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Cahiers du CRICCAL
45 | 2014
Imaginaires de l'érotisme en Amérique latine (vol.1)
Gersende Camenen
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/america/890
DOI : 10.4000/america.890
ISSN : 2427-9048
Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle
Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2014
Pagination : 185-193
ISSN : 0982-9237
Référence électronique
Gersende Camenen, « L’éros photographique de Salvador Elizondo », América [En ligne], 45 | 2014, mis
en ligne le 01 février 2015, consulté le 06 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/america/
890 ; DOI : https://doi.org/10.4000/america.890
Gersende Camenen
Université François Rabelais-Tours
L
’érotisme dans l’œuvre de Salvador Elizondo est directement influencé par
la pensée de Georges Bataille. À la suite du philosophe français, Elizondo
remarque que l’érotisme « más que una forma de dar origen a nuevos seres
humanos es un método de disciplina interior que pretende sobreponer la concien-
cia a la posibilidad ineluctable de la muerte mediante su imitación en el acto
sexual 1 ». En offrant une continuité au moi, l’érotisme lui ouvre les portes d’une
sorte d’éternité. C’est dans Farabeuf o la crónica de un instante (1965) que l’écri-
vain cristallise les énigmatiques relations entre érotisme, mort et écriture, ins-
pirées de sa lecture de Bataille : à travers l’érotisme, l’écriture cherche à fixer
l’instant présent. Dans le roman d’Elizondo, cette opération chimérique se traduit
dans l’emploi de la photographie qui permet de transcender l’instant extatique (du
coït et de la mort) en le figeant dans sa plénitude. Modèle de l’écriture, la photo-
graphie est également l’origine du roman. Dans Autobiografía precoz, Elizondo en
retrace la genèse :
Una experiencia singular vino a poner un acento todavía más desconcertante en mi vida
[…] Este acontecimiento fue mi conocimiento, a través de Les larmes d’Éros de Bataille,
de una fotografía realizada a principios de este siglo y que representaba la ejecución de
1 Voir « Georges Bataille y la experiencia interior », in Teoría del infierno (1992). Cette série d’articles
témoigne de l’intérêt précoce et jamais démenti d’Elizondo pour la pensée de Bataille. Voir, entre
autres, « Quién es Justine » et « Teoría del infierno » in Teoría del infierno et « Pornografía y legalidad »
in Contextos (1973).
un suplicio chino. Todos los elementos que figuraban en este documento desconcertante
contribuían, por el peso abrumador de la emoción que contenían, a convertirlo en una
especie de zahir. El carácter inolvidable del rostro del supliciado, un ser andrógino que
miraba extasiado el cielo mientras los verdugos se afanaban en descuartizarlo, revelaba
algo así como la esencia mística de la tortura (Elizondo, 2010 : 63).
2 Idée anti-essentialiste et anti-idéaliste qui n’est pas propre à l’écrivain et domine en réalité une grande
partie de la pensée contemporaine (depuis la philosophie nietzschéenne, la psychanalyse, le struc-
turalisme, en passant par la critique marxiste) et la littérature avant-gardiste des années soixante à
laquelle Farabeuf appartient.
quent, par leur nature même, une sorte de retour à une littérature transitive, en
d’autres termes au récit et à l’auteur. L’érotisme est un symptôme de ce contraste.
Si l’érotisme de Farabeuf puise son énergie dans la suppression de l’autre féminin
et se déploie dans l’espace fermé du texte, l’érotisme d’Autobiografía precoz et
d’Elsinore aspire à l’incarnation, et ce à travers la rencontre des corps et la remé-
moration d’images rêvées ou contemplées.
Les deux livres proposent en effet une galerie de figures féminines associées
à la réminiscence de l’enfance, à l’initiation amoureuse de l’écrivain et à sa voca-
tion littéraire. Tout ceci produit un imaginaire érotique marqué par la mélancolie,
« único sentimiento […] que nos da la sensación de conocer la realidad pero no su
significado » (Elizondo, 2010 : 36). L’ethos mélancolique que l’écrivain s’attribue
ne pouvait trouver meilleur moyen d’expression métaphorique que la photogra-
phie. Cet art moderne des fantômes, qui tente de fixer les images fugaces des
corps sans pouvoir en saisir le sens, apparaît de nouveau comme un modèle de
l’écriture élizondienne, selon toutefois des modalités différentes. La photogra-
phie est à présent une forme de la réminiscence, un miroir du moi et un jeu de
contrastes. Elizondo écrit dans Autobiografía precoz : « Al final de cuentas, como
escritor, me he convertido en fotógrafo; impresiono ciertas placas con el aspecto
de esa interioridad y las distribuyo entre los aficionados anónimos » (ibid. : 39).
C’est en effet un album sentimental et érotique que le lecteur feuillette.
Dans le panthéon féminin construit par Autobiografía precoz, trois figures se
détachent. La première dont le souvenir ouvre le livre est la nounou allemande de
son enfance sous le Troisième Reich. Le corps blanc de la schwester nazie illumine
les premières pages de sa lumière solaire, de ses courbes, de la force de son corps
nu, robuste et libre, offert au regard fasciné du futur écrivain. Mais la plénitude
vitale du corps de la nounou incarne également la barbarie joyeuse du régime :
[…] De mi primera infancia sólo recuerdo un verso: «Sobre el dormido lago está el sauz que
llora…» y cada vez que escucho, después de tantos años, estas palabras con que se inicia
uno de los poemas más inquietantes que se han escrito, se me aparece como un sueño
equívoco el cuerpo infinitamente desnudo, infinitamente blanco de mi schwester y además
resuenan en mis oídos, como un eco lejanísimo, el batir de los tambores, el golpe acom-
pasado del paso de ganso sobre los adoquines, la exasperación sibilante de los pífanos y el
aleteo lentísimo de los largos banderines rojos que colgaban de las ventanas golpeando las
fachadas lúgubres y ateridas de las casas de nuestra calle. Pero en la imagen de ese cuerpo
desnudo descubro también el entusiasmo inequívoco de la primavera, el súbito deshielo
que presagiaba los vastos campos de girasoles y la luz quebradiza del sol que se filtraba
como una cascada cristalina entre el follaje siempre verde de los pinos. Por las tardes nos
sentábamos schwester Anne Marie y yo en el pretil de la ventana. Ella tocaba canciones
populares en el acordeón o en la armónica pero callaba cuando aparecían unos niños
judíos que, ateridos y escuálidos, vagaban unos instantes por nuestra calle, cuando ésta
estaba desierta, para que el sol, ya que no era otra cosa, alimentara sus pequeños cuerpos
raquíticos. Entonces Anne Marie me azuzaba diciéndome algunas palabras al oído, y yo,
3 Le vers cité par Elizondo appartient au poème « Los días inútiles » d’Enrique González Martínez, oncle
de l’écrivain. Une sélection de ses poèmes apparaît dans l’anthologie personnelle d’Elizondo, Museo
poético (1974). Il cite également ce vers dans son journal nocturne, Noctuario, voir El mar de iguanas,
p. 284.
4 Bien qu’à notre connaissance il n’y ait pas de preuve qu’Elizondo ait lu l’essai de Bataille intitulé La
structure psychologique du fascisme (1933), l’évocation de la schwester nazie coïncide avec l’analyse
que fait le philosophe français du nazisme.
et celle de Silvia, le désir s’est purifié, comme si s’étaient décantés les excès d’une
pulsion trop trouble en son premier jaillissement. C’est à présent la muse, l’Éternel
féminin gœthéen, et non le corps ambigu de la schwester qui éveille chez Elizondo
l’aspiration non seulement à écrire mais, de façon plus romantique et gœthéenne,
à trouver une écriture universelle.
Mais l’ambiguïté du corps féminin – et de l’écriture – ne tarde pas à faire son
retour, renforçant rétrospectivement la dimension parodique de la vocation poé-
tique évoquée plus haut. Lors de sa seconde rencontre avec Silvia, Elizondo fait la
connaissance de María, la sœur de Silvia. La blonde Silvia et la brune María, Amor
sacro y amor profano 5, forment le couple idéal du désir masculin qu’Elizondo ne
tarde pas à consommer. Le jeune écrivain entame une sorte de ménage à trois
jusqu’au jour où lui arrive par la poste une photographie macabre de María : « un
recorte de revista policiaca con la fotografía del cadáver de María. Se había sui-
cidado en un cuarto de hotel degollándose con una hoja de afeitar » (ibid. : 51).
Dans l’imagination de l’écrivain, la lumineuse Silvia intègre dès lors la lumière
noire de son double mort, de son négatif photographique, et ses relations avec
Elizondo prendront à partir de cet instant le très bataillen chemin « mitad quirúr-
gico mitad excrementicio » ouvert par la sœur suicidaire. Finalement, la négativité
de l’érotisme fait donc un retour en force et ce car elle seule peut alimenter l’écri-
ture comme sa nécessaire part maudite. Et c’est, à nouveau, la photographie, la
photo-choc d’un journal à scandale, qui, avec toute sa force d’exhibition, le révèle.
Sans doute parce que son origine érotique l’y prédispose. Dans un article consacré
à Nicéphore Niepce (publié en 1973 dans Contextos), Elizondo suggère en effet
que la photographie réalise l’ambition d’une écriture universelle symbolisée par le
miroir gœthéen. Selon la généalogie visuelle établie par Elizondo, la photographie
accomplit le rêve né de la contemplation d’une femme dans un miroir. En d’autres
termes, et revenant vers le récit, la María/Silvia de la photographie macabre, si
trouble et si bataillenne, est pourtant un prolongement de la Silvia diaphane du
miroir gœthéen.
La dernière figure féminine d’Autobiografía precoz est la propre mère de l’écri-
vain. Elle apparaît à la fin du récit, à la table d’écriture d’Elizondo. Ce dernier se
montre entouré de ses objets personnels, livres, tableaux et photographies, dans
cette sorte de camera obscura qu’est le bureau de l’écrivain, lieu de méditation
et de mise en scène de sa vocation poétique. Dans ce véritable cabinet de curio-
sités, se côtoient une gravure du Piranèse, trois photographies d’Ezra Pound, un
miroir taché, la photographie du supplicié chinois. Soit les images clés de l’écri-
ture d’Elizondo, sources ou influences de sa formation, origines et composantes
de son œuvre. Mais les images acquièrent ici une autre présence. Tandis que, par
Ainsi, dans Elsinore, l’apparent réalisme du récit est encadré par un principe
fantastique : la nouvelle propose une réalité autarcique qui n’est possible que
dans l’espace et le temps du rêve et de l’écriture. C’est qu’Elizondo trouve dans le
rêve la forme propice à accueillir un érotisme maîtrisé, synthèse et dépassement
de l’érotisme abstrait de Farabeuf et de l’érotisme trouble et violent, sur-incarné,
pour ainsi dire, d’Autobiografía precoz. Cela n’est pas un hasard. En effet, le rêve
d’Elsinore vient compléter la généalogie optique élaborée par Elizondo et asso-
ciée dans son écriture à la révélation du mystère originaire de l’érotisme : après
le miroir et la photographie, le rêve californien et cinématographique d’Elsinore
donne toute son expression à un érotisme solaire et équilibré. Le rêve lumineux
d’Elsinore est en effet un cinéma intérieur, une sorte de lampe magique à usage
interne. Dans la conscience de l’écrivain défilent les images de trois femmes,
incarnations oniriques de l’Éternel féminin du miroir faustien, dotées de la vie
que leur confère le mouvement du désir. Rappelons-nous en effet qu’en tant que
« scène animée », le cinématographe est l’invention qui accomplit d’un coup une
« espérance millénaire et universelle, individuel et nocturne », le rêve érotique de
l’humanité (Quignard, 1994 : 227).
Dans une lettre à Elizondo, Octavio Paz définit Elsinore comme « une parfaite
sonate » (Elizondo, 2010 : 104). Elle est également, rajouterons-nous, une parfaite
écriture de lumière et de mouvement, en d’autres termes, un parfait cinéma-
tographe. L’écriture d’Elizondo y trouve un équilibre : elle parvient à réunir et
dépasser l’érotisme d’une conscience autotélique et l’érotisme incarné du monde
extérieur.
Finalement, à travers l’érotisme mûr et maîtrisé d’Elsinore, Elizondo accomplit
en quelque sorte une vocation poétique déclarée vingt-deux ans plutôt, non sans
une certaine emphase, dans Autobiografía precoz :
[…] el poeta nace en el momento en el que, como Bécquer, dice a los ojos que lo miran:
Poesía eres tú, y se acrisola definitivamente en el momento en que puede explicar la misión
que ha elegido con las mismas palabras con que Mallarmé aludía a la obra poética de Poe:
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu. Ambas definiciones contienen la esencia que
solidariza al poeta: una con su emoción, la otra con el lenguaje (Elizondo, 2010 : 43).
Bibliographie
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—, 1980, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard.
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Kristeva, Julia, 1980, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil.
Quignard, Pascal, 1994, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard.