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Cet article constitue une étude de l’investissement de sens dans le Stade olympique
de Montréal à travers la perception de son architecte, Roger Taillibert, dans les
médias montréalais (nommément La Presse et Le Devoir). L’hypothèse soutenue
consiste à dire qu’il y a, entre l’architecte et l’édifice, des affinités caractérielles
tendant à les réunir et à les confondre dans l’univers médiatique. En ce sens, la
co-construction d’un discours sur le stade et sur le personnage Taillibert aurait
permis de flexibiliser un rapport problématique au patrimoine. Il y a en effet dans
l’opinion publique québécoise et montréalaise une relation complexe au stade,
celui-ci étant, tout à la fois, décrié et admiré pour des raisons parfois similaires.
Plus fondamentalement, ce sont des tendances fortes et antagoniques de la culture
québécoise qui apparaissent dans les diverses appréciations de ce monument, soit,
d’un côté, son audace et sa quête d’unicité et, de l’autre, une forme de pragmatisme
proprement nord-américain. Nous allons retrouver dans la couverture médiatique
des 40 dernières années un processus jalonné de quatre phases importantes où
la co-construction du personnage Taillibert et du stade olympique constitue un
témoignage sur la façon dont les médias montréalais ont entrevu l’attachement des
Québécois au monument phare de Montréal.
Une vue à vol d’oiseau de Montréal offre à peu près le spectacle suivant : apparaît d’abord
une montagne, contre laquelle se plaque un centre-ville typiquement nord-américain. Sont
également éparpillées dans le paysage quelques tours, églises et usines, puis, à une bonne
distance du centre-ville, une tour en porte-à-faux qui, elle, n’a rien de typique. Puisque la
valeur iconique d’un édifice repose notamment sur la rupture d’échelle et de style existant
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
1. Voir la définition de valeur iconique dans Jencks, Charles, 2005, The Iconic Building, New York, Rizolli International
Publications, p. 23.
2 Un sondage réalisé en mars 2009 montre que le stade se classe au premier rang des symboles de Montréal avec
48 % de réponses spontanées. (Régie des installations olympiques, 2009, Le Stade olympique. Mythes et réalités,
[http://rio.intercollab.com/servlet/file?id=65] (consulté le 10 juin 2010).
3. Selon Luc Noppen (1992, « Le Stade mal aimé et pourtant », Le Devoir, 2 septembre, p. B1), l’emploi du béton au
stade crée un ensemble dont « la forme dynamique évoque la tension, l’effort, mais aussi l’équilibre et l’harmonie,
le tout pour traduire dans l’espace la thématique olympique ».
4. Le stade est une destination de choix pour les touristes de passage à Montréal : 268 000 personnes ont ainsi visité
l’observatoire de la Tour de Montréal en 2008. (Régie des installations olympiques, 2008, Rapport annuel 2008
212 – Régie des installations olympiques, Montréal, Gouvernement du Québec.)
Le stade olympique et Taillibert : le prix de l’audace ou la poésie du béton
5. Un sondage réalisé en 1999 révèle que le deux tiers des Québécois « en ont carrément ras le bol de l’œuvre inachevée
de Roger Taillibert ». (Malboeuf, Marie-Claude, 1999, « Le Stade fait peur. 56 % des gens interrogés craignent d’y
aller, selon un sondage SOM-La Presse », La Presse, 6 février, p. A1.)
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Démarche de recherche
La présente analyse s’appuie sur un corpus d’articles sélectionnés dans La Presse et
Le Devoir6, deux quotidiens montréalais. Les articles couvrent la période de 1972 à
2009 et parlent tous de manière extensive de Roger Taillibert et du Stade olympique
6. Il s’agit évidemment de journaux francophones seulement. The Gazette a été exclue parce que la constitution d’un
« personnage » médiatique semble être plus facile à saisir à l’intérieur d’un corpus unilingue. La caractérisation
de Taillibert semble également prendre des traits plus affirmés dans les médias francophones, une situation qui a
possiblement trait au rapport culturel complexe que les Québécois francophones entretiennent avec la France, pays
d’origine de l’architecte. Quant au Journal de Montréal, il n’a fait mention de Roger Taillibert que très tardivement
et n’a procédé que rarement à un examen détaillé du personnage.
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Le stade olympique et Taillibert : le prix de l’audace ou la poésie du béton
de Montréal7. Une première analyse nous a ainsi permis de constater qu’un épisode
médiatique important marque chaque décennie. Le tableau 1 présente le décompte des
articles étudiés selon les épisodes et les décennies.
Tableau 1
Le Stade olympique de Montréal et Roger Taillibert dans les médias (1972-2009)
7. L’ensemble du corpus à l’étude (87 articles) n’est pas évoqué dans cet essai. Seules quelques références directes ou
citations sont incluses en notes infrapaginales. Notons cependant que l’analyse est basée sur l’étude de l’ensemble
de ces articles qui inclut des éditoriaux, des chroniques et des reportages. L’analyse de discours a porté, dans chaque
article, sur la caractérisation du stade, celle de Taillibert, et la relation entre les deux.
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Phase de fusion
Le nom de Roger Taillibert apparaît pour la première fois dans Le Devoir du 22 mars
19728, soit deux semaines avant la présentation de la maquette du futur Parc olympique
de Montréal, le 6 avril. D’entrée de jeu, la réception du stade olympique est teintée
par le choix d’un architecte étranger plutôt que québécois, une décision qu’on présente
comme caractéristique de l’obscurantisme du maire Jean Drapeau dans sa gestion de la
ville et révélatrice de sa francophilie évidente. Mais ce scandale est néanmoins relégué à
l’arrière-plan par une réception généralement positive du stade olympique dans la presse
écrite. De fait, les médias semblent adhérer au discours de Jean Drapeau qui évoque les
valeurs de l’olympisme pour justifier un projet qu’on dit « ambitieux », « impressionnant »
et « admirable9 ». Dès lors, si les tractations politiques et identitaires ne se dissipent pas
pour autant, elles ne semblent pas atteindre le grand public qui n’entendra plus parler
de Taillibert dans Le Devoir et La Presse pendant une période de quatre ans (1972-1975),
soit durant la quasi-totalité de la mise en chantier du Parc olympique. C’est donc sous
couvert que s’active une lutte contre le projet de l’architecte choisi par Jean Drapeau,
notamment par le biais de l’Association des architectes de la province de Québec, qui
impose à Taillibert un test de français pour travailler au Québec10.
Lorsque les retards accumulés sur le chantier
sont révélés au grand jour en 1975, et qu’avec eux
le spectre de l’annulation des jeux est évoqué
pour la première fois, on assiste aux premières
critiques d’un stade que certains journalistes
savaient, apparemment depuis le début, atteint de
la « folie des grandeurs11 ». Dans le même élan, les
considérations sur le coût des jeux et l’évocation
d’une certaine inadaptation du design du stade aux
besoins de Montréal apparaissent eux aussi. À la
veille de la tenue des Jeux olympiques, le stade
suscite le scepticisme.
Vue du chantier du stade à neuf mois de la cérémonie d’ouverture des Jeux d’été
de 1976, 22 octobre 1975.
Source : Parc olympique de Montréal
8. Anonyme, 1972, « Un architecte français concevra le Stade olympique de Montréal », Le Devoir, 22 mars, p. 1.
9. Anonyme, 1972, « Un Stade couvert de 70 000 places », Le Devoir, 7 avril, p. 1.
10. Taillibert, Roger, 2000, Notre cher Stade olympique : lettres posthumes à mon ami Drapeau, Montréal, Stanké,
p. 31-32.
11. Leclerc, Jean-Claude, 1976, « La course fatidique », Le Devoir, 6 janvier, p. 4.
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Le stade olympique et Taillibert : le prix de l’audace ou la poésie du béton
Nous pourrions dire de cette première phase qu’elle n’implique pas encore le « person
nage Taillibert » dans son intégralité. Si les étiquettes d’« étranger » et de « Parisien12 » sont
abondamment utilisées et suggèrent une désapprobation du choix de cet architecte pour
concevoir le chantier le plus important au Québec, Taillibert est d’abord présenté comme
un personnage complètement amalgamé à Jean Drapeau. C’est d’ailleurs ce dernier qu’on
louange pour sa vision en 1972, et qu’on condamne en 1975 pour le dérapage annoncé des
jeux. Or, la première caractérisation médiatique de Taillibert naît elle aussi du scandale
du parachèvement des installations olympiques à temps pour les jeux : c’est en effet pour
signifier que le stade dans sa forme projetée était un projet irréaliste qu’on le nomme
pour la première fois le « stade Taillibert » en janvier 197513.
Dans l’ensemble, cette phase est surtout marquée
par une convergence des décideurs, des médias et
de l’opinion publique vers un but précis : la tenue
des Jeux olympiques en 1976. Ces jeux, en un sens,
auront été pensés à l’époque comme le prolongement
logique d’Expo 67, un succès redevable lui aussi à
Jean Drapeau. Le maire de Montréal marquera ainsi
la caractérisation respective de Taillibert et du stade
olympique : on retrouve dans cette phase une fusion
complète de la représentation du stade et de Taillibert
sous la figure de Jean Drapeau. On pense ainsi peu
de choses du stade et de son architecte, l’image de
l’un et de l’autre se recouvrant complètement et
n’étant pas tellement détaillée. Or, des éléments du Les consoles sont les éléments structuraux fondamentaux du stade. Construites en
pièces détachées à l’usine SCHOKBETON à Saint-Eustache, elles sont assemblées
couple modestie/ambition dans l’appréciation du sur place selon le principe de la post-contrainte, soit à l’aide de câbles d’acier,
stade apparaissent déjà dans la presse écrite, mais 31 octobre 1975.
Source : Parc olympique de Montréal
sont pour l’instant en équilibre. Rappelons à ce sujet
que Jean Drapeau avait promis de donner à Montréal un stade au coût raisonnable. La
course fatidique des derniers mois avant la tenue des jeux, qui forcera le gouvernement du
Québec à créer la Régie des installations olympiques (RIO) pour terminer les imposantes
installations olympiques de Taillibert, viendra cependant rompre cet équilibre.
12. Voir par exemple : Lefebvre, Urgel, 1972, « Confier les installations olympiques à un étranger est un affront à la
nation », Le Devoir, 23 mars, p. 3.
13. Descôteaux, Bernard, 1976, « Les Jeux dans un Stade incomplet jusqu’aux w.c. », Le Devoir, 15 juin, p. 3.
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Phase de dissection
Puisque les Jeux olympiques ne durent après tout que deux petites semaines, les
lendemains de l’aventure olympique montréalaise se présentent dans les médias comme
un brutal retour à la réalité. La grisaille durera finalement plusieurs années. Durant
cette période, la rhétorique de l’olympisme et les considérations esthétiques associées
au parachèvement du stade – dont la tour est toujours tronquée à la base – semblent
lointaines et de mauvais goût. Taillibert et Drapeau ont d’ailleurs déjà été écartés du
projet depuis 1975 et jamais ils ne seront invités à y participer à nouveau. La voie est
donc pavée à la recherche de solutions pragmatiques pour terminer le stade.
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Le stade olympique et Taillibert : le prix de l’audace ou la poésie du béton
L’après-Jeux olympiques est d’abord marqué par la mise sur pied par la RIO du comité
Marsan chargé de trouver une solution « socialement justifiable et économiquement
raisonnable14 » pour parachever le stade. Dans ses travaux, le comité cherche d’abord à
comprendre le stade en disséquant son programme architectural. Il commence alors à le
comparer aux autres amphithéâtres construits simultanément aux États-Unis, ce qui le
conduira à statuer sur le caractère profondément européen du stade et donc, de manière
sous-entendue, sur son inadaptation à la culture locale15. Le coût des stades pèse lourd
dans ce jugement. Dans un article datant de 1978, Jean-Claude Marsan, codirecteur dudit
comité, y va d’une charge en règle contre le stade olympique en opposant la technologie
du béton précontraint, utilisée par Taillibert, à celle de l’acier, très bien maîtrisée en
Amérique du Nord et, donc, plus économique. Le béton, pour Marsan, est un caprice,
une manière pour Taillibert de réaliser une œuvre d’art plutôt qu’un stade fonctionnel :
« La vérité est que l’architecture de Roger Taillibert sacrifie tout, avec gravité et élégance,
aux dieux de l’esthétique formelle16. »
Au problème du parachèvement du stade s’ajoutera bientôt celui du scandale de
l’escalade des coûts des Jeux olympiques, révélé par la tenue de la commission Malouf17.
Drapeau et Taillibert sont clairement pointés du doigt à l’issue de l’enquête, l’un à
cause de l’irresponsabilité de son administration, l’autre à cause de son programme
architectural, jugé trop complexe, et parce qu’il aurait fait preuve d’une « inconscience
troublante18 » dans la gestion budgétaire du projet.
Cette phase fait apparaître un Taillibert « arrogant », « têtu » et « intégriste19 ». Sa
« conscience sociale20 » est aussi mise en doute par l’évocation de la « solution Taillibert »,
l’option de parachèvement la plus coûteuse d’entre toutes celles proposées. C’est pourtant
celle-là qui sera retenue par le gouvernement du Québec pour le parachèvement du mât
du stade. Notons cependant qu’il existait à cette époque un certain nombre de partisans
de la solution dite des « pots de géranium », pour reprendre l’expression du ministre des
14. Leclerc, Jean-Claude, 1977, « Le Stade inachevé », Le Devoir, 27 octobre, p. 4.
15. Comité consultatif chargé d’étudier l’avenir des installations olympiques, 1977, Le Parc olympique, vol. 1, Montréal,
Régie des installations olympiques.
16. Marsan, Jean-Claude, 1978, « Construire l’avenir mais comment ? », Le Devoir, 7 janvier, p. 29.
17. Québec, Commission d’enquête sur le coût de la 21e olympiade (commission Malouf), 1980, Rapport de la
Commission d’enquête sur le coût de la 21e Olympiade, vol. 1, Montréal, Gouvernement du Québec.
18. Dubuc, Jean-Guy, 1980, « Les responsables du scandale olympique », La Presse, 6 juin, p. A6.
19. Voir par exemple : Roberge, Françoy, 1978, « Un échéancier plus serré aurait permis un contrôle des coûts »,
Le Devoir, 22 septembre, p. 1.
20. Laurendeau, Marc, 1980, « Commission Malouf. Un rapport incisif mais prudent », La Presse, 7 juin, p. A9.
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Finances de l’époque, Jacques Parizeau : elle consistait, non sans ironie, à mettre des pots
de fleurs aux quatre coins de la tour inachevée et de laisser le tout tel quel, sans mât
ni toit pour recouvrir le stade21. Les défis techniques liés à la poursuite du projet initial
s’avéreront toutefois nombreux, ce qui se traduira par un approfondissement de l’écart entre
le Taillibert du projet initial, « intégriste » et « distant », et le « nous » collectif ayant hérité de
sa démesure. Son image publique, en ce sens, sera souillée au nom de la cause collective.
Plan extrait du rapport du comité Marsan montrant l’état du stade à la fin des jeux et représentant le scénario étudié
consistant à laisser le stade incomplet, 1977.
Source : Parc olympique de Montréal
Cette phase, dans l’ensemble, a une forte teneur technique. On tente de redonner un
second souffle au stade alors que son premier cycle de vie, dont l’objectif était la tenue
même des jeux, l’avait laissé dans un état relatif de ruine. Cette quête emprunte deux
voies distinctes : sur le plan technique, on reprend d’abord le programme du stade de
manière à le compléter en exploitant l’expertise proprement québécoise22 ; sur le plan
symbolique, on dissèque l’héritage olympique de manière à séparer le bon grain de
l’ivraie.
Ces deux entreprises – technique et symbolique – provoquent les transformations
suivantes : d’abord, on entrevoit désormais un continuum de scénarios possibles pour
le stade dont la « solution Taillibert » constitue le pôle opposé aux solutions les plus
21. Propos recueillis auprès de Claude Charron dans l’article : Boisvert, Yves, 2001, « L’énigme du trou noir olympique
résolue. Stade terminal », La Presse, 24 novembre, p. B1.
22. C’est une firme d’ingénierie québécoise (Socodec) qui sera chargée, en 1985, de compléter le complexe stade-mât-toit.
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Le stade olympique et Taillibert : le prix de l’audace ou la poésie du béton
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Phase de distanciation
Le vendredi 13 septembre 1991, une poutre de béton de 55 tonnes se détache de l’enceinte
extérieure du stade. L’édifice, devenu, depuis le parachèvement de la tour en 1987, une
pièce maîtresse de l’image de marque de Montréal 23, vient de
voir sa « valeur d’usage » chuter brutalement 24. La réaction
des médias montréalais à cet événement est révélatrice du
changement de paradigme opéré par l’incident. On appelle à
Paris celui qui a été écarté du chantier en 1975 pour lui deman
der son opinion sur la défaillance de « son » stade. Taillibert,
ulcéré d’être ainsi blâmé pour un problème d’entretien de
l’édifice, y va d’une citation à l’emporte-pièce reproduite sur
la première page de La Presse : « C’est une structure vivante, il
faut vérifier25 ! » Du coup, la longue phase précédente au cours
de laquelle on avait mis l’architecte au rancart est révolue.
Sur le fond, ces événements font apparaître une conception
du stade selon laquelle ce dernier est « vivant » et ne réagit
pas comme tous les autres édifices au passage du temps, aux
variations de température et aux intempéries, d’où l’idée qu’il
est même devenu dangereux pour cette raison 26. D’ailleurs,
cet épisode ne sera pas le dernier où la sécurité des usagers
du stade sera menacée : le dossier de la toiture participe aussi
à l’édification de l’image d’un édifice « vivant » et dangereux.
Ainsi, dans la nuit du 18 septembre 1999, le deuxième toit du
stade, construit par le consortium Birdair-RSW-Nadeau, se
déchire et force l’annulation du Salon de l’auto de Montréal
qui devait se tenir dans l’amphithéâtre principal quelques
jours plus tard. Fait nouveau, on commence à évoquer très
Première page du journal La Presse, 14 septembre 1991. sérieusement la possibilité de démolir le stade, d’où une série
Source : Archives de La Presse
23. Dans un guide touristique publié en 1990, Jean Doré, maire de Montréal, parle de la ville comme d’une Olympic
City et voit le stade comme un architectural achievement. (Ville de Montréal, 1990, Greater Montreal. Summer
Vacation Package, Montréal, En Ville Publications, p. 3.)
24. Selon Aloïs Riegl (1903, Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse, traduit de l’allemand par
Daniel Wieczorek, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 89), « un édifice ancien, qui continue d’être utilisé, doit pouvoir
abriter ses occupants sans mettre en danger leur vie ou leur santé ».
25. Blanchard, Gilles, 1991, « Taillibert : C’est une structure vivante, il faut vérifier ! », La Presse, 14 septembre, p. A1.
26. Lachapelle, Judith, 1999, « La saga du Stade olympique : Pro et anti-Taillibert s’entredéchirent. Depuis lundi, des
dizaines d’experts ont mis leur grain de sel », Le Devoir, Montréal, 23 janvier, p. A3.
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Le stade olympique et Taillibert : le prix de l’audace ou la poésie du béton
27. Voir par exemple : Noël, André, 1999, « Démolir le Stade coûterait au bas mot 50 millions », La Presse, 26 janvier, p. A1.
28. Gingras, Pierre, 1991, « Une ‘toile Taillibert’ utilisée sur une piscine de Lyon n’a duré que quatre ans », La Presse,
19 juillet, p. A3.
29. Rioux, Christian, 1996, « Roger Taillibert, 20 ans plus tard : ‘Qu’avez-vous fait de mon Stade ?’ », Le Devoir, 6 juillet, p. A1.
30. Elkouri, Rima, 2005, « Des pingouins et des Jeux », La Presse, 6 août, p. A5.
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Phase de sédimentation
Cette situation trouble ne peut durer indéfiniment. La rupture amorçant une autre
phase dans le processus d’investissement de sens dans le stade olympique surviendra à
la mort de Jean Drapeau, en 1999. C’est surtout à la suite de cet événement qu’apparaîtra,
dans la presse écrite, un timide processus de réévaluation de l’héritage olympique et du
stade. Cette relative décrispation des enjeux entourant le stade olympique correspondra
paradoxalement à la chute progressive de son occupation34. Tout se produit comme si
les jeux, le parachèvement du stade et les questions sécuritaires étant passés, le temps
était venu de réfléchir calmement sur l’avenir de ce témoin d’une époque somme toute
faste pour le Québec et Montréal. Le remboursement de la dette olympique, qui arrive à
échéance en décembre 2006, favorisera grandement cette ouverture. Rappelons brièvement
les faits marquants de cette phase : il faut remonter à 1992 pour voir le premier signe d’un
31. Leduc, Louise, 1999, « Les Jeux de 1976 : Un exploit olympique. La réplique du maire ne sera jamais venue »,
Le Devoir, 14 août, p. A1.
32. Rioux, p. A1.
33. Brousseau-Pouliot, Vincent, 2006, « Taillibert persiste et signe Après Montréal, Saddam et le Moyen-Orient »,
La Presse, 16 juillet, p. PLUS5.
34. Entre 2001 et 2008, la fréquentation du stade est passée de 1 461 337 personnes à 282 893. Le nombre de jours d’activités
publiques est quant à lui passé de 158 à 45. (Régie des installations olympiques, 2001, Rapport annuel 2001 – Régie
des installations olympiques, Montréal, Gouvernement du Québec ; Régie des installations olympiques, 2008, Rapport
annuel 2008 – Régie des installations olympiques, Montréal, Gouvernement du Québec.)
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Le stade olympique et Taillibert : le prix de l’audace ou la poésie du béton
35. Blanchard, Gilles, 1996, « Taillibert fait leur fête aux Jeux de Montréal. Que nous en reste-t-il 20 ans après ? »,
La Presse, 19 juin, p. S5.
36. Cloutier, Jean-François, 2008, « L’avenir des installations olympiques. D’inévitables lendemains de veille », La Presse,
16 août, p. A3.
37. Champagne, Sara, 2008, « Le Stade dont personne ne veut », La Presse, 16 août, p. A2.
38. Massé, Isabelle, 2007, « Montréal, une ville olympique parfaite », La Presse, 30 mars, p. S3.
39. Paré, Isabelle, 2008, « Montréal vu par Wallpaper* », Le Devoir, 18 décembre, p. B8.
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Taillibert n’aura jamais été aussi présent dans les médias québécois qu’à la suite de la
mort de Jean Drapeau. D’abord parce qu’il va témoigner son attachement profond à l’ancien
maire de Montréal qu’il considère « comme un frère40 », mais aussi parce que son décès
provoquera chez lui un désir de répondre une fois pour toutes à ses détracteurs, chose que
Drapeau s’était toujours refusé de faire. Cette réplique prendra la forme d’un livre publié en
2000 dans lequel il parle d’une conspiration à son égard – lui, l’étranger – et envers Drapeau.
Plus que la véracité de son témoignage, c’est le style de Taillibert qui frappe les journalistes
du Devoir et de La Presse, l’élan d’une prose grandiloquente où il se présente comme le
martyr d’une aventure hors norme41. La mort de Drapeau entraînera ainsi une redéfinition
des rôles entre le maire et l’architecte, le premier redevenant le véritable maître d’œuvre
des jeux tandis que le second, décrit un temps comme un être pompeux et paranoïaque,
apparaît désormais comme un utopiste. Campé dans un nouveau rôle d’« artiste blessé et
incompris42 », Taillibert jouit désormais d’une représentation médiatique plus clémente.
Bref, s’il semble rancunier et demeure perçu de manière généralement négative dans la
presse écrite, son stade lui survivra assurément, une situation propice à tempérer l’animosité
que les Québécois entretenaient envers lui jusqu’alors.
Dans l’ensemble, cette phase est marquée par une détente et une décantation pro
gressive des enjeux entourant le stade. Tandis qu’on questionne toujours son utilité, des
signes apparaissent pouvant concourir à une éventuelle rédemption du stade dans sa
représentation médiatique, une situation n’étant pas étrangère à sa prégnance comme
symbole de Montréal. Cependant, si le stade olympique peut redevenir grandiose, ce
n’est pas le cas pour Taillibert. Du moins, pas pour l’instant. Pourtant, les qualités
réattribuées aujourd’hui au stade olympique concernant son excentricité et son audace
sont précisément les défauts reprochés au personnage Taillibert. De fait, cet alignement
entre les personnalités du stade et de son architecte est potentiellement gênant pour des
médias n’ayant pas encore pardonné à Taillibert, sur le plan symbolique, le fait d’avoir
condamné Montréal à sa propre excentricité. En effet, exonérer le personnage Taillibert
n’équivaudrait-il pas à admettre que, dans toute cette histoire, les torts sont partagés ?
Serions-nous prêts, par exemple, à présenter le stade comme la griffe d’un « starchitecte43 »
44. Voir à ce sujet King, Anthony D., 2004, Spaces of Global Cultures : Architecture, Urbanism, Identity, New York,
Routledge.
45. Boisvert, p. B1.
46. Les coûts de construction du complexe stade-tour auront finalement été de 1 014 000 000 $. (Régie des installations
olympiques, 2004, « Notre organisme », Données et statistiques, [http://www.rio.gouv.qc.ca/pub/parc/statistiques.
jsp] (consulté le 11 mai 2010).
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Histoire et idées du patrimoine, entre rÉgionalisation et mondialisation
Guillaume Éthier est doctorant en études urbaines à l’Université du Québec à Montréal et à l’Institut
national de la recherche scientifique – Urbanisation, Culture et Société. Il est détenteur d’une maîtrise
en sociologie de l’UQAM. En 2008, il a publié un essai intitulé Patrimoine et guerre : reconstruire la place des
Martyrs à Beyrouth dans les Cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM. Détenteur de la bourse Joseph-
Armand Bombardier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, il poursuit présentement
ses recherches sur la théorie architecturale contemporaine et ses liens avec la pensée systémique.
47. Un sondage réalisé en mars 2009 montre que 80 % des Québécois ont une opinion positive du stade. (Régie des
installations olympiques, 2009, Le Stade olympique. Mythes et réalités, [http://rio.intercollab.com/servlet/
file?id=65] (consulté le 10 juin 2010).
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