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lundimatin

MICHAUX OU
L’EXORCISME
PAR RUSE
« Leur raison d’être : tenir en
échec les puissances
environnantes du monde
hostile. »
Ut talpa - paru dans lundimatin#240 (27-avril-252), le 1er mai 2020

« « Celui qui ne dissout pas celui qui vient à lui,


un Sphinx s’y forme et c’est de Sphinx que l’on
meurt »
— (Le « Maître de Ho »
dans « Les Sphinx », 56)
»
Wittgenstein af rme : le langage
rêve à vide et la philosophie en est
ensorcelée. Son Tractatus logico-
philosophicus veut mettre à mort sa
chimère ; éliminer des mots toute
dimension extra-logique. Ce faisant,
il reconduit l’Éthique et l’Esthétique
à la frontière du langage (6.421). Or
cette frontière est en même temps la
frontière du monde (5.6). L’éthique et
l’esthétique ne sont donc ni au
langage, ni au monde.
Pourquoi ? Parce que l’éthique
et l’esthétique appartiennent au
règne axiologique des évaluations :
elles déterminent et xent la
puissance obédientielle de ce que
l’on nomme : valeurs. Or le monde
est, pour le Tractatus, un seul
ensemble de faits : ce qui est, est tel
qu’il est ; arrive tel qu’il arrive. Une
évaluation n’est en lui qu’une
description. C’est-à-dire : l’évaluation
n’y est ni impérieuse ni impérative ;
elle ne mande, ne commande, ne
recommande rien. Autrement dit :
s’il existait une valeur dans le
monde, elle serait sans valeur ; un
simple état de chose. Or : « aucun
état de chose n’a, en soi (...), le
pouvoir coercitif d’un juge absolu »
(Conférence sur l’Éthique).

La Poétique tactique, que nous


explorons ici depuis déjà un certain
temps (cf. Ut Talpa
https://lundi.am/Ut-talpa-in-deserto
< https://lundi.am/Ut-talpa-in-deserto> ),
inverse radicalement le postulat du
Tractatus  : le langage est, pour elle,
de part en part performatif. La
performativité est son essence, non
l’un de ses attributs : toute
description est évaluation.
Conformément à l’axiome du
matérialisme linguistique de
Tiqqun : « Ce qu’il y a de réel dans le
langage, ce sont les opérations qu’il
effectue. » (Tiqqun II, 143)
L’infrastructure d’une évaluation,
c’est, selon elle, l’exécution d’une
gure (en latin : schemata,
structures) ou d’une manœuvre
grammaticale.
***

Contre le premier Wittgenstein,


Henri Michaux : sa poésie est peut-
être l’envers du Tractatus.
Wittgenstein aimerait nous guérir,
nous soigner, nous puri er du
langage. Avec Michaux la thérapie
s’accomplit par le langage : le
« martèlement des mots ». Avec
Michaux, l’affranchissement des
dépendances malheureuses est
poétique. Non logique. Il faut
entendre que l’envoûtement se brise,
à prendre la tangente tangible du
glossaire. Et l’on pourrait résumer
son art au titre du second chapitre
de Face aux verrous : sa poésie
propose une « Poésie pour pouvoir ».
Mais une Poésie pour pouvoir (PPP),
le contraire d’une poésie du pouvoir,
ce n’est pas vraiment la même chose
que, par exemple, une Poétique de la
puissance ou encore une Puissance
poétique. Une poétique de la
puissance se contenterait
vraisemblablement d’une esthétique
de ce qui peut : elle se résumera
généralement en un appel composé
de tropes incitateurs. Inversement,
une puissance poétique renverrait,
dans sa généralité, à tout effort par
lequel elle suscite ses envoûtements.
Alors qu’une Poésie pour pouvoir,
elle, comme un manuel cryptique,
comme le Sānshíliù Jì mystérieux
des Chinois, chercherait à constituer
ce que les ami.es de la revue PLI
(http://revuepli.blogspot.com/ <
http://revuepli.blogspot.com/> ) appellent
des « projectiles littéraux », ou ce que
j’appelle des « stratagèmes
imaginaires » : une ef cacité à fracas
d’écrous.

« « Ef cace comme le sourire de mépris pour


soulever dans la poitrine du méprisé un
océan de haine, qui jamais ne sera asséché
Ef cace comme le désert pour déshydrater
les corps et affermir les âmes
Ef cace comme les mâchoires de l’hyène
pour mastiquer les membres mal défendus
des cadavres
EFFICACE
Ef cace est mon action »
— (Face aux verrous, « À travers mers et désert », 28)
»

***
Le problème de Michaux peut
s’énoncer ainsi :
– Comment le Poème permet-il,
lorsque le mal est fait ; lorsque
« la catastrophe lente ne s’achève
pas. » (53) ; lorsque les « siècles
aussi vivent sous terre » (57) ;
lorsque les « têtes sont farcies de
foutaises » (64), lorsque la Voix
parle, que l’excroissance du Père,
« immense père reconstruit
géant » (12), a fait retour et que « le
Dominateur cherche une nouvelle
ascension-puissance » (71) ;
comment, malgré ces inutiles
brisements, le Poème permet-il
d’« en sortir » (8) ? Comment le
Poème manigance-t-il des
« souvenirs pour résister » (82)
sans pourtant que la « haine » ne
prenne, à nos yeux, « une allure
sanitaire » (64) ? –

Réponse : la poésie de Michaux est


un fasciculus exorcismo-poeticus :
un faisceau, un bouquet, un fascicule
d’exorcisme poétique. L’Éthique et
l’Esthétique, ici, sont la matière du
langage ; la logique, ici, c’est la
logique des délivrances. En ce sens,
impossible d’exclure du langage
l’évaluation ou sa tendance interne à
la productivité spontanée de
remèdes éthiques-esthétiques.
Michaux nomme cette procédure :
Épreuves, Exorcismes
Qu’est-ce que l’Exorcisme ?
Répondre à cette question c’est
fournir à la Poétique tactique non un
exemple, mais une préface. Avec
Michaux, il existe deux genres
d’exorcisme : (I) l’exorcisme en tant
que tel et (II) l’« exorcisme par ruse ».
Ou bien : (I) la tourelle de
bombardement et (II) l’attaque de
bélier. Aujourd’hui, nous n’en
donnerons qu’une générale esquisse.
Bientôt, le rayonnement matériel.
(I) VERTICALE EXPLOSIVE : LA
TOURELLE DE
BOMBARDEMENT

Le premier genre d’exorcisme c’est


l’exorcisme en tant que tel, c’est-à-
dire : l’exorcisme sans fard, direct et
sans détours ; sa cérémonie, son
protocole. Le rituel d’intervention du
théologien médiéval ou du chamane
de Sibérie. Plus précisément : c’est
l’expérience intérieure intégrale et
« supra-humaine », caractérisée par
une « montée verticale et explosive »
où l’emprise et le refoulement des
« dépendances malheureuses », qui
nuisent à l’exorcisé, se trouvent
« comme électriquement
présent[es] » et « magiquement
combattu[es] ». Michaux y salue un
« grand moment de l’existence »
qu’anime, fougueusement, un « élan
en èche » (8). L’image de son effet
libérateur, c’est la formation
psychique d’une verticale explosive :
la « tourelle de bombardement ».

Quelle est la procédure de


l’exorcisme du premier genre ?
« « Dans le lieu même de la souffrance et de
l’idée xe, on introduit une exaltation telle,
une si magni que violence, unies au
martèlement des mots, que le mal
progressivement dissous est remplacé par
une boule aérienne et démoniaque – état
merveilleux » (7)
»

À la localisation du mal succède


l’introduction d’une secousse. La
dissolution du mal est relative à
l’extase linguistique qui l’enserre.
Cette dissolution ne laisse pas un
vide, mais produit un état d’élévation
psychique. Le remède, c’est
l’injection d’une intensité
linguistique. Quel genre de thérapie
est-ce là ? On sait que Freud
distingue entre deux voies
éventuelles de cure. La cure par
suggestion et la cure par analyse.
Ces deux voies reposent sur des
styles techniques contraires : la via
di porre (en ajoutant) et la via di
levare (en retirant). Cette
terminologie, Freud l’emprunte à
Léonard de Vinci : la peinture
procède via di porre, et la sculpture
via di levare. C’est-à-dire : la peinture
en ajoutant, la sculpture en retirant.
L’exorcisme de Michaux est,
quant à ces deux voies, en quelque
sorte, dialectique. Il procède
effectivement par suggestion verbale
violente, par « introduction » d’une
force ou d’une intensité. Via di porre.
Mais cet ajout est une saturation
dissolvante : un excès explosif
permettant l’exténuation ou
l’épuisement du mal. Via di levare.
Cependant, le mal n’est pas
seulement extrait ou neutralisé. On
lui substitue une « boule ». Via di
porre. Or cette « boule » est la
trans guration même de l’angoisse
sous sa forme légère et
« démoniaque ». Cet ajout étend
l’ancien mal localisé à toute la
personne : non plus « lieu » de la
souffrance, mais « état merveilleux ».
De ce parcours, on en déduit la
spéci cité de l’exorcisme : il n’est ni
peinture, ni sculpture. Sa voie est
authentiquement poésie. On pourrait
la nommer temporairement : via di
ritmare ou voie du rythme.
(II) RÉACTION HORIZONTALE :
L’ATTAQUE DE BÉLIER

L’image que l’on peut retenir de


l’exorcisme « en tant que tel », c’est
l’image de la « tourelle de
bombardement » soit : la verticale
explosive dressée dans le combat
électrique-magique du refoulé. Mais
lorsqu’il s’agit d’exorcisme indirect,
médiatisé par le texte, c’est-à-dire
par le poème ou le théorème (la
poésie ou la philosophie), Michaux
propose une autre image : l’image de
l’« attaque de bélier ». Soyons
attentif, car ici, il y a anguille sous
roche et équivoque. On remarque
qu’entre la tourelle de
bombardement et l’attaque de bélier
il y a une différence fondamentale de
coordonnées imaginaires : l’une est
verticale et opère vers le dedans,
l’autre est horizontale et opère vers le
dehors. La tourelle bombarde
l’ennemi à ses pieds, le bélier tente
de percer les murs. Cette distinction
est le lieu de bascule où l’exorcisme
devient poème.

a) Des ruses oniriques


appropriées
L’exorcisme en tant que tel
n’est pas poème ; c’est-à-dire : n’est
pas un poème écrit. Pourtant,
Michaux y voit « le véritable
poème » : « L’exorcisme, réaction en
force, en attaque de bélier, est le
véritable poème du prisonnier. » (7)
Rattachée aux questions de savoir ce
qu’est un poème pour un détenu, un
poème pour l’enfermé, un poème
pour l’être soumis aux dépendances
et aux événements malheureux,
cette dé nition de l’exorcisme est en
même temps dé nition du sens
inhérent de la poésie carcérale : le
véritable poème du prisonnier est
exorcisme. Là où il y a exorcisme, au
fond, il y a poème : « véritable
poème ». Inversement : là où il y a
poème - poème bien entendu en un
sens non-bourgeois – il doit y avoir
une certaine valence d’exorcisme.

C’est pourquoi Michaux écrit-


il : « Nombre de poèmes
contemporains, poèmes de
délivrance, [s]ont aussi un effet de
l’exorcisme… » Ce qui ne veut rien
dire d’autre que ceci : l’exorcisme est
la source du poème. Mais, puisqu’il
s’agit de poèmes écrits, lisibles, non
de rite extatique, Michaux le quali e
d’« exorcisme par ruse. » De même
qu’il y a une ruse de la raison pour
l’hégélianisme ; il y a ici une ruse de
l’exorcisme, une ruse de la
rédemption.

Quelle est la nature de cette


ruse ? La ruse, c’est une ruse soit
subconsciente, soit « concertée et
tâtonnante ». C’est-à-dire : ou bien la
ruse obscure de l’inconscient
activant la panoplie défensive de ses
mécanismes ; ou bien la ruse semi-
lucide des manipulateurs de mots.
Ou bien ruse somnolente dont
l’expression imaginaire est le rêve
nocturne ; ou bien ruse « concertée »
« cherchant son point d’application
optimus : les rêves éveillés. » (8)
L’exorcisme par ruse produit, d’abord
et quoiqu’il en soit, des rêves : rêves
endormis ou éveillés – des
élaborations imaginaires d’auto-
défense. L’exorcisme poétique est la
ruse d’un rêve.

b) Entre Poèmes et Théorèmes

Mais dans ces ruses oniriques :


qu’elles soient psychanalytiques,
surréalistes ou hallucinatoires ;
Michaux ne voit pas, comme Freud,
l’expression d’un mécanisme de
défense nocif la « jouissance » et la
« réalisation » du sujet doué de
« maturité psychique ». À la manière
des Surréalistes, ces élaborations
imaginaires ne sont pas du
Symptôme mais de la Pharmacie, de
la Médecine. Néanmoins, contre les
surréalistes, les élaborations de
Michaux ne sont pas le fruit
automatique de l’inconscient sans
bride et des libres associations. Elles
demeurent sobrement disciplinées :
construites. C’est aussi en quoi elles
peuvent s’étendre bien au-delà des
rêves :
« « Pas seulement les rêves mais une in nité
de pensées sont « pour en sortir », et même
des systèmes de philosophie furent surtout
exorcisant qui se croyaient tout autre chose. »
(8)
»

Rêves, pensées, systèmes autant de


ruses éventuelles de l’exorcisme.
Certains systèmes de philosophie
tirent aussi leur raison d’être d’un
effort de libération. Pas tous,
certains. Pour nous, qui voyons dans
l’Économie une littérale « magie
noire », la « métaphysique critique »
de Tiqqun, qui « se prépare à rivaliser
avec le capitalisme sur le terrain de
la magie », est, peut-on dire, un tel
exorcisme par ruse : une manœuvre
signi ante dans le langage de
l’Université où, à travers la Critique,
est performée l’intensi cation
dramatique de l’existence. L’idée
selon laquelle les productions
imaginaires signalent l’effort par
lequel chacun cherche à « en
sortir » ; selon laquelle la rédemption
prévaut sur la connaissance, ou que
la connaissance est valable à
condition d’être, en même temps,
rédemption, c’est ce qui ramène
Michaux dans le giron des Poétiques
tactiques.
***
Récapitulons. Voilà ce que sont les
ruses oniriques de Michaux : des
« poèmes de délivrance » et des
« exorcismes par ruse » dont la
raison d’être consiste à « tenir en
échec les puissances environnantes
du monde hostile. » (9). « Pour qui l’a
compris, les poèmes du début de ce
livre ne sont point précisément faits
en haine de ceci, ou de cela, mais
pour se délivrer d’emprises. » (8).
Nous avons la verticale explosive et
la réaction horizontale ; la tourelle de
bombardement et l’attaque de bélier :
l’une est une « boule légère et
démoniaque », un état merveilleux
exalté par l’exorcisme ; l’autre est un
stratagème imaginaire ponctué et
matérialisé en poèmes et théorèmes.
L’horizontalité de la ruse n’est autre
que celle du langage-instrument ; la
verticalité du rite, plus profonde,
mais dont s’absente l’écrit, est celle
de la Voix.

Ut talpa

La semaine prochaine nous


entrerons dans le détail du texte. La
nature de l’exorcisme par ruse sera,
en quelque sorte, illuminée par la
peinture historique du Désert. Car
Épreuves, Exorcismes, écrit par
fragments entre 1940 et 1944 raconte
la catastrophe lente de la guerre
mondiale, éclatée au prisme des
milles vitraux du Père et du Sphinx
intérieur.

« « Un désert brûlant, en sa saison extrême,


sous le soleil le plus ouvert, en la Saison que,
même le grand scorpion noir africain hésite à
sortir ses pattes sur le sable poivré de
chaleur, ce désert, une armée qu’on croyait
endormie, le traversa, s’ébranlant dans des
chars plus chauds que des poêles, fonçant en
avant, et une bataille nouvelle dut être
livrée. » (69)
»
Ut talpa (Ut-talpa-in-deserto)

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