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América

Cahiers du CRICCAL 
45 | 2014
Imaginaires de l'érotisme en Amérique latine (vol.1)

L’éros photographique de Salvador Elizondo


Érotisme et photographie dans Autobiografía precoz et Elsinore
El Eros fotográfico de Salvador Elizondo. Erotismo y fotografía en Autobiografía
precoz y Elsinore

Gersende Camenen

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/america/890
DOI : 10.4000/america.890
ISSN : 2427-9048

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2014
Pagination : 185-193
ISSN : 0982-9237

Ce document vous est offert par Université Gustave Eiffel

Référence électronique
Gersende Camenen, « L’éros photographique de Salvador Elizondo », América [En ligne], 45 | 2014, mis
en ligne le 01 février 2015, consulté le 06 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/america/
890  ; DOI : https://doi.org/10.4000/america.890

Tous droits réservés


L’éros photographique  
de Salvador Elizondo
Érotisme et photographie  
dans Autobiografía precoz et Elsinore

Gersende Camenen
Université François Rabelais-Tours

L
’érotisme dans l’œuvre de Salvador Elizondo est directement influencé par
la pensée de Georges Bataille. À la suite du philosophe français, Elizondo
remarque que l’érotisme « más que una forma de dar origen a nuevos seres
humanos es un método de disciplina interior que pretende sobreponer la concien-
cia a la posibilidad ineluctable de la muerte mediante su imitación en el acto
sexual 1 ». En offrant une continuité au moi, l’érotisme lui ouvre les portes d’une
sorte d’éternité. C’est dans Farabeuf o la crónica de un instante (1965) que l’écri-
vain cristallise les énigmatiques relations entre érotisme, mort et écriture, ins-
pirées de sa lecture de Bataille  : à travers l’érotisme, l’écriture cherche à fixer
l’instant présent. Dans le roman d’Elizondo, cette opération chimérique se traduit
dans l’emploi de la photographie qui permet de transcender l’instant extatique (du
coït et de la mort) en le figeant dans sa plénitude. Modèle de l’écriture, la photo-
graphie est également l’origine du roman. Dans Autobiografía precoz, Elizondo en
retrace la genèse :
Una experiencia singular vino a poner un acento todavía más desconcertante en mi vida
[…] Este acontecimiento fue mi conocimiento, a través de Les larmes d’Éros de Bataille,
de una fotografía realizada a principios de este siglo y que representaba la ejecución de

1 Voir « Georges Bataille y la experiencia interior », in Teoría del infierno (1992). Cette série d’articles
témoigne de l’intérêt précoce et jamais démenti d’Elizondo pour la pensée de Bataille. Voir, entre
autres, « Quién es Justine » et « Teoría del infierno » in Teoría del infierno et « Pornografía y legalidad »
in Contextos (1973).

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un suplicio chino. Todos los elementos que figuraban en este documento desconcertante
contribuían, por el peso abrumador de la emoción que contenían, a convertirlo en una
especie de zahir. El carácter inolvidable del rostro del supliciado, un ser andrógino que
miraba extasiado el cielo mientras los verdugos se afanaban en descuartizarlo, revelaba
algo así como la esencia mística de la tortura (Elizondo, 2010 : 63).

En se déclarant habité par la photographie du Lengtch’é ou supplice des cent


morceaux, Elizondo répète le propre geste de Bataille, accompagné toute sa vie
durant par l’image atroce et subjuguante d’une chair qui exhibe le plaisir de se
trouver au plus près de la mort. Cette obsession se traduit dans le discours roma-
nesque, organisé autour de la photographie : Farabeuf raconte la tentative d’une
femme, fascinée par l’expression extatique du supplicié du Lengtch’é, pour retrou-
ver les sensations cachées derrière le geste de la victime, reconstitution qui doit se
produire lors d’une cérémonie chirurgicale. Les grandes lignes du roman déploient
ainsi un réseau d’analogies (coït, torture, chirurgie) autour de la photographie du
Lengtch’é qui fonctionne comme une sorte d’aimant central.
Un aimant qui fait de l’érotisme le pilier d’une théorie de la connaissance :
dans Farabeuf, l’érotisme a une valeur épistémologique. C’est en effet la recherche
d’une signification qui traverse de bout en bout l’histoire : la signification d’un
instant exprimée dans le geste extatique d’un corps supplicié. Mais cette quête
ne débouche sur aucun savoir articulé et le roman tend en réalité vers une révé-
lation qui n’aura jamais lieu. Le lecteur ne se trouve pas devant un récit mais
plutôt devant un hiéroglyphe, un monde hypothétique et conjectural. C’est ce
que suggère Elizondo lorsqu’il se réfère au « zahir » borgésien dont l’entreprise est
en quelque sorte prolongée par Farabeuf. Si Borges à travers le « zahir » a révélé
que répéter les 99 noms de Dieu était une manière d’entrer dans la perte du sens,
Elizondo nous apprend qu’en tant que cérémonie formelle, cette mise en pièces
du sens peut devenir érotique (Fouques, 1981 : 345). Là est sans doute le nœud
de l’érotisme dans Farabeuf : il s’agit d’un érotisme scriptural dans un roman qui
prend l’écriture pour argument central. L’érotisme, comme d’autres thématiques
du roman, est une métaphore de l’écriture en quête du sens de son propre événe-
ment. Farabeuf s’appuie en effet sur l’idée que l’être de l’homme n’est plus situé
dans une essence lointaine et secrète mais qu’il se manifeste au contraire de
façon incessante dans les opérations de sa pensée, constamment réinscrites dans
la condition changeante des signes 2.
Il en découle, presque logiquement, que le plaisir du texte dans le roman
d’Elizondo est intransitif. C’est le plaisir auto-érotique de la machine célibataire

2 Idée anti-essentialiste et anti-idéaliste qui n’est pas propre à l’écrivain et domine en réalité une grande
partie de la pensée contemporaine (depuis la philosophie nietzschéenne, la psychanalyse, le struc-
turalisme, en passant par la critique marxiste) et la littérature avant-gardiste des années soixante à
laquelle Farabeuf appartient.

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qu’est en quelque sorte Farabeuf, texte-engin né de la contemplation de la pho-


tographie d’un corps «  andogyne  ». L’érotisme du récit dans Farabeuf obéit au
fonctionnement scriptural des machines célibataires que Michel de Certeau décrit
en ces termes :
Le récit ou le tableau de la machine célibataire se définit comme sexué et par la coupure
qui crée sa transparence « angélique » ou sa « couleur conventionnelle », il tire un surcroît
d’effets de ce qu’il place hors de soi, le corps-femme-sujet. Son moteur est cet « autre »
refoulé avec tant de précision – et donc d’abord le lecteur. Un certain nombre de traits
confirment ce rejet qui commence par repousser le pouvoir de récapituler (l’homme et
la femme) dans la représentation (humaine). De ce fait, ce discours est anti-magique,
a-religieux et non-symbolique : il ne joue pas sur la capacité qu’auraient les mots de faire
marcher les choses, il ne lie pas, il coupe. […] Par cette pratique de la coupure, l’artefact
textuel reçoit l’énergie de ce qu’il élimine méthodologiquement. La séparation mâle fait
sa force, violence même de l’écriture dont l’érotisme croît avec la perte de tout pouvoir
(religieux, cosmologique ou politique) sur l’autre (Certeau, 1975 : 95).

En tant que machine célibataire, Farabeuf répond à la contemplation initiale


du supplicié chinois de la fameuse photographie, un être «  androgyne  », selon
les termes d’Elizondo. En réactivant la figure mythologique de l’androgyne, la
machine scripturale de Farabeuf nie la séparation originaire des sexes, l’écriture
devient la source de toute procréation et ferme le texte sur un jeu spéculaire.
L’écriture autobiographique d’Elizondo apporte un éclairage distinct sur l’éro-
tisme dans son œuvre. Contrairement à Farabeuf où l’érotisme est une expérience
cognitive abstraite et où les corps sont les signes d’un drame épistémologique se
déroulant dans la clôture du texte, dans Autobiografía precoz et dans Elsinore,
l’érotisme apparaît comme une expérience émotionnelle et amoureuse associée à
la vocation littéraire. Livre de commande, Autobiografía precoz est publié en 1966
au sein d’une série d’autobiographies de jeunes écrivains mexicains qui, selon les
mots d’Adolfo Castañon, « serviría para afirmar y deslindar la identidad literaria
de toda una generación » (Elizondo, 2010 : 14). Le jeune Elizondo répond à cette
demande paradoxale avec tout l’excès de qui projette sa figure d’auteur comme
une sorte d’avant-goût d’une œuvre à venir. En bon mythographe, il se construit
une image « terrible, atrevida y escabrosa », une sorte de Portrait de l’artiste en
jeune homme où les femmes, fatales ou maternelles, occupent une place pri-
vilégiée dans la formation d’une imagination essentiellement visuelle. À l’autre
extrémité de cette vie d’écriture, se trouve l’onirique Elsinore (1987), évocation
des années passées à l’académie militaire de Lake Elsinore en Californie.
Ces deux récits autobiographiques sont si différents du reste de l’œuvre
d’Elizondo qu’il ne serait pas exagéré d’affirmer qu’ils s’écartent du projet de
l’écrivain ou tout du moins qu’ils posent le problème critique de la place revenant
à l’écriture autobiographique dans son œuvre. Tandis que Farabeuf est un véritable
défi lancé aux possibilités narratives du récit, les textes autobiographiques mar-

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quent, par leur nature même, une sorte de retour à une littérature transitive, en
d’autres termes au récit et à l’auteur. L’érotisme est un symptôme de ce contraste.
Si l’érotisme de Farabeuf puise son énergie dans la suppression de l’autre féminin
et se déploie dans l’espace fermé du texte, l’érotisme d’Autobiografía precoz et
d’Elsinore aspire à l’incarnation, et ce à travers la rencontre des corps et la remé-
moration d’images rêvées ou contemplées.
Les deux livres proposent en effet une galerie de figures féminines associées
à la réminiscence de l’enfance, à l’initiation amoureuse de l’écrivain et à sa voca-
tion littéraire. Tout ceci produit un imaginaire érotique marqué par la mélancolie,
« único sentimiento […] que nos da la sensación de conocer la realidad pero no su
significado » (Elizondo, 2010 : 36). L’ethos mélancolique que l’écrivain s’attribue
ne pouvait trouver meilleur moyen d’expression métaphorique que la photogra-
phie. Cet art moderne des fantômes, qui tente de fixer les images fugaces des
corps sans pouvoir en saisir le sens, apparaît de nouveau comme un modèle de
l’écriture élizondienne, selon toutefois des modalités différentes. La photogra-
phie est à présent une forme de la réminiscence, un miroir du moi et un jeu de
contrastes. Elizondo écrit dans Autobiografía precoz : « Al final de cuentas, como
escritor, me he convertido en fotógrafo; impresiono ciertas placas con el aspecto
de esa interioridad y las distribuyo entre los aficionados anónimos » (ibid. : 39).
C’est en effet un album sentimental et érotique que le lecteur feuillette.
Dans le panthéon féminin construit par Autobiografía precoz, trois figures se
détachent. La première dont le souvenir ouvre le livre est la nounou allemande de
son enfance sous le Troisième Reich. Le corps blanc de la schwester nazie illumine
les premières pages de sa lumière solaire, de ses courbes, de la force de son corps
nu, robuste et libre, offert au regard fasciné du futur écrivain. Mais la plénitude
vitale du corps de la nounou incarne également la barbarie joyeuse du régime :
[…] De mi primera infancia sólo recuerdo un verso: «Sobre el dormido lago está el sauz que
llora…» y cada vez que escucho, después de tantos años, estas palabras con que se inicia
uno de los poemas más inquietantes que se han escrito, se me aparece como un sueño
equívoco el cuerpo infinitamente desnudo, infinitamente blanco de mi schwester y además
resuenan en mis oídos, como un eco lejanísimo, el batir de los tambores, el golpe acom-
pasado del paso de ganso sobre los adoquines, la exasperación sibilante de los pífanos y el
aleteo lentísimo de los largos banderines rojos que colgaban de las ventanas golpeando las
fachadas lúgubres y ateridas de las casas de nuestra calle. Pero en la imagen de ese cuerpo
desnudo descubro también el entusiasmo inequívoco de la primavera, el súbito deshielo
que presagiaba los vastos campos de girasoles y la luz quebradiza del sol que se filtraba
como una cascada cristalina entre el follaje siempre verde de los pinos. Por las tardes nos
sentábamos schwester Anne Marie y yo en el pretil de la ventana. Ella tocaba canciones
populares en el acordeón o en la armónica pero callaba cuando aparecían unos niños
judíos que, ateridos y escuálidos, vagaban unos instantes por nuestra calle, cuando ésta
estaba desierta, para que el sol, ya que no era otra cosa, alimentara sus pequeños cuerpos
raquíticos. Entonces Anne Marie me azuzaba diciéndome algunas palabras al oído, y yo,

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como un perro faldero enloquecido, gritaba apoyado en el reborde  : «¡Schweine Juden!


¡Schweine Juden! [¡Cerdos judíos! ¡Cerdos judíos!]» (Elizondo, 2010 : 32-33).

Avec cette première réminiscence, Elizondo cherche le scandale, au-delà de


l’épate juvénile et avant-gardiste de ses trente-trois ans. Rien de plus provoca-
teur en effet que le fait de situer son premier souvenir dans l’imaginaire corporel
nazi et d’envelopper la première émotion sensuelle dans les hymnes du Troisième
Reich. Rien de plus inquiétant que la mélancolie qui se détache de l’apparition
auratique du corps d’Anne Marie, comme le développement d’une photographie
gardée en mémoire et réactivée par les vers d’un poème familier 3 associés aux cris
de haine nazis. Rien de plus violent, enfin, que le contraste, abject et très photo-
graphique, entre « la blancura perfecta, las longitudes armoniosas de la carne » de
la schwester et le corps « raquítico » des enfants juifs. Toucher la schwester c’est
se trouver « en contacto con un misterio supremo, indescifrable en su apariencia
de claridad » (ibid. : 34). En d’autres termes, le grand corps blanc de la nounou
allemande concentre tout l’érotisme de l’origine (du désir et du langage) mais
cristallise également une idéologie qui canalise la violence du sacré et de l’incons-
cient 4. Cette contagion proprement abjecte donne toute sa force perturbatrice à
l’image liminaire d’Autobiografía precoz.
La deuxième image est celle de Silvia, future épouse de l’écrivain. Sa première
apparition donne lieu à l’évocation poétique « de una belleza diáfana que sola-
mente podemos concebir al margen del deseo », enveloppée dans les notes d’un
Nocturne de Chopin. Le pastiche romantique montre un jeune aspirant-poète,
égotiste en herbe qui dans la contemplation de sa muse voit « más bien el reflejo
de su propia mirada » (ibid. : 41). Peu après, le miroir de Narcisse où se contem-
plait le futur écrivain devient le miroir tendu par Méphistophélès à Faust, miroir
magique qui retient les images. Ce miroir est à présent l’origine déclarée et solen-
nelle de la révélation poétique :
El descubrimiento de aquella visión, surgida ante los ojos como la de Gretchen ante los
de Fausto en el espejo de Mefistófeles, abrió como un resquicio que hasta entonces había
permanecido impenetrado y de esa comisura abierta en el meollo más sensible de mi sole-
dad brotaron las primeras palabras que tuvieron sentido para mí: las del poema (ibid. : 41).

Il est intéressant qu’Elizondo associe ce souvenir à la manifestation de sa voca-


tion poétique. D’une certaine façon, entre les deux images, celle de la schwester

3 Le vers cité par Elizondo appartient au poème « Los días inútiles » d’Enrique González Martínez, oncle
de l’écrivain. Une sélection de ses poèmes apparaît dans l’anthologie personnelle d’Elizondo, Museo
poético (1974). Il cite également ce vers dans son journal nocturne, Noctuario, voir El mar de iguanas,
p. 284.
4 Bien qu’à notre connaissance il n’y ait pas de preuve qu’Elizondo ait lu l’essai de Bataille intitulé La
structure psychologique du fascisme (1933), l’évocation de la schwester nazie coïncide avec l’analyse
que fait le philosophe français du nazisme.

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et celle de Silvia, le désir s’est purifié, comme si s’étaient décantés les excès d’une
pulsion trop trouble en son premier jaillissement. C’est à présent la muse, l’Éternel
féminin gœthéen, et non le corps ambigu de la schwester qui éveille chez Elizondo
l’aspiration non seulement à écrire mais, de façon plus romantique et gœthéenne,
à trouver une écriture universelle.
Mais l’ambiguïté du corps féminin – et de l’écriture – ne tarde pas à faire son
retour, renforçant rétrospectivement la dimension parodique de la vocation poé-
tique évoquée plus haut. Lors de sa seconde rencontre avec Silvia, Elizondo fait la
connaissance de María, la sœur de Silvia. La blonde Silvia et la brune María, Amor
sacro y amor profano 5, forment le couple idéal du désir masculin qu’Elizondo ne
tarde pas à consommer. Le jeune écrivain entame une sorte de ménage à trois
jusqu’au jour où lui arrive par la poste une photographie macabre de María : « un
recorte de revista policiaca con la fotografía del cadáver de María. Se había sui-
cidado en un cuarto de hotel degollándose con una hoja de afeitar » (ibid. : 51).
Dans l’imagination de l’écrivain, la lumineuse Silvia intègre dès lors la lumière
noire de son double mort, de son négatif photographique, et ses relations avec
Elizondo prendront à partir de cet instant le très bataillen chemin « mitad quirúr-
gico mitad excrementicio » ouvert par la sœur suicidaire. Finalement, la négativité
de l’érotisme fait donc un retour en force et ce car elle seule peut alimenter l’écri-
ture comme sa nécessaire part maudite. Et c’est, à nouveau, la photographie, la
photo-choc d’un journal à scandale, qui, avec toute sa force d’exhibition, le révèle.
Sans doute parce que son origine érotique l’y prédispose. Dans un article consacré
à Nicéphore Niepce (publié en 1973 dans Contextos), Elizondo suggère en effet
que la photographie réalise l’ambition d’une écriture universelle symbolisée par le
miroir gœthéen. Selon la généalogie visuelle établie par Elizondo, la photographie
accomplit le rêve né de la contemplation d’une femme dans un miroir. En d’autres
termes, et revenant vers le récit, la María/Silvia de la photographie macabre, si
trouble et si bataillenne, est pourtant un prolongement de la Silvia diaphane du
miroir gœthéen.
La dernière figure féminine d’Autobiografía precoz est la propre mère de l’écri-
vain. Elle apparaît à la fin du récit, à la table d’écriture d’Elizondo. Ce dernier se
montre entouré de ses objets personnels, livres, tableaux et photographies, dans
cette sorte de camera obscura qu’est le bureau de l’écrivain, lieu de méditation
et de mise en scène de sa vocation poétique. Dans ce véritable cabinet de curio-
sités, se côtoient une gravure du Piranèse, trois photographies d’Ezra Pound, un
miroir taché, la photographie du supplicié chinois. Soit les images clés de l’écri-
ture d’Elizondo, sources ou influences de sa formation, origines et composantes
de son œuvre. Mais les images acquièrent ici une autre présence. Tandis que, par

5 Le tableau de Titien est une des clefs de Farabeuf où il apparaît reproduit.

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exemple, la photographie du supplicié fonctionne dans Farabeuf comme un signe,


comme le centre d’une construction spéculative, l’image est ici objet. Compagnes
de l’écrivain, les images s’imposent par leur densité d’objets qui peuplent, silen-
cieux, la nuit de l’écrivain. Présences paradoxales, à la fois intimes et opaques,
elles dispensent un sentiment de mélancolie plusieurs fois évoqué par Elizondo
et qui domine, comme dans ce passage, l’autobiographie, car il est « único senti-
miento […] que nos da la sensación de conocer la realidad pero no su significado »
(ibid. : 36).
C’est dans cette atmosphère que surgit la figure de la mère. Dans les dernières
lignes du récit, les images s’enchaînent sans explication, suivant les libres asso-
ciations de la mémoire. L’écrivain se cache ironiquement derrière sa folie déclarée
pour laisser libre cours à un flux d’images et de voix :
Porque hace frío evoco en mi mente las imágenes cálidas. No tengo por qué ser explícito
a estas alturas. Ya he confesado que estuve en el manicomio. Recuerdo una puerta que se
abre y que se cierra azotada por el viento. Y las nubes que formaban paisajes marinos de
islotes y de dunas al regresar por la tarde a casa y mi abuela que tocaba Für Elise y la voz
de mi madre diciéndome el poema «… es el mismo paisaje de mortecina luz…», y aquellos
campos de girasoles. Las enormes corolas amarillas se mecían lentamente y ella dejaba
escapar su aliento firmando canciones sin sentido en la armónica que rozaba apenas sus
labios. Yo miraba fijamente su cuerpo desnudo (ibid. : 83).

Dans une construction parfaitement circulaire, nous assistons au retour de


l’air de musique allemand, des vers du poème ainsi que du corps nu, offert à la
contemplation figée de l’écrivain. En d’autres termes, nous retournons à la scène
initiale du récit, dans l’Allemagne nazie. Mais ce qui a changé et qui devient par-
ticulièrement perturbant, c’est qu’apparaissent deux figures maternelles absentes
dans la première évocation. En effet les vers sont dits par la voix de la mère et,
par contiguïté, le lecteur associe à la voix de la mère les chansons accompagnées
à l’harmonica. Sa figure est là in absentia, mais si nous suivons les associations
suggérées par le texte, alors la mère se confond avec le corps nu, autrement dit
avec celui de la schwester. Ce qui se compose donc petit à petit dans ce final, c’est
la trouble scène originaire de l’écriture et du désir. Elle naît de la contiguïté de la
voix maternelle et du corps radieux de la barbarie. Ou pour le dire comme Julia
Kristeva, de l’abject.
Ainsi, dans Autobiografía precoz, l’érotisme participe aussi au drame de l’écri-
ture. Mais tandis que dans Farabeuf la femme est un signe parmi d’autres dans
un texte centré sur le drame de l’écriture, les femmes sont ici, par leur présence
abjecte et/ou auratique, à l’origine de la vocation. Ce qui domine dans ce texte,
c’est donc un érotisme incarné, comme si l’écrivain renonçait à rechercher ses
possibilités cognitives pour se soumettre à sa charge émotive si ambiguë. Saisir
l’émotion de l’érotisme est une autre façon d’en découdre avec la mort qu’il porte
en lui. Et c’est une alternative aux réseaux sémiotiques de Farabeuf. Dans cette

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perspective, la photographie ne prétend pas capter l’instant fugace de l’érotisme,


elle est seulement, et peut-être est-ce déjà beaucoup, « testimonio de todo aquello
que se agita y vive fuera de nuestra conciencia » (Elizondo, [1973] 2001 : 129).
L’érotisme dans Autobiografía precoz est donc une tentative de sortir du cercle
fermé de la conscience, qu’Elizondo désigne lui-même comme « la cloaca ». Même
si cette sortie est éphémère et en grande partie illusoire.
Avec Elsinore, publié vingt-deux ans plus tard, Elizondo reprend son cycle
autobiographique et, surtout, il semble trouver une solution à la tentative de
sortie esquissée dans Autobiografía precoz. Elsinore relate une série d’initiations
adolescentes dans un collège militaire des États-Unis fréquenté par l’écrivain à
la fin des années quarante. L’érotisme est ici sensuel, lumineux, joueur et, malgré
l’ironie constante de l’écrivain à l’égard de sa propre figure d’adolescent, lyrique.
Le texte baigne dans la douce lumière du lac californien, réfléchie par les corps
d’un autre triptyque féminin composé d’Aimée Sample (personnage historique,
sorte de mythe californien de la force physique et de la ferveur religieuse), de la
tante du narrateur et de Mrs Simpson, son envoûtante professeure de danse. Des
trois femmes, il émane une lumière singulière : la lumière onirique qui encadre la
narration. En effet, Elsinore se présente comme la transcription d’un rêve d’écri-
ture. Voici l’incipit de la nouvelle qui installe le dispositif narratif :
Estoy soñando que escribo este relato. Las imágenes se suceden y giran a mi alrededor en
un torbellino vertiginoso. Me veo escribiendo en el cuaderno como si estuviera encerrado
en un paréntesis dentro del sueño, en el centro inmóvil de un vórtice de figuras que me son
a la vez familiares y desconocidas, que emergen de la niebla, se manifiestan un instante,
circulan, hablan, gesticulan, luego se quedan quietas como fotografías, antes de perderse
en el abismo de la noche, abrumadas por la avalancha del olvido, y sumirse en la quietud
inquietante de las aguas del lago. […] Sobre la página del cuaderno que escribo el sueño
proyecta, difusas e imprecisas, las imágenes que guardan todavía el torpor y la laxitud de
su propio sueño de olvido (Elizondo, 2010 : 109).

Ainsi, dans Elsinore, l’apparent réalisme du récit est encadré par un principe
fantastique  : la nouvelle propose une réalité autarcique qui n’est possible que
dans l’espace et le temps du rêve et de l’écriture. C’est qu’Elizondo trouve dans le
rêve la forme propice à accueillir un érotisme maîtrisé, synthèse et dépassement
de l’érotisme abstrait de Farabeuf et de l’érotisme trouble et violent, sur-incarné,
pour ainsi dire, d’Autobiografía precoz. Cela n’est pas un hasard. En effet, le rêve
d’Elsinore vient compléter la généalogie optique élaborée par Elizondo et asso-
ciée dans son écriture à la révélation du mystère originaire de l’érotisme : après
le miroir et la photographie, le rêve californien et cinématographique d’Elsinore
donne toute son expression à un érotisme solaire et équilibré. Le rêve lumineux
d’Elsinore est en effet un cinéma intérieur, une sorte de lampe magique à usage
interne. Dans la conscience de l’écrivain défilent les images de trois femmes,
incarnations oniriques de l’Éternel féminin du miroir faustien, dotées de la vie

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que leur confère le mouvement du désir. Rappelons-nous en effet qu’en tant que
« scène animée », le cinématographe est l’invention qui accomplit d’un coup une
« espérance millénaire et universelle, individuel et nocturne », le rêve érotique de
l’humanité (Quignard, 1994 : 227).
Dans une lettre à Elizondo, Octavio Paz définit Elsinore comme « une parfaite
sonate » (Elizondo, 2010 : 104). Elle est également, rajouterons-nous, une parfaite
écriture de lumière et de mouvement, en d’autres termes, un parfait cinéma-
tographe. L’écriture d’Elizondo y trouve un équilibre  : elle parvient à réunir et
dépasser l’érotisme d’une conscience autotélique et l’érotisme incarné du monde
extérieur.
Finalement, à travers l’érotisme mûr et maîtrisé d’Elsinore, Elizondo accomplit
en quelque sorte une vocation poétique déclarée vingt-deux ans plutôt, non sans
une certaine emphase, dans Autobiografía precoz :
[…] el poeta nace en el momento en el que, como Bécquer, dice a los ojos que lo miran:
Poesía eres tú, y se acrisola definitivamente en el momento en que puede explicar la misión
que ha elegido con las mismas palabras con que Mallarmé aludía a la obra poética de Poe:
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu. Ambas definiciones contienen la esencia que
solidariza al poeta: una con su emoción, la otra con el lenguaje (Elizondo, 2010 : 43).

Bibliographie
Barthes, Roland, 1973, Le plaisir du texte, Paris, Seuil.
—, 1980, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard.
Castañón, Adolfo, 1991, « Las ficciones de Salvador Elizondo », Vuelta n° 176, México, p. 51-54.
Certeau, Michel de, 1975, « Arts de mourir », in Szeeman, Harald (dir.), Junggesellenmaschinen/Les
machines célibataires, Venise, Alfieri, 1975, p. 83-97.
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—, [1969] 2000, Cuaderno de escritura, México, FCE.
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