une énigme. Les secrets de son cœur étaient aussi bien gardés
que la forteresse qu’il avait bâtie pour abriter un amour malheureux qui, par-delà la tombe, continuait à le
tourmenter. Comment une femme, après trois longues années d’absence, pouvait-elle encore hanter le cœur d'un
homme ? Le souvenir de leur amour passé devait être vivace dans son esprit, le remords accablant ! Etait-il
possible qu’un être en aimât un autre à ce point, jusqu’à l’extrême déchirure ? Oui, visiblement, c’était possible.
La souffrance de Bellamy en était la preuve vivante. Margot n’espérait aucunement qu’il oubliât ses sentiments
à l’égard de sa femme, mais elle espérait au moins qu’il consentirait à rompre le silence, après toutes ces
années.
A en croire Victor, Kay l’avait quitté quelque temps avant de mourir. Cette séparation ne constituait-elle
pas un indice susceptible d’expliquer tout ou partie de son obsession ? Mais pour quelle raison l'avait-elle
quitté ? Et pourquoi Victor avait-il affirmé avec force conviction que Kay n’était pas une femme pour lui ?
Visiblement, ce n’était pas du tout l’avis de Bellamy.
Il n'avait probablement pas choisi de vivre dans la solitude, mais s’était infligé cette peine à lui-même.
Ses sentiments, il les attribuait aux personnages de ses romans pour mieux les exorciser.
Mais il ne parvenait pas à s’en défaire. Ses démons lui collaient au corps comme autant de sangsues.
Margot avait été choquée de voir avec quelle rage il avait détruit son téléphone. Ce comportement ne lui
ressemblait guère. C’était un homme bien trop rationnel pour céder à une pulsion aussi primaire. D’un autre
côté, songea-t-elle, pouvait-on reprocher à un être rationnel de réagir de façon démente face à un acte aussi
révoltant que celui que le régisseur lui avait annoncé ce soir ? Et, manifestement, Victor était plus qu’un ami
pour Bellamy. Mais en avait-il seulement conscience lui-même ? Non, Bellamy n’était pas homme à s’emporter
pour des riens. La jeune femme en était persuadée. Ce soir, il avait cédé à un élan que seul un être froid et
inhumain aurait su réprimer. Sans approuver la violence dont il avait fait preuve, elle la comprenait et la
pardonnait. Penser à Edward Bellamy apaisait sa crainte, mais ne la dissipait pas complètement. Elle devait
maintenant s’efforcer d’échapper aux griffes du tueur. Bientôt, il fracturerait une ouverture, s’infiltrerait dans la
maison, chercherait sa proie avec un flegme glacial et, lorsqu’il l’aurait repérée, fondrait sur elle en un éclair, le
couteau à la main. L’instant d’après, elle succomberait à la morsure infâme. Non ! s’exclama-t-elle. Il n’était
pas question qu’elle se livrât aux griffes acérées du monstre sanguinaire ! D’abord, elle devait éviter
soigneusement de passer devant les portes et les fenêtres. Ensuite, il fallait monter à l’étage. S’il devait la
chercher dans les hauteurs labyrinthiques de l’édifice, le tueur de l’Opéra aurait du fil à retordre. Elle eut un
petit rire nerveux en pensant qu'au moins, la loufoquerie architecturale du solarium de Bellamy jouerait en sa
faveur. Elle emprunta l’escalier droit aux marches recouvertes de tomettes turquoise, longea le passage étroit
entre deux parois vitrées, bifurqua à droite au carrefour cruciforme, et déboucha enfin sur la mezzanine. Ouf !
elle était arrivée à bon port salué et sauve. Sur son chemin, aucune embûche, aucun traquenard. A présent, bien
malin celui qui réussirait à la débusquer dans cette partie reculée, presque secrète, de la maison.
Elle entra dans la chambre d’amis, encore toute empreinte de leurs premiers ébats. Elle se déshabilla et
enfila sa chemise de nuit. Ensuite, elle se glissa sous les couvertures, cala confortablement sa tête contre le
moelleux coussin, et prit son exemplaire de Déluge. Elle avait l’intention de poursuivre sa lecture en attendant
te retour de son amant. Mais... il n’y avait pas de téléphone dans la chambre d’amis. Elle eut une idée. La
chambre de Bellamy se trouvait juste en face. Elle n’avait qu’à laisser les deux portes ouvertes. Ainsi, elle
entendrait la sonnerie du téléphone, dans l’autre pièce.
Elle se leva, sortit de la chambre d’amis, traversa la mezzanine et ouvrit la porte de la chambre de
l’écrivain. La pièce spacieuse et dépouillée baignait dans la pâle lumière de la lune qui s’écoulait à flots pat la
haute fenêtre. Un rayon couleur d’opale miellée éclairait la penderie. Le placard était ouvert. Devant, se trouvait
une chaise au dossier chargé de vêtements.
Margot n’avait pas l’âme d’une espionne, mais la question du placard l’intriguait. N’était-ce pas la
demeure du fantôme de la forteresse, la cache secrète abritant les vestiges d’un passé lourd de fautes et de
souffrances, à en juger par les tourments qui semblaient agiter Bellamy ? La tentation était trop forte : elle
alluma la lumière et entra dans le mausolée de la princesse endormie.
« Dieu soit loué ! » s’écria-t-elle. Il avait exhumé les reliques ! Dans la penderie, plus aucune robe. Il les
avait sorties et entassées sur le dossier de la chaise.
Tout espoir n’était donc pas perdu ! Après trois ans de calvaire, il s’était enfin débarrassé des symboles
de sa profonde amertume. Il avait probablement accompli ce geste violemment profanateur sous le coup d’une
impulsion démentielle, pareille à celle qui avait provoqué la destruction du téléphone.
Margot sentit une douce vague de chaleur monter en elle, en songeant qu’elle était probablement à
l’origine de ce geste libérateur. Oui, c’était pour elle qu’il faisait ce grand ménage de printemps, dans son cœur
ainsi que dans son placard. Pour mieux l’accueillir.
Margot entreprit alors un examen approfondi de la chambre. Apparemment, cette pièce n’était pas la
préférée de Bellamy, en tout cas pas celle où il passait le plus de temps car, contrairement à celle du salon, la
décoration trahissait un goût purement féminin. Les murs s’ornaient de teintes pastel, et le mobilier n’était pas
du meilleur goût.
Le piano à queue trônait majestueusement devant la fenêtre. Pourquoi l’avoir confiné sur le triste et
sombre catafalque de cette chapelle ardente, comme un orgue de prière ? Devait-elle voir dans cette manière de
sépulture l’obséquieuse réalisation d’une dernière volonté ? Si tel était le cas, 1’instrument de belle facture ne
tarderait guère à retourner à la lumière puisque l’époque du deuil semblait révolue.
La jeune femme contourna le piano. Sur le tabouret se trouvait un épais volume recouvert de cuir.
C’était un album de photographies. Une étiquette collée sur le dessus portait la mention « Mariage ». Margot
brûlait d’envie de l’ouvrir. Sa mauvaise conscience la tarauda pendant quelques longues minutes. Elle feignit
d’abord de s’offenser de son incorrigible curiosité, s’interrogea ensuite sur la légitimité toute relative de sa
présence dans ¡Il appartements privés de l’écrivain, et convint enfin, au terme d’un houleux débat avec sa
conscience, qu’au point où elle en était, une entorse de plus ou de moins à la morale ne changerait pas grand-
chose au caractère illicite de l’infraction. Bref, elle ouvrit l’album. La première photo qui lui apparut fut celle
de la défunte.
Kay Bellamy était une femme d’une éblouissante beauté. Sa soyeuse chevelure blonde était un soleil, le
vert émeraude de son regard un joyau inestimable ; elle éclipsait totalement les autres femmes photographiées à
côté d’elle. Cette Vénus avait l’allure d’un mannequin de mode, la classe d’une star de cinéma ; elle devait être
capable d’asservir à jamais le cœur d’un homme d’un seul battement de cils. La photographie dépréciait sans
doute énormément le modèle mais, à l’évidence, il s’agissait d’une femme fatale au pouvoir diabolique. Les
traits de son visage à la beauté glaciale étaient ceux d’une calculatrice farouchement déterminée. Bellamy
s’était écorché vif à cette femme aussi belle que tranchante. Margot n’eut qu’à poser le regard sur leur couple
immortalisé pour comprendre qu’il lui avait fait allégeance pour son plus grand malheur.
En parcourant rapidement l’album, Margot aperçut Victor Grimaldi qui semblait être le garçon
d’honneur. La femme aux cheveux blancs et au visage buriné qui apparaissait fréquemment au bras de
l’écrivain en redingote avait un indéniable air de famille ; Margot en conclut qu’elle devait être la mère de
Bellamy. Sans doute était-elle déjà veuve, à l’époque, car les clichés ne la montraient jamais en compagnie d’un
époux. Les parents de Kay étaient insipides. Margot les identifia uniquement parce qu’ils s’affichaient de façon
ostentatoire à côté de leur progéniture.
La jeune femme tourna la dernière page et, au moment où elle allait refermer le recueil, elle découvrit
une liasse de coupures de journaux qu’elle avait failli faire tomber par mégarde. Elle transporta l’album et les
précieuses coupures qu’il contenait sur le lit avec la fébrilité d’une aventurière sur le point de mettre la main sur
un fabuleux trésor, et commença à les lire.
Elle fut choquée d’apprendre que Kay avait péri dans un accident de voiture sur l’étroite route en
corniche longeant l'océan Pacifique en direction de la ville. Cause de l'accident : vitesse excessive. Lancé à trop
vive allure, son véhicule avait quitté la route dans un périlleux virage en lacet pour aller s’écraser sur les
rochers, au fond du précipice. Le chroniqueur la présentait comme l’épouse de l’écrivain Edward Bellamy, non
comme son ex-femme.
Elle était décédée deux mois avant la parution de Déluge, un roman visiblement écrit en son honneur.
Au milieu des coupures de journaux, Margot découvrit une carte postale envoyée de San Francisco,
deux jours avant l’accident. Au dos, elle lut le message suivant :
« Je passerai chercher le reste de mes affaires jeudi. Arrange-toi pour que, d’ici là, les papiers soient
signés.
Kay. »

« Voilà peut-être l’explication », songea Margot. Elle avait eu son accident ce fameux jour où elle était
revenue pour chercher ses affaires. Elle avait demandé à Bellamy de signer des papiers : probablement la décla-
ration de divorce par consentement mutuel. Margot devinait qu’il s’était abstenu d’apposer son paraphe sur
l’acte d’annulation de leur mariage dans le secret espoir de la retenir.
Et elle était certainement morte tout de suite après cette rencontre, sur le chemin du retour.
Tout cela était pure supposition, bien sûr, mais Margot était certaine d’avoir deviné juste. L’amour, ce
sentiment d’une rare beauté qui pousse deux êtres à aller l’un vers l’autre, a aussi le maléfique pouvoir de les
opposer font l’autre dans une lutte sans merci. L’amour avait-il aveuglé Bellamy ? En la voyant partir, avait-il
perdu la raison au point de croire qu’en niant la réalité et en refusant de signer une simple déclaration
administrative, il parviendrait à la retenir ?
Et ce retentissant échec l’avait-il dissuadé de recommencer sa vie avec une autre, de peur de commente
les mêmes erreurs et de subir les mêmes tourments ?
Peut-être Bellamy détestait-il l’opéra justement parce que l’histoire de sa vie en était un, et qu’il estimait
avoir trop souffert des affres de la condition humaine dans tout ce qu’elle avait de plus tragique.
Margot reposa l’album sur le tabouret et laissa un moment ses mains courir sur le clavier du piano. Les
notes fendirent l’air immobile avec mélancolie, avant de s’évanouir dans la nuit et le brouillard.
Son inspection terminée, la jeune femme s'apprêtait à quitter la chambre quand la sonnerie du téléphone
retentit. Elle se précipita vers la table de chevet, décrocha le téléphone et s’assit sur le bord du lit.
― Il a survécu à sa blessure, annonça Bellamy avec un long soupir de soulagement Le docteur pense
que Victor a eu beaucoup de chance dans son malheur. Si le tueur avait utilisé une arme plus tranchante, ça
aurait pu être bien pire. Selon lui, la lame qui a provoqué la blessure était émoussée ; il pourrait s’agir d’une
dague ou d’une épée factice.
― Tiens ! Ça me rappelle qu’un sabre a disparu, à l’Opéra, l’autre jour. Pressmann le cherchait partout.
La lame est dure, mais pas tranchante.
― C’est sûrement ça. La police a arrêté ton metteur en scène à titre préventif, déclara-t-il. Mais ils ne
l'ont pas encore inculpé.
― Quel prétexte ont-ils invoqué pour passer les menottes aux poignets de Neil ?
Margot ne connaissait pas bien le metteur en scène à l’air maussade, mais Il ne lui inspirait pas
confiance. Selon elle, il avait même tout du parfait meurtrier.
― Ils n’ont pas eu besoin de recourir à un quelconque prétexte, répondit Bellamy. Ils l’ont soumis à un
test de contrôle antidopage qui s’est révélé positif. Un simple coup de chance.
― Tu parles d’un coup de chance ! Ce type-là n’est pas net, si tu veux mon avis. A propos, j’ai pensé à
quelque chose. Le tueur s’en prend invariablement à la gorge de ses victimes. Tu ne crois pas qu’il y a de la
jalousie, là-dessous ? Supposons un instant que Roberts soit un chanteur raté. Devenu fou, il aura cherché à se
dédommager de son infortune en frappant à la gorge ceux qui ont réussi là où il a échoué.
― Ta théorie se tient, répondit Bellamy. Je ne manquerai pas d’en faire part à la police.
― Crois-tu que Victor s’en sortira ?
― Oui, il guérira. Ses cordes vocales ont légèrement souffert. Il risque d’éprouver quelque difficulté à
s’exprimer, mais j’espère qu’il les surmontera.
― Evidemment qu’il les surmontera ! s’exclama Margot. Il a un opéra à jouer.
― Par tous les saints ! s’exclama gaiement Bellamy, jamais je n’aurais pensé qu’un opéra fût capable de
sauver la vie d’un homme ! Je serai de retour d’ici à une demi-heure.
― D’accord. Je t’attends, dit-elle en s’adossant à son oreiller.
Sans lui, la maison semblait déserte. Elle avait hâte de le voir rentrer.
― Je me dépêche, promit-il.
― Non ! Pas la peine.
L’étroite route en corniche au bord du précipice, le brouillard et la vitesse Firent apparaître dans l’esprit
de Margot de terribles images,
― Je te sens épuisé, ajouta-t-elle. Prends ton temps : il n’y a pas le feu.
― C’est vrai que je suis fatigué, admit-il. Décidément, on n’a pas de chance avec les dîners tête à tête.
― On se rattrapera un autre jour, dit-elle. Si cela le fait plaisir.
― Rien ne saurait me faire plus plaisir Dis, couche- toi si tu es fatiguée.
― Non. Je préfère t’attendre. Et puis, j’ai un excellent roman pour me tenir compagnie.
Elle raccrocha le téléphone et s’étendit sur le lit. Tout lui paraissait plus clair, à présent.
Même le brouillard, au-dehors, semblait moins froid et redoutable. Sachant Victor hors de danger, elle
n’avait plus aucune raison de s’inquiéter. Elle commença même à sentir le sommeil la gagner.
Elle se sentait trop fatiguée pour replonger dans sa lecture, alors elle garda les yeux fixés sur le plafond.
C’était sur son lit à lui qu’elle était allongée, et pourtant, elle s’y trouvait maintenant aussi bien que s’il s’était
agi du sien. En réalité, elle commençait à se sentir vraiment chez elle. Dans cette chambre elle imagina son
amant nu et endormi, et cette vision ne tarda pas à éveiller en elle un désir délicieusement charnel. Elle avait
hâte de le couvrir de caresses et de baisers, et de lui chanter son amour.
Elle s’endormit doucement au son de la céleste mélodie d’opéra qu’un ténor onirique semblait fredonner
à l’oreille vaporeuse de la brume, ce voile flou, éthéré, irréel qui dansait gaiement devant la fenêtre. Le chant
fantasmagorique montant dans la nuit avec la frêle voix d’un fantôme errant ne l’effraya pas outre mesure, car il
ne pouvait s’agir que du fruit de son imagination. Derrière les murs massifs de la forteresse, elle était à l’abri du
danger. Nulle ombre ne surgirait des ténèbres, nulle lame perfide et mortelle ne viendrait se planter dans sa
gorge. Sur le grand lit de son amant, elle était allongée, lasse et joyeuse, et rêvait de musique, de fantôme, de brume
et d’amour.
Soudain, il émergea d’un nuage blanc, superbe de charme et de virilité. Peut-être était-il nu ? Son image
demeurait si nébuleuse que c’en était exaspérant Tout ce dont Margot était sûre, c’était qu’il échangeait avec
elle un regard profond comme la mer. Mais, l’instant d’après, il se tourna vers une forme indécise. Derrière lui,
une femme chantait. Sa cantilène était si triste et si belle à la fois que Margot se mit à scruter la nuit, en quête
de la mystérieuse cantatrice.
C’était la voix de Kay qu’elle entendait, sa fluette silhouette qu’elle voyait maintenant avancer en
direction de Bellamy ; et elle criait de toutes ses forces, de tout son désespoir, avec la stérile véhémence de
l’impuissance, immobile comme une statue. Incapable de faire entendre raison à son amant, elle ne put que le
regarder s’éloigner en direction du spectre dont le chant fantasmagorique hantait la nuit et le brouillard. Une
fois encore, il partait De nouveau, il l’abandonnait.
Margot se réveilla dans la pénombre de la chambre. Elle sentit comme une étrange pesanteur sur ses
jambes, son ventre et surtout sa poitrine. Une couverture. Elle crut un instant qu’elle se trouvait dans la
chambre d’amis - sans doute avait-elle déménagé au cours de la nuit sans s’en rendre compte - mais, tout près
d’elle, le souffle d’une respiration lui apprit qu’il n’en était rien : elle se trouvait toujours sur le lit de Bellamy
et manifestement, elle n’était plus seule.
Il dormait blotti contre elle, la tête posée sur sa poitrine. Il l’avait couverte pour qu’elle ne prît pas froid
et l’avait rejointe sur le lit sans prendre la peine de se déshabiller ni même de glisser ses jambes sous la
couverture. Sa position totalement offerte était ce que Margot pouvait concevoir de plus beau, car elle procédait
d’un mouvement naturel, comparable à la course des étoiles, au flux et reflux des marées et à la bouche rose du
nourrisson puisant le miel de la vie au sein maternel.
La jeune femme passa délicatement la main dans les cheveux du dormeur, déposa un baiser sur son
front, et se rendormit, éperdue et ravie.

Margot se réveilla seule dans le grand lit de Bellamy. Elle se leva, fraîche et dispose. Dehors, il faisait
un soleil radieux. Le ciel était bleu, l’horizon dégagé. Elle s’étira langoureusement devant la fenêtre en
contemplant la magnifique vue.
Bientôt, elle perçut un bruit de robinet. De l’eau coulait dans une pièce voisine. Une douche. Le bruit
cessa et, un instant plus tard, Bellamy sortit de la salle de bains, vêtu d’un peignoir, frictionnant énergiquement
ses cheveux mouillés à l’aide d’une épaisse serviette-éponge.
― Dis, tu permets que je m’habille ? demanda-t-il en esquissant un sourire.
― Je t’en prie, fit-elle, embarrassée à l’idée de se trouver là. C’est ta chambre, après tout. Tu aurais dû
me réveiller, ajouta-t-elle.
― Jamais de la vie, répliqua-t-il, un grand sourire aux lèvres. Tu dormais si bien. Pas étonnant
d’ailleurs. Ce bouquin est totalement soporifique !
― C’est un roman magnifique, affirma-t-elle en s’avançant vers lui. Magnifique, mais triste.
― La prochaine fois, j’écrirai quelque chose de plus drôle, je te le promets.
― Non ! Ne plaisante pas, fit-elle en le prenant doucement par le bras.
Le soleil radieux et les douces sensations de chaleur et de désir qu’elle éprouvait à son contact
l’encouragèrent à franchir effrontément le seuil d’un domaine où il n'avait jamais daigné l’inviter.
― C’est un roman merveilleux et éloquent, écrit par un homme non moins merveilleux mais hanté par le
souvenir.
― Je ne vois pas ce que tu veux dire, répondit-il, décontenancé.
― Je suis sûre que si. Mais tu n’as rien à te reprocher. Ce n’est pas à cause de toi qu’elle est morte.
― Evidemment que ce n’est pas à cause de moi, affirma-t-il sèchement. Il ne manquerait plus que ça,
tiens !
Il fit mine de s’éloigner. Elle le rattrapa.
― Tu l’aimais, c’est tout. Il n’y a aucun mal à cela. Simplement, tu as cru pouvoir la retenir contre son
gré. Mais c’était impossible, et tu l’as compris à tes dépends.
― Je sais, Margot, répliqua-t-il. Ne parlons plus de cela. C’est de l’histoire ancienne.
― Non, ça ne l’est pas, et tu le sais très bien.
Il voulut fuir, mais elle le retint de toutes ses forces.
― Et ça ne le sera pas tant que tu ne m’auras pas dit ce que tu as sur le cœur. Je t’en prie, Bellamy.
J’ignore tout de votre histoire, mais je sais que, depuis sa mort, tu souffres. Tu as écrit ce livre pour la faire
revenir, lui exprimer ton repentir, et elle est partie avant même de pouvoir le lire. Tu aurais dû lui parler
pendant qu’elle pouvait t’entendre, au lieu d’écrire un livre qu’elle n’aurait probablement jamais lu. Tu aurais
dû lui parler...
― Je l’ai fait ! s’exclama-t-il, le visage déformé par la douleur. Je t’assure que je l’ai fait tous les jours.
Pas une heure, pas une seconde ne s’est écoulée sans que je m’efforce de lui parler. Mais aucun des mots qui
sortaient de ma bouche ne parvenait à l’atteindre. J’ai fait tout ce que j’ai pu, Margot. Si tu savais !
― Peut-être s’obstinait-elle à faire la sourde oreille parce qu’elle avait conscience que tout le mal venait
d’elle, et qu’elle refusait de l’admettre. As-tu seulement envisagé cette possibilité ?
― Oh, tu dis cela parce que tu ignores qui je suis, répondit-il avec une pointe de contrariété dans la
voix. Je m’enferme pendant des heures dans ma tour d’ivoire pour écrire, et j’oublie complètement l’existence
des autres. Tout ce qui m’importe, c’est l’écriture, tu comprends ? Le reste, je ne m’en occupe pas. Alors, les
gens se lassent à m’attendre ; l’ennui et la colère les gagnent : ils finissent par me haïr. Je n’avais même pas
conscience du mal que je lui faisais en la délaissant, jusqu’à ce qu’elle me le dise. Comment ai-je pu être
aveugle à ce point ?
― Peut-être, mais ce n’est pas la vraie cause de votre rupture. Victor disait que toi et Kay, vous étiez
aux antipodes l’un de l’autre. Selon lui, le divorce était inévitable, et Victor est un homme très sensible. Vous
étiez beaucoup trop dissemblables. Votre couple aurait forcément cassé un jour ou l’autre. Tu devrais pouvoir
comprendre ça !
― J’aurais changé.
― Ne crois pas ça. Personne ne change véritablement. Absolument personne. On est comme on est, et
tout ce que l’on peut faire, c’est apprendre à vivre avec. C’est la vie ! Et quand un homme et une femme ne sont
pas faits l’un pour l’autre, il vaut mieux qu’ils se séparent parce que, de toute façon, ils ne pourront rien y
changer.
― C’est dur, dit-il, manifestement accablé d’une infinie tristesse.
― Je sais, répondit-elle. C’est dur de renoncer à l’être qu’on aime. Je le sais parce que, pour rien au
monde, je ne renoncerais à toi, pas plus que je ne renoncerais au chant. J’ignore le comment et le pourquoi,
mais je t’aime. Seulement, puis-je aimer Un homme hanté par le souvenir et rongé par le remords de fautes
passées ? Je conçois que la perspective d’aimer de nouveau t’effraie, mais reconnais au moins que tu éprouves
des sentiments pour moi.
― Je le reconnais, avoua-t-il. Je t’aime, Margot.
― Alors, ne te préoccupe pas de savoir si ton attitude envers moi est bonne ou mauvaise car, en amour,
il n’y a ni bien, ni mal, ajouta-t-elle en passant les bras autour de son cou. Seuls comptent les sentiments que
nous éprouvons l’un pour l’autre. Je veux passer le reste de mes jours et de mes nuits auprès de toi. Tous les
soirs, je veux m’endormir dans tes bras et, tous les matins, me réveiller à ton côté. Je suis même prête à rester
seule des journées entières pour le plaisir de te retrouver le soir. Je veux vivre avec toi pour le meilleur et pour
le pire.
― Oh, Margot, je t’aime tant, murmura-t-il à son oreille. Tu es le soleil qui éclaire mes jours, tu es la vie
qui coule dans mes veines. Depuis notre rencontre, je n’ai pas cessé un instant de penser à toi. Moi non plus, je
ne conçois pas l’existence sans toi.
― Tu vois, ce n’est pas si difficile d’admettre ce que l'on ressent, dit-elle en posant doucement la tête
sur sa poitrine.
― En trois ans, je n’ai jamais aussi bien dormi que cette nuit, avoua-t-il. Le seul fait de te tenir tout
contre moi me guérit.
― Oh, tu ne peux pas savoir à quel point j’avais envie de l'entendre prononcer ces mots-là ! murmura-t-
elle. Mais, avant que nous allions plus loin, je dois t’avouer que je ne suis pas, moi non plus, la compagne
idéale. J'ai mon travail, et il est tout aussi prenant que le tien.
― Cela signifie que nous sommes vraiment faits pour nous entendre. L’un ne risque pas de s’ennuyer
pendant que l’autre travaille puisque nous avons chacun notre activité. Après tout, tu n’es pas Kay. Et je n’ai
aucune envie que tu lui ressembles. Je veux simplement éviter de commettre des erreurs car je sais, à présent,
que je n’aurai pas la possibilité de revenir en arrière pour les réparer.
― Tu n’as qu’à te dire que je suis une feuille vierge, fit Margot en le regardant au fond des yeux. Une
feuille sur laquelle tu peux entreprendre le roman de notre vie. Écris sans crainte, Bellamy : je serai toujours là
pour t’aider à corriger les fautes.
Dans le feu de ces aveux troublants, ils s'enlacèrent. Margot fît courir les mains autour de la taille de son
amant, tira sur le nœud de sa ceinture et le débarrassa de son peignoir, tandis que, de son côté, il entreprenait de
lui ôter sa chemise de nuit. Nus, ils se couvrirent mutuellement de caresses et de baisers, et se laissèrent glisser
ensemble sur le lit où leurs corps s’unirent avec fougue.
Au terme d’une matinée épuisante mais ô combien délicieuse, ils se douchèrent à la hâte et filèrent en
ville pour plonger dans la fièvre d’un tout autre tourbillon : un vent de panique soufflait sur le peuple de l’opéra
de San Francisco.
A peine avaient-ils franchi le seuil du théâtre que, déjà, on se ruait à leur rencontre pour solliciter le
sauveur de l’opéra en déroute.
― Je renonce à prendre le train en route si vous ne m’aidez pas à monter sur le marchepied ! disait le
chef d’orchestre, Thomas Brent.
Les marques manifestes de l’affolement déformaient les traits fins du quinquagénaire, et de profondes
ridés d’inquiétude creusaient son front dégarni.
― Je vous en prie, Bellamy, venez à notre secours ! supplia-t-il : je ne sais plus où donner de la tête. Et
l’orchestre se trouve dans l’incapacité de poursuivre les répétitions sans une explication sur le nouveau phrasé.
― D’accord, j’arrive tout de suite, promit Bellamy.
Puis il se tourna pour parler à Margot :
― Bon, je vais voir ce qui se passe et je reviens. J’en ai pour un instant.
― Prends ton temps, répondit-elle. De toute façon, je ne peux pas commencer à répéter tant que mes
partenaires n’ont pas trouvé leurs marques. Amuse-toi bien.
― A plus tard, fit-il en s’éloignant.
Le moral de la troupe était au plus bas. La mort de Pamela avait plongé ses assistantes dans une
profonde apathie, tandis que les musiciens réagissaient avec colère à la récente agression du maestro. Les nerfs
à fleur de peau et l’humeur belliqueuse, ils butaient volontairement sur chacune des difficultés que présentait la
nouvelle partition, affectant de critiquer le travail du librettiste non pas parce qu’ils en contestaient la qualité,
mais plutôt parce qu’ils éprouvaient le pressant besoin de se décharger de leur hargne.
Bellamy avait beaucoup redouté cette séance de répétition avec l’orchestre. L’expérience fut tout aussi
insupportable que ce qu’il avait imaginé. En cet instant, il ne regrettait nullement d’avoir interrompu sa carrière
de musicien. Il s’en félicitait, même, avec une conviction grandissante. Les vitupérations exaspérantes des
instrumentistes, manifestement dirigées contre lui bien qu’il ne fût pas l’auteur de la musique, ne contribuaient
guère à le réconcilier avec l’opéra. Bien au contraire, elles l’irritaient. Non, décidément, jamais il n’aurait
persévéré dans la musique, même s’il avait eu du talent.
Après avoir répondu aux questions diverses et variées émanant de l’assistance, Bellamy fut horrifié
d’apprendre qu’il était également tenu d’assister aux répétitions de tous les chanteurs. S’il n’y avait pas eu
Victor, il les aurait envoyés balader tous autant qu’ils étaient. Mais il avait fait une promesse au maestro et
entendait l’honorer. Il prit donc son mal en patience, se servit une autre tasse de café et alla s’asseoir au premier
rang, tandis que les chanteurs composant le premier chœur montaient sur la scène.
Peut-être Margot passait-elle une meilleure journée que lui. Du moins 1’espérait-il.

― Non, ma chère ! Vous faites votre entrée par la droite de la scène, pas par la gauche déclara Daniel
Pressmann.
Le régisseur consulta son texte et leva de nouveau le regard en direction de Margot.
― La partie gauche doit rester libre pour accueillir David et la Mort, continua-t-il.
Margot rejoignit sa nouvelle place sur la scène, qui était balisée à l’aide d'une bande de papier-cache
collée au sol et destinée à figurer les éléments du décor. Il s’agissait, en réalité, d’une scène fictive improvisée
sur une moitié de la piste de danse du studio de chorégraphie.
― Dépêchons un peu ! lança Pressmann en frappant des mains énergiquement. J’aimerais bien que cette
prise de marques soit au point avant la tombée de la nuit, afin que nous puissions partir tranquillement en week-
end.
Le régisseur présentait tous les signes de l’épuisement.
― Nous n’avons plus ni metteur en scène ni maître de musique, poursuivit-il, alors serrons-nous les
coudes, voulez-vous ? Et finissons-en !
― Je n’arrive pas à croire que Neil ait pu trancher la gorge du maestro, dit Trierweiller, depuis sa place,
à l’arrière de la fausse scène. Je ne vois vraiment pas en quoi ce massacre lui profiterait.
― Moi non plus, et c’est le cadet de mes soucis, répliqua Pressmann. De toute façon, pour le moment il
est simplement en détention préventive.
― Pourquoi ne l’avez-vous pas renvoyé en même temps que Martin Andrews ? demanda Margot. Après
tout, ils trempaient tous les deux dans cette sinistre affaire de drogue !
― Ne vous mêlez pas de cette histoire, ma chère, suggéra Pressmann. Occupez-vous plutôt de répéter
votre scène.
― Attendez une minute ! reprit-elle. J’ai entendu dire que Neil et Martin prenaient de la cocaïne.
N’était-ce pas la raison du renvoi de Martin ?
― Bon, d’accord admit Pressmann en soupirant. Il leur arrivait de sniffer un peu de poudre, mais ce
n’était un secret pour personne, et Martin n’a jamais été renvoyé pour cela.
― Pour quel motif, alors ?
― Eh bien, je suis au regret de vous apprendre qu’il était l'élément perturbateur de notre petite famille,
répondit Pressmann en affichant une moue dédaigneuse. Monsieur chantait comme une casserole, mais cela
n’entamait nullement la très haute opinion qu’il avait de lui-même. Il se plaisait à jouer les vedettes et exigeait,
à ce titre, qu’on lui accordât invariablement le premier rôle de chacune de productions. Ce type était
absolument insupportable.
― Alors, vous l’avez renvoyé, c’est ça ?
― Que pouvions-nous faire d’autre ? Ce trouble-fête notoire n’avait ni voix ni talent ; il se pavanait à
longueur de journée, ne sortait de son indolence que pour agresser les femmes et n’ouvrait la bouche que pour
les couvrir d’insanités. La seule personne, ici, qui l’eût jamais supporté, c’était cette pauvre Pamela. Et encore,
elle a fini par comprendre que ce type avait un grain, et je peux vous assurer que, ce jour-là, il ne s’est pas gêné
pour l’insulter. De toute façon, la place de Martin n’était pas sur une scène d’opéra. Il n’avait de talent que pour
l’imitation. Sa voix n’était qu’une pâle et fallacieuse copie sans originalité aucune. Sans âme ni sensibilité. J’en
veux pour preuve la carrière qu’il fait aujourd’hui : celle d’un collectionneur de voix.
― Qui a pris la décision de le renvoyer ? demanda Margot.
― Victor, bien sûr, répondit Pressmann. En matière de musique, il a tout pouvoir. Moi, je ne reprochais
réellement à Martin que ses piètres talents de comédien... Bon, Margot, s’il vous plaît, reprenez à partir du
dernier couplet et rejoignez votre place sur la droite afin de permettre à David de faire son entrée. Et n’oubliez
pas : pour cette scène le décor se composera essentiellement de jeux d’éclairage. Alors, je vous en prie,
respectez bien le marquage au sol.
Et la séance se poursuivît. Chacun s’efforçait de se concentrer sur son travail, mais, il y avait de la
méfiance dans l'air, et les artistes se tenaient sur leurs gardes, prêts à réagir au moindre signe de danger. Bien
qu'il y eût un suspect en prison, ils étaient loin de se sentir rassurée. Le fantôme de l’Opéra avait fait trop de
mal, et chacun avait l’insupportable certitude que le sang coulerait encore.
Seul réconfort dans le malheur général : en ce vendredi 29 septembre, ils commençaient à voir le bout
des répétitions. Encore deux semaines et, le vendredi 13 octobre, l’opéra de San Francisco ouvrirait ses portes
au public pour présenter la première du Masque de la Mort rouge. Bientôt, chacun des membres de la troupe
serait submergé de travail. Les peurs et les doutes se dissoudraient dans la fièvre des derniers préparatifs.
Bellamy n’était pas mécontent de voir s’achever cette éprouvante semaine marquée par le sang et la
mort, bien qu’elle lui eût aussi ouvert le paradis de la douceur et de l’amour. Il était conscient d’avoir réussi un
exploit en gagnant le cœur de Margot Wylde. Oui, un merveilleux exploit dont il ne cesserait jamais de se
féliciter car cette conquête apaisait la violence qui bouillonnait en lui. Une violence destructrice. Cette journée
lui aurait paru infernale s’il ne s’était consolé à l’idée que, bientôt, il pourrait voir Margot répéter. Enfin, il se
détendrait et se délecterait de sa voix. Sa magnifique voix de mezzo-soprano.
Bien sûr, avant cela, il lui fallait encore supporter d’entendre les chœurs marmonner les paroles de ses
chansons, tandis que l’orchestre se chargeait de massacrer la musique de Victor. Tiendrait-il seulement jusqu’à
l’entrée en scène de la cantatrice ?
Il ne plaisantait pas en disant à Margot son aversion pour l’opéra. Mais force lui était de reconnaître que
ce n’était pas entièrement vrai. Pour lui, maudire l’opéra, c’était avant tout maudire la cellule où son violoniste
de père avait croupi pendant de longues années et où lui-même avait longtemps traîné ses guêtres de petit
garçon, à attendre que papa quittât la fosse d’orchestre pour rentrer à la maison. En revanche, l’honnêteté
l’obligeait à admettre qu’il n’avait aucun grief particulier à formuler contre le spectacle en lui-même.
Malheureusement, les chanteurs qui défilaient devant lui depuis des heures maîtrisaient imparfaitement
leur texte. Leurs ânonnements l’exaspéraient au plus haut point, et il en arrivait à se demander s’il n’allait pas
quitter la salle avant de devenir fou quand, soudain, telle une déesse de pure lumière descendue du ciel pour
éclairer les ténèbres de l’enfer, Margot fit son apparition sur la scène.
― Dieu merci, te voilà ! s’exclama-t-il.
― Je te préviens tout de suite, dit-elle en riant : je risque de bredouiller un peu...
― Oh, ne t’en fais pas, va ! Des bredouillements, je n’entends que ça depuis des heures !
Cette remarque provoqua une vague de protestations dans l’orchestre. Hmm. Douce était la revanche
qu’il venait de prendre contre ces massacreurs de musique, ces piétineurs de chefs-d’œuvre, ces...
― On y va ? demanda le chef d’orchestre.
― Quand vous voulez, je suis prête, répondit Margot. Aussitôt, la voix de la cantatrice monta, claire et
puissante, dans la salle de représentation quasi déserte. Son chant était empreint d’une émotion si forte, si
profonde, que les murs semblaient sur le point de crouler. Mais n’étaient-ils pas réellement en train de crouler ?
Bellamy eut la nette impression que les projecteurs disposés au-dessus de la scène avaient bougé, comme si un
mauvais plaisantin s’était amusé à secouer la lourde rampe d’éclairage à laquelle étaient suspendus les spots.
Intrigué, il se leva et monta sur la scène où Margot continuait à chanter, accompagnée de l’orchestre.
La main en visière, il scruta le plafond, en quête d’une quelconque anomalie. La lumière des spots
l’aveuglait, mais quelque chose d’anormal se passait là-haut, il en avait la certitude. Aussi, poussant plus avant
son investigation, chercha-t-il un meilleur angle d’observation.
Soudain, Bellamy perçut très distinctement un grincement métallique. Là-haut ! La rampe d’éclairage
cédait !
Son sang ne fit qu’un tour. Il se rua à corps perdu sur Margot, tel un rapace tombant sur sa proie,
arrachant littéralement la jeune femme au sol pour l’entraîner, dans un formidable roulé-boulé, plusieurs mètres
plus loin. La seconde d’après, la lourde rampe chargée de spots s’écrasa sur la scène dans un fracas de tonnerre,
à l’endroit précis où Margot s’était tenue. Les lentilles des projecteurs volèrent en éclats en percutant le sol.
Margot n’eut réellement conscience de ce à quoi elle venait d’échapper que lorsqu’elle entendit le choc
cataclysmique du fer qui plie, du métal qui se froisse et du verre qui se brise. Allongée sous le bouclier que
formait sur elle le corps de Bellamy, elle comprit que le massacre de l’opéra était loin d’être terminé.
13
Bellamy aida Margot à se relever au milieu des débris de ferraille et de verre. Alertés par le vacarme,
plusieurs membres de la troupe accoururent. Aussitôt, mille questions fusèrent, entrecoupées de cris de
consternation.
L’immense clameur ne tarda pas à attirer Daniel Pressmann dont les traits se figèrent d’effroi à la vue
des dégâts matériels.
― Oh, non ! s’écria-t-il. Pourquoi faut-il que le sort s’acharne contre nous ? Pourquoi ?
― Je crains que cela n’ait rien à voir avec le sort, déclara Bellamy en s’approchant de la rampe
d’éclairage écrasée au sol.
― Comment cela ? fit le régisseur, manifestement écœuré.
― J’ai peine à croire que les deux bouts aient pu lâcher en même temps. Un, passe encore, mais les
deux...
Il se pencha pour examiner le bout cassé de la chaîne qui, avant la chute, rattachait une extrémité de la
rampe au plafond.
― C’est bien ce que je pensais, confirma-t-il. La cassure est nette ; on a scié la chaîne aux trois quarts.
― Même chose ici ! cria un choriste agenouillé à l’autre extrémité de la rampe.
― Appelez tout de suite le flic qui s’occupe de l’affaire ! ordonna Pressmann. Qu’il rapplique au galop !
― Je pense que Margot fie devrait pas rester ici plus longtemps, dit Bellamy. Croyez-moi, ce n’est pas
un hasard si la rampe a cédé au moment précis où elle se trouvait dessous. A l’évidence, c’est elle que le
meurtrier visait !
― Le meurtrier ? s’écria Pressmann qui s’écarta brusquement des spots disloqués en jetant un regard
méfiant au plafond. Vous pensez qu’il est encore là-haut ?
― Non, affirma Bellamy. Il n’aurait pas couru le risque de s'attarder sur les lieux de son forfait. Il doit
être loin, maintenant. Mais il était forcément là-haut au moment où la rampe a cédé.
― Pourquoi ?
― Parce qu’elle n’a pas cédé toute seule. Chacune des chaînes qui la maintenaient suspendue au plafond
a été sciée aux trois quarts ; elles auraient pu résister encore un moment avant de lâcher sans la très probable
intervention du meurtrier. Vous voyez la passerelle d’accès au cintre passant légèrement au-dessus de la rampe
d’éclairage, là-haut ? Il a dû y monter, prendre appui sur la rambarde et taper sur la structure métallique jusqu’à
ce que les chaînes cassent.
― C’est donc à notre premier rôle qu’il en veut, maintenant ?
― Cela me paraît évident.
― Comment cela ? demanda Margot en allant à la rencontre des deux hommes.
Elle s’agrippa instinctivement au bras de Bellamy et ajouta :
― Pourquoi voudrait-il me tuer ?
― Je l’ignore, répondit Bellamy, mais nous savons maintenant de source sûre qu’il s’agissait d’une
tentative d’assassinat avec préméditation. Sans doute s’en est-il pris à Anne, l’autre jour, en pensant que c’était
toi.
― Et pour Pamela et Victor, crois-tu que c’était aussi une... erreur ?
― Difficile à dire. En tout cas, plus question de courir de risques inutiles. Je propose que nous rentrions
chez moi et que nous n’en bougions plus jusqu'à la fin du week-end.
― Et la semaine prochaine ? Crois-tu que la police l’aura arrêté, d’ici là ?
― Nous verrons bien, répondit-il. Chaque chose en son temps.
― Je crois qu’il a raison, acquiesça Pressmann. De toute façon, les répétitions sont terminées pour
aujourd’hui. La police ne va pas tarder à débarquer, et vous pouvez compter sur ces gens-là pour vous faire
perdre une journée entière avec leurs questions à rallonges. Dès que vous en aurez fini avec ce sergent Machin,
filez en vitesse. Le seul point positif dans cette histoire, c’est que je vais peut-être récupérer mon metteur en
scène, il aurait difficilement pu faire le coup, depuis sa cellule !
Margot devait admettre qu’il lui serait difficile de continuer à chanter après ce qui venait de se passer.
Et, sur cette scène, exposée à tous les dangers, elle se sentait vulnérable.
― Cette dernière tentative d’assassinat sort du schéma classique, fit-elle remarquer à Bellamy.
― C’est-à-dire ?
Eh bien, Anne, Pamela et Victor ont tous les trois été frappés à la gorge, rappela-t-elle. Cette fois-ci, le
meurtrier a simplement essayé de m’écrabouiller sous un tas de ferraille.
― Il a dû renoncer à une attaque directe parce qu’il sait que tu bénéficies maintenant d’une protection
rapprochée.
― Ça, pour être rapprochée, elle l’est, dit-elle est posant doucement la tête dans le creux de l’épaule de
Bellamy.
Sentir sa présence tout contre elle la réconfortait.
― Je me pose aussi des questions au sujet de la mort de Tom Gleason, ajouta-t-elle.
― Pourquoi donc ? Lui, il n’a pas été frappé à la gorge. Il a purement et simplement trébuché dans
l’obscurité.
― Je t’avoue que je ne crois pas trop à cette hypothèse. Et je me refuse aussi à croire qu’Anne, Pamela
et Victor ont été victimes d’une erreur. Je suis certaine que le meurtrier en a après tous les membres de la
troupe.
― Dans ce cas, on ferait bien d’avertir David Trierweiller, parce qu’il risque fort de tomber
prochainement dans les griffes du tueur.
― Bon sang, tu as raison ! s’exclama-t-elle. Allons le mettre en garde sur-le-champ
― Pourvu que nous n’arrivions pas trop tard ! dit Bellamy.

― Il faut que je t’avoue quelque chose, dit Bellamy. Ils se trouvaient au phare et venaient tout juste de
déplacer un divan encore enveloppé dans son emballage en plastique pour le disposer contre un mur, face à une
fenêtre du salon donnant sur l’océan. La moquette était posée dans le salon et dans la chambre à coucher de
Margot. Partout ailleurs, il y avait un parquet bien conservé qui ne nécessitait aucun revêtement. De nouveaux
meubles entreposés dans un coin de la salle, dont le divan, étaient arrivés dans la journée. Par terre, il y avait un
gros colis en carton, accompagné d’un bon de livraison et d’une facture.
― Qu’as-tu à m’avouer ? demanda Margot tout en arrachant l’emballage qui enveloppait son nouveau
divan.
― Je crois que je commence à aimer l’opéra, dit-il. Et c’est à toi que je dois ce revirement.
― A moi ou à l’opéra lui-même ?
― A toi surtout, affirma-t-il en l’aidant à retirer l’emballage en plastique. La haine que j’ai longtemps
prétendu nourrir à l’égard de l’opéra était celle de mon père, pas la mienne. Moi, la seule chose qui me gêne,
c’est que les opéras italiens et allemands ne soient pas traduits.
― Tu plaisantes ! s’écria Margot. Ce serait un sacrilège. Je suppose que tu milites aussi en faveur de la
colorisation des vieux films ?
― Ça n’a rien à voir. Il faut bien les doubler pour le public étranger.
― Peut-être, mais ce n’est jamais que du cinéma.
― Te voilà bien méprisante, tout à coup.
― Non, mais je trouve ton idée de traduire les opéras absolument révoltante.
― Pour qui ? Les italiens ? Oh, ceux-là, je ne doute pas un instant qu’ils s’offusqueraient d’une telle
idée s’esclaffa-t-il en s’asseyant sur le divan. Tiens, les coussins ne sont pas très confortables. Trop neufs. Il
faudra trouver un moyen de les faire.
― Comment ? En sautant dessus à pieds joints ?
Margot prit place à côté de lui, ravie de s’asseoir sur son propre divan, dans sa propre maison, pour la
première fois de sa vie.
Tu sais, ajouta-t-elle, traduit, un opéra étranger perdrait de son âme. Les mots ne conviendraient pas à la
musique.
― Evidemment. D’ailleurs, au fond, ça m’est égal parce que jamais je ne me lasserai de t’écouter,
quelle que soit la langue dans laquelle tu chantes, déclara-t-il avec une ferveur non feinte.
― Eh bien, dans ce cas, plus rien ne s’oppose à notre bonheur, conclut-elle.
― Absolument rien. A condition, toutefois, que nous allions manger un morceau parce que je meurs
littéralement de faim. As-tu de quoi dîner ?
― Hmm. Tout ce que j’ai à te proposer, ce sont des légumes et des fruits.
― Désolé : je ne conçois pas un repas sans viande. Allons plutôt chez moi, si tu veux bien.
― Pourquoi donc ? Lui, il n’a pas été frappé à la gorge. Il a purement et simplement trébuché dans
l’obscurité.
― Je t’avoue que je ne crois pas trop à cette hypothèse. Et je me refuse aussi à croire qu’Anne, Pamela
et Victor ont été victimes d’une erreur. Je suis certaine que le meurtrier en a après tous les membres de la
troupe.
― Dans ce cas, on ferait bien d’avertir David Trierweiller, parce qu’il risque fort de tomber
prochainement dans les griffes du tueur.
― Bon sang, tu as raison s’exclama-t-elle. Allons le mettre en garde sur-le-champ
― Pourvoi que nous n’arrivions pas trop tard dit Bellamy.
― D’accord, mais alors, dépêchons-nous. Je voudrais bien revenir ici après le dîner pour accrocher
quelques tableaux aux murs.
― Tu as l’air bien pressée, tout à coup, dit-il en se levant. Comptes-tu recevoir prochainement ?
― Non, mais... j’ai tellement hâte d’emménager ! C’est ma première maison, tu sais ? Je suis tout
excitée à l’idée de déballer mes affaires et...
― Oh, je te comprends. Nous aussi, quand nous avons emménagé, nous étions si...
Brusquement, ce fut le silence. Il ne parvint pas à finir sa phrase. Quelque chose l’en empêchait. Sa voix
s’étrangla, et son regard se perdit dans le vague.
― Disons simplement que je te comprends, reprit-il au bout de quelques secondes.
― Moi aussi, je te comprends, répondit-elle en le serrant fort dans ses bras.
En ces moments d’amère souvenance, elle tenait à l’entourer de tout son amour. Ainsi, elle
l’encouragerait à finir les phrases chargées de douleur qu’il s’obstinait à taire. Elle finirait par lui faire
comprendre les vertus de la confession. Bien sûr, cela prendrait du temps. Mais du temps, ils n’en manquaient
pas.

Il faisait presque nuit lorsqu’ils s’assirent à table, dans la cuisine de Bellamy, devant un repas léger.
Vaincus, les ultimes rayons du jour allaient se jeter à l’horizon, dans les flammes rougeoyantes et fumeuses du
couchant. Un immense cortège de vapeurs opaques glissait, morne et silencieux, sur la face placide de l’océan.
Inquiètes et froides étaient les ténèbres qui engloutissaient la lumière. Bientôt, les vrilles de la brume
s’accrochèrent à la côte, se hissèrent au sommet de la falaise et progressèrent à pas comptés jusqu’à la maison
de Bellamy.
― Trinquons à ta réconciliation avec l’opéra, déclara Margot en levant son verre. Et à ton éventuelle
tolérance envers les langues étrangères.
― D’accord. Tout ce que tu voudras, répondit-il, un large sourire aux lèvres.
En observant la jeune femme, Bellamy comprit à quel point elle lui était devenue chère. En se niant sur
elle à corps perdu, quelques heures plus tôt, pour la sauver d’une fin atroce, il avait agi sans réfléchir, mû par
une pulsion purement instinctive. Maintenant qu’elle se trouvait hors de danger, assise devant lui, en train de
déguster un bon vin dans un décor familier, il commençait à mesurer avec effroi l’étendue de la perte qu’il avait
failli subir. Aimer l’autre plus que soi-même et vivre dans la crainte perpétuelle de la perdre étaient des
sentiments nouveaux pour lui ; même du temps de Kay, il n’avait jamais connu une telle ivresse. Parce que
Margot, il l'aimait Il l’aimait de tout son cœur. Et elle le lui rendait magnifiquement Cet amour aussi inespéré
qu’immense et profond rendait à son âme sa beauté originelle. Oui, au contact de cette femme, il sentait revenir
à lui l’humanité qu’il avait crue à jamais perdue.

― A quoi penses-tu ? demanda Margot.


L’homme assis devant elle était un être de silence. Elle le savait et l’acceptait. Mais son regard, à cet
instant précis, était empreint d’une telle gravité qu’elle en fut troublée.
― Je pensais à toi. Je ne veux pas te perdre, Margot. Jamais !
― Il y a de fortes chances pour que ça n’arrive pas.
― Comment ça, de fortes chances ? C’est tout ?
― Non, je voulais dire toutes les chances, corrigea- t-elle en lui caressant le bras. Du moins, pour le
moment car, manifestement rien ne s’oppose à notre bonheur, n’est-ce pas ?
― Mais, Margot, je...,
Il se mordit volontairement la langue pour s'imposer silence.
Mais comment taire des paroles qui, il le savait pertinemment, devaient être dites, et ce, quelles qu'en
fussent les conséquences.
― Margot, reprit-il, je ne me remettrais pas de ta disparition si tu venais à mourir. C’était à la mort que
je pensais. Je n'envisageais pas du tout l'hypothèse de la séparation. Toutefois, si jamais, un jour, tu ne voulais
plus de moi, je saurais accepter ta volonté. J’éprouve bien assez de respect et d'amour envers toi pour ne pas te
retenir contre ton gré. Et si je manque à mes devoirs envers toi, rappelle-moi à l'ordre.
― Je ne te rappellerai pas à l’ordre, affirma-t-elle. Car jamais je ne me lasserai de toi. Je t’aimerai
toujours, Bellamy.
― Merci, répondit-il. Du fond du coeur, merci. Il s'éclaircit la gorge et lui adressa un petit clin d’œil en
ajoutant :
― Comme tu peux le constater, je ne suis pas très doué pour les scènes d’émotion.
― Je ne dirais pas cela, impliqua-t-elle. Mais montons plutôt dans la chambre au piano pour achever la
soirée en musique ; le crois qu'on y joue du Cole Porter, ce soir, ajouta-t-elle en se levant son verte a la main.
J’emporte le vin. Qui mainte me suive !
― Aurais tu l'intention de chanter» par hasard ? demanda-t-il en lui emboîtant le pas.
― Absolument. Ce sera notre première séance de répétition privée, moi au micro, toi au piano.
― La première» mais certainement pas la dernière !
A peine avaient-ils franchi le seuil de la chambre que le téléphone se mit à sonner Bellamy esquissa un
pas en direction de l'appareil posé sur la table de chevet, puis se ravisa.
― Oh, il n'y a qu‘à le laisser sonner ! décida-t-il.
― Tu as raison. Ils rappelleront. Mais la sonnerie se fit insistante, exaspérante.
― Qu'est-ce qu’ils me veulent encore ? maugréa-t-il en allant finalement décrocher. Allô...
Margot s’assit sur le tabouret du piano et finit son verre tandis que Bellamy parlait au téléphone. Un
instant plus tard, il raccrocha.
C’était l'hôpital, dit-il. Victor s'est réveillé. Il me réclame.
― Tu devrais y aller, lui conseilla Margot. S’il demande à le voir, dans son état : c’est qu'il a
probablement quelque chose d’important à te dire.
― Je fais l’aller-retour en vitesse.
― Pas question !
Elle se leva, s'approcha de lui et passa les bras autour de son cou.
― Tu fais l’aller-retour tranquillement en respectant scrupuleusement le chiffre indiqué sur chaque
panneau de limitation de vitesse. Cette route est dangereuse. Je ne tiens pas à te ramasser à la petite cuillère,
c’est compris ?
― Oui, répondit-il, posant un baiser délicat sur ses lèvres, puis réclamant sa bouche avec plus d’ardeur.
Lorsque, enfin, il s'écarta des lèvres aimées, il ajouta :
― C’est promis : Je conduirai prudemment.
― Tu es sûr d’être en étal de prendre le volant ? Nous avons pas mal bu, ce soir. Moi-même» Je me sens
un peu dans les vapes et...
― Oui. Je tiens très bien l’alcool. Question de corpulence...
― Bon. Alors, file... et reviens-moi vite. Sain et sauf
― Prends garde à ne pas désactiver le système de sécurité, et n’ouvre à personne. Sous aucun prétexte.
― Sois sans crainte. Je vais attendre sagement ton retour, et te préparer une place bien chaude et
douillette dans ce lit pour ton retour.
― Excellente idée. Pourquoi ne pas t'y mettre tout de suite ? Il y a un poste de télévision dans ce
meuble, près du placard. Ça t'aidera à passer le temps. De toute façon, je ne serai pas absent plus de deux
heures.
― Pars sans crainte. Notre fantôme de l'Opéra est en ville à cette heure.
― Je vais quand même enclencher toutes les options de la sécurité. De cette façon, aucun intrus ne
pourra forcer une serrure ou casser une vitre sans alerter aussitôt le poste de police le plus proche.
― Me voilà rassurée. Dis, Bellamy ! Si tu vois que je dors, en rentrant, réveille-moi.
Margot se hissa sur la pointe des pieds pour poser un baiser sur ses lèvres. Ses mains coururent le long
du corps de son amant, languissantes et pleines de promesses.
― Pour rien au monde, je ne veux manquer ton retour.
― Entendu, répondit-il, ne sachant plus très bien s'il devait partir ou rester. Quelques instants plus tard,
installé au volant de sa voiture, il conduisait prudemment sur la périlleuse route en corniche ensevelie sous une
épaisse couche de brouillard. La visibilité diminuait à vue d'oeil. Bientôt les contours de la foute s'évanouirent
presque entièrement sous les fumées rampantes. Le pied sur la pédale de frein, Bellamy pesta contre la purée de
pois qui allait ralentir considérablement sa course et retarder l'heure de son retour.
Ce n'était vraiment pas le bon soir pour se traîner sur la route. Non. Vraiment pas le bon soir.

Il était parti depuis une heure à peine quand Margot acheva son roman. Assise sur le lit, un oreiller calé
derrière la nuque, elle n'avait pas sommeil. Elle était trop impatiente de le voir rentrer pour songer à dormir.
Non. Elle garderait les yeux ouverts. Encore une heure, et son amant franchirait le seuil de cette chambre.
Alors...
Soudain, un signal sonore déchira le silence. Interrompant le cours de ses pensées. Etait-ce le
téléphone ?
Oui. Elle se baissa pour décrocher le combiné qu'elle colla contre sa joue.
― Oui ?
― Allô, mon amour ? Je suis sur le chemin du retour.
Elle reconnut immédiatement la voix de Bellamy, quoique celle-ci lui parût un peu plus aiguë qu'à
l'accoutumée. Une anomalie qu'elle mit d'emblée sur le compte de la friture qui parasitait la ligne. D'où pouvait-
il bien appeler pour que la communication fût si mauvaise ?
― Tu as fait vite !
― Oui...heu...ça roule bien, à cette heure-ci. Dis, je crois tenir la solution pour en finir avec toute cette
histoire, annonça-t-il. On se retrouve chez toi, d'accord ?
― Chez moi ? Mais pourquoi ?
― Je t'expliquerai çA de vive voix, OK ? Je déteste parler dans ce fichu téléphone en conduisant.
― Ah, voilà pourquoi la communication est si mauvaise ! dit-elle. J'ignorais que tu possédais un
cellulaire dans ta voiture.
― Ah bon ? Si, si ! C'est tellement pratique...
La ligne grésilla de plus belle, empêchant Margot d'entendre distinctement la voix de Bellamy. Elle
réussit quand même à saisir le sens de ses paroles.
― On se re...tr...ve da...s dix min...tes.
― D'accord. Je pars immédiatement.
Curieuse de découvrir ce que Bellamy avait à lui apprendre de si important. Margot désactiva le
dispositif de sécurité de ta forteresse, sortit dans la nuit et le froid, et se dirigea vers le phare.

Par cette nuit sans lune, un brouillard à couper au couteau masquait entièrement le paysage. Au loin,
plongé dans les ténèbres, le phare demeurait invisible. Margot suivait à tâtons, tant bien que mal, le chemin
de terre menant à sa maison. Elle connaissait maintenant le sentier par coeur pour l'avoir souvent
parcouru en compagnie de Bellamy. Aussi, au cours de ce trajet à l'aveuglette, sa mémoire lui fut -elle
d'un secours plus grand que ses yeux.
La bulle de vapeur d'eau dans laquelle la cloîtrait le capricieux climat de la côte semblait
déformer ses sensations auditives car elle percevait à peine le clapotis des vagues, bien qu'elle fût
tout près du bord de la falaise. En revanche, le crissement de ses propres pas sur la surface
graveleuse du sentier semblait produire un vacarme assourdissant. La solitude, le silence environnant
et l'abominable tohu-bohu qu'elle produisait en marchant, comme si elle traînait une guirlande de
casseroles derrière elle, commençait à lui peser. N'était -elle pas, au milieu de la trouble immensité
séparant les deux maisons, une proie facile à repérer pour l'oeil exercé d'un prédateur ? Non. Elle ne
devait pas céder à ces dangereuses pensées.
D'ailleurs, elle approchait de son domaine. Elle le devinait à la forme du sentier qui
commençait à s'élargir, et à la qualité du sol qui devenait peu à peu moins rugueux. Elle fit une brève
halte et scruta l'obscurité droit devant elle, cherchant à évaluer la distance qui lui restait à parcourir.
Cinquante mètres. Peut-être cent. Elle n'y voyait rien. Mais le crissement de ses pa s sur le terrain
caillouteux semblait se prolonger dans son esprit. Un écho... incertain. Son coeur se mit à battre fort
dans sa poitrine. Elle tendit l'oreille. Non. Rien. Seul le silence emplissait la nuit noire. Elle reprit sa
marche vers le phare.
Bientôt, elle parvint à l'orée de sa propriété. Elle accéléra le pas. Soudain, un bruit insolite vibra dans
l'air immobile. Margot stoppa net, tous ses sens en alerte. Il ne s'agissait plus d'un bruit de pas. Cela ressemblait
davantage au souffle d'une respiration, comme si quelqu'un soupirait derrière elle. C'était un son humain, sans
aucun doute, mais si léger qu'elle n'était pas sûre qu'il fût réel. Probablement un mauvais tour de son
imagination. Elle continua à avancer. Le crissement de ses propres pas sur le parterre de gravier entourant sa
maison était maintenant le bienvenu. Ce son familier la rassurait car elle en connaissait l'origine, et il était assez
sonore pour masquer les multiples craquements et autres bruits inquiétants parce que non identifiés qui
peuplaient la nuit, et dont, parfois elle percevait l'effroyable écho.
Elle frôla un bosquet touffu parsemé de feuilles larges et pointues. Elle allait devoir songer à
approfondir ses connaissances en botanique. Dans son immense jardin croissaient des plantes d'espèces si
variées qu'elle ne parviendrait sans doute jamais à les connaître toutes. Mais elle songea qu'il serait fort
intéressant d’étudier la question. En un moment pareil, ces préoccupations lui parurent salutaires. Elle devait
s'occuper l'esprit. N’importe quel Sujet eût fait l'affaire, pourvu qu'il lui permît de penser à autre chose qu'au
danger qu'elle avait bravé en quittant la forteresse de Bellamy.
Son imagination devait continuer de travailler car il lui semblait entendre un bruit de pas, loin derrière
elle. Un écho... infidèle. Les pas qu'elle percevait par-delà le brouillard n’étaient manifestement pas réglés sur
la cadence des siens. Mais non. Ce n'était pas son imagination. Le bruit était de plus en plus net et irrégulier.
Elle acquit alors l'effroyable certitude qu'on la suivait et accéléra le pas. Le phare n’était plus qu'à une trentaine
de mètres.
Alors, dans la nuit, monta un chant.

Bellamy gara sa voiture sur le parking de l'hôpital et s'élança en direction du bâtiment. Le trajet avait
duré beaucoup plus longtemps qu'il ne l'avait escompté, même par temps de brume. Quelle perte de temps ! Et
Margot qui l'attendait à la maison... Jamais il n'aurait dû la laisser seule ! se dit-il. Les jours de Victor n’étaient
plus en danger : cette entrevue aurait pu attendre. Ou, au moins, il aurait dû demander à Margot de
l'accompagner au lieu... Mais l'heure n'était aux regrets. Il ne lui restait plus qu’à se rendre au chevet de
son vieux mentor avant d'entamer sans tarder le lent retour à la maison.
Il traversa à la hâte le hall de l'hôpital en direction de la chambre du malade, croisant en chemin le
sergent Terry qui planchait encore sur son enquête malgré l'heure tardive. Manifestement, l'officier de police
revenait de la chambre de Victor.
― Monsieur Bellamy ? Qu’est-ce qui vous amène à une heure pareille ? s’enquit le sergent.
― Victor a demandé à me voir, expliqua-t-il. Est-il en état de me recevoir ?
― Il est sous sédatif depuis ce matin. Il n’a quasiment pas ouvert l’œil de la journée. Quant à l’enquête,
elle n’a pas avancé d'un pouce. Je dirai même que nous sommes revenus au point de départ. Neil Roberts a été
relâché aujourd’hui.
― Et le test de dépistage ?
― Preuve insuffisante pour justifier une incarcération prolongée.
― Victor a-t-il vu le visage de son agresseur ?
― Non. Il a déclaré avoir entendu quelqu’un chanter du côté de la scène. Il est allé voir, mais il n’a pas
eu le temps d’identifier le chanteur. On l’a agressé par-derrière. D’abord assommé, ensuite égorgé... enfin
presque. Apparemment, son seul tort était de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.
― Le coup n’était donc pas prémédité ?
― Non. Quant à Pamela Laurie, nous ne savons pas encore.
― Toujours pas de mobile en vue ?
― Non. Probablement un psychopathe qui a une dent contre l'opéra.
― Je préférerais. Vous entendre dire que vous avez découvert un mobile plausible pour expliquer tout
ce carnage !
― Désolé, fit le policier. Il eut air dépité. Par contre, j’ai reçu le rapport Il autopsie concernant la mort
du charpentier. Ce n’est pas la chute qui l'a tué. Il était déjà mort au moins vingt-quatre heures avant.
― Quoi ?
― Quelqu’un l'a étranglé et s'est débarrassé du corps, beaucoup plus tard, en le jetant du bord de falaise,
sans doute pour faire croire à un accident.
― Alors, il n’était pas dans le coup ?
― Non. Le meurtrier S'en est pris à lui simplement parce qu’il se trouvait en travers de sa route. Dîtes,
où se trouve Mlle Wylde ?
― En sécurité, chez moi.
― Tant mieux.
Bellamy salua le policier, rejoignit la chambre de Victor et entra. Le maestro était étendu sur un lit au
cadre métallique blanc et froid, sous une masse de tuyaux et de flacons de perfusion. Sa vie ne semblait plus
tenir qu'à ce fil. Il respirait péniblement et avait les yeux mi-clos. Mais, conscient qu’un visiteur entrait dans sa
chambre, il eut la force de tourner la tête en direction de la porte. A la vue de Bellamy, son visage d'une
extrême pâleur s’éclaira timidement.
― Edward, murmura-t-il.
― Alors, vieille branche, fit Bellamy en s'asseyant au chevet du malade. Comment te sens-tu à
présent ?
― Je rêvais de Margot, confia le musicien.
Il poussa un profond soupir avant d'ajouter :
― Dans mon rêve, elle chantait pour moi. Son chant me ravissait !
― Je n'en doute pas, répliqua Bellamy.
― Non, non ! insista Victor d’une voix à peine audible. Ce n’était pas un rêve. Je l’ai réellement
entendue chanter. Son chant provenait de la scène. J’ai voulu aller voir ce qui clochait...
Il se mit à bâiller, ses paupières se firent lourdes. Il s’efforça tant bien que mal d’achever sa phrase :
― ... dans sa voix.
― Pourquoi ?
― Quelqu’un lui a volé sa voix, affirma-t-il dans un ultime effort.
― Comment ? Que veux-tu dire par là ?
Bellamy n’obtint aucune réponse. Son vieil ami le compositeur venait de s’endormir profondément.
Le visiteur se leva et quitta la pièce en cherchant à élucider l’énigme que constituaient les dernières
paroles de son ami. « Ce qui clochait dans sa voix », « Quelqu’un lui a volé sa voix ». Qu’est-ce que tout cela
pouvait bien signifier ? Apparemment, Victor avait rêvé de Margot, et il avait ressenti le besoin de lui en faire
part. Pourquoi ? Bellamy l’ignorait. Mais le pauvre vieux avait été gavé de tranquillisants. Il n’avait plus toute
sa tête.
Le sergent Terry se trouvait dans la loge de l’infirmière quand Bellamy sortit de la chambre. Il se dirigea
vers le policier.
― Vous m’avez bien dit que Victor avait été sous sédatif toute la journée, n’est-ce pas ?
― Exact, confirma l’officier de police. Pourquoi ?
― Parce que, ce soir, quelqu’un m’a demandé par téléphone de venir ici de toute urgence en prétextant
que Victor me réclamait. Comment aurait-il pu demander à me voir, dans son état ?
― En effet ! En tout cas, ce n’est pas moi qui vous ai appelé.
Le sergent Terry se tourna vers l’infirmière de garde.
― Dites, mademoiselle, ce n’est pas vous, par hasard, qui avez téléphoné à M. Bellamy, ce soir, pour lui
demander de venir ?
― Non. Ni moi ni aucune autre infirmière du service, affirma-t-elle après avoir consulté un registre posé
sur son bureau.
«Qui a bien pu vouloir m’attirer ici ce soir ?» se demanda Bellamy.
Il se tourna de nouveau vers Terry.
― Pourriez-vous contacter le shérif de mon département pour lui demander d’envoyer une patrouille
chez moi ? Margot est seule, là-bas, et je ne suis pas tranquille. J’ai l’impression qu’on a voulu m’éloigner.
― Voulez-vous que j’y aille moi-même ?
― Inutile. Une patrouille de police locale interviendra plus rapidement. De mon côté, je rentre
immédiatement.
― Très bien. J’appelle le shérif.
Margot était en danger. Bellamy se rua vers l’ascenseur en priant pour ne pas arriver trop tard.
14
Le chanteur invisible, un fort ténor à la voix claire, fredonnait Night and Day. Margot sentit son sang se
glacer dans ses veines.
Refusant de céder à la panique, elle s’intima l’ordre de continuer à marcher. Lentement et prudemment.
Tout ce qu’elle avait à faire, c’était mettre un pied devant l’autre et recommencer. Enfantin... Mais combien de
temps allait-elle garder son sang-froid alors que le meurtrier la talonnait de près, avec la voix fantôme d’une
mélodie hantée, égrenant dans la nuit noire et glaciale les sanglots longs d’une plainte éperdue ? Eperdue
d’amour pour celle qui allait mourir.
Elle glissa la main dans la poche droite de son jean pour en retirer la clé de la maison. Elle serra l’objet
métallique entre ses doigts. En cas d’attaque, elle s’en servirait pour riposter contre son assaillant Ainsi armée,
elle s’autorisa à accélérer le pas. Le phare était en vue. Plus que quelques mètres à parcourir.
Presque sauvée !
Le chant cessa. Margot s’immobilisa et tendit l’oreille. Un bruit de pas. Oui ! Quelqu’un courait dans sa
direction.
Elle se mit à courir, elle aussi, dirigeant ses pas vers le seul refuge possible : le phare.
Soudain, vive comme l’éclair, une ombre la frôla. Elle n'eut pas le temps de faire ouf ! qu'une main
s'agrippa à sa chevelure qui volait au vent, et la tira violemment en arrière. Déséquilibrée, elle s'affala de tout
SON long sur le sol graveleux.
Puis plus rien.
Margot se redressa sur les mains et, un genou à terre, attendit. Rien ne se produisit.
Puis la voix se remit à chanter derrière elle. En fausset.
Le timbre féminin était imité à la perfection. Il s'agissait, cette fois-ci d'un extrait du Masque de la Mort
Rouge.
Devant, la voie semblait libre. Plus qu'une dizaine de mètres à parcourir avant d'atteindre la porte
d'entrée. Elle s'élança. Le chanteur s'interrompit brusquement. Elle freina, hésitant un moment sut la direction à
prendre. Elle tendit l'oreille, à l'affût du moindre son susceptible de l'aider à localiser la voix du fantôme, tandis
que son regard scrutait inlassablement la nuit, en quête d'une ombre malveillante. Mais la nuit demeurait
obstinément muette et obscure. Elle devait pourtant avancer Alors, doucement, sur la pointe des pieds, elle
esquissa un pas en direction du fanal.
Aussitôt le chant reprit, plus net, plus fort, suivi d'un bruit de pas tout proche. Surgie de nulle part,
l'ombre de tout à l'heure fondit sur elle en une fraction de seconde. Soudain, elle sentit une main froide sur sa
joue.
Margot cria, fit de grands moulinets avec ses bras pour se dégager des griffes de l’agresseur. Et reprit sa
course effrénée pour trébucher, une seconde après, contre une pierre. Elle s'étala, face contre terre.
― Oh ! J’ose espérer que vous ne vous êtes pas fait mal ! fit l'homme penché sur elle, affectant un air
désolé. Je vais vous aider à vous relever. Attrapez ça.
Il plaqua contre la joue de Margot un objet froid. Elle recula brusquement, cherchant à identifier l'objet
qu'il lui tendait. C'était... oui ! C'était le glaive de scène dérobé l'autre jour à l'opéra.
― Je l'ai aiguisé, dit-il, quand j'ai vu que la lame était émoussée.
― Que voulez-vous ? murmura-t-elle, le souffle court en s'arc-boutant, prête à foncer vers la porte dès
qu'il relâcherait son attention.
― Moi ? Rien, répondit-il. J'ai ce que je voulais.
― Je vous en prie, supplia-t-elle, laissez-moi tranquille !
― Ne t’inquiète pas, chérie. Laisse-moi finir ma cigarette : ça ira beaucoup mieux après.
Cette voix... elle la connaissait. C’était celle de Pamela Laurie. L'illusion vocale était si troublante que,
pour un peu, elle aurait juré qu'elle se trouvait en présence de la couturière.
― Vous, les prime donne, continua-t-il en s‘écartant de sa proie, vous êtes vraiment trop capricieuses

Margot en profita pour s'élancer en avant... mais elle trébucha presque aussitôt sur les marches du perron
de sa maison qui se trouvait non pas à une dizaine de mètres, comme elle l'avait cru, mais seulement à quelques
pas devant elle. Elle se releva, heurta la porte de plein fouet et se retourna, tétanisée, fouillant l'obscurité, en
quête de l'assaillant. Dans une seconde, sans doute, il allait se ruer sur elle, la pointe du glaive tendue en avant,
pour 1a pourfendre avant de lui assener le coup de grâce à la gorge. Fini. Tout était fini. Mais qu'attendait-il ?
Elle n'entendait plus rien que le silence. Comme s'il s’était évaporé dans la nature.
Plus une minute à perdre, la jeune femme introduisit tant bien que mal la clé dans la serrure, ouvrit la
porte et la referma aussitôt derrière elle. Sauvée. Elle n'arrivait pas à le croire. Elle avait réussi échapper aux
griffes du meurtrier. En sécurité dans la pénombre de sa maison, elle s'accorda un moment de répit pour
souffler. Elle faillit allumer la lumière mais se ravisa aussitôt, se rappelant qu’il n’y avait pas encore de rideaux
aux fenêtres. Alors, elle se dirigea vers la cuisine où se trouvait le téléphone.
En chemin, elle buta violemment contre une chaise qui gisait au beau milieu de la pièce. Bon sang, mais
qu’est-ce que cette chaise de cuisine faisait là, plantée au centre de la salle à manger ? Quelqu’un l’avait
déplacée, forcément, sinon jamais elle ne se serait pris les pieds dedans. « Il est entré, se dit-elle avec effroi. Il
est entré et il a tout chamboulé dans la maison ! »
La panique commençait à reprendre le dessus. Partout, c’était le désordre. La peur au ventre, Margot se
faufila promptement entre les meubles renversés, jusqu’à la cuisine.
Il fallait appeler la police et se cacher en attendant les secours. Si elle parvenait à s’acquitter de ces deux
tâches, peut-être serait-elle sauvée. Elle franchit le seuil de la cuisine. « Maintenant, le téléphone. Vite ! Ah, le
voilà. » Elle empoigna le combiné et porta l’écouteur à l’oreille.
Pas de tonalité.
L’homme se trouvait dans la maison avec elle !

Bellamy raccrocha le téléphone et sortit en trombe de l’hôpital, furieux contre lui-même. Comment
avait-il pu être assez stupide pour tomber dans le piège ? Ce coup de téléphone était un coup monté destiné à
l’éloigner de Margot pour permettre au tueur fou d’égorger sa victime dans la sérénité et le silence de la nuit. Il
sauta dans sa voiture et fonça à fond de train vers la sortie du parking.
Chez lui, le téléphone restait muet. Au phare, il était tombé sur un message erroné : « Ligne en
dérangement. » Bon sang ! Mais c’était de la folie de la laisser seule là-bas ! Comment avait-il pu commettre
une erreur aussi grossière ? Il aurait dû rester avec elle. Ou bien l’emmener avec lui. Tout sauf l'abandonner aux
griffes d’un meurtrier sanguinaire.
Le feu passa au rouge au carrefour. Il pila derrière une file de trois voitures. Margot était aux prises avec
un dangereux psychopathe, à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville, et lui, que faisait-il pendant ce temps-
là ? Il attendait patiemment que le feu passât au vert. Quelle infernale perte de temps ! Bon... Aucun piéton en
vue. Et la voie de gauche était libre.
Il braqua le volant à gauche toute, accéléra à fond jusqu’au carrefour, dépassant la file des trois voitures,
brûla sans vergogne le feu rouge et traversa le croisement au mépris des automobilistes prioritaires qui,
médusés et furieux, furent obligés de freiner pour le laisser passer, de peur de voir leurs véhicules emboutis.
Des coups de klaxon et des injures fusèrent aussitôt de tous côtés. Sans s’en soucier aucunement, Bellamy
poursuivit sa course effrénée à travers la ville, défiant toutes les règles de circulation, slalomant entre les
voitures pour gagner du terrain.
Margot avait raison, songea-t-il en abordant la voie rapide en direction de la côte. Chacune des victimes
avait été frappée à la gorge. Anne, le charpentier ivre, Pamela et Victor - les uns étaient morts, les autres
blessés, mais tous avaient reçu un coup à la gorge. Le tueur avait tenté de brouiller les pistes en maquillant le
meurtre de Gleason en accident, probablement pour gagner quelques heures, le temps que le rapport d’autopsie
eût révélé la cause véritable de sa mort. Le meurtre remontait certainement au soir où il avait surpris le
charpentier, en état d’ivresse, en train de rôder autour de chez Margot. Voilà qui expliquait la disparition de la
camionnette. Il avait caché le corps et dissimulé le véhicule de sa victime. Puis, le fameux soir où il s'était
amusé à épouvanter Margot, il avait ramené le corps pour que tout le monde crût en la culpabilité d'un
charpentier sanguinaire et ivre au point de se jeter du haut d’une falaise.
Anne avait cru reconnaître la voix de Margot derrière la porte de sa loge ; Margot était persuadée,
l’autre soir, que son agresseur était une femme, à cause du fantasmagorique chant de la nuit ; Victor, tout
récemment, avait cru entendre Margot chanter du côté de la scène, et était allé voir ce qui clochait dans sa voix.
Une anomalie...
« Quelqu’un lui a volé sa voix », avait-il dit. Cela devait sûrement avoir un sens, mais lequel ?
A mesure qu’il progressait sur la voie express, le brouillard commençait à s’épaissir. Dépasser les
automobiles qui se traînaient devant lui prenait peu à peu l’aspect d’un jeu périlleux. Mais pas question de
ralentir Tandis qu’il bifurquait en direction d’une sortie, sa voiture dérapa sur la chaussée humide. Vif comme
l’éclair, il corrigea sa trajectoire juste à temps pour ne pas heurter la glissière de sécurité. Ouf !
« Ralentis, Bellamy ! Ralentis si tu tiens à arriver là-bas vivant ! » se dit-il.
Il espérait une seule chose : que Simmons, l’adjoint du shérif, fût déjà sur place pour veiller sur la
sécurité de Margot car, compte tenu du temps qu’il faisait, il risquait fort de mettre un bon moment pour
rejoindre sa propriété.

― Coucou, me revoilà ! fit-il d’une voix qui ressemblait à s’y méprendre à celle de Bellamy.
Il alluma une lampe torche dont il braqua le faisceau sur son propre visage, dissimulé derrière l’horrible
masque de la Mort rouge. La lumière blafarde éclaira la lame du glaive qu’il tenait dans la main droite comme
une machette, la pointe inclinée vers le haut. Il portait la cape d’opéra noire de l’autre soir. Celle qui lui donnait
l’allure d’une chauve-souris.
― Je me suis permis de débrancher votre téléphone, annonça-t-il avec la voix de Victor Grimaldi. Je
déteste être dérangé pendant le travail.
― Autant en finir tout de suite, ajouta-t-il en imitant, cette fois, le timbre de Daniel Pressmann. Oui. Le
plus vite sera le mieux, n’est-ce pas ?
― Bon sang Mais qui êtes-vous donc ? demanda Margot.
Mais à peine avait-elle posé la question que la réponse lui apparut, flagrante. Martin Andrews, le célèbre
imitateur ! Comment n’y avait-elle pas songé plus tôt ? L’ancien membre de la troupe congédié pour cause
d’incompétence et d’outrageuse insolence. Le comédien devenu riche, célèbre et au-dessus de tout soupçon,
grâce à son extraordinaire talent d’imitateur.
― Vous êtes Martin Andrews, n’est-ce pas ?
― Pour vous servir, répondit-il. Je dois me débarrasser de vous juste au moment où j’arrive à reproduire
parfaitement votre voix. Quel dommage !
― Comment ? Vous débarrasser de... ?
Juste derrière elle, se trouvait la porte de la cuisine donnant accès au jardin. Si elle n’était pas fermée à
clé, peut-être allait-elle pouvoir tenter de s’échapper par-là ?
― Mais oui, comme je viens de vous le dire, je dois vous...
Il s’interrompit brusquement. Dehors, on entendait nettement un bruit de moteur.
― Un visiteur, sans doute, dit Andrews en éteignant sa lampe torche. Je vais voir. Surtout, ne bougez
pas d’ici.
Une seconde plus tard, Margot entendit la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer. Par la fenêtre de la
cuisine, elle aperçut de la lumière. Les phares d’une voiture.
Puis les phares s’éteignirent et une portière claqua.
Margot courut à une fenêtre de la salle à manger, mais elle ne put rien voir dans l’obscurité. Alors, elle
alluma une lampe et regarda de nouveau par la fenêtre. L’éclairage lui permit tout juste d’apercevoir l’insigne
de la police locale imprimé sur un côté du véhicule, ainsi que le gyrophare, sur le toit. Autour, aucune trace du
conducteur ni d’Andrews.
Ensuite, elle entendit une déflagration. Un coup de feu !
Le policier avait-il abattu son agresseur ? Etait-elle enfin sauvée ?
― Mademoiselle Wylde ? Appela une voix grave venant du dehors.
― Vous l'avez eu ? cria Margot. Elle se précipita à l'entrée et ouvrit la porte en grand pour
accueillir son sauveur. L'officier de police avança vers elle, la tête tournée de côté.
― Dieu, merci, vous êtes venu à ma resco usse !
Albert Simmons, l'adjoint du shérif, gravit les marches du perron et se tint un moment dans
l'encadrement de la porte, les yeux révulsés, la bouche flasque, avant de s'écrouler comme une masse,
ventre contre terre, glaive de scène planté entre les omoplates.

Bellamy pila comme un fou devant chez lui. Sortant de sa voiture en furie, il saisit son trousseau de clés,
introduisit la bonne clé dans la serrure, ouvrit la porte et courut comme un damné vers l'escalier en appelant
Margot.
Pas de réponse. Peut-être dormait-elle sagement dans son lit. Peut-être... Mais, à mesure qu'il escaladait
les marches quatre à quatre, il sentait une horrible angoisse monter en lui. Et, en effet, quand il
atteignit la chambre, ce fut pour constater que le lit était vide , la maison déserte. Margot avait
disparu Il tourna les talons, fonça en sens inverse, dévala les marches à une vitesse telle qu'il faillit
tomber, sortit de la maison en trombe et remonta dans sa voiture.
Le salopard n'avait pas intérêt à toucher un cheveux de Margot, ou il allait le regretter
amèrement, songea-t-il en tournant la clé de contact dans le démarreur.
Quelques instants plus tard, il se gara près du phare, juste derrière la voiture de police. La
porte d'entrée de la maison était grande ouverte. Sur le palier, une masse sombre attira son attention.
Il s'approcha au pas de course.
Simmons, l'adjoint du shérif, gisait à plat ventre en travers de la porte, dans une mare de sang.
Bellamy se pencha sur le corps inerte du policier et examina son dos lacéré.
― Le glaive ! s'exclama Bellamy. Le tueur du glaive !
Il en était à ce point de ses déductions quand, soudain surgie du tréfonds des brumes, une
forme indécise bondit sur lui. Il eut tout juste le temps de s'écarter, esquiver le coup. La lame de
l'agresseur invisible lui frôla le visage de quelques millimètres dans un sifflement sec.
Manqué L'ombre du tueur disparut derrière les fumées vaporeuses. Bellam y le prit aussitôt en
chasse. Au mépris du danger. Il n’avait plus qu'une seule idée en tête : sauver Margot.
Un nouveau sifflement fendit l'air immobile. Bellamy scruta l’obscurité tout autour de lui, à
l'affût du moindre mouvement suspect. Mais, cette fois-ci, il ne vit pas le coup venir.
Le glaive frappa Bellamy juste au-dessus de la hanche. Malgré la vive brûlure qui dévorait la
chair, il eut le réflexe de saisir au vol la lame perfide, l'arracha violement des mains de l'agresseur,
avant de tomber à genoux sur le sol humide. Plongé dans les ténèbres et anéanti par la douleur, il
faillit vaciller mais, dans un ultime effort, il parvint à saisir la poignée du glaive qu'il serra
fermement dans ses mains ensanglantées, la pointe dirigée en avant, prête à frapper.
Désarmé, mais sans doute satisfait de sa victoire, l'homme s'évanouit dans les brumes.
« Il part à la poursuite de Margot ! » songea Bellamy dans un dernier éclair de lucidité avant
de s'écrouler à terre, sans connaissance.



La tour ! Si elle pouvait s’enfermer dans la tour, peut-être parviendrait-elle à échapper aux griffes du
tueur, en attendant l’arrivée de Bellamy ?
Mais, s’il trouvait la maison vide, Bellamy dirigerait ses pas vers la tour et tomberait sur Martin
Andrews. Elle devait trouver un moyen de le prévenir du danger. Mais lequel ? Tant pis. Elle verrait bien, le
moment venu. Pour l’instant, elle n’avait pas d’autre choix que de se réfugier dans la tour du phare.
Le cœur battant à tout rompre, elle se faufila jusqu’à la porte de la tour, glissa subrepticement à
l’intérieur et la referma derrière elle. A clé. Dieu merci, il y avait un verrou. Sauvée. Elle s’adossa à la porte et
souffla.
Bon. Pas de panique. Toutes les portes permettant d’accéder à son refuge étaient verrouillées, et les clés
se trouvaient dans sa poche. Plus aucun risque.
Du moins, pour l’instant, car il s’écoulerait très peu de temps entre le moment où il se heurterait aux
portes closes et celui où il songerait à casser une fenêtre pour entrer. Il fallait agir. Vite. Elle chercha à tâtons
l’escalier en spirale, buta au passage contre les caisses qui obstruaient les premières marches, les escalada à la
hâte et commença à monter. Elle s’était abstenue d’allumer la lumière, qui eût sans doute été plus utile à son
poursuivant qu’à elle-même.
A peine avait-elle atteint le milieu de la tour qu’une déflagration la glaça sur place. L’explosion semblait
venir du rez-de-chaussée. Un coup de feu Elle attribua d’abord le tir à un renfort de policiers venus la secourir,
mais elle comprit bien vite, et non sans effroi, qu’Andrews s’était emparé de l’arme de Simmons et qu’il tirait
sur le verrou de la porte pour entrer. Elle accéléra le pas. D’autres coups de feu suivirent. Six en tout. Il y eut
ensuite un bruit sourd, comme un craquement de bois. Et puis, un bruit de pas...
― Tire la chevillette et la bobinette cherra, lança Andrews d’un ton moqueur avec la voix de Bellamy.
Il appuya ensuite sur l’interrupteur placé à côté de la porte, et une lumière ocre inonda la tour.
Margot n’osait pas regarder en bas, mais elle percevait le tambourinement de ses pas sur les marches
métalliques ; il montait à sa rencontre. Elle atteignit le sommet et se hissa dans la salle du projecteur. Un rayon
de lune, filtrant à travers une brèche dans les nuages, éclairait faiblement la rotonde.
Se dégageant de la trappe d’accès, la jeune femme se précipita vers le pupitre muni du gros levier censé
commander l’allumage du projecteur. Elle l’atteignit au moment précis où son poursuivant passait la tête dans
le cadre de la trappe. Priant pour que le fanal fonctionnât, elle actionna le levier.
Il y eut un cliquetis sonore, puis l’énorme lampe clignota et s’anima, inondant la rotonde d’une clarté
solaire infernale. Et le mécanisme de rotation se mit en marche en poussant un gémissement aigu.
― Vous ne pouvez pas vous passer des feux de la rampe, n’est-ce pas ? fit-il d’un rire moqueur. A
moins que vous ne vous fassiez du souci pour les navires ?
Pivotant sur son axe, le projecteur braqua bientôt son faisceau sur Andrews. Aveuglé, il recula en
cachant aussitôt le haut de son visage masqué derrière ses mains, dans le futile espoir de protéger ses yeux de la
puissante lumière. Margot profita de la passagère cécité de son agresseur pour se réfugier derrière le projecteur
autour duquel ils allaient maintenant graviter dans un duel d’esquives et d’invectives.
― Que me voulez-vous ? lui demanda-t-elle, Qu'ai-je fait pour que vous me pourchassiez ainsi ?
― Je veux votre voix, bien sûr. répondit-il, clignant des yeux. D'ailleurs, je l'ai, comme vous avez pu le
constater. Je n'ai donc plus besoin de vous. Que dis-je ? Le monde n'a plus besoin de vous.
― Vous êtes fou !
― Oui, C’est ce que mon psy me disait.
Il ferma la trappe et commença à contourner le phare pour rattraper sa proie.
― J'ai dû me débarrasser de lui. Sa voix était ennuyeuse, alors je ne l'ai pas gardée. Le monde regorge
de psychanalystes. Trop, c'est trop. Il faut élaguer. Vous n'êtes pas d'accord avec moi ?
― Non, rétorqua-t-elle. Quand on vous voit, on a plutôt tendance à penser qu’ils ne sont pas assez
nombreux !
Elle ne le quittait pas des yeux et, à mesure qu’il avançait vers elle, elle reculait autour du phare tournant
afin de maintenir la distance entre eux.
― Vous, les starlettes d’opéra, vous êtes si suffisantes ! Mais je vous garantis que je vais vous faire
ravaler votre fierté, et pas plus tard que tout de suite !
― Voilà donc pourquoi vous tuez les gens ! Parce que vous estimez qu'ils sont prétentieux ? Alors, un
conseil : songez au suicide quand vous en aurez fini avec moi !
― Et vous vous permettez encore de faire de l’esprit Mais je ne suis pas d'humeur à plaisanter. Je suis
encore tout essoufflé de mon ascension.
Il souriait en parlant, et jouait à rabattre les pans de sa cape sur sa poitrine dans un geste théâtral.
― Ils s’imaginaient pouvoir se passer de moi, dit-il. Je leur ai prouvé qu'ils avaient tort. Moi, en
revanche, je n’ai pas eu besoin d’eux pour devenir riche et célèbre. Pas un instant, tout au long de ma fabuleuse
carrière, je n’ai eu besoin des conseils de Victor. Ni des critiques continuelles de Pamela. Ces ringards ne valent
pas tripette à mes yeux.
― Je n'en suis pas convaincue, objecta-t-elle en passant devant la porte vitrée ouvrant sur te balcon.
S’ils ne valaient pas tripette, comme vous dites, vous donneriez-vous tout ce mal pour les supprimer les uns
après les autres ? Non ! Vous ne perdriez, pas votre temps et vous ne prendriez pas tant de risques !
― Une seule chose m’importait. admit-il.
Il déploya les bras, soulevant sa cape noire. Dans sa main droite, il tenait une arme à feu. Il pointa te
canon sur sa future victime.
― Je voulais posséder le meilleur, poursuivit-il. Être le meilleur. Maintenant que j’ai rajouté votre voix
à ma collection, je n’ai plus besoin de vous. Je vais pouvoir m’envoler vers d’autres horizons, la conscience
tranquille. L'Italie, Je prends l’avion dès demain.
― Ce qu'on m’a dit sur vous était donc vrai !
Elle devait continuer à le faire parler, jusqu’à l’arrivée de Bellamy.
― Vous n'êtes, en réalité, qu'un sale petit présomptueux ! Continuait-elle.
― En effet, je suis assez fier de moi, reconnut-il, détournant le regard au passage de l'éblouissant
faisceau de lumière. Mais avouez qu’il y a de quoi !
― Vous êtes fou à lier !
― Oh, c’est juste un genre que je me donne, je vous rassure.
Il continuait à sourire en parlant. Un sourire diabolique, en rupture totale avec la fixité de son regard
froid et parfaitement inexpressif. Un monstre ! Voilà ce qu’il était. Un monstre sanguinaire.
― Je vous ai fait une sacrée peur, l’aune jour, en sciant la balustrade, pas vrai ? Dommage que votre
petit écrivaillon à la noix vous ait rattrapée à temps. Je crains, hélas, que cette fois-ci, vous ne puissiez pas
compter sur lui.
― Détrompez-vous. Il sera là d’un instant à l’autre.
Le fanal dégageait une telle chaleur, dans la petite rotonde au dôme de verre que, bientôt, Margot sentit
des gouttes de sueur perler à son front.
Elle les essuya du revers de la main.
― Hmm, ça m'étonnerait beaucoup, répliqua Andrews. Il vient de périr sous la lame de mon fidèle
glaive. Vous auriez dû voir ça. J'ai expédié ce crétin dans l'autre monde d'un coup sec et net. La jeune femme se
figea sur place, frappée d'une telle stupeur qu'elle en oublia le gyrophare dont le faisceau la foudroya contre la
verrière. Bellamy, mort ?
Non, impossible ! Ce type bluffait. Jamais Bellamy ne se serait laissé avoir. Jamais.
Pourtant, s'il avait été vivant, il serait venu à la rescousse depuis longtemps.
Un doute affreux s'empara de Margot. Soudain, elle comprit que tout était fini. La mort lui apparut alors
comme la seule délivrance. Sans Bellamy, la vie ne valait plus la peine d'être vécue.
― Qu'avez-vous fait de votre glaive ? demanda-t-elle d'une voix brisée.
― Votre copain s'est cru malin en m'arrachant mon arme. Je parie qu'il s'est tranché tous les doigts en
saisissant la lame ! s'esclaffa Andrews en s'avançant vers la jeune femme.
J’irai la récupérer tout à l'heure, quand j'en aurai fini avec vous. Un preux chevalier ne saurait
abandonner son arme dans le coeur infidèle qu'il a pourfendu sans renoncer à sa dignité.
Et puis, je ne me suis donné la peine de l'aiguiser en pure perte, vous comprenez ?
― Vous êtes gravement malade ! cria-t-elle. Votre médecin aurait mieux fait de vous faire enfermer
plutôt que de chercher à vous guérir.
― Chacun son opinion.
Maintenant qu'elle avait perdu Bellamy, Margot n'avait plus envie d'échapper à son funeste sort.
Mais elle n'avait pas dit son dernier mot. Puisque la mort semblait être la seule issue, alors ils seraient
deux à s'y précipiter.
Elle entraînerait Andrews dans sa chute. Elle s'immobilisa devant la porte d'accès au balcon, se tint prête
à l'ouvrir et le laissa venir à elle.
― Et si nous chantions ? suggéré-t-il en s'approchant d'elle, l'air débonnaire, satisfait de sa reddition.
Que diriez-vous d'un sympathique duo ? Je n'ai jamais eu l'occasion de chanter en duo avec aucune de
mes voix.
― J'aimerais d'abord vous entendre. M'accorderez-vous l'honneur de chanter pour moi ?
Il la rejoignit à la porte du balcon, tournant le dos à la trappe d'accès à la rotonde qu'il avait rabattue lui-
même un peu plus tôt, et se mit à chanter. Ses paroles semblaient s'évaporer dans l'air surchauffé de la pièce.
Sa voix n'était qu'un simulacre, sans force ni chaleur.
― ouvrez la porte, ordonna-t-il. On étouffe ici !
― Pour quoi faire ? Quand on n'a pas de voix, mieux vaut l'admettre et ne pas insister.
― Bouclez-la ! hurla-t-il en la faisant tomber à terre d'une gifle magistrale. Ne dites plus jamais ça, vous
entendez ? Plus jamais !
Comme elle prenait appui sur ses mains pour se relever, il lui asséna un coup de crosse de revolver sur
le dos.
Aussitôt, elle roula à terre en se tordant de douleur.
Le souffle court, elle resta un moment clouée au sol, le regard rivé sur les chaussures de son agresseur.
La trappe était juste derrière lui. Mais... Il y avait quelqu'un dessous. Oui ! La trappe se soulevait tout
doucement
Il avait donc menti au sujet de Bellamy ! conclu-t-elle. Sentant l'espoir renaître en elle, Margot trouva la
force de se relever. Ce n'était pas le moment de flancher. La partie allait être serrée. Très serrée.
― D'accord, dit-elle. Excusez-moi. C'est vrai qu'il fait une chaleur intenable, ici. J'aimerais vous écouter
chanter dans de meilleures conditions.
― Je préfère ça, répliqua-t-il. Maintenant, ouvrez la porte et passez sur le balcon.
Elle s’exécuta, s’efforçant de ne pas regarder en direction de la trappe. Le loquet rouillé résista un
moment.
Finalement, elle parvint à le débloquer et ouvrit la porte.
Elle passa la première sur le balcon. Il lui emboîta le pas sans cesser de chanter, mais évita
soigneusement de s’approcher trop près du bord où la partie manquante de la rambarde de sécurité ouvrait sur le
gouffre. Il chantait d’une voix puissante. Presque aussi puissante que la sienne... Mais c’était du toc. Tout
comme le masque qu’il portait sur le visage. C’était une pâle copie sans âme. L’œuvre d’un perroquet bien
entraîné. Il chantait... et fixait sur elle son regard fou, tournant le dos à la porte et à la salle du projecteur, qui
continuait de tournoyer sur son axe comme une toupie folle au flanc embrasé.
Derrière lui, la trappe acheva de s’ouvrir, et Bellamy parut. Il se hissa sans bruit dans la rotonde,
manifestement au prix d’un gros effort. Margot l’observait discrètement, par-dessus l’épaule du chanteur. Que
tenait-il dans la main droite ? Le glaive ! Il avait le glaive et... il s’en servait comme d’une canne pour se
mouvoir. Mon Dieu ! Etait-il blessé ?
Puis, Bellamy contourna le phare et, soudain, Margot vit le sang sur sa hanche et sur ses mains. Cette
vision la bouleversa à tel point qu’elle ouvrit la bouche et écarquilla les yeux.
Sa mine subitement effarée n’échappa pas à la vigilance d’Andrews, qui cessa immédiatement de
chanter.
― Qu’avez-vous ? demanda-t-il.
Il se tourna et vit l’écrivain qui progressait vers la porte ouverte donnant sur le balcon.
― Oh, oh, problème ! fit-il, campé solidement sur ses jambes, dans le cadre de la porte.
Il leva son arme en direction de Bellamy.
― Non ! hurla Margot en se jetant sur lui.
Mais il la repoussa brusquement, et elle s’effondra sur la paroi métallique rouillée recouvrant le sol du
balcon. Puis il pointa le canon de son arme sur la poitrine de Bellamy.
― Au revoir, fit-il en pressant sur la détente.
Mais la balle ne partit pas. Stérile, la redoutable arme à feu n'offrit qu'un cliquetis inoffensif pour toute
détonation.
― Au revoir, fît à son tour Bellamy en chargeant son ennemi, la lame du glaive pointée en avant comme
une broche.
A ce moment précis, le phare les fusilla de son impitoyable regard de feu.
Aveuglé, Martin Andrews se débarrassa de l’arme devenue inutile et tenta d’esquiver le coup... Mais en
vain. L’épée lui perfora l’épaule. Déséquilibré, il trébucha, atterrit contre le bord du balcon où il n’y avait plus
de rambarde de sécurité, et bascula dans le vide.
Le chant terrible qui avait été le sien dans la nuit et te brouillard se transforma en un bref hurlement de
panique. Une longue plainte amère. Celle d’un homme pris à son propre piège, tombant en chute libre vers les
rochers pointus comme des piques et coupants comme des lames. Et puis, ce chant du cygne s’amenuisa. Son
écho - leurre d’une voix défunte - se tut. Et, bientôt, il ne resta plus rien du ténor à la voix fantasmagorique, au
masque écarlate et à la cape noire.
― Je te conseille vivement de faire installer un ascenseur, dit Bellamy en s’effondrant contre la verrière.
Parce que c’est la dernière fois que j’emprunte ce maudit escalier !
― Mon Dieu, Bellamy, comment te sens-tu ?
Margot s’agenouilla auprès de lui, noua les bras autour de son cou et couvrit son visage de baisers. Des
baisers de soulagement.
― Qu’est-ce que je raconte, moi ? poursuivit-elle. Tu ne te sens pas bien du tout. C’est évident. Il faut
absolument qu’on redescende. Crois-tu pouvoir y arriver ?
― Si je saute, ce sera sûrement plus facile, dit-il en s’efforçant de sourire.
― Trop facile. Je préfère nettement que nous prenions l’escalier, si cela ne te dérange pas.
― Bien, fit-il en souriant de plus belle. Dis-moi, maintenant que tu es hors de danger, plus rien ne
devrait s’opposer au succès de l’opéra !
― Ce sera uniquement parce que nous bénéficions d’un écrivain hors pair.
― Hors pair, je ne sais pas, mais inspiré, sûrement, car je tiens le sujet de mon prochain roman
d’épouvante.
― Comment ça ?
― Eh bien, notre mésaventure vaut bien un roman. Une superbe diva pourchassée par un dangereux
psychopathe... Ça va faire un malheur !
Elle acquiesça d’un signe de tête et ajouta :
― J’ai hâte de retrouver Anne et Victor. Crois-tu qu’ils vont bien ?
― Ils seront bientôt parmi nous, tu peux en être certaine. Ils entamèrent la descente.
Dans le ciel nocturne, les nuages s’écartèrent, et la lune déversa sur le phare et la mer embrumée une
glorieuse lumière aux reflets dorés.
En chemin, Bellamy attira Margot contre lui et, entre deux baisers, murmura doucement à son oreille :
― Dis, j’ai encore un service à te demander.
― Un médecin ? Oui, nous allons en appeler un immédiatement.
― Non, il ne s'agit pas de cela, poursuivit-il sur le ton de la confidence. Verrais-tu un inconvénient à ce
que j’emménage dans ton phare ?
― Non, répondit Margot, folle de bonheur à l’idée de vivre auprès de lui. Bien sûr que non ! Je n’y vois
pas le moindre inconvénient.

Scan fait par : OCR, MEP, correction et relecture :

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