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ISBN : 978-2-251-91126-7
Lorsque l’on m’a proposé d’écrire une préface pour cet essai, il m’est tout de suite venu
à l’esprit ce mot de Lichtenberg pour qui elle est une sorte de tue-mouche tandis
qu’une dédicace, elle, se veut une espèce d’aumônière. N’ayant de secours à attendre ni de
l’un ni de l’autre, j’ai donc cru bon de me limiter à un « avant-propos » afin d’éclaircir
l’architecture de mon ouvrage. J’ai pensé pouvoir placer en pleine lumière ce qui, pour
les besoins de la démonstration, nécessite parfois un trait de fusain plus appuyé et quelques
contrastes. J’ai voulu mettre en perspective des choses dont les exigences de l’art réclament
qu’on les examine en détail pour les estimer, comme c’est le cas pour certaines miniatures
hollandaises, de sorte que ce que l’on perdra ici en précision, on le gagnera du moins dans
la vision de l’ensemble.
Une bonne partie de l’art du traducteur consiste à rendre un sens à travers des mots et
non des mots à travers d’autres mots. Si l’on méditait davantage cette pensée, on verrait
que le sens n’est rien moins que spontané et qu’il a besoin, pour émerger, de connaissances
antérieures. En effet, on procède toujours vers l’inconnu à partir du connu. Aussi cet essai
découle-t-il des réflexions d’un précédent ouvrage. Bien qu’indépendant par son propos,
cette Histoire naturelle de la traduction s’inscrit dans le sillon de mon livre Le Complexe
d’Hermès 1, étude traductologique parfois polémique, qui débutait par une invocation au
dieu grec Hermès, et se terminait par une brève exhortation à se taire (l’irrévérencieux
« Favete linguis ! »).
J’y exposais mes thèses dans une succession de paragraphes qui évoquaient à la fois
les romantiques d’Iéna et les traités des idéalistes allemands, le tout enveloppé dans un style
littéraire plutôt singulier pour les études universitaires où, depuis les succès universels de
la bien nommée « French Theory », la phonologie semble avoir remplacé la langue
française.
On l’aura compris, ce travail avait une forme insolite. Mais un essai se comprend tout
autant comme une pesée (exagium) par laquelle, évaluant le poids des idées, on peut
les départager de l’opinion, que comme ce moyen par quoi l’esprit les éprouve, les ressent,
les rassemble afin de les confier au lecteur, qui est la véritable matière de tous les livres à en
croire Montaigne. On ne s’étonnera pas dès lors de l’allure inhabituelle de ce second travail.
Sa forme même est l’illustration du principe qu’il tente de mettre de l’avant.
Il s’ouvre par un prologue, qui présente sept courts récits mettant en scène
des éléments théoriques qui reviendront plus loin. À ce prologue répond un épilogue,
lequel se divise en deux parties : la première présente un conte norvégien dont les clés
d’interprétation sont données par la suite.
Le corps de l’essai rassemble cinq chapitres, chacun prenant appui sur une œuvre de
fiction afin d’exposer des éléments théoriques en traductologie : Le Portrait de Dorian Gray
de Wilde, La Reine des neiges d’Andersen, L’Apprenti sorcier de Goethe, La Barbe-bleue de
Perreault, enfin Hansel et Grethel des Grimm. Les nombreuses notes forment, par elles-
mêmes, un petit essai in nuce, dans la mesure où elles rassemblent des références érudites et
d’authentiques compléments de réflexion au texte principal.
C’est donc en fait trois essais en un que l’on offre ici au public.
Genèse
La théorie interprétative, par exemple, n’explique pas ce que peut bien être un sens
« déverbalisé ». En outre, comment fonctionne la « reverbalisation » (que cette théorie
nomme réexpression)? Comment le sens peut-il subsister à l’état non verbal, comment se
reverbalise-t-il, cela m’apparaît soulever plus de problèmes que la théorie ne peut en régler,
si bien que Jean-René Ladmiral a pu parler, à juste titre, du salto mortale de
la déverbalisation.
En outre, si tout est interprétation comme le prétend cette théorie, alors il n’y a plus de
conditions objectives fondant l’interprétation elle-même et, ainsi, plus aucun moyen de
comprendre objectivement ce qui est interprété. C’est le salto mortale de l’interprétation qui
s’exécute sans filet.
Une théorie actionnelle comme celle du skopos, pour qui toute traduction s’effectue
en fonction d’un but (skopos), n’a pas cet élément de spécificité que la philosophie
classique jugeait indispensable à toute définition ; à dire vrai, la construction d’une chaise
ou la préparation d’un cassoulet s’effectuent aussi en fonction d’un but. Certes, il ne s’agit
pas du même « skopos », mais il ne suffit pas d’identifier un but pour saisir l’intention qui se
dirige vers lui. Or l’intention de sens dans une traduction ne se confond pas avec le but
qu’elle poursuit.
La théorie du polysystème, quant à elle, qui propose différentes « strates » de systèmes
pour comprendre la traduction, est, au fond, une théorie régressive dans la mesure où l’on
peut proposer à l’infini un système pour en comprendre un autre, semblable en cela à
l’argument du troisième homme chez Platon, Aristote ou Polyxène le Sophiste.
Après avoir examiné d’autres « systèmes », je concluais mon ouvrage en suggérant que
les hypothèses de traduction d’un texte sont pratiquement infinies, et qu’elles ne peuvent
ainsi s’insérer dans un système interprétatif fermé.
La conclusion de cet essai se trouvait de facto à valider l’approche par théorèmes
développée par Jean-René Ladmiral dans ses différentes études. Ce que celui-ci avait
conclu par l’examen de la pratique, je le confirmais, me semble-t-il, par l’étude de
différentes théories : tout ce que peut faire la traductologie, c’est de décrire rationnellement
la pratique et de proposer avec humilité des « petits bouts de théories », que l’on nomme
« théorèmes ».
Je suggérais enfin que le désir de transformer une activité pratique comme
la traduction en une sorte d’a priori philosophique relèverait d’un complexe de
la communication intertextuelle : le complexe d’Hermès.
Développement
Malgré ces problèmes, l’intérêt de réfléchir sur la traduction, de penser ses enjeux, de
comprendre ce qu’elle fait concrètement demeure légitime et pertinent du point de vue
philosophique.
Partant des conclusions du Complexe d’Hermès, j’insiste dans le présent essai sur ce que
le traducteur n’est pas un créateur. La création, en effet, appartient à Apollon et non à
Hermès. Le texte traduit, quoi que l’on fasse, demeure un texte dérivé qui perd de facto
le caractère fondamental de toute création véritable : l’imprévisibilité.
À cette subordination du texte traduit répondent les positions existentielles du
traducteur et de l’écrivain, qui sont différentes. Influencé par Kierkegaard, que j’ai étudié et
traduit, j’entends montrer que l’angoisse domine chez l’écrivain, tandis que la peur agit en
sous-main chez le traducteur : peur de l’erreur qui met la traduction face à l’alternative
entre le vrai et le faux, laquelle est absente du texte de création : un concerto, un sonnet,
un tableau ne sont pas vrais ou faux. La traduction, elle, qui est pourtant un art de
l’écriture, est cependant placée dans cette alternative difficile qui s’exprime par
la dichotomie classique entre l’esprit et la lettre. Une traduction est vraie (ou fausse) en
fonction de son respect de l’esprit ou de la lettre selon le goût de l’époque, ou encore selon
le préjugé propre au traducteur. Comment trancher rationnellement cette alternative ?
Voilà un problème auquel s’attaque ce livre.
Je veux aussi illustrer le fait que la place de la traduction est unique dans le domaine de
l’esthétique. Pour moi, la traduction est une œuvre de substitution : c’est-à-dire que
la traduction prend la place de l’original pour le lecteur qui est, toujours et déjà, l’Étranger
devant le texte à lire. Si le lecteur est bien l’Étranger, « l’éthique de la traduction » est, en
fait, une éducation à la lecture, laquelle change d’une époque à l’autre et, avec elle,
les modes de traduire.
Œuvre de substitution, le rôle de la traduction est d’agir comme un symbole. C’est
aussi pour marquer ce rôle, et le dynamisme inhérent de la relation entre un texte et sa
traduction, que je ne parle plus de texte source ni de texte cible, de texte de départ ni
d’arrivée, mais, comme on le lira, de texte originel et de texte originaire.
Dans mon effort de justifier rationnellement l’alternative fondamentale entre l’esprit
ou la lettre en traduction, je propose de considérer le texte traduit moins comme un texte
que comme une lecture écrite. Tenir la traduction comme un texte avant tout commande
ensuite une analyse textuelle dont les différents motifs sont déclinés par les trois ordres de
la traductologie : la pragmatique, qui étudie les pratiques ; l’analytique, qui considère
les traductions ; la critique, qui réfléchit sur les discours.
Une traduction n’est pas un original autrement, mais une lecture originale d’un texte qui
témoigne du rapport entretenu entre un auteur et ce lecteur si particulier qu’est
le traducteur. Or, ce rapport advient dans le temps, il possède une histoire. Ce rapport au
temps permet donc de mettre au jour, et de comprendre, le type de lecture faite
d’une œuvre à un moment donné, le rôle joué par la traduction à certaines époques de
l’Histoire, la mort des traductions, la nécessité de retraduire, l’incompréhensibilité de
l’original causée par la distance temporelle, la place de la rhétorique et de l’esthétique, etc.
La traductologie consiste ainsi pour moi à retracer ce qui, dans les traductions, témoigne
d’une pratique particulière de la lecture, laquelle va ensuite s’incarner dans une façon
distinctive de mettre les textes en rapport entre eux. On voit donc que le rôle que j’accorde
à l’Histoire en traductologie est tout à fait central.
Je maintiens que la dichotomie entre l’esprit et la lettre est un problème résolu si l’on
tient la traduction essentiellement pour une lecture. Tant que l’on considère
une traduction d’abord comme un texte et une production textuelle surtout, elle s’opposera
au texte dont elle provient, puisqu’on la jugera à partir de sa ressemblance (ou non) avec
cet original. On trouvera donc mille motifs d’oppositions ou d’éloignement du modèle
original allant du style au ton, aux différents aspects lexico-sémantiques liés à la grammaire
contrastive et ainsi de suite. Toutefois, si l’on tient la traduction pour une lecture
d’un texte, on est amené à l’évaluer non plus à partir de sa déviance d’un texte original
auquel elle doit, peu ou prou, correspondre et s’identifier par l’esprit ou la lettre, mais
plutôt à l’apprécier en s’appuyant sur ce qui fonde (et justifie) un certain type de lecture
dans un espace/temps/culture donné.
Il m’est avis qu’une lecture ne s’oppose pas au texte dont elle est lecture ; elle
le complète et, pour ainsi dire, tout texte appelle d’ores et déjà sa lecture. Le texte et
la lecture sont dans mon esprit des activités solidaires, si bien que l’on peut identifier
un patrimoine de textes aussi bien qu’un patrimoine de lectures (que les traductions
formeraient), les deux constituant un héritage littéraire commun qui établit ce que Goethe
appelait la Weltliteratur. Jusqu’à présent, nous avons conçu la traduction à partir du
concept d’identité ; il faut maintenant la penser à partir de celui de différence.
Voilà quelques-unes des idées qui seront illustrées à travers les cinq chapitres de cet
ouvrage.
Dans le premier chapitre, on voit comment le sens est l’objet d’une construction,
comme un portrait, et que si la traduction est un portrait d’un modèle, il ne lui est pas
parfaitement ressemblant. La manière du peintre perce toujours dans l’œuvre. J’illustre
aussi le vieillissement des traductions à l’aide d’une analogie avec le portrait de Dorian Gray
qui se chargeait du poids du temps tandis que le modèle, lui, restait éternellement jeune.
Dans le second chapitre, qui s’inspire d’un conte d’Andersen, je fais voir ce que
la construction du sens doit au regard qui reconstruit le réel, regard qui, en traduction,
parcourt les pages et réédifie le texte traduit. Un être humain est plus que son ADN ; il est
aussi sa culture. Il en va de même du texte littéraire qui n’est pas que les mots
le constituant, mais aussi le regard qui le lit. Or la traduction est une tentative explicite de
mise à jour de ce regard.
Dans le quatrième chapitre, on constate que si le sens est bien transmission, on assiste
néanmoins à des ruptures de réception, ruptures qui peuvent s’expliquer historiquement,
qui précisent les différences des traductions d’une époque à une autre, de même qu’elles
justifient la nécessité de retraduire périodiquement les textes. Une œuvre littéraire est
comme un château de Barbe-bleue à qui l’auteur a tendu le trousseau de clés au lecteur. Ce
que deviendra l’œuvre traduite dépendra, en partie, de la clé que le traducteur utilisera.
Dans le cinquième et dernier chapitre, je me sers du conte de Hansel et Grethel pour
réhabiliter le dynamisme des lectures « déviantes » ou, si l’on préfère, de ces lectures qui ne
suivent pas entièrement l’intentio auctoris dans la reconstruction du sens de l’œuvre lue.
Hansel et Grethel, s’ils recueillent toujours les petits cailloux blancs, ne feront jamais que
retourner à la maison de leur père, si bien que l’histoire est appelée à se répéter en boucle. Il
faut une transformation qualitative (qui advient dans la traduction) afin qu’ils arrivent à
la maison de pain d’épice et, après bien des dangers (que représentent les contresens, faux-
sens, nuances non rendues, obstacles esthétiques, linguistiques, historiques, etc.), qu’ils
aient accès à un avenir plus riche et mieux assuré. Ainsi en va-t-il de toute œuvre littéraire
qui, par le détour de la traduction, s’assure d’une postérité renouvelée.
Quant au titre, Histoire naturelle de la traduction, il évoque celui d’un livre cher à mon
cœur, l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, ouvrage où est mise en acte l’idée que la Nature
serait une force agissante et raisonnable qui forme le monde et insuffle une vie à toute
chose. J’y ai repris cette notion et l’ai, pour ainsi dire, adaptée à la Littérature. On y verra, en
effet, que le rôle que jouait la Nature pour le monde chez Pline l’Ancien, je l’assigne au
lecteur : une force motrice et rationnelle qui donne forme, sens et actualité à tout ce à quoi
elle s’applique. On y suppose aussi que le livre est, pour l’intelligence, ce que le monde est
pour la vie elle-même. Certains me reprocheront cette supposition. On la dira
péremptoire, quelques-uns la décrieront, d’autres la trouveront hardie. Sans doute s’agit-il
ici un peu de tout cela, mais, au fond, un ouvrage qui ne risque rien ne mérite pas d’être
écrit.
Vale
1. Charles Le Blanc, Le Complexe d’Hermès. Regards philosophiques sur la traduction, Ottawa, Presses de l’Université
d’Ottawa, 2009, (épuisé).
Sept contes en guise de prologue
Il était une fois un homme qui se trouvait devant une page blanche, et il était devant
elle comme s’il se fût trouvé face à tous les mondes possibles. Car il en est bien ainsi : toute
histoire, quelle qu’elle soit, prend son envol d’une page blanche, et le souffle de l’Esprit lui-
même, porté sur les eaux, ne débuta pas autrement ; avant que d’être la Genèse, avant que de
séparer la ténèbre de la lumière, il n’y avait au commencement que la splendeur virginale
du parchemin. Aussi, devant sa page blanche, notre homme ressentait-il la griserie de tous
les possibles et il voulait en déverser les ivresses par flots abondants, là, sur cette page
chaste et silencieuse devant lui. En quelques traits de crayon, il eût séparé les eaux d’avec
les eaux, puis tiré des corps de lumière de la noirceur même, afin qu’ils fussent des guides
pour le voyageur solitaire. Car c’est ainsi que cet homme s’imaginait son lecteur :
un voyageur solitaire, un pèlerin, qui suivait un chemin lui découvrant sommets et
abîmes, et c’est pour lui qu’il écrivait, qu’il semait de mots ce long sentier qui ne
le conduisait au fond que plus près de lui-même ; car c’est le mystère des livres de nous
ramener toujours à nous-mêmes, n’ayant d’autre but que de briser l’exil de soi que vit tout
homme. Un livre est un chemin qui va de soi vers soi. Ce qui les distingue n’est ni
la partance ni le port, mais la voie menant de l’une à l’autre.
Oui. Face à sa page blanche, cet homme était devant tous les mondes possibles. Il
voulut commencer à libérer ces mondes, mais quelque chose le retenait, inexplicablement,
comme une ancre qui scelle le parcours d’une nef, utile pour le mouillage par beau temps,
mais périlleuse en tempête. Et il sentait monter en lui une rafale, puisque, sinon, il n’aurait
pas voulu écrire. Il resta là, longtemps, devant la page blanche, à faire et refaire la même
phrase, comme s’il se fût affairé au linceul de Laërte. Qu’est-ce donc qui le retenait ? Quelle
était cette force ? Il crut, d’abord, que son hésitation ressortissait de ce désir de bien faire et
d’exceller. Il savait que certains livres ne sont faits que de mots, comme certaines gens ne
doivent ce qu’elles sont qu’à leurs habits. Il voulait éviter ce travers. Une heure passa de
la sorte. Puis, à l’improviste, il comprit que cette paralysie venait de la puissance de
la liberté elle-même, qu’elle provenait de la blancheur de la page, et que cet empêchement
avait un nom : angoisse.
Devant tous les possibles de la page blanche, il ressentait toute la démesure entre ce
qu’il désirait créer, et ce qu’il pouvait faire. Il comprenait enfin ce que Kierkegaard
entendait dire quand il écrivit que l’angoisse était le vertige de la liberté. En effet, l’angoisse
est l’expérience vécue de la liberté. Elle est la position originaire de l’écrivain. L’angoisse de
la page blanche s’ouvre devant tous les mondes possibles. On est écrivain quand on ressent
le poids de la liberté ; on est auteur, quand on en vainc l’angoisse.
Pourtant, cet homme n’en était pas à ses premières traversées. Longtemps, solide
marinier, il s’était formé sur les ouvrages d’autrui. C’était un habitué de la page blanche,
mais d’une page ayant une qualité différente, une voile qui répondait à d’autres gréements
et d’autres accastillages. Il n’était alors responsable ni du vent ni du cap. Il lui suffisait de
tenir la barre en suivant la route établie, encore que cette tâche fût périlleuse et que les voies
maritimes qu’il fréquentait connussent mainte Charybde, mainte Scylla. Il avait su ce
qu’était l’inconfort devant une page à remplir et il connaissait les heures d’attente à scruter
un texte, comme le timonier fouille l’horizon à la recherche de la terre désirée.
Oui. Ce type de voyage lui était familier. Il était passé à travers la hantise de ne jamais
l’apercevoir, cet affolement inquiet de s’être perdu en mer, de ne pas percer le sens du texte
à traduire, de ne pas parvenir à traverser les écueils ou de s’échouer sur les récifs qui
s’élevaient devant lui. Le voyage d’un traducteur à travers une page blanche n’est pas moins
périlleux que celui d’un auteur. Seule change l’attitude devant cette page. Si l’auteur peut
tout faire – liberté qui engendre une angoisse – le traducteur, lui, risque toujours de
commettre une erreur, et ce risque, plein d’une alarme inquiète, fait qu’il est, lui, habité par
la peur. L’angoisse et la peur sont les positions existentielles qui démarquent l’auteur de son
traducteur. L’écrivain est devant tous les possibles. Le traducteur, devant tous les possibles
qu’il lui est possible d’exprimer. L’auteur, comme artiste, n’est jamais placé devant
l’alternative du vrai et du faux : pour lui, pour son œuvre, la cohérence suffit. Mais
l’alternative dans laquelle se trouve le traducteur, elle, est génératrice d’une insécurité
profonde, une peur justement, qui transparaît dans son rapport au texte et à l’auteur.
Une traduction est donc un texte révélant une position existentielle différente face au
concept d’auctorialité. Aussi, quand on lui disait que le traducteur était un auteur, cela
le faisait bien rire. Il savait, lui, pour avoir été au recto et au verso d’une page blanche, que
ce qui les divisait était le même abîme qui séparait le possible de l’erreur.
*
*
* *
Il était une fois un homme qui lisait dans la bibliothèque de sa maison. Pour tous
moins que pour lui, cette bibliothèque était un lieu de silence. Pour tous, ce qui témoignait
du silence régnant était le battement régulier et irritant du pendule de l’horloge. En fait, ce
n’était pas le tic-tac qui était insupportable à ceux qui s’y rendaient, mais le silence sous-
jacent et qui en portait le bruit mécanique comme des roues de laiton sur un plateau
d’argent. En fait, songeait-il, dans ce silence, il résonnait un ensemble de voix. Lui, lecteur,
ne s’estimait rien de plus que l’instrument privilégié de ce silence, ce par quoi ces voix
venaient au jour. Il entretenait avec les livres de sa bibliothèque une relation privilégiée,
intime, profonde. Quand il entrait dans sa bibliothèque, après une longue absence, il
les saluait dans son cœur en disant : « mes amis, mes chers amis ».
À tout prendre, ce rapport personnel aux livres et à leur lecture n’était pas moins
créateur de sens que le livre lui-même. Si l’ensemble des lettres noires sur la page blanche
signifiait beaucoup, l’ensemble des lettres noires qu’il faisait danser dans son esprit n’en
signifiait pas moins. Selon son humeur, un livre pouvait signifier une chose ou une autre :
il se faisait sonate ou symphonie.
Quand il sentait son esprit aiguisé, il avait un regard plus incisif sur le texte lu. Quand,
au contraire, un mal de saison embuait toutes ses clairvoyances, le sens se brouillait, et il
n’était guère plus, à travers les pages, qu’un promeneur égaré en forêt parce qu’une brume
s’étant levée avait masqué les voies qu’il suivait d’ordinaire.
Il ignorait combien ils étaient au juste, cependant qu’il comptait au nombre de ceux-là.
Sa culture, elle, éclairait comme une lampe les pages lues, mettant sous une lumière
trop crue ce qu’elle touchait directement, mais laissant dans une ombre émoussée ce qui
dépassait déjà sa portée. Pour lui, c’était le rôle de la culture de tendre un fil d’Ariane pour
nous extraire de ce labyrinthe qu’est le cœur.
Un livre n’est pas une chose. Un livre est un rapport avec son lecteur. C’est sa nature
profonde que de l’exprimer. Quand il se demandait (et il le faisait souvent) ce qu’était au
fond un livre, il lui venait naturellement à l’esprit que le livre est un objet qui a cette
propriété unique de devenir un sujet sitôt qu’une intelligence l’anime d’un regard, pareil à
une lampe merveilleuse abritant un génie qui se libère lorsqu’une main en frottait
les flancs. Oui. La lecture est cette caresse qui libère tous les génies renfermés par les livres,
génies qui se plieront toujours aux vœux de ceux qui les délivrent. Un livre est comme
une lampe qui éclaire aussi loin que porte le regard.
Notre homme, dans la bibliothèque de sa maison, était entouré de tous ces génies
attendant ses ordres dans un silence qui portait un bruit mécanique comme des roues de
laiton sur un plateau d’argent, un silence qui tenait dans l’air le tic-tac régulier de l’horloge,
et, si l’on avait demandé à cet homme ce qu’était le bonheur, il nous aurait pointé ce
silence-là.
*
* *
Il était une fois un homme qui, en silence, traduisait un ouvrage. Lui aurait-on
demandé, à brûle-pourpoint, s’il était traducteur, il aurait probablement répondu que non,
car il avait une idée trop haute de ce travail. Il y réfléchissait beaucoup et, plus il y
réfléchissait, moins il le comprenait. On lui avait dit que traduire, c’était rendre dans sa
langue la même chose que ce qui avait été exprimé dans une autre. Mais lui, plus il
s’appliquait à la traduction, plus il lui semblait que cette idée était superficielle.
La langue dans laquelle il traduisait était fort différente de la langue traduite, ce qui se
soldait par des transformations syntaxiques parfois extravagantes, en des métamorphoses
d’images, en des occultations de sous-entendus. Le code linguistique et les lettres elles-
mêmes rendaient méconnaissable la traduction par rapport à son original. Seul le nom de
l’auteur pouvait vaguement évoquer le texte d’où la traduction tirait sa propre vie. Et
comme toute vie, elle recherchait l’autonomie. Ce qu’il traduisait était éloigné de lui et de
son lecteur par la culture et le temps. Il lui fallait donc soutenir sa traduction à l’aide de
notes et d’explications afin de maintenir cohérence et compréhension. Le monde de
la traduction, qu’on lui avait pourtant présenté comme le passage d’une identité de fond et
de forme, paraissait plutôt devoir tout à la différence de l’un et de l’autre. Et au lieu
d’apprivoiser un texte à son monde, c’est son monde qu’en traduisant il apprivoisait
lentement au texte.
Il arrêta son travail une seconde. Un rayon de soleil oblique tombait sur son bureau
rempli de livres. Il se saisit de celui qu’il traduisait alors. Il tentait d’imaginer la stupéfaction
qu’aurait aujourd’hui Sénèque à la vue de son ouvrage. Aurait-il seulement reconnu l’objet,
quand il utilisait, lui, des rouleaux de parchemin ? Il le feuilleta. La division en chapitres
n’était pas celle voulue par le philosophe : elle avait été dictée par la longueur des rouleaux
antiques. Cela ne signifiait plus rien aujourd’hui, puisque le livre relié moderne avait
introduit une continuité discursive qui n’existait pas au départ. Et lui, pauvre traducteur, il
voulait traduire le sens quand le rythme de lecture lui-même avait changé depuis lors !
Lorsque Sénèque écrivait, c’était pour un monde qui entretenait avec le livre et la lecture
un bien autre rapport que nous n’avons nous-mêmes, et ce rapport n’était pas moins
créateur de sens que le texte du philosophe. Le lecteur auquel s’adressait Sénèque n’est plus.
Tout un univers de connivences entre l’auteur et le lecteur a disparu, remplacé par d’autres
habitudes, d’autres concordes. Et Sénèque n’est plus tout à fait Sénèque ; c’est un classique à
présent, et un lecteur n’approche pas un classique comme on s’avance vers un grand
homme de province. À plus forte raison, on ne le traduit pas comme on le ferait
d’un auteur inconnu.
Vraiment, se dit-il, ses maîtres l’avaient floué, car, en traduction, il n’y va pas de
l’identité, mais de la différence, et c’est à partir d’elle maintenant qu’il voulait penser
la traduction, comme l’alter ego du texte – le même dans la différence.
Son regard fixait un point dans le ciel, occupé par cette idée, quand il vit passer
une nuée d’oiseaux. Comme un ancien aruspice, il conçut un augure : propice s’ils tournent
vers la droite ; néfaste vers la gauche. Il sourit, pensif, et reprit son travail l’âme rassérénée.
*
* *
Il y a de cela fort longtemps, à Rome, s’élevait un temple dont la porte était ouverte en
temps de guerre, mais fermée quand la paix régnait sur l’Empire. Le dieu qu’il abritait
accompagnait ainsi les légions quand elles portaient la loi romaine dans le monde, et
gardait la ville pour la prémunir des ennemis lorsque la pax Romana était mise à mal. Janus
était le dieu qui habitait ce temple. C’était un dieu au double visage. Malgré cela, Janus ne
possédait pas une double personnalité ; c’était la double face d’une même chose, le dieu
des commencements, du passage d’un état à un autre. Le premier mois du calendrier
romain ne portait-il pas d’ailleurs son nom, nous menant du passé vers l’avenir ?
Tout commencement est une transformation. On le voit avec le début des saisons et
des promesses qu’elles portent dans leur cortège, on le voit avec la jeunesse de l’homme et
tout ce qu’elle annonce. L’homme mûr n’est pas autre que l’homme jeune : il n’est que son
autre visage, son avatar en quelque sorte. De cette Rome ancienne, un homme, autrefois
jeune, connaissait et admirait les gestes. Il avait vieilli, et si son miroir le cachait
maintenant au souvenir qu’il avait de lui-même, il se reconnaissait néanmoins dans
les œuvres qu’il avait écrites, de même qu’il se reconnaissait dans ses erreurs de jeunesse.
Celles-ci étaient d’ailleurs pour lui la preuve qu’il avait déjà vécu.
Dans ses livres, cet homme s’était mesuré à des problèmes plus grands que lui, si
grands, en fait, que ses livres pouvaient être vus comme des échelles, pareilles à celles qui
servaient à atteindre les incunables classés tout au haut des étagères. Cet homme possédait
maints ouvrages et il avait épuisé ses talents à en porter un certain nombre en sa langue.
Dans la bibliothèque de sa maison, il réfléchissait sur le travail de sa vie : il avait écrit
des conférences, des essais, mis en mots nouveaux les œuvres d’auteurs anciens. « Je suis,
songeait-il dans ses moments d’oisiveté, un lecteur autant qu’un écrivain. » Parfois, il se
demandait aussi s’il devait classer ses traductions dans le nombre de ses ouvrages. « Stricto
sensu, je n’en suis pas vraiment l’auteur, encore que dans un certain sens, je suis bien
comme le premier moteur de ces textes en ma langue maternelle », et il se réjouissait de sa
culture philosophique qui lui permettait de poser les choses ainsi. On est aussi vain que l’on
sait de choses inutiles.
Pourquoi, s’il pouvait composer ses propres livres, s’était-il adonné à la traduction,
s’était-il contraint à écrire sous la dictée d’un autre ? C’était, croyait-il, à cause du besoin de
s’allier à d’autres forces, de devenir mieux trempé à leur contact, comme le fer et le carbone
donnent la fonte. En effet, quelque noble que soit un métal, il n’est jamais assez solide qu’il
ne lui faille un alliage. Ainsi du caractère humain qui ne saurait être assez robuste pour
affronter le monde sans être mitigé de quelque élément étranger à sa nature profonde, et
moins pur qu’elle. Voilà ce qui l’avait poussé à traduire : le besoin de se renforcer et celui de
poursuivre, à travers l’écriture, son travail de lecture. Notre homme voyait le traducteur
sous le double visage de l’écrivain et du lecteur. « Une traduction, se disait-il, est un temple
de Janus. »
Otium cum dignitate. Dans la paix des heures contemplatives, cet homme, assis dans sa
bibliothèque, disait : « Le traducteur est un lecteur qui écrit. Il n’écrit pas de manière
intermittente, comme lorsque l’on prend des notes dans un ouvrage, mais il écrit plutôt
dans la continuité de sa lecture. » À cet égard, pensait ce vieil homme qui autrefois avait été
jeune, le traducteur est un lecteur qui, poco a poco, se substitue à l’écrivain. Il en emprunte,
au sens étymologique, l’autorité. L’auteur traduit devient ainsi comme Janus aux deux
visages. L’œuvre traduite, elle, son temple. L’œuvre traduite symbolise
un commencement, la continuité de quelque chose que le vieil homme percevait comme
le sens du texte. En traduisant, cet homme ne faisait pas qu’ouvrir à sa langue le monde
traduit ; il prolongeait aussi le monde traduit dans le sien.
Oui. L’œuvre traduite est bien une porte. Dans sa bibliothèque, souvent, cet homme
trouvait plaisant de penser que ceux qui lisaient ses traductions croyaient avoir un rapport
direct avec les Aristée, avec les Nicandre, quand, au fond, il avait agi comme le second
visage de l’auteur traduit.
Non. Aucun de ses lecteurs, songeait-il, n’avait eu de rapport direct aux auteurs qu’il
avait traduits. Tous ses lecteurs n’avaient eu que lui-même, sa voix et son visage devant
eux. S’ils avaient lu le grec, ils auraient pu voir ces auteurs en face. La porte du temple
aurait été ouverte à toutes les batailles interprétatives. Comme traducteur, il l’avait
refermée sur la paix de sa propre lecture. Le vieil homme était persuadé que traduire
revenait à substituer la personne de l’écrivain à celle du lecteur. Et il pensait aussi que ceux
qui, après lui, traduiraient les mêmes textes, comme on retraduit Platon ou Aristote, se
substitueraient aux auteurs traduits en leur donnant, d’une fois à l’autre, un visage
différent, de sorte que la traduction procédait à la « multiplication » du visage de l’auteur.
Elle se mêle aussi du rapport qui se crée, pour ainsi dire naturellement, entre le lecteur
et l’auteur. Dans la lecture d’un ouvrage, le lecteur se lie à l’auteur, un peu comme dans
l’écoute d’une sonate, au concert, on s’attache au jeu de l’interprète. La lecture crée
une sorte de subjectivité double : celle du lecteur et celle de l’écrivain. La plupart du temps,
on ne se rend pas compte de cette subjectivité double : on lit directement le texte sans avoir
l’impression que c’est un autre qui nous raconte une histoire, hormis quand le livre nous
est insupportable, quand le style nous répugne, quand le texte est fort ancien, etc.
Une traduction cependant, par le fait que l’on sait avoir entre les mains un texte traduit,
insiste sur le rapport subjectif entre le lecteur et l’auteur, car ce n’est plus l’écrivain qui nous
parle au premier chef. La traduction est donc ce texte pour qui le phénomène de double
subjectivité qui advient dans la lecture est apparent.
Le vieil homme en était là dans sa réflexion quand un bruit le fit sursauter, troublant
la quiétude de sa méditation. C’était le claquement inopiné d’une porte. Il y vit un signe du
dieu.
*
* *
Il était une fois un lecteur qui, de son fauteuil de lecture, parcourait le monde
une feuille à la fois, comme un capitaine explorait les terres inconnues d’une batture à
l’autre. Il était heureux, puisqu’il savait que ce qu’il y a de beau dans l’art d’écrire tenait dans
cette capacité d’amener les hommes sur des rives amènes, vers un lieu où ses eaux, indécises
mais fécondes, se prélassaient durant les marées. Or, de même que son esprit assemblait
les mots les uns aux autres pour créer un sens qui, pour lui, était plus que l’ensemble de
chacun des mots, de même assemblait-il des pages pour composer un bouquet
d’immortelles qui faisait tout son bonheur.
Il s’était informé des théories littéraires, avait suivi des cours, s’était assis sur les froides
banquettes des amphithéâtres, mais rien ne lui parut jamais plus près de ce qu’était
la littérature que cette relation intime qu’il établissait, seul, sur son fauteuil de lecture
quand il parcourait le monde une feuille à la fois comme un capitaine explorait les terres
inconnues d’une batture à l’autre. Rien ne lui paraissait plus loin de la vérité des choses que
lorsque ses maîtres lui enseignaient qu’il était possible d’interpréter fidèlement un texte
littéraire. Il ne croyait pas qu’existât quelque chose comme une lecture savante, conforme à
l’attente de l’écrivain, conforme à l’attente du texte. En fait, il voyait dans la lecture – et
dans les livres – une occasion de délicate subversion, de tranquille révolution,
d’insurrection intime et naturellement clémente.
Les systèmes critiques lui faisaient l’effet d’une forme de mécanisation de la sensibilité,
une façon d’en rendre compte objectivement, à l’aide d’arguments, de grilles, de structures.
Il avait aimé, par narcissisme, cette idée qui voulait qu’un livre se construisît autour
d’un lecteur idéal, car il voulait – même s’il n’y croyait pas – que Sénèque pût le tenir pour
tel au lieu de ce Lucilius dont il n’est rien resté.
Pour lui, quand il lisait, il y allait aussi de l’erreur, du contresens et de
la mécompréhension, autant de récifs qu’on l’exhortait à éviter, mais qui accompagnaient
néanmoins sa lecture et, contre l’attente de ses professeurs, lui donnaient malgré tout
une valeur. Les tensions de l’errance font partie du voyage.
En fait, les lectures les plus riches qu’il avait faites n’étaient pas celles qui avaient
répondu aux attentes de l’auteur et de son texte, mais celles qui l’avaient porté ailleurs, dans
un lieu ou vers des opinions que l’on n’aurait pu prévoir d’emblée. Ce phénomène lui
apparaissait clairement dans la traduction qui exprimait toujours ce que le lecteur avait
retiré du texte lu.
La traduction n’a rien à voir avec une lecture théorique, mais tout avec une lecture
concrète, pratique, réelle, qui advient dans des conditions précises, en un temps
historiquement déterminé, par un individu comme vous et moi. La traduction, s’était-il
convaincu, procède à l’explicitation de l’herméneutique de la lecture. Mais elle n’était pas
non plus une pure activité théorique ! La traduction était en butte à des langues naturelles,
à des phrases alambiquées, à des références parfois incompréhensibles, à des exigences
méthodologiques incontournables ! De même qu’en mer on peut dire que le capitaine
porte son navire, il ne faut cependant pas oublier que le navire porte tout autant
le capitaine… et la mer ces deux-là ! Et si l’on doit attendre du capitaine qu’il sache utiliser
son sextant et ses cartes maritimes, on ne croit pas pour cela que c’est lui qui a créé
les étoiles et les abysses marins.
Sa bibliothèque ne comportait cependant pas moins de périls que la haute mer, car
nombres d’ouvrages n’étaient que brume et brouillard, bruine et crachin, orage, vents et
tempêtes. Il voyait plus de courage à tenir le timon qu’à se laisser déporter par ces dangers,
et son fauteuil de lecture lui faisait l’effet d’une sorte de nef qui cabotait entre ces écueils,
une feuille à la fois.
*
* *
Il y a de cela fort longtemps, dans un pays froid et lointain, un homme lisait. En
écoutant la paix des heures qui passaient dans sa bibliothèque, il vagabondait d’un ouvrage
à l’autre sans ordre ni règle. Pour lui, une bibliothèque n’était pas un lieu, c’était en fait
une destination, un point où, d’une page à l’autre, se réalisaient tous les destins.
Cet homme qui lisait voulait enfin comprendre ce qu’était la traduction, cet art qu’il
avait pratiqué jadis d’abord par simple plaisir, ensuite par la triste obligation de gagner son
pain. Au fil de ses lectures, il avait vu défiler un nombre important d’abstractions
formidables, des alambics de mots qui enivraient et faisaient tourner les têtes autour d’idées
centrales : équivalences naturelles, directionnelles, buts, écarts, déterminisme,
indéterminisme, constructivisme, consensus, praxéologie, sémiose, culture,
postcolonialisme, genre, étrangèreté, skopos, tournant de ceci, tournant de cela, etc.
Cet homme, qui lisait dans un pays froid et lointain, aimait les livres et n’était pas
dépourvu de sens commun. Mais il n’était cependant pas gagné par cette maladie des Grecs
qui voulaient déterminer le nombre des rameurs d’Ulysse, savoir si l’Iliade fut écrite avant
ou après l’Odyssée et résoudre nombre de questions du même genre qui ne sont de nul
profit pour l’âme et de modeste viager pour l’esprit. Une pensée était pour lui la forme
raisonnée que prenait l’expérience. Son génie n’était pas meilleur que celui des autres,
hormis qu’il avait appris l’horlogerie dans sa jeunesse et qu’il s’était convaincu, à
l’observation des mécanismes, que la pratique, pour être efficace, est toujours l’application
méthodique d’une théorie concrète. Si une horloge sonne correctement les heures, cela est
moins un résultat que l’application correcte d’une méthode s’appuyant sur quelques grands
principes pratiques. Si ces principes sont faux ou que la méthode de mise en œuvre est
déficiente, l’heure ne sonnera jamais, ce qui peut certes avoir des avantages pour ceux qui
se moquent d’arriver à temps… Mais si les principes sont vrais, et que leur application est
méthodique, le résultat sera juste : minuit sonnera et Cendrillon pourra perdre sa pantoufle
de verre. Ainsi voyait-il la théorie : une description rationnelle du réel naturellement
marquée par celui qui décrit. Ce qu’il était comme homme, avec les failles de sa culture,
la maîtrise de sa langue maternelle et celle des langues qu’il avait apprises, l’époque où il se
trouvait, jusqu’aux raisons mêmes qui l’avaient poussé à traduire, cela avait eu
une influence sur sa façon de traduire une langue en une autre, si bien que si l’on avait
étudié ses traductions, on y aurait peut-être moins découvert sa méthode, ou sa théorie de
traduction, que l’application de sa propre subjectivité au transfert linguistique. Mais de
même qu’en horlogerie on peut partir des roues pour remonter aux principes, de même,
croyait-il, on aurait pu, en prenant appui sur une traduction, remonter aux principes qui
agissaient chez elle en sous-main.
Mais les choses n’étaient pas si nettes, et il devait bien admettre qu’une théorie n’est
pas une horloge. Celle-ci répond à des lois physiques, mathématiques et mécaniques
particulières, tandis qu’il s’en faut de beaucoup qu’une théorie littéraire ait les mêmes
impératifs. Il ne lui est nécessaire qu’une sorte de cohérence narrative. Son rôle est de
raconter ce qu’elle voit, ou croit voir, en œuvre dans un texte, et de le raconter avec
une unité et une logique qui doivent correspondre à la réalité des choses observées et à
la cohésion d’ensemble de la description.
Une théorie littéraire – et les théories de la traduction sont à classer dans ce groupe –
est un récit sur la Littérature, si tant est que l’on s’entende un jour sur ce que cela signifie.
Tantôt on y échoue sur des idées prodigieuses : la mort de l’auteur, la mort du lecteur,
la mort du texte, le conflit des interprétations, l’œuvre ouverte, les horizons d’attente,
le lecteur modèle. À les prendre individuellement, comme récit, ces théories peuvent être
cohérentes, de même qu’un roman est cohérent encore qu’il n’entretienne qu’un rapport
factice avec la réalité : Maigret peut bien avoir travaillé au Quai des Orfèvres, il n’y a jamais
allumé sa pipe, et Sherlock Holmes n’a jamais payé son loyer à Madame Hudson, pas plus
que le corps du père Goriot ne gît au Père-Lachaise, etc. Pourtant, c’est par cette mise en
cause du réel (ou du surréel, du fantastique, etc.) qu’il y a un intérêt à la Littérature.
Le monde dans lequel nous vivons n’a pas en soi d’intérêt littéraire ; il en acquiert
un dans sa mise en texte. La Littérature est le roman du monde : les théories littéraires,
les romans de ce roman. Toute connaissance n’est pas scientifique, mais, croyait-il, tout ce
qui est vrai emprunte la forme de la science. Cette forme, dans les études littéraires, prenait
pour lui celle du récit.
Voilà ce que pensait cet homme qui lisait, il y a de cela fort longtemps, dans un pays
froid et lointain, en écoutant la paix des heures qui passaient dans sa bibliothèque,
naufrageant d’un ouvrage à l’autre, sans ordre ni règle, mais toujours heureux néanmoins
d’y trouver un port hospitalier.
*
* *
Il était une fois un homme qui, après avoir médité sur le mythe de Babel, comprit
après bien des efforts qu’en confondant les langues Dieu voulait dire peut-être que
les hommes devaient avant tout s’écouter.
On a longtemps cru, et l’on croit peut-être encore, que les hommes pouvaient
s’instruire des paysages. L’idée selon laquelle aller voir le monde est une façon de former sa
sensibilité et son intelligence, l’intuition selon laquelle le rapport aux choses extérieures est
une voie menant à une relation plus intime et, par conséquent, plus vraie, avec ce qui gît
dans l’intimité de son âme, est un point d’orgue de tout humanisme. Cela explique, en
gros, ce que l’histoire des mœurs a nommé le « Grand Tour ». En 1670, un précepteur de
la noblesse anglaise, Richard Lassels, écrivait dans son ouvrage, The Voyage of Italy or a
Complete Journey through Italy, que « seul celui qui a accompli le Grand Tour de la France et
le voyage en Italie peut comprendre César et Tite-Live » 1. Dans l’optique de l’auteur,
la compréhension du sens profond des textes anciens n’était donc pas tant liée à leurs
aspects linguistiques, qu’aux images de voyage que le promeneur avait pu rassembler à
foison à travers tous ses égarements pérégrins et ses flâneries étrangères 2. Il faut voyager
pour comprendre le monde et qui l’on est. Cette idée est moderne 3. Chez Sophocle, par
exemple, Œdipe ne commence son voyage qu’après avoir compris qui il était vraiment 4.
Même Pausanias, qui pourtant avait parcouru le monde, ne perdit jamais le sentiment de
son « hellénité », et c’est en grec qu’il parla de la Grèce aux Romains.
Laurence Sterne écrivit son Voyage sentimental en 1768 poussé par une sorte
d’exaspération à l’égard de ceux qui, avant lui, avaient composé des récits de voyage, en
particulier Tobias Smollet, type humain incapable de sortir de soi et, ainsi, de connaître
le monde. Sterne déclinait au début de son ouvrage différents genres de voyageurs pour
mieux identifier ensuite le type qu’il était lui-même : après le groupe de ceux qui voyagent
tournés vers eux-mêmes (les Idle, Inquisitive, Lying, Proud, Vain et Splenetic Travellers), ceux
qui sont tournés contre les autres (les Travellers of Necessity, les Delinquent, Felonious,
Unfortunate Travellers), ceux incapables de l’un et de l’autre (les Innocent et Simple
Travellers), il postulait l’existence du Sentimental Traveller : celui qui est propre à s’enrichir
de ce qu’il voit et qui sait faire partager à autrui le sens de ce qu’il a vu. Sous cet angle,
le traducteur est un peu le voyageur sentimental des Belles-Lettres.
Le récit de voyage du XVIIIe siècle – et l’œuvre de Sterne est un modèle – se différencie
des Mirabilia médiévales en cela que le Moyen Âge croyait que le merveilleux était réel 5,
alors que les Lumières estimaient que c’était le réel qui se révélait plutôt digne
d’émerveillement. Swift, dans les Voyages de Gulliver, n’essaie pas de faire croire en la réalité
de choses imaginées, mais veut illustrer la force d’émerveillement qui sourd de toute
réalité 6. Sterne, lui, à travers des rencontres banales, comme celle avec le moine de Calais,
connaît bien l’art d’en tirer un trait pittoresque et brillant 7. De façon générale, le voyage,
plus qu’à la diffusion de la connaissance, contribua directement à son appropriation, à
la construction d’une individualité à travers les images de paysages 8.
Le Grand Tour représentait un voyage initiatique qui couronnait la fin des études de
tout homme bien né. On tenait en ces temps que les connaissances livresques, étroites et
routinières, ne pouvaient être des connaissances vraies si on ne les complétait par
un contact prolongé avec le monde réel 9. Mais surtout, le voyage enseigne l’importance de
l’unité (et donc de l’identité) dans la construction d’une vision rationnelle du monde. C’est là
le fin mot de Shaftesbury illustrant l’unité de la morale et du goût, celle du beau et du bon :
« À présent, dans ce que nous appelons “univers”, quelle que soit la perfection des systèmes
particuliers et quelque proportion qu’en aient les parties singulières […] si elles ne sont
point liées en un système général, elles sont, les unes face aux autres, pareilles à des dunes,
des nuées ou des vagues qui se brisent sans cohérence, sans ordre ni proportion et, ainsi,
sans projet, ni dessein. 10 » Le rapport à l’autre par le voyage est une manière de construire
une unité conceptuelle, un art de façonner l’identité, une voie pour se construire et, pour
le dire comme Nietzsche, de devenir ce que l’on est 11. Seul l’animal est ce qu’il est.
L’homme, lui, n’est rien, ou plutôt ce qu’il est, il doit le devenir 12 et cela, il y parvient dans
son rapport à l’autre et au monde. Il y peut parvenir à travers des paysages, il y peut arriver
à travers des livres. Toute personnalité est appropriation.
Fig. 2.
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Fig. 1.
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Deux tableaux du XVIIIe siècle illustrent bien ce principe. Le premier est de Pompeo
Batoni et représente John Chetwynd, premier comte de Talbot (1773) (fig. 1) ; le second fut
peint par Tischbein une dizaine d’années plus tard et montre Goethe en Italie (fig. 2). Dans
ces deux tableaux, ce qui est bien au centre, c’est l’homme. Chetwynd est debout – il doit
encore accomplir des choses – Goethe est à demi étendu sur les ruines d’un obélisque – il a
déjà tant fait. On perçoit une sorte de contentement, mais aussi un éclair d’espoir dans l’œil
de Chetwynd ; le visage de Goethe exprime, lui, une certaine tension. Différence des génies
propres, entre celui qui croit pouvoir créer et celui qui connaît déjà les vertiges de
la création ? Peut-être. L’élégant vêtement du Lord anglais parle moins en faveur du dandy
que celui qui sent le besoin de bien se vêtir pour le monde, la vie lui étant une fête 13.
Goethe, pour sa part, est habillé en artiste et le vaste chapeau dont il se couvre ne
le protège pas du soleil qui, ce jour-là, avait déserté la campagne romaine. En fait,
le chapeau ne sert qu’à mieux encadrer le visage du poète. Dans une lettre, le peintre
écrivait : « J’ai commencé son portrait, je vais le faire grandeur nature, assis sur des ruines,
en train de réfléchir au destin des œuvres humaines. » Le sujet est donc bien Goethe dans
la campagne romaine, c’est-à-dire ce qu’est Goethe à travers un paysage. Qu’en est-il du
Lord anglais ? La canne de marche qu’il tient à la main droite exprime son esprit de
curiosité. Sa veste, qui s’ouvre en larges pans pour découvrir un habit de soie mordorée,
forme un geste d’accueil ; le tricorne à la main gauche est comme suspendu en
une salutation cordiale. Le chien à ses pieds incarne la constance. Dans le tableau de
Goethe, c’est la tour au fond, au centre, qui rend la même idée. Aucune montre au gousset,
aucun gnomon, nulle clepsydre ni sablier, rien dans les deux tableaux qui puisse faire
référence à un temps qui ne soit autre que l’éternité. Ce qui compte dans ces deux portraits,
c’est la valeur symbolique du paysage. Dans les deux toiles, on fait allusion à la grandeur
passée de Rome et donc à ce qu’il y a d’éphémère dans toutes les œuvres humaines. Là,
un piédestal solitaire, ici un chapiteau ionique abattu, rescapés de marbre du grand
naufrage barbare.
Mais derrière les deux hommes, ce qui est peint illustre en fait leur vie intérieure.
Prenons le Lord anglais, ce n’est pas un hasard s’il est peint à côté du célèbre Arès Ludovisi.
La sculpture du dieu de la guerre, au plein de sa jeunesse, représente une beauté qui n’est
pas qu’un ornement, mais une authentique affirmation humaniste. Comme le dieu grec,
le jeune Anglais, observe et réfléchit, il intériorise le monde dans une lente et longue
méditation. Il veut devenir plus humain. Winckelmann, auquel on doit d’ailleurs
l’une des premières descriptions de cette sculpture, établissait un lien entre
le développement de la statuaire et « les règles établies dans l’homme » 14. Ce qu’imite
une œuvre sculptée, ce n’est pas la nature, mais l’idéal humain. Le vase à gauche du Lord
reprend aussi des motifs mythologiques qui rejoignent ceux du bas-relief derrière Goethe,
lequel illustre un épisode d’Iphigénie en Aulide auquel l’écrivain allemand travaillait à
l’époque. On le voit ainsi, ce qui se trouve dans le paysage de ces deux toiles est hautement
symbolique et ne vaut qu’en fonction de l’individu qui y est dépeint. La valeur
représentative est de l’ordre du symbole : elle substitue à une notion un objet peint.
La question se pose du lien entre ce qui est peint et le réel, entre la représentation et
la réalité. Le sujet apparent de ces deux toiles est le portrait ; le sujet réel est l’intériorité de
deux âmes qu’expriment les paysages derrière eux.
Ce qui compte, c’est bien le paysage derrière : il parle de la vie intérieure
des personnages, Lord Talbot et Goethe. Ces toiles ont un sens apparent et un sens réel.
Pour saisir le sens réel, il faut que le spectateur connaisse un tant soit peu la petite histoire
du Grand Tour. Or l’intuition qui réside au fond du Grand Tour et, à tout prendre, qui
s’inscrit dans toute œuvre d’éducation, est que le sens n’est jamais donné d’emblée : il est
toujours le fruit d’une rencontre, d’une construction du « touriste » qui, d’une part,
interprète les choses et, de l’autre, est formé par elles. Tout homme qui s’intéresse à
la culture est un homo viator. La culture se comprend toujours à travers une autre – et se
mécomprend aussi par elle – de sorte que le sens que l’on voit ici ou là, annonce quelque
chose pour nous, mais autre chose pour autrui 15. Si le sens est construit, son interprétation
doit tenir compte tout autant d’un résultat (ce qui est construit, le portrait, par exemple) que
d’un processus (la construction elle-même, le paysage et sa valeur symbolique).
Ce que montrent les deux portraits évoqués plus haut, c’est moins l’Italie elle-même
que ce que devient l’Italie à travers eux : la perspective restreinte du portrait de Talbot en dit
long sur sa capacité de traiter ce qu’il voit, de s’en instruire, de le former. Le portrait de
Goethe, lui, offre plutôt un paysage à la ligne d’horizon vaste et large où la nature se
conjoint à la civilisation dans une noce harmonieuse ayant formé l’artiste, nature qui, en
cadeau de cet hyménée, a reçu de l’homme le don de la parole :
Qu’un homme puisse être formé par les paysages qu’il a rencontrés dans sa vie,
le Grand Tour le montre. Qu’un artiste puisse former un paysage à partir de l’homme qu’il
peint, Batoni et Tischbein le prouvent.
Dans un texte, les mots sont des signes arbitraires qui renvoient à des concepts. Dans
une traduction, toutefois, les mots employés sont, tout à la fois, les symboles des signes du
texte donateur 21 ainsi que les signes de la langue d’accueil : symbole parce qu’ils remplacent
les mots de l’original ; signes parce qu’ils dénotent des concepts dans la langue d’accueil.
Une traduction est donc un texte où entrent en dialogue permanent la valeur symbolique et
la valeur significative des mots employés.
Cette relation difficile entre sens et symbole est ici tout à fait prégnante. La traduction
prend la place de l’original, de la même façon que le symbole représente une chose
absente 22. À l’origine, chez les Grecs, le symbole (σύμβολον) désignait les deux parties
séparées d’un objet qui, réunies, en formaient un seul. Il s’agissait généralement
d’un morceau de poterie que l’on avait cassé et que l’on donnait aux citoyens afin qu’ils
pussent démontrer leurs droits, ce qu’ils faisaient en réunissant les morceaux brisés
d’un objet qui se trouvait ainsi complet 23. On peut imaginer de la même manière le rapport
d’une œuvre et de sa traduction.
Si la traduction est différente à maints égards du texte dont elle provient, elle ne s’y
oppose pas essentiellement ; elle lui est plutôt complémentaire. La traduction permet à
l’œuvre traduite d’avoir accès à un espace linguistique, culturel et historique qui ne lui
appartenait pas d’emblée et qu’elle ne pouvait souvent prévoir. De cette fonction de
complémentarité dérive l’idée d’un texte qui tient lieu et place d’un autre. Ainsi, dire que
la traduction est le symbole de l’original ne revient pas seulement à suggérer qu’elle en est
complémentaire, mais que le sens qu’elle exprime comme symbole est profondément
marqué par la langue, la culture et l’histoire qui accueillent l’œuvre traduite 24. En outre, elle
le fait selon les mêmes modalités que le symbole dont le rôle est de substituer un signe à
une réalité et de la représenter soit de façon formelle, soit de façon naturelle, analogique ou
culturelle.
Ainsi en est-il du mot traduit qui se substitue au mot original selon ces quatre
manières : par substitution formelle, afin de reproduire le plus littéralement possible
le contenu et la forme du texte donateur de sorte que les lecteurs du texte d’accueil
reçoivent le même message, dans son contenu et dans sa forme 25 ; par substitution
naturelle, grâce à laquelle le traducteur recherche les éléments stylistiques lui permettant de
rendre les fonctions rhétoriques de la langue donatrice dans celles de la langue d’accueil 26 ;
par substitution analogique, c’est-à-dire le processus par lequel le traducteur recherche
l’adaptation des éléments conceptuels d’un texte donateur à un texte d’accueil afin que ce
texte puisse jouer une fonction analogue au premier 27 ; par substitution culturelle enfin,
soit l’adaptation des divers éléments culturels du texte donateur à ceux du texte d’accueil,
où ce sont les catégories de ce dernier qui priment 28.
Texte se substituant à un autre, symbole subrogeant un signe, fruit
d’une interprétation, une traduction est un texte symbolique qui possède en même temps
un caractère critique.
De même que l’on ne voyait pas d’un premier coup d’œil la valence symbolique
des paysages du Grand Tour, de même néglige-t-on la dimension symbolique de
la traduction au profit de son aspect critique. On ne semble en avoir que pour
la reproduction, fidèle ou moins, d’un sens original, imitation dans la langue d’accueil de ce
qu’est, ou bien fait, le texte dans la langue donatrice. Le texte donateur possède la valeur
d’un modèle dont le texte d’accueil se voudrait la reproduction et, en quelque sorte,
le portrait, mais un portrait qui, comme dans le cas de ceux de Lord Talbot et de Goethe,
doit davantage, mutatis mutandis, à l’intériorité de l’artiste qu’à l’extériorité du modèle lui-
même ramené au rang de symbole 29.
Pourtant, c’est cette valence même qui rattache la traduction – en partie, il est vrai – à
l’esthétique. On objectera à raison que tout, en esthétique, ne saurait être de l’ordre du
symbolisme, et qu’un pan considérable de l’histoire de l’art repose sur l’idée de
reproduction ou d’imitation 30 du sens objectif du réel. Ainsi peut-on dire que l’on a réfléchi
sur l’art pendant longtemps avec le préjugé que l’œuvre d’art n’avait pour fonction que
d’offrir une image des idées à ceux ne pouvant y parvenir que par les voies offertes par
la sensibilité 31. Moins que reproduction du réel objectif, l’art se voulait reproduction
d’un réel subjectif, intellectuel, de l’εἶδος derrière la représentation. La Renaissance a
insisté, du reste, sur ce que cette reproduction pouvait devoir à la technique et à
l’observation scientifique. Léonard de Vinci écrivait d’ailleurs que « les vraies sciences sont
celles que l’expérience nous a communiquées par les sens, en fermant la bouche aux
discuteurs » 32. Les études sur la perspective d’un Piero della Francesca lors du grand
Quattrocento italien, par exemple, témoignaient de cette volonté de reproduire
efficacement, à travers la maîtrise d’une technique, un monde qui n’est pas fait d’ombres
aplaties, mais de volumes. De manière générale, cette capacité de l’artiste de reproduire ce
qu’il voit, d’être fidèle à ce regard, fut longtemps considérée comme une part inaliénable de
son talent et une composante essentielle de l’art. Le modèle objectif à reproduire
l’emportait au fond sur les qualités subjectives de l’artiste. Il fallut attendre le Romantisme
allemand pour que l’inspiration reprît sa place. L’artiste, indifférent aux informations
singulières des sens, perçoit plutôt la force spirituelle unissant toutes les parties de
la représentation : l’art est ici l’apogée de la science 33.
Les voyageurs du Grand Tour ont contribué à l’essor de la production artistique, tout
particulièrement d’un art de la reproduction et de l’imitation. Tous n’ayant pas comme
un Goethe la capacité de porter en eux-mêmes la force d’un paysage, plusieurs
commandèrent à des peintres des vues des villes qu’ils avaient traversées, ou de ces
monuments qui, de façon subreptice, avaient reçu leurs effusions admiratives. C’est à ce
type de voyageurs que l’on est redevable des œuvres de Canaletto, s’il faut en nommer un.
Quiconque observe un Canaletto est aussitôt frappé par cette impression de netteté et
de précision que l’on retrouve souvent en photographie. Pour peu que le spectateur soit
dans un musée qui offre l’espace indispensable afin de prendre un peu recul, il se sentira
envahi par le paysage avec l’impression de pouvoir marcher sur la place Saint-Marc, de
passer sous la tour de l’Horloge, de descendre sur le Campo San Giacometto parmi la foule
bigarrée de badauds tout en tricornes, justaucorps à l’abondant boutonnage, épées au côté,
escarpins et bottes de sept lieues, parmi les robes incroyables et merveilleuses de soie, de
brocart ou de velours, avec mousseline à tout vent, postiches, perruques et visages
poudreux. On voudrait presque nourrir les pigeons des places ou encore s’esquiver afin de
s’en prémunir.
Tout ce goût scénographique attaché au réalisme a donné naissance à ce que l’histoire
de l’art a nommé élégamment en italien « vedutismo », encore que cette tradition doive
beaucoup à la peinture hollandaise, à l’œuvre de van Wittel en particulier. Ce réalisme
des paysages représentés, cette exacte évocation de la vie même de la Sérénissime, était
prisé des adeptes du Grand Tour. Voilà ce qu’ils voulaient ramener chez eux après leurs
années d’apprentissage. L’œuvre d’art devait reproduire fidèlement la réalité, l’artiste se
reconnaissant moins à son style qu’à la qualité de son regard, comme nous le verrons plus
loin.
Canaletto fut admiré au point que Joseph Smith, consul britannique à Venise de 1744
à 1760, lui ouvrit l’Angleterre où le peintre italien fit plusieurs de ses reproductions de
paysages dont la Vue de Londres à travers une arche du pont de Westminster demeure sans
doute la plus célébrée. Pour les clients du Canaletto, les toiles prenaient la place
des paysages eux-mêmes que les grands touristes ne pouvaient mettre dans leurs bagages.
Chacun vantait l’exactitude et la précision de l’artiste vénitien. Peu cependant, hormis
peut-être ses confrères Bellotto et Guardi, savaient combien ce travail de « reproduction à
l’identique » devait à un intense labeur subjectif de recréation.
D’abord, ce réalisme possède un œil sélectif, car, tout près des palais mordorés aux
arches byzantines, à travers la préciosité des blasons familiaux, des pilastres corinthiens,
des obélisques d’amiral et des niches marbrées qu’observaient les trompe-l’œil de façades
baroques, près du Bucentaure et des triomphes maritimes, à l’ombre des toges sénatoriales,
s’agitait toute une Venise faite d’expédients et de misères, de mendicité et d’indigence,
un monde de malheurs qui prospérait dans l’ombre des richesses et sous les blocs de
marbre, pareil à cette vie abjecte qui grouille sous ces pierres que l’on retourne en forêt,
un univers d’épidémie et de pestilence, de monstruosité, de folie, de malédiction 34. Telle
était la borne de reproduction du Canaletto, et toute cette pauvreté n’en était pas moins
vraie, elle n’habitait pas moins le paysage vénitien. Elle n’en donnait pas moins que
les fureurs carnavalesques un sens à ce qu’était Venise, comme quoi le réel est la limite de
tout réalisme.
Les commanditaires du Canaletto désiraient des toiles qui se fussent substituées au
réel ; ils soupiraient en quelque sorte après des perspectives portatives. Cependant,
les paysages du peintre vénitien n’étaient fidèles à la réalité des lieux qu’en apparence. Ils
n’étaient réels que de façon symbolique. Le travail du peintre n’en était pas un de simple
imitation, mais se déclinait plutôt en une série complexe de phases graphiques
préparatoires, avec des modifications subtiles des points de vue montés ensuite sur la toile
avec la technique de la chambre noire selon un procédé tantôt de distorsion, tantôt
d’amplification de la perspective. Les paysages du Canaletto n’avaient pas à se substituer au
réel : ils formaient, comme tout objet d’art, une réalité en eux-mêmes. Pourtant, les riches
Anglais qui achetaient ces vues magnifiques croyaient mettre de l’authentique dépaysement
dans leur salon, ils pensaient, de bonne foi, suspendre de l’exotisme aux murs, accueillir
parmi cette tranquillité studieuse protégée par des cordons de passementeries, les accents
pittoresques de l’étranger 35.
Mais toutes ces vues stéréotypées, les choix mêmes des artistes à célébrer, toutes ces
choses parlaient davantage en faveur d’une appropriation des paysages ou, en clair,
d’une naturalisation du réalisme en peinture. Ce qu’il y a de véritablement dépaysant dans
les paysages n’est jamais peint et l’exotisme est toujours l’effet d’un choix, d’une élection par
celui qui reçoit. On n’aurait pas supporté à Netherfield, ou dans un salon noble de
Pemberley, la vue de la misère humaine qui grouillait partout à Venise. On voulait
l’étranger pourvu qu’il fût propre. Toute cette ruine, on ne l’aurait pas acceptée. On
l’endure dans les choses, point chez les hommes ; on trouve une arche brisée pittoresque,
mais une main tendue, elle, scandaleuse.
Ce que l’on dit ici de la peinture vaut aussi pour la littérature. On ne rapportait pas du
Grand Tour que des toiles, mais aussi des livres. Et la lecture des livres étrangers
représentait probablement la première étape de tout voyage digne de ce nom. Or ce
dépaysement, pour la plupart, nécessitait une traduction, laquelle, pour faire comprendre
l’originalité de l’étranger, se devait de le naturaliser à travers tantôt des adaptations, tantôt
des choix d’extraits, tantôt des gloses ou des commentaires 36. Cela permet de mettre en
scène un aspect fondamental des traductions : de même que le vedutismo d’un Canaletto ne
s’inscrivait pas dans une intention de communication, mais plutôt de dévoilement
d’un monde étranger, de même la traduction a moins pour objectif de communiquer
simplement un sens que de le faire comprendre. Son travail s’effectue ainsi moins au
niveau des langues qu’à celui des concepts, si bien que les questions de traduction doivent
s’articuler à l’intérieur d’une théorie de la connaissance plutôt qu’au sein d’une théorie de
la communication, car il y va moins du signifiant que du signifié, moins du signe que du
symbole 37. Une œuvre n’est pas une œuvre à cause des mots qui la composent, mais à
travers la charge culturelle, spirituelle, philosophique, symbolique, etc., qu’elle possède 38.
De même une toile est-elle plus qu’une palette de couleurs. À cet égard, une œuvre est
un contexte ou encore, pour le dire autrement, un ensemble de sens. Les paysages du
Grand Tour que l’on vient de voir l’illustrent assez et nous convainquent que
la signification d’une œuvre (littéraire ou picturale) ne dépend pas exclusivement des mots
ou des couleurs qui la forment. L’époque où elle s’inscrit, l’endroit où elle éclôt, la situation
politique ou sociale qui l’entoure, ce avec quoi elle est en continuité ou en rupture,
l’intention du créateur, les conditions de sa réception, tout ce que dit une œuvre sans
le dire ouvertement (ou de façon symbolique) tout cela concourt au sens de cette œuvre.
Voilà pourquoi une compréhension de la traduction relève d’une théorie de
la connaissance. Une théorie de la traduction procède de cette mise à jour contextuelle du
sens, qu’elle rend explicite. Comme l’écrivait avec à-propos David Bellos, nulle phrase « ne
contient toute l’information dont vous avez besoin pour la traduire. Dans toute expression
considérée simplement en tant que succession bien formée de termes lexicalement
acceptables, il manque toujours un certain niveau essentiel d’information : celui qui
concerne son appartenance générique » 39.
Contrairement aux paysages de Canaletto, peints pour l’agrément des grands touristes,
où ce qui est représenté entretient un rapport avec des lieux réels, un texte littéraire, lui,
peut n’avoir aucun référent réel dans le monde concret, il peut ne renvoyer à rien d’autre
que lui-même 40. Il est sans importance qu’existe vraiment une île comme celle de Laputa
chez Swift, son rapport au réel est insignifiant. Elle n’acquiert une signification qu’à
l’intérieur d’un monde particulier, un monde qui est celui de ce texte des Voyages de
Gulliver et qui se déploie à partir de règles qui lui sont propres. Le traducteur de Swift doit
moins s’inquiéter de la cohérence rationnelle de la fable que s’assurer que son lecteur
comprenne bien le paradoxe où sont les habitants de l’île flottante, eux qui possèdent
les sciences sans toutefois maîtriser leurs applications possibles 41. Au contraire de la toile
de Canaletto dont les libertés face au réel pourraient être infirmées par la confrontation
avec les paysages représentés, celles de l’écrivain ne peuvent l’être en aucune façon avec
le monde qu’il dépeint. La colline d’où Rastignac défie Paris, le triste réduit où meurt
Gervaise Macquart, le secrétaire parisien sur lequel se trouve, chiffonnée et sale, la lettre
volée d’Edgar Poe, toutes ces choses ne sont pas de l’ordre du vrai ou du faux et nulle
confrontation au réel ne fera que l’on y croie davantage, tant il est vrai que le texte littéraire
se comporte de façon autonome avec le réel.
Mais toutes ces inventions, dès lors qu’on les tourne dans une autre langue et que,
assujetties à l’inventivité des auteurs, elles se soumettent à la correction des traducteurs,
toutes ces inventions tombent sous la juridiction du vrai et du faux. Elles perdent
l’autonomie que l’art leur avait donnée et s’asservissent, pour ainsi dire, aux prérogatives du
texte traduit pour qui le rapport au réel est fondamental, par la seule nécessité qu’il y a de
comparer l’original et sa copie.
Il en va de même des paysages du Grand Tour, encore que les palais vénitiens n’aient
jamais eu l’obligation de se tenir réellement debout dans les toiles, tandis que le texte
traduit est, quant à lui, soumis à une fidélité, à une exactitude, qui en fait le jouet,
l’automate sans autonomie, de l’original. Un objet peint ne doit se soumettre à aucune règle
– l’art abstrait en témoigne –, mais un mot traduit, lui, doit se plier au moins à la rigueur de
la grammaire et souvent à la tyrannie de l’usage linguistique. Toute différence qu’entretient
un paysage peint avec la réalité qu’il représente est liberté d’artiste ; le moindre écart entre
la traduction et l’original est cependant à charge du traducteur, car son texte, contrairement
à l’ouvrage de l’auteur, tombe sous les catégories de la validité et de l’écart, du vrai et du
faux. Si Zola prend ses aises avec la réalité, il s’agit pour lui d’une licence ; si son traducteur
allemand prend la même latitude avec L’Assommoir cela s’appelle une erreur. La traduction
se jugera ainsi avec des faux sens, des contresens, des mots utilisés trop forts ou trop
faibles, des omissions, des chassés-croisés, etc., autant de procédés analytiques qui nous
permettent d’exclure ou d’avaliser des éléments constitutifs de ce texte qui est
une traduction. L’original, lui, se juge avec des arguments critiques où les distinctions de vrai
et de faux, de vérité et d’erreur sont moins nettes. Une traduction peut être fausse, jamais
un original. En somme, si l’on devait identifier le propre de ce texte de substitution qu’est
la traduction, ce texte dérivé d’un autre, il faudrait dire qu’une traduction est un texte qui porte
en lui ses conditions de réfutabilité.
Voyez une toile : elle ne fait pas que dépeindre son sujet, mais illustre aussi, derrière
l’image, quelque idéal, quelque émotion, quelque vérité peut-être, si cela existe. Le parcours
d’une toile est d’aller de l’invisible au visible, telle fut du moins sa conception classique 42.
S’il ne s’agissait que de présenter en peinture la réalité telle qu’elle existe, cet art serait
superflu comme l’a remarqué Hegel dans son Esthétique. Il y va de la vision de l’artiste et
cette vision, en elle-même, n’est ni vraie ni fausse. De même une œuvre littéraire va de ce
qui n’a pas de sens, les mots pris individuellement 43, vers ce qui en a un : le texte articulé.
Ce sens ne joue cependant pas dans la catégorie du vrai et du faux. Comme en peinture, ce
qu’il montre, c’est quelque chose qui, sans lui, serait passé inaperçu 44. À ce sujet, Merleau-
Ponty écrit dans L’Œil et l’esprit : « Essence et existence, imaginaire et réel, visible et
invisible, la peinture brouille toutes nos catégories en déployant son univers onirique
d’essences charnelles, de ressemblances efficaces, de significations muettes 45. » Une œuvre
d’art est un regard à partir duquel on peut voir ce monde ; c’est une fenêtre qui laisse entrer
la lumière et qui permet à l’œil d’apercevoir de plus grandes perspectives. Le texte traduit
cependant peut être infirmé, car il se trouve en relation avec un autre, le texte dont il est
une traduction justement, et son intention peut être différente de celle de l’auteur, car
la traduction relève à la fois de contraintes pragmatiques liées au transfert linguistique et de
conditions historiques liées à sa réception. Ainsi peut-on soutenir que ce texte dont
les conditions de vérité sont irréfutables est un original – l’imagination ne commet jamais
d’erreur 46 – tandis que le texte qui peut être falsifié par un autre est une traduction.
Ce texte originel, par sa reproductibilité mécanique, remit sur la sellette, au XVIe siècle,
une réflexion sur la nature de la traduction, sur la légitimité de l’activité traduisante et sur
le concept de fidélité. La particularité de cette « reproductibilité mécanique » de l’œuvre
littéraire qu’est l’imprimerie, alimentant le besoin en livres, fut d’encourager un type de
reproduction qui, lui, n’était pas mécanique et plaçait l’humain au cœur de son activité :
la traduction. Pour Benjamin, on l’a dit, une œuvre d’art possédait un ici et
un maintenant ; or, la reproduction qu’est la traduction entraînait depuis toujours
un déplacement de cet ici et de ce maintenant, dans un temps qui n’était plus celui de
l’œuvre, mais celui de la traduction, le temps de la lecture qui intervient à un autre rythme
que le temps de l’écriture, en un autre lieu, sous d’autres conditions et à un autre moment.
Ce déplacement du temps de l’œuvre dans celui de l’œuvre-traduite apparaît essentiel pour
juger du travail du traducteur. Il est peu probable, en effet, que le traducteur se fût proposé
les mêmes fins que l’auteur par le fait même qu’ils se trouvent, l’un l’autre, à des instants
différents de l’Histoire. Louis Le Roy en traduisant Platon dans les années 1540 s’adressait à
des lecteurs auxquels Platon n’avait jamais pensé et écrivait dans une langue qui n’existait
pas sous Périclès. On le voit, les questions de fidélité, les idées de lettre ou d’esprit,
n’apparaissent pas ici avoir un grand sens, car l’ici et le maintenant du Phédon grec de
Platon ne peut plus être l’ici et le maintenant du Phédon français de Platon par Louis
Le Roy. Toute traduction oblige ainsi le texte originel à avoir un destin historique que
l’auteur n’avait pas prévu d’emblée.
Si le texte originel construit son lecteur modèle, selon l’idée bien connue d’Umberto
Eco, la traduction montre que le texte traduit possède aussi cette capacité, mais que ce
lecteur n’est pas nécessairement celui envisagé par l’auteur 63. On le voit, la façon de penser
et d’envisager le lecteur caractérise du même souffle le texte originel et sa traduction 64.
Dans celui-là, le lecteur modèle est construit par le texte. Dans la traduction, c’est le lecteur
(le traducteur) qui construit le texte. La traduction procède à un renversement du rapport
d’auctorialité. À cet égard, une traduction ne sera jamais une reproduction ressemblant au
texte originel puisqu’elle n’envisage pas le même lecteur : il n’est ni la même personne, ni
ne fait la même chose. C’est la figure clé du débat. Le lecteur est au centre du portrait de
la Littérature. Cette centralité s’illustre assez bien du reste à travers l’histoire du livre et de
la lecture.
En effet, il était apparu clair aux éditeurs de la fin du XVe et du début du XVIe siècles
qu’un texte édité devait s’adresser à un lecteur particulier et que cette nouvelle marchandise
qu’était le livre devait correspondre à cette nouvelle image du lecteur 65. Ainsi naquit le livre
de poche, invention italienne, qui se substitua au gros folio qui avait été conçu pour l’étude
en bibliothèque et que l’on attachait au pupitre par une chaîne. Le petit livre, lui, permettait
plutôt une lecture intime des ouvrages. Il autorisait une recherche particulière libérée
des contraintes d’une étude savante liée au temps voué au travail, pour marquer un temps
désormais consacré à la vie privée 66. Le duc d’Astri écrivait au début du XVIe siècle à l’éditeur
Manuce : « Tu t’es donné la peine de mettre à notre portée [les auteurs grecs et romains] ;
nous pouvons à présent les connaître et les fréquenter dans l’intimité. 67 » L’apparition
des index et des tables, mais surtout celles des annotations imprimées et de manchettes
résumant les propos sont autant d’indices d’une transformation des modes de lecture à
la Renaissance qui éperonne les traductions nouvelles 68. La métamorphose du livre suit
celle du lecteur.
Quand, à l’aube du XIIe siècle, la leçon magistrale céda lentement la place à la disputatio,
ces tournois de clercs, on assista dans l’explication des textes à un choc interprétatif.
Le regain des traductions à cette époque est tributaire de cette approche nouvelle du texte.
Si les pratiques traductives du Moyen Âge se conformaient à un modèle interprétatif
aristotélicien, celles qui fleurissent au XIIIe siècle, dans la France de Charles V, exprimaient
bien davantage ce choc des interprétations dans la lecture. On peut conclure ici que tout
effort de traduction cherche à exprimer, en plus de l’œuvre, la façon de la lire 69.
L’humaniste devait accumuler dans ses études un bagage de connaissances historiques,
géographiques, mythologiques afin de retrouver dans les ouvrages lus les loci communes
propres à les situer et à les mieux comprendre. On peut ici parler d’une éducation au regard,
une formation permettant de percevoir le texte d’une façon plutôt que d’une autre. C’est
une éducation au regard tout à fait semblable qui attendait les candidats au Grand Tour
pour qu’ils pussent retirer le maximum des paysages qui, dans l’expectative, s’étendaient
placides et perdurables sur les terres étrangères 70.
À la Renaissance, le jeune lecteur « apprenait à voir dans le choix des mots et
des images de chaque auteur l’application des règles d’une rhétorique » 71. Cette instruction
à la lecture, au regard, inspira d’ailleurs des manuels – que l’on devrait considérer comme
des traités de traduction, car ils indiquent comment lire un texte et où se trouve le sens du
texte lu – dont le Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean Bodin est un exemple.
On voit chez Érasme, toujours lui, un intérêt pédagogique marqué qui veut essentiellement
former l’étudiant à la lecture afin de répondre à l’injonction attribuée à Caton pour qui l’on
ne saurait bien dire sans la connaissance qui vient de l’art : vir bonus, dicendi peritus 72. À ses
élèves, Érasme conseillait d’avancer dans les textes en développant un réseau de signes ou
notes (notulae), autant d’indications des passages significatifs du texte ou qui commandent
une attention particulière au point de vue linguistique et à celui de la reformulation
des pensées de l’auteur dans la langue du lecteur 73. Cette méthode de lecture fut assez
employée pour passer ensuite dans l’usage typographique habituel dès le XVIe siècle sous
la forme de ce que nous nommons les « rubriques », autant de pierres milliaires des points
forts d’un texte.
On doit à Érasme l’idée selon laquelle la compréhension du texte doit reposer sur
une formation systématique à la lecture. Ses Adages – comme aussi ses références aux
Elegantiae linguae latinae de Valla – qui accumulent observations historiques, syntaxiques,
lexicales, étymologiques et stylistiques, illustrent l’idée selon laquelle il ne saurait y avoir de
compréhension sans la maîtrise d’une technique de lecture qui sache reconnaître dans
les mots lus, non seulement un sens, mais aussi une histoire qui concoure à la signification
globale du texte. Plus encore, l’apprentissage de la lecture doit permettre de mettre en acte,
en plus de la compréhension, une authentique sagesse pratique, une prudence, née de
la pratique des textes eux-mêmes. Cette sagesse pratique s’exprime ensuite à travers le style
qui se teinte d’une convenance oratoire, un décorum 74, dont parle d’ailleurs Quintilien.
Ce renouveau dans la lecture a eu pour conséquence d’écarter les commentaires
médiévaux, dont l’abondance étouffait le texte original, afin de mettre l’accent sur
la philologie, concrétisant le retour à une langue classique épurée. La redécouverte de cette
langue posa d’ailleurs la question de la capacité des idiomes vulgaires d’atteindre pareille
expressivité esthétique et scientifique, pour remettre ensuite au goût du jour
les traductions.
En effet, le renouveau des langues classiques marche d’un même pas avec
la promotion des langues vernaculaires dont la traduction contribue à l’illustration et au
perfectionnement. On peut ainsi suggérer que la traduction est à la Renaissance ce que l’art
du commentaire fut au Moyen Âge. Le commentaire ne disparaît pas chez les humanistes,
tant s’en faut, mais il se modernise, nourri d’une meilleure connaissance du texte originel et
de l’histoire ancienne 75. Cette « re-connaissance » des textes trouve dans la traduction
un mode privilégié d’expression.
L’éducation à une lecture nouvelle de textes mieux assurés au point de vue
philologique, une place plus grande laissée aux langues nationales, une renaissance de
l’érudition grâce à l’apport de textes nouveaux venus de l’Orient ou redécouverts dans
la poussière des abbayes, une transformation des mœurs qui valorise l’éducation,
l’apparition d’une bourgeoisie commerçante cultivée, les émulations nationales à travers
des monarques charismatiques 76, voilà autant d’éléments qui ont concouru à
une revitalisation de la traduction à la Renaissance 77. On voit aussi apparaître
la bibliothèque privée, dont le nombre des ouvrages va s’accroissant tout le long du
e
XVI siècle, où l’on retrouve, à côté d’ouvrages pratiques et de dévotion, un grand nombre
de traductions 78.
En traduisant le Phédon en français vers 1539, Jean de Luxembourg entendait montrer
au connétable Anne de Montmorency que « le sçavoir des sciences, et le fruict qui vient de
l’intelligence des bonnes lettres » 79 est la voie la mieux assurée vers l’immortalité, et que
la traduction de Platon doit concourir à la gloire d’un homme déjà universellement célébré.
Bien qu’il se fondât sur la version latine de Marsile Ficin, Jean de Luxembourg ne doutait
pas de la pertinence de son regard sur le texte de Platon, de sa relecture, et le proposait
comme modèle à son prince. Louis Le Roy dans sa traduction du même dialogue
platonicien, ouvrage publié en 1551, fit précéder sa version d’un « Discours sur l’origine,
progrès et perfection de la philosophie » qui affirmait avec enthousiasme qu’à « bien
considérer, il n’y eut jamais de siècle plus heureux pour les lettres que le nôtre, si nous
voulions mettre toute notre étude au vrai savoir » 80.
Ainsi, les retraductions ne sont-elles pas des reproductions, mais des relectures. Ces
relectures expriment au premier chef la façon de comprendre une œuvre à une époque
donnée. C’est pourquoi la traduction, comme application pratique de l’herméneutique,
doit faire l’objet d’une étude historique 81. On a une brillante illustration de nos jours de ce
choc des lectures avec les traductions de Heidegger dont le style oraculaire fait la part belle
aux interprétations parfois contradictoires. Le Heidegger de Corbin, celui d’Alphonse de
Waelhens et de Walter Biemel, celui de Munier, celui de Préau, celui de Beaufret, celui de
Kahn, celui de Vezin, celui de Martineau ou, récemment, celui de Fédier, ne sont pas
le même Heidegger et les choix de traduction de son vocabulaire philosophique trahissent
la présence envahissante du lecteur dans la reconstruction d’une voix philosophique.
La lecture de Heidegger en français nous en dit probablement moins sur Heidegger lui-
même que sur sa réception, sur la façon de le lire, sur la manière de mettre en mots son
œuvre de philosophe 82. Ces traductions portent, avec leurs défauts, tous les péchés qui ne
flétrissent pas l’œuvre allemande.
On s’entend cependant pour dire que les traductions de Heidegger, pour ne considérer
que notre époque, malgré des différences liées au vocabulaire particulier de ce philosophe,
ne peuvent faire dire n’importe quoi à l’auteur. Si l’on peut considérer des mots comme
allégir, nullition, retiraison, ouverteté, deifiement, fondamentation, jointoiement ou
étance comme autant de croque-mitaines conceptuels, comme mille choix lexicaux opérés
par le traducteur à un niveau pragmatique, traduire Die Selbstbehauptung des deutschen
Universität, le tristement célèbre discours du Rectorat de Heidegger, par L’Université
allemande, envers et contre tout, elle-même, représente une traduction fautive au même titre
que si l’on avait rendu le titre du roman Das Parfum de Süskind par Entre Chanel N° 5 et
la Tubéreuse criminelle 83. Ce sont là, certes, deux parfums, mais on soupçonnerait, à raison,
le traducteur d’avoir traduit au pif.
Ces traductions sont blâmables parce que tout texte originel, on l’a dit, possède en lui
ses conditions de reproductibilité. On pourra traduire en vers ou en prose le Faust de
Goethe, mais on ne saura faire que Faust ne conclue pas de pacte avec Méphistophélès ni
qu’il reste de marbre devant Marguerite ; on rendra en anglais l’incipit de la recherche de
Proust de différentes façons, il n’empêche que le personnage n’ira pas au lit plus tard ; et
quelle que soit la langue dans laquelle s’exprimera sa conscience, Zeno ne fumera jamais sa
dernière cigarette. Les conditions qui lient le lecteur de ces œuvres sont les mêmes qui lient
le traducteur.
Le cas de Heidegger permet, du reste, d’illustrer assez bien le rôle symbolique du mot
traduit. Prenons l’exemple d’un terme bien connu de la philosophie heideggérienne :
Dasein. Ce mot est, dans la langue allemande, un signe qui renvoie à un sens. Heidegger va
souvent jouer avec ce sens au niveau de l’étymologie ou encore à celui de la morphologie
(Da-sein). Dans le passage de l’allemand en français, le traducteur peut procéder par
l’emprunt auquel cas, le sens va servir de signe tant que le mot ne deviendra pas courant ou
ne sera lexicalisé. À défaut d’emprunter le mot allemand séance tenante, il peut opter pour
une traduction, c’est-à-dire pour une substitution complète du mot allemand par un mot
français. On avait déjà proposé le mot « existence », il est souvent rendu chez Hegel par
« devenir ». Dans ce cas, le mot choisi a la valeur d’un symbole, car il remplace entièrement
le mot allemand. Parfois, le traducteur va opter pour une création lexicale comme
« néantissement » qui se substitue à Nichtung. Le traducteur aurait pu aussi procéder par
extension du champ sémantique du signe en donnant un sens nouveau à un mot connu.
Or ce mot, « néantissement », est un signe, mais ne réfère à aucun sens connu en français.
Il est possible d’entrevoir ce qu’il veut dire à cause de sa morphologie, mais sans en
connaître la définition ultime voulue par le traducteur. À tout prendre ce mot,
« néantissement », a la même valeur que le mot allemand lui-même si on l’avait laissé dans
le texte français : un signe qui ne renvoie à aucun sens précis, une sorte d’idéogramme.
La valeur du mot « néantissement » est de remplacer Nichtung qui, lui, a dans l’original
une valeur de sens. Cette substitution fait en sorte que la valeur du mot français
« néantissement » n’est pas sémantique, mais essentiellement symbolique. La seule façon de
le comprendre est en référence au texte originel et en connaissant la langue donatrice qui
est ici l’allemand.
Il est des cas, cependant, où cette valeur symbolique est moins évidente, puisque
le mot de substitution existe dans la langue d’accueil et que ce mot a une valeur sémantique
clairement établie. Prenons la traduction du mot allemand heimlich par le mot français
secret. Le mot secret renvoie à un sens connu en français, et même à plusieurs nuances de
sens, mais aucune ne recoupe exactement les nuances de sens du mot allemand, si bien
qu’une traduction de heimlich par secret pourrait être considérée comme insuffisante et
faible selon le contexte. Comme valeur sémantique, le mot français est bien clair, on sait ce
que signifie le mot secret, mais comme valeur symbolique (ou de substitution), le mot secret
semble insuffisant et manque de nuance quand on le compare à l’allemand.
Le cas des traductions de Heidegger est très particulier, dans la mesure où l’on se
trouve avec des signes – des mots – dont la valeur est essentiellement symbolique, c’est-à-
dire que leur sens n’est compréhensible qu’en lien avec les mots qu’ils remplacent.
La plupart du temps, cependant, les questions de traduction viendront de l’insuffisance du
signe de substitution choisi (secret qui remplace l’allemand heimlich) pour rendre
les nuances du signe originel ou, pour le dire autrement, des ambiguïtés qui existent
lorsqu’un signe, qui possède une valeur sémantique, est contraint de posséder aussi
une valeur symbolique, autrement dit, lorsque le mot secret n’a qu’à signifier secret en
français, la décision quant au sens est laissée au lecteur ; mais lorsque le mot secret doit en
plus signifier un sens d’un mot qu’il substitue – dont il est le symbole dans la langue
d’accueil – il y a alors un problème ; car la décision définitive quant au sens n’appartient
plus au lecteur, mais aux textes que la traduction met naturellement en relation. On voit
donc que les questions de traduction sont aussi des questions de relations entre les textes,
un peu comme, en peinture, on peut juger la qualité d’un Canaletto en relation avec
la place Saint-Marc qu’il représente.
Or, comme ces relations entre les textes arrivent par un intermédiaire et à travers
une activité qui s’appelle la lecture, les questions de traduction sont aussi des questions de lecture.
La lecture ayant fait l’objet d’un apprentissage, la lecture étant donc un acte construit, tout ce
qui concourt à la construction de cet acte intervient et interfère nécessairement dans
une traduction : l’époque, la qualité de la langue et son évolution, les préjugés religieux,
politiques, sociaux, etc., si bien que l’on ne peut avoir en traduction une approche
seulement herméneutique. Il est nécessaire de mettre en branle une démarche historique. À
maints égards, les transformations méthodologiques du traduire vont de pair avec
les variations de l’usage linguistique. La traductologie devra retracer ce qui, dans
les traductions, témoigne d’une pratique particulière de la lecture, laquelle va ensuite
s’incarner dans une façon distinctive de mettre les textes en rapport entre eux : le texte
originel, qui est l’objet d’une lecture, et le texte originaire, qui en est le résultat.
Dans l’exemple du texte latin abandonné dans la Villa des papyrus, et qui fut
longtemps considéré comme un original avant que l’on ne découvre qu’il s’agissait en fait
d’une traduction, on voit justement qu’il n’y a rien dans une traduction qui puisse
la dénoncer comme une traduction (rien de textuel), hormis son rapport avec le texte dont
elle est la traduction.
C’est ce rapport qui donne à ce texte précis le sens d’une traduction, c’est lui qui en fait
relativiser le sens, relativisation qui montre que son sens n’est plus seulement sémantique,
mais aussi symbolique. Ainsi, le sens d’un texte originel possède un sens sémantique,
tandis que le sens d’un texte originaire (une traduction) est à la fois sémantique et symbolique.
C’est dans ce symbolisme que l’on voit l’action du traducteur, un peu comme un peintre de
paysage qui a une manière bien à lui de rendre la réalité. Cette manière n’est pas la réalité
elle-même, mais possède néanmoins une valeur de sens. Ce que fait une traduction est
d’élargir le champ sémantique du texte dont il est traduction en l’ouvrant au monde
symbolique.
*
* *
La traduction, en tant que résultat d’un acte de lecture, ne possède pas la même liberté
que le texte dont elle est la traduction et qui, lui, provient d’un acte d’écriture offrant
une pleine liberté à l’auteur 84.
Par la traduction, le texte originel et le texte originaire entretiennent une relation
dynamique : l’un engendre l’autre, et le premier doit au second une vie autre, différente par
le lieu toujours et le temps souvent. Le texte traduit est l’alter ego du texte dont il est
une traduction, où l’alter vient bien avant l’ego. S’il y a quelque chose comme
un « Étranger » en traduction, c’est bien le texte traduit. Aussi, pour exprimer l’aspect
dynamique de ce rapport, on parle de texte originel 85 pour ce texte qui donne naissance à
une traduction, et de texte originaire 86 pour celui qui, comme la traduction, est né
d’un autre.
Le rapport d’auctorialité n’est toutefois pas unilatéral. Si le texte originaire possède
des contraintes, il a cependant une chose à offrir au texte originel : un rapport différent au
temps.
À travers la lecture, en effet, le traducteur recrée le texte originel, il lui donne
une forme et des mots correspondant à la place personnelle qu’il occupe comme traducteur
dans le temps et l’espace. Le temps où se déroule une lecture n’est pas que le cadre où se
déroule cette lecture, il lui est surtout inhérent, c’est-à-dire qu’il n’est pas indifférent, pour
le sens du texte lu, que la lecture intervienne à ce moment-ci ou à ce moment-là de
l’Histoire. Le sens d’une interprétation survient moins dans le temps que par le temps 87.
La lecture peut intervenir des siècles après l’écriture. Aussi le texte originaire offre-t-il
une historicité que le texte originel n’avait pas prévue a priori. Traduire, c’est introduire
un texte dans une dimension temporelle différente de celle qui était d’abord la sienne, c’est
un peu l’introduire dans un Grand Tour. De même que, par ses habitants, une ville avec ses
monuments, ses places et ses avenues possède une vie qui la dépasse et qui l’anime
d’un siècle à l’autre, ainsi les traductions offrent-elles aux œuvres traduites une vie qui
dépasse le court empan de la main qui écrit. Les traductions sont un peu aux œuvres ce que
les touristes sont aux cités. Une œuvre que nul ne traduira jamais est comme une ville
désertée, une ville fantôme que le temps finira par abattre. Cependant, de même que
les habitants des villes vieillissent, meurent et se succèdent, ainsi les traductions sont-elles
un jour ou l’autre frappées de sénescence. Car c’est là une condition particulière de leur lien
avec le temps que les traductions soient appelées à mourir.
Les différentes successions de traductions heideggériennes évoquées plus haut
correspondent à un choc des lectures qui relève non seulement des différentes
interprétations que les lecteurs donnent du même texte, mais expriment aussi
la transformation de la recherche et le recul qui se crée au fil des âges entre l’auteur et
le lecteur. Aussi voit-on des traductions de la pensée heideggérienne qui ont vieilli, qui ont
fait leur temps, que l’on n’hésiterait pas à qualifier de « dépassées », et que l’on regarde avec
la même sollicitude que l’on a pour ces vieillards, assis et esseulés sur les bancs d’un parc,
qui sont comme en rade de la vie et dont on n’espère plus rien. Lire Heidegger en
traduction, c’est nécessairement prendre avec soi la polyphonie des traductions et faire
un choix. Ce choix est guidé tantôt par la formation du lecteur, tantôt par un préjugé
doctrinaire 88, ici par des considérations esthétiques ou de lisibilité, là par un souci de plier
la langue complètement à la pensée et de l’accommoder de néologismes, etc. Si bien que de
tout cela mis ensemble, il se dégagera, avec le temps, une lecture qui s’affirmera, qui
s’imposera et qui demandera à son tour à être dépassée, et exigera que l’on en fasse, pour
employer l’expression de Hegel, une Aufhebung. Le texte originel, lui, ne prendra pas
une ride, ou plutôt il restera tel qu’il a toujours été ; le texte originaire, de son côté, finira
par se charger de rides et le visage juvénile qu’il avait un jour présenté lentement passera,
donnant alors raison à Sénèque :
À quoi peuvent correspondre les différentes traductions d’un même texte d’un siècle à
l’autre, sinon à une sorte d’inadéquation de la traduction précédente, à un inconfort
ressenti à sa lecture, à un besoin d’en renouveler la langue, le ton, autant de nécessités non
moins pressantes que celle d’en rectifier les erreurs supposées ? Les traductions vieillissent
puis meurent et les seules qui résistent au temps sont celles qui en viennent à s’imposer
comme texte originel, c’est-à-dire comme texte à l’aune duquel toutes les autres traductions
devront compter. Le lecteur ayant changé, son rapport au livre, au texte et à la lecture
change avec lui. Avant l’invention de l’imprimerie, par exemple, le scribe avait le moyen
d’orienter la lecture en variant la disposition et la hiérarchie de la décoration du manuscrit.
De même, quand il plaçait une lettrine à l’intérieur d’un texte, il indiquait au lecteur ce qu’il
tenait comme un point fort et décisif, suggérant de la sorte un axe de lecture ou
une interprétation 90. De nos jours, une traduction publiée dans une collection prestigieuse
conditionne notre relation à l’auteur et au texte traduit, dirigeant ainsi tant notre
compréhension du texte qu’encourageant une attitude favorable envers son esprit et sa
lettre 91. Par ailleurs, les différentes tentatives de traduire des auteurs comme les lecteurs à
eux contemporains les auraient pu lire (pensons ici à Littré traduisant Dante) échouent
fatalement, car nul ne lit plus ainsi 92. Ce que montre l’échec de la traduction de Littré ne
tient pas tant en une question d’esprit ou de lettre du texte originel, qu’en une question de
lecture. La restitution de sa lecture à travers la traduction n’est en fait celle d’aucune
époque. C’est cette inactualité, plus que la langue, qui la rend illisible 93. « Le temps de
la traduction est toujours maintenant 94. »
Dans un ouvrage empreint de sens commun, la traductrice littéraire italienne Franca
Cavagnoli maintient que la distance séparant un texte et sa traduction doit être mesurée à
l’aune de l’évolution culturelle, et que toute retraduction doit s’entreprendre en ayant bien
en vue le lecteur contemporain, en s’ingéniant, autant que possible, à lui communiquer
les mêmes sensations que ressentit le lecteur d’autrefois 95.
Qu’il y ait plusieurs traductions de Dante, mais une seule Divina Commedia illustre
assez bien comment une œuvre peut donner naissance à une pluralité de lectures et
combien cette continuité offre à l’œuvre une historicité particulière. Dans son travail de
lecture, le lecteur fait sien le texte, il lui donne un sens global « au-delà de l’interprétation
sémantique et des énoncés linguistiques » 96. Or, la lecture étant en elle-même un acte
construit et qui a fait l’objet d’un apprentissage, il est nécessaire que l’époque où la lecture
intervient laisse ses marques sur le texte lu.
La construction du sens peut s’élaborer de trois façons comme l’a finement souligné
Marc de Launay. Le sens peut être considéré comme extérieur au texte ; ou bien on peut
le tenir pour une rencontre (entre l’auteur et le texte, entre le traducteur et le texte traduit) ;
soit encore il « résulte essentiellement des textes, c’est-à-dire d’un processus complexe où se
mêlent les décisions de l’auteur pris lui-même au sein d’une tradition » 97 qu’il tente peu ou
prou d’exprimer. Plus important ici, de Launay lie la reconstruction du sens au temps
historique, selon une séquence tantôt herméneutique, tantôt relativiste, tantôt textuelle 98.
Pour lui, la traduction, comme construction du sens, « se conçoit comme située
historiquement dans un présent qui se cherche un passé en fonction de l’avenir qu’il se
souhaite ; elle est ainsi consciemment historique et sait limité le sens qu’elle restitue » 99.
Cette façon de voir précise bien ce qu’une traduction doit au temps de la lecture.
L’une des constantes que montre l’étude historique des traductions est que
les changements de paradigmes pour la lecture entraînent des changements de paradigmes
équivalents en traduction. Le latin de la Renaissance, par exemple, n’a ni la même forme ni
la même fonction que le latin médiéval, ce qui implique un rôle différent des versions
latines dans les deux époques. La maîtrise du latin est différente elle aussi. C’est le refrain
des études renaissantes que d’insister sur le retour à la pureté classique du latin. Cette
maîtrise nouvelle fit en sorte que, dans la lecture des Anciens, l’humaniste (figure qui
remplace le clerc à partir du XVe siècle) accordait une grande attention à la rigueur
rhétorique de l’expression, attention à une correction langagière qui n’est pas étrangère aux
réflexions sur la capacité d’expression des langues vulgaires et, au point de vue
terminologique, à la pertinence des emprunts et à l’introduction des néologismes
sémantiques. Que le nombre des commentaires diminue à la Renaissance par rapport aux
traductions montre une attitude nouvelle où le lecteur s’approprie directement le sens du
texte originel.
Ce renversement de tendance plaide aussi en faveur de l’émergence, dans
l’herméneutique des textes, d’un nouvel art de compréhension qu’est la traduction. Ces
transformations dépendent directement d’un changement dans la façon de considérer
la lecture.
Si l’on ajoute à ces réflexions humanistes l’émergence d’une industrie révolutionnaire à
l’époque, l’imprimerie, industrie qui voulait répondre à une demande du lectorat (ouvrages
en langues vulgaires, transformation des formats du livre, diminution des coûts de revient
du produit livre, diminution des coûts d’achat au détail, etc.), on a là des conditions
radicalement différentes de l’époque précédente, ce qui explique que la traduction au
Moyen Âge a peu à voir avec ce qu’est la traduction à la Renaissance 103.
Ce que le Moyen Âge nomme traduction est distinct de ce qu’entendent par ce terme
la Renaissance, les Lumières, le Romantisme, l’époque contemporaine.
*
* *
Toute lecture se présente telle une sorte de combat entre le texte de l’auteur lu et
la culture du lecteur. Ce combat tend à une suppressio veri et une suggestio falsi qui mène à
un équilibre imposant un sens au texte à un moment donné de l’Histoire 104. La traduction
est cette activité littéraire qui met en exergue l’aspect diachronique du sens. Cette
diachronicité s’exprime concrètement par le fait que les traductions vieillissent et meurent
parce qu’elles prennent sur leurs épaules le temps de la lecture, temps qui n’est pas celui de
l’écriture.
Les traductions transportent le sens du texte originel d’un temps à un autre, elles lui
offrent une autre vie, plus longue, plus intense peut-être, mais aussi fort exposée aux
assauts du temps lui-même. Le Phédon de Platon reste à jamais figé au IVe siècle av. J-C.,
mais la succession des traductions du Phédon, elles, l’introduisent dans une histoire qui
n’était pas anticipée par l’auteur, celle des lectures du Phédon, histoire qui est l’objet de
l’histoire des traductions et dont l’acteur principal n’est pas l’auteur du texte, mais son
lecteur.
Le fait que la réception d’une œuvre – et la traduction est fondamentalement un mode
de réception – soit chargée historiquement, c’est-à-dire qu’elle intervient dans un lieu et
un temps qui ne sont pas en nécessité ceux de l’œuvre reçue, détermine la réception elle-
même. Ainsi, comprendre la traduction signifie comprendre et mettre au jour
la temporalité d’une réception ; cela revient à dresser un portrait, une galerie de portraits en
fait : ceux des lecteurs.
Pétrarque se lamentait que la nature l’avait fait bien différent des autres hommes :
Singular dal l’altra gente 105. La traduction bouleverse cette singularité en plaçant le texte
dans une pluralité de voix et de visages. Pétrarque par Clément Marot ou par Louis
Aragon, ce n’est pas tant Pétrarque par Marot que Marot à travers Pétrarque ; c’est
un lecteur qui prend la place d’un auteur, une lecture d’un texte qui se substitue à son
écriture. C’est Pétrarque qui devient pluriel, qui s’éparpille dans le temps. Retourner au
Canzoniere afin de lire directement le texte même de Pétrarque, dans sa langue, ne donne
qu’une illusion de proximité et d’authenticité. Quelque effort que l’on fasse, on n’approche
jamais un auteur du XIVe siècle qu’après une marche de sept cents ans. Comment prétendre
que ces longs siècles ne portent pas avec eux toute la poussière de l’aventure humaine, et
qu’ils ne la déposent pas sur le texte à lire ?
Le Pétrarque de Marot était, pour ses contemporains, « Nel dolce tempo de la prima
estade » 106, il n’est plus guère pour nous qu’un « vecchierel canuto et bianco » 107. On a pour lui,
comme devant tout vieillard, du respect certes, mais plus de passion. La traduction a
inexorablement vieilli : le texte originel est, lui, toujours identique à lui-même. Et la faute
en est au traducteur…
Tout projet de retraduction est, au fond, une façon de préserver la jouvence du texte
traduit ; c’est un peu l’effort de rédemption d’une activité, la traduction, qui paraît touchée
d’une malédiction secrète : elle vieillit, mais ce qu’elle dépeint reste jeune… éternellement,
semblable à Dorian Gray.
Quand on lit le Pétrarque de Marot (car on oublie que la traduction n’est pas une fin
en elle-même, mais qu’elle vise à être lue, à faire elle-même l’objet d’une réception, mais
une réception d’une lecture par une autre), c’est un peu Marot et un peu Pétrarque que l’on
a sous les yeux, comme, lorsque l’on se trouve devant un portrait, on a autant sous les yeux
la manière de l’artiste que la façon d’être de son modèle. C’est pourquoi Wilde fait dire à
son peintre que tout portrait est un portrait de l’artiste et non du modèle. Comme
reproduction, la traduction manifeste la même emprise du traducteur-lecteur.
La traduction est le portrait d’une œuvre à travers un regard.
Dans un portrait, ce qui marque, c’est le regard. C’est lui qui individualise. Il suffit de
penser chez Gogol au portrait acheté par Tchartkov pour s’en convaincre. L’un des rôles du
portrait, en particulier dans les camées, vise à substituer la personne absente par
la ressemblance des traits. Il est touchant, du reste, de penser à l’origine que Pline l’Ancien
donne au portrait : une femme, après l’amour et pour en conserver le souvenir, aurait tracé
sur le mur le profil de son aimé, amant éclairé par la flamme d’une chandelle 108. Tout
portrait manifeste ainsi une absence : celle du sujet même du portrait. Son rôle est donc
symbolique. Cette absence est compensée par l’art du peintre qui peut ainsi sommer celui
qui n’y est pas d’apparaître, le contraindre à la présence, voire prolonger l’existence du
modèle.
« C’est l’idée de durée, d’immortalité terrestre, qui donne au portrait son mystérieux
attrait » 109. Voilà pourquoi d’ailleurs les nobles romains tenaient des masques de cire près
de l’autel du Foyer : pour que soit éternelle la présence de ceux qui ont quitté la vie et sont
devenus des dieux 110. Il y a dans ces portraits de cire l’idée d’une ressemblance parfaite, cette
notion que toute reproduction doit être identique à la chose reproduite. Or, selon
les époques, le portrait change. Il n’y a pas qu’une succession de sujets ; il y a aussi
une succession des manières de les représenter. Ainsi parle-t-on du portrait au Moyen Âge,
à la Renaissance, à l’âge baroque, chez les romantiques, etc., bien que tous ces portraits
soient profondément différents. La chose qui demeure toutefois, c’est la permanence du
regard. Celui-ci est orienté vers un objet sacré au Moyen Âge, pour se tourner lentement
vers le spectateur à partir de la Renaissance 111. Ce sont les Van Eyck, les Christus, les Van
der Weyden, ces maîtres flamands, qui vont codifier les lois du genre, celles du personnage
que l’on voit de trois quarts et qui se détache d’un fond noir ou sombre.
À mesure toutefois qu’augmente la richesse matérielle et que s’affirme l’humanisme,
on voit apparaître des décors représentant la vie intérieure des sujets : on voit aussi
l’apparition du livre en peinture. Le portrait est tout autant le visage que le décor, leçon que
retint Tischbein, on l’a vu, quand il peignit Goethe.
Au XVIIe siècle, le portrait abandonna sa signification mémorielle pour insister sur
la fonction de celui qui est représenté, sur sa place sociale, son importance politique qui est
mise en scène, comme dans le portrait équestre pour la grande noblesse ou à travers
l’héroïcité des décors et le luxe recherché dans le vêtement 112. De la même manière que
le Pétrarque de Marot n’était pas vraiment Pétrarque, de même le portrait d’Érasme par
Dürer n’est pas vraiment Érasme ; il déplut du reste au grand humaniste. Cependant, il n’en
est pas moins un portrait d’Érasme, mais un portrait à la manière de Dürer, un portrait où
se confondent le regard du sujet et celui de l’artiste.
Ce qui fait entrer le portrait dans l’histoire de l’art, on le constate, ce n’est pas sa
reproduction à l’identique – sinon, il faudrait tenir les masques de cire de Rome pour
des œuvres d’art quand ils sont des objets rituels – mais plutôt la transformation
structurelle de ce qui est reproduit 113. La traduction, comme art, naît avec
la transformation structurelle de l’original. Cette transformation prend la forme
d’une substitution : celle d’un texte par une lecture, celle d’une œuvre par le regard sur
une œuvre 114.
Or, ce regard vieillit et demande à être remplacé, comme les toiles des musées
appellent par leur présence d’autres regards. Sous cet angle, l’histoire d’une œuvre n’est pas
simplement celle de sa production ; c’est aussi bien celle de sa réception.
*
* *
Les jeunes gens qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, entreprenaient le Grand Tour,
le faisaient, pour la plupart, dans une intention pédagogique : ils désiraient former leur
sensibilité et humaniser leur regard afin de discerner correctement ce qui, dans le domaine
des arts, mais aussi dans celui, plus intime, de la relation aux autres et aux choses, relevait
de la beauté ou de la laideur, du vrai ou du faux. Si beaucoup étaient convaincus de l’utilité
des voyages, un certain nombre s’amusaient aussi des maintes cascades qui attendaient
la vertu des jeunes grands touristes. Un article ironique de 1731 publié dans le The
Gentlemen’s Magazine concluait que l’on est tout autant formé que déformé par les voyages,
et que les vices que l’on acquiert à l’étranger peuvent être appris aisément, et à moindres
frais, à la maison.
Il n’en demeure pas moins que ces voyages de formation contribuaient à
la construction d’une personnalité et, pour celle-ci, à l’édification d’une vie intérieure, à
l’affinement du goût et du jugement. Nulle part sinon chez Richardson, portraitiste et
collectionneur avisé, n’est affirmée avec plus de force cette idée que l’appréciation
des œuvres d’art dépend d’une formation, d’une lente éducation, où la fréquentation
assidue des ouvrages de l’art permet de construire le sens d’une discipline qui se nommera
sous peu, avec Baumgarten, l’esthétique. Richardson nomme dans ses Deux discours (1719)
« connoisseurship » cette connaissance rationnelle par laquelle, à l’aide de comparaison et
d’éducation du sens critique, l’individu peut comprendre une œuvre et l’évaluer
pleinement. Derrière cette idée, comme une constante, l’intuition que le sens n’est pas
donné, mais construit, et qu’un massif montagneux, un visage ou un livre prennent
réellement leur forme à travers l’apprentissage du regard qui, lentement, parvient à les lire,
à mettre ensemble, en un tout cohérent, les lettres, les mots et la syntaxe du monde. Cet
apprentissage, avec ses forces et ses lacunes, transparaît dans le sens lui-même, ainsi que
l’idée que la traduction d’une œuvre ne sera jamais meilleure que la lecture qui en a été
faite.
Montaigne, un autre voyageur, affirmait ne rechercher dans les livres
qu’un amusement honnête et la connaissance pouvant l’instruire à bien vivre et à bien
mourir 119. Il s’accusait de négligence de ne pouvoir complètement pénétrer Platon, mais
s’égayait de voir en Ésope plus que « le premier visage et superficiel » 120. Il reconnaissait
que la relecture de certains ouvrages pouvait lui ouvrir des grâces nouvelles auxquelles il
n’avait pas songé de prime abord. Il pliait la lecture à ses humeurs, et d’abord Plutarque,
« depuis qu’il est Français, et Sénèque » 121. Il ne se laissait pas démonter par les grandes
réputations et tenait Cicéron pour ennuyeux. Il était formé par les livres autant qu’il
les formait lui-même. Aussi fut-il heureux quand, dans le long périple entrepris pour
soigner sa gravelle, il put visiter la Bibliothèque vaticane dont il laissa un riche souvenir
dans son Journal de voyage. Il s’extasia devant des manuscrits de Virgile, supposant au
passage que l’incipit de l’Énéide était apocryphe puisque le manuscrit de la Vaticane en était
dépourvu. Entre un codex byzantin des Actes des apôtres et des notes manuscrites de
Thomas d’Aquin, Montaigne admira la Bible polyglotte d’Anvers ainsi que l’original du
livre de 1520 qu’Henri VIII composa contre Luther.
Sur chacune de ces œuvres, il eût pu faire un commentaire et déposer une « note de
lecture » comme il le fit sur bien des exemplaires de sa célèbre « librairie ». C’est d’ailleurs
pour mieux comprendre ses Essais que l’on s’est astreint à la reconstituer, livre par livre,
comme un portrait qui se dessine trait par trait 122. Ce n’est pas là une coquetterie d’érudits.
Car si le sujet du livre de Montaigne est lui-même, pour savoir qui il est, il faut connaître
ce qu’il a lu. Son écriture, comme auteur, dépend de ses lectures. Il n’y a pas, tant soit peu,
de code d’écriture qui ne dépende d’un code de lecture. La traduction l’illustre
éloquemment. En ayant cartographié la librairie de Montaigne comme on l’eût pu faire
d’une terre étrangère, on saisit mieux comment il a pu juger du monde, comment il est
parvenu, pour le dire dans son langage, à « l’essayer ». On voit alors que Montaigne,
comme tout lecteur honnête du reste, est semblable au libraire d’Arcimboldo, ce portrait
du lecteur, personnage essentiellement composé de livres.
Tischbein peignit Goethe en Italie, et l’écrivain était étendu devant un paysage romain
qui, symboliquement, le représentait lui-même. Le paysage où se trouvait Goethe
exprimait ce qu’était Goethe et Goethe exprimait ce qu’était le paysage où il se prélassait.
Mise en abyme ici, identité du sujet et de l’objet de la toile. Le Grand Tour lui-même, dont
le but ultime était de permettre au grand touriste de devenir qui il était, exprimait cette
ellipse de la personnalité, où l’on est soi en devenant cependant un autre, comme en
traduction le texte originaire s’identifie au texte originel qu’il représente dans sa différence.
Un texte traduit est le Doppelgänger du texte dont il est une traduction.
En Italie, terre bénie des voyages de formation, le corridor de Vasari s’étire sur plus
d’un kilomètre – un kilomètre d’autoportraits – et en le parcourant, c’est en vain que l’on y
chercherait l’icône de tous les autoportraits, le portrait de Dorian Gray qui était, on l’a vu
dans ces pages, l’autoportrait de Basil Hallward. Et au fond, c’est tant mieux, car il y aurait
quelque chose d’horrible à le voir se corrompre lentement, d’une visite à l’autre, dans
le silence glacé de ce corridor où se glissent mille fantômes sans visage.
1. Lassels Richard, The Voyage of Italy, or a Complete Journey trought Italy, Newly Printed at Paris and are to be sold
in London by John Starkey, at the Mitre in Fleet-Street near Temple-Barr, 1670, in Preface to the Reader
concerning travelling, section 7, p. 11 (page non numérotée dans l’édition antique consultée).
2. Cette formation de soi par le rapport à ce qui n’est pas soi est une idée ancienne. Déjà la culture de l’Antiquité,
bien entendu dans l’Odyssée, mais surtout à travers le stoïcisme, avait développé la notion de l’homo viator, l’idée
de cet homme qui est un voyageur dans ce monde. Cependant, le sens que les Anciens attribuaient à ce terme
était essentiellement moral. Ce voyageur qu’était l’homme devait sans cesse prendre congé du monde et
tremper son âme en apprenant à s’arracher de ce qui l’entoure, à apprivoiser les adieux, à savoir affronter
les tempêtes (voir ici Sénèque, Consolations à Polybe, IX, 6, mais aussi De la brièveté de la vie, VII, 10). Le voyage
de la vie était une destination en elle-même, qui avait un sens en soi et non forcément à travers autrui.
Plutarque rend avec humour cette image en disant que ce type de voyageur ne risque jamais le mal de mer
(Contradictions des stoïciens, 1057-e) et Porphyre, dans sa Vie de Plotin (22), reprend ce locus communis d’une vie
e
qui est d’abord un voyage en soi-même. C’est à la fin du XVII siècle, mais en particulier durant les Lumières,
que le voyage est investi d’une mission plus épistémologique que morale. Pour comprendre le monde en
devenir, en mouvement, en marche vers le Progrès, et comprendre ainsi son propre devenir, l’homme n’a
d’autre choix que d’être mobile et de se faire, précisément, homo viator. Le sens des choses n’est plus un dépôt
statique dormant au fond d’elles-mêmes, mais il s’active plutôt au contact de l’homme, comme de la limaille au
passage d’un aimant. Tout sens est moins une constatation qu’un acte, moins un fait qu’une construction
consciente. Voir à ce propos les témoignages de Chr. Wolff, Psychologia rationalis, § 13 ou de Kant, Critique de
la Raison pure, Analytique des concepts, § 16.
3. Ainsi Diderot qui feint de s’étonner que les mathématiques n’aient pas suffi à Bougainville pour comprendre
le monde et qu’il lui ait fallu encore des voyages. Voir la toute première partie du Supplément au voyage de
Bougainville, Paris, Garnier-Flammarion, 1972, p. 142.
4. Sophocle, Œdipe roi, 454-56. Cet état de fait est aussi lié au « Connais-toi toi-même » qui est antérieur, et
fonde, en un certain sens, la connaissance du monde. Le mépris de l’Antiquité envers le travail manuel plaide
en faveur de la primauté d’une connaissance qui n’est pas d’abord fille du regard, mais de l’introspection.
5. On songera, entre autres, aux explications fantaisistes de l’origine des monuments de Rome, comme
les Dioscures du Quirinal, dans les Mirabilia Urbis Romae.
6. La capacité d’émerveillement du réel est au fondement de la philosophie, songeons à Platon (Théétète, 155d), à
Aristote (Métaphysique, A 2, 982 b, 12-21), plus près de nous, à Merleau-Ponty qui écrivait, dans
la Phénoménologie de la perception, que la vraie philosophie est dans la façon de réapprendre à voir le monde.
Le merveilleux du réel est aussi l’impulsion de toute littérature, en voir ici comme preuve le Dictionnaire
des lieux imaginaires d’Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, traduit par P. Reumaux, M.-C. Touchard et
O. Touchard, Arles, Actes Sud, 1998. La philosophie est l’existence du réel dans le merveilleux ; la littérature,
elle, l’existence du merveilleux dans le réel.
7. « It was one of those heads which Guido has often painted – mild, pale – penetrating, free from all commonplace ideas of
fat contented ignorance looking downwards upon the earth. »
8. « Néanmoins, du point de vue de la diffusion de la connaissance, les traductions des voyages ont été
d’une utilité primordiale, et elles ont très probablement changé la vision du monde que pouvaient avoir
les lettrés du siècle des Lumières, même si elles ont très souvent abouti à des manipulations du texte en même
temps qu’une mise à disposition de son contenu. […] Par cet accès facilité à la description du monde,
les lecteurs, prêts à adopter le savoir venu de l’étranger jusque dans le vocabulaire, pouvaient se familiariser
aussi avec l’idée de son appropriation symbolique. » Odile Gannier, Récits de voyage in Histoire des traductions en
e e
langue française, XVII et XVIII siècles, sous la direction d’Yves Chevrel, Annie Cointre et Yen-Maï Tran-Gervat,
Lagrasse, Verdier, 2014, p. 767. Ouvrage abrégé par la suite en HTLF II.
9. Voir ce que dit Baudelot de Dairval sur l’importance pédagogique des voyages à travers l’expérience qui
complète les connaissances livresques : « Il est vrai que j’ai quelque légère habitude avec les livres et que
plusieurs savants me souffrent au nombre de leurs amis. Mais quoi que j’aie appris dans cet agréable commerce,
cela ne peut pas encore me conduire bien loin ni me permettre de sortir du silence de l’école de Pythagore. Il
faut du temps, il faut de la pratique et, en effet, que sont toutes les lumières acquises dans la spéculation auprès
même d’une expérience médiocre ? » De l’utilité des voyages, Paris, chez Pierre Auboüin & Pierre Emery, 1686,
p. 2 (orthographe rectifiée).
10. Shaftesbury, Characteristicks of Men, Manners, Opinions and Times (1711), ed. L. E. Klein, Cambridge,
Cambridge University Press, 1999, p. 274. Notre traduction.
11. Nietzsche, Le Gai savoir, § 270. Voir aussi Goethe : « Du bist am Ende was Du bist ». Goethe, Faust, première
partie, v. 1806.
12. Voir Fichte, Fondement du droit naturel, trad. A. Renaut, Paris, PUF, 1984, p. 95.
13. Cette solennité est semblable à celle qu’analyse George Steiner dans une toile de Chardin. C’est une solennité
de la rencontre d’où naît une culture qui est courtoisie. Voir G. Steiner, Passions impunies, traduit de l’anglais
par P.-E. Dauzat et L. Evrard, Paris, Gallimard, 1997, pages 12 et 13.
14. Winckelmann J. J., Histoire de l’art chez les Anciens, traduction Huber, Paris, chez Barrois L’Ainé et Savoye,
1789, tome 2, p. 21.
15. C’est la différence entre les sciences pures et les sciences humaines. L’édification dont fait l’objet une science
exacte est de l’ordre de la reconstruction, c’est-à-dire la reconstruction d’un ordre donné par les choses elles-
mêmes ; l’organisation dont fait l’objet une science humaine relève de la construction, c’est-à-dire de
l’agencement d’un ordre qui est donné, en définitive, par l’homme lui-même. Cela explique pourquoi la vérité
des sciences humaines (si l’on peut parler d’une telle chose) est avant tout historique ou, à proprement parler,
liée aux changements qui interviennent, avec le temps, dans la culture humaine. Ici les vers de Goethe : « Mein
Erbteil wie herrlich, weit und breit ! Die Zeit ist mein Besitz, mein Acker ist die Zeit. » Goethe, Gedichte. West-östlicher
Divan, 1814-1819. Buch der Sprüche, vers 70 et 71. (« Comme mon héritage est vaste et magnifique ! Le temps
est mon domaine, mon champ est le temps. »)
16. Goethe, Über die Natur, éd. O. Schwemmer, Francfort, Klostermann, 1991, p. 39. « La nature n’a ni paroles ni
discours, mais elle crée des langues et des cœurs au moyen desquels elle sent et parle. » Quant à la puissance
constructive de la Nature pour l’intériorité, on peut lire dans Werther : « Seule la Nature est infiniment riche,
elle seule forme le grand artiste » Les Souffrances du jeune Werther – le 26 mai 1771 (notre traduction).
17. C’est ce rapport au réel qui départage l’artiste de l’artisan : autonomie pour l’artiste, dépendance pour l’artisan.
18. Une bonne définition de l’œuvre d’art serait cet objet qui exprime la volonté autonome de l’artiste.
19. Voir les fragments 16 et 37 du Lyceum, ainsi que le fragment 116 de l’Athenäum.
20. Une traduction n’est pas la reproduction de l’original, elle en est le symbole, car elle procède à sa substitution,
elle « prend la place de » comme le fait couramment le symbole, ce qui est, du reste, sa fonction première.
21. On utilise l’expression « texte donateur » et de « langue donatrice » au lieu de « texte de départ » et de « langue
de départ » afin de signifier que, comme dans tout don, il y a toujours quelque chose qui est sacrifié, quelque
chose qui fait l’objet d’un abandon (dans le sens de perte, mais aussi de se confier à…). De même, on parle ici de
« texte d’accueil » et de « langue d’accueil » plutôt que de « texte d’arrivée » ou de « langue d’arrivée » afin
d’illustrer qu’ils reçoivent, certes, mais qu’ils offrent tout autant, de même que l’hôte est celui qui accueille,
mais aussi celui qui donne. On comprend ici le texte traduit comme le résultat d’un don mutuel.
22. Au fond, une traduction est de l’ordre de la métaphore. Une représentation n’est pas un signe, comme le disait
Éco dans son Traité de sémiotique. La traduction est de l’ordre, non du signe, mais du second signifiant ; elle
redouble la signification première, d’où sa fonction symbolique.
23. Voir L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Flammarion, 1982, pages 70 et 71.
24. Pour le dire sans ambiguïté, non seulement une traduction doit son sens au texte qu’elle traduit, avec tout ce
que cela implique, mais aussi à la langue et à la culture dans lesquelles on a traduit, comme aussi à l’époque
historique où advient cette traduction. Hegel voyait dans le symbole et la chose symbolisée une relation de
ressemblance, voire d’analogie comme, par exemple, la balance qui symbolise la justice. Or, les modalités de
cette analogie relèvent d’une construction culturelle et historique du sens. Hegel, Encyclopédie, § 458.
25. En italien, « mettere troppa carne sul fuoco » signifie se consacrer ou entreprendre trop de choses à la fois.
Une substitution formelle reviendrait à traduire par « mettre trop de viande sur le feu » de sorte que la langue
d’accueil conserve l’intégralité lexicale et imagière de la langue donatrice.
26. Ici, « mettere troppa carne al fuoco » est rendu par substitution naturelle avec « courir deux lièvres à la fois ».
Un idiotisme en rend un autre.
27. L’expression de l’image (feu ; lièvres) disparaît au profit d’une expression du concept. Ainsi écrirait-on : viser
plusieurs buts et risquer de les manquer tous. La substitution analogique est celle établie entre l’image et
le concept.
28. Le concept est substitué à un autre, différent, qui s’y adapte culturellement. Par exemple, en italien, on fête
la Befana à l’Épiphanie (6 janvier), tandis que nous parlons culturellement dans le monde francophone de « fête
des Rois ».
29. Si une traduction n’avait qu’une valeur critique, elle ne déboucherait pas sur une pluralité infinie d’autres
traductions possibles, car, s’il y a une limite à ce que peut dire un texte littéraire, il n’y en a pas sur la façon dont
on peut le dire. On pourrait épuiser le contenu objectif d’un texte comme l’Ulysse de Joyce, ce qui est sa valeur
critique, mais pas la manière subjective d’exprimer ce contenu, ce qui forme sa valeur symbolique. C’est parce
qu’une traduction a aussi une valeur symbolique qu’une histoire des traductions est possible, c’est-à-dire
une histoire des variations de l’expression des contenus d’un texte. L’histoire des traductions est, en ce sens
particulier, celle de la valeur symbolique des textes.
30. L’imitation (μίμησις) n’a pas pour rôle de permettre une fuite de la réalité, mais, au contraire, d’ouvrir
une voie pour mieux la comprendre, cf. Aristote, Poétique IV 48 b 4-19. Quant au rapport du réel à l’idéal, il est
chez Platon décrit de trois façons : sous l’angle de la participation (Parménide 132d), de la présence (Phèdre 100d) et
sous celui de l’imitation (μίμησις) à proprement parler (République 597a et Timée 50c).
31. C’est l’essentiel de la réflexion néoplatonicienne, voir Plotin, Ennéades, V, 8, § 1, 2 et 7.
32. Léonard de Vinci, Traité de la peinture, textes traduits et présentés par A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987,
p. 86.
33. « On a oublié que la science s’est développée à partir de la poésie, on n’a pas considéré qu’après un changement
d’époque, toutes deux pourraient bien se retrouver avec bonheur, pour leur profit réciproque, à un niveau
supérieur. » Cité par Wolf von Engelhardt et Dorothea Kuhn, « Johann Wolfgang Goethe » in Klassiker der
Naturphilosophie, éd. G. Böhme, Munich, Verlag C. H. Beck, 1989, p. 224. Sur l’art comme couronnement de
la science, on consultera Schelling, Le système de l’idéalisme transcendantal, traduction Christian Dubois,
Louvain, éd. Institut supérieur de philosophie Louvain-la-neuve, 1978, pages 252 à 256.
34. On verra le tableau saisissant que brosse de la Sérénissime Giandomenico Romanelli dans son livre Splendori
del Settecento veneziano, Milan, Electa, 1995.
35. La façon dont on perçoit ce qui est étranger l’est toujours à partir de la perspective de celui qui accueille.
L’orientalisme d’un Benjamin Constant, par exemple, avec ses favorites d’émirs enturbannés, ses Arabes assis
e
et ses soirées sur les terrasses de Fès, ne représente jamais que l’Orient vu par un Parisien du XIX siècle.
36. Voici ce qu’en dit Odile Gannier (HTLF II, op. cit., p. 746) : « On doit en conclure que la traduction ne se
contente pas de transcrire à l’identique un texte dans une autre langue. La traduction des récits de voyage peut
s’accompagner d’une mutation dans la structure même du récit, la matière étant alors souvent réorganisée non
selon une répartition par voyage ou par ordre chronologique, mais plutôt par région ou par thème ». En
italique dans le texte.
37. « S’il est vrai qu’en traduction, dans la pratique la plus intimement vécue et quotidienne, il est nécessaire de
référer au tertium quid des réalités dont nous parle le texte à traduire, il n’est pas moins assuré que ce tertium
quid entre les deux langues en présence, est imaginaire et qu’on ne s’y réfère qu’en pensée. » Jean-René
Ladmiral, Sourcier ou cibliste, Paris, Les Belles Lettres, collection « Traductologiques », 2014, p. 15.
La traduction n’est pas qu’un problème du dire, mais aussi du ce qui est dit. Il faut déplacer le problème de
la communication (interculturelle, interlinguistique, intersémiotique, etc.) vers une théorie de
la connaissance pour qui la question principale est : « Qu’est-ce que comprendre ? ». À cet égard, la traduction
a pour fonction d’apporter des faits empiriques qui corroborent – ou non – la théorie.
38. Les enjeux de la traduction de la Bible au XVIe siècle vont bien en ce sens. L’intérêt de « tourner en vulgaire »
le texte sacré n’est pas de s’arrêter à la lettre du texte original, mais de permettre un éclaircissement
des obscurités de ce texte à travers la traduction. La fidélité est celle avant tout à un esprit, un esprit qui
s’incarne dans la lettre, mais que la lettre n’épuise pas. Le développement de la philologie, que l’on voit
s’accélérer à la Renaissance, avait pour but d’assurer la rigueur de la lettre du texte parce qu’elle était
un témoin de l’esprit du texte. Si Oresme, dans sa traduction de l’Éthique d’Aristote (vers 1370), doute encore
e
de la capacité du français d’exprimer tous les concepts de l’original, ce n’est plus tout à fait le cas au XVI siècle,
où l’on a compris que le seul obstacle à l’enrichissement de la langue est la pauvreté des idées. Cette conviction
est d’ailleurs la pierre d’assise de ce que l’on a nommé la « translatio studii ». Cf. pour compléments : Histoire
e e
des traductions en langue française, XV et XVI siècles, sous la direction de Véronique Duché, Lagrasse, Verdier,
2015, pages 145 à 157 (par la suite abrégé en HTLF I).
39. D. Bellos, Le poisson et le bananier – L’histoire fabuleuse de la traduction, traduit par D. Loayza avec
la collaboration de l’auteur, Paris, Flammarion, 2012, p. 88.
40. C’est d’ailleurs ici une distinction entre le texte pragmatique (qui renvoie toujours à une réalité concrète) et
le texte littéraire (qui n’a pas cette obligation envers la réalité concrète). En clair, le texte littéraire peut
décrire les règlements du Quidditch et réfléchir sur les résonances culturelles de ce sport, sans qu’existe
le monde des sorciers imaginé par J. K. Rowling dans la saga Harry Potter.
41. Grande partie des « améliorations » du texte donateur ou des libertés qui engendrèrent des « belles infidèles »
procèdent de cette attention exclusive accordée à la cohérence rationnelle des œuvres (et donc aussi leur
transformation esthétique dans le cas du monde classique en vertu de l’association beauté/raison). Les diverses
e e
traductions d’Homère aux XVII et XVIII siècles sont d’éloquents exemples.
42. Classique, et même un peu outre, songeons à Paul Klee (que l’on ne peut certes taxer d’académisme classique !)
qui écrivait : « Kunst gibt nicht das Sichtbare wieder, sonder macht sichtbar. » P. Klee, Kunst-Lehre, Leipzig, Reclam,
1987, p. 60. (« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »)
43. Individuellement, les mots ont une définition, c’est en relation entre eux qu’ils acquièrent un sens.
Un dictionnaire n’est pas un roman.
44. Cf. à ce propos les développements de John Sallis, « The invisibility of painting » in Transfigurements – On the
True Sense of Art, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2008, pages 11 à 22. Speciatim les pages 18
à 20.
45. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964 (1960), p. 35.
46. Comme le disait Francis Bacon, l’imagination est la faculté de marier et de séparer illégalement les choses (cf.
Du progrès et de la promotion du savoir, II, 4). Peut-être doit-on aussi reprendre la distinction que faisait Croce
entre imagination, faculté d’accumuler des images, et fantaisie, qui est celle de les associer pour créer quelque
chose de nouveau. Cf. B. Croce, Brevario di estetica, Laterza & Figli, Rome et Bari, 1913, pages 35 à 36.
La marque du romantisme allemand est ici bien présente, tant par Hegel (Encyclopédie § 456 – 457) que par
Solger (Cours d’esthétique) et par Fr. Schlegel (Fragments de l’Athenäum, 250).
47. Au XIXe siècle, la nouvelle Arria Marcella de Théophile Gautier exploite le contexte des visites des ruines de
Pompéi en illustrant le type de voyage propre au Grand Tour.
48. Pour une présentation de ce philosophe, cf. Michel Onfray, « Les sagesses antiques » in Contre-histoire de
la philosophie, Paris, Grasset, 2006, tome I, chapitre XII.
49. L’illusoire et grisante sensation de liberté face au texte original que peut ressentir le traducteur est
l’une des manifestations du « complexe d’Hermès », dont on a parlé et examiné les figures dans un précédent
essai.
50. C’est l’une des raisons pourquoi l’Islam juge inacceptable au point de vue théologique une traduction du
Coran ; si le Coran est d’origine divine, il est incréé (il a existé de toute éternité) et n’a donc jamais été
« produit ». A fortiori ne peut-on pas le « reproduire » dans une autre langue, car, ainsi, le texte sacré
tomberait sous les catégories du vrai et du faux. Or, comment la parole de Dieu pourrait-elle être fausse et
comment pourrait-elle admettre de s’avilir dans le passage linguistique ? Il faudrait alors en juger à partir du
vrai et du faux. De plus, dans une perspective musulmane, le Coran ne peut être l’objet d’un jugement (à savoir
établir si sa révélation est vraie ou fausse), mais seulement de foi (il est ce qui fonde toute vérité). On voit
qu’un tel monisme empêche toute critique historique du texte sacré, en plus de justifier l’ensemble des lectures
radicales que l’on peut en faire et qui tant bouleversent le monde contemporain.
51. Antonio Lavieri est ici l’exception confirmant la règle. Voir Translatio in fabula. La letteratura come pratica teorica
del tradurre. Rome, Editori Riuniti, 2007, pages 77 et 78.
52. Attirons l’attention du lecteur sur un point : c’est le fait de toute œuvre d’art de transformer le sujet auquel
elle s’adresse : devant une œuvre, en effet, l’individu devient « spectateur », « auditeur », « lecteur ». Cette
transformation qualitative du sujet (où les sens priment généralement : la vue et l’ouïe en particulier) est
déterminante dans le cas de la littérature, car le texte transforme l’individu en lecteur, c’est-à-dire en sujet actif du
sens de l’œuvre (d’où, peut-être, la difficulté de traduire la poésie pour laquelle la question du sens ne se pose
pas objectivement, mais individuellement, c’est-à-dire que son sens est un sens pour moi). Un livre est comme
une toile, hormis que son action sur l’individu est différente. Il faudrait classer les arts, non pas à partir de ce
qu’ils font de la matière, mais d’après la façon dont ils transforment l’individu.
53. On a ensuite procédé à une réintroduction de l’humain à travers des jeux de couleurs, d’objectifs et de retouche
des photos, mais cette réintroduction de l’humain se fait à travers des procédés qui relèvent tous de la machine,
non de l’humain.
54. Cette relation peut ensuite être étudiée sous différents angles : sociologiquement, linguistiquement,
historiquement, philosophiquement, etc. Ainsi, en traductologie, ce que l’on étudie surtout n’est pas tant
la traduction elle-même que le type de rapport entre un texte et sa traduction, type de rapport qui peut donner
lieu à différentes déclinaisons méthodologiques, pragmatiques, socioconstructivistes, idéologiques, etc.
55. Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1992, p. 153.
56. Pétrarque se plaint d’ailleurs du flou qui entourait les éditions manuscrites. Il écrivait à son frère Gherardo,
moine à la Chartreuse de Montrieux, le 25 avril 1354, que « souvent les livres des doctes, comme le champ
des riches, semblent plus en friche que ceux des autres » [Notre traduction].
57. D. Masseau, « République des Lettres » in Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de M. Delon,
Paris, PUF, 1997, p. 929.
58. Princeps renvoie à l’origine au souverain exerçant une autorité et un pouvoir supérieur dans un territoire
donné (cf. Cicéron, De oratore, I, 216 pour le sens de guide et d’autorité et Tite-Live, Histoires romaines, XXXIV,
44, 4 ou encore XXVII, 11, 9 sqq.). L’édition princeps possède la même autorité sur les éditions subséquentes.
59. On pense ici au phénomène des peciae qui permettait la composition d’exemplaires composant un texte officiel
et approuvé par l’Université. Cf. J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985, pages 95 à 97.
60. M. Davies, « Humanism in script and print in the fifteenth century » in Renaissance humanism, sous la direction de
J. Kraye, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, pages 55 à 57.
61. Ce texte originel est celui d’où différents types de lecture tirent leur origine : la critique, le commentaire et,
bien entendu, la traduction. La critique produit un jugement, le commentaire une analyse, la traduction
une reproduction.
62. « Après la mise au point d’une édition princeps, la nouvelle culture de l’imprimé favorise la publication de
traductions concurrentes, chacune se revendiquant comme supérieure ». HTLF I, op. cit., p. 832.
63. Cf. Infra, chapitre 5.
64. Plus encore, dans une optique comparatiste, on pourrait soutenir que ce qui distingue un texte de sa
traduction est peut-être moins la langue que le lecteur.
65. Cf. à ce propos l’Épilogue de l’ouvrage de Lodovica Braida, Stampa e cultura in Europa, Milan, Laterza, Biblioteca
Essenziale, 2009, pages 125 à 128.
66. La transformation de l’écriture manuscrite de l’onciale à la minuscule gothique, puis de la textura à la textus
prescissus avait pour fonction d’accélérer le rythme de lecture et de l’étude. La diminution de l’ornement
des manuscrits trahit en outre, par-delà les commandes des clients et une transformation du goût, que
l’attention doit porter avant tout sur le texte et que le livre cesse, surtout à partir de l’imprimerie, d’être
un objet de luxe pour devenir de facto un instrument : celui de la construction d’une idée nouvelle de l’homme
et de la science.
67. Cité par Braida, Stampa e cultura…, op. cit., p. 86. [Notre traduction et nous soulignons]
68. Cf. HTLF I, op. cit., pages 831 à 833.
69. Cela est apparent dans la traduction de la poésie à travers la notion de rythme.
70. On consultera ici Robert Shackleton, « The Grand Tour in the Eighteenth Century » in Studies in Eighteenth
Century Culture, I, Baltimore, John Hopkins University Press, 1971, pages 127-142.
71. A. Grafton, Le lecteur humaniste in Cavallo et Chartier, Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil,
2001, p. 246.
72. Présenté par Quintilien in Institutions oratoires, XII, I : « Sit ergo nobis orator, quem constituimus, is, qui a M. Catone
finitur, vir bonus dicendi peritus ».
73. On verra son Ratio studii ac legendi interpretandique auctores (1512) lequel se veut une méthode de lecture et
d’études des auteurs.
74. Ce décorum avait des origines esthétiques au départ comme le montre Cicéron (De officiis, I, 14), mais prit
une teinte morale par la suite. Cf. Quintilien, Inst. Or., I, 5 et VIII, 3. Sur la notion de décorum du style : Denys
d’Halicarnasse, Lysias, 9.
75. Cf. HTLF I, speciatim les pages 834 à 839.
76. François Ier, Charles Quint et Henri VIII.
77. Cf. un ouvrage incontournable pour saisir le dynamisme de cette période : G. Gadoffre, La Révolution culturelle
o
dans la France des humanistes, Genève, Droz, collection Titre courant n 8, 1997, speciatim les pages 53 à 56 où
l’on parle de la lecture.
78. Un marchand mort en 1519 laisse en héritage une bibliothèque de 170 livres dont bon nombre sont en
traduction. Pour les chiffres et l’évolution de ces bibliothèques privées en France : R. Doucet, Les bibliothèques
e
parisiennes au XVI siècle, Paris, A et J. Picard, 1956.
79. Platon, Phédon, traduction de Jean de Luxembourg, Chantilly, Musée Condé, MS 1478, [f. 2] [Dédicace], (vers
1539).
80. Le Phédon de Platon traitant de l’immortalité de l’âme, présenté au Roi très chrétien Henri II de ce nom, à son retour
d’Allemagne, etc., à Paris chez Sebastien Nyvelle demeurant à l’enseigne des Cigognes, rue Saint Jacques, 1553,
p. 15 [orthographe modernisée].
81. Cette étude historique porte le nom de philologie génétique de la traduction. Elle sert à remonter tout ce qui
caractérise une certaine lecture en amont de la traduction et, en aval, à comprendre tout ce qui participe à son
expression concrète (éditions, formats, public visé, archives du traducteur, etc.). Sur cette approche, voir
o
Transalpina – Études italiennes n 18, Poétiques des archives. Genèse des traductions et communautés de pratique,
textes recueillis et présentés par V. Agostini-Ouafi et A. Lavieri, Caen, Presses universitaires de Caen, 2015.
82. Il y a une histoire philosophique des traductions de Heidegger qui reste encore à faire.
83. Dans le cas du vocabulaire philosophique français de Heidegger, on voit clairement la distinction opérée entre
signe et symbole en traduction.
84. Ce déni de liberté est l’une des conditions qui concourent au « complexe d’Hermès », dont on a étudié
les formes ailleurs.
85. Est originel ce qui est à l’origine, ce qui provoque la naissance, ou l’apparition de quelque chose, ce qui est à
la source.
86. Originaire se dit de ce qui vient de, qui a pour origine ceci ou cela. L’originaire ne possède pas les principes de
son origine.
87. On verra pour des compléments Jean Leduc, Les Historiens et le temps, conceptions, problématiques, écritures, Paris,
Seuil, 1999, pages 13 à 17.
88. Dans les années 1980 circulait sous le manteau, en France, l’édition « pirate » de Sein und Zeit traduit par
E. Martineau. Choisir cette traduction plutôt que celle publiée par Gallimard mettait de facto le lecteur dans
une position particulière face au texte et à l’auteur : lire cette traduction avait la saveur d’un fruit défendu et
transformait du coup le philosophe allemand en serpent de la Genèse. Lire cette traduction invitait à une autre
approche interprétative de Heidegger ce qui, pour les jeunes gens que nous étions alors, conférait à l’étude
quelque chose balançant entre la Révolution et la mutinerie.
89. Sénèque, Phèdre, v. 453. « La joie sied au jeune homme, un air triste au vieillard. »
90. G. Hasenhohr, « Le Livre de part et d’autre de Gutenberg – Le livre manuscrit », in : Histoire de la France littéraire,
Naissances, Renaissances, sous la direction de F. Lestringant et M. Zink, Paris, PUF, collection Quadrige, 2006,
p. 167.
91. On ne prend pas au sérieux cette traduction publiée dans une collection de poche à deux euros, mais celle
imprimée sur papier Bible, vêtue de cuir et de dorures, celle-là possède un poids auquel l’autre ne peut
prétendre. L’objet conditionne la lecture.
92. On lira le chapitre consacré à Littré traducteur in L. D’hulst, Cent ans de théorie française de la traduction. De
Batteux à Littré (1748-1847), Presses universitaire de Lille, 1990, p. 97 à 102.
93. Un phénomène semblable advient, toujours chez Dante, avec la traduction française de Pézard dans La Pléiade.
Cf. l’introduction de V. Agostini-Ouafi à A. Pézard, Dante e il pittore persiano – Note sul Tradurre, Modène,
Mucchi editore, 2014 et, dans le même volume, la postface de J.-Y. Masson, pages 109 à 112. Littré traduit
d’ailleurs pour ceux qui sont capables de lire l’original, renouant ainsi avec la tradition classique, son édition
e
étant bilingue, voir Histoire des traductions en langue française – XIX siècle (1815 -1914), sous la direction d’Yves
Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 806 (par la suite abrégé comme
HTLF III).
94. Idem, p. 112. [Notre traduction]
95. F. Cavagnoli, La voce del testo. L’arte e il mestiere di tradurre, Milan, Feltrinelli, 2014, p. 153.
96. J.-R. Ladmiral, op. cit., p. 107.
97. Marc de Launay, Qu’est-ce que traduire ?, Paris, Vrin, 2006, p. 73.
98. Marc de Launay, op. cit, p. 74.
99. Idem.
100. Cette sensibilité ne fut pas sans heurts, comme l’illustre Sénèque qui dénonce la corruption causée par
o
un excès de rhétorique. Cf. Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, (collection Titre courant n 24)
ère
2009 (1 éd. 1980), pages 59 et 63.
101. Noemi Lambardi a très bien montré que la nécessité chez Cicéron de traduire la philosophie en évitant les
technicismes répondait à une volonté rhétorique. Voir N. Lambardi, Il Timaeus ciceroniano. Arte e tecnica del
« Vertere », Florence, Felice Le Monnier, 1982, p. 22.
102. G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, Droz, (collection Titre courant
o
n 38) 2009, pages 46 à 53.
103. Il y a fort à parier que l’apparition depuis une vingtaine d’années de l’hypertexte et, depuis une décennie, du
livrel, aura des conséquences sur notre rapport aux textes, sur la compréhension que l’on en a et,
inévitablement, sur la façon de les traduire.
104. À titre d’exemple, le refus des lectures renaissantes de voir la réalité de l’amour homosexuel dans les dialogues
de Platon (on pense au Phèdre ou au Banquet) pousse le traducteur à atténuer la portée de certaines expressions
(suppressio veri) pour reconstruire un sens acceptable à l’égard de sa lecture du texte, mais non en regard du
texte original (suggestio falsi).
105. Pétrarque, Canzoniere, CCXCII, 4.
106. « Au doux temps du premier été », ibid, XXIII, 1. [Notre traduction]
107. « Un vieillard canut et blanc », ibid, XVI, 1. [Notre traduction]
108. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, § 151 et 152.
109. Nathaniel Hawthorne, Peintures prophétiques (1835) in Le manteau de Lady Éléonore et autres contes, Paris, Aubier,
1968, p. 41.
110. Cicéron, Lois, II, 9. Chez saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 26. On ne peut, malgré l’âge, négliger d’indiquer
sur ce sujet le monument qu’est La Cité antique de Fustel de Coulanges (Première édition en 1864, mais ici chez
o
Flammarion, Paris, Collection Champs n 131, 1984, pages 31 à 38).
111. Sans en faire une règle du genre à l’époque, plus un personnage est connu, plus son regard est dirigé ailleurs ;
au contraire, les portraits d’inconnus regardent généralement le spectateur, comme s’il voulait créer
un dialogue avec lui. Deux exemples : Piero della Francesca qui peint Sigismondo Pandolfo Malatesta en 1451
et Antonello da Messina, Portrait d’homme, 1476.
112. Deux exemples saisissants : le Giovan Carlo Doria à cheval de Rubens et le portrait de Wilhelm van Heythusen
de Hals.
113. Cf. la brillante analyse de Georges Didi-Huberman, Devant le temps – Histoire de l’art et anachronisme des images,
Paris, Éditions de Minuit, 2000, pages 72 à 74.
114. Il n’y a donc pas de ressemblance pleinement objective entre l’original et sa traduction, comme il n’y en a pas
non plus entre un individu et son portrait. Dans les deux cas, le sens construit, qu’il soit traduction ou
portrait, cherche à exprimer ce qu’un sujet peut avoir d’exemplaire, ainsi qu’à transmettre ce qui est digne
d’être reproduit et imité.
115. Sur les différentes métaphores de la traduction comme portrait, on verra HTLF III, op. cit., pages 140 et 142.
116. « Dès le XVIIe siècle, plusieurs traducteurs insistent sur la nécessité d’adopter le point de vue du spectacle pour
aider le lecteur à visualiser la scène ; tel est, d’après eux, le meilleur moyen d’entrer dans le texte et d’y
éprouver du plaisir. » HTLF II, op. cit., p. 932.
117. Voilà pourquoi on peut prétendre que le Quichotte de Pierre Ménard et celui de Cervantès chez Borgès ne
forment pas une seule et même œuvre, bien qu’elles soient identiques en tous points par le lexique et
la sémantique ; il s’agit bien là de deux œuvres différentes, puisqu’elles s’inscrivent dans une poétique qui se
distingue par l’espace et le temps : celle de Cervantès et celle de Ménard.
118. E. Mattioli « La traduzione letteraria come rapporto fra poetiche » in A. Lavieri, La traduzione fra filosofia e
letteratura/La traduction entre philosophie et littérature, (a cura di/sous la direction de) A. Lavieri, Turin,
L’Harmattan Italia, 2004, pages 15 à 23, speciatim p. 20.
119. Montaigne, Essais, II, 10 in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 388.
120. Loc. cit., p. 390.
121. Id., p. 392.
122. B. Pistilli et M. Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Pise, Edizioni della Scuola Normale Superiore, 2014. En
ligne grâce aux soins de l’université de Tours avec une bonne présentation et un accès à de nombreux
exemplaires numérisés à cette adresse : https://montaigne.univ-tours.fr/centaine-de-livres/
123. La question de l’absence/présence de l’auteur est parfois le thème même du texte littéraire. Ainsi Montaigne :
« Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation
propre, membre de ma vie. » (Essais, II, 18.) On pourrait aussi évoquer d’autres œuvres où cette ambiguïté est
présente : les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, les Confessions de saint Augustin, celles de Rousseau,
la présence obsédante du narrateur dans Jacques le fataliste de Diderot, etc. Dans tous les cas, l’intérêt littéraire
est d’insister sur la présence de ce qui est habituellement absent, caché, masqué, secret.
124. Cf. Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 2000, p. 58.
« Un jour, un sorcier était de fort bonne humeur : il avait fabriqué un miroir dont la particularité était que le Bien
et le Beau, en se réfléchissant en lui, se réduisaient à presque rien, mais que tout ce qui ne valait rien, tout ce qui
était mauvais apparaissait nettement et empirait encore. Les plus beaux paysages y devenaient des épinards cuits et
les plus jolies personnes y semblaient laides à faire peur, ou bien elles se tenaient sur la tête et n’avaient pas de
ventre, les visages étaient si déformés que l’on ne pouvait les reconnaître, et si l’on avait une tache de rousseur, c’est
toute la figure (le nez, la bouche) qui était criblée de son. Le diable trouvait cela très amusant. […] »
Ses apprentis sorciers brisèrent le miroir et celui-ci éclata en milliards de morceaux.
« Certains morceaux n’étant pas plus grands qu’un grain de sable voltigeaient à travers le monde et si par malheur
quelqu’un les recevait dans l’œil, le pauvre accidenté voyait les choses tout de travers ou bien ne voyait que ce qu’il
y avait de mauvais en chaque chose, le plus petit morceau du miroir ayant conservé le même pouvoir que le miroir
tout entier. »
« La beauté est dans les yeux de celui qui regarde. » Cet adage populaire, comme tout
ce qui vient de la sagesse commune, possède plus de vérité que ne le croient d’ordinaire
les esprits forts et toutes leurs maximes. Il y a dans cette pensée bien davantage que ce
qu’indiquerait une méditation pressée, c’est-à-dire que le beau serait une chose subjective et
que, tel un objet nous apparaît, tel il est pour nous. Ce que le proverbe veut dire en fait,
dans le sens fort de l’expression « vouloir dire », à savoir une idée dont l’expression est
déterminée par la volonté manifestant un désir de sens qui dépasse les inévitables
enchaînements d’une mécanique de concepts 1, ce que veut dire ce proverbe, c’est que tout
homme, dans sa façon de voir les choses, est un artiste ; chaque homme est, en un certain
sens, l’oracle du monde, la Révélation du sens de l’Univers ; tout homme est cette voix qui,
dans les contes, fait parler les animaux et amène les enfants aux portes des rêves 2.
La beauté n’est pas qu’une impression subjective, elle est aussi une activité individuelle.
Si le beau existe, c’est que notre regard organise, crée, appréhende, donne un sens aux
choses 3. Le monde a un sens, le monde est un monde par et grâce à l’homme 4. Il en va
ainsi des notes d’une partition qui ne deviennent une symphonie que par l’organisation
que leur confère le compositeur, mais aussi par le jeu des musiciens et par l’oreille de
l’auditeur. Tout acte véritablement esthétique est, mutatis mutandis, un acte participatif où
l’on ne sait trop, au fond, qui est l’artiste, où est le créateur, si l’œuvre est cet objet devant
soi ou cette impression qui nous habite 5. Le plaisir de l’art tient beaucoup à cette indécision.
Cela explique peut-être la seconde partie de la devise de Socrate : « Connais-toi toi-même
et tu connaîtras les dieux et les hommes. » Il n’y a pas de connaissance du monde qui ne soit, à
la fois, connaissance de soi, il n’y a pas de sens qui ne soit d’abord introspection : la beauté
est bien dans les yeux de celui qui regarde.
Les Grecs ont-ils connu cette conception de la beauté ? On peut en douter. En Grèce
antique, l’identification du beau avec le vrai et le bon, association à des catégories
rationnelles et éthiques, laisse plutôt penser que, s’il existe des beautés relatives 6, seul
le « beau en soi » – αὐτὸ τὸ καλὸν – pouvait être tenu comme le beau véritable 7. Cette
conception fut celle de Platon, de son Académie et des néoplatoniciens dans leur
ensemble. Il n’y eut jamais que les sophistes qui insistèrent sur la subjectivité de
la perception, mais pour la discréditer, que ce soit comme moyen d’atteindre
la connaissance, ou encore comme façon de s’approcher de la vérité. Ce qui est certain,
toutefois, quand on fait cas de la beauté, c’est que l’on retrouve dans le monde grec un lien
étonnant entre raison et esthétique 8.
Ainsi, le regard perdu dans la contemplation du ciel étoilé, Hésiode ne fut pas d’abord
frappé par l’aspect irrationnel – donc privé de sens – des étoiles jetées dans l’espace obscur.
Au contraire. Hésiode fit naître le monde du Chaos, puisqu’il avait la poétique intuition
que tout ce qui suivait l’instant primordial était plus ordonné, mieux disposé que dans
le Chaos, plus rationnel et plus sensé aussi 9. Ce qui l’interpella tout d’abord, c’est la beauté
de cette disposition et comment, à travers cet éparpillement de lumières et ces schismes de
feux, la beauté trahissait aussi un ordre : cosmos (κόσμος), qui n’est pas pour lui simplement
l’ensemble de l’univers. Ce qu’il dévoile, c’est la relation dans l’esprit humain de ce qui est
beau avec ce qui est ordonné. Il n’y a pas chez le poète de rupture entre le monde de
l’esthétique et celui de la raison. Il y a plutôt la permanence d’une chose : le sens. Dans son
fractionnement, le monde a un sens : la beauté 10. Dans son éclatement, le monde a
un sens : la raison qui rend compte de cet éclatement 11. L’œil humain est comme un soleil
qui met en lumière le monde. Le cosmos, c’est ce qui est beau et ordonné, ou plutôt ce qui a
besoin d’un pâtre comme Hésiode sur sa montagne d’Hélion pour être cosmos, de même
que la chanson nécessite la voix humaine pour nous charmer, ou que la prière a besoin de
nos misères réelles pour s’élever vers un Dieu supposé. Notre volonté de communiquer
un sens au monde est telle que, selon Jamblique, les platoniciens disaient « que les âmes,
entraînées primitivement par des mouvements désordonnés et coupables, sont entrées
dans des corps pour communiquer l’ordre et la beauté à ce qui est au-dessous d’elles » 12.
Vitruve, dans son traité d’architecture, ne dissociait pas, quand il réfléchissait sur la beauté,
l’ordre, l’eurythmie et la symétrie 13. Si, dans cette optique, la beauté est dans l’œil de celui
qui regarde, c’est aussi parce qu’elle répond aux critères de rationalité. Toute recherche de
beauté est, fondamentalement, quête de sens.
Durant l’Antiquité, Cicéron s’inscrivait dans une tradition établie quand, dans
les Tusculanes, il assurait que, n’ayant eu sous les yeux aucun des modèles des dieux dont il
fit les statues, Phidias regarda en lui-même afin de trouver les formes idéales qu’il
reproduisit dans le marbre 14. Il faut jeter un coup d’œil en soi pour retrouver l’idéal, peut-
on conclure de cette leçon 15. Cette façon de voir l’homme comme modèle intérieur de ce qui
est beau est, selon toute probabilité, l’ancêtre lointain de la sentence du début. L’homme,
modèle intérieur de la beauté, « veut dire » que c’est vers lui qu’il faut se tourner afin de
découvrir un sens au monde. Ironie des choses, le grand politique romain retrouvait dans
les plis de sa toge empourprée la simplicité du berger béotien.
Fin connaisseur du grec, c’est pourtant en latin que Cicéron s’exprimait avec le plus
d’éloquence. Quand ils parlaient de la beauté, les Grecs utilisaient le mot καλὸν. La parole
latine qui vint à Cicéron pour rendre le mot grec fut pulchritudo, et l’adjectif pulcher mieux à
même, selon lui, que les termes bellus, elegans, venustus, d’exprimer la connotation
rationnelle de l’équivalent grec. Ce faisant, toutefois, il avait ajouté une nuance subjective,
déplaçant légèrement le sens du terme grec, lié à la raison, en lui offrant une nuance neuve,
plus subjective. Il en va parfois ainsi quand un disciple, voulant résumer les propos du
maître, en change la signification. Les élèves d’Héraclite, par exemple, avaient voulu
radicaliser la maxime du philosophe d’Éphèse, qui disait que l’on ne se baigne pas deux fois
dans le même fleuve ; ils affirmèrent que l’on ne pouvait pas même s’y baigner une seule
fois. De la sorte, ils faisaient un aphorisme éléatique d’une pensée centrée sur le devenir, et
métamorphosaient l’épiphanie de la transformation des choses en ancre de l’éternelle
immobilité du monde. On le voit, un vrai maître doit se défier de ses disciples, dans
la mesure où un maître authentique ne doit créer que d’autres maîtres. En effet, il est de
la dernière inconséquence de laisser derrière soi des écoles pleines.
Quelque habile que fût Cicéron, en rendant το καλὸν par pulchritudo, il s’était toutefois
heurté à un problème classique de traduction. En effet, quoi que fasse un traducteur, même
s’il propose des équivalents, il ne lui est pas possible de prendre avec lui l’usage non plus
que l’histoire du mot qu’il traduit. Le sens d’un mot n’est pas tant sa définition que sa juste
utilisation dans le langage. Or cette utilisation ne résiste pas au transfert linguistique. Ce
que le mot καλὸν portait avec lui dans la langue grecque – le plaisir ondoyant d’un après-
midi d’automne dans les Cyclades, les caresses évasives d’Ulysse sur la peau de la nymphe
Calypso, jusqu’au regard ému d’Alcibiade pour ce silène de Socrate – le latin ne pouvait
tout à fait le prendre avec lui. Certes, il arrivait à en donner une approximation en
montrant les luxueuses villas de Baia, mais déjà les nuits d’Énée et de Lavinia avaient
moins d’éclat que celles de Pâris et d’Hélène, et les plaintes de Didon se teintaient
d’une mélancolie plus pâle que les soupirs de Nausicaa. Car c’est bien là la question :
un mot promène avec lui un ensemble d’images et de références culturelles, la façon de
le prononcer, la manière particulière de se glisser dans une phrase comme une femme dans
un vêtement et qui fait qu’il veut dire ceci ou cela, ou ne veut pas le dire, tout simplement.
Toutes ces choses – qui au fond sont la vie du langage lui-même – ne se transportent
d’une langue à une autre que par analogie – et l’on sait que comparaison n’est pas raison.
Quant à l’histoire du mot, cela peut être tout autant son étymologie que sa formation, son
utilisation, non dans le langage parlé, mais à travers des textes, des auteurs, des traditions
littéraires. Le sens d’un mot est indissociable de celui qui le prononce : tout cœur qui a
aimé sait bien cette vérité éternelle. Les âmes froides sont toujours muettes.
Dans un passage des Nuits attiques 27, Aulu-Gelle nous confie qu’un soir, à Athènes,
chez le philosophe Taurus, on lisait le Banquet de Platon. Après la lecture d’un passage,
l’un des Grecs présents nargua le jeune étudiant Romain en lui faisant remarquer : « Avez-
vous à nous citer dans les ouvrages de vos rhéteurs une phrase aussi savante, aussi
harmonieuse ? » Piqué au vif, mais ne doutant pas qu’il pût faire passer l’élégance de
l’expression de la période grecque dans celle latine, Aulu-Gelle se mit à la tâche. Il nous
confie quelle fut sa méthode de traduction : « J’essayai non de rivaliser avec les beautés
admirables de son style, mais seulement d’en retracer les lignes et les ombres – sed lineas
umbrasque facere » 28. Les lignes et les ombres, expression magnifique pour parler de
la traduction ! Or, justement, les lignes et les ombres dépendent toujours de qui les trace et
de la position de qui les perçoit. Aulu-Gelle ne prétendait pas refaire le texte platonicien,
le recopier, mais simplement le retracer, en retrouver les voies principales pour que
le résultat, dans la langue, soit, non pas équivalent, ce qui mettrait l’accent sur le rapport
entre les textes, mais analogue, c’est-à-dire que l’effet rhétorique – l’objet d’ailleurs du
contentieux – soit le même. Du reste, ce que remettait en question le philosophe grec
n’était pas que la langue latine fût capable d’exprimer le même contenu objectif du langage,
mais que la façon de le dire en latin pût atteindre la science rhétorique et l’harmonie
stylistique du grec.
Ce qui est en jeu dans ce débat attique d’il y a près de deux millénaires, c’est très
précisément la place de l’analogie en traduction, où ce qui compte, en fait, est
l’emplacement du traducteur, le regard qu’il porte sur le texte 29. Le verbe même que l’auteur
latin utilisa par la suite pour parler de son travail de traduction met en scène ce regard. Il
aurait pu utiliser le verbe vertere, comme le fit d’ailleurs Cicéron dans nombre de ses
traités 30, mot qui comporte une nuance de changement et de transformation 31. Il préféra
plutôt le verbe effingere 32 qui, dans son sens premier, signifie à proprement parler
« reproduire », mais dans un autre médium. Ainsi parle-t-on de reproduire la nature dans
la peintre, ou par la sculpture.
Ce qui compte ici, on le voit, c’est le talent de celui qui reproduit en se servant
toutefois d’une autre matière afin de représenter, non seulement une forme (laquelle, au
fond, ne peut être que différente en raison du passage d’un médium à l’autre), mais surtout,
peut-être, un effet. Comme tout art, il y a dans la reproduction voulue par le verbe
effingere, une inflexion particulière mise sur l’effet, sur l’impression rhétorique laissée au
spectateur ou encore, dans le cas qui nous occupe, au lecteur. Ce n’est pas un hasard, du
reste, si l’effictio, un substantif parent, se présente comme l’art de représenter quelqu’un en
le contrefaisant par les paroles, par la voix, par les gestes, et s’il s’agissait, chez les Romains,
d’une forme rhétorique 33.
Il y a ici une suite, une continuité subjective du sens qui, à maints égards, repose sur
les épaules de celui qui reproduit, sur le talent transitif de qui parvient à tracer et les lignes et
les ombres. Le traducteur est celui qui sait portraire le texte, qui sait rendre à l’écrit
un regard, son regard, tantôt mâtiné de lignes et d’ombres.
Ce que voulait reproduire Aulu-Gelle en relevant le défi chez Taurus, c’était la grâce,
le rythme et l’harmonie de l’original. Le contenu du texte, lui, n’est jamais mentionné.
N’est-ce pas formidable ? Et pourquoi cela ? Parce qu’aux yeux des Anciens, le contenu
d’un texte était indissociable de ses qualités formelles. L’un et l’autre allaient de pair. Ainsi
Protagoras fit-il lecture de son traité sur les dieux dans la maison d’Euripide 34, et
Parménide d’Élée se donna la peine de tourner en un poème ses conceptions
métaphysiques. Que Socrate n’ait rien écrit signifie sans doute qu’il dédaignait de sacrifier
le contenu du discours aux qualités esthétiques d’un texte, qu’il refusait que le libre flot
des paroles fût dicté par autre chose que la logique des déductions et la rigueur, souvent
impromptue, du questionnement philosophique 35. Transposé à l’écrit, ce qui appartenait à
la parole revenait pour le prince des sages à l’écrire sur l’eau ou encore à semer avec l’encre
et la plume des idées qui ne pouvaient croître en un terreau fait de cinabre et de minium 36.
Aulu-Gelle, lui, n’avait pas tant de scrupules. Il traduisit le texte platonicien dans
l’intention que le contenu et la forme se tinssent bien ensemble malgré le passage du grec
au latin. Cette volonté est compréhensible pour un monde où les qualités d’expression du
langage ne ressortissent pas au langage lui-même, mais d’abord à une conception de
l’esthétique, à une idée de l’art faite de proportions, d’équilibre, de rythme, de qualités
objectives qui savaient résister au changement d’idiome, de la même façon que
les principes de l’architecture pouvaient être transposés dans la pierre ou dans le marbre,
sans que ces lois en fussent altérées.
Cette prédominance d’une esthétique rationnelle, où contenu et forme se répondent
en écho, explique aussi pourquoi, chez les Latins, la traduction était considérée comme
un exercice, car elle n’était pas d’abord, comme de nos jours, une discipline de
la communication, mais plutôt un entraînement rhétorique particulier 37. Si la beauté est ici
dans l’œil de celui qui regarde, c’est autant que cet œil est éduqué, qu’il s’est formé à
l’esthétique. En font foi ces nombreuses remarques des Nuits attiques sur la propreté de style
des auteurs, de Plutarque à Cicéron et, de là, jusqu’à Salluste.
Ce lien entre la forme et le fond, on en trouve une illustration chez les Anciens dans
la chronique de l’ambassade d’Athènes à Rome, délégation envoyée afin de lever l’amende
pour la destruction d’Orope. En effet, on avait dépêché dans la ville éternelle trois
philosophes, Carnéade, Diogène le stoïcien et Critolaüs le péripatéticien, et bien qu’ils
eussent les services d’un interprète, chacun insista pour présenter en grec les faits selon
le style rhétorique qui lui était propre, preuve qu’il était, pour eux, impossible de dissocier
les faits de la façon de les présenter, ce qui fut tout particulièrement vrai pour Carnéade,
dont les deux discours effrayèrent au dernier degré Caton l’Ancien 38.
De façon générale, la place fondamentale qu’occupe l’éloquence dans la culture
littéraire de l’Antiquité plaide assez en faveur de ces liens du fond et de la forme. En outre,
une part significative de l’éducation antique était redevable à la rhétorique 39. Cela
s’explique aussi par la pratique de la lecture à haute voix, en Grèce : cette pratique instaura
naturellement un lien de continuité entre la parole et le livre, lien de continuité qui vit
dans la maîtrise de l’éloquence sa catégorie principale. « La culture hellénistique est au
premier chef une culture oratoire dont le genre littéraire type est la conférence
publique. 40 » Dans la mesure où il est essentiel de maintenir l’attention du lecteur-
spectateur, il est normal de lier le contenu de l’exposé à un art de l’effet. Toutefois, après
le passage de la culture grecque à la culture romaine et avec la domination du latin en
Occident, au moins au point de vue politique, le lien de continuité entre la parole et le livre
s’est trouvé dans la nécessité d’avoir recours à la traduction, la majeure partie des modèles
rhétoriques et des œuvres achevées ayant été composés en grec.
C’est ainsi que la traduction devint, de facto, un des principaux exercices pédagogiques
pour l’acquisition de l’éloquence et la maîtrise de la rhétorique. Sans prétendre que
la traduction se fît genre rhétorique dans la culture romaine, elle occupa néanmoins
une place qu’elle n’eut probablement dans aucune autre culture, car ce qui allait caractériser
l’Occident au point de vue pédagogique fut précisément le rôle de la traduction comme
exercice d’acquisition de la rhétorique et des idées philosophiques 41. Or, de même que la fin
de l’éducation vise l’autonomie de l’individu et la formation d’un regard original sur
le monde, ainsi le but de l’exercice de traduction à Rome fut de parfaire, à travers
le transfert linguistique, l’éloquence de celui qui, par elle, visait le perfectionnement de
soi 42. Notons que la fin est l’individu et non le texte lui-même, ou en tout cas, si c’était
le texte, c’était dans la mesure où celui-ci reproduisait les lignes et les ombres voulues par
l’individu : lineas umbrasque faciebat.
L’homme qui se formait à travers la traduction devint, plus que jamais, la figure
transitoire dont on parlait plus haut, celui dont le regard permettait au sens de venir au
jour. L’exemple de la traduction de καλὸν par Cicéron en témoigne. Il souligne bien, en
outre, que le but de l’éducation est toujours de faire en sorte que la beauté soit dans les yeux
de celui qui voit ou, pour mieux dire, que la fin de l’éducation se trouve là où notre œil finit
sa course. On est construit à proportion de la portée de son regard, et connaître
un homme, au fond, c’est moins le fixer dans les yeux que savoir ce qu’il contemple.
De nos jours, la traduction est déqualifiée, si bien que l’on ne parle pas de formation
par la traduction, mais de formation à la traduction. Par un étrange jeu de perspectives,
l’histoire des traductions ne se confond plus avec celle de l’éducation de l’esprit et du regard
que l’homme pose sur le monde. La traduction est désormais un exercice pragmatique.
Les théories de la traduction, au mieux, la considèrent sous un angle méthodologique, elles
insèrent parfois ces méthodes dans un panorama historique ; au pire, elles s’étiolent en
métaphores, en images, en symboles, en apologues de théories littéraires emplumées et
dans le vent, aussi consistantes que ceux qui les portent.
On peut dès lors se demander s’il n’y a pas, dans la volonté de comprendre
objectivement la traduction, une confusion des termes ; vouloir faire d’une activité
rhétorique un objet dialectique. La traduction, si l’on revient à sa signification première en
Occident, n’oppose pas ce qui est de l’ordre de la sensation (kath’aisthesin) à ce qui relève de
l’intellect (katà noesi) 43. Au contraire, elle est justement cette activité rhétorique et de
synthèse qui permet d’exprimer, à la fois, les qualités du goût et celles de l’esprit ; ce qui se
trouvait au cœur de l’exercice antique de la traduction, ce n’était pas tant le rapport entre
des textes, que celui entre un regard et un texte, rapport d’où émerge un sens qui est, d’ores et
déjà, culture 44.
La frontière culturelle des civilisations grecques et romaines ne fut jamais, en premier
lieu, une barrière linguistique. Le monde ancien était d’abord un héritage de valeurs.
Le barbare était avant tout celui qui ne les partageait pas 45. Ainsi Isocrate pouvait-il
affirmer que « l’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation, que ceux
qui ont la même origine que nous » 46.
En outre, à partir de la civilisation romaine, l’un des traits dominants de la culture
occidentale fut toujours l’étude d’une langue auxiliaire 47 et d’œuvres canoniques où
la traduction faisait office de lien synthétique, d’exercice rhétorique, de pratique
pédagogique dont la fin réelle était moins la production d’un texte que celle d’un homme,
d’un vir bonus et prudens pour reprendre l’expression même d’Horace 48. Cet homme était
façonné par le contact avec autrui. Sous cet angle, on voit que la signification première de
l’humanisme, c’est de témoigner que l’homme existe toujours dans la réciprocité.
Le langage en est d’ailleurs une marque éloquente. À les bien considérer, les versions
latines des collèges n’ont jamais voulu produire des traducteurs, mais des honnêtes gens,
des personnes qui, grâce à la lecture – et par la traduction – connaissaient leurs défauts, s’en
confessaient et, en définitive, pour le dire comme La Rochefoucauld, ne se piquaient de
rien. On ne doit donc pas s’étonner si les premières réflexions sur la traduction vinrent
d’un homme qui, plus que tout autre en son temps, insista sur l’idée d’une cultura
attachée, non pas à l’idée de citoyenneté, mais à celle d’humanité 49.
Il fallait qu’il en fût ainsi, car c’est justement grâce au travail civilisateur de
la traduction que Cicéron, encore lui, considérait, bien avant saint Paul, que tous
les hommes partageaient la même humanité (humanitas), la même droite raison (recta
ratio) 50, pensée d’un philosophe qui tenait que l’œuvre culturelle n’est jamais un objet, mais
toujours un sujet, à savoir l’homme lui-même 51. Ainsi, par la traduction, le monde romain
entendait unir la théorie – c’est-à-dire la contemplation, le regard – et la pratique,
une méthode, un chemin 52. On voulait s’assurer qu’à un regard personnel correspondît
un objet concret. La fin d’un regard n’est jamais le regard lui-même, mais l’objet regardé 53.
On le sait, les Grecs avaient, quant à eux, moins d’intérêt pour le monde pratique,
voyant la vérité dans l’activité abstraite de l’intellect. À le considérer ainsi, le génie grec,
c’est un peu l’esprit humain qui se contemple au miroir, d’où chez lui ces appels à se
connaître soi-même, de Thalès de Milet à Héraclite d’Éphèse, de Chilon de Lacédémone à
l’inscription du fronton de Delphes, puis, de là, au « Deviens qui tu es » de Pindare.
L’activité pratique ou artisanale était pour eux, on l’a vu, le fait des esclaves. Seule
la création qui impliquait la raison et les vertus d’une éducation libérale était tenue pour
digne de l’homme libre 54. Cette opposition entre πρᾶξις et ποίησις, présente dans le monde
latin, mais d’expression différente, explique en partie la place qu’a pu prendre la traduction
dans l’éducation romaine 55.
Le monde grec, quant à lui, fut, surtout au point de vue de la pédagogie, celui de
l’herméneutique. Chez lui, la lecture est élevée en art pratique de la compréhension, en lieu
privilégié du sens, un lieu qui a ses assises dans le regard, comme toute lecture. Centré sur
l’herméneutique, le monde grec ressentait moins qu’un autre la nécessité de traduire, dans
la mesure où l’herméneutique, comme art de la compréhension, est déjà un acte de
traduction, c’est-à-dire une reformulation qui a pour fin la compréhension et
la réexpression du sens 56. Chez les Grecs, cet acte de reformulation est herméneutique. À
partir des Romains, il devint traduction, par nécessité d’abord, par souci pédagogique
ensuite.
Ces deux types de lectures, celle qui s’exprime dans le commentaire et l’autre, qui
s’incarne dans la traduction, témoignent de cette quête de sens, inhérente à l’esprit humain,
quête qui voit dans les textes les sentiers privilégiés menant à la culture 57.
Ces sentiers passaient dans le monde grec par quatre étapes : la lecture du texte, sa
critique, son explication et le jugement sur celui-ci 58. L’originalité du monde romain fut de
lier ces quatre étapes par la traduction : elle représentait une lecture active du texte, lecture
qui tentait de l’expliquer, de le mettre en discussion et d’en évaluer la portée. L’élément
purement pragmatique était insignifiant pour un monde essentiellement bilingue dans ses
sphères politiques et culturelles 59.
Rappelons-le, la traduction servait avant tout à la formation du regard, elle s’attachait
aux lignes et aux ombres. Elle jouait un rôle rhétorique. Cependant, à mesure que le monde
ancien se voyait transformé de l’intérieur par une religion nouvelle, le christianisme,
le regard porté sur ce monde et ses textes se modifia tout autant. L’éducation du regard et, à
travers elle, le rôle de la traduction, changea de façon sensible. Cela eut aussi une influence
sur le rôle des textes et sur la figure de celui qui s’y rapporte : le lecteur.
Si l’on fait exception du commerce au-delà de la Méditerranée, la nécessité d’un rôle
étroitement pragmatique pour la traduction apparut vers le IIIe siècle, quand les derniers
liens avec le judéo-christianisme furent rompus et que la nouvelle religion s’engagea de
façon définitive dans le monde romain et hellénistique. Le problème des langues dans
lesquelles le texte sacré était rédigé se posa alors de façon aiguë.
On peut y voir surtout une mutation qualitative de la notion de lecteur. Celui-ci était
désormais le croyant. Son rapport à la lettre du texte était de fidélité. Il n’était plus marqué
par le détachement esthétique que l’on voyait chez les Cicéron ou les Aulu-Gelle. Ainsi,
la question du rôle rhétorique de la lettre au sein du texte sacré ne pouvait avoir la même
résonance que pour un texte littéraire, car le croyant est d’abord fidèle à la lettre du texte,
lettre qui incarne l’esprit 60.
Contrairement au monde gréco-romain où l’on s’instruisait à travers le texte littéraire,
c’est-à-dire par une pratique du texte où la traduction apparaissait, entre autres, comme
un exercice actif d’appropriation du texte lui-même, le croyant, lui, s’instruisait du texte
sacré. La traduction était ainsi le moyen d’avoir accès au texte sacré lui-même, texte qui
était source de toute instruction véritable. La beauté n’était plus dans le regard, mais bien
dans la chose regardée.
*
* *
« Celui qui a le malheur d’appartenir à une période de création et de fécondité en subit
les limitations et l’ornière ; esclave d’une vision unilatérale, il est enclos dans un horizon
borné. 89 » Ce constat pessimiste de Cioran, illustre néanmoins le caractère dogmatique que
peut prendre la lecture selon les époques. Si l’on a la chance de naître en un siècle éclairé,
les possibilités de lire certains textes à la lumière de la raison, plutôt que sous les feux
ardents des autodafés, augmentent singulièrement. Cette « forma mentis » par laquelle on
aborde les textes est fondamentale afin de déterminer le sens définitif d’un ouvrage. Cette
forma mentis est tout particulièrement mise en évidence à travers les traductions comprises
comme le modèle et l’archétype de toute lecture. C’est peut-être là la contribution
principale de l’histoire des traductions à l’humanisme.
Cicéron entendait το καλὸν de façon qu’il signifiât pulchritudo, sans pouvoir
cependant en reprendre ni l’usage ni l’histoire dans sa lecture de Platon, malgré son
éducation, pourtant proche de celle des Grecs.
Aulu-Gelle se limitait humblement aux lignes et aux ombres des textes qu’il voulait
traduire. Le rôle pédagogique de la traduction à Rome était une éducation à la lecture, à
une lecture qui accordait, comme élément principal de sens des œuvres littéraires,
une place très grande à la rhétorique. La traduction chez les Anciens était une affaire de
langues : on insistait sur les capacités d’expressivité des langues, d’où la prédominance de
la rhétorique.
La rhétorique naît de la croyance que l’art de la parole, du bien-dire, est un vecteur de
communication du λόγος, d’une raison qui est non seulement un substitut à la violence,
une façon d’établir le vrai et le vraisemblable, mais surtout un moyen de faire triompher
la vérité qui, hélas ! ne s’impose pas toujours d’elle-même. Elle y parvient en lui donnant
une forme qui frappe autant l’intelligence que l’imagination, illustrant de la sorte que
le vrai doit aussi toucher le cœur. Certes, s’il advient que la rhétorique dégénère, se mettant
au service d’affaires immorales, ou bien en limitant sa portée pour s’enfermer dans
l’application servile d’un ensemble de recettes oratoires, elle n’en a pas moins aidé la cause
du développement des Lettres en liant la question du contenu à celle du style.
L’enseignement de la traduction servait jadis d’exercice pour expliciter ce lien 90.
Ce rôle s’effaça avec le christianisme, puisqu’avec lui, c’est une autre culture, c’est
une autre relation à l’écrit et, par conséquent, à la lecture qui s’instaura. Avec
le christianisme, la traduction devint une affaire de rapport entre les textes, d’où
une approche critique de la lecture s’exprimant à travers le commentaire.
La pratique de la traduction est en lien direct avec celle de la lecture, elle-même
dépendante de l’éducation, des idées qui, comme les éclats du miroir d’Andersen,
transforment la réalité, dévient de leur course les rayons de lumière, éblouissent et
réverbèrent les paysages en les dédoublant et en les modelant sans fin. La traduction
montre l’influence de l’unilatéralité des lectures selon les époques et la nécessité de
l’éducation au regard. Car nos yeux eux-mêmes sont les accidentés du miroir magique.
Nous voyons, mais nous voyons mal. Nous n’avons pas, hélas ! la chance de Tirésias qui
était aveugle, mais aveuglé par Athéna : la sagesse 91.
On attribue à saint Augustin la maxime selon laquelle « le monde est un livre et celui
qui ne voyage pas n’en connaît qu’une page ». Par-delà la question de l’attribution, cette
pensée est avant tout une invitation à la découverte, à se confronter au monde afin de lui
donner un sens, comme le lecteur devant la page d’un livre.
La première question qui se pose face à la page ouverte est celle du langage. Connaît-
on la langue dans laquelle ce livre est écrit ? Et quelle est donc la maîtrise que nous avons
de cette langue ? Ce sont là des éléments organisateurs du sens d’un livre. En effet,
comment donc lire un texte écrit dans une langue inconnue ? Nous ne comprenons dans
un livre que ce que nous permet de saisir notre maîtrise du langage. Nous ne comprenons
ainsi dans un livre que ce que nous mettons de nous-mêmes. C’est pourquoi la traduction
est une activité humaniste par excellence, parce que le sens que le traducteur voit dans
le livre traduit est le sens vu par lui, reflété par son regard, transformé par lui. Et il est
nécessaire de retraduire les livres, puisqu’il n’y a pas deux regards identiques, parce que l’œil
qui se pose sur le monde est un soleil qui, chaque jour, connaît une aube nouvelle.
Le monde antique et, par-delà le Moyen Âge, la Renaissance se sont distingués par ce
désir d’éducation au regard. L’importance accordée au sens rhétorique des textes dans
l’Antiquité est un peu comme un attachement à la lumière reflétée par les éclats de verre du
miroir magique : outre ses déformations, inévitables, il faut peut-être se contenter de
reproduire, comme Aulu-Gelle nous y invitait, les lignes et les ombres. Dans la préface au
lecteur, les traducteurs de la Bible du roi Jacques soutenaient que « la traduction est ce qui
ouvre la fenêtre, afin que puisse entrer la lumière ; ce qui brise la coque afin que nous
puissions manger l’amande ; ce qui écarte le rideau, afin que nous puissions contempler
le Saint des Saints » 92. Encore faut-il pour cela avoir un œil formé au regard, habitué à
la lumière.
Lichtenberg, homme habitué tant à la lumière par ses études sur l’électricité, qu’aux
ombres de la nature humaine dont il traçait fiévreusement les contours dans ses carnets,
écrivait avec ironie que les livres sont comme des miroirs : si un singe s’y contemple, il ne
peut apercevoir un apôtre. Cela est vrai, mais il faut ajouter que les livres sont aussi
des miroirs magiques : parfois, il arrive aux livres de transformer les singes en apôtres.
Cette mystification des livres est justement le fait de l’éducation. Chaque ouvrage lu,
analysé, étudié dans le calme de sa « librairie », pour le dire comme Montaigne, est
une façon d’extraire de notre œil les éclats du miroir d’Andersen, ce miroir qui déforme
la réalité. S’éduquer par les livres, c’est épurer son regard, et, plus on lit, plus ce regard
épuré, plus cette position, cette attitude particulière, significative face au monde, prend de
l’importance, met en forme, donne un sens à ce qui nous entoure, mais un sens qui, en
définitive, n’est sens que pour nous seuls.
La traduction participe de ce sens du regard, elle participe de la lumière, et, comme
un miroir, elle en renvoie tous les éclats. Lire, traduire, c’est peut-être, donner raison aux
adages, c’est faire en sorte que la beauté soit vraiment dans l’œil qui regarde.
1. L’amour est l’un de ces désirs, dans la mesure où le désir de l’être aimé traduit une volonté de sens, cette
volonté que le rapport fortuit entre deux êtres soit investi d’une valeur significative, qu’il veuille dire quelque
chose. La seule présence de l’autre dans l’amour est, en soi, le premier mot d’amour ; en effet, la présence de
l’être aimé est le vouloir dire de l’amour. Que la philosophie ait été l’Amour de la sagesse, illustre bien que toute
pensée véritablement philosophique est désir : un désir de sens. Merleau-Ponty le soulignait lui-même :
« Parce que nous sommes au monde, nous sommes condamnés au sens, et nous ne pouvons rien faire ni rien
dire qui ne prenne un nom dans l’histoire. » Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, pages XIV
à XV.
2. Cette voix peut s’éteindre, et on l’a constaté dans l’histoire récente de l’Europe. Le silence de la voix humaine
dans les œuvres des hommes, telle est, peut-on dire, la définition essentielle du mal.
3. Shakespeare exprime une idée semblable dans Love’s Labours Lost (1588) : « Good Lord Boyet, my beauty, though
but mean, / Needs not the painted flourish of your praise: / Beauty is bought by judgement of the eye, / Not utter’d by
base sale of chapmen’s tongues. » (« Mon bon seigneur Boyet, ma beauté, bien que mince, n’a pas besoin de la
peinture fleurie de vos éloges : c’est le jugement de l’œil qui fait le prix de la beauté, et non pas les viles enchères
lancées par les marchands. » – Peines d’amour perdues, Acte II, scène 1, vers 13-16.)
4. Le monde, considéré dans sa matérialité, est culture ; vu dans sa temporalité, il est Histoire ; vu dans sa
spiritualité, c’est l’Homme. Quand le Christ disait qu’il était « Le Fils de l’Homme », ce qu’il faisait, au fond,
c’était identifier, au plan spirituel, l’homme et Dieu.
5. Nous n’avons jusqu’à présent que des musées qui rassemblent des objets ; il nous en faudrait maintenant qui
collectionnent les impressions.
6. Platon, Philèbe, 51c.
7. Platon, Banquet, 211a-b.
8. La notion grecque du « beau » est vaste et inclut aussi souvent des éléments qui ne correspondent pas à notre
conception moderne de la beauté. On verra à ce propos le développement de Jan Patočka in L’Art et le temps,
traduit du tchèque par Erika Abrams, Paris, Presses Pocket, 1992, pages 47 à 53.
9. Hésiode, Théogonie, 116.
10. Hegel fit remarquer, dans un moment de lyrisme philosophique, comment le travail de tout artiste est, non
pas de reproduire le monde avec toutes ses accidentalités, mais d’établir une harmonie entre la singularité
empirique des choses et la subjectivité créatrice de l’artiste. Il note aussi comment cette harmonie passe par
le regard. Hegel souligna que l’absence de regard dans la statuaire grecque était loin d’être cause de son
infériorité ; au contraire, le regard étant tourné normalement vers le monde extérieur, l’absence de regard
veut signifier que le véritable contenu de l’art réside en son contenu spirituel, dans la mise en forme du monde
par le regard intérieur de l’homme. Cf. pour la suite de l’argument son Esthétique, Sculpture, I, 1 et II, 1 et 2,
a. L’art est l’écho qui se réverbère dans le monde intérieur.
11. Comment ne pas penser à Pascal qui s’exclamait, en contemplant ce même ciel étoilé : « Le silence éternel de
ces espaces infinis m’effraie. » Le philosophe français pouvait proclamer, pour ainsi dire d’un même souffle,
la supériorité de la raison sur toutes les dimensions infinitésimales de l’univers, en ajoutant : « La grandeur de
l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être
misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (Pensées,
éd. Brunschvicg 206 et 397). Penser fait la grandeur de l’homme.
12. Jamblique, Traité de l’âme, IX, 102.
13. Vitruve, De l’architecture, I, 1, 5.
14. Cicéron, Tusculanes, I, XV, 37, mais aussi dans De l’Orateur, II. Idée semblable, toujours chez Cicéron in
Des termes extrêmes, IV, 34. Cette tradition remontait déjà à Plotin, voir les Ennéades, V, 8.
15. On va noter ici tout de suite les deux directions du regard : un regard extérieur qui perçoit le monde et
un regard intérieur qui, lui, le comprend. Aristote affirmait : « Tous les hommes désirent naturellement
savoir ; ce qui le montre, c’est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous
plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles » (Métaphysique, 980 a 21-23).
Ce faisant, il établissait une distinction entre la connaissance sensible et la connaissance intelligible, entre
une connaissance qui vient du regard et une autre qui, celle-là, est regard (θεωρία).
16. Pierre Desfontaines, Observations sur quelques ouvrages nouveaux, Avignon, Pierre Girou, 1744, tome 1, p. 224.
17. On verra pour s’en convaincre l’entrée « équivalences » dans J. Delisle, La Traduction en citations, Ottawa,
PUO, 2007.
18. E. Nida, Toward a Science of Translating, Leiden, E. J. Brill, 1964, p. 159 sqq.
19. S. Bassnett parlait d’équivalences syntaxique, sémantique et pragmatique. G. Toury incluait la notion de
« degré » d’équivalence. Arntz s’intéressait à leur aspect qualitatif et quantitatif, d’autres étudiaient
les équivalences selon le type de texte (Vermeer), selon l’effet (Newman), selon le rapport culturel (Niranjana,
Hermanns), etc.
20. C’est l’exacte opinion d’Henri Meschonnic in Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 28.
21. Cf. A. Pym, Translation and Text Transfert, Francfort, Peter Lang, 1992, p. 37.
22. Prenons un exemple : si l’on dit : A est un ancêtre de B et B un ancêtre de C, A est donc un ancêtre de C. Pour
que la conclusion soit exacte, il faut un terme transitif représenté ici par B. Une analogie ne vaut par conséquent
que par les relations transitives. On verra B. Russell, Introduction to Mathematical Philosophy, Londres, George
Allen & Unwin Ltd, 1919, le chapitre 4 (pages 32 à 35 pour ce développement).
23. C’est ainsi que se créent les dictionnaires bilingues qui sont des dictionnaires de rapports analogiques consacrés
par la pratique de la traduction. Une grande partie de l’histoire des traductions comme pratique est celle
des rapports analogiques entre les mots. C’est aussi par rapport analogique que fonctionne la codification.
Un message codé établit un rapport analogique entre des termes qui n’ont pas de rapport entre eux a priori ni
par l’usage ni par l’histoire, celui qui codifie jouant ici le rôle de terme transitif. Pour comprendre un message
codé, il faut une clé : cette clé est le codificateur lui-même. On remarquera enfin que des choses peuvent être
analogues sans pour autant avoir la même définition, cf. à ce propos ce que dit Guillaume d’Alverne in De
Trinitate, 7 et la fine distinction de Thomas d’Aquin in Somme théologique, I, q. 4, a 3.
24. On voit par ce qui précède que tout procédé analogique implique une présupposition qui n’a pas un fondement
logique, mais empirique. C’est sur les présupposés empiriques au fondement des analogies que doit s’édifier
une histoire des traductions.
25. Cf. Philodème de Gadara, De signis, II, 25. Le lien fait par Locke (Essais sur l’entendement humain, IV, 16) et par
Leibniz (Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, 16, 12) entre l’analogie et le concept de probabilité va
aussi dans ce sens.
26. « […] : les évolutions internes de la forme n’ont pas seulement, d’une façon générale, un certain caractère
spirituel, mais elles sont indissociablement liées, d’une façon particulière, à l’histoire de l’art comme histoire de
l’expression. Lorsque le style des sculptures du Parthénon se transforme en celui de l’autel de Pergame, il ne
s’agit certainement pas d’un processus purement interne : des déplacements tout à fait particuliers et d’une très
grande importance sont intervenus sur le plan du contenu de la sensibilité humaine. » H. Wölfflin, Réflexions sur
l’histoire de l’art, traduit par R. Rochlitz, Paris, Flammarion, 1997, p. 37. Nous soulignons. On pourrait créer
une histoire de l’art centrée, non sur la succession chronologique des périodes esthétiques, mais sur la place
qu’occupait un art à un moment donné : la place de la musique, de la sculpture, du théâtre, etc. Rien
n’empêcherait, de la même manière, de concevoir une histoire des traductions à partir de celle des genres
littéraires traduits, ou encore une histoire de l’humanité à partir de ses qualités ou de ses travers.
27. Pour ce développement, Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, XVII, xx.
28. Nous soulignons.
29. On pourrait même dire qu’une grande partie de l’éducation des jeunes patriciens romains visait à aiguiser ce
regard. Qu’une fois encore Cicéron soit notre témoin : cf. Brutus, XCI. Les femmes elles-mêmes n’étaient pas
exclues de l’éducation et pouvaient être versées dans les lettres grecques et latines comme en témoigne
Salluste, Catilina, 25, 2.
30. Cicéron, Tusculanes, II, 26, Fins des biens et des maux, I, 7, Académiques, I, 26.
31. Cf. Virgile, Énéide, 9, 646 : « Forma tum uertitur oris antiquum in Buten – Alors son visage prit les traits du vieux
Butès ».
32. On tire de son substantif effigies notre mot effigie. L’effigies, c’est aussi chez les Romains le spectre, le fantôme,
l’ombre. Cf. Ovide, Métamorphoses, 14, 358.
33. Cicéron, Rhétorique à Herennius, IV, 63.
34. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, IX, 54.
35. Ici aussi, les exemples seraient nombreux, Isocrate va d’ailleurs dans le même sens in Philippe, XXV, 7.
L’académicien Arcésilas de Pitane, selon Diogène Laërce, n’écrivit lui non plus aucun livre, puisqu’il
suspendait son jugement en toutes choses (Vies et doctrines, IV, 32) ; quant au lien entre le style d’écriture et
le contenu lui-même, on verra, toujours chez Diogène Laërce, la variété de style employée par Héraclide du
Pont, qui donna même dans le genre comique tandis qu’il voulait disserter sur les plaisirs (Idem, V, 88). Quant
à Chrysippe le stoïcien, la tradition lui attribue 162 traités dont il ne nous reste que des fragments et on lui
trouve malgré cela de l’esprit. Cela montre bien que plusieurs contemporains n’ont pas à désespérer
d’une gloire posthume, si leurs ouvrages parviennent de façon fragmentaire à la postérité.
36. Platon, Phèdre, 276d. C’est à partir du réquisitoire socratique contre l’écriture dans la narration du mythe de
Teuth que Derrida développa ses idées sur la « présance ». Cf. pour l’ensemble du développement, Phèdre 274b-
278a.
37. Cet entraînement à la rhétorique est, au point de vue conceptuel, particulièrement marqué par les rapports
entre éloquence et philosophie, et, d’un point de vue stylistique, par la dignitas et la gravitas, cela en raison de
l’origine religieuse rattachée à la fonction d’orator. Cf. A. Michel, Rapports de la rhétorique et de la philosophie dans
l’œuvre de Cicéron, Paris, PUF, 1960, pages 6 à 9. Cette faveur à l’égard de la dignitas et de la gravitas explique, du
moins en partie, le choix des œuvres à traduire et l’inflexion esthétique donnée aux versions.
38. Aulu-Gelle, op. cit, VII, xiv.
39. La rhétorique comme « art de la persuasion » est une constante dans la civilisation antique. La Renaissance,
par ailleurs, ne se définit pas qu’à travers le retour à des textes, mais aussi un retour en force de la rhétorique,
lequel exige une pratique de la traduction conséquente à cette place nouvelle occupée par l’art de la persuasion.
Cf. George A. Kennedy, Classical Rhetoric and its Christian and Secular Tradition from Ancient to Modern Times,
Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1999, pages 13 à 15.
40. H. I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil, 1948 ; rééd. coll Points no 57, tome I, p. 293.
41. Si l’on ne trouve pas de théories de traduction stricto sensu dans l’Antiquité, hormis des considérations
méthodologiques, c’est que l’essentiel de ce que les Anciens auraient pu dire sur la traduction se trouvait déjà
dans les ouvrages de réflexion sur la rhétorique.
42. Ce perfectionnement de soi est en quelque sorte le sceau de la pensée pédagogique romaine. Pour certains, ce
perfectionnement s’atteint à travers la rhétorique elle-même, comme chez Cicéron ou Quintilien. D’autres
considèrent qu’il est le fruit de l’exercice philosophique, comme on le voit chez Sénèque. On consultera le texte
de J.-L. Garcia-Garrido in Jean Houssaye, Premiers pédagogues : de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, ESF éditeurs,
2002, speciatim pages 66 à 69. Pour Sénèque : Lettres à Lucilius, lettre 88 in extenso ; aussi De la colère, II, 17 et 21.
43. Opposition que peut résumer la dichotomie entre la lettre et l’esprit.
44. Ce rapport entre un regard et un texte, parce qu’il est individuel, ne saurait être l’objet de théorie, puisqu’il n’y
a pas de système de l’individu. L’impossibilité de théoriser ce qui est unique est, d’ailleurs, le cœur
d’une philosophie comme celle de Kierkegaard ; pour le penseur danois, en effet, on ne saurait jamais dépasser
le regard individuel qui ne peut, en lui-même, être objet de médiation ou de synthèse théorique.
45. « Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine)
sous le même nom de barbares ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même
sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère
étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du
langage humain. » Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 11.
46. Isocrate, Panégyrique, 380.
47. À cet égard, Horace utilise l’expression utriusque linguae, cf. Odes, III, 8, 5. À la fin de son Art poétique, ce même
Horace définit ce que peut faire cet homme : « L’honnête homme, le sage (vir bonus et prudens), critiquera
les vers faits sans art, condamnera ceux qui sont durs, effacera d’un trait de plume ceux qui manquent de
grâce, supprimera les ornements ambitieux, demandera que l’on éclaire les passages obscurs, dénoncera
les expressions ambiguës, notera les changements nécessaires. » Horace, Art poétique, vers 445 à 449, traduction
François Richard, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 270.
48. On verra plus loin ce qu’il advint dans la période de transition entre l’Antiquité et le Haut Moyen Âge.
49. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’une des constantes de l’éducation dans l’Antiquité est de faire en sorte que
l’existence humaine atteigne « la forme la plus riche et la plus parfaite de personnalité » (H. I. Marrou, op. cit,
p. 151.). On en retrouve de nombreux témoignages sur les antiques épitaphes funéraires de Rome. Cf.
les nombreuses attestations in J.-P. Néraudau, Être enfant à Rome, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1996 (Paris,
Les Belles Lettres, 1984), pages 124 à 127. Sur la place du rethor dans l’éducation antique, cf. Ugo Enrico Paoli,
Vita romana, Milan, Mondadori, 2006 (Florence, Le Monnier, 1962), pages 150 et 151.
50. On verra sur ce chemin le développement de Jean-François Mattéi in Le Procès de l’Europe, Ottawa, Presses de
l’Université d’Ottawa, 2011, pages 119 à 121.
51. En traduisant le mot grec παιδεία, Cicéron et Varron choisirent le terme humanitas afin de souligner que
la culture n’est pas un objet que l’on acquiert, mais l’effort d’un sujet qui devient lui-même. Aulu-Gelle ajoute :
« Ceux qui, pour cette étude, montrent le plus de goût et de dispositions sont aussi les plus dignes d’être
appelés très humains (humanissimi) », op. cit., XIII, xvi. La lecture que fit Cicéron du monde grec est
une lecture créatrice qui associa durablement éducation et humanité.
52. Cette idée de cultura doit être croisée avec celle de Bildung dans l’univers du premier romantisme allemand,
dont elle est, probablement, une source d’inspiration. On y voit aussi la même volonté de synthèse au point de
vue intellectuel qui anime le groupe d’Iéna.
53. « Rome a donc reçu dans l’héritage hellénique, et assumé à son tour, la vocation d’éduquer le Barbare. […] Il
faut attendre les grandes invasions germaniques et le sac de Rome en 410 pour que soient remis en cause
le Kulturwelt gréco-romain et la volonté d’intégrer le Barbare. » M.-F. Baslez, « Le péril barbare : une invention
des Grecs ? », in La Grèce ancienne, présenté par C. Mossé, Paris, Seuil, 1986, p. 294.
54. Cf., entre autres, ce qu’en disent Aristote, Politique, IV, 8 et Xénophon, Économiques, IV, 2.
55. Qu’il y ait eu, parmi les intellectuels romains, un mépris pour ceux qui exerçaient un métier, voilà une chose
que l’on ne peut nier (cf., par exemple, ce qu’écrivaient Cicéron, Traité des devoirs, I, 42, Sénèque in
Des Bienfaits, VI, 18 ou encore Valère-Maxime, Faits et dits mémorables, V, II, x.), mais il est tout aussi évident
que la civilisation romaine, en général, a marché d’un pas égal avec ses architectes, ses ingénieurs, ses
stratèges, etc.
56. Voir Jean Grondin, L’Universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993, pages 6 à 12. Grondin fait aussi très
justement référence à l’article « Hermeneutik » du dictionnaire de G. Ebeling in Religion in Geschichte und
Gegenwart, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck) 1959, t. III.
57. Chez les Grecs, la lecture doit être « une hypokrisis, une “interprétation” vocale et gestuelle servant au mieux
le genre littéraire et les intentions de l’auteur […]. Cette conception artistique de la lecture était issue de l’art
de l’orateur, lui-même lié à celui de l’acteur ». Histoire de la lecture dans le monde occidental, op. cit., p. 20.
58. Cf. ici Marrou, op. cit, pages 248 à 253.
59. Selon Jörn Albrecht, c’est à partir du XIXe siècle que la traduction « passe progressivement d’un exercice
stylistique pratiqué par quelques érudits à une activité indispensable au fonctionnement de la vie culturelle
quotidienne ». HTLF III, op. cit., p. 807
60. La discussion sur la lettre du texte est, à proprement parler, une herméneutique dans la philosophie gréco-
romaine ; elle se veut exégèse pour la religion. La première vise à éclairer la raison, la seconde à approfondir
la foi ; la première s’exprime à travers des systèmes, la seconde par des dogmes. Dans les deux cas, il s’agit de
produits de la lecture, les résultats d’un regard porté sur un texte.
61. Le rôle tenu par les Libri sibyllini dans la Rome antique fut l’objet de vifs débats. Cependant, force est de
constater que leur lecture servit toujours des causes politiques plus que religieuses. Cf. en ce sens Aulu-Gelle,
op. cit., I, xix ; Tite-Live, Histoire romaine, XXII, 57 ; et Tacite, Annales, IV, 12.
62. À ses débuts, le chrétien lit le texte évangélique. Toutefois, l’influence de la philosophie grecque chez les Pères
de l’Église imposera le commentaire du magistère et une déqualification de la lecture directe du texte au profit
de son herméneutique théologique. La Réforme, qui apparaît à une époque de révolution de la lecture,
réintroduit ce lien direct avec le texte évangélique. Ce lien advient, de façon très cohérente, avec la traduction.
Cf., sur la solution de continuité voulue ou supposée entre le premier christianisme et la culture grecque, ce
qu’en dit J. Daniélou, Message évangélique et culture hellénistique, Paris, Desclée, 1961, pages 34 à 39. Quant à
l’influence réciproque de la philosophie grecque et du christianisme, elle se dessine lentement à partir de
la mort de Jamblique (vers 330), pour s’imposer une fois pour toutes avec la conversion de saint Augustin.
63. La chicane de saint Augustin sur la traduction de la Bible par saint Jérôme illustre ce point : saint Augustin
soutient que les obscurités du texte biblique n’ont pas une valeur linguistique, mais théologique. Elles doivent
être élucidées non par une analyse textuelle, mais par une méditation religieuse du texte. Cf. saint Augustin in
De Genesi ad litteram, VIII, 7, 13.
64. Voir l’introduction de Boèce à la seconde édition de son commentaire de l’Isagogè de Porphyre : « Secundus hic
arreptae expositionis labor nostrae seriem translationis expediet, in qua quidem uereor ne subierim fidi interpretis culpam
cum uerbum uerbo expressum comparatumque reddiderim ». Boèce in Porphyrii Isagogen Commenta, ed. Samuel
Brandt, in Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, CSEL, Vol. 48, Leipzig, G. Freytag, 1906, p. 135. (« Ce
second travail, avec ses laborieuses explications, démêlera peu à peu ma traduction, dans laquelle je crains de
m’être montré à tort un interprète trop fidèle, en rendant chaque phrase mot à mot. »)
65. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme : car
vous n’êtes plus qu’une personne dans le Christ Jésus ». Gal. 3, 28.
66. « Per totas Orientis ecclesias quando legendum est Evangelium accenduntur luminaria iam sole rutilante. » Contra
Vigilantium liber, 7, PL, 23, 61.
67. Le soin porté à la lecture fit même l’objet de recommandations lors du concile de Laodicée (vers 364). On
trouve une prescription semblable dans le livre de Néhémie (8, 4).
68. Cet auteur est Dieu pour les fidèles. Pour les autres, ils partagent l’opinion de Spinoza : « […] nous voyons que
presque tous substituent à la parole de Dieu leurs propres inventions et s’appliquent uniquement sous
le couvert de la religion à obliger les autres à penser comme eux. » Tractatus théologico-politicus, V, traduction
de C. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 137. On lira du même le chapitre VIII in extenso.
69. Saint Jérôme déclare d’ailleurs : « Difficile est enim alienas lineas insequentem non alicubi excedere ; arduum ut quae
in aliena lingua bene dicta sunt, eundem decorum in translatione conservent » (« C’est chose difficile pour celui qui
suit des lignes tracées par d’autres de n’en point dévier quelque part ; il est ardu pour ce qui est bien exprimé en
une langue de conserver sa beauté dans la traduction »). Il sépare ainsi clairement sens et esthétique. Jérôme de
Stridon, Interpretatio chronicae Eusebii, in PL, vol 27, col. 34. Soulignons que saint Jérôme ne dit pas qu’il est
impossible de rendre les beautés d’un original dans la traduction. Il déclare la chose difficile et ardue. Nous
sommes encore à une époque où l’on trouve des hommes formés à la lecture par la traduction, des hommes
ayant une formation « classique » au sens propre du terme.
70. Origène d’Alexandrie, Lettre à Grégoire le Thaumaturge, IV.
71. Cf. la leçon éclairante de Benoît XVI (Joseph Ratzinger) sur Origène dans son audience générale du 2 mai
2007, http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2007/documents/hf_ben-
xvi_aud_20070502_fr.html
72. Cela se voit aussi dans les ouvrages choisis pour l’apprentissage de la lecture. On abandonne Homère et Virgile
et l’on adopte le livre des psaumes qui fut pendant des siècles « la pierre de touche de l’alphabétisation ».
M. Parkes, « Lire, écrire, interpréter le texte », in G. Cavallo et R. Chartier, Histoire de la lecture dans le monde
occidental, op. cit., p. 116.
73. En ce qui a trait au texte religieux, comme dans la lectio divina, il s’agit de prier avec le texte.
74. Laissons la parole à Robert de Courçon qui, dans une charte pour les maîtres et les étudiants de Paris, écrit :
« Quand au statut des théologiens, nous avons décidé que nul ne lise à Paris, avant sa trente-cinquième année
et sans avoir étudié pendant huit ans au moins et suivi fidèlement le commentaire des ouvrages dans les écoles.
[…] Que nul ne soit écolier à Paris s’il n’a un maître bien défini. » Avoir un maître bien défini signifie ici
adopter, dans la lecture des textes, une approche et un préjugé (au sens herméneutique du terme), particuliers.
Il s’agit de les lire à travers un miroir distinctif. Pour le texte de Robert de Courçon, cf. Chartularium
Universitatis Parisiensis, Paris, Châtelain, 1889, tome I, p. 78.
75. Sur ce chemin, l’analyse circonspecte des catalogues des bibliothèques personnelles et institutionnelles de
l’époque est fort enrichissante. Les bibliothèques personnelles en disent long sur les intérêts particuliers de
recherche, mais leur évolution est difficile à cerner ; les bibliothèques institutionnelles, si elles n’offrent pas
un aperçu dynamique du savoir, nous permettent de suivre plus facilement le développement de ces intérêts.
Les bibliothèques institutionnelles se trouvent, au Moyen Âge, dans les abbayes, les cathédrales, les couvents
des ordres mendiants et les universités. Il s’agit de lieux qui sont la manifestation de trois unités
fondamentales : une unité linguistique (le latin est langue internationale du savoir), une unité doctrinaire (le
christianisme), une unité pédagogique enfin, dans la mesure où les programmes d’enseignement des universités
proposaient, à travers l’Europe savante de l’époque, à peu de choses près, l’étude des mêmes textes. Ces trois
unités ont favorisé la circulation des livres et manuscrits, mais ont entraîné aussi une concentration des types
d’ouvrages lus et, conséquence de l’enseignement universitaire, l’élaboration des gloses et des commentaires au
détriment d’ouvrages originaux. Ce type de commentaires forment les cours des professeurs, publiés ensuite
afin d’être étudiés pour les examens dans des copies officielles nommées pecia (du nom de la pièce de peau
servant à les relier). Une industrie des copies tourne autour de la pecia universitaire et occupe une grande
partie du monde du livre, laissant moins de place aux traductions et aux retraductions (Cf. ce qu’en dit Jacques
Le Goff in Les Intellectuels au Moyen Âge, op. cit., pages 95 à 97). La chronique de la constitution de
la bibliothèque pontificale nous informe aussi sur le contenu des bibliothèques institutionnelles. Sans surprise,
les Saintes Écritures, la théologie et les sermons forment le cœur des livres conservés. Le droit, la politique,
l’histoire suivent. Dans le domaine des sciences, Aristote occupe, tant en traduction qu’en grec, une place de
choix. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les manuscrits grecs sont assez nombreux, legs probables
e
de Guillaume de Mœrbeke, traducteur d’Aristote qui fut longtemps à la cour pontificale au XIII siècle. Il faut
toutefois bien noter que la langue de ces livres est surtout le latin, et que la traduction y est strictement
pragmatique sans avoir, comme dans le monde romain, un rôle rhétorique et pédagogique. Elle ne sert pas à
former le regard. On consultera ici Libri, lettori e biblioteche dell’Italia medievale (secoli IX-XV). Fonti, testi,
utilizzazione del libro, Rome, ICCU, 2000, pages 131 à 146, 425 à 440, speciatim pages 487 à 506.
76. Une manifestation de cette rupture est la désacralisation complète des textes non religieux, ce qui a pu
entraîner leur modification, quand ce ne fut pas leur destruction pure et simple. Les traducteurs médiévaux,
par exemple, ont souvent fait preuve d’une licence particulière dans l’utilisation des textes profanes auxquels
ils eurent recours selon leur propre plaisir ; les hommes étant faillibles, leurs œuvres le sont tout autant. Par
conséquent, elles peuvent être parfaites et, par voie de conséquence, modifiées au besoin. Aussi n’hésitait-on
pas à intervenir sur les textes profanes et à tourner et retourner les originaux selon les goûts et les préjugés de
l’époque et d’après le goût de lecture du temps. C’est le cas, par exemple, des nombreuses imitations d’Ovide de
e e
la première moitié du XIII siècle au début du XIV siècle, et c’est aussi le fait des ouvrages « scientifiques »
comme le Trésor de Brunetto Latini (1268), où l’on retrouve une traduction partielle de l’Éthique à Nicomaque.
Il convient donc d’être prudent lorsque l’on donne le nom de « traductions » à une foule de productions
littéraires du Moyen Âge qui se servent d’un ouvrage antique comme « point de départ » d’une œuvre
originale. Ce mot, « traduction », ne recoupe ni ce que la culture gréco-romaine entendait par ce mot
(songeons ici à Cicéron) ni ce que la culture de la Renaissance, avec sa rigueur philologique et son souci de
l’exactitude des sources, nommera telle (pensons ici, entre autres, au travail de Leonardo Bruni ou de Marsile
Ficin).
77. « […] neque enim possunt carmina, quamvis optime composita, ex alia in aliam linguam ad verbum sine detrimento sui
decoris ac dignitatis transferri ». Bède le Vénérable, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, Oxford, Clarendon
Press, 1969, IV, 24, 216. (« Car les poèmes, si bien composés soient-ils, ne peuvent être traduits littéralement
d’une langue en une autre sans perdre beaucoup de leur beauté et de leur noblesse. »)
78. « Multa quae bene sonant in lingua Greaca, in Latina fortassis bene non sonant. » Thomas d’Aquin, Contra errores
Graecorum in Opera Omnia, Rome, Cura et Studio Fratrum Prædicatorum, 1969, XL, part. A, p. 71. (« Il arrive
souvent que des choses qui sonnaient bien en grec ne sonnent pas bien en latin. »)
79. Dante, Il Convivio, I, vii, 14.
80. Dans la Genèse (I, I, 10, 12, 21, 25), quand Dieu crée, il s’arrête pour regarder ce qu’il a fait : « et il vit que cela
était bon ». Le regard de Dieu sur la création joue un rôle éthique : celui de la reconnaissance – le sens même de
ce regard – que le créé est bon et qu’il s’insère harmonieusement dans un monde où l’éthique est le sens
des choses.
81. « Il n’y a pas d’autre autorité que la vérité prouvée par la raison ; ce que l’autorité nous enseigne de croire,
la raison nous le confirme par ses preuves. Ce que l’autorité évidente de l’Écriture proclame, la raison
discursive le prouve […]. » Honorius d’Autun dans son Elucidarium rapporté par Le Goff, Les Intellectuels…, op.
cit., p. 59.
82. H. de Lubac, Exégèse médiévale, les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier, 1959-1961, tomes I, II et III.
83. J. Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Paris, Armand Colin, 1973, p. 150. L’anglais a conservé
l’expression « lecture » dont l’origine est claire.
84. H. I. Marrou, op. cit., tome II, p. 169.
85. La charge des commentaires comme forme de lecture des textes originaux s’accroît à mesure que l’emportent
les idées du Didascalée d’Alexandrie qui considérait que tout écrit est susceptible de plusieurs interprétations
qui s’accordent, se complètent et s’éclairent. On voit donc ici que la forme privilégiée de lecture n’est plus ici
la traduction, mais le commentaire lui-même.
86. Le protestantisme se réclame essentiellement d’un tel retour aux sources dans sa critique du catholicisme.
87. Cf. Laurence Bernard-Pradelle in Histoire, éloquence et poésie à Florence au début du Quattrocento, Paris,
Champion, 2008, pages 40 à 44.
88. Cf. Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, op. cit., pages 20 à 24. On ne peut non plus négliger ici
l’importance de l’Apologeticus de Giannozzo Manetti, rédigé en 1455-56.
89. Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, pages 113-114.
90. Voir ici J. Gardes-Tamine, La Rhétorique, Paris, Armand Colin, 2002, pages 9 à 21.
91. Callimaque, Hymnes, V.
92. Cité par Alberto Manguel in Une histoire de la lecture, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Arles, Actes
Sud, 1998, p. 325.
« Le vieux maître est enfin sorti, et je prétends que ses génies fassent aussi ma volonté. J’ai bien remarqué les signes
et les paroles qu’il emploie, et j’aurai bien la hardiesse de faire comme lui des miracles. »
La lecture appelle l’écriture comme le cri dans une vallée invite la réponse de l’écho. Si
Dante est accompagné par Virgile, un écrivain, dans les plus périlleuses combes de son
périple littéraire, c’est que l’Énéide fut l’une des pierres qui servit à construire la Divine
Comédie, l’autre fondement étant les Saintes Écritures. C’est d’elles, du reste, que s’inspirent
les images des premiers vers de ce poème aux sources de l’italien littéraire.
On peut reconnaître la puissance d’une œuvre à sa façon de traiter la langue, de
la former en un instrument innovant, de la sculpter pour qu’elle exprime toute l’originalité
d’une façon d’être dans le monde. C’est Proust qui suggérait avec finesse que la langue,
« pour rester vivante, doit changer avec la pensée, se prêter à ses besoins nouveaux, comme
les pattes qui se palment chez les oiseaux qui auront à aller sur l’eau » 1. Dante, lui, n’hésitait
pas à plier la langue à cette théorie de l’évolution littéraire où, comme pour la nature,
le besoin crée l’organe. Le Dolce stile nuovo dont le Florentin se fit le représentant, avec
Guido Cavalcanti, Cino da Pistoia, Lapo Gianni, ses amis, était un style nouveau par
rapport à un style « ancien » que représentaient des ouvrages lus et admirés, des œuvres
dont la lecture nouvelle appelait d’ailleurs une écriture renouvelée.
Le Moyen Âge regorge de scènes de lectures qui, le plus souvent, furent inspiratrices
d’amour. Ainsi Paolo et Francesca 2 lisant ensemble comment Lancelot fut pris d’amour,
mais aussi Héloïse et Abélard 3, Neema et Noam dans le roman Floire et Blancheflor 4, ou
chez Jean Froissart ou chez Boccace. On trouve aussi maints passages où la lecture
conduisit à l’écriture. C’est le cas de Christine de Pisan dans le Livre de la Cité des Dames ou
bien d’un Guillaume de Digulleville, lequel attribuait l’écriture de son Pèlerinage de vie
humaine à l’ascendant qu’avait eu sur lui la lecture du Roman de la Rose 5.
Montaigne, en son temps, est un autre témoin de ceux qui furent poussés à l’écriture
par la lecture, mais une lecture particulière celle-là, « sans ordre et sans dessein, à pièces
décousues » 6. Il rassembla dans son livre comme en un boisseau de fleurs étrangères
les Boccace, les Rabelais, les Arioste et les Ovide, ne mettant de lui « que le filet à les lier » 7.
Montaigne confessa n’avoir lié commerce avec aucun livre solide, hormis Plutarque et
Sénèque, et avoir malgré cela développé une voix propre. Il se gratifiait seulement que,
parfois, cette voix s’accordât avec celles des bons auteurs, encore que ses expressions « si
exsangues, si décharnées et si vides » 8 en comparaison des leurs, lui rappelassent avec
honte « la fondrière » 9, basse et profonde, qui en avait forgé les expressions. Sa lecture
aussi, comme celle de Dante, fut productrice d’une écriture dont la langue a été féconde,
sinon en mots, du moins en loci communes, en images littéraires, dont les classiques
tableaux de la littérature française furent éclairés.
Montaigne, par son éducation, parvint à développer une lecture tout individuelle et,
pour ainsi dire, étrangère à celle des lectures savantes des humanistes de son temps. Cette
lecture, individuelle, personnelle, commandait aussi un style nouveau : l’essai.
L’essai est ce genre qui soumet le texte d’autrui à cette expérience personnelle et
créatrice qu’est la lecture. Les Essais de Montaigne sont la trace concrète de cet appel à
écrire lancé par la lecture. À travers la lecture, en effet, Montaigne est invité à écrire et, ce
faisant, il devient qui il est. C’est pourquoi il peut déclarer dès la préface au lecteur qu’il est,
lui-même, le sujet de son livre. Son travail d’écriture naît d’une expérience personnelle liée
à l’appropriation d’autres textes, à l’acquisition d’autrui par la lecture.
Il y a dans l’essai une mise à l’épreuve dont le résultat, la conquête principale, est,
d’ores et déjà, soi-même 10. Montaigne est à proprement parler l’ensemble de ses lectures et,
tout à la fois, l’ensemble de ses écrits, les premières formant les seconds et les seconds
exprimant les premières 11.
De même, le Discours de la méthode de Descartes est à ranger sous le genre de l’essai, car
le philosophe, parvient au Je pense avec la pratique du doute qui n’a de sens qu’après
l’expérience du monde, laquelle, dans son cas comme dans celui de Montaigne, passe par
l’exercice de la lecture 12. Les Essais et le Discours de la méthode représentent des œuvres qui
se veulent les échos de lectures silencieuses, muettes sobriétés qui s’agitent en une tour ou
au fond d’un poêle. Comme genre littéraire, l’essai est une lecture nouvelle. De la lecture de
nombreux auteurs, on produit un texte qui rend compte de cette nouvelle lecture, de sorte
que la lecture enfante l’écriture comme le cri dans la vallée produit un écho.
Il serait fastidieux de répertorier tous ceux qui furent éperonnés à l’écriture à travers
l’expérience de la lecture, et qui crurent ainsi faire croître leur âme en l’arrosant d’encre
comme le clerc de Sebastian Brant 13. Érasme, non satisfait de voir l’écrivain en proue de
la nef des fous, se sentit en devoir d’en rajouter en faisant l’éloge de la folie elle-même, et en
nous montrant qu’elle « ne fait point le malheur de l’homme, puisqu’elle est conforme à sa
nature » 14. De l’Atlantide de Platon à l’île d’Utopia de More, de la Cité du soleil au cloître de
l’abbaye de Thélème, il n’y a qu’un lien : la lecture. Toutes les utopies ne conduisent jamais
qu’en un même lieu : une bibliothèque. On y trouve la nourriture de toutes les chimères, de
tous les absolus, de toutes les plaisances aussi, car c’est déjà être heureux que de s’illusionner
sur son bonheur. Lichtenberg avait raison de dire que pour comprendre les livres de
certains écrivains, il fallait voir ce qu’ils avaient mangé 15. Cervantès songe à l’Amadis de
Gaule et écrit Don Quichotte, Voltaire parcours rapidement Leibniz et conçoit son Candide,
Goethe lit Lucien de Samosate et fait sa ballade L’Apprenti sorcier 16.
On ne lit plus guère Lucien de nos jours. Son sens de l’ironie et son goût de la satire ne
trouvent pas beaucoup d’écho à une époque où la tolérance est poussée à un point tel, que
l’humour aux dépens d’autrui constitue presque une atteinte aux droits de l’homme. On ne
priserait plus aujourd’hui un auteur qui, comme Lucien, écrirait une apologie de la mouche
ou un dialogue sur la castration.
C’est dans l’un de ses textes les plus caustiques envers les philosophes ou, pour mieux
dire, ceux que l’on nommerait aujourd’hui « professeurs », dont les uns font d’habiles
labyrinthes de mots et les autres s’ingénient à s’y perdre, que l’on trouve le récit qui est à
la base de la célèbre ballade de Goethe.
Lucien présente donc des doctes qui rivalisent dans l’art de la menterie merveilleuse,
de l’exagération outrancière, chacun relançant l’autre sans vergogne par des histoires
effrontées, inconcevables, et qui pourraient être vraies, si elles n’étaient le fait de
philosophes. L’un de ces philosophes, Eucrate, raconte donc qu’en Égypte, il eut
un compagnon de voyage, Pancratès, qui le dissuada de prendre avec lui ses esclaves,
puisqu’il savait comment se tirer magnifiquement d’affaire. Par le biais de paroles
incantatoires, l’étranger parvenait en effet à plier un bâton, ou un balai, à ses volontés, et,
après qu’il fut habillé de quelques hardes, le voilà qui servait les deux compagnons de
voyage, se chargeant des bagages et de la menue besogne. Caché dans un réduit, épiant
dans la pénombre son nouvel ami, notre philosophe parvint à apprendre les quelques
paroles magiques qui animaient le bâton. Un matin que le compagnon sortit pour se
délasser, le philosophe prononça les paroles magiques, et le bâton s’anima. Il lui ordonna
de lui apporter de l’eau, mais ignorant comment faire cesser l’enchantement, le bâton livra
de l’eau encore et encore, des amphores pleines et débordantes, au point que la chambre
connut une crue digne du Nil. Eucrate fendit le bâton pour l’arrêter, mais il ne parvint qu’à
démultiplier la catastrophe : plusieurs bouts de bois étaient désormais à son service pour
le noyer. Le retour improvisé de Pancratès sauva le philosophe de la submersion, mais
l’ami, mécontent d’avoir été ainsi épié, s’éclipsa quelque temps plus tard, laissant notre
bonhomme frappé de stupeur et certain d’une seule chose : avoir appris à humaniser
un bout de bois 17.
L’histoire que Goethe se réapproprie est différente dans les termes, mais identique par
l’esprit. L’aspect satirique de Lucien n’est pas conservé dans la ballade allemande, non plus
que le contexte du voyage en Égypte des deux philosophes. L’intention de composition est
tout autre, on s’en doute. Le poème de Goethe s’inscrit dans ce que l’on a nommé
Balladenjahr, un épisode de l’amitié de Goethe et de Schiller durant lequel, l’an 1797,
les deux écrivains ont donné en quelques mois certaines des ballades les plus célèbres de
la littérature allemande. Comme souvent chez eux, l’intention créatrice vise la formation
humaine, elle se propose une fin morale. Schiller l’affirmait déjà dans ses Lettres sur
l’Éducation esthétique de l’humanité, et Goethe y souscrivait ouvertement, le Beau doit faire
désirer le Bien 18. C’est la direction qu’emprunte le poème de Goethe.
Fig. 3. WikiCommons
On se retrouve dans une salle, probablement un cabinet d’études que l’on identifierait
aisément comme la réplique de celui où Faust s’affligeait des limites du savoir humain.
Une illustration de Ferdinand Barth (fig. 3) traduit la scène en images : un tréteau soutient
un immense grimoire qu’on devine rempli d’incantations propitiatoires. Par terre,
un crâne, une dague, d’autres livres éparpillés semblent là pour évoquer les mânes
d’Horace : ars lunga, vita brevis. Au fond, un bécher d’alchimiste. Le pentagramme qui se
dessine dans les volutes de l’encens qui brûle sur un trépied, laisse entendre que la magie
dont il est question ici s’inspire des abîmes d’Orcus, instigue aux rencontres d’esprits sans
doute damnés, quelques âmes rescapées du Tartare et moites encore de ses eaux. Le balai
est déposé sur le grimoire : il attend la vie. L’apprenti, vêtu d’une sorte de dalmatique et
coiffé d’un bonnet, lève un jonc, un thyrse peut-être : il la lui donnera.
Dans la pénombre de la salle vide, le vieux maître-sorcier s’en est allé et son apprenti,
qui nous parle directement et qui décrit sa mésaventure dans un éternel présent – l’éternel
présent du malheur – explique comment, ayant observé les pratiques du vieux et écouté ses
mots, il peut soumettre la puissance de l’esprit afin d’accomplir, lui aussi, des miracles. Il
ensorcelle le balai, il lui ordonne d’obéir, d’aller puiser de l’eau, et le commande comme
le soleil règle la marche des orbes. Lorsqu’il voit cependant qu’il ne sait comment l’arrêter,
car il a oublié le mot qui achèverait son petit œuvre, il s’épouvante et son esprit égaré voit
dans ce balai un rejeton de l’Enfer. Il saisit une cognée et l’abat sur le balai… mais au lieu de
mettre un terme à sa déconvenue, il ne fait que démultiplier ses abois et ressentir plus
vivement le coup du sort. La salle connaît de pleines eaux, tout s’emporte en débâcle.
Le vieux maître-sorcier revient sur ces entrefaites et, constatant que les esprits évoqués
refusent d’écouter, grisés de liberté, il leur intime de se refaire balai et de gagner, tranquilles
et imperturbables, ce coin de la salle où se recueillent à foison les demi-jours et les ombres.
L’histoire de l’apprenti sorcier est, en soi, une véritable tragédie. Elle en possède toutes
les qualités formelles. D’abord, elle suscite des sentiments mêlés de pitié et de terreur. Il n’y
a pas d’enfant qui ne voie le dessin animé de Disney tiré de la ballade goethéenne sans être
étreint de l’angoisse qui accompagne cette bêtise hors de proportions, qui ne soit aussi
profondément soulagé du retour du vieux sorcier. Émotion forte et catharsis
accompagnent bien le récit 19.
La ballade présente aussi la parfaite unité classique de lieu, de temps et d’action. Elle
répond à la conception de la tragédie que Schiller avait exprimée dans son ouvrage Sur
la poésie naïve et sentimentale, à savoir qu’elle représentait le conflit entre le réel et l’idéal.
Le conflit est ici la triste réalité de l’apprenti qui, ne maîtrisant pas l’art du maître, ressent
néanmoins le désir de faire, d’accomplir, d’étonner, d’accéder lui aussi à cette liberté qui
vient de la maîtrise des pouvoirs magiques. La ballade s’ouvre d’ailleurs par l’expression de
cette liberté :
Il y a là une marque de ce que les Anciens nommaient « ὕβρις » et que l’on a souvent
traduit, faute de mieux, par démesure. La démesure, c’est de vouloir être plus que ce que l’on
est, c’est se croire plus que ce que l’on est, c’est désirer faire plus que ce que l’on peut. L’ὕβρις
est une sorte de vertige de l’ego semblable à celui qui saisit fatalement Ulysse quand, avant
de quitter l’île du Cyclope, il lui révèle son nom 22. Platon disait 23 qu’il y avait ὕβρις toutes
les fois où l’on dépassait la mesure de ce qui est juste. Aristote, lui, soutenait qu’elle était
enfantée par l’insolence 24. Philon d’Alexandrie se voulait infiniment plus dur, il parlait en
religieux et non en philosophe, en affirmant que l’ὕβρις représentait une expression du
néant de l’homme 25. Qu’importe ! Enivré par la démesure, l’apprenti veut prendre la place
du maître. Il imite ses paroles, ses gestes, et cette μίμησις, cette imitation, lui suffit pour
croire à son savoir :
Cette illusion est une fatale erreur. Le principe même de l’ὕβρις est l’illusion,
une erreur non quant au monde, mais quant à soi, un mauvais calcul non pas tant envers
la valeur du monde qu’envers la valeur de soi. Il croit que refaire c’est faire, que recréer,
c’est créer, que la répétition de mots magiques est déjà de la magie. L’apprenti s’imagine que
l’imitation a une réalité en elle-même. Mais l’écho n’a pas de vie propre, l’écho n’est pas
la voix de la montagne. L’écho est un souvenir sonore suspendu dans l’air, fragile comme
lui. Sitôt qu’il se tait, on n’entend plus en contrebas que les eaux du torrent. L’apprenti est
vite dépassé, sa réaction extrême – détruire le balai – en témoigne. La situation rentre dans
l’ordre par la présence même du maître-sorcier qui n’a pas à prononcer de magiques
paroles, seulement à imposer son autorité :
« In die Ecke,
Besen ! Besen ! »
« Au coin,
Balai, balai ! »
L’autre contrainte est la finalité. Il y a une finalité de l’œuvre que possède l’auteur et
qui échappe au lecteur. Seul l’auteur est le maître absolu de son projet d’écriture. Lui seul
sait où il veut vraiment en venir 31. Les différentes hypothèses qu’un lecteur formule sur
le texte qu’il lit témoignent essentiellement du fait que la finalité de l’ouvrage lui échappe
encore.
Pourtant, le livre terminé, le lecteur peut-il prétendre être à la même place que
l’auteur ? On peut en douter. Il y a toujours le risque d’une finalité secrète du projet
d’écriture de l’auteur qui aurait échappé au lecteur et le risque d’une incompréhension de
l’œuvre qui met à mal la capacité d’en saisir et la portée et la fin. Ainsi, une œuvre littéraire
est un texte qui manifeste deux qualités qui échappent à la lecture : la liberté et la finalité.
Une œuvre originale est un texte imprévisible soumis tout entier à la liberté de l’auteur.
Friedrich Schlegel disait d’ailleurs que la première loi de la poésie et d’un acte pleinement
créateur était que la volonté libre du poète ne souffrît la domination d’aucune autre 32.
Une traduction, contrairement à ce qu’elle traduit, est un texte dont les éléments sont
dérivés d’un autre 33. Le texte originaire, la traduction, se distingue du texte originel, celui
dont il est une traduction, non seulement par la langue, mais surtout parce qu’il est
le produit d’un acte de lecture, et qu’il en exprime le manque de liberté et de finalité,
qualités qui, on vient de le voir, accompagnent l’acte d’écriture. On peut alors définir
la traduction comme une création textuelle à laquelle manquent la liberté et la finalité. Il y a
quelque chose qui, comme en toute lecture, lui échappe toujours.
La coexistence de plusieurs traductions d’un seul et même texte illustre cette quête de
liberté et de finalité du texte traduit. La multiplicité des traductions face au caractère unique
de l’original exprime cette recherche. De même l’apprenti sorcier qui, en l’absence du
maître-sorcier, veut prendre sa place : s’il parvient à faire marcher le balai, il ne peut plus
l’arrêter : bien qu’il le veuille, il ne le peut, et c’est littéralement « sans fin réelle » que
les balais inondent le cabinet d’étude. Une traduction est une incantation qui met en
mouvement le balai, sans jamais pouvoir l’arrêter, puis vient un autre balai, puis en arrive
un autre encore, et encore… Chaque traduction appelle une retraduction. Le traducteur est
un apprenti sorcier qui transforme les formules magiques de la littérature. Parfois, elles
conservent leur pouvoir ; parfois, si elles animent les balais, elles ne savent pas les arrêter.
Si le sens est une construction commune, la pluralité des lectures contribue au devenir
du sens d’une œuvre. Il ne convient pas dans la lecture de compléter le sens d’une œuvre
déjà achevée, mais d’inscrire cette œuvre dans une continuité de lectures – fût-ce
une continuité de lectures faite de ruptures d’interprétations – continuité nécessairement
temporelle, connotée au point de vue historique, soutenue culturellement 46.
Ainsi l’Iliade et l’Odyssée, avant d’être lues, furent d’abord récitées et participaient de
la fragilité du monde de l’oralité. Ces deux œuvres étaient tout autant des ouvrages
littéraires que des manuels scolaires, où l’on apprenait l’art de la guerre, les vertus
proprement antiques, la grammaire, l’éloquence, la théologie 47. Les premières lectures de
ces deux œuvres, et les traductions qu’elles engendrèrent, s’inscrivaient de prime abord
dans le sillon de cette lecture pédagogique, où l’on avait dans les mains ce que Goethe
appela à son époque un Bildungsroman : un roman d’apprentissage.
Puis, les temps ayant changé, la lecture de ces deux textes se modifia, et le Moyen Âge
y chercha ce qu’il cherchait au fond des œuvres de l’Antiquité : une carrière pour y puiser
les pierres propres à la construction de son propre édifice spirituel.
Puis vint la Renaissance et Homère devint, comme la plupart des sujets de l’Antiquité,
un élément de la μίμησις artistique. C’est d’ailleurs ce qui distingue le Moyen Âge de
la Renaissance dans sa lecture de l’Antiquité : le premier y voit avant tout un trésor où
puiser 48, tandis que la seconde la considère surtout comme une source d’imitation. Or, dans
le rapport aux livres, le trésor où l’on puise et l’exemple que l’on imite offrent des rapports
différents. Ils influencent l’interprétation des œuvres, leur compréhension et, a fortiori,
leur traduction.
À mesure que l’on avance dans le temps et que progressent les littératures nationales
en langue vulgaire, la valeur d’exemple de l’Iliade et de l’Odyssée diminue et l’on assiste à
une lecture de ces œuvres qui revendique un affranchissement de la valeur imitative au
nom du progrès des Belles-Lettres. Ce n’est pas un hasard, du reste, si, en France,
la désormais célèbre Querelle des Anciens et des Modernes a éclaté autour des traductions
d’Homère des Dacier. Ce que mettaient en jeu ces traductions, c’était un conflit
des lectures, lui-même alimenté par les réussites du français à se faire langue littéraire et à
conquérir un genre, le roman, dont il n’y avait pas de réels exemples chez les Anciens 49.
Le succès de la traduction d’Homère par Alexander Pope répondait, avec quelques
particularités spécifiques, au même mouvement d’émancipation linguistique et littéraire 50.
Le développement de la philologie au XIXe siècle poussa à une étude circonstanciée
des Anciens, et invita à une lecture où l’on tentait de partager la qualité littéraire
des œuvres, des informations objectives que l’on en pouvait en retirer. 51 Ainsi Burnouf
jugeant de Tacite 52, ou Leconte de Lisle, en 1866, offrant une traduction au plus près du
texte grec et de l’étymologie 53. Dans sa lecture d’Homère, le XXe siècle français verra
une sorte de mélange entre la lecture de type philologique, dont les traductions de
la « Collection des Universités de France » forment l’illustration, et les soucis esthétiques –
qui ne cédèrent malgré cela rien à la rigueur – on pensera ici à la version de Jaccottet ou,
pour Virgile, de Klossowski 54.
Mais si l’œuvre en elle-même n’a pas changé, il y a cependant belle lurette que
le lecteur-modèle que s’étaient proposé le ou les auteurs qui ont travaillé sous le nom
d’Homère n’est plus, si tant est qu’on y pensât jamais. Toutefois, la diversité des lectures,
elle, a connu une postérité importante qui se voit par des traductions nombreuses, chacune
proposant une lecture de l’Iliade et de l’Odyssée reflétant des tourments esthétiques
distinctifs, des supplices linguistiques particuliers, soumise aux tristes estrapades
des théories littéraires et autres tenailles philologiques. Chacune de ces traductions a pris
la place de l’original, et les conditions de cette substitution de même que leurs modes sont
fortement marqués par le moment dans l’Histoire où ces lectures sont intervenues 55. Ainsi,
si l’on admet qu’une traduction est une lecture d’une œuvre qui se substitue à l’écriture
originale, il convient, pour comprendre ce qu’est la traduction, de faire une analyse
des conditions de ces substitutions et de ses modes, lesquels adviennent dans un temps
précis. La lecture d’une œuvre n’est pas moins marquée par le moment dans l’Histoire où
elle advient que ne l’est l’œuvre originale dont elle est une lecture 56.
Nul ne niera, par ailleurs, que le sens d’une œuvre est indissociable de son histoire. On
peut alors suggérer qu’une compréhension de ce qu’est la traduction est indissociable de
l’Histoire, c’est-à-dire de tout ce qui entoure ses pratiques concrètes, son rôle dans
l’enseignement, des éléments divers qui participent à la formation d’un sens littéraire, qui
influencent la compréhension et la lecture d’un texte. L’histoire des traductions, histoire
concrète de la lecture, est indissociable de celle de la littérature.
Que l’on ait pu songer à rendre l’histoire de la littérature indépendante de celle
des traductions est d’une singularité étonnante 57. On ne peut dissocier la pratique de
l’écriture de celle de la lecture : les deux moments sont complémentaires. La traduction
illustre bien la synthèse indissociable de ces deux moments, pour le dire à la manière de
Hegel 58. Le sens se construit en commun : aussi la littérature se nourrit-elle d’influences.
Les romantiques français ont puisé à pleines mains à la source du romantisme allemand, ce
qui est bien connu, et le Faust de Goethe, par l’écho qu’il a eu sur les lettres européennes, est
tout aussi Français qu’il est Allemand. L’histoire des traductions enseigne cela, puisqu’elle
montre que la lecture, bien qu’advenant dans la solitude, est une activité solidaire, mais
une solidarité qui est peut-être moins solidarité avec l’auteur, qu’avec les autres lecteurs.
L’histoire de la littérature est, au fond, aussi celle de la lecture, et comme texte issu de
la lecture, la traduction y joue un rôle de premier plan. Histoire de la lecture donc, puisque
la littérature n’est jamais celle de tous les textes écrits, mais seulement de ceux qui ont été
sauvés de l’oubli par la lecture, qui ont été appelés à la vie par le lecteur, comme l’apprenti
sorcier éveille le balai. Si le lecteur ne peut tout faire accomplir à un livre, il peut du moins
l’aider à passer d’objet de culture à sujet de culture. Si l’on veut que le lecteur soit libre, alors
c’est ici. Sans le lecteur, le livre est un peu comme le balai dans son coin. Il n’attend ni
n’espère rien, objet inutile en regard du temps qui passe et des choses qui languissent, là,
tranquilles, aux aguets des heures, impatientes sous la poussière.
Sainte-Beuve revint sur ce lien entre qualité de traduction et qualité de lecture dans
un autre texte du Globe un peu moins de trois ans plus tard 64. Il y parlait d’un traducteur
jugé médiocre, M. de Pongerville, dont les amis avaient loué faussement les qualités de
la version de Lucrèce, ce qui fit ombrage au mérite véritable de ceux qui avaient déjà traduit
cet auteur latin. Lucrèce, on le sait, est ce philosophe épicurien du Ier siècle avant Jésus-
Christ, matérialiste et contempteur des arrière-mondes de la religion, auteur d’une œuvre,
le De natura rerum, où il avait mis en vers les pensées maîtresses de l’École atomiste et du
Jardin. Sainte-Beuve montrait que la figure de Lucrèce, tel qu’elle se dessine dans
la traduction de M. de Pongerville, était celle d’un poète empreint de déisme et de
spiritualisme – ce qu’il ne fut jamais, lui, l’athée matérialiste. Ce Lucrèce allait à l’encontre
de plusieurs siècles de lectures du De natura rerum, et c’est à partir de cette vision bistournée
que s’édifia la traduction de Pongerville. Sainte-Beuve l’assurait : « Quand on a su vivre
quinze ans avec Lucrèce sans se pénétrer de son esprit, il serait miraculeux qu’on eût réussi
à rendre les innombrables beautés par lesquelles cet esprit se manifeste et transpire à
chaque page, et presque à chaque vers. 65 » Il critiquait la monotone élégance
d’une traduction où l’on ne retrouve ni le nerf logique, ni la force poétique du maître Latin.
« C’est un faux sens perpétuel, promené sur un alexandrin symétrique et bercé d’épithètes
sonores. 66 » Avec cette assurance, Sainte-Beuve liait la compréhension de l’esprit de
l’auteur à la capacité de le rendre par la traduction. Il détachait l’aspect purement
linguistique de la traduction, pour en faire une affaire de compréhension intime, donc de
lecture.
Cette place fondamentale de la lecture en traduction, l’idée que le savoir lire est la clé
du savoir traduire, que toute traduction rend compte d’un projet de lecture qui s’est ensuite
réfléchi dans un projet d’écriture, on la retrouve, sinon ouvertement exprimée dans
les préfaces des traducteurs 67, du moins dessinée en longs et délicats filigranes dans leurs
œuvres.
Déjà au XVIe siècle, Henri Estienne, l’auteur de l’immense Thesaurus græcæ linguæ, ce
monument d’érudition renaissant, avait rédigé, vers la fin de sa vie, des leçons
propédeutiques sur Sénèque qui ne sont rien de moins qu’un guide à la lecture du stoïcien
romain. Estienne s’occupait d’armer le lecteur de Sénèque de ces connaissances qu’il jugeait
essentielles pour aborder l’œuvre du philosophe : éléments de morale de la philosophie du
Portique, fonds commun des pensées antiques, étude de la période, des figures de style et
des procédés d’écriture. Outre ce regard introspectif, Estienne intégra aussi
les enseignements d’Érasme, de Melanchthon, de Ramus 68. Il passa aussi en revue certains
procédés éditoriaux et de philologie qu’il soupesa et évalua afin que le texte original fût
établi correctement. Le traité d’Estienne est un témoignage exemplaire des conditions
requises par la lecture scientifique, et donc aussi par la traduction, d’une œuvre comme
celle de Sénèque : « connaissance des langues anciennes, collation des manuscrits,
consultation des éditions modernes […] informations sur tous les jugements anciens et
modernes qui peuvent être portés sur la pensée et le style de cet auteur. La lecture devient
l’outil primordial, qui nourrit la mémoire et prépare souterrainement la connaissance intime
des secrets d’écriture et de pensée de l’auteur. 69 »
Estienne montre dans son traité que les défauts rhétoriques attribués à Sénèque
forment plutôt une « esthétique de la suspension du sens et de la lecture intelligente » 70,
ou, si l’on veut, des malfaçons qui ne sont telles que pour une lecture rudimentaire et mal
ébauchée, mais qu’une lecture érudite parvient à contourner et, peut-on présumer, à
traduire de belle sorte.
Il ne faut pas oublier que la traduction est à la Renaissance au cœur de toute lecture,
dans la mesure où le fonds des ouvrages est en langue grecque ou latine, langues de culture,
donc de lecture. On le voit bien par l’analyse que fait Estienne dans les chapitres 1 et 2 du
deuxième livre de son traité 71. Ceux-ci représentent en eux-mêmes un petit traité de
traduction, dans la mesure où il y montre que la compréhension de la structure
d’un discours est indispensable pour saisir le sens du discours lui-même.
L’idée générale qui se dégage de ce traité est bien que la lecture d’une œuvre, quelle
qu’elle soit, demande et exige une préparation, des connaissances antécédentes et que, de
façon générale, la compréhension d’un ouvrage littéraire se construit sur des connaissances
antérieures, lesquelles sont tout aussi importantes que le texte pour fonder
la compréhension. Il ne suffit pas, pour lire, d’avoir des livres : il faut, pour lire, avoir lu 72.
Toute nouvelle lecture porte in nuce le bagage des lectures antécédentes 73. On commence
par l’alphabet et, d’une lecture à l’autre, on arrive à la philosophie de Platon. Le conte de
fées est cette poussière autour de laquelle se construit lentement, page par page, la perle
qu’est toute bibliothèque savante. Nos meilleurs essais ne sont guère à cet égard que
l’intrication noueuse de l’abécédaire.
Or, c’est précisément ce bagage de lectures qui manque encore à l’apprenti sorcier,
mais qui est le patrimoine de son maître. Qu’importe sa formation, l’apprenti ne recoupe
jamais parfaitement la formation du maître, ne serait-ce que parce que la réception
des œuvres se fait de façon différente en chacun. Quand, de leur regard, ils éclairent le texte
lu, les lumières du maître et de l’apprenti se distinguent essentiellement. Une traduction
exprime toujours cette dissemblance primordiale : la somme des lectures qui a nourri
l’œuvre littéraire diffère de la somme des lectures qui a nourri la traduction. Il faut, pour
traduire, lire l’auteur et avoir lu comme lui 74. C’est ici que se cache la magie véritable,
l’opposition originelle de la lettre et de l’esprit, où lire l’auteur est la traduction de la lettre et
avoir lu comme lui, si cela est possible, la traduction de l’esprit. Si le maître-sorcier peut
entraver la marche des balais, c’est qu’il maîtrise bien davantage que la lettre du vieux
grimoire : il en possède aussi l’esprit. Il sait que la lettre tue, que l’esprit vivifie 75, que c’est
celui-ci qui, en définitive, meut la matière 76.
L’œuvre d’un auteur est, pour elle-même, sa propre préface. L’œuvre rassemble tout ce
qu’a voulu ou pu faire l’auteur. Elle exprime la totalité de son projet d’écriture. Il est rare
qu’une œuvre soit précédée d’une préface de la main de l’auteur. Lorsqu’elle l’est, il faut
probablement se ranger à l’opinion de Lichtenberg qui disait qu’elle sert ou bien de tue-
mouche, ou bien d’aumônière. Cela est cependant plus fréquent pour les traductions, si
bien que la préface est à la traduction ce qu’une main est à l’ombre chinoise. Cela est sans
doute dû au fait que les œuvres originales manifestent ouvertement le projet d’écriture de
leurs auteurs, alors que les traductions doivent expliciter les projets de lecture
des traducteurs.
La plupart des préfaces de traductions expriment ce qui, dans la lecture de l’œuvre
traduite, a eu une valeur pour le sens du texte, soit qu’il l’a mis en péril, soit qu’il en appuie
l’expression, soit qu’il en diminue la portée ou en rehausse l’éclat. Que tant d’œuvres
traduites aient besoin d’une préface montre probablement que le lecteur-modèle de
l’original n’est rien d’autre que l’auteur lui-même. Le sens d’une préface de traducteur est de
nous dire, au fond, que le traducteur n’est pas l’auteur, que s’il l’avait été, les choses eussent
été différentes, que sa lecture est contingente, qu’il n’est pas un modèle. Toutes ces préfaces
se résument souvent à nous dire que c’est une chose d’écrire et que c’en est une autre de lire.
L’histoire est riche en préfaces de traducteurs qui insistent sur cette idée. La difficulté
est ici davantage de retrancher que de trouver. Ainsi Antoine de La Faye, théologien,
recteur à Genève et ami de Théodore de Bèze, le successeur de Calvin, fut l’auteur
d’une traduction de Tite-Live en 1582 où il reprenait une image du Vita brevis de Sénèque 77
et comparait le labeur du traducteur à celui qui, voulant voyager, avait été en fait
longtemps battu par la mer, exposé à tous ses dangers 78. Pourquoi avait-il traduit Tite-
Live ? Quelle était l’origine de son projet d’écriture ? C’était, confiait-il, l’amour et l’estime
portés à Tite-Live qui l’avaient poussé à le traduire. Ce qu’il cherchait à transmettre n’était
donc pas qu’un sens purement textuel. Il entendait porter dans sa traduction et l’amour et
le sentiment d’estime nés d’une lecture peut-être silencieuse, sûrement réfléchie. Sa
remarque quant au style adopté était, elle aussi, riche d’enseignement. « J’ai suivi, dit-il,
celui qui, à mon avis est propre à une histoire, c’est que mettant au loin toute affectation de
nouveauté et de bigarrure étrange […] les choses soient traitées et déclarées simplement et
clairement avec quelque douceur ou, pour le moins, sans ennui ou dédain du lecteur. 79 »
Ce critère stylistique n’est pas textuel. Il vient de l’expérience, d’une pratique de
la lecture des ouvrages historiques. Ce parti pris stylistique sur la façon d’écrire l’Histoire
par La Faye est en fait l’actualisation de sa propre pratique de lecture, de l’affectation et de
la bigarrure qu’il réprouve, comme de la simplicité et de la clarté qu’il entend trouver dans
la lecture du récit historique. On le voit, La Faye traduit en lecteur. L’essentiel de ses choix
de traduction s’est fait en fonction de ce qu’il pense de la lecture. En outre, il souligne que
le texte latin est « mal correct en plusieurs passages » et qu’il a eu recours à plusieurs
éditions afin d’établir le texte. Or ce n’est pas tant là pour confirmer un établissement
irréfutable du texte, que pour assurer, peut-on penser, la correction de la lecture de
l’original. La nécessité d’avoir un texte proprement constitué au point de vue philologique
ne vise, au fond, que la correction de la lecture, elle-même intendante de la propriété du
sens.
Il faut se rappeler, en effet, que les critères philologiques d’établissement des textes se
basaient d’abord sur une lecture critique des manuscrits que l’on avait sous la main.
L’arrivée de l’imprimerie au XVe siècle rendit manifeste la place de la lecture dans
la détermination du sens. L’imprimerie, en permettant la multiplication rapide du texte,
posait en même temps la question de la version correcte d’une œuvre, à savoir celle de
la lecture originale de l’ouvrage. L’un des grands œuvres de l’imprimerie fut d’orchestrer
le conflit des lectures que passait sous silence la dissémination à travers l’Europe
des versions différentes d’un même texte. La question originale de tout traducteur est
ainsi : comment lire ? Sa traduction est la réponse qu’il apporte à cette question 80.
En ce qui a trait à La Faye, il suit tantôt un manuscrit tantôt un autre, à partir de ce qui
lui semble le meilleur. Or, le critère de ce meilleur est précisément celui de sa lecture. De
façon générale, ses choix de traduction de même que ses notes au texte visent toujours
une meilleure compréhension du texte de Tite-Live. Il recherche une fluidité qui sera
garante d’une clarté de la lecture.
Dix ans avant cette traduction de Tite-Live, Jacques Amyot avait présenté
une traduction des Œuvres morales de Plutarque. Au second chapitre, intitulé « Comment il
faut que les jeunes gens lisent les poètes et fassent leur profit des poésies », l’évêque
d’Auxerre écrivait que ce traité « n’est proprement utile qu’à ceux qui lisent les anciens
poètes grecs ou latins pour se garder d’en prendre impression d’opinions dangereuses pour
la religion ou les mœurs » 81. Ce faisant, il exprimait le principe selon lequel la lecture
des Anciens, et donc leur bonne intelligence, devait se faire sous l’éclairage de la religion et
des mœurs. Cela était nécessaire, croyait-il, pour préserver la morale et tempérer
le message des Anciens, le contextualiser au sein d’un monde encore païen, pénétré de ses
errances religieuses et philosophiques. La persistance de ce principe au fil du temps se voit
d’autant mieux que Plutarque lui-même, à son époque, se croyait dans l’obligation d’écrire
ce chapitre sur la façon de lire les poètes afin que la jeunesse sût tirer profit des différents
sens de leurs écrits, et qu’elle parvînt à mitiger les grâces de leurs expressions par
les austères sentences des philosophes.
La façon de lire les poètes est, au fond, une manière de les comprendre et, mutatis
mutandis, de les traduire dans un discours ou bien un texte. S’il y a une technique à la base
de la lecture, technique qui assiste la compréhension et l’interprétation des textes, c’est
donc que leur message est tout autant le résultat des idées exprimées par le texte que celui
de la technique de lecture de ces textes. La lecture prend ainsi la place de l’écriture,
le traducteur de l’auteur, l’apprenti du maître-sorcier.
« In die Ecke,
Besen ! Besen ! »
« Au coin,
Balai, balai ! »
Kierkegaard est-il l’auteur de son œuvre ? C’est là une question à laquelle il n’est pas
aisé de répondre. De prime abord, on pourrait dire que c’est le cas. Il y aurait bien eu
un promeneur, dans les rues aux ombres venteuses de Copenhague, fils d’un riche
marchand luthérien qui, de son père, avait hérité fortune, foi, talent, mélancolie, et auquel
on peut rattacher l’une des œuvres philosophiques à l’architecture la plus originale qui fut
jamais.
Il y eut vraiment un auteur nommé Søren Kierkegaard, né au XIXe siècle, grand et
déglingué, qui jeta dans des livres ses effrois religieux, ses doutes intellectuels,
les atermoiements de sa sensibilité romantique.
D’un autre côté, toutefois, Kierkegaard, dans un opuscule nommé « Point de vue
explicatif sur ma carrière d’auteur », nie être la voix réelle derrière des titres comme : Ou
bien… ou bien, Étapes sur le chemin de la vie, Le Concept d’angoisse, La Maladie mortelle, Crainte
et tremblement, etc. Dans le Post-scriptum aux miettes philosophiques, il déclare même : « Il n’y
a pas dans les livres pseudonymes un seul mot qui soit de moi-même. 1 » Toute vérité
étant, pour le philosophe danois, éminemment subjective, elle ne pouvait, croyait-il, faire
l’objet d’une communication directe, et cela afin que le lecteur pût à son tour s’approprier
les vérités communiquées, les faire siennes de façon intime. Ce que le penseur voulait
communiquer n’était pas un logos, une pure vérité de raison, mais un pathos, c’est-à-dire
une vérité ressentie qui est liée à une situation précise dans l’existence.
La question de l’autorité du discours philosophique et littéraire est ici particulièrement
prégnante dans la mesure où le lien entre l’auteur et le lecteur n’est pas celui d’une simple
communication, mais d’une mise en place : le lecteur est invité à prendre la place de l’auteur,
à faire sienne l’expérience existentielle des différentes situations qui sont décrites dans son
œuvre : esthétiques, éthiques, religieuses.
Kierkegaard met en jeu le lien traditionnel entre l’œuvre et l’auteur, ou plutôt il
transforme l’autorité de la présence de l’auteur, caution des vérités exprimées par son texte,
en thème de réflexion philosophique. Autrement dit, ce qui est exprimé n’est pas seulement
vrai en vertu de ce qui est exprimé, mais grâce à celui qui les exprime. La subjectivité
auctoriale derrière les mots forme un élément de sens qui n’est pas sémantique, mais
existentiel. Comprendre le texte kierkegaardien ne se résume donc pas à comprendre
des mots, mais consiste surtout, peut-être, à comprendre la personne qui les prononce 2.
Pour le lecteur, cela fait une grande différence, puisque la relation significative s’établit
moins avec un texte qu’avec une personne, ou un « pseudonyme » dans le cas du penseur
danois. Pour le traducteur, cela signifie déterminer la voix qu’il doit traduire. C’est
la différence que faisait jadis Buffon, dans son célébrissime discours de réception à
l’Académie, entre « graver des pensées » et « tracer des paroles », entre le style et ce qui n’est
qu’un banal jeu d’ombres où les mots projettent des sens sur le papier blanc. Si l’auteur se
manifeste par son style, si donc le style possède un sens, comme Buffon et Kierkegaard
nous invitent à le croire, ce style, qui n’est pas un signe, doit être rendu dans la traduction.
Or, ce style est reçu différemment d’une époque à une autre.
Certains éléments de la construction rhétorique du texte, transparents ou habituels au
moment de leur écriture, deviennent opaques avec le passage du temps, à mesure que
la figure de l’homme qui écrit, concrètement, se fige pour devenir celle d’un auteur, image
abstraite et d’autant moins tangible et chargée de mystères ou de fables, qu’elle est loin de
nous. Ce qui caractérise la traduction littéraire, c’est qu’elle s’exécute toujours en référence à
la notion d’auteur. Il n’est pas indifférent pour elle de savoir qui écrit.
La personne derrière le texte n’a pas moins d’importance que le texte lui-même, n’est
pas moins porteuse d’un sens. En effet, on ne traduira pas Goethe en français comme on
le ferait avec un auteur contemporain, parce qu’avec Goethe c’est aussi tout un univers de
sens (historique, esthétique, philosophique, politique, scientifique, etc.) qui charge de sens
le texte de l’écrivain. Traduire Goethe, c’est aussi bien traduire une Weltanschauung
historique que la réception contemporaine de celle-ci. Ainsi voit-on que la traduction,
forme appliquée de l’herméneutique, ne s’applique pas seulement à des textes, mais aussi à
des figures : celles des auteurs qui « autorisent » le sens du texte en faisant du même coup
une œuvre 3.
Mais on nous dira fort à propos que l’auteur, comme Barbe-bleue en voyage, est
toujours absent 4. À moins que ce soit lui qui lise son texte, il n’est jamais là physiquement
et sa voix est reconstituée ou bien par celle du lecteur, ou bien par celle du traducteur. C’est
pour recréer cette absence de l’auteur du texte originel, peut-on supposer, que la tradition a
stigmatisé la présence du traducteur dans son texte, et qu’elle a largement privilégié ce que
l’on a nommé son invisibilité. C’était peut-être là sans compter toutefois sur le style du
texte qui, au fond, est la présence même de l’auteur dans son texte et, probablement aussi,
l’un des grands marqueurs de sens de tout texte littéraire 5.
Si l’on tient en compte ce remplacement de la personne de l’auteur par le traducteur
qui est le fait de la traduction, il y a un enjeu important lié à l’autorité du texte : traduire
n’est pas qu’intervenir sur le sens d’un texte, c’est agir sur la personne même de l’auteur,
c’est jouer sur l’autorité du texte. Pour le dire comme Kierkegaard, c’est communiquer
un pathos autant qu’un logos.
Dans l’ordre de la fiction, par exemple, Conan Doyle crée Sherlock Holmes.
Les nouvelles publiées dans le Strand Magazine sont toutefois données comme l’œuvre du
docteur John Watson, ami du détective et lui-même personnage des récits. Est-il le simple
porte-parole de Conan Doyle, jouit-il d’une autonomie propre ? Le style d’écriture
des aventures de Sherlock Holmes est-il celui de Watson ou de Conan Doyle ? On pourrait
opiner qu’il est celui de Watson, car ce style est souvent critiqué par le détective qui
le trouve trop romantique et sentimental. Pure ironie ? L’auteur, croyant peut-être ne pas
représenter une autorité suffisante pour son propre texte, s’en adjoint une autre, celle de
Watson, auteur prétendu des récits de Sherlock Holmes, comme si la présence fictive
d’un témoin direct des aventures du détective pouvait ajouter quelque chose à leur
objectivité et à la vérité des récits. Cette stratégie narrative dénonce autant l’attitude
d’un auteur envers la vérité du réel qu’envers celle de la littérature, comme si ce qu’il
racontait ne pouvait avoir qu’un sens littéraire sans rapport avec le monde objectif et
phénoménal dont est témoin et caution l’auctorialité de Watson. Watson assure
l’exactitude des informations des récits. Tout bien considéré, Conan Doyle est l’auteur de
Watson qui, lui, est l’auteur véritable de Sherlock Holmes 6.
Suivant un jeu semblable, il est possible de se demander qui parle réellement dans
le Phédon, dans la mesure où toute la narration est confiée à Phédon d’Élis qui nous
informe au début du dialogue que Platon était malade, et donc absent, le jour de l’exécution
de Socrate. L’auteur du dialogue (Platon) rapporte-t-il ce qu’il a entendu dire ou l’invente-
t-il de but en blanc ? Platon entretient-il un rapport de témoin ou bien d’auteur face au
dialogue connu sous le nom de Phédon ? En effet, Phédon rapporte à Échécrate de Philonte,
membre d’un synédrion pythagoricien 7, les discours (logoï philosophoï) de Socrate avant
qu’on lui donnât à boire la ciguë. Platon livre ces discussions indirectes au lecteur, lequel
est en droit de demander qui est celui parlant derrière toutes ces voix : Platon, Phédon ou
Socrate lui-même ?
La question de l’auteur, en tant que figure d’autorité du sens du texte, se pose aussitôt.
Quand, levant un instant le voile qui recouvrait son visage, Socrate demanda à Criton de
sacrifier un coq à Asclépios et de s’acquitter de cette dette, la requête peut s’entendre de
façon ironique si Socrate est la réelle voix du texte, puisque le sacrifice d’un coq était
le remerciement d’une guérison, et qu’il va mourir ; mais il s’agit d’une réflexion sur
la nature de la condition humaine, si c’est Phédon qui parle, puisqu’il suggère que la vie est
une maladie et que mourir, c’est en être délivré, d’où le sacrifice au dieu guérisseur ;
c’est toutefois une confirmation de la notion platonicienne du « corps prison » 8, si c’est
Platon qui s’exprime, car, pour lui, le corps étant la prison de l’âme, s’en affranchir est sans
contredit un bienfait.
Quelle est donc alors la caution du discours, où est l’autorité à laquelle se rattacher ?
Cette question occupe le lecteur et doit préoccuper le traducteur. Selon la charge rhétorique
qu’il lui attribue (ironique, déclamatoire, philosophique), la phrase de Socrate ne peut se
comprendre ni se rendre de la même manière. Ce dilemme met en lumière un aspect
fondamental de la lecture : le sens procède en partie d’un choix et il y a dans toute
compréhension un devoir moral autant qu’intellectuel. Le texte dit quelque chose, mais ce
qu’il veut dire relève d’une décision. C’est par une décision du lecteur que ce qui est dit par
l’auteur veut dire quelque chose. À cet égard, qu’est-ce que le littéralisme sinon ce symbole
d’un vouloir dire du texte que l’on désire figer 9 sous la pression de divers intérêts :
politique, économique, religieux, philosophique, idéologique, etc. ?
Un livre est une prison qui tient recluse la parole de l’écrivain. Le lecteur en est la clé,
la liberté, à laquelle tout écrivain aspire.
*
* *
Dans le conte de Barbe-bleue, on se rappellera qu’avant de s’en aller pour un long
voyage, le monstre confia à sa femme le trousseau ouvrant tout ce qu’il y avait de portes
dans le château. Il attira l’attention de son épouse sur la petite clé d’un cabinet privé au bout
de la grande galerie de l’appartement bas. Il souligna que très grande serait sa colère si
d’aventure elle devait oser y pénétrer. Ne la lui aurait-il jamais donnée, son épouse n’eût
probablement jamais découvert les cadavres desséchés des anciennes compagnes de son
seigneur et maître. Grâce à l’ignorance, elle aurait pu demeurer en paix avec son mari
durant la suite des temps. Mais il est vrai aussi qu’elle eût dû vivre avec cette curiosité
inassouvie, avec ce désir de savoir ce qui se cachait derrière la porte du cabinet privé. Et
pourtant, grâce aux autres clés, elle avait accès à toutes les richesses du château ! Cela
n’était-il point suffisant ? Que lui fallait-il encore, outre ce que son époux avait de meilleur
à lui offrir ? C’est une constante de la nature humaine de ne pouvoir se contenter et, au
fond, son histoire n’aurait rien eu de particulier alors, se confondant avec la vie
matrimoniale du plus grand nombre. Mais, chez elle, l’insatisfaction a gagné, et il lui fallait
voir plus loin, éprouver toute sa liberté – car l’insatisfaction naît de la disproportion entre
la liberté et le pouvoir, ou plutôt de notre incapacité à venir à bout de notre liberté, d’en
voir le fond. Au point de vue intellectuel, cette incapacité définit l’ennui ; au point de vue
moral, l’insatisfaction 10.
La conscience de ne pouvoir tout faire, ne fût-ce que par une impossibilité temporelle
(le temps nous manquera avant la liberté) est la source des volontés contrariées. Cioran
écrivait quelque part, inspiré par les bouddhistes sans doute, que pour bien vivre il fallait
vouloir peu, et que nos désirs devaient être compatibles avec les dimensions de la vie. En
effet, l’univers lui-même ne peut rassasier une ambition dévorante. Il lui faut toujours
quelque chose d’autre pour meubler toutes ses inconstances. Les musées nous offrent
une illustration de cette volonté qui soupire sans cesse : Dieu a créé le monde et l’homme,
insatisfait, a créé l’art. Rien, en effet, sauf notre insatisfaction, ne peut expliquer que l’on
veuille ajouter quelque chose encore au spectacle du monde et qu’il nous faille en plus
peindre sur une toile l’éternelle attraction d’un paysage tout de brisants et d’écueils.
En se servant de la clé qui ouvrait le cabinet privé, la femme de Barbe-bleue, sous
le couvert de connaître parfaitement son mari, ne faisait là au fond que réaliser sa propre
nature. Mais encore : elle y découvrait son propre destin. Le sens profond de son union
avec Barbe-bleue était de finir accrochée sur un clou de boucherie, comme archivée auprès
des autres femmes du monstre, attestatrices silencieuses de la cruauté de cet homme
effrayant. On voit bien que le sens de l’existence de la femme et de son mari est dans
l’insatisfaction : celui-ci désespère de trouver une femme digne de sa confiance ; celle-là de
connaître parfaitement son mari.
Le sens du conte varie ainsi selon la position que l’on adopte : celle de Barbe-bleue ou
de sa femme, laquelle, d’ailleurs, n’a pas de nom, peut-être pour que l’on puisse mieux se
mettre à sa place. Il en va de même aussi du texte littéraire dont le sens diffère selon que
l’on est dans la peau de l’auteur ou du lecteur. Ce positionnement existentiel face au sens est
conséquent pour l’interprétation à donner d’une œuvre, pour l’expliquer, pour la traduire.
Barbe-bleue et son épouse ne sont pas au même endroit et la perspective de l’un ou l’autre
détermine l’intelligence que l’on a de l’histoire.
On pourrait croire qu’en utilisant la clé du cabinet privé, l’épouse de Barbe-bleue fait
figure de rebelle, qu’elle exprime pleinement toute son individualité. En se mettant à
la place de son mari, elle réaliserait déjà quelque chose. En réalité, elle ne fait guère que
dupliquer la transgression des épouses avant elle. Elle se limite à accomplir la tâche que lui
avait assignée son mari en lui confiant les clés de la maison. Ce n’est que l’arrivée
incongrue de ses frères qui, en assassinant le bonhomme, autorisent la malédiction à
s’éteindre.
Ce que découvrent les femmes de Barbe-bleue, c’est que la relation avec leur époux
n’est pas exclusive et que le bougre ne parlait à aucune en particulier, mais à toutes en
général. Lui seul savait qu’il fleuretait avec toutes les femmes cependant qu’il contait
fleurette à une seule. Son talent fut de faire croire à chacune de ses épouses que ses propos
aimables leur étaient adressés personnellement, alors que le sens de ses paroles avait
une signification collective. Sa rhétorique amoureuse était trompeuse ; c’est ce que
découvrait ultimement chaque épouse de Barbe-bleue en ouvrant le cabinet privé, se
mettant de la sorte concrètement à la place de son mari, le seul ayant le droit de l’ouvrir.
Chaque lecteur agit ainsi avec l’auteur. L’œuvre en main, il parcourt le château de
Barbe-bleue. Chaque mot est une serrure qu’il ouvre, puis, à la fin de sa lecture, il pénètre
dans le cabinet privé.
Que nous enseigne ce conte ? En premier lieu que Barbe-bleue impose une façon de
faire à ses épouses, un peu comme un auteur impose un parcours à son lecteur. Il y a ce
chapitre, puis cet autre, et cet autre encore, un ordre de lecture qui est, à la fois,
ordonnancement et obligation. Pour que le sens de l’ouvrage soit celui voulu par l’auteur, il
faut suivre cet ordre. Le sens est donc transmission : celle d’un ordre particulier répondant à
des règles rhétoriques et d’expression qui sont soumises à des changements historiques
d’une part et, d’autre part, à des ruptures de réception selon le passage linguistique.
À titre d’exemple, les règles de composition des discours dans la Rome antique ne
correspondent plus à celles d’aujourd’hui 11 ; de même, les répétitions, tout à fait acceptables
en anglais, sont considérées comme une pauvreté stylistique inexcusable en français.
Ainsi, Barbe-bleue donne-t-il le trousseau de clés à son épouse. Elle a le loisir d’ouvrir
toutes les portes du château hormis une seule : celle du cabinet privé. Mais en l’ouvrant,
elle procède à un renversement de l’autorité : elle se met dans la position même de son
mari. La première épouse de Barbe-bleue, elle, n’avait rien découvert dans le cabinet privé,
la compréhension de sa transgression était limitée. Par contre, les hyménées s’accumulant,
le sens de la transgression se chargeait d’épouvantes. De la même façon, la première lecture
d’une œuvre ne livre qu’en partie le sens de celle-ci. La signification d’une œuvre change
d’une lecture à l’autre, si bien que son sens dépend tout autant du texte lui-même que de
la lecture que l’on en fait. D’ailleurs, un texte véritablement classique est un texte fait
des mots qui le composent et des lectures qu’il a engendrées dans le temps. On pourrait
même suggérer que le texte littéraire est celui pour lequel la lecture possède une valeur de
sens particulière, à savoir que chaque lecture nouvelle procède à un enrichissement du sens
original du texte. Une œuvre est dite « classique » lorsque l’on ne peut l’aborder qu’en
tenant compte du patrimoine de lectures qui l’accompagne.
Que la question du sens d’une œuvre puisse changer d’une lecture à l’autre, et que ce
fait définisse ce que l’on nomme les « classiques » de la littérature, on en trouve
l’une des nombreuses illustrations dans la Divine Comédie.
L’ouvrage, dont les commentaires, les notes et les gloses sont plus nombreux que
les vers du poète florentin dans presque toutes les éditions, n’a plus la signification qu’il
avait pour Dante lui-même. D’abord, son sens est plein d’une autorité qu’il ne possédait pas
de prime abord : on considère la Divine Comédie comme l’œuvre fondatrice de la langue
italienne, et l’une des pierres d’assise de la littérature occidentale. Ce seul sens échappait aux
premiers lecteurs de Dante.
Lire Dante aujourd’hui, signifie prendre avec soi ces lectures antérieures, ce flot de
commentaires, d’explications, cette tradition ; cela veut dire découvrir dans le cabinet privé
les épouses desséchées de Barbe-bleue. Croire que l’on peut traduire une œuvre comme
celle-là sans que la traduction prenne à son compte le patrimoine des lectures de Dante,
c’est s’illusionner sur le sens de cette œuvre, un peu comme la femme de Barbe-bleue qui
tentait en vain d’essuyer le sang de la clé-fée, pourpre témoignage de sa transgression.
Tout sens possède une histoire et cette histoire est la clé du sens. D’une page lue à
l’autre, le sens se modifie, prenant sur lui le temps qui passe. Comme Dante à son maître
croupissant dans le septième cercle de l’Enfer, tout lecteur peut dire à son auteur :
Cependant, pour qu’il y ait un récit digne de ce nom, il doit y avoir une transgression
des règles. Aussi toutes les épouses de Barbe-bleue ont-elles ouvert la porte du cabinet
privé. Si elles n’avaient pas voulu aller au-delà de l’interdiction du mari, jamais il n’y aurait
eu de conte : seulement un mariage banal, sans intérêt, comme tant d’autres, et l’on ne
raconterait pas l’histoire de Barbe-bleue. En découvrant la succession des épouses
assassinées, la femme de Barbe-bleue comprenait qu’elle n’avait rien vécu de proprement
individuel avec son mari, qu’elle n’était jamais qu’une épouse parmi tant d’autres, et
l’effarement provenant du conte tient moins à la vue des cadavres putréfiés, vaguement
grotesques dans leurs vertugadins anoblis d’étoffes fanées, que dans la reconnaissance de ce
destin commun. La mort de Barbe-bleue mettra un terme à la succession et, par le fait
même, posera une fin à cet étrange mariage. Transmission, le sens est donc bien aussi
transgression. Pour la traduction, cela signifie reprendre de façon personnelle, à travers
la lecture, le sens du texte originel.
Cet appel à la relecture incarnait le classicisme même du texte lu/étudié 15. L’exercice de
Cet appel à la relecture incarnait le classicisme même du texte lu/étudié 15. L’exercice de
lecture visait une attention envers le détail et l’ensemble tout à la fois. Le grand intérêt de
leurs réflexions sur la lecture fut d’en faire un acte authentiquement créatif : « La lettre est
un esprit pétrifié. Lire signifie en libérer l’esprit, c’est donc un acte de magie. 16 » Le sens se
présente à nous comme transmission par le texte et transgression par la lecture.
Si la question de savoir qui parle dans un texte est d’importance, celle de connaître
celui qui accueille cette parole ne l’est pas moins.
Or, dans un acte de lecture, s’il y a activation du sens de la part du lecteur, il n’y a pas
nécessairement substitution de l’auctorialité. Cependant, on l’a vu, c’est ce qu’opère
la traduction. Le traducteur est ce lecteur qui prend la place de l’auteur et cette substitution
met bien en évidence le phénomène de succession des lectures, un peu à la manière dont
la transgression de l’épouse de Barbe-bleue fait découvrir à celle-ci la succession
des épouses de son mari. En attirant l’attention sur la succession des lectures possibles,
la traduction ouvre la porte à l’idée d’un sens qui est succession de sens, d’un sens qui est
rupture (un sens et un autre, une femme et une autre, etc.).
Dans un rapport direct avec un auteur, comme lorsque l’on a sous les yeux un texte
originel, les clés du château nous sont confiées directement par lui ; dans une œuvre
traduite, cependant, dans un texte originaire, le trousseau nous vient des mains du
traducteur, et les clés qu’il nous tend n’ouvrent pas nécessairement toutes les portes de
l’œuvre traduite. Selon les époques, les clés du trousseau changent de façon remarquable.
Les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle peuvent ici servir de référence particulière.
L’ouvrage de Marc Aurèle fut composé en grec par un Romain. À cela rien d’étonnant,
dans la mesure où tout Romain cultivé possédait le grec et avait, pour ainsi dire, accompli
un Grand Tour en Grèce, à Athènes, à Sparte, à Thèbes. La nature du texte n’est pas claire.
Il répondrait à « une pratique courante dans l’Antiquité, consistant à s’adresser à soi-
même » 17. Le titre, déjà, nous invite à croire à un travail d’écriture visant l’intimité : à soi-
même (Τὰ εἰς ἑαυτόν).
Penser, du reste, fut dans l’Antiquité une façon de se parler à soi-même 18. On retrouve
ici encore un élément d’oralité dirigeant une pratique rhétorique particulière de l’écriture.
Mais il y a ici aussi une identité de fait entre l’auteur et le lecteur. L’auteur connaît
parfaitement celui à qui il s’adresse. Il peut donc se permettre d’éviter de faire du style (qui
voudrait-il impressionner ?) et de se lancer dans de longs développements (ne sait-il pas
tout ce qu’il sait ?). Cet ouvrage n’était pas destiné à la publication, mais à un usage privé.
L’idée derrière ce livre est d’assurer que l’Empereur puisse rester droit et jouer correctement
le rôle social et politique que l’on attend de lui.
À présent, selon l’époque où l’on se trouve, le sens que l’on donne à l’ouvrage de Marc
Aurèle se transforme. Après une époque de relative indifférence où l’ouvrage de l’Antonin
ne fut pas considéré – Augustin n’en parle pas quand il évalue les philosophes de son
temps 19, le Moyen Âge l’ignora pour ainsi dire complètement, les humanistes français n’en
donnèrent une édition qu’en 1559 (et encore n’est-ce qu’en passant) – on assiste à un regain
d’intérêt pour les Pensées pour moi-même au XVIIe siècle.
Les Dacier firent leur traduction française de Marc Aurèle en 1691. La traduction,
la lecture de Marc Aurèle, reposait sur cette conviction qu’il n’y a de philosophie que
morale et que celle-ci est fille de la religion 20. Socrate y était présenté comme celui qui fut à
l’origine d’une réflexion païenne originale sur la morale, et dont l’héritage fut recueilli par
le stoïcisme, encore qu’imparfaitement. Marc Aurèle, cependant, représentait, parmi
les philosophes du Portique, celui qui était le mieux parvenu à s’approcher des « vérités »
du christianisme 21. On louait chez lui sa haine du corps, source de tous les péchés 22.
Peu importe que la notion de Dieu chez Marc Aurèle fût différente de celle
des chrétiens, dans la mesure où il aurait enseigné « que la première et principale condition
de l’homme c’est d’aimer son prochain » 23. Hormis quelques erreurs que l’on imputait à
l’empereur-philosophe (le panthéisme, la pluralité des Dieux, la permission du
suicide, etc.), les Dacier décelaient dans le stoïcisme, et particulièrement dans son
expression marc-aurélienne, la plus parfaite morale après les Écritures 24. Ils le rangeaient
même au-dessus de Sénèque et d’Épictète. Bref, le Marc Aurèle des Dacier était un chrétien
sans le baptême. Malgré les persécutions contre les chrétiens autorisées par l’empereur, les
Daciers firent de celui-ci un défenseur du christianisme 25. Ils construisirent l’auteur
des Pensées pour moi-même selon les opinions religieuses de leur époque.
Le lecteur renverse ici le rapport d’auctorialité : le traducteur prend le contrôle du sens
de l’ouvrage qu’il traduit, comme la femme de Barbe-bleue prend le contrôle du château
grâce au trousseau qu’elle détient. Au point de vue de la traduction en elle-même,
les Dacier soulignaient que le style des stoïciens était volontiers âpre, car, « comme ils
craignaient les paroles inutiles, ils n’employaient pas toujours les nécessaires » 26. Cette
obscurité était encore plus grande parfois chez Marc Aurèle, puisqu’il n’écrivait que pour
lui-même, c’est pourquoi la traduction n’avait rien négligé pour donner la clarté qui
manque à l’original 27.
On voit donc comment un argument lié aux conditions d’écriture de l’ouvrage servit
aux traducteurs afin de justifier une traduction qui sacrifia le grec au profit du français,
langue d’accueil des pensées du philosophe.
Davantage encore, la traduction était accompagnée de remarques dont le rôle, le plus
souvent, fut d’exposer les endroits ou Marc Aurèle s’assimilait à la doctrine chrétienne et
ceux où il s’en distançait. Jamais les Dacier ne tentaient-ils de le comprendre en lui-même,
toujours le rapportaient-ils aux préjugés de leur temps. C’est ainsi qu’ils l’ont lu, c’est aussi
de cette façon qu’ils l’ont traduit.
Il n’est peut-être pas exagéré de penser que l’agencement rhétorique de l’œuvre
originale de Marc Aurèle s’apparentait pour les Dacier au genre de la confession dont on
trouvait des exemples littéraires dans le monde chrétien 28. La réorganisation rhétorique de
la traduction des Dacier est non moins étonnante dans la réédition de 1742, où la division
en livres fut abandonnée au profit d’une reconstruction du texte qui s’apparentait à
un ouvrage de dévotion chrétienne. Il est clair ici que les intérêts philosophiques et
spirituels de l’époque ont servi à une recomposition des Pensées pour moi-même. L’idée que
pouvait avoir un lecteur de Marc Aurèle par cette traduction était à mille lieues, peut-on
supposer, de ce qui avait été le dessein premier de l’auteur. Le trousseau de clés qu’on lui
tendait n’ouvrait jamais que les pièces les plus avantageuses 29.
Il ne s’agit pas ici de condamner cette pratique de la traduction, mais de reconnaître
que c’est elle qui, justement, permet d’actualiser l’œuvre d’un auteur. L’essentialisme en
traduction, c’est-à-dire cette tendance à vouloir traduire l’essence même de la pensée de
l’auteur, à le retrouver en soi, est une tendance elle-même historique, et chaque époque voit
chez les auteurs ce qui est essentiel pour elle. À travers leur version de Marc Aurèle,
les Dacier transposaient aussi les préjugés de lecture de leur temps tout en exprimant
les transgressions qui étaient acceptées alors. En fait, et on le voit dans la Querelle
des Anciens et des Modernes, les Dacier opéraient à une époque charnière où l’on
commençait à requalifier le sens de la lecture par rapport à l’écriture. Les succès littéraires
de la langue française permettaient, du reste, bien des libertés avec les auteurs et
favorisaient largement les transgressions commises avec leurs œuvres.
Dans un ouvrage qui a quelque chose de révolutionnaire, puisqu’il contredit la belle
unanimité de vue autour d’un auteur célébré par plusieurs, Pierre Vesperini illustre avec
brio les torsions de lectures faites à l’œuvre de Marc Aurèle.
Le travail de Vesperini est de vouloir procéder à une restitution historique de Marc
Aurèle « dans son temps » et tenter d’éliminer les interprétations anachroniques,
ethnocentriques et philosophiquement orientées des Pensées pour moi-même. De l’Antonin,
on a fait un Salomon païen, un prince philosophe, un Vaclav Havel de son temps !
Vesperini veut libérer Marc Aurèle de conceptions qui lui étaient étrangères, qui ne
pouvaient lui appartenir, et le veut faire d’abord à partir des langues qui furent les siennes :
le latin et le grec 30. Aussi, une bonne partie de la critique qu’il adresse à certaines
interprétations contemporaines et classiques de l’Antonin se fait-elle à partir d’une analyse
des lectures du texte de Marc Aurèle, dont les préjugés idéologiques ont faussé l’image et
les traductions. Vesperini s’étonne, à raison, de « l’uniformité et de la familiarité
des représentations données de Marc Aurèle » 31 dans la mesure où il ne voit pas d’univocité
conceptuelle entre la philosophie antique et ce que nous nommons aujourd’hui philosophie.
Particulièrement prégnantes, en ce sens, sont ses critiques envers l’image de Marc
Aurèle donnée par Pierre Hadot et Michel Foucault. Les deux présentent un Marc Aurèle
chevillé à une éthique subjectiviste, ce qu’elle n’est pas, dans la mesure où il y a une identité
pour le Romain entre se soucier de soi et se soucier de la nature, nature individuelle et
nature universelle ne faisant qu’un 32. L’engagement philosophique de Marc Aurèle n’est
pas de l’ordre de la conversion, comme on le présente souvent, mais tire plutôt son origine
de la nécessité dans laquelle la haute aristocratie romaine était de « tenir son rôle », et donc
de vivre selon les règles d’une éthique définie comme orthopraxie, « Rome étant une culture
de l’exemplarité » 33. À l’appui de sa relecture de Marc Aurèle, Vesperini est naturellement
entraîné à présenter des traductions nouvelles de lettres de l’empereur romain et l’on peut
prévoir que lui, ou ceux qui suivent sa lecture, donneront bientôt une retraduction
complète des Pensées pour moi-même.
Cette rupture herméneutique entraîne une nouvelle organisation rhétorique du sens.
Il n’y a pas, en effet, d’interprétation qui ne donne lieu à une reconstruction. En
interprétant chrétiennement Marc Aurèle, les Dacier ont donné une version des Pensées
qui allait dans le sens de leur propre lecture, de leur construction idéologique particulière
de l’Antonin. L’organisation de l’œuvre, surtout dans l’édition de 1742, et les remarques sur
les Pensées accompagnant leur traduction vont tout à fait dans la direction
d’une reconstruction rhétorique de l’ouvrage de Marc Aurèle fondée sur une lecture
idéologique de son œuvre. C’est aussi ce que Vesperini montre dans son livre, en insistant,
pour sa part, sur l’aspect de reconstruction philosophique.
Il apparaît clairement, toutefois, que sa rupture herméneutique dans l’interprétation
de Marc Aurèle dispose à une reconstruction du sens de l’œuvre dont une traduction
nouvelle, par lui ou celui qui aurait la même clé interprétative, serait la conséquence.
Comme dans le cas de Kierkegaard et de son rapport à la notion d’auteur, on voit que
le traducteur tend non seulement à traduire des mots, mais à forger sa traduction à partir
d’une vision de l’auctorialité de l’auteur derrière le texte, auctorialité qui transparaît
d’une part dans une reconstruction de la subjectivité de l’auteur et, de l’autre, à travers son
style.
Dans ces conditions, les clés tendues par les Dacier ou celles offertes par Vesperini
n’ouvrent pas les mêmes portes. De même Barbe-bleue laissant les clés de son château à
son épouse, ainsi l’auteur face à son lecteur. Possédant le trousseau, le lecteur est le maître
du château. Il lui revient à présent de l’explorer. Cela signifie, pour le traducteur, rendre de
manière personnelle le sens du texte de l’auteur.
*
* *
Traduire, on vient de le voir, c’est remettre en cause l’auctorialité du texte ; c’est
accomplir, en quelque sorte, le meurtre de Barbe-bleue ; c’est procéder, on l’a vu, à
la substitution d’un texte par une lecture. Cette lecture est marquée temporellement. Dans
cette réingénierie de l’œuvre à laquelle procède la traduction, les principes rhétoriques qui
étaient ceux du texte originel, et qui concoururent pleinement à son sens, on l’a vu, ne sont
pas toujours préservés. La rhétorique orchestre le style en lui conférant une touche de sens,
comme l’illustrent les formes brèves d’écriture tels la maxime ou l’aphorisme, ou comme
le montre l’édification d’œuvres entières chez Kierkegaard, Nietzsche et, dans un certain
sens, Wittgenstein.
La rhétorique, on l’a vu plus haut, est une organisation du sens. Elle est un sens qui
n’est pas un signe et, néanmoins, elle contribue au sens du texte traduit. L’utilisation du
mythe dans l’œuvre de Platon, par exemple, jouait un rôle rhétorique qu’il nous est
aujourd’hui difficile de cerner avec exactitude 34. La forme dialoguée, comme celle que l’on
peut voir chez Locke ou Leibniz, témoigne de l’architecture d’un texte, mais aussi de
la construction d’une pensée pour nous aussi pittoresque que ces bourgs montagneux
accrochés aux éperons rocheux.
Il semble que, parfois, quels que soient les efforts que l’on fasse, certaines clés
n’ouvrent plus aucune porte. Nous avons vécu une longue période de rejet de la rhétorique
ou, à tout le moins, nous avons été influencés par une déconsidération envers elle, son
association à ce qui est faux, factice, à ce qui est trompeur et qui manque cruellement
d’authenticité. Certes, le romantisme avait critiqué le caractère formel de la rhétorique et
appelait à s’en libérer. On se souviendra du « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ! »
de Victor Hugo 35. Cependant, cette critique allait de pair avec une approche vitaliste et
organiciste du texte, comme on peut le voir dans les conférences d’A. W. Schlegel sur l’art
dramatique et la littérature 36. L’appel romantique à abattre les frontières entre les genres, à
unir prose et poésie, comédie et tragédie, etc., en était un pour renouveler la rhétorique,
non pour l’abattre. Il représentait une invitation à penser le texte de façon globale.
L’influence à notre époque de modèles d’analyse d’inspiration structuraliste est
probablement responsable de notre abandon de la rhétorique comme outil d’étude, et de
notre embarras à penser le texte de façon pleinement organique.
On l’aura dit, en traduction, si le texte originel vient d’un acte d’écriture, le texte
originaire naît d’un acte de lecture. Cette différence est fondamentale, car elle implique
deux façons différentes d’analyser les textes 46.
Ceux qui viennent de l’écriture incombent à la critique au sens large.
Ceux qui viennent de la lecture appartiennent à un autre type d’investigation :
une étude analytique de la lecture.
Cette analytique, de façon générale, se veut un processus d’enquête sur des faits
observables empiriquement (les traductions en tant qu’artefacts de l’acte de lecture), sur
les relations entre ces faits (à savoir comment les traductions d’un genre ou d’une époque en
particulier s’influencent et créent un phénomène d’autorégulation des manières de traduire
et de penser la traduction à un moment précis), ainsi que des effets de distorsion du sens
causés par cet agent qu’est le traducteur 47. Une compréhension de la traduction doit ainsi
passer par une analytique lectoriale, de même qu’une compréhension de l’écriture, elle,
s’appuie sur une étude de l’auctorialité. Cette analytique lectoriale advient dans l’étude
des différentes traductions d’un même texte, lesquelles nous livrent plusieurs types de
lectures et maintes stratégies de réingénierie du sens. La rhétorique intervient dans ce
travail sur le sens du texte, c’est-à-dire sur la manière dont ce qui vient de l’écriture se
transforme pour devenir le fruit de la lecture 48.
À y voir de plus près, un traducteur a tendance à reproduire, dans sa version, ses
propres réflexes de lecture. Ut legis, ita vertis : comme tu lis, ainsi traduis-tu. Le traducteur
reproduit autant un texte que sa propre pratique de lecture de ce texte. Dans le passage de
l’écriture à la lecture et de la lecture de nouveau à l’écriture, il y a nécessairement
des distorsions, des pertes, des transformations, que la rhétorique tente de corriger, sinon
d’organiser rationnellement. Sous cet angle, les différentes techniques de traduction tels
l’étoffement, la concision, l’économie, l’utilisation des voix actives ou passives, etc., sont
assimilables à des techniques rhétoriques servant à ajuster le texte à la langue d’accueil,
c’est-à-dire à redonner un caractère pleinement idiomatique à ce qui a subi le passage de
l’écriture à la lecture et, de là encore, de nouveau, vers l’écriture 49.
L’analytique lectoriale a pour fin de documenter et d’organiser rationnellement
les observations empiriques sur les traductions, d’insérer les phénomènes d’autorégulation
des modes de faire et de penser le traduire dans leurs contextes culturels, linguistiques et
historiques.
Si la critique comme discipline possède une histoire bien connue dont l’étude permet,
non seulement de la comprendre, mais aussi de mieux cerner l’écriture et le texte, on ne
peut en dire autant de la lecture. Celle-ci advient dans l’intimité d’une activité « isolée »,
sans cependant être solitaire, car est solitaire ce qui renvoie à un état, alors que la lecture est
une activité. La lecture est activité isolée, à savoir séparée des autres. La lecture, activité
« d’esseulement », ne laisse généralement aucune marque ni aucune trace à partir
desquelles fonder une théorie, ou encore risquer une conclusion objective. En fait, le seul
artefact à partir duquel entamer une réflexion sur la lecture est ce texte particulier qu’est
une traduction, justement parce qu’il est de la lecture devenue texte. C’est donc par
l’analyse des traductions que l’on peut en arriver à comprendre quelque chose à la lecture et
aux textes qu’elle produit. Or, puisque les traductions d’un même texte existent dans et par
le temps 50, elles sortent la lecture de son esseulement pour la placer en relation à d’autres
lectures – état de relation, situation dialectique, qui permet de comprendre l’activité grâce à
des comparables, à des corpus, en un mot à des artefacts. Cette relation entre les lectures
forme toute la pertinence d’une histoire des traductions. Ainsi, la compréhension de ce que
peut être la traduction se fait jour, dans la mesure où il y a une identité entre comprendre
ce qu’est lire et comprendre ce qu’est traduire. Or, étant donné que pour cela il est besoin de
traductions, et que, par ailleurs, celles-ci sont marquées temporellement, on peut conclure
qu’il existe un lien intrinsèque entre théorie et histoire en traductologie. Mieux encore :
l’histoire des traductions apparaît comme une traductologie première.
L’histoire de Barbe-bleue n’aurait aucun sens si le monstre ne tendait à sa femme
le trousseau de clés. C’est ce que fait tout auteur avec son lecteur. Comprendre la lecture,
c’est comprendre l’usage que l’on fait du trousseau.
Voyons ici un court exemple de cette analytique lectoriale. En tendant les clés à son
épouse, Barbe-bleue savait qu’elle s’en servirait, et qu’elle n’hésiterait pas à utiliser la clé du
cabinet privé aussitôt qu’il s’en serait allé. De même, un auteur dans l’organisation de son
texte a prévu des chambres et des cabinets, a aménagé le chemin de son lecteur. En effet,
le texte est constitué de telle sorte qu’il prend en compte, dans l’acte d’écriture, le parcours
de lecture de celui qui lit. Cette prise en compte est, en elle-même, une stratégie rhétorique
puisqu’elle se veut ars dictandi, comme l’énonçait déjà à la fin du XIIIe siècle Brunetto
Latini 56 rencontré plus haut dans l’Enfer de Dante.
Latini traduisit en 1262 le De inventione de Cicéron, qu’il compléta d’un important
commentaire. Tout au début de son ouvrage, Latini soulignait que la rhétorique ne
concernait pas que le discours, mais aussi l’écriture et, comme telle, sa suite logique,
la lecture. Il insistait sur le fait qu’il y a une rhétorique du dire qui mène l’auditeur à
la conclusion obligée vers laquelle le rhéteur entend le conduire, et une rhétorique de
l’écriture qui tient, pour ainsi dire, le lecteur captif, afin d’arriver à des fins identiques 57. Ars
dictandi et ars scribendi sont ici liées.
L’organisation des idées dans un texte possède indéniablement un rôle rhétorique : elle
tente de guider la lecture. L’une des œuvres maîtresses de Brunetto Latini, le Livre du trésor,
écrit et conçu en français, en est un brillant témoignage.
Le classement de l’information de cette œuvre scientifique – la première encyclopédie
dans notre langue 58 – qui progresse du théorique vers la pratique pour arriver à la logique,
a pour but de conditionner la lecture, de rendre son propos intelligible sous un éclairage
philosophique particulier.
Gautier de Metz dans son Image du monde (1246) demandait à son lecteur de lire « tout
premierement et tout ordoneement », de respecter l’ordre de lecture. Barthélemy l’Anglais
dans son De proprietatibus rerum qui, de la fin du Moyen Âge à la Renaissance, fut le texte
encyclopédique le plus lu, le plus traduit aussi, informait son lecteur dès son introduction
qu’il allait traiter des différentes matières du monde dans un ordre précis, lequel
correspondait, selon les vues de son époque, à l’ordonnancement de l’univers.
Les différentes images utilisées au XIIIe siècle pour parler du livre, en particulier celle du
« miroir » – on pensera tout particulièrement au Speculum majus de Vincent de Beauvais –
plaident en faveur d’une technique d’écriture qui, tout en voulant réfléchir l’ordre du monde,
désire surtout s’en faire le fidèle miroir, organiser de façon rhétorique le savoir, délimiter
précisément l’ordre et la façon de lire les textes. Cette façon de voir était assez forte pour
qu’au XIVe siècle, le traducteur Jean Corbechon respectât cet ordre de lecture, au mépris de
la logique alphabétique que lui imposait son travail de traduction du De proprietatibus rerum
pour le compte de Charles V 59.
Une manifestation tangible de cette idée et de son influence sur la traduction se voit,
en outre, dans le monde de la lecture et de l’édition entre la fin du XVe et le début du
e
XVI siècle. On sait que dans la formation des humanistes de cette époque une attention
particulière était accordée aux qualités du texte en tant que mode d’expression orale 66. Pour
l’apprenti humaniste « avoir une connaissance intime du texte, ce n’était pas analyser ce
qu’il y avait sur le papier ou le parchemin, mais faire rouler sensuellement les sons dans sa
bouche » 67. Rapidement, il en venait à comprendre qu’un texte était un ensemble
complexe d’allitérations, de figures de style, d’allusions fines, de sous-entendus, tout cela
souvent enrobé dans une métrique savante. En un mot, il comprenait le lien intime qui
unissait écriture et rhétorique.
Tout le bagage de connaissances historiques, mythologiques, culturelles,
grammaticales, permettait à l’humaniste l’appropriation du sens intime du texte, lequel,
avec les qualités artistiques de l’ouvrage, était indissociable de la rhétorique. L’art d’écrire
est inhérent aux règles rhétoriques, à leur bon emploi selon un schéma convenu et dont
l’explicitation sert aujourd’hui à diviser les périodes littéraires antiques. On verra donc que,
dans leur formation, les humanistes étaient des maîtres dans l’art de décoder, que leur
apprentissage de la lecture des Anciens se plaçait sous le signe de la recherche d’un sens qui
ne se donnait pas spontanément et ne se livrait en fait qu’après une analyse assimilable à
un travail de traduction 68.
On ne doit pas ainsi s’étonner si l’humanisme renaissant a été fécond en études
philologiques et en travaux de traduction, car, pour lui, lire c’était fondamentalement
déchiffrer ce qui avait été codé par la rhétorique. C’est ainsi que l’on peut parler d’un lien
intrinsèque entre rhétorique et traduction dès la Renaissance 69.
Dans son traité De interpretatione recta, Leonardo Bruni parle du traducteur comme
d’un second auteur 70, ce qui peut surprendre. Mais cela est moins étonnant si l’on songe
que, de même que l’auteur doit construire son œuvre à partir de règles rhétoriques, de
même le traducteur doit élaborer sa traduction en suivant, lui aussi, des règles de mise en
forme du texte, des règles rhétoriques. C’est donc la rhétorique qui, dans l’esprit de
l’humaniste italien, unit l’auteur et le traducteur, et qui fait de ce dernier, au sens fort,
un « second auteur ».
En outre, en raison de la connaissance des règles rhétoriques que supposait alors
la lecture, il est peu probable qu’elles n’aient eu aucun effet sur la production
des traductions, dans la mesure où elles rendaient, comme nous l’avons déjà rappelé,
une lecture particulière du texte. À cet égard, la question de savoir si Kierkegaard est bien
l’auteur de son œuvre devient plus pertinente que jamais, non seulement en considération
du lien auctorial qu’il entretenait avec celle-ci, mais du fait de cette auctorialité en regard de
la traduction de ses ouvrages.
*
* *
La variation des interprétations et des lectures d’un texte ne dépend pas seulement de
la culture du lecteur, mais aussi des formes à travers lesquelles on transmet un texte. Toutes
les clés tendues par Barbe-bleue à sa femme se ressemblaient, mais si la clé-fée n’avait pas
eu quelque chose de particulier (elle saignait d’un sang indélébile quand on la forçait dans
la serrure du cabinet privé), alors il n’y aurait eu aucune histoire de Barbe-bleue.
L’organisation des pièces du château a un sens, mais la clé qui permet de se l’approprier
n’en a pas moins. Ainsi, la forme matérielle du livre, la façon de « livrer » le texte au
lecteur, conditionne son interprétation et sa lecture, a fortiori sa traduction. Il y a
une rhétorique de l’objet-livre, comme il y a une rhétorique du texte.
Cela est bien mis en exergue dans les transformations des modes de lecture à
la Renaissance et par les conditions du travail intellectuel. Ces modes de lecture ont
probablement eu un effet direct sur les façons de traduire et, du même souffle, sur
la manière de comprendre la traduction. C’est d’ailleurs une évidence que l’on ne répétera
jamais assez, que la traductologie ne doit pas se fonder d’abord sur des concepts, mais sur
des pratiques. En effet, les textes ne sont pas les indices d’un édifice théorique qui les sous-
tend, c’est plutôt l’édifice théorique qui n’a d’autre objet que de décrire rationnellement
des textes qui le précèdent toujours.
L’étude historique des « théories » de la traduction à la Renaissance montre qu’elles
relèvent souvent de prescriptions méthodologiques 71 sur la façon de traduire un texte dans
le but de produire un « effet », lequel s’associe, plus ou moins consciemment selon
les auteurs, à de la rhétorique 72.
Les années courant entre 1470 et 1479 furent marquées par une véritable crise du
livre 73. Les imprimeurs se rendirent compte alors que le marché ne pouvait absorber
la grande quantité des textes classiques qui sortaient de leurs presses. La réponse à ce
problème impliquait, comme de juste, une adaptation de l’industrie en fonction
des besoins de ce nouveau marché. On vit dès lors paraître quantité de livres de droit,
d’ouvrages théologiques ou de liturgie et, surtout, des œuvres en langue vulgaire, pour
un public désireux de lire et ayant un certain niveau social, mais ne pouvant affronter
directement les grandes œuvres en latin. Le grand succès éditorial de l’époque, rédigé en
allemand, et qui connut une fortune inouïe en traduction, est le Narrenschiff (La Nef des
fous) de Sebastian Brant (1494).
Les traductions de cette période s’articulaient, non pas tant selon des critères
philologiques, que selon les impératifs du monde de l’édition et des capacités de lecture du
public à qui ces traductions s’adressaient 74.
On voit alors qu’une analyse traductologique des traductions de la fin du XVe et du
début du XVIe siècles doit être menée moins dans une perspective théorique que dans
l’horizon plus concret des conditions historiques de développement d’un support (le livre)
et d’un récepteur (le lecteur), ou encore, pour le dire autrement, d’un objet et d’un agent.
Ce qu’est la traduction à la fin du XVe siècle représente la réponse à un besoin industriel qui
naquit d’une crise économique du livre. Les conditions de construction des traductions
appartiennent pleinement au monde de l’édition 75.
Face à la Renaissance, on pourrait croire que le Moyen-Âge traduisait peu, alors qu’il
n’en est rien. Toutefois, à cause de la technique même de production du livre, plus lente,
plus coûteuse surtout, la traduction n’a pas trouvé à se plier aux mêmes dispositions
industrielles qui furent celles de l’imprimerie.
Bien qu’orchestrant la lecture, le texte médiéval ne le fait pas de la même façon que
celui de la Renaissance. La transformation du lectorat 76, les conditions de production du
livre, celles du travail intellectuel ont eu un effet direct sur la traduction. Il suffit pour s’en
convaincre de songer à la typographie qui, imposant un caractère statique au texte,
transforma, on l’a dit, la notion de fidélité.
La montée en flèche au XVIe siècle des publications en langues vulgaires, dont un grand
nombre sont des traductions, a entraîné une « régionalisation » des questions de
traduction, selon les enjeux particuliers d’équivalence posés par les différents idiomes 77.
La mutation du rapport au texte qui a été introduite par l’imprimerie atteste
d’un changement dans la façon de le lire et, ce qui suit naturellement, dans la manière de
le traduire.
Enfin, la conception des textes se plie aux conditions de leur réception. C’est du reste
un constat empirique que plusieurs erreurs de traduction dérivent en fait d’erreurs dans
la lecture. Les sources peuvent être imputables au traducteur-lecteur, à cause d’une lecture
lacunaire, discontinue, ou bien dépendre de lacunes linguistiques, culturelles, etc 78.
Les sources d’erreurs peuvent être aussi imputables au texte lui-même. On pensera d’abord
à la qualité de la rédaction – et l’on touche ici des éléments de rhétorique, comme l’exemple
d’un style qui nuit à la lecture moderne – ensuite à la distance temporelle, enfin aux
caractéristiques matérielles de l’ouvrage. Ici l’histoire vient au secours de la théorie qu’elle
alimente et, en quelque sorte, contribue à fortifier.
La transformation au XVIe siècle des formats in-folio en in-quarto puis en in-octavo
dénote le passage d’une lecture savante à une lecture de délassement, d’une lecture publique
visant l’enseignement à une lecture intimiste contribuant à l’édification de la vie
intellectuelle.
Ces deux genres de lectures se réfléchissaient sur les types de traductions. On trouve
alors une traduction savante, qui est menée grâce aux grands humanistes formés par
l’érudition gréco-latine, dont la plume se plie à la rhétorique classique. Mais il y a aussi
une traduction populaire, dont les traducteurs sont souvent inconnus et dont l’oralité et
les formes du vulgaire composent le canevas rhétorique principal. On pourra songer ici aux
traductions françaises de Cicéron faites par l’humaniste Laurent de Premierfait, versions
qui connurent un grand succès au XVe siècle et qui furent réimprimées durant tout le siècle
suivant. Son travail de traduction de Boccace s’inscrit aussi dans la lignée de cette
traduction populaire s’adressant à ce lecteur cultivé qui veut, par les livres, œuvrer à
la sculpture de soi.
Autre détail néanmoins important et délaissé par les études historiques sur
la traduction : avant l’imprimerie, le rapport de l’auteur avec son ouvrage jouissait
d’une grande plasticité. L’auteur revoyait son œuvre selon les contextes, selon
les dédicataires, selon les objections soulevées contre elle au terme de la disputatio.
Avant l’imprimerie, le temps de reproduction du livre, les erreurs et les interpolations
possibles illustraient que le texte n’était pas ce château de Barbe-bleue, enclos et fermé.
Les portes en sont ouvertes ; le texte n’était jamais vraiment définitif.
Après l’imprimerie, toutefois, les temps se transformèrent et l’on demanda à l’écrivain
de consigner rapidement son texte, et dans une forme définitive, ne varietur, afin
d’alimenter les presses. La typographie, en imposant un caractère statique au texte inconnu
auparavant, a nécessairement transformé la notion de texte et, conséquemment, celle de
fidélité.
Cette fidélité de la traduction devait être une fidélité à la lecture. En effet, à quel texte
devait-on être fidèle ? La fidélité quitta donc le rapport texte/lecteur (rapport qui trouvait
sa réponse dans l’éducation), pour se concentrer sur le rapport texte/texte, lequel parvint à
sa solution dans la mise au point de la philologie et l’acquisition d’une technique – une façon
savante de lire les textes et donc aussi de les traduire – qui devint la norme, et influença
l’histoire des traductions 79.
La notion de fidélité, on le voit, est toute relative et possède une historicité certaine.
Ce qui était jugé fidèle autrefois ne l’est plus aujourd’hui. La fidélité n’est donc pas
une qualité intrinsèque et un élément constitutif de l’art de traduire : elle n’est jamais que
l’expression du préjugé d’une époque 80. Le travail de l’histoire en traduction est moins
d’identifier des règles ou des lois, que de reconnaître les exceptions : la fidélité est de celles-
là. Souvent, les traductions les plus réputées sont celles qui se fondent sur une lecture
déviante de l’œuvre traduite et qui surent modifier l’image familière de son auteur 81.
L’usage fait du trousseau tendu au lecteur par l’écrivain ne répondait pas toujours aux
intentions de ce dernier.
1. Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques, traduction de Paul Petit, Paris, Gallimard, 2002 (1ère éd.
1941), p. 424.
2. C’est là d’ailleurs l’essence du processus d’autorisation des textes religieux : la légitimation des Évangiles tient
en la certitude que le texte est inspiré par une voix, par une parole, par un esprit. La compréhension du texte
religieux présuppose la foi au sens que ce texte porte en lui-même.
3. On définirait ainsi l’œuvre littéraire comme ce texte dont le sens, entendu comme un tout, ressort
directement de la personnalité organisatrice, de la subjectivité significative, de l’auteur.
4. « […] ; l’absence physique de l’auteur n’est pas entrave, défaut : elle est condition même de la lecture, elle met
en place la spécificité de l’auctorialité comme discours. » Alain Brunn, L’Auteur, Paris, GF Flammarion, 2001,
p. 34. D’un autre côté, Barbe-bleue est toujours présent dans sa demeure malgré son départ : il l’est à travers sa
monition envers sa femme, à travers la présence des conséquences terribles de la désobéissance de son épouse.
5. L’un parmi trois autres comme le rappelle Michel Foucault en référence au De viris illustribus de saint Jérôme.
Cf. Qu’est-ce qu’un auteur ? in Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, tome 1, p. 791.
6. D’un autre point de vue dialectique, cependant, Sherlock Holmes crée Conan Doyle, c’est-à-dire que
le personnage crée l’auteur, lui confère un sens existentiel comme auteur, alors que Conan Doyle donne
un sens littéraire au détective. De même qu’il n’y aurait pas de Sherlock Holmes sans Conan Doyle, il n’y a pas
non plus de Conan Doyle sans Sherlock Holmes. Ni le Professeur Challenger ni Mary Celeste n’ont fait de
Conan Doyle ce qu’il est devenu, cela ne fut pleinement possible qu’avec un personnage comme Sherlock
Holmes, probablement parce que toute véritable création littéraire est d’abord de créer un auteur. Ainsi
Flaubert mourant maudissait-il l’immortalité de Madame Bovary qui pourtant, elle, en avait fait un auteur
digne de l’immortalité littéraire. Madame Bovary, Sherlock Holmes sont des personnages de fiction ; Flaubert
et Conan Doyle, eux, des personnages de la réalité. L’intérêt de la littérature n’est pas que textuel, mais réside
aussi dans le rapport entre fiction et réalité, entre le type de vérité, et donc de sens, qui anime l’un et l’autre
monde. Le lecteur est celui par qui ce rapport peut advenir. Il est cette scène où jouent les personnages, où
le sens advient pleinement. C’est aussi celui qui accueille la voix de l’auteur, faisant que celle-ci ne soit pas
absurde, au sens étymologique : absurdus, qui sonne faux, qui détonne. Cf. Cicéron, De oratore, III, 41.
7. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VIII, 46.
8. Phédon 62b et Cratyle 400c. Dans le Gorgias (492e-493a), la métaphore est celle du « corps tombeau ».
9. C’est d’ailleurs le cas des textes sacrés des religions. Comme l’écrivait Steiner : « Le libéralisme se dérobe à
l’obligation capitale de la conscience individuelle, qui est de forger soi-même, sous la tension de la libre
interprétation et en courant le risque de commettre des erreurs, les fondements textuels, s’il en est, de ses
croyances ». G. Steiner, Passions impunies, op. cit., p. 116.
10. On ne peut voir meilleur exemple de cette inanition causée par l’insatisfaction que dans Madame Bovary. En
fait, et Flaubert le montre dans son roman, l’insatisfaction naît de la liberté quand elle devient désœuvrement,
quand l’agir humain n’est pas producteur d’une œuvre quelconque et que la subjectivité ne peut concrètement
se réaliser en quelque chose pour devenir, en quelque sorte, l’auteur de sa propre vie. Emma est sans cesse jouée
par autrui : par les religieuses qui l’éduquent, par les circonstances qui la poussent à épouser Bovary, par
Rodolphe qui en fait une dévoyée, par Lheureux qui l’acculera à la faillite, par les faiblesses de caractère de
Léon qui exacerbent sa lubricité, par tout ce confort propret et habituel rendant tous les jours égaux à eux-
mêmes, si semblables à vrai dire qu’ils n’ont plus de suite véritable. Le temps est comme arrêté et tous
les efforts d’Emma visent à le remettre en mouvement, à créer quelque chose, à faire sortir quelque chose de
cette liberté qu’elle a en abondance. En vain… Madame Bovary est cette femme qui a tout pour être heureuse,
mais qui n’y parvient pas, ignorant que le bonheur n’est pas tant dans la possession que dans l’effort (Streben)
visant à l’atteindre.
11. Les œuvres de l’Antiquité classique étaient soumises aux formes de l’oralité que déterminait une rhétorique
particulière de composition, ce qui n’est plus le cas à notre époque. Ces formes sont la lecture publique que décrit
dans ses Lettres Pline le Jeune (Lettres, I, 13), événement mondain qui pouvait, ensuite, déboucher sur
la publication de l’ouvrage, si la réception publique avait été concluante (sinon l’œuvre restait un anècdoton,
littéralement un inédit) ; et la lecture individuelle marquée par l’oralité. Quand on lisait seul, c’était néanmoins à
voix haute, si bien que la mise en valeur de la prose antique avait besoin de cette pratique de lecture à voix
haute, pratique autour de laquelle se construisait l’écriture des textes. Ce n’est qu’en regard de cette pratique
de la lecture que peuvent se comprendre l’emphase mise dans l’Antiquité sur les formes rhétoriques et
l’importance (pour ne pas dire l’obsession) accordée à l’harmonie des parties du discours. Même le travail
d’écriture était souvent dominé par la dictée de l’auteur à un secrétaire (cf. les témoignages chez Cicéron,
Brutus, XXII, 87, Pline le Jeune, Lettres, III, 5, 14, Horace, Satires, I, 4, 9 sqq), ce qui plaide en faveur
d’une dominance orale des textes anciens. Cette méthode de lecture a duré très longtemps. Diogène Laërce en
parlait déjà à propos de Zénon de Cition (vers 300 av. J-C.) qui entendit un libraire lire les Mémorables de
Xénophon (cf. Vies et opinions des hommes illustres, VII, 2) et les termes « Écriture » et « Parole » sont
pratiquement synonymes dans les Évangiles et chez les Pères de l’Église.
12. « […] alors que, dans le monde, souvent vous m’enseigniez comment l’homme s’éternise » (traduction de
Lamennais), Dante, Divine Comédie, Enfer, Chant XV, vers 84-85. On pourrait aussi dire : « comment
l’homme devient immortel » ou encore « comment l’homme se donne une renommée immortelle », le verbe
pronominal italien insistant sur le fait de devenir soi-même immortel, ce que l’usage contemporain de
« s’éterniser » ne rend pas exactement. Le commentaire de George Steiner sur ce même vers de Dante est riche
en soi : « La simplicité suprême est intraduisible. Sept mots dans lesquels Dante condense et définit la païdeia.
Dans lesquels il nous dit quelle est la fin de l’enseignement véritable, quel est le but de l’art, de la philosophie,
de la pensée spéculative. » G. Steiner, Maîtres et disciples, traduit de l’anglais par P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard,
2003, p. 61. Ce commentaire de Steiner montre aussi comment le sens d’un texte se charge du sens de sa
lecture, que le sens n’est pas que transmission, mais aussi transgression, à savoir désir d’aller plus loin, de faire
parler le texte. Cette transgression est une forme de l’« etternarsi » de l’homme.
13. Fr. Schlegel, Werke. Kritische Ausgabe, publiée par E. Behler avec la participation de J.-J. Anstett et
H. Eichner, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1958, tome 16, p. 71, Nr 120. Schlegel écrit, en outre :
« Studium […] ist absichtloses Lesen » (voir Fr. Schlegel, Literary Notebooks 1797-1801, éd. de Hans Eichner,
Toronto, University of Toronto Press, 1957, note 640, p. 139).
14. A. W. Schlegel dans une lettre à Goethe le 11 juillet 1800. On trouvera l’intégralité de la correspondance
d’A. W. Schlegel à la page suivante : http://www.august-wilhelm-schlegel.de/briefedigital/
15. Fr. Schlegel, loc. cit.
16. « Buchstabe ist fixierter Geist. Lesen heiβt gebundenen Geist freimachen, also eine magische Handlung. » Fr. Schlegel,
Werke, op. cit., tome 16, p. 46, Nr 136.
17. P. Vesperini, Droiture et mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle, Lagrasse, Verdier, 2016, p. 17.
18. P. Vesperini, op. cit., p. 24. Platon, Théétète, 189e-190a sur le monologue de l’âme avec elle-même.
19. Comme, par exemple, dans les Confessions, IV, 16 (sur Aristote) ou VII, 20 (sur Plotin).
20. Réflexions morales de l’Empereur Marc Antonin avec des remarques de M. et Mme Dacier, deux tomes, Paris, 1691.
Nous citons à partir de l’édition de 1707 à Amsterdam chez Wolters (voir référence supra, chapitre 3, note 87,
qui reprend l’édition de 1691 présente à la BnF, mais que l’on n’a pu consulter directement. Préface, folio A 2.
21. Id., folio A 5.
22. Id., folio A 5 verso et folio A 6.
23. Id., folio A 6 verso.
24. Id., folio A 7 verso.
25. Cf., entre autres, le tome I, p. 38 et p. 65.
26. Id., Préface, page non numérotée.
27. Id., Préface, page non numérotée.
28. Outre les Confessions de saint Augustin, on pourrait aussi nommer l’Historia calamitatum d’Abélard.
29. Le problème de l’ordonnancement des pensées de Marc Aurèle fut d’ailleurs une question lancinante pour
e
les érudits et les lecteurs jusqu’au milieu du XIX siècle. En 1843, dans sa traduction primée par l’Académie
française, Alexis Pierron reprochait au précédent traducteur des Pensées de Marc Aurèle, Jean-Pierre de Joly,
d’avoir voulu introduire un ordre de succession dans les réflexions de l’empereur là où il n’y en avait pas. Joly,
au fond, ne faisait par cela que transposer dans sa traduction un préjugé de lecture propre aux hommes formés
par les Lumières. Ceux-ci voyaient en toute expression de l’intelligence l’indice d’une rigueur logique, fille de
la raison et de l’ordre. Pierron, lui, porté peut-être par la culture romantique, avait tendance à comprendre
Marc Aurèle dans la fugacité des idées, l’itération et les sauts dialectiques, le désordre et la nécessité pressante
de coucher sur le papier des idées mouvantes aux contours subreptices. Cf. Pensées de Marc Aurèle, cinquième
ie
édition revue et corrigée, Paris, G. Charpentier et C , 1886 (l’ouvrage reproduit la préface originale de 1843),
pages 47 à 49. Vingt ans après Pierron, voici ce qu’écrivait Constant Martha sur ces mêmes Pensées, scellant de
la sorte l’importance d’un type particulier de lecture pour en percer le sens : « Si l’on veut pénétrer dans ce
livre si simple, il faut le lire avec simplicité, écarter les discussions philosophiques, ne pas regarder au système
qu’il renferme. On fait tort à Marc Aurèle quand on rajuste en corps de doctrine ces pensées décousues, et que
de ces libres et paisibles effusions on fait un sujet d’érudition et de controverse. Ce n’est pas une œuvre de
philosophie, mais, si l’on peut dire, de piété stoïque. On ne le comprend que si on le lit avec le cœur. Une âme
qui se retire dans la solitude, qui peut oublier les jugements des hommes, les livres, le monde, qui ne
s’entretient qu’avec elle-même et avec Dieu, ne doit pas être l’objet de curiosités vaines. Il y a une bienséance
morale à l’écouter comme elle parle, avec candeur, à se laisser charmer par son accent. Serait-ce donc se
montrer trop profane que d’apporter à la lecture de ce livre si pur, quelques-uns des sentiments que nous
croyons nécessaires pour bien goûter la mysticité de Gerson et de Fénelon ? » Constant Martha, Les Moralistes
ie
sous l’Empire romain, Paris, Librairie Hachette et C , 1864, p. 213. Sur la traduction de la philosophie grecque
e
au XIX siècle, voir HTLF III, op. cit., pages 1025 à 1028.
30. « Mais un historien peut-il, demandera-t-on, faire abstraction des façons de penser de son temps ? Je soutiens
que oui, à condition de lire les Anciens dans le texte, en grec et en latin, de ne négliger a priori aucun
document, aucune source qui viendrait contrarier nos présomptions, et, à partir de là, de rendre compte de
leur vie à partir de leurs propres catégories, de leurs propres façons de penser. L’histoire qu’on va lire se
prétend donc, en ce sens, objective. » P. Vesperini, Droiture et mélancolie, op. cit., p. 12. Sans entrer en polémique
avec un ouvrage dont les forces sont nombreuses – ne fût-ce que le brio de la langue – il vaudrait la peine
d’établir tout ce que cette « objectivité » doit à la subjectivité de l’époque qui l’a fait naître.
31. Id., p. 14.
32. Id., p. 57.
33. Id., p. 170.
34. Cf. Jean-François Mattéi, Platon et le miroir du mythe. De l’Âge d’or à l’Atlantide, Paris, PUF, 1996, speciatim
pages 12 à 17.
35. V. Hugo, Les Contemplations, I, 7 (« Réponse à un acte d’accusation »).
36. A. W. Schlegel, Kritische Schriften und Briefe, édité par E. Lohner, Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1967,
tome 6, p. 111 sq. Sur la conception de la rhétorique dans le premier romantisme allemand, on verra
P. Schnyder, Die Magie der Rhetorik, Paderborn, Schöningh Verlag, 1999.
37. Parlant des dissemblances entre diverses traductions d’un même texte, Daniel Gouadec précise que celles-ci
porteraient non pas « sur des aménagements de désignations ou de distributions de composants textuels mais
sur la structure organique du texte : structure thématique, structure inter-thématique, structure
rhétorique ». D. Gouadec, Formation des traducteurs, La maison du dictionnaire, Paris (?), tome I, 1986, p. 532.
Thèse de doctorat d’état numérisée accessible à l’adresse suivante :
http://www.gouadec.net/publications/Traduire.pdf
38. « Il est remarquable que dans la vie ordinaire nous n’éprouvions jamais le sentiment que le phénomène nous
fuit des doigts, que nous ne ressentions jamais le flux continuel de ce qui apparaît, mais que nous le ressentions
dès que nous philosophons. Cela nous indique que la pensée dont il s’agit là nous est suggérée par une fausse
utilisation de notre langage. » Wittgenstein, Remarques philosophiques, traduit de l’allemand par J. Fauve, Paris,
Gallimard, 1975, p. 81.
39. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1ère partie, chap. VI, Paris, Gallimard, 11e éd., 1952, p. 209.
40. Ibid.
41. Id., p. 212.
42. On prendra la mesure de l’importance de cette mise en scène en se rappelant que celui qui occupait la chaire de
droit civil dans les universités, à côté des chaires de droit canon et de médecine, était le professeur de
rhétorique, montrant comment l’exercice du droit est lié à celui de la parole.
43. Les langues évoluent et meurent parce que le monde qu’elles ordonnent et expriment change et disparaît.
Tout homme qui meurt est un mot qui est devenu, dans cette grammaire qu’est le monde, obsolète, inusité.
Au fond, tout homme qui meurt est un mot perdu pour dire le monde.
44. Comme dans le cas d’Ou bien… ou bien… dont la première partie donne les papiers de « A » (dont le célèbre
Journal du séducteur) et la seconde ceux de « B », le tout présenté sous le pseudonyme d’un éditeur (Victor
Eremita).
45. On l’a vu, les traductions de Marc Aurèle du XVIIe siècle ou celles du XIXe n’ont plus tout à fait le même propos
qu’aujourd’hui. Le texte de départ est le même, mais les caractéristiques du texte d’arrivée sont profondément
différentes. Ces différences, certes, s’expliquent par les changements historiques intervenus durant les siècles,
transformations tant politiques que littéraires, mais aussi par les positions différentes adoptées à l’égard de
la langue française.
46. Comme le relevait J.-Y. Masson : « La traduction est ce point de contact rigoureusement impossible et
pourtant toujours rêvé entre la lecture et l’écriture, où l’une et l’autre coexisteraient parfaitement dans un seul
et même geste, infiniment personnel à celui qui l’accomplit et infiniment dévoué à ce qu’il accomplit. » Jean-
o
Yves Masson, « Territoire de Babel. Aphorismes », Corps écrit, n 36, Paris, PUF, 1990, p. 157.
47. Nous avons étudié les figures de cette distorsion dans le chapitre 2.
48. Cf. ici notre essai Le Complexe d’Hermès, op. cit., § 90.
49. Sous cet angle, l’enseignement pragmatique de la traduction est une éducation à la rhétorique.
50. Telle traduction de tel texte telle année par rapport à telle autre, telle autre année.
51. F. Plassard, Lire pour traduire, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 23.
52. À cause de l’esseulement dont nous parlions plus haut.
53. La traductologie peut donc se diviser en trois ordres : la pragmatique, qui étudie les pratiques ; l’analytique, qui
étudie les traductions ; la critique, qui étudie les discours. Les deux premières sont centrées sur le rapport entre
les textes et appartiennent en propre à l’activité de traduction, la dernière examine les rapports du texte
traduit avec d’autres sphères de la connaissance (philosophie, sociologie, sémiologie, linguistique, études
littéraires, etc.). Or, puisque la pragmatique, l’analytique et la critique sont déterminées historiquement
(c’est-à-dire que, selon les époques, la pratique de la traduction, l’analyse des textes et la relation aux disciplines
de l’esprit changent), puisqu’il y a chez eux une historicité originaire, on peut considérer que l’histoire, en tant
qu’étude des transformations dans et par le temps, représente la meilleure voie pour comprendre, de façon
générale, ce qu’est la traduction.
54. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140 b 7.
55. Cette sagesse pratique ou « φρόνησις » exige une disposition (ἕξις), une habileté permettant l’action, mais
appuyée sur la rationalité capable d’élire les bons moyens pour parvenir à une fin heureuse. La sagesse n’est
jamais théorique ; elle est indissociable des conditions réelles de son expression pragmatique. En d’autres mots,
la sagesse d’un Socrate n’est pas d’avoir été rapportée dans l’œuvre de Platon, mais d’avoir permis, par son
rapport concret à autrui, l’éclosion d’une telle œuvre. Cf. Aristote, loc. cit., 1140 b à 1142 a 10.
56. Il vaudrait la peine d’étudier en quoi cette stratégie est tributaire des améliorations apportées à l’objet livre au
e
XII siècle. On consultera A. Petrucci, Writers and Readers in Medieval Italy, New Haven et Londres, Yale
University Press, 1995, speciatim le chapitre 9, les pages 169 à 173.
57. « Rettorica è scienzia di due maniere : una la quale insegna dire, e di questa tratta Tulio nel suo libro ; l’altra insegna
dittare, e di questa, perciò che esso non ne trattò così del tutto apertamente, si nne tratterà lo sponitore nel processo del
libro, in suo luogo e tempo come si converrà. […] Rettorica s’insegna in due modi, altressì come l’altre scienzie, cioè di
fuori e dentro. Verbigrazia : Di fuori s’insegna dimostrando che è rettorica e di che generazione, e quale sua materia e llo
suo officio e le sue parti e lo suo propio strumento e la fine e lo suo artefice ; et in questo modo trattò Boezio nel quarto
della Topica. Dentro s’insegna questa arte quando si dimostra che ssia da ffare sopra la materia del dire e del dittare, ciò
viene a dire come si debbia fare lo exordio e la narrazione e l’altre parti della dicieria o della pistola, cioè d’una lettera
dittata ; et in ciascuno di questi due modi ne tratta Tulio in questo suo libro ». La Rettorica di Brunetto Latini, testo
critico a cura di Francesco Mancini, Florence, Stab. Galletti e Cocci, 1915, Argomento 1. Nous soulignons et
reproduisons l’italien de l’époque. (« Il y a deux sortes de rhétoriques : la première apprend comment parler, et
c’est celle dont traite Cicéron dans son livre ; l’autre apprend à écrire, et de celle-ci, parce que Cicéron n’en
traite pas du tout explicitement, l’interprète de sa pensée traitera au cours du présent livre, au moment où cela
conviendra. […] La rhétorique s’enseigne de deux façons, exactement comme les autres sciences, à savoir du
dehors ou du dedans. Par exemple : elle s’enseigne du dehors en montrant ce qu’est la rhétorique et à quel
genre elle appartient, et quelles en sont la matière, la fonction, les subdivisions, les moyens propres, le but et
les techniques ; et c’est ainsi qu’en traita Boèce dans la quatrième partie [de ses commentaires] aux Topiques [de
Cicéron]. Mais cet art s’enseigne du dedans quand on montre comment il faut traiter la matière du dire et de
l’écrire, c’est-à-dire quand on en vient à expliquer comment on doit faire l’exorde, la narration et les autres
parties de l’exposé oral ou de l’épître, à savoir d’une lettre qu’on dicte ; et Cicéron traite de ces deux modes
d’apprentissage dans le présent livre. »)
58. Pour une édition aisée d’accès, voir Brunetto Latini, Le Petit trésor, trad. de l’italien, présenté et annoté par
B. Levergeois, édition bilingue, Paris, Michel de Maule, 1997. Attirons l’attention sur un fait intéressant :
e
l’apport de la culture italienne au déploiement et à l’illustration des lettres françaises au XIV siècle, car, outre
Brunetto Latini, l’œuvre de Christine de Pisan à la cour de Charles V exerça une grande influence. Cf. à ce
propos F. Autrand, Christine de Pisan, une femme en politique, Paris, Fayard, 2009.
59. Un exemple parmi plusieurs, le chapitre LXXIV qui traite du chat. Corbechon s’exprime ainsi dans sa
traduction : « Le chat s’appelle en latin mureligus [sic], ce pourquoi il est classé parmi les animaux qui
commencent par la lettre m. » Sur ce développement, on verra l’introduction de Bernard Ribémont in Le Livre
e
des propriétés des choses, une encyclopédie au XIV siècle, Paris, Stock, 1999, pages 7 à 45 (speciatim, pour notre
propos, les pages 20 à 21).
60. Il suffira de penser que Dante ne dit pas un mot d’Homère et prend Virgile comme guide de son périple. Sur
les publications d’Homère en grec à la Renaissance : Rudolf Hirsch, Printing, Selling and Reading, 1450-1550,
Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967, p. 139.
61. Platon, Théétète, 161a. Cet amour du discours est aussi suivi de l’amour du raisonnement pour lui-même, cf.
République, IX, 583a.
62. Par souci d’exactitude, l’édition des œuvres de Sénèque donnée en 1515 (ou 1517), toujours chez Froben, à
Bâle, demeure un autre point de référence. Cf., pour les transactions financières des grandes éditions
philologiques, Hirsch, op. cit., pages 75 et 76. On ne peut toutefois, en toute rigueur, passer sous silence
l’œuvre éditoriale des éditions aldines à Venise, ni celle des Gryphe à Lyon, mais en développant ces différents
points, nous irions ici bien au-delà de notre propos.
63. Cette reconstruction historique du passé à travers le langage est le rôle fondamental de la philologie à cette
époque. La traduction s’exprime alors comme une discipline participant de la philologie. Le travail particulier
e e
de la philologie entre les XV et XVI siècles constitue d’ailleurs un facteur déterminant de la construction de
la culture européenne. En effet, la philologie place la culture de cette époque en continuité avec le monde gréco-
romain, tandis que le christianisme, bien que reprenant plusieurs concepts à la philosophie grecque et
romaine, se définissait néanmoins comme un mouvement de rupture avec celle-ci : cf. saint Paul 2 Cor 5-15,
Ga, 3, 28, 1 Co, 12, 13 et Col 3, 11. D’autre part, la philologie détermine les règles scientifiques d’établissement
des textes qui guident objectivement leur édition, assure une lecture ordonnée, dans l’espace et le temps,
des différents auteurs, libère enfin de la culture du commentaire, ouvrant la voie à des philosophies autonomes
se servant des Anciens non pas comme les « auctoritas » d’une pensée traditionnelle, mais comme
les précurseurs audacieux de la modernité – la pensée épicurienne et l’atomisme démocritéen ont ici valeur
d’exemples. Dans ce parcours, la traduction est un instrument, parmi d’autres, de cette reconstruction.
64. Pour un tableau d’ensemble, cf. le texte de D. A. Larusso, « Rhetoric in the Italian Renaissance » in Renaissance
Eloquence, Studies in the Theory and Practice of Renaissance Rhetoric, University of California Press, Berkeley,
1983, pages 37 à 55.
65. On ne s’étonnera pas de voir apparaître à cette époque le mythe de la « ville idéale ». Sous cet angle, le traité sur
l’architecture de Vitruve a eu une influence décisive et montre bien les liens profonds qui unissent
les recherches textuelles et les recherches expressives des autres arts. Les différents plans de ces cités idéales
abondent et leur maître est sans contredit Leon Battista Alberti qui encourage la constitution d’une « école
italienne » dont la « Table de Berlin » et celle de Baltimore sont d’éloquentes illustrations, encore que celle
d’Urbin, dont la paternité est incertaine, les dépasse toutes en célébrité. Ces villes idéales manifestent en
un coup d’œil la lecture de l’Antiquité faite à cette époque. Elles rendent par l’image ce que les textes, surtout
les traductions, expriment par des mots.
66. Cf. à ce propos A. Grafton et L. Jardine, From Humanism to Humanities, Londres et Cambridge, Mass., 1986,
pages 53 à 57, cité in G. Cavallo et R. Chartier, Histoire de la lecture dans le monde occidental, op. cit., p. 244. Pour
cette partie de notre développement, on lira le chapitre sept de cet ouvrage (p. 221 à 263 par A. Grafton).
67. Idem., p. 245.
68. Cet art du décodage s’illustre même à travers les méthodes de lecture courantes alors. On peut rappeler le texte
Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean Bodin. Il vaudrait la peine, en outre, de jumeler ce texte
avec un autre, peu connu, mais qui se présente lui aussi comme une méthode pour ordonner les pensées où
la lecture a un certain poids et qui donne une extension temporelle à la question, à savoir la Clavis Magna de
Giordano Bruno (vers 1578).
69. Ce lien est bien plus ancien, et on peut le faire remonter à Cicéron qui, selon le modèle de la pédagogie
romaine, se servait de la traduction comme d’un exercice rhétorique. Cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation
dans l’Antiquité, op. cit., tome II, pages 47 à 53.
70. Cf. le De interpretatione recta, les §§ 12 et 13. Voir L. Bruni, De la traduction parfaite, trad., introduction et notes
de Ch. Le Blanc, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2008.
71. Les traducteurs de la Renaissance sont conscients qu’il existe une « loi de traduire » qui est compliquée par
le concept de génie des langues. Voir HTLF I, op. cit., pages 1262-1263.
72. Prenons pour témoignage les recommandations de Bruni en faveur d’un latin qui eût la pureté de la langue
cicéronienne. Elles se ramènent, au fond, aux admonestations pour la clarté du discours que l’on retrouve tant
chez Cicéron ou Quintilien que dans les Lettres de Pline le jeune.
73. Sur cette crise du livre, cf. Lodovica Braida, Stampa e cultura in Europa, op. cit., pages 49 à 53.
74. Les catalogues des éditeurs du XVe siècle (mais aussi du XVIe), nous informent, non seulement de la vitalité de
la jeune industrie de l’édition typographique, mais aussi des goûts littéraires de l’époque. Les calendriers ou
les almanachs, des ouvrages comme le Décaméron de Boccace ou encore les Fables d’Ésope, parlent en faveur
d’une lecture qui a quitté les cloîtres et les universités pour toucher un lectorat qu’intéressent les œuvres
d’imagination, un lectorat qui n’est pas toujours à l’aise avec le latin et qui demande souvent des traductions en
vulgaire. S’adressant à un public qui n’est pas constitué de clercs, il va sans dire que ces traductions se
construisent autour des conditions éventuelles de leur réception. Voir à ce propos HTLF I, op. cit., pages 774
à 776.
75. L’aspect statistique de la question n’est pas non plus dénué d’intérêt. Si la production de livres était largement
e
dominée avant le XV siècle par les écrits théologiques et religieux, la balance se déplace avec l’édition
imprimée. Certes la théologie et le droit vont occuper un temps 54 % de la production (contre 36 % pour
la littérature/philosophie et 8,5 % pour les sciences) et la langue dominante demeure le latin, mais au milieu
e
du XVI siècle la littérature représente le genre désormais dominant. Des royaumes comme l’Angleterre,
l’Espagne et la France produisaient alors plus de 50 % d’ouvrages dans les langues nationales, ce qui signifie
une professionnalisation du travail de traduction parallèle à celui de l’édition. Cf. J. M. Lenhart, Pre-Reformation
Printed Books in Franciscan Studies, 14, 1935 ; Hirsch, op. cit., pages 126 à 134 ; et Braida, op. cit., pages 97 à 99.
Notons, et cela est important, que les réflexions sur la traduction de l’époque s’échafaudaient à partir de
la traduction de textes littéraires ou philosophiques, et non pas techniques, ce qui lie les enjeux théoriques de
traduction à ceux du développement des problèmes littéraires, et en premier lieu à la formation des langues
nationales, ainsi qu’à leur capacité d’expression rhétorique et philosophiques face aux langues classiques.
76. Sur la question du lectorat voir HTLF I, op. cit., pages 745 à 752.
77. L’histoire des traductions témoigne du fait que l’on ne peut parler de traduction sans préciser les langues
traduites et l’époque où se fait le travail de transfert linguistique, puisque cette activité ne signifie pas la même
e
chose selon que l’on traduit du latin à l’anglais au XV siècle ou de l’anglais au français aujourd’hui.
78. Ce constat est moins vrai à une époque comme la Renaissance, où il y a une éducation propre à la lecture à
travers une prise en compte de la construction rhétorique des textes.
79. Il faut aussi souligner que l’histoire des traductions à la Renaissance ne peut être pleinement comprise
indépendamment, et dépend sous plusieurs aspects, de celle de l’évolution des grammaires et des dictionnaires.
80. « Comme l’idée de beauté, l’idée de fidélité varie d’âge en âge. Faut-il le déplorer ? Une œuvre d’art ne se
découvre pas du premier coup et chaque traduction constitue une nouvelle lecture de l’original et
une résurrection pour le poète. » E. Cary, Les Grands Traducteurs français, Genève, Librairie de l’Université,
1963, p. 37. Même idée chez L. Venuti, The Translator’s Invisibility, Londres/New York, Routledge, 1995, p. 67.
81. Voir HTLF III, op. cit., pages 730 à 732 et 735 à 736.
« Quand ils furent arrivés au milieu de la forêt, le père leur dit : — À présent, les enfants, ramassez du bois ! Je vais
allumer un feu pour que vous n’ayez pas froid. Hansel et Grethel amassèrent des brindilles au faîte d’une petite
colline. Quand on y eut mis le feu et qu’il eut bien pris, la femme dit : — Couchez-vous auprès de lui, les enfants, et
reposez-vous. Nous allons couper du bois. Nous reviendrons vous chercher quand nous aurons fini. Les deux
enfants s’endormirent. À leur réveil, la noirceur était tombée. Grethel se mit à pleurer et dit : — Comment ferons-
nous pour sortir de la forêt ? Hansel la consola : — Attends encore un peu, dit-il, jusqu’à ce que la lune se lève.
Alors, nous retrouverons notre chemin. Lorsque la pleine lune brilla dans le ciel, il prit sa sœur par la main et
suivit les petits cailloux blancs. À l’aube, ils atteignirent la maison. »
« La route qui monte et qui descend est une seule et même route » 1, disait Héraclite.
Pour lui, l’opposition des contraires se présentait comme le principe du devenir du monde
et des choses 2. Chez l’Éphésien, s’il n’y avait eu d’iniquité, on n’aurait su dire ce qu’était
la justice. C’est pourquoi il liait la guerre et la paix tout en maudissant les poètes qui
souhaitaient que disparussent les conflits parmi les hommes 3. S’il tenait en grande estime
la vérité, il reconnaissait tout autant la valeur épistémologique de l’erreur : toute chose
étant une 4, celui qui se fourvoie, notait-il, comprend que bien et mal sont en fait
les directions opposées d’un même chemin.
La leçon héraclitéenne apparaît donc la suivante : la vérité n’appartient pas toujours au
principe de contradiction, mais participe aussi de la coexistence des contraires. Une route
permet cette coexistence. Elle illustre que le vrai – ou l’erreur – peut ne représenter au fond
qu’une question de point de vue, une manière distinctive et libre de se mettre en route 5.
Pour la traduction, cela s’exprime par la coexistence de versions parfois opposées entre
elles, parfois s’opposant au texte qu’elles traduisent. Le chemin de sens qui unit le texte et sa
lecture n’est pas exempt d’écarts. C’est d’ailleurs souvent l’autonomie du lecteur face au sens
qui a donné les plus étonnants résultats de traduction. Et pourtant, malgré lacets et cavées,
la route est une seule et même dit Héraclite. Le philosophe antique, comme tous les sages
avec lui, savait bien que dans « erreur » il y a « errance » et que dans « errance » il y a
« liberté ».
Que la vie soit souvent comprise comme un chemin, maintes œuvres du patrimoine
écrit de l’Occident le suggèrent. Ce penchant allégorique représente, du reste, un thème
fort de la littérature européenne 6. Le sujet est souvent exploité dans la Bible. Il suffira de
songer à Moïse conduisant son peuple vers la Terre promise de Canaan 7, allégorie de
la marche de l’âme humaine vers son Salut. Dans ce récit biblique, Yahvé demandait en
outre à Moïse de consigner par écrit tout ce voyage dans un livre, de mettre en récit cet
exode. Cela ne fut pas sans raison. La narrativité, la mise en récit des événements, s’avérait
fondamentale pour leur attribuer un sens ; elle conférait la cohésion au voyage entrepris,
assurant la transmission de l’expérience vécue 8. Les circonstances pouvaient alors prendre
un sens général qui dépassait la succession des simples événements, par la nécessité même
d’en faire le récit.
Cette injonction de Dieu, cet ordre de mettre par écrit et d’articuler, en lui donnant
une portée épique et religieuse, la marche des Juifs vers Canaan, représente-t-elle le début
même de cette discipline nommée « Histoire » ? On peut le supposer, puisque l’Histoire ne
consiste pas à présenter la liste des éventualités et des mésaventures survenues aux
hommes, mais à les articuler de façon cohérente afin qu’elles aient un sens pour le présent 9.
Cette injonction d’écrire visait à donner un sens concret à un périple qui, par sa
difficulté même, semblait en être dénué. Ainsi Hanna Arendt, lorsqu’elle écrivait que ce qui
devient l’objet de l’Histoire – les paroles, les faits, les événements – doit son existence
exclusive aux hommes qui les transforment en objet de mémoire, donnait comme exemple
Ulysse qui, chez Homère 10, entendit le récit de sa propre vie par l’aède Démodocos de sorte
que ce qui avait été pur événement devint alors récit, c’est-à-dire histoire 11.
Le voyage d’Énée ou encore le périple des Argonautes sont autant d’illustrations de
cette astreinte de mettre en récit les événements afin de leur donner un sens, de remonter
un chemin, ou, au moins, d’indiquer qu’il y en a un entre la position actuelle et le lieu du
départ 12.
Kierkegaard, dans Crainte et tremblement, se sert, lui, du récit d’Abraham qui va au
mont Moriah pour nous dire que toute la vie – la vie réellement vécue à travers des choix
authentiques – est contenue dans les trois jours que prit le patriarche pour aller sacrifier, au
pas de son âne, son fils unique Isaac.
Chez Kierkegaard, la vie authentique s’articulait autour de choix faits librement et
assumés dans l’angoisse. À tout bien considérer, l’histoire humaine se dévoilait alors
comme une sorte de « phénoménologie de l’angoisse » où l’homme, parti à la recherche
volontaire du sens, vivait malgré tout dans l’incertitude de le trouver jamais 13. C’est
pourquoi il disait que ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais le difficile qui est
le chemin.
La vision chrétienne du monde est riche en images du chemin donneur de sens. Elle y
est même omniprésente 14. C’est elle qui, d’ailleurs, ouvre l’Enfer de Dante. Le poète, égaré
par ses erreurs, a perdu le droit chemin qu’il suivait. Désorienté, malheureux et timoré, il
erre en une forêt profonde. La dimension accordée à la place de l’individu comme lieu du
sens s’exprime, en outre, dans la langue utilisée par Dante. Il n’emploie pas le latin – qu’il
possède pourtant à merveille – mais plutôt cette langue de tous les jours, sa langue
maternelle, celle qui façonne, pour tout individu, le premier contact avec les choses et
les êtres. À dire vrai, on nomme le monde bien avant de le comprendre et cet acte de
nommer est notre premier mouvement d’appropriation de ce qui nous est extérieur,
le premier geste d’une intelligence qui façonne le monde, qui le rend « parcourable » pour
l’entendement et qui le fait sien.
Virgile s’exprime en italien dans la Divine comédie puisque ce Virgile est d’abord
le Virgile de Dante : un auteur dont la figure fut construite par l’amour et la pratique de son
lecteur, Dante Alighieri. Aussi le Virgile du poème est-il le Virgile du poète 15. Si la Divine
comédie est l’histoire d’un parcours, si elle est le cheminement d’une âme vers elle-même, il
était normal que la langue fût celle de l’homme qui entreprit cette quête. L’italien est ici
le premier chemin de sens de l’œuvre de Dante, et tout effort de traduction est, au sens
original du terme, une forme de dévoiement. Du reste, Dante s’inscrit dans la grande
tradition chrétienne, dans ce par quoi elle se distingue du monde gréco-romain.
Le christianisme marqua l’apparition de l’individu dans l’histoire 16. Avant
le christianisme, de grands individus pouvaient certes changer le cours de l’histoire : ainsi
Thémistocle, Alexandre, César, autant de figures que l’on retrouve chez Plutarque ; mais
ces inflexions à la règle sont le fait de personnalités d’exception.
Avec le christianisme, tout homme peut infléchir la course de l’histoire, puisque celle-
ci est individuelle. Le Salut étant personnel, le sort du monde se décide toujours à l’échelle
de l’individu. C’est lui qui devra prendre la responsabilité de donner un sens au monde qui
réfléchit sa foi. La réalité humaine devient une théodicée dont l’individu est l’événement
concret. Or cette responsabilité face au monde, ce travail de lui donner un sens, n’est
possible que par un acte qu’ignorent les religions antiques : la conversion. Celle-ci se
définit avant tout comme un retournement du sens.
La conversio latine renvoie à l’ἐπιστροφή grecque, une répétition, une façon de repasser
par le même chemin. Seulement, par la conversion, comme Paul sur la route de Damas,
le sens du chemin n’est plus le même et l’éclairage que l’on donne au voyage est à jamais
transformé : l’histoire devient alors personnelle, elle s’intériorise. Dans et par la conversion,
l’individu relit son passé et projette son avenir : le chemin est sens tout au long de son
parcours.
La conversion – religieuse, philosophique, artistique, politique – marque toujours
cette volonté de l’individu de donner un sens à son chemin et introduit comme position
existentielle l’espérance : l’espérance que le sens envisagé soit bien le bon, que le chemin
entrepris soit juste 17.
La route qui monte et qui descend est une seule et même route, mais celui qui s’y
promène ne voit pas le paysage de la même manière. En chemin à l’intérieur d’un texte,
le lecteur se meut avec l’espoir d’en bien saisir le sens et d’en retirer quelque chose pour lui.
C’est alors qu’il aura le sentiment de l’avoir compris.
Le traducteur cependant, dans sa lecture d’un texte, tente d’en retirer également
quelque chose pour autrui 20 et éprouve l’ambiguïté de ce huis clos insolite entre l’espérance
et la nostalgie : l’espérance d’avoir saisi l’idée de l’auteur ; la nostalgie du sens perdu. Car
le traducteur est ce lecteur qui sait bien la valeur de tout ce qui s’est perdu chemin faisant,
de sorte que, pour avoir une juste idée de son travail, il conviendrait peut-être de ramasser
ce qui a été perdu, pareil à Hansel et Grethel qui recueillaient les petits cailloux abandonnés
derrière eux afin de retrouver la maison paternelle 21.
Or, sur ce chemin de sens qui unit l’auteur au lecteur, il y a lieu de distinguer quel
lecteur on a devant soi. S’agit-il du lecteur empirique dont on peut faire l’histoire,
la sociologie, le portrait, etc. ? Ou bien de ce lecteur-modèle dont on peut décrire
les structures et les horizons d’attente ? Peut-être traite-t-on plutôt de ce lecteur singulier
qu’est le traducteur ?
Ce lecteur-traducteur, qui remet en cause le concept d’auctorialité en procédant à sa
mise en abyme, qui codifie le rapport au sens, l’accès à l’auteur et à sa parole, celui qui met
en débat la notion d’original, autant de choses dont ne s’occupent au premier chef ni
une théorie de la réception ni une théorie sémiotique. Ce devoir appartiendrait-il à
l’histoire des traductions, dans la mesure où la traduction rend explicite le rapport du
lecteur au texte ?
On connaît bien l’idée selon laquelle il ne saurait y avoir de texte sans lecteur, et
qu’une œuvre est semblable à une lettre morte jusqu’à l’heure où un lecteur la saisira pour
la remettre au monde. Cette idée, qui est celle d’Umberto Eco, fait de l’acte de lecture
la condition nécessaire à la réalisation du texte 22.
Collaborateur du texte, le lecteur serait celui qui construit la signification d’après
un plan donné par l’auteur 23. Ce plan, l’intentio operis, empêche la surinterprétation
d’une œuvre dans la mesure où elle balise le chemin de l’interprétation du lecteur. Celui-ci
aurait pour mission d’expliciter un programme inscrit pour lui dans le texte.
Cette approche, si elle définit le chemin que doit emprunter un lecteur pour qui
le chemin fut tracé, un « lecteur modèle », perd de vue que ce chemin peut bien être
emprunté par quelqu’un que l’auteur n’aurait pu imaginer.
Comment, en toute rigueur, croire que Platon ait pu prévoir la lecture d’un Français
du XXIe siècle ? Cela signifie-t-il pourtant que toute compréhension de Platon est
impossible ? Certes, il est plus que probable que nous ne saisissions pas tous les arcanes du
texte, et les débats interprétatifs des Jaeger, des Friedlander, des Robin, des Châtelet,
des Brisson, etc. le démontrent bien 24. Cependant, le fait même qu’ils purent en débattre
illustre que cette prévision du lecteur dans le texte, que cette programmation du sens, est
moins mécanique qu’on ne le croit.
Les nombreuses traductions d’un même texte, par exemple toutes les versions
françaises du Canzoniere de Pétrarque, sont autant de chemins pour revenir au sens de
l’œuvre pétrarquéenne, autant de transgressions commises au nom de la fidélité, chacun
étant fidèle, selon son esprit et son cœur, à sa lecture de l’auteur italien. La traduction
procède au remplacement des petits cailloux blancs par des miettes de pain. Le chemin est
balisé, mais le changement de nature opéré par le traducteur agit fatalement sur
la destination finale. Une étude de ces traductions souligne le phénomène. Elle témoigne
de la formation des traducteurs, de leur maîtrise du code linguistique bilingue, de leur
connaissance de la rhétorique, de leur érudition tant pour l’histoire du texte que pour celle
des commentaires – souvent en plusieurs langues –, de l’esthétique qui est la leur, du
courant littéraire auxquels ils sacrifient, etc., si bien qu’à tout prendre, l’étude de ces
traductions ne nous en dit pas tant sur la traduction comme discipline qu’elle ne nous parle
de la lecture comme art et dévoile l’action de la lecture sur le sens du texte.
L’histoire des traductions découvre les failles de la « collaboration » du lecteur et fait
valoir la transgression des lectures comme facteur de sens de l’œuvre traduite 27. À cet égard,
le lecteur modèle est toujours un lecteur empirique. Ce néanmoins, si tout texte appelle
un lecteur, il ne convoque pas tel lecteur explicitement. Ce que met en lumière une histoire
des traductions (et qui détermine son intérêt) est que tout lecteur peut expliciter le sens
d’un texte, et que cette explicitation est ancrée dans un contexte (historique, social,
culturel, etc.) essentiel au sens du texte lu et consubstantiel au lecteur. Ce qu’accentue
la traduction est que le lecteur forme le contexte de sens du texte lu 28. Il est l’autre auquel
l’auteur s’adresse.
*
* *
Une traduction n’est pas qu’un résultat, un point d’arrivée, une destination. Elle est
bien aussi un chemin : un chemin de sens qui mène d’un texte vers une lecture qui est
devenue un texte. Une traduction crée un lien entre le texte de l’auteur et celui du
traducteur, lien qu’elle incarne pleinement. Ce texte qu’est une traduction doit son sens à
celui dont elle est une traduction, certes, mais aussi à tout ce parcours du sens qui s’est
construit dans le travail de traduction lui-même et qui est fait de choix heureux ou
malheureux, de techniques plus ou moins maîtrisées, d’accompagnements idéologiques,
d’escamotages calculés, d’oublis, de préjugés culturels ou liés à l’époque 29.
Ce texte qu’est une traduction est donc doublement connoté : par l’auteur, sans qui il
n’y a pas de texte, et par le traducteur, sans qui il n’y a pas de texte traduit. L’intérêt certain
d’étudier la traduction réside dans l’examen du parcours qu’a pris le sens pour parvenir de
l’auteur jusqu’au lecteur.
La traduction n’est pas que le témoignage de la façon dont un sens fut reçu. Elle est
surtout l’attestation de sa restructuration, un mot à la fois, comme un sentier semé de petits
cailloux blancs. Cette restructuration du sens qui advient dans la traduction est perceptible,
entre autres, à travers la typologie des lectures que l’on peut faire du texte à traduire afin de
faire ressortir la relation chargée de sens qui est celle du lecteur d’un ouvrage 30.
L’analyse d’une traduction ne se penche à peu près jamais sur la position existentielle du
traducteur. D’une part, et cela va de soi, le rapport du traducteur au temps peut être différent
de celui de l’auteur. C’est le cas lorsque des siècles les séparent l’un de l’autre. Ils peuvent
alors n’avoir en commun ni l’expérience sociale, ni l’environnement politique, ni non plus
la vie culturelle. Ils ne partagent pas le même rapport au livre, ni à l’art de l’écriture, ni à
l’intertextualité, non plus qu’à tout ce qui est allusif dans la pratique du texte, autant de
choses qui ont une influence sur le sens 31.
Quand on examine de près la question, on constate que la traduction entraîne
un déplacement du lieu et du temps de l’écriture dans le lieu et le temps de la lecture. Ce
déplacement exprime une caractéristique fondamentale de la traduction comme forme
littéraire. Outre cette relation au temps, celle entretenue par l’auteur et le traducteur avec
le texte originel les sépare. À dire vrai, si devant la page blanche ce qui caractérise l’auteur
est l’angoisse, du moment où elle manifeste une crainte face à tous les possibles que
la création lui présente, ce qui singularise le traducteur devant sa page blanche c’est plutôt
la peur ; celle qui surgit devant des alternatives nettes et limitées, celle qui l’étreint quand il
croit ne pas avoir compris à fond le texte de l’auteur, bref celle qui accompagne
la possibilité, ou la réalité, de l’erreur. On pourrait dire qu’un traducteur est un auteur qui,
dans la construction du sens du texte, est dominé par la peur.
L’auteur, comme artiste, n’est manifestement jamais placé devant l’alternative du vrai
et du faux. Pour lui, comme pour son œuvre, la cohérence suffit. Mais l’ou bien… ou bien du
traducteur, quant à lui, est générateur d’une insécurité, d’une peur à proprement parler, qui
va transparaître dans son rapport à l’originel et dans le résultat final du texte traduit sous
forme de notes, de choix torturés et tortueux, d’omissions délibérées, et maintes choses
encore. Une traduction, quand on y regarde de près, est conséquemment un texte
trahissant une position existentielle distincte face au concept d’auctorialité. Elle met en
exergue combien l’auteur et le traducteur entretiennent un rapport différent à l’égard du
texte.
La fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance nous offrent sous cet angle
une grande variété de typologies lectoriales. Ce que l’on remarque en étudiant l’histoire
des traductions du premier XVIe siècle, par exemple, est que depuis l’invention de
l’imprimerie, la question du contrôle idéologique des livres passa sous la coupe d’un contrôle
technique de la production, situation que l’invention des privilèges d’imprimerie – sous
le masque d’une préservation des droits commerciaux de la nouvelle industrie – tenta de
contourner. Le privilège n’était pas un simple droit commercial d’impression, il
représentait aussi une tactique pour reprendre le contrôle idéologique du livre, assurer sa
normativité à un moment où la production de masse risquait de faire perdre aux pouvoirs
en place (politique, religieux, mais aussi universitaire) la mainmise sur ce qui pouvait, ou
devait, se retrouver dans un livre et atteindre ainsi le lecteur.
Sur ce chemin, la traduction représentait bien un enjeu stratégique considérable. On
peut diviser d’ailleurs l’humanisme du XVIe siècle en deux courants qui sont contemporains.
Le premier est un humanisme classique, en son essence d’expression latine et grecque, qui
rapportait à la lumière du jour des textes anciens et disparus, incomplets, ou encore mutilés
par les copistes médiévaux, et ce à l’aide du développement d’une technique de cette
pratique de lecture particulière que fut la philologie. Il s’agissait là d’un humanisme savant,
qui renouvelait l’art du commentaire érudit en l’attachant, non pas à une reprise de
la tradition commentorielle médiévale, mais aux textes eux-mêmes et à l’histoire d’où ils
provenaient. Ici, la lecture philologique est en rupture tant avec la lecture doctrinale qu’avec
la lecture scolastique qui animèrent les XIIe, XIIIe et XIVe siècles.
Il y eut aussi un humanisme vernaculaire, c’est-à-dire adapté aux langues nationales, qui
tenta de rendre accessible la tradition scripturaire antique à un public s’intéressant aux
Belles-Lettres, mais à qui sa maîtrise approximative du latin et son ignorance du grec ne
permettaient pas une lecture directe du texte en langue originale 32. Ici, la traduction eut
le même rôle dialectique que la philologie pour l’humanisme classique : celui
d’un éclaircissement du sens des textes, lequel s’était joué, chez les savants, par
le commentaire, mais qui s’accomplit, pour le public cultivé, à travers la traduction. Cet
effort d’éclaircissement fut marqué par un certain dévoiement du sens, une transgression
de l’intention de l’œuvre, car il s’agissait d’adapter ici un sens antique à des catégories
intellectuelles ou esthétiques modernes. Ce type d’humanisme fit l’objet d’un contrôle
éditorial serré. Les tribulations d’Étienne Dolet en témoignent éloquemment 33.
Ce contrôle idéologique de l’information, que mit à mal l’imprimerie, toucha aussi
parmi les meilleures têtes de l’humanisme classique : Luther avec 74 titres, Érasme avec 59.
En tout, ce sont 2610 ouvrages qui furent interdits dans le premier XVIe siècle, dont le tiers
en vulgaire et plusieurs titres étant des traductions 34. Si l’on veut se donner une idée de
la diffusion du livre, qu’il suffise de songer qu’à la fin du XVe siècle seulement, on compte
bien 200 éditions de Virgile et 300 de Cicéron, chacune ayant un tirage de
500 exemplaires 35. La question du contrôle idéologique et technologique de l’information
est particulièrement prégnante et influença ce que devait être la traduction, tant d’un point
de vue méthodologique que purement commercial.
Une compréhension des « arts de bien verser une langue en une autre » et
des réflexions théoriques sur le traduire, ne peuvent faire l’impasse sur l’histoire dans
laquelle elles s’inscrivent, ni les types de lectures qu’elles supposent. Les traités de Sébillet
(1548), Du Bellay (1549) ou Peletier du Mans (1555) inscrivaient, par exemple, la question
de la traduction en esthétique puisque l’on tenait qu’elle contribuait à l’élaboration
d’une prose d’art. Pour le monde italien, on pourrait ajouter, à la même époque, le Dialogue
sur la manière de traduire une langue en une autre selon les règles illustrées par Cicéron de
Fausto da Longiano 36. Tout cela forme, en quelque sorte, un chemin de sens 37.
Quant au rôle de vulgarisation qu’accomplissent les traductions, il importe de
souligner que les questions terminologiques des versions du premier XVIe siècle ne jouaient
pas qu’un rôle d’enrichissement lexical, mais assumaient aussi une fonction explicative :
savoir comment traduire certains termes politiques de l’Empire romain (les édiles,
les codiques, le sénatus-consulte, le candidat, la prétexte, etc.) va de pair avec
la construction d’une signification, d’une imagerie historique, d’une adaptation de sens,
parfois de concepts qui n’ont pas toujours d’équivalents dans le monde contemporain
d’alors, mais qui sont récurrents dans les textes de Tacite, Suétone, Tite-Live, Salluste,
Cicéron, auteurs dont les bourgeois lettrés de l’époque étaient friands.
La production en masse des livres eut comme répercussion de transformer cet art
qu’est la traduction afin de le plier, pour ainsi dire, aux exigences de la nouvelle industrie et
des appétits de ce personnage nouveau qu’était le lecteur 38. Passant ainsi d’exercice
pédagogique (dans l’Antiquité romaine), à outil du prosélytisme (dans la construction de
la foi chrétienne et sa propagation), et à instrument pour aider l’étude (pour la scolastique),
la traduction devint, avec l’imprimerie, un rouage industriel qui prenait en compte
une réalité nouvelle : elle s’adressait à un lecteur qui ne pouvait comprendre l’original.
La traduction se présenta bien alors, on l’a vu, comme une substitution du texte qu’elle
rendait. Elle s’improvisa, pour ainsi dire, comme un « autrement que l’original » 39.
Certes, dans son histoire, la traduction des textes littéraires ou philosophiques avait
servi d’illustration pour les traducteurs ou d’enrichissement du patrimoine écrit (songeons,
à l’aube de la littérature latine, à Livius Andronicus ou, plus tard, à Aulu-Gelle), ou encore
de soutien à la lecture de l’original chez les clercs médiévaux qui l’utilisaient à la manière
d’un commentaire ; les humanistes classiques, qui traduisirent du grec en latin (Bruni,
Ficin, Érasme, etc.) ne traduisaient pas en priorité pour des gens qui ne possédaient pas
la langue de Platon, mais d’abord et avant tout dans une visée philologique 40. De concert
avec la rigueur de l’expression latine, la traduction est aussi pour eux translatio studiorum 41.
Par le passage linguistique, la traduction se présente comme un pont offrant la libre
circulation de valeurs et de connaissances, en plus d’incarner l’établissement privilégié
d’un nouveau rapport de forces entre les cultures 42.
Chez les humanistes traducteurs, l’aspect linguistique avait la préséance, plutôt que
la question de la réception du texte ou de sa lisibilité, problèmes qui furent essentiels aux
humanistes « vernaculaires » 43. Pour ces derniers, la grande question était de traduire dans
des langues encore en mouvement des textes rédigés dans une langue précise, concise,
ciselée (le latin), historiquement chargée, pour des lecteurs qui n’auraient pas eu accès sans
cela au texte de l’auteur, d’où cette notion de traduction comme texte de substitution. Cela
explique, par exemple, l’abondance des discours d’accompagnement qui précèdent
les traductions françaises du XVIe siècle 44.
La difficulté de la tâche rend compte aussi des réflexions méthodiques sur l’art de
traduire, comme celles de Du Bellay ou de Dolet 45. Le premier présente une fine
distinction de ce qui, dans un texte littéraire, relève de l’inventio – de l’imagination de
l’auteur – et qui peut faire l’objet d’une traduction complète, et ce qui tient à l’elocutio,
demandant, on le suppose, une négociation particulière du traducteur avec le texte traduit
à cause des rapports compliqués entre les langues 46.
La formation du clerc médiéval s’établissait, quant à elle, sur la lecture commentée
des textes canoniques 47 à l’étude desquels il apprenait les différentes parties du discours,
l’histoire, la mythologie, la science, etc. Son activité de lecture, la lectio, avait pour fin
la constitution de modèles d’écriture et d’expression, pour parvenir, en outre, à la maîtrise
indispensable des différents échos, des multiples voix que ces textes faisaient entendre et
qui définissent ce que l’on nomme aujourd’hui l’intertextualité 48.
Ce réseau de sens particulier, que ne maîtrisent aujourd’hui que les quelques rares
érudits médiévistes spécialistes de la question, permirent l’élaboration d’une esthétique
particulière fortement empreinte de cette intertextualité qui s’exprima à travers un art
chargé de symbolisme et d’allégories diverses. Le clerc aimait cet effort interprétatif,
éperonné à cet égard par le christianisme des premiers jours qui avait insisté sur la teneur
symbolique des principes de la foi 49, fasciné par le fait que tout texte dit toujours quelque
chose de différent de ce qu’il semble dire : Aliud dicitur, aliud demonstratur 50. L’idée
qu’une transgression du sens du texte soit consubstantielle à la lecture est ici bien présente.
L’Antiquité ne fut jamais absente du monde médiéval, loin de là. Ovide, Lucain, Stace,
Virgile y firent l’objet de lectures et de commentaires, mais l’horizon de leur réception se
déployait sur une ligne symboliste de lecture. Du reste, il s’agit d’une époque où le livre
n’était accessible qu’à un très petit nombre et la lecture, elle, à une minorité. Aussi le livre se
voyait-il entouré d’une aura sacrée et de mystère, jouant presque le rôle d’une relique 51.
Sous cet angle, le texte commandait d’être préservé dans une intégrité non seulement de
sens, mais aussi de forme. Une bonne partie du littéralisme des traductions médiévales
des XIe, XIIe et XIIIe siècles est attribuable à cette « forma mentis » 52. Ce qu’est ici la traduction
ne relève pas d’une réflexion théorique sur le sens du transfert linguistique, mais concorde
plutôt avec l’idée que l’on se forme de ce qu’est un texte, de ce qu’est un auteur, du rôle que
joue l’écrit dans la transmission de la foi, de l’art, de la culture au sens large.
Le clerc médiéval établissait sa formation intellectuelle sur la lecture commentée
d’un texte faisant autorité. Il convenait de reconstruire avec patience le sens de la pensée de
l’auteur à travers une décomposition progressive et lente des différentes parties de son
texte, puis de remonter au sens en recueillant une par une les pierres que l’auteur avait
semées derrière lui 53. Ce n’est qu’avec la determinatio qui concluait la reconstruction
commentée du texte que le maître livrait enfin sa pensée 54.
À partir de l’étude des textes canoniques, le clerc apprenait aussi les différentes parties
du discours, l’histoire, la mythologie, etc. La lecture avait entre autres pour fin de
constituer des modèles d’écriture, d’instruire à la formation d’un parcours intellectuel
codifié 55. Cela étant, on ne peut s’étonner que le type des traductions faites du XIIe au
e
XIV siècles répondît à une méthodologie, elle aussi codifiée, faisant écho à cette typologie
particulière de lecture. Il importe de ne pas oublier qu’une grande part de la compréhension
que nous avons de phrases, fussent-elles très simples, est conditionnée par la typologie
particulière de lecture adoptée à une époque donnée. On voit ainsi qu’une fraction
conséquente du sens d’un énoncé n’est pas linguistique 56. La construction du sens, qui
accompagne le cheminement lectorial, est en amont de toute entreprise de traduction.
La lecture sème les pierres que la traduction ramasse 57.
L’étude des manuscrits anciens et des premiers incunables permet, en outre,
d’identifier la progression du chemin de sens que forme la lecture. Les soulignements, qui
individualisent ce qu’un lecteur a jugé important dans un ouvrage (et la confrontation
des manuscrits soulignés 58), les dessins (les manicules, les festons, les mouchetures) qui
attirent l’attention sur un point précis, un détail parfois très subjectif, les rubriques (qui
résument les arguments du texte, contraignant parfois à une lecture précise du texte),
les marginalia (où le lecteur dialogue souvent avec l’auteur 59) sont intéressants dans
la mesure où ils témoignent de l’effort et de l’attention que requiert la lecture. À cela on
peut ajouter l’ex-libris qui permet, comme marque de possession, de reconstituer
les bibliothèques des propriétaires et donc de recréer le parcours intellectuel, le chemin
des lectures ayant rendu une œuvre possible, un parcours balisé de livres.
Chacun de ces éléments atteste du chemin du sens et est un marqueur du sentier
emprunté par le lecteur dont la traduction représente l’expression la plus complexe. Si dans
les formes précédentes le sens du texte est parcouru pour ainsi dire par à-coups,
la traduction prétend déplier dans son entièreté le sens du texte lu : elle forme un chemin
tout entier.
Pour l’humanisme classique évoqué plus haut, la traduction s’inscrit plutôt au sein
d’une longue méditation de l’idée d’imitatio. Influencés tantôt par les écrits de Longin, que
le XVIe siècle redécouvrait 60, tantôt par ceux d’Horace, les humanistes classiques
admettaient qu’en littérature, il fallait créer en ayant constamment en tête ce que les grands
auteurs auraient fait eux-mêmes dans les mêmes circonstances et avec les mêmes thèmes. Il
ne s’agissait pas de copier les procédés employés, mais de savoir exploiter le sentiment
d’émulation excité par ces modèles, leur sensibilité esthétique, leur verve rhétorique.
Ainsi l’imitation comprise par les humanistes classiques n’était pas « un larcin, plutôt
l’empreinte que déposent de beaux caractères, de belles œuvres plastiques, des objets bien
ouvragés » 61. On intégra plus encore la leçon d’Horace.
Dans son épître à Mécène 62, le poète latin se vantait d’avoir été le premier à avoir
librement foulé un sol où nul avant lui n’avait marché, et, comme la reine des abeilles,
d’avoir conduit l’essaim lorsqu’il fit connaître Alcée dans ses Odes ; il illustra de la sorte que
l’originalité de la création poétique devait naître du talent particulier du poète d’adapter
métrique et stylistique à un contexte linguistique et culturel particulier 63.
Si l’écriture d’ouvrages originaux exploitait le concept d’imitatio en reprenant à leur
compte des pensées et des expressions (des τὸποι) que les lecteurs savants aimaient
débusquer, lesquelles jouaient probablement un rôle critique dans les œuvres originales,
on comprend pourquoi la traduction à cette époque, vue au fond comme une activité
subalterne par rapport à la création d’un texte original, ne thématisa pas la question du
littéralisme, offrant des versions qui adaptaient, ajoutaient ou enlevaient des éléments de
l’œuvre traduite sans pour cela être déclarées fautives, à la stupéfaction de notre époque.
Les concepts méthodologiques actuels d’ajouts, d’omission, de lettre et d’esprit ont
avant tout à cette époque une signification critique. Condamner a priori les ajouts ou
les omissions des versions renaissantes, c’est appliquer une attitude méthodologique
contemporaine à un temps qui fonctionnait avec d’autres catégories qu’aujourd’hui. En
définitive, c’est s’interdire de les comprendre tout court et de voir, peut-être, ce que
les principaux concepts traductologiques doivent à leur historicité, toujours transitoire. Ce
qui est important, il le faut dire deux fois : la lisibilité du texte n’est pas donnée, elle est
construite, et cette construction, variant comme l’architecture selon les temps et
les climats, doit toujours être contextualisée. Cette contextualisation, on peut la voir jusque
dans l’évolution des termes qui servent à nommer l’acte de traduire (translater, tourner,
trestorner, etc.) 64.
Montaigne, parlant de ses emprunts, disait qu’il eût aimé qu’on le sût déplumé 65 de
sorte que l’on aurait vu qu’il avait omis de donner les noms des auteurs « empruntés »,
puisqu’ils se nommaient d’eux-mêmes derrière les sentences choisies. Cette boutade
marque bien leur rôle critique 66. Il n’avait nulle mauvaise conscience d’emprunter aux
autres des tours de pensée qui, recouvrant les siens, les habillaient cependant mieux. Nous
avons de nos jours des modes différentes pour notre esprit, et l’on souffre davantage
qu’une pensée soit nue plutôt qu’accoutrée de vêtements étrangers.
Le fil de ces événements lie bien ensemble l’idée selon laquelle la « collaboration »
attendue du lecteur ne pèse pas bien lourd face aux transgressions des lectures (facteurs
décisifs de la transmission des textes), et la notion d’un lecteur dont les différents avatars
expriment le contexte de sens du texte lu, lequel peut se déployer dans l’histoire.
Les traductions, ici artéfacts et supports d’une lecture qui, sinon, aurait été perdue,
documentent empiriquement l’une et l’autre.
Si l’auteur avait semé un chemin, son ouvrage a mené plus souvent à la maison de pain
et de gâteau qu’à la chaumière des parents. Ce chemin qui court de l’auteur au lecteur est,
autant que l’œuvre lue peut-être, un parcours de sens. La traduction est un témoignage de
ce parcours. Le chemin de l’auteur au lecteur entend baliser un sens, mais la pluralité
des lectures dans le temps plaide plutôt en faveur d’une pluralité de significations
qu’incarne l’extravagante abondance de la maison aux bardeaux de pain d’épices.
La sorcière à l’intérieur est le danger qui guette toutes pluralités de sens : le contresens,
le non-sens, l’absurde, l’omission, le défi des lois rationnelles, l’erreur, etc. Ce n’est
toutefois qu’en osant l’affronter et entrant dans cette maison qu’il devient possible de
retrouver au centuple tout ce que l’on a perdu. Suivre jusqu’au bout ce chemin, c’est là,
croit-on, la plus précieuse leçon à tirer de la traduction.
*
* *
Notre manière de penser les problèmes de traduction est, comme aux temps antiques,
empreinte d’une espèce de conditionnement, et semble répondre à une sorte de réflexe
intellectuel pour poser les problèmes et proposer des solutions. À cet égard, le chemin de
sens pour penser le traduire se fait généralement sous les termes de l’identité. En effet, on
considère que la traduction doit être identique quant au fond, à la forme et au rythme 70, au
texte dont elle est traduction. Elle doit ainsi proposer les mêmes éléments que le texte
traduit, certes en tenant compte du passage linguistique et des nuances historiques et
culturelles, mais, peu ou prou, le texte d’arrivée doit être identique au texte de départ 71.
Déjà, Peletier du Mans déclarait que la traduction est une sorte d’imitation où
le traducteur se soumettait non seulement à l’invention d’autrui, mais aussi à sa rhétorique
propre 72, et on peut avancer qu’une bonne part du mépris que certains ont pour
le traducteur tient à cette nécessité, si l’on peut dire, d’imiter un texte, de s’en faire
le serviteur. Tous les discours sur l’accueil de l’Étranger, ou encore les théories
postcolonialistes, reposent au fond sur ce préjugé identitaire, où l’on inverse, pour ainsi
dire, le devoir d’intégration : c’est pour qu’il demeure identique à lui-même que le texte de
départ ne doit jamais faire l’objet d’une acclimatation culturelle aux catégories de
la langue/culture d’accueil.
Cette recherche de l’identité a porté sur les fonts baptismaux la notion de fidélité :
la traduction doit être fidèle au texte traduit. « La fidélité, écrivait Bensoussan, consiste à
cerner le texte et à le couler au moule d’une autre langue en tordant ici, en infléchissant là,
par toutes sortes d’acrobaties linguistiques qui, au résultat, restituent un produit somme
toute équivalent. 73 » Mais quels sont les termes de cette fidélité ? À quel élément explicite
la traduction prétend-elle être fidèle au juste ? Pour répondre à cette question, il fut
nécessaire de forger les concepts d’esprit et de lettre. C’est aussi pour donner
une justification rationnelle à cette alternative (ou à leur union) que sont nées maintes
théories de la traduction.
Doit-on traduire l’esprit ou la lettre ? Aux prises avec cette alternative, Martin Luther
tenta, par exemple, de la résoudre en liant la méthode de traduction à la typologie textuelle.
Rejoignant saint Jérôme, lequel se déclarait, dans la Lettre à Pammachius, en faveur
d’une traduction « cibliste » pour les textes profanes, mais résolument « sourcière » pour
les textes sacrés 74, Luther ajoutait cependant un autre élément : la traduction des textes
sacrés commandait, en outre, une disposition particulière du traducteur : la foi. Celle-ci
représente une connaissance fondamentale ou antécédente au texte biblique dont le sens
n’est pas seulement linguistique : « Oportet enim rem prius scire, quam linguis exprimatur » 75.
Pour Luther, nous dit Catherine Bocquet, « le pré-savoir que requiert la traduction
d’un texte biblique n’est pas qu’un ensemble de connaissances livresques ou factuelles : c’est
une certaine disposition de l’esprit chez le traducteur, à savoir la foi en Christ » 76.
Cette « disposition de l’esprit » incarne une façon particulière de lire le texte sacré et
donc, aussi, de le traduire tantôt ad sensum, tantôt verbum de verbo. C’est par la foi qui, en
définitive, tranche les alternatives de traduction pour les textes sacrés, que Luther
parvenait, de son point de vue, à résoudre la dichotomie classique de l’esprit et de la lettre
qui, sans cette « disposition de l’esprit », demeure toutefois bien entière 77. La fidélité est ici
matière de foi. Le mot retrouve donc son origine intime, comme quoi il est bien vrai que
l’étymologie est la vie intérieure des mots.
*
* *
Quand il sème derrière lui ses petits cailloux blancs, Hansel a peur. Il sait qu’il risque
malgré cela de s’égarer. Le risque de l’erreur l’accompagne. Lorsqu’il laisse derrière lui
des miettes de pain – que les oiseaux s’empresseront de manger – ce sentiment d’insécurité
augmente encore, inconfort que ne connaît pas celui qui n’a nul besoin d’artifices pour
rentrer chez lui.
Quand les enfants arrivent à la maison de pain d’épice, magnifique et appétissante,
celle-ci représente, au fond, l’allégorie de la maison de leur père, mais transformée. Hansel
se trouve devant une maison qualitativement transformée. Elle a la même fonction que
la maison de son père – c’est bel et bien une maison – mais néanmoins différente, et elle
répond, à tout prendre, au besoin fondamental du garçon et de sa sœur à ce moment précis
du conte.
La traduction, qui prend la place du texte qu’elle traduit, est un peu comme cette
maison de pain d’épice qui répond à un besoin précis dans l’histoire. On ne traduit pas sans
raison et les motifs poussant un traducteur et son éditeur à proposer au public un ouvrage
traduit participent nécessairement au sens de ce texte, comme on vient de le voir avec ce
regard lancé vers les traductions renaissantes.
Ces motifs ne concordent pas toujours avec l’intentio auctoris. Dans les faits, un lecteur
découvre parfois dans un livre des choses dont l’auteur lui-même ignorait l’existence,
des sens qu’il ne pouvait prévoir, ne fût-ce que pour des raisons de distance temporelle.
Dans l’optique de l’auteur, le lecteur doit revenir à la maison du père. Mais ce qu’illustre
la traduction, c’est que la maison répond avant tout aux besoins du lecteur qui en est
l’architecte.
Une œuvre engendre des pistes de lecture, mais le lecteur est libre de les suivre ou
non. Bien davantage, la lecture est par nature transformante. Elle fait de la chaumière du
forestier une maison de pain d’épice. Or c’est en passant par cette maison que les enfants
s’enrichissent et que le conte peut progresser.
Il y a une vertu à ces lectures déviantes, un enrichissement certain. Qu’on lise plusieurs
traductions différentes d’un même texte : on aura une idée beaucoup plus étoffée,
beaucoup plus vaste de son sens. Du reste, la reprise du sens de certaines œuvres, encore et
encore à travers la lecture, faisait l’essence même de l’étude des auteurs dits « classiques ».
Elle faisait de la lecture et des relectures un fondement de l’esprit authentiquement cultivé.
D’ailleurs, on disait « cultivés » à une époque ceux qui avaient en commun non seulement
la connaissance de certains textes (qui devenaient « classiques » par ce partage), mais aussi
qui avaient des types particuliers et partagés de lectures. La connaissance était comme telle
reconnaissance 84.
La traduction illustre que le sens d’un livre est balisé par le lecteur qui, selon
les époques, sème derrière lui de petits cailloux blancs ou des miettes de pain. Ces lectures
s’éloignent et parfois se rejoignent, vont vers l’auteur ou le fuient, mais, à tout prendre,
elles constituent le sens du livre : elles forment la route d’Héraclite. Rien n’est cependant
donné une fois pour toutes. Le sens est toujours un risque. Aussi faut-il, en se plongeant
dans un livre, s’attendre à cette voix de l’auteur qui veut nous en imposer :
51. Cf. les nombreux exemples donnés par J. Vézin, Das Buch als magisches und als Repräsentationsobjekt. Vorträge
gehalten anlässlich des 26. Wolfenbütteler Symposions vom 11.-15. Sept. 1989 in der Herzog-August-Bibliothek,
Wiesbaden, P. Ganz, 1992, p. 101-115.
52. Le livre n’est pas que le réceptacle symbolique d’un savoir sacralisé par les siècles passés, mais aussi la base d’où
s’élèvent les auctoritates dont il faut préserver les écrits plutôt qu’en développer les intuitions et en renouveler
les thèmes. Cf. Libri e lettori nel Medioevo, Guida storica e critica, édité par G. Cavallo, Roma-Bari, Laterza, 2010
(1977), p. XII.
53. Sur cette méthode laborieuse, Durkheim souligne que « notre pensée moderne, déshabituée depuis des siècles
de toute forme de culture logique, se perd dans ce dédale de divisions, de sous-divisions, d’analyses, que le jeune
étudiant ès arts devait pourtant comprendre à la simple audition, et sans que, bien souvent, il eût sous les yeux
re
le texte de l’auteur étudié ». E. Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1999 (1 éd. 1938),
p. 157.
54. « À la base du commentaire du texte, la lectio, analyse en profondeur qui part de l’analyse grammaticale qui
donne la lettre (littera), s’élève à l’explication logique qui fournit le sens (sensus) et s’achève en exégèse qui
révèle le contenu de science et de pensée (sententia) ». J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, op. cit., p. 100.
Pour plus de développements sur ce thème, on consultera I. Heullant Donat (dir), Éducation et cultures. Occident
e e
chrétien XII -mi XV siècles, Paris, Atlande, Coll. Clefs concours, 2 tomes, 1999.
55. Cf. HTLF, I, op. cit. p. 696.
56. L’histoire des traductions sert, en outre, à illustrer tout ce qui, dans la compréhension d’un énoncé, ne relève
pas de ce qui est linguistique.
57. Un ouvrage récent donne un bel exemple de cette méthode de reconstruction du sens auquel procède
la traduction à partir d’une analyse historique de la pratique lectoriale (ici en répertoriant les traductions du
Faust de Goethe) : L. D’hulst, Essais d’histoire de la traduction. Avatars de Janus, Paris, Classiques Garnier, 2014,
pages 103 à 120.
58. Confrontation pour établir les stratégies de lecture, mais aussi la formation érudite du lecteur.
59. Les marginalia de Pétrarque sur un ouvrage réunissant des traités de saint Augustin (BnF, ms. lat. 2103) en
représentent un éloquent exemple.
60. Dans l’édition de l’humaniste italien Francesco Robortello, à Bâle, en 1554. Une polémique existe encore
toutefois quant à l’attribution du Traité du sublime à Longin. Il semble qu’une erreur du copiste du manuscrit
de référence (le codex de la BnF Parisinus Graecus 2036) qui nomma l’auteur Dyonisius Longinius au lieu de
rapporter la conjonction disjonctive « ou » : Dyonisius OU Longinius (Dyonisius se référant à Denis
d’Halicarnasse) soit à l’origine de l’attribution fautive. On tend aujourd’hui à attribuer le Traité du sublime à
un auteur inconnu nommé, selon la pratique dans ces cas difficiles, « Pseudo-Longin ».
61. Longin (Pseudo-Longin), Traité du sublime, XIII, 4.
62. Horace, Épitres, I, 19.
63. C’était là, à tout prendre, le travail des écrivains romains de l’époque archaïque avec les modèles grecs. C’est ce
que fit Attilius en traduisant Sophocle en latin (malgré la critique de Cicéron qui nous fait connaître
l’existence de cette traduction), ce sur quoi repose l’œuvre de Livius Andronicus de même que le théâtre de
Plaute et de Térence. Ennius acclimate l’hexamètre grec en latin, Caton l’Ancien transpose le genre historique
dans la langue de Rome (rompant ainsi avec Fabius Quintus Pictor qui favorisait, lui, la rédaction en grec).
Cf. Robin Glinatsis, « Horace et la question de l’imitatio », Dictynna, Revue de poétique latine, [En ligne],
o
n 9 | 2012, mis en ligne le 26 novembre 2012, consulté le 2 septembre 2016. URL :
http://dictynna.revues.org/813
64. HTLF I, op. cit., pages 217 à 225.
65. Montaigne, Essais, II, 10 (Des livres), op. cit., p. 388.
66. Commentant un passage des Essais, III, 8, (De l’art de conférer), J. Jansen écrit : « L’usage créatif d’emprunts –
c’est-à-dire la transformation, l’adaptation et l’appropriation de ce qui était jadis à quelqu’un d’autre –
constituait ce savoir-faire littéraire qui différenciait l’auteur accompli du novice encore soumis à son modèle. »
J. Jansen, « P. C. Hooft, lecteur et imitateur de Montaigne » in Montaigne and the Low Contries (1580–1700), édité
par P. J. Smith et K. A. E. Enenkel, Leiden et Boston, Brill, 2007, p. 174.
67. Cet effort d’échapper au littéralisme est appelé par Gianfranco Folena conversione (conversion, mais aussi
immedesimazione, identification), c’est-à-dire la manifestation d’un essai de se mettre à la place de l’auteur. Il
reprend ici une injonction déjà présente chez Leonardo Bruni. G. Folena, Volgarizzare e tradurre, Turin,
Einaudi, 1991, pages 64 et 65. Aussi in L. Bernard-Pradelle et C. Lechevalier, Traduire les Anciens en Europe du
e
Quattrocento à la fin du XVIII siècle, op. cit., pages 45 à 47.
68. M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz (collection Titre courant no 24), 2009, pages 63 à 69. Ce
nouvel intérêt envers la question de la rhétorique explique, par exemple, le peu d’appétit envers la traduction
du théâtre considéré de « mauvais goût ».
69. Ses moqueries sur le néologisme « res publica » en témoignent. De interpretatione recta, § 43.
70. Sur cette question de rythme en traduction, les idées de Meschonnic sont bien connues. On consultera, en
complément, ce que dit Yves Bonnefoy in Yves Bonnefoy, Poésie, recherche et savoirs, Actes du colloque de
Cerisy-la-Salle publiés sous la direction de D. Lançon et P. Née, Paris, Hermann Éditeurs, 2007, en particulier
l’article de Fabio Scotto, « Le son de l’autre : théorie et pratique de la traduction d’Yves Bonnefoy », pages 73 à 92.
71. Walter Benjamin, dans son texte d’hiérophante consacré à la traduction, pose le problème ainsi, en
distinguant cependant entre la similitude (die Ähnlichkeit), l’affinité (die Verwandtschaft) et la connivence (das
Gemeinte). Ces différentes déclinaisons de l’identité doivent mener à la démonstration d’une complicité
profonde entre les langues, identité modélisée à travers le concept de « pure langue ». Le devoir du traducteur
est, en quelque sorte, de déraciner le texte originel de tout ce qui le porte afin d’illustrer comment il peut
survivre à ce déracinement et demeurer, essentiellement, le même.
72. Jacques Peletier du Mans, Art poétique (c. 1555) publié par A. Boulanger in L’Art poétique de Jacques Peletier
du Mans, Paris, Les Belles Lettres, 1930, p. 105. Voir aussi HTLF I, op. cit., p. 708.
73. A. Bensoussan, Confessions d’un traître, Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 1995, p. 92.
74. Jérôme de Stridon, Lettres, tome III, Paris, Les Belles Lettres, 1953, p. 59.
75. « Il faut donc d’abord connaître les choses que les langues expriment. » Martin Luther, Werke (Weimarer
o
Ausgabe), Tischreden 2, n 2758a, p. 639, cité par C. Bocquet, Martin Luther, un traducteur tout en contrastes,
préface à M. Luther, Écrits sur la traduction, édition et traduction de C. Bocquet, Paris, Les Belles Lettres, coll.
« Traductologiques », 2017, p. 50.
76. Idem., p. 51.
77. Pour une étude circonstanciée du problème, M. Luther, Écrits sur la traduction, op. cit., speciatim, pages 42 à 54.
78. F. Buffoni, Con il testo a fronte. Indagine sul Tradurre e l’essere tradotti, Novara, Interlinea edizioni, 2007, pages 8
et 9.
79. A. Lavieri souligne justement ce problème : « Une telle idée de la traduction a ses assises sur un rapport
idéologique avec la langue qui en fait l’élément central du discours traductif » (notre traduction). Il ajoute, que
lorsque l’on fait du signe l’ensemble du traduire, on inscrit forcément la réflexion sur la traduction dans
une visée dichotomique. A. Lavieri, « Il demone della traduzione. Filosofia, letteratura e scienze umane » in
La traduzione fra filosofia e letteratura, op. cit., p. 8.
80. Un traducteur a récemment reproposé les pensées de Lichtenberg en français en jetant l’anathème sur tous
ceux qui, avant lui, ont traduit l’écrivain allemand. Aucun traducteur, soutenait-il, n’a compris l’auteur, tous
l’ont fardé pour le rendre méconnaissable et le « rendez-vous de Lichtenberg avec la France » fut
inexorablement manqué. Lui seul rétablira la vérité du texte, lui seul donnera une vision juste de Lichtenberg.
Cela en dit long sur une vision essentialiste de la traduction et sur l’incapacité de ce traducteur de voir au-delà
de la subjectivité de sa propre lecture. En Grand Inquisiteur, il condamnait aussi les titres donnés aux
différents recueils de pensées de Lichtenberg en français. Le titre de sa propre traduction marque aussi assez
fortement la place qu’il donne au traducteur dans l’œuvre des auteurs traduits : Lichtenberg est le titre du
recueil et l’auteur est… le traducteur ! Ainsi Jean-François Billeter (le traducteur) serait donc l’auteur de
Lichtenberg (l’auteur traduit). Rien de moins. Heureusement pour nous que ce monsieur n’a pas traduit
la Bible, il se serait donné pour l’auteur de Dieu.
81. Jean-René Ladmiral est le seul, autant que l’on sache, à s’être aventuré dans cette voie. Il parle de dissimilation
afin d’indiquer comment la traduction, bien que prenant appui sur un texte, tend néanmoins à s’en écarter
pour mieux en exprimer l’esprit. Voir Ladmiral, Sourcier ou cibliste, op. cit., pages 197 à 199.
82. Yves Bonnefoy parle lui-même, à propos du travail du traducteur, de « lecture écrivante ». Voir « Avant-
propos », La Communauté des traducteurs, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 10.
83. Du mot latin originarius où le suffixe – arius marque autant un rapport constitutif, que de causalité et
d’appartenance.
84. Les problèmes actuels de l’enseignement national tiennent justement en cela : la rupture dans la transmission
de connaissances culturelles, traditionnelles et communes empêche de nous reconnaître comme citoyens
d’une même nation. Le sens profond de l’unicité et de l’indivisibilité de la République est à cet égard moins
politique que culturel. La culture est à l’esprit ce que les lois sont à l’État.
Épilogue
Il était une fois, il y a de cela fort longtemps, deux frères. L’aîné était riche tandis que
son cadet se trouvait pauvre comme la galle. Au soir du réveillon de Noël, le pauvre s’en
alla trouver le riche afin qu’il lui donnât fût-ce une aile de chapon ou une cuisse de caille
afin qu’il pût calmer un peu la faim qui le tenaillait. Dieu est le trésorier de l’homme
généreux, dit-on, mais le frère riche avait, lui, le Diable comme comptable. C’est pourquoi,
après avoir humilié son cadet, l’aîné l’envoya au diable avec un petit morceau de jambon.
Le pauvre était un homme simple, et il prit à la lettre le mandement de son frère et s’en
fut au diable. Il marcha quelques heures en direction du Nord, arriva dans une forêt
profonde et comprit qu’il avait perdu le droit sentier qu’il suivait. Puis, une petite route de
pierres sur lesquelles étaient gravées des sentences telles que : « Je ferai mes devoirs », « Je
ne mangerai pas les biscuits cachés dans le pot de grès », « Je vais partager mes jouets », se
présenta sous ses pas.
— C’est bien là le chemin de l’Enfer, songea-t-il avec finesse, car il est pavé de bonnes
intentions.
Arrivé devant une grosse porte de fer, il saisit le heurtoir et frappa. On mit quelque
temps à ouvrir, puis quelqu’un vint. La porte grinça sur ses gonds.
— Entrez vite ! C’est froid dehors ! Que faites-vous ici ?
— Je vais au diable, cher Monsieur.
Le diablotin vérifia en maugréant dans un gros in-folio relié à la fanfare. Après un peu,
le portier fit remarquer au pauvre qu’il n’était pas sur la liste, et que, de toute façon, nul
n’était attendu ce soir et il lui tendit sur les entrefaites l’espèce d’incunable.
— Voyez-y vous-même, par Belzébuth ! tempêta-t-il d’impatience, votre nom n’y est
pas !
— En effet, répondit le pauvre en parcourant les pages manuscrites, il n’y a là que
des gens dont je ne sais rien… Je n’y suis pas… C’est bien vrai que l’Enfer, c’est les autres.
Le portier allait le renvoyer, quand de sa vue perçante il aperçut le bout de jambon –
denrée rare aux enfers. L’odeur avait d’ailleurs attiré force diables, petits et grands, qui
grouillaient tout autour de lui comme autant de fourmis et d’asticots. Commença alors
une surenchère pour avoir la bouchée de jambon.
— Vous savez, dit l’homme, ma femme et moi pensions manger cela pour Noël, mais
comme je vois qu’il vous fait vraiment envie, je peux vous le laisser sans problème. En
échange, je vous demanderai toutefois de me donner le moulin à bras, là-bas, derrière
la porte.
Il avait en effet avisé un petit moulin qui lui faisait envie et qui aurait été
d’un magnifique effet, chez lui, sur la tablette de la cheminée. Quel étrange sens
des priorités me direz-vous, mais on a beau être pauvre, on est toujours assez riche pour
être snob.
La tractation fut rude, car il se trouvait que ce moulin était magique et pouvait donner
aux hommes ce qu’ils lui demandaient, dès lors qu’on l’actionnait d’une certaine manière.
Mais l’appel du jambon fut plus fort que tout, l’affaire fut conclue et le frère pauvre jeté
hors de l’Enfer, tandis que les hordes de démons s’entredéchiraient pour manger la demi-
once de jambon. Notre homme mit donc le moulin dans son havresac et rentra chez lui.
Il trouva sa femme dépitée et triste. Le feu était tout chétif et égrotant dans l’âtre, et elle
s’était résolue à faire un bouillon avec les gravillons et les quelques cailloux de la basse-cour
abandonnée par les volatiles depuis des lustres. Sans attendre, il ordonna à son épouse de
dresser une table avec les torchons qui restaient de son trousseau. Celle-ci protesta, disant
que sa chaudronnée serait encore crue, mais lui, il alluma quand même la lampe avec
un vieux champignon servant d’amadou. Puis, à l’aide des instructions trouvées dans
le tiroir du moulin, il tourna la manivelle d’une certaine manière, en disant tout haut ce
qu’il souhaitait. Aussitôt apparurent les mets les plus exquis : des brochettes de pipefarces
d’Outremont, des arragousets à la Coqlicorne, des grylles sauce flamande, une flambée de
Salamandre au vin et pommes des Hespérides, quelques reliefs d’ortolan sur tapis de
Turquie, etc., etc. La bonne femme écarquillait les yeux, ressentant par avance
des échaudures du cholédoque et des lancinations pancréatiques. Le pauvre moulut bien
d’autres ripailles dont les effluves parvinrent jusque chez le riche. Il avait aussi moulu
un équipage à six chevaux, un majordome, trois valets de pied et une jolie femme de
chambre qu’il avait mise à sa botte. Or tout cela avait fait du bruit dans le comté. Aussi
le frère riche, n’en tenant plus, mit sa plus chic redingote, fit atteler une voiture et alla
s’enquérir de la situation, dans le ferme dessein de découvrir le pot aux roses, si cela était
possible.
D’abord, il ne reconnut pas la maison de son cadet et dut demander aux passants si ce
castel, entouré d’un jardin inspiré de Le Nôtre et de bassins habilement conçus par
Girardon, était bien à son frère.
— Monsieur veut sans doute parler du marquis du Moulin à bras ?
— … ?!
Avant qu’il ne pût répondre, le jeune frère descendit d’une riche voiture dont les armes
avec cimier d’argent et force lambrequins portaient un écu composé de gueule avec pal de
vair et, en pointe, un moulin à bras ainsi devisé : « Vertor non flector ».
Les merveilles qu’il voyait partout faisaient que le frère aîné – on ne peut plus l’appeler
le riche désormais – était gagné par une terrible force, celle d’une ambitieuse envie, qui est
un fâcheux défaut que toutes les religions réprouvent, n’étant une qualité qu’en politique…
et comme un politique, le frère aîné échafauda un plan pour déposséder son frère, tout
pétri d’innocence, de candeur et de bonne foi.
— Écoute, dit l’aîné au cadet, on dit que c’est au pauvre qu’appartient le Royaume de
Dieu. Or, es-tu pauvre ?
— Je ne le suis plus.
— Tu es donc dépossédé du Royaume de Dieu.
— Cela me semble juste…
— Tu es ainsi pauvre parce que tu es riche.
— C’est incontestable.
— Et Ovide n’a-t-il pas écrit : « Pauper ubique iacet » ?
— … oui, dit indécis le cadet dont la cervelle était plus vide que le grand désert
des Tartares.
— Si donc ce moulin à bras t’a appauvri et que tout va mal au pauvre, qu’en outre
Horace affirme que les préoccupations augmentent avec les richesses, et que le proverbe
déclare que celui qui est devenu pauvre perd tous ses amis, mais que c’est là où sont les amis
que sont les vraies richesses – ubi amici ubi opes – n’est-il pas juste qu’il te faille te
débarrasser de ce maudit moulin à bras ?
— Voilà ce que j’appelle raisonner, dit le cadet. Mais qui donc voudrait d’une telle
calamité ?
— Je me sacrifierai pour l’amour de toi, mon frère, répondit l’autre la main sur le cœur.
Le cadet protesta, fit valoir qu’il ne pouvait faire subir si noire destinée que celle de
devenir le propriétaire du moulin à bras à un homme tel que lui, un vrai philosophe (il s’y
mit à trois fois pour prononcer correctement ce mot), il lui représenta que la fraternité, que
l’amour, que la Justice même, etc., etc.
— Écoute, à voir ce castel, ce moulin t’a rendu riche, non ?
— C’est indéniable.
— Or ne dit-on pas qu’il sera plus difficile pour le riche d’entrer dans le Royaume de
Dieu qu’à un chameau de passer à travers le chas d’une aiguille ?
— En effet… je l’ai ouï dire au curé…
— Risqueras-tu de te retrouver aux enfers, malheureux ?
— Mais si on ne m’y a pas accepté !
— Tais-toi donc, idiot de la famille ! Le tragédien Eschyle soutenait que les calamités
passent à côté des pauvres. Ne vaut-il pas mieux alors être de leur bord pour éviter les traits
de la Fortune ?
— Sans doute, murmura le cadet que tout ce huis clos intellectuel épuisait
singulièrement.
— Alors laisse que je t’aide, mon ami, mon frère ! Je ne pourrais supporter de songer
que ton ombre soit malheureuse dans l’au-delà !
L’aîné fit tant et si bien que le cadet, qui était un esprit simple, accepta trois cents écus
de dépôt et une lettre de son aîné qui s’engageait à lui rendre le moulin à bras après
la fenaison. Il le lui prêta en pensant (par-devers lui) :
— Après tout, j’ai moulu suffisamment pour tenir des années.
Mais bien mal acquis ne profite jamais, et cela ne se trouvait ni chez Ovide, ni chez
Horace, ni chez Eschyle. Aussi l’aîné, qui avait tiré ses grègues avant que de déguerpir, s’il
savait comment se servir du moulin pour demander ce qu’il voulait, ignorait cependant
comment l’arrêter. Funeste affaire… L’envie lui prit sur la route d’un peu de hareng fumé et
de soupe au lait. Il se mit à moudre aussitôt dans le coche qui le ramenait à la maison. Il
actionna le moulin qui aussitôt le fournit en harengs et en soupe… tant et si bien qu’il finit
par être inondé de soupe au lait dans laquelle nageaient des harengs fumés ! La voiture
s’arrêta net, les chevaux ne pouvant tirer pareille charge. L’homme ouvrit la portière et fut
expulsé tout net de la voiture dans une vague blanche et malodorante. Il tenta par tous
les moyens d’arrêter de moudre, rien n’y fit. Il se retrouva alors sur une rivière de soupe au
lait qui s’écoulait en torrent vers la mer proche dans un rugissement de cataracte.
Heureusement, le cadet passait par là, car il se rendait au port investir ses trois cents écus
auprès d’un de ses amis, capitaine au long cours.
— Au secours ! Aide-moi mon frère ! Je me noie, je me noie !
Le cadet se décida à aider son aîné moyennant la promesse de lui verser encore trois
cents écus.
L’aîné, sauvé des eaux, paya son dû et s’en alla en courant, jurant, à qui voulait
l’entendre, qu’on ne l’y reprendrait plus.
Arrivé au port, le cadet avait six cents écus à engager et possédait toujours son moulin
magique. Son ami, le capitaine, le salua avec chaleur et l’invita à bord de son navire.
Le brave marin se plaignait de devoir traverser tous les fjords de ces régions nordiques
pour rejoindre des baies plus au sud, tout cela dans un aller et retour aussi harassant
qu’ennuyeux.
— Mon moulin pourrait t’aider, lui qui peut moudre tout ce que l’on désire.
Là-dessus il tourna la manivelle, dit qu’il voulait une caisse de vin de Tokay.
Le moulin se mit à moudre et il y eut du vin frais dans des verres en cristal de Bohème pour
tout l’équipage. Le capitaine n’en revenait pas et on but joyeusement jusqu’à ce que l’on vît
bien haut dans le ciel d’ébène les étoiles des Cyclades et de Proxima du Centaure. Le second
avait fait carguer les voiles au début de la petite fête, car il savait que le roulement
des vagues rend plus supportables les étourdissements de l’alcool.
L’aube élançait ses doigts de rose quand le capitaine se leva avec un terrible mal de tête.
Tous ronflaient à bord du bateau et la rive n’était plus qu’une mince ligne dans l’horizon
d’azur. Sa tête était lourde à cause du vin. Il connaissait un remède contre ce malaise, mais
il lui fallait du sel qu’il ne parvint pas à trouver dans sa dispense. Il entrevit alors le moulin
dans les bras de son ami lourdement endormi. Il se souvint des merveilles qu’il pouvait
faire et, se saisissant du moulin, sans réveiller son compère, il dit :
— Je veux du sel, et plus vite que ça !
Il actionna le moulin et le sel surgit, fin et abondant. Trop abondant. Bientôt, il avait
rempli l’entière timonerie et le navire penchait lourdement à bâbord. Le capitaine
s’inquiéta, tenta d’arrêter le moulin… peine perdue. Le sel s’écoulait maintenant en si
grande quantité, que le capitaine disparut sous une vague saline et que son bateau se
renversa, entraînant dans les abîmes les hommes endormis.
Lentement, le navire s’enfonça dans les eaux noires, jusqu’à s’abattre sur un récif
corallin. Dans le silence et l’indifférence de l’abysse où reposait désormais l’épave sans vie,
il n’y avait qu’un mouvement qui troublait la quiétude fatale : celui d’un moulin qui
moulait et moulait et moulait encore du sel, sans fin, et toujours, et encore… Et c’est
pourquoi l’eau de la mer est salée 1.
*
* *
Il faut s’instruire des contes. Que nous dit le moulin au fond de la mer ? Il raconte
pourquoi l’eau des océans est salée. Les esprits sceptiques et les têtes fortes en calcul ou en
logique n’ont que mépris pour ce type d’exposé. Ils n’y voient rien de bien sérieux, rien de
« scientifique », et leur intelligence inquiète ne saura trouver dans ce récit nul motif
d’apaisement.
C’est au fond le drame de ceux qui cherchent une raison objective à toute chose de ne
pouvoir se satisfaire d’un rayon de soleil tombant sur la campagne, du sourire d’un enfant
ou de la simplicité de la fable. Ils ne savent pas que « tout doit être acquis sans parole et
divinisé en silence » 2.
Certes, le conte n’est pas tout. Il va de soi que nul ne voudrait s’appuyer aujourd’hui
sur les conceptions de Galien pour guérir ses maux. Nous avons d’autres béquilles à défaut
d’être en santé. Et la technologie représente sans contredit une victoire sur le temps qui
astreignait l’individu, sans son secours, aux plus désolantes répétitions des tâches. Nous
avons de la sorte gagné un temps que l’on consacre désormais à la liberté, qui est l’activité
proprement humaine de l’homme.
Néanmoins, entre la présentation du conte et celle de la science, entre l’explication
d’un moulin qui moud éternellement du sel dans l’abîme d’un fjord nordique et celle
parlant d’ions, de dioxygène et de cyanobactéries, par-delà les dissemblances de ces
expositions, il y a une chose en commun. La description du réel est organisée de telle sorte
que l’on puisse toujours appréhender une cause œuvrant derrière le phénomène observé.
Cette organisation descriptive met en quelque sorte le monde dans une forme qui devient,
grâce à elle, assimilable – du latin assimilare (imiter) – pour l’esprit. Cette forme, on
pourrait la définir comme une logique narrative.
Tant le conte que la science nous racontent quelque chose du monde, hormis que
les récits de la science possèdent des contraintes que le conte ignore : la science, autant
qu’elle le peut voir, veut nous raconter le monde tel qu’il est. La vérité est pour elle
une qualité propre au monde. Le conte, lui, nous le raconte tel qu’il est peut-être, car la vérité
est pour lui une qualité propre au discours, comme en poésie. Aristote soulignait d’ailleurs
que « le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu, mais ce à quoi on peut
s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité » 3.
Ainsi, pour connaître les raisons de la salinité de la mer, la science s’informe du réel et
nous en donne une description qui prétend dire le réel ; le conte, pour sa part, exploite ce
qui peut être, « ce à quoi on peut s’attendre » pour le dire comme Aristote. Il prétend dire
le merveilleux dans le réel.
*
* *
Seul devant sa page blanche, le traducteur n’est pas à proprement parler comme
l’auteur. Il n’est pas à la même place, bien qu’il soit, lui aussi, devant une page blanche. En
fait, le traducteur est en lieu et place du lecteur. Quand l’auteur possède la liberté propre à
la création, le traducteur, lui, se trouve plutôt dans une situation de contrainte face à ce
qu’il doit traduire. Son travail est conditionné par le souci de l’erreur, attitude soucieuse qui
génère chez lui une sorte de peur (celle de se tromper). Cette attitude existentielle marque
son travail, tout en encourageant un discours apologétique et justificateur de sa pratique
que l’on nomme injustement « théorie ».
En tant que lecteur, le traducteur produit moins un texte à proprement parler
qu’une lecture écrite. C’est donc comme telle que la traduction doit être envisagée. Or,
la lecture est un acte d’interprétation, qui plus est un acte qui n’est pas inné, mais acquis.
Le sens qu’elle découvre dans un texte n’est pas simplement donné par l’auteur ; il est
surtout construit par le lecteur et les conditions de cette construction varient un peu
comme les différents ordres de l’architecture. Comprendre une traduction, c’est être
capable de parcourir ce chemin de reconstruction du sens.
L’une des caractéristiques de la lecture est qu’elle peut intervenir dans un lieu et à
un moment différents de l’écriture. Lire Sénèque aujourd’hui à Paris en français n’a pas
le même sens que lire Sénèque en 65 à Rome et le faire en latin. Cette déportation du temps
et du lieu de l’œuvre originale influence la reconstruction du sens par le lecteur.
La traduction, en tant que lecture écrite, rend pour ainsi dire tangible ce phénomène en
plus de bien montrer que les problèmes de traduction ne sont pas que linguistiques : ils
dépendent pour beaucoup de cette distance entre le temps de l’écriture et celui de la lecture.
Il y a un élément d’historicité qui est fondamental aux problèmes liés à la traduction.
Souvent, les raisons qui poussaient à traduire un texte changent complètement
d’une époque à l’autre et ce que l’on faisait par intérêt rhétorique dans l’Antiquité ne
correspond plus guère, à l’époque moderne, qu’à un souci philologique. Plus encore,
la notion même de « traduction » n’a pas tout à fait le même sens d’une époque à une autre,
et cela parce que l’on ne lit pas les textes de la même façon selon le siècle où l’on se trouve.
Comprendre comment on a traduit un texte, c’est comprendre comment on l’a lu, mais
aussi quand cette lecture est intervenue.
Chaque traducteur est l’auteur de sa propre lecture, c’est là que réside sa liberté face au
texte ; c’est l’usage qu’il fait des clés tendues par l’auteur. D’ailleurs, les différentes
traductions d’un même texte, dans leurs différences, illustrent combien c’est le propre de
la lecture d’être déviante et de ne pas correspondre tout à fait aux horizons d’attente de
l’auteur.
Devant toutes ces considérations, on voit que la traductologie se révèle comme
une analytique lectorielle.
L’œuvre de l’auteur n’est pas en soi « un original ». Elle ne devient telle que si on
la traduit. Afin de souligner cette relation où un texte enfante une traduction et pour
marquer le rapport de provenance de celle-ci, on a proposé les termes « originel » (pour
le texte d’où en provient un autre) et « originaire » pour la traduction de ce texte. L’originel
est ce qui est premier et qui est à la source d’une chose. L’originaire, quant à lui, porte
les modes, les façons, l’accent d’où il provient, autant de choses qu’il peut acclimater, mais
qu’il ne peut effacer complètement par le fait même qu’il tient sa source d’un autre.
Enfin, les questions d’esprit et de lettre sont connotées historiquement : elles
témoignent d’attitudes méthodologiques. La dichotomie classique entre l’esprit et la lettre
existe quand on pense la traduction comme étant d’abord un texte et sous l’angle du
concept d’identité. Si l’on admet que la traduction est une lecture – donc une chose
différente de l’écriture – les termes de l’identité entre ce texte qui est l’original et cet autre
qui est la traduction tombent d’emblée. Il ne s’agit plus alors de justifier de quelle manière
une traduction doit être identique au texte qu’elle traduit, mais de comprendre les termes
de la complémentarité, la lecture étant complémentaire de l’écriture et, en un certain sens,
son achèvement. Il s’agit en définitive de comprendre comment, et quand, le sens
d’un texte fut reconstruit par ce lecteur d’exception qu’est le traducteur.
La traductologie se dévoile alors comme l’explicitation, à travers la pratique concrète
du transfert linguistique, de la subjectivité devant un texte.
*
* *
Tel est le conte, tel est le récit systémique fait sur la traduction. Il faut cependant
remarquer qu’il ne s’agit là que d’un discours possible pour décrire la traduction et tenter de
modéliser ses problèmes principaux.
Si le récit explique bien des choses, bien d’autres encore exigent d’être poursuivies
constanter et non trepide. Quel que soit nos efforts de théorisation, ceux-ci laissent toujours
quelque chose de côté ; le monde ne peut tout à fait se résumer en une formule, car cette
formule qui résumerait tout n’est pas elle-même incluse dans le monde qu’elle résume. En
effet, le regard qui admire un paysage ne fait pas partie lui-même du paysage admiré 8. De
plus, quoi que l’on fasse, on ne peut tout embrasser et devant la mer, l’horizon qui ferme
la perspective est une limite pour nous, non pour la mer.
Wittgenstein a très bien exprimé cette idée. Pour lui, un penseur est tel un pécheur qui
déploie son petit filet sur la surface du vaste océan. Ce qu’il va prendre – et ce qu’il pensera
de la vie maritime dormant au fond de la mer – dépend tantôt de la forme, tantôt de
la grandeur des mailles de son filet 9.
Toute théorie est donc, au fond, un réseau de forme arbitraire, comme les mailles
d’un filet, dont l’objet est de nous livrer, non pas tant ce qu’est le monde, mais ce qu’il peut
être, l’une de ses descriptions possibles. Une théorie ne dit rien sur le monde, hormis que
le monde peut se laisser décrire ou raconter de cette façon ou de cette autre 10. Il en va de
même de l’exposé fait dans cet ouvrage, qui compose peut-être un bon récit, mais ne
représente jamais, il faut l’admettre humblement, qu’une description possible de la question,
un « ce à quoi on peut s’attendre », un tout petit filet lancé sur une mer autrement plus
vaste que lui et qu’il ne peut entièrement couvrir.
Nos efforts d’ailleurs ressemblent un peu à ceux du pêcheur qui lance son filet dans
la mer ; s’il sait qu’il ne prendra pas une baleine, son cœur demeure cependant incertain de
la prise possible. Il se l’imagine, il voit son filet émaillé de poissons aux écailles d’or et
d’argent. Eût-il jeté ce filet-ci plutôt que celui-là, la récompense de sa peine aurait été tout
autre et son idée de la vie qui dort au fond de la mer aussi.
Mais voilà qu’il ressent quelque résistance et que ses bouées s’agitent à fleur d’eau. Il a
pris quelque chose ! Devant ses yeux apparaissent alors des festins baroques à la Vincenzo
Campi, des natures mortes avec des tables dressées aux couverts brillants, fruits, vins
blancs, œil morne de créatures maritimes épuisées… Mais le filet résiste, la prise est lourde,
la barque s’affole à tribord… et voici qu’au lieu d’un sujet du royaume de Neptune, il
remonte un objet incongru, tout de bois avec une manivelle. Il regarde ébahi et il est sot
d’étonnement. Que faisait ce moulin au fond de la mer ? Puis, il se souvient de contes
antiques – mémoires imprécises et fuyantes aux contours – qui furent ses premiers
précepteurs pour comprendre le monde. Saura-t-il le faire fonctionner ? Pour cela, croit-il,
il devra consulter des livres, puisque ce sont eux qui sont les dépositaires de la fragile
sagesse humaine. Oui, se dit-il, il trouvera dans les livres le fin mot des choses, car cet
homme simple ne doutait pas que c’était le destin de toute vérité de se faire littérature.
ad Sophiam
1. D’après un conte traditionnel de Norvège recueilli par P. C. Asbjørnsen et J. Moe in Norske folkeeventyr (Les
contes populaires norvégiens), 1841-1851.
2. Kierkegaard, Ou bien… ou bien, traduit du danois par F. et O. Prior et M.-H. Guignot, Paris, Gallimard, 1949,
rééd. 1984, p. 28.
3. Aristote, Poétique, 1451 a 36 – 1451 b 10.
4. Thomas d’Aquin, De Veritate, q.1, a 1. Dans la vérité conçue comme adæquatio, la vérité est une propriété de
chaque être ; dans la vérité comprise comme cohærentia, la vérité devient une propriété du discours.
5. Andrea Moro, Breve storia del verbo essere, Milan, Adelphi, 2010. Pour cet argument, les pages 40 à 51.
6. Priscien de Césarée, Istitutiones grammaticae, II, 4.15 : « […] ordinatio dictionum congrua sententiam perfectam
demonstrans » (cité par Moro, p. 41).
7. Aristote, De interpretatione, 4, 17 a, 2-4 (cité par Moro, p. 42).
8. Cela, ramené aux théories littéraires, revient à ce qu’écrivait Antoine Compagnon : « Il y a une vérité de
la théorie, qui la rend séduisante, mais elle n’est pas toute la vérité, car la réalité de la littérature n’est pas
entièrement théorisable. » A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Éd. du Seuil,
1998, p. 307. Il y a littérature parce qu’il y a un lecteur et, quoi qu’on en dise, le texte seul ne saurait suffire.
Le lecteur est le point de fuite de toute théorie littéraire.
9. Voir L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 6.341.
10. Pour un développement à ce sujet : A. Bramati, Lingue, Culture e Mediatizioni /Langages, Cultures, Médiations, 1
(2014), 1-2, Dipartimento di Scienze della Mediazione Linguistica e di Studi Interculturali, Università degli
Studi di Milano, Milan, pages 130 à 132.
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TRADUCTOLOGIQUES
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Jean-René Ladmiral et Jean-Yves Masson