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CINQ JEUNES FILLES
FACE A INTERPOL
Par GEORGES G.-TOUDOUZE

*
CROISANT en Méditerranée, les cinq jeunes
filles de l’Aréthuse reçoivent un appel de détresse.
Fidèles à la loi maritime, Martiale Cartier et ses
camarades se portent immédiatement au secours du
navire inconnu, un bâtiment étrange, sans cheminée
ni superstructure, à bord duquel gît un homme
blessé.
Mais cet acte de solidarité bien naturel va
déclencher pour le jeune équipage féminin une série
d'aventures et de complications de toutes sortes.
Il lui faudra entre autres s'expliquer avec les
services de la police maritime internationale et ce
n'est pas toujours facile de prouver sa bonne foi !

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GEORGES G.-TOUDOUZE
de l'Académie de Marine
Grand Prix des Écrivains de la Mer 1956

CINQ JEUNES FILLES


FACE A INTERPOL
ILLUSTRATIONS DE HENRI FAIVRE

HACHETTE
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DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Verte :

Cinq jeunes filles sur “L’Aréthuse” 1954


Cinq jeunes filles à Venise 1955
Cinq jeunes filles à Capri 1957
Cinq jeunes filles chez les pirates 1958
Cinq jeunes filles aux Açores 1959
Cinq jeunes filles dans l'Atlantique 1960
Cinq jeunes filles sur la Tamise 1961
Cinq jeunes filles en Armorique 1962
Cinq jeunes filles et L'or des Canaries 1963
Cinq jeunes filles et Le viking 1964
Cinq jeunes filles à Majorque 1965
Cinq jeunes filles face à Interpol 1966
Cinq jeunes filles aux périls de l'archipel 1967

© Librairie Hachette, 1966


Tons droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 7

I. RENCONTRE INATTENDUE 9
II. SOUS LA FLAMME DU RAYON VERT 15
III. DANS LA NUIT LUMINEUSE 19
IV. LE GRAND PROJET 25
V. FLAGRANT DELIT 30
VI. S.O.S. 36
VII. ERREUR N'EST PAS COMPTE 45
VIII. LIBRES, SUR LA MER LIBRE 55
IX. DES FEUX DE LA NUIT AUX FEUX DE L'AURORE 63
X. SUR LA PISTE 73
XI. LA PLAGE AUX MYSTERES 87
XII. IMPASSE 95
XIII. LE SECRET DES TRILOBITES 103
XIV. « SESAME, OUVRE-TOI !» 114
XV. AU GRE DE LA TRAMONTANE 123

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AVANT-PROPOS

PARMI les ouvrages d'histoire, les récits de voyages, les romans et le


pièces de Georges Gustave-Toudouze, la série des Cinq Jeunes Filles constitue
une suite à part consacrée par l'auteur à exalter l'appel que la mer adresse sans
cesse à la jeunesse.
Descendant d'une famille du Finistère qui, en plusieurs générations
successives, a donné alternativement des sauveteurs d'une part et d'autre part
des peintres, des graveurs, des écrivains, des architectes et des statuaires, G.
G.-Toudouze résume en ses écrits les deux caractères puisqu'il est à la fois
marin et artiste.
Fondateur en 1899 de la Ligue maritime, avec ses deux amis Jean
Charcot et La Ronciers, et chef technique du Service cinématographique de la
Marine nationale pendant la guerre 1914-1918, correspondant de guerre
maritime en 1939 et membre de l'Académie de Marine, il est un de ces Bretons
dont Michelet écrivait : « Ils ne séparent pas la mer de la patrie elle-même. »
Ancien membre de l'Ecole française archéologique d'Athènes et professeur de
l'Enseignement supérieur des Beaux-Arts, il a longuement voyagé sur terre et
sur mer et aime à évoquer paysages et œuvres d'art au milieu desquels il a
toujours vécu.

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En imaginant les personnages de cinq jeunes Françaises, trois Bretonnes,
une Bourguignonne et une Parisienne, en les dotant de leurs brevets de
navigation et en les conduisant de la Méditerranée à l'Atlantique et à la mer du
Nord parmi des péripéties souvent dramatiques, il a voulu appeler l'attention de
tous les jeunes sur les leçons de discipline, de courage, d'initiative et
d'endurance que la navigation en mer donne à tous ceux et à toutes celles qui la
pratiquent. Il place donc, à chaque volume nouveau de cette série, ces jeunes
héroïnes dans les circonstances d'une existence aventureuse, passionnante,
utilisant ses souvenirs personnels et ceux des pêcheurs bretons ses compatriotes
avec qui il a toujours vécu en grande intimité. Il fait ainsi défiler de volume en
volume les diverses régions maritimes et, autour des Cinq Jeunes Filles dont il
se plaît à dessiner les caractères, il fait agir des personnages transposés
d'hommes et de femmes rencontrés par lui au cours de ses voyages personnels.
Le but qu'il cherche à atteindre est d'attirer la jeunesse vers cette admirable
école de sang-froid et de vie enthousiaste qu'est la navigation plaisancière.

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CHAPITRE PREMIER

RENCONTRE INATTENDUE

DU PONT de l’Aréthuse, à travers le gréement et la voilure gonflée, la


voix perçante de Paulette Montrachet monte en appel :
« Eh! Là-haut! Tu t'es endormie, moussaillonne de mon cœur? »
Penchée légèrement sur la barre de misaine qu'elle chevauche à jambes
serrées, Anne Marolles termine une épissure sur une drisse de la voile
triangulaire de flèche. Elle riposte gaiement :
« Aussi éveillée que toi, et j'achève tranquillement ma besogne, éternelle
moqueuse que tu es, ma taquine Moutarde. »
La petite blonde s'amuse à lancer une fois de plus le plaisant sobriquet que
tout l'équipage de la goélette donne au matelot Paulette, par allusion aussi bien
au piquant de sa langue qu'à la fameuse spécialité de Dijon, sa ville natale.
L'interpellée répond, d'en bas, avec son meilleur rire :
« Oui-da, vraiment, eh bien, alors, descends de tes hauteurs à toute
vitesse... Rassemblement immédiat sur l'arrière... Ordre de la capitaine.
— C'est bon, ma chère supérieure, j'obéis. »
Avec souplesse, la jeune fille s'est dressée sur la vergue et, se retenant
d'une main à l'étai bien tendu, elle promène un long regard sur l'immensité
scintillante d'une Méditerranée dont les houles alanguies balancent doucement le

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yacht, en marche lente sous voile. Depuis que sa sœur Marie-Antoinette est
devenue l'épouse du compositeur Marc du Viguier, et qu'elle lui a succédé
comme mousse à bord du beau navire de plaisance, la petite Parisienne, dont ce
sont les toutes premières campagnes, ne se lasse pas d'admirer, avec une
profonde émotion, la splendeur des croisières en haute mer. Mais sans plus
rêver, docile à la discipline librement consentie qui est la règle à bord, elle saisit
à pleines mains les manœuvres dormantes, se laisse glisser tout le long des
galhaubans et retombe sur le pont en s'écriant :
« A ton ordre, présente, capitaine... » Son regard affectueux se pose sur
les sœurs jumelles, Geneviève Trévarec, le médecin, et Marguerite Trévarec,
archiviste, commissaire et infirmière tout à la fois; les deux filles du Morbihan
se ressemblent si parfaitement que leurs camarades elles-mêmes ont beaucoup
de peine à les distinguer. Puis, le regard d'Anne, où l'affection se mêle de
respect, s'arrête sur la capitaine, maîtresse à bord après Dieu, Martiale Cartier,
qui fait revivre sur son yacht le souvenir de son grand ancêtre Jacques Cartier,
découvreur du Canada sous François 1er. Et son sourire amusé suit le geste de
Paulette Montrachet qui ouvre la niche voisine du poste de radio et en fait sortir
Corfou, le biquet nain, annonçant gravement :
« Du moment qu'il y a convocation du conseil, l'équipage ne peut pas
délibérer sans la présence de sa mascotte... »
Grand foc, petit foc, misaine et grand-voile bien gonflés par une brise
tiède et régulière, l'Aréthuse à la coque blanche, légèrement gîtée sur son flanc
tribord, file sans encombre. Elles sont là toutes les cinq, capitaine et matelots,
dans la même tenue commode de navigation au large : le tricot bleu et blanc à
manches courtes, la culotte corsaire à toile bise et les pieds nus. Seule, la
casquette de Martiale est ornée d'un mince galon d'or; les autres, sur leurs
cheveux coupés court, se contentent de carrés fixés sous le menton.
Tandis que, sur un signe, les deux Trévarec se mettent à la roue de barre
et maintiennent de concert le cap du bâtiment vers l'est, Anne et Paillette
s'accroupissent en tailleur sur le pont, cette dernière avec son biquet à ses pieds.
Martiale, sur un pliant, adossée contre le rouf vitré qui éclaire l'entrepont, ouvre
sur ses genoux un registre relié, pose un doigt sur la bonne page et déclare :
« Mise à jour du livre de bord. Donnez-moi vos approbations ou vos
corrections. Je lis : Mardi. Venant de l'Atlantique, nous avons franchi voilà deux
jours le détroit de Gibraltar, entre les deux anciennes Colonnes d'Hercule,
Alida et Kalpé. Ayant mis cap à l'est sur le méridien de Malte pour gagner
l'archipel grec, la Crète et l'Asie Mineure, nous avons trouvé brise modérée et
bonne route... Voyage souvent projeté et toujours reporté...
— D'accord! lancent quatre voix unies.
— Parfait. Et, suivant l'usage des vieux capitaines de haut bord, j'inscris :

Et, ce jour-là, il n'y eut pas d'autre événement... Je continue : Mercredi.


Même temps favorable, bonne route. A midi, le point indique que nous croisons

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à bonne distance du littoral algérien, dans un secteur qui demeure en dehors
des lignes de navigation régulière transméditerranéenne. Brise modérée, avec
houle légère nous permettant de gagner vers l'est avec rapidité.

Bien entendu, j'inscris la formule ancestrale : Et, ce jour-là, il n'y eut pas
d'autre...
- Evénement », coupe ironiquement Paulette, tandis que Martiale achève
d'écrire ce dernier paragraphe.
Il y a un court silence, et l'on entend le chant clair du sillage qui court
derrière la goélette, toujours bien appuyée sur sa voilure étarquée tribord
amures. Martiale relève un peu la tête, regarde le ciel uniformément bleu, la
Méditerranée doucement ondulante, son équipage attentif... Puis elle reprend :
« Pour aujourd'hui jeudi, je vous propose ceci : Continuation des deux
journées précédentes, dans le ciel, le vent et ta mer. Cependant, la brise tend à
mollir à mesure que le soleil descend vers l'ouest, ce qui pourrait faire présager
une nuit de calme plat...
- Puisque nous sommes en dehors de tous les itinéraires des paquebots,
pétroliers et cargos, et autres gens pressés de couper au plus court en courant
comme des dératés, dit Faïk Trévarec, je propose, moi, de profiter de la
circonstance pour nous offrir une bonne nuit de dérive...
- ... Qui nous ferait oublier le vilain coup de chien de l'autre nuit, sur le
banc d'Arguin de Mauritanie, appuie Gaït, toujours empressée à terminer les
phrases de sa sœur.
-— Autrement dit, poursuit Paulette, une nuit de fainéantise pour la
bordée de quart, qui pourra bayer aux mouettes sans trop se faire de souci.
— Et si, au contraire, avec le calme plat, nous mettions en route le
tournebroche pour gagner du chemin? » propose timidement Anne Marolles.
L'une donnant son idée, l'autre son opinion, et toutes parlant en même
temps, Martiale Cartier les écoute en souriant, sans interrompre personne. Puis,
de son calme habituel, elle tranche le débat :
« Le mousse oublie qu'il a fallu, pour nous tirer du banc d'Arguin, utiliser
la moitié de notre réserve d'essence, et que la caisse du bord n'a aucune envie de
racheter du carburant, en perdant du temps et de l'argent à faire escale à Malte
ou à Palerme. Le bon vent qui ne coûte rien peut très bien nous mener paisi-
blement jusqu'en Crète à La Canée. »
La réponse fait un peu rougir Anne, gênée d'avoir fait une gaffe et qui
baisse un peu le nez. Mais la capitaine reprend :
« Suivant le règlement du bord, je mets la question aux voix.
- Nuit de repos, en panne, sous calme plat, lancent ensemble les deux
Morbihannaises et la Bourguignonne, ralliées par la Parisienne dans un murmure
un peu penaud.
— Donc, constate Martiale, unanimité...

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-— Plus une voix, celle de Corfou, naturellement », jette l'incorrigible
Paulette.
La capitaine reprend son stylo et se dicte à elle-même, en épelant ce
qu'elle écrit : « Par vote unanime de l'équipage consulté selon la règle, il est
décidé que, la soirée annonçant une nuit de calme plat, l'Aréthuse m mettre en
panne et se laisser dériver sous la surveillance successive des bordées de quart
nocturnes... Et ce jour-là... »
La descendante de Jacques Cartier n'a pas le temps d'achever, car, comme
psalmodiée comiquement par un chœur à quatre voix, sur des tons différents
mais avec la même conviction, la phrase rituelle s'envole, scandée à pleines
gorges : « Et-ce-jour-là-il-n'y-eut-pas-d'autre-événement.
- Beuh, beuh, beuh... »
Alors que résonne encore le dernier mot du chant de l'équipage, un
rugissement, hurlé par la gorge de bronze d'une sirène déclenchée subitement à
brève distance, jaillit, gronde, s'épand et roule en appel de désespoir.
Les cinq amies, que la surprise fait se dresser aussitôt, aperçoivent à
moins de deux milles, se découpant sur l'horizon désert, la silhouette d'un bateau
de taille moyenne, assez bas sur l'eau et de formes dégagées. Sans cheminées,
portant deux mâtereaux à signaux, il s'approche dans un bouillonnement de fort
sillage jusqu'à contre-bord de l1'Aréthuse.

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Pendant que Corfou, effaré par ce vacarme, se précipite dans sa niche,
Paulette saute sur le porte-fanal de tribord, les deux jumelles se raidissent à leur
poste de barre, Anne demeure immobile d'étonnement, et Martiale saisit sa
grosse lorgnette de bord posée sur le rouf.
Et voici que déjà, dans sa logette, le poste radio se met à crépiter; après
deux ou trois hoquets de prise de contact, une voix se fait entendre, bien
articulée, mais avec un accent étranger :
« Allo, allô, S.O.S., allô, allô, m'entendez- vous? S.O.S., timonier de la
goélette en vue, avez-vous la phonie? Allô, répondez-moi, secours indispensable
toute urgence, S.O.S.
Sans hésitation, Martiale tourne le contact et prononce de sa voix claire :
« Allô, je vous entends... Allô, ici yacht français Aréthuse. De quelle aide
avez-vous besoin? »
La voix inconnue répond aussitôt :
« Allô, compris. Avez-vous un médecin à votre bord? »
La jeune capitaine n'a que le temps de dire « oui », et tout de suite l'appel
au secours se précise, haletant :
« Allô, je vous demande secours et assistance pour personne en danger...
Je stoppe sur place... Faites de même... Et j'arrive. »
Dans un grand remous d'écume, le bâtiment mystérieux, qui offre le profil
d'un rapide coureur des mers, a stoppé brusquement, son hélice battant en
arrière.
De son côté, Martiale ordonne :
« Cap bout au vent, toute la voilure en bas pour la mise en panne... Et
l'ancre flottante à la mer. »
Par une succession de mouvements dont la promptitude et la précision
soulignent une fois de plus l'entraînement remarquable de l'équipage, la goélette
a viré bord pour bord. Dans un cliquetis saccadé, grand-voile et misaine s'en-
roulent mécaniquement sur leurs guis, tandis que les deux focs viennent en bas.
En même temps, le grand entonnoir de toile brune de l'ancre flottante passe par-
dessus la lisse au bout de son amarre et, maintenu par son croisillon intérieur,
s'enfonce dans la mer afin de briser l'élan du bâtiment...
« Marguerite et Paulette, le youyou moteur à la mer... Marguerite, ta
trousse d'urgence, et parées toutes les trois à partir, s'il le faut... »
Lancé à toute vitesse, un canot s'est détaché du navire stoppé; il bondit sur
les houles lentes, arrive à toute hélice et se colle au flanc tribord du grand bateau
de plaisance. Seul occupant du canot, un grand gaillard solide, de type oriental,
en bleu de chauffe et nu-tête, saute d'un bond par-dessus le bastingage. Le
visage tendu sous son haie par une angoisse évidente, il demande, sans même
saluer :
« Le capitaine?
— C'est moi, dit Martiale.

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— J'ai demandé le capitaine, riposte l'homme, dont les yeux vifs
cherchent de droite et de gauche.
— Je suis la capitaine », répond tranquillement la maîtresse du bord.
L'Oriental hésite une seconde, visiblement surpris, et questionne :
« Ah, oui? Alors, où est votre toubib?
- C'est moi », annonce posément Faïk.
De plus en plus décontenancé, l'homme regarde encore autour de lui et
grommelle :
« Comment, rien que des femmes ici? Quand j'ai besoin d'un major...
- Docteur Geneviève Trévarec, de la faculté de médecine de Paris »,
tranche net la Morbihannaise, qui ajoute :
« Qu'attendez-vous de moi? Maladie ou accident?
— Oh ! Accident, blessure très grave, vite, vite, venez avec moi, tout de
suite... »
Abandonnant toute surprise, le marin, qui (semble profondément
bouleversé, a saisi le poignet de la jeune fille et l'entraîne, en s'écriant :
« Venez, embarquez avec moi. »
Geste à la fois suppliant et irrésistible, qui oblige la doctoresse à sauter
dans le canot, en même temps qu'elle appelle :
« Gaït et Paulette, suivez-moi en m'apportant la grande trousse de
chirurgie... » La Morbihannaise ne peut pas en dire davantage, car, sous la main
de l'inconnu, le canot fait un bon en avant et, dans un ronron de machine
trépidante, file comme un bolide vers le bâtiment que la houle fait rouler
doucement à quelques encablures.
Le grand coffre chirurgical que les deux camarades ont amené sur le pont
est alors placé sur la motogodille que toutes quatre, unissant leurs efforts, font
glisser à la mer.
« En route, et vite, pour aider Geneviève », ordonne Martiale, dont le
visage exprime maintenant un peu d'inquiétude. Elle suit à la lorgnette le mince
youyou, jusqu'à ce qu'il ait accosté le bâtiment.
Martiale Cartier, qui n'a pas le droit de quitter son bord en pleine mer, dit
d'une voix un peu rauque, en posant sa lorgnette sur le rouf :
« Un bateau sans pavillon, un marin sans insigne de grade... Un blessé en
péril grave, singulière affaire. Anne, tu vas m'aider à demeurer à portée de vue et
de voix... Je n'aurais peut-être pas dû les laisser partir... Et pourtant, l'assistance
à gens de mer appelant au secours... »

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CHAPITRE II

SOUS LA FLAMME DU RAYON VERT

Au PLAFOND surbaissé du carré, quatre grosses ampoules déversent une


lumière aveuglante sur la table à roulis, recouverte d'un matelas. Debout, de
chaque côté, avec auprès d'elles le grand coffre de chirurgie, Geneviève et
Marguerite sont courbées sur une forme humaine étendue, inerte.
Depuis deux heures, s'entraidant silencieusement, les deux jumelles
soignent le blessé pour
lequel un marin inconnu est venu à bord du yacht réclamer leur
assistance.
Après avoir anesthésié le patient, à la face livide dans sa barbe drue, la
jeune doctoresse et son infirmière travaillent du bistouri et de la pince, avec tout
leur savoir et tout leur calme.
Adossé à la cloison, les bras croisés, le messager de tout à l'heure est là,
sans dire un mot, comme indifférent ou songeur. Très pâle, parce qu'elle n'a pas
l'habitude d'être ainsi l'assistante d'une opération, Paulette Montrachet passe
instruments, pinces et bandages que de temps à autre lui réclame Marguerite sur
un mot ou un signe de sa sœur. Enfin, Faïk se redresse et, sur sa paume étendue,
présente au témoin muet un petit objet en lui disant :

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« Tenez, monsieur, voici la deuxième balle... Votre homme a la chance
que toutes les deux, reçues en pleine poitrine, aient fait séton sur la cage
thoracique... J'ai pu les avoir l'une et l'autre... Mais il a perdu beaucoup de sang
et a besoin d'encore plusieurs heures de soins... »
En entendant ces derniers mots, Paulette, qui n'a jusque-là dominé ses
nerfs qu'avec peine, se glisse au-dehors avec l'autorisation de Faïk. De la plus
proche coursive, elle émerge sur le pont et s'accoude au bastingage, le cœur tout
soulevé et la tête étourdie. Les lèvres pâles, elle murmure à part soi :
« Pas l'habitude, moi... Jamais vu ça de près... Il était temps que je sorte...
J'ai plus ou moins tenu, mais je ferais vraiment une fichue infirmière. »
Se remettant à force de volonté et retrouvant peu à peu son énergie, la
petite Bourguignonne regarde autour d'elle et, toujours bavarde, balbutie :
« Ah! mais le décor a changé depuis tout à l'heure. La mer est maintenant
unie comme un bassin, et le soleil chavire au bord de l'horizon, avec notre
Aréthuse qui joue aux ombres chinoises sur le disque tout rougeoyant. »
Et, regardant autour d'elle, la petite brune marmotte entre ses dents :
« Mais sur quelle drôle de péniche sommes-nous embarquées? »
Toujours très curieuse des bateaux qu'elle voit pour la première fois,
Paulette, plus sûre d'elle après son espèce de défaillance, risque deux ou trois
pas sur le pont, dont la résistance l'étonné aussitôt. Par curiosité, elle pose la
main sur un des deux mâtereaux et réprime une exclamation :
« Ça aussi, c'est du métal. Un mât qui sonne le creux comme un tube, et
on dirait même au toucher un tube qui doit rentrer en lui-même, comme celui
d'une lorgnette. Et puis, il n'y a pas de rouf... C'est tout lisse et tout nu d'avant en
arrière... On jurerait... On jurerait un... un...
- Un submersible, n'est-ce pas? »
Derrière la petite Bourguignonne, une voix un peu ironique a posé la
question; elle se retourne et se trouve en présence du marin, celui qui est venu
chercher le secours de la goélette et qui a assisté sans mot dire à l'opération. Les
traits détendus, maintenant rassuré sur le compte de son compagnon blessé, le
marin fait sauter dans sa main, en riant, les deux balles dont l'extraction a
pleinement réussi. Et il plaisante :
« Je vois, petite demoiselle, que vous aimez les bateaux...
— Oui, monsieur le lieutenant, beaucoup.
— Et que vous vous y connaissez en construction navale.
— Je commence à m'y retrouver, oui... le..
— Savez-vous que vous pourriez bien être tombée juste?
— Mais je l'espère bien, monsieur... »
Les trois questions ont été parfaitement ironiques et les trois réponses non
moins catégoriques, à la mode de Paulette qui reprend de plus belle :
« A mon estime, monsieur le commandant, ou le patron, ou l'armateur,
vous avez là un bateau certainement plongeur et qui doit être chargé à pleines

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cales, si j'en juge par le liston rouge de votre ligne de flottaison, car il est
immergé quand il devrait être émergé...
— Excellente observation... Tous mes compliments, mademoiselle... Si,
tout à l'heure, en venant vous demander de l'aide, je n'ai pu cacher ma surprise
de trouver à votre bord un équipage exclusivement féminin, je vois que j'ai eu
bien tort de m'étonner... Car après avoir admiré pendant deux heures la science
et l'adresse chirurgicales de vos deux camarades si étrangement ressemblantes...
- Deux sœurs jumelles, monsieur », coupe Paulette avec ironie.
L'homme a un petit rire :
« Merci du renseignement, mademoiselle, figurez-vous que je m'en
doutais, ce qui n'ôte rien à la gratitude que je leur dois... Gratitude à laquelle
s'ajoute mon admiration pour les connaissances techniques dont vous-même
faites preuve en ce moment. »
La petite Bourguignonne, qui ne se laisse jamais démonter, riposte :
« Connaissances qui me permettent de pousser l'indiscrétion, monsieur
le... lieutenant sans doute..., jusqu'à vous exprimer ma surprise de ne trouver
chez vous ni pavillon à l'arrière, ni nom de navire et de port d'attache sur la belle
bouée couronne que je vois accrochée à ce taquet...? »
Légèrement agacée par tant de mystères et tout de même décontenancée,
Paulette s'entend répondre sur un ton qui se voudrait anodin :
« Discrétion pour curiosité, mademoiselle, mon bateau et moi sommes
gens de mer qui aimons à passer aussi ignorés que possible en toute rencontre,
même fortuite — ce qui est le cas aujourd'hui... Alors, si vous le voulez bien,
brève rencontre, comme on dit. Votre bâtiment naviguait d'ouest en est, et le
mien d'est en ouest... Un de mes hommes a eu la malchance de recevoir deux
balles dans les côtes, et votre service médical a eu l'adresse de l'en débarrasser...
Si vous et les vôtres n'y voyez pas d'inconvénients, nos deux navires n'ont plus
qu'à se séparer, et à reprendre leur route, en oubliant que nous nous sommes
rencontrés sur cette mer déserte... »
Commencée sur un ton complaisant, la phrase se termine sur des mots
articulés presque durement. Et Paulette, toujours prête à faire tête, ne peut se
tenir de répliquer, en regardant bien dans les yeux son étrange interlocuteur :
« Encore faudra-t-il cependant que je sache, pour rendre compte à mon
chef, de la part de qui, monsieur...
— Eh bien, mademoiselle, puisque vous y tenez, admettons, voulez-vous,
que je sois... le capitaine Nemo... »
La réplique, dite avec un curieux sourire dans ce visage tanné par les
vents et les embruns, est soulignée par une expression si singulière des prunelles
claires du marin, que Paulette Montrachet, contre toutes ses habitudes, demeure
muette. Remarquant pour la première fois le masque régulier d'un visage qui
rappelle les traits des statues grecques antiques, la jeune fille se trouve à la fois
gênée et impressionnée. Mais sans laisser à la Bourguignonne le temps de se
reprendre, celui qui vient de se couvrir d'une personnalité maritime aussi

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légendaire reprend avec une expression de cordiale gaieté, et presque de
familiarité voulue :
« Regardez là-bas vers l'occident, le soleil perd peu à peu sa couronne de
rayons et, transformé en bloc de fer rouge, il va bientôt s'enfoncer derrière
l'horizon de la mer. Ce va être la minute pendant laquelle, parfois, jaillit le
fameux rayon vert... La croyance des vieux matelots de Phénicie, de Crète et de
l'Hellade, mes aïeux, était qu'une poignée de main échangée durant ce bref éclair
était la garantie d'une longue, loyale et fidèle amitié... Donnez-moi votre main,
s'il vous plaît, mademoiselle. » Subjuguée par l'autorité du ton, Paulette
Montrachet a mis sa main dans la paume tendue de l'inconnu. A la seconde
même, du soleil coulant bas dans la Méditerranée, une flamme verte a jailli...

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CHAPITRE III

DANS LA NUIT LUMINEUSE

COMME il arrive dans tout le bassin de la Mer-Au-Milieu-des-Terres, de


l'Espagne au Caucase, aussitôt l'astre du jour disparu et précédant le plein
crépuscule, s'étend une nappe de clarté qu'on appelle la seconde lumière et qui
baigne délicatement tout le paysage.
Distants l'un de l'autre de quelques encablures, l'Aréthuse et le
navire inconnu dérivent doucement sur une mer endormie. Martiale Cartier
contient difficilement une impatience qu'éprouvé aussi Anne Marolles.
Constatant qu'aucun signe de vie ne lui parvient du navire, la capitaine a
deux ou trois fois fait le geste de mettre en marche la phonie, pour lancer un
appel aux nouvelles. Mais, malgré les encouragements répétés d'Anne, la
Malouine n'a pas persévéré, se disant que si, là-bas, il s'agit d'une intervention
chirurgicale, il ne saurait être question de troubler Geneviève, ses deux
camarades et les hommes, sans doute peu nombreux, du navire immobile.
« Enfin, les voilà... »
Le doigt tendu du mousse indique un mouvement, en train de se produire
sur le pont du curieux bateau, si ras de bord dans ses lignes ramassées. Des
silhouettes ont surgi et s'agitent, dans la lumière atténuée. Le silence, complet
jusque-là, fait place à des bruits de chaînes traînées et de coups de marteau; la
forme vague d'une espèce de bâti se dessine peu à peu. Dans la curieuse

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pénombre qu'est la « seconde lumière », deux formes se découpent sur le pont et
passent du bastingage au youyou moteur, toujours amarré contre le flanc.
« Paulette, reconnaît la vue perçante d'Anne.
- Et Gaït, ajoute la capitaine, lorgnette braquée.
- Mais quelle drôle de besogne font-elles? » Là-bas, les deux jeunes
filles viennent de lancer le petit moteur qui se met à tousser frénétiquement, et
la légère embarcation à coque d'acajou ciré semble bien avoir quelque peine à
revenir vers le yacht.
« Elles traînent quelque chose derrière elles », annonce le mousse, qui
ajoute : « Pourquoi nous apportent-elles ce câble, qui se déroule comme un
serpent? »
Quelques minutes passent. Puis, la motogodille se taisant brusquement, le
youyou accoste le flanc de la goélette à bord de laquelle Paulette bondit d'un
coup de reins et s'écrie :
« Tout va bien, captain... Laisse-moi le temps d'amarrer sur le taquet
d'avant le bout de ficelle que nous traînons... »
Toujours calme à son ordinaire, Marguerite Trévarec enjambe le
bastingage et dit :
« Mission terminée pour le moment, capitaine. Nous rendons compte : en
arrivant sur ce navire aux allures singulières, nous avons trouvé dans le carré un
homme étendu sur un matelas. Il était blessé de deux balles dans la poitrine.
- Deux balles! s'exclame Martiale.
— Une vilaine blessure, je t'assure... Vraiment pas belle à voir...
Sans rien demander aux trois ou quatre hommes qui étaient là, dont l'officier
qui nous a emmenées, Faïk a aussitôt dégagé la plaie. Je l'ai aidée, comme j'en
ai l'habitude. Quand les balles ont été extraites, nous avons fait le pansement...
Sans nous, aucun doute, le blessé passait... Et je te garantis que ma sœur a fait
un tour de force...
- Cela ne m'étonne pas; je connais son adresse dans les opérations,
coupe Martiale. Mais alors, si l'intervention est réussie, pourquoi revenez-
vous seules, vous deux?
— Tu connais la conscience professionnelle de notre toubib : elle a
décidé de passer la nuit au chevet de cet homme, répond Gaït. Elle veut le
surveiller jusqu'au lever du jour. »
La voix claire de Paulette résonne alors : « Et c'est parce que ce drôle de
bateau et nous autres allons passer la nuit de compagnie, que pour être sûrs que
la dérive ne nous sépare pas, les gens de là-bas nous confient cette touline qui va
nous lier l'un à l'autre, jusqu'à demain matin.
— Et, poursuit Marguerite, les coups de marteau que tu entends, c'est
pour dresser de leur côté une manière de bâti auquel ils vont fixer trois gros
falots à réflecteurs...

20
— En échange de quoi, interrompt encore Paulette, il faut allumer tout de
suite nos feux de position, de façon à ne pas nous perdre de vue pendant toute la
nuit. »
Sans répondre, la maîtresse à bord après Dieu promène autour d'elle un
long regard, sur la mer, le ciel, où la « seconde lumière » diminue rapidement
d'intensité, enfin sur la silhouette de plus en plus imprécise de ce bateau
transformé en ambulance, sous la garde inattendue de Geneviève. Puis elle inter-
roge :
« Toi, Paulette, je connais ta curiosité et ta perspicacité. Pendant que nos
amies soignaient le blessé, qu'est-ce que tu as remarqué autour de toi? Le
pavillon? Le nom? Le port d'attache? Les matelots? Sais-tu à qui nous avons
affaire? »
La petite brune dissimule mal une grimace, hésite quelques secondes et
répond, un peu gênée:
« Dame, oui, capitaine... J'ai regardé de mon mieux, mais, excuse-moi, je
ne sais rien de tout ça... Ce que je peux te dire, c'est que c'est une belle
embarcation, mais aussi une drôle d'embarcation : pas de pavillon, aucun nom
inscrit nulle part... Chargée, bien sûr, vu qu'elle est enfoncée au ras de la
flottaison... Mais chargée de quoi, je n'en sais rien. Ce qui m'a le plus frappée,
c'est le pont, qui est métallique et sans bastingage. Je n'ai pas entendu de

21
machine sous le pont, puisque tout est stoppé... Et j'ai mis la main sur un des
deux mâts en fer, creux comme s'il pouvait coulisser en lui-même...
- Tu as parlé aux marins? demande Martiale.
- J'en ai vu deux ou trois... Ils ont le type oriental, mais ils ne parlaient
pas, à part celui qui est venu à notre bord...
- Et qui t'a dit quoi? » demande encore la Malouine.
De plus en plus gênée, autant que vexée, Paulette avoue :
« Oh! il a été poli et convenable, bien sûr, mais quand il m'a dit qu'il était
le capitaine Nemo, j'ai compris : c'est un gars qui ne veut pas parler. Et c'est
pour ça que je suis contente d'avoir ramené cette touline, qui va nous lier tout le
temps que Faïk demeurera à son bord... Ah! tiens, regarde, voilà les trois feux
qui s'allument en triangle, comme on nous l'avait annoncé, à Gaït et moi. Donc,
l'homme a peut-être des raisons de se taire, mais il est de parole.
Et en effet, comme monte de l'est au-dessus du bateau mystérieux la
première ombre de la nuit, trois fanaux en triangle se mettent à étinceler. Alors,
sur un signe de Martiale, Anne va tourner la manette qui allume électriquement
les feux de position de l'Aréthuse.
Les signaux lumineux convenus, l'amarrage de la solide touline les
unissant, tout est donc en règle sur les deux navires, perdus dans l'immobilité
d'une mer au calme le plus rigoureusement blanc que l'on puisse rencontrer.
« Puisqu'il en est ainsi et que nous accomplissons strictement — et selon
les lois internationales — notre devoir d'assistance à blessé en danger, déclare
Martiale, nous allons pour cette nuit nous partager le quart. Je prends la
première moitié avec Gaït. Vous deux, Paillette et Anne, regagnez vos cadres. Je
vous réveillerai à une heure du matin, pour que vous assuriez la seconde partie
de la nuit jusqu'à l'aube.
- Entendre, c'est obéir », répond Paulette qui ne peut jamais s'empêcher
d'énoncer sa formule favorite, quelles que soient les circonstances.
Pour plus de sûreté, avec ce soin méticuleux qu'elle apporte à toutes
choses à bord, la petite Bourguignonne fait une dernière fois le tour complet de
son navire. Elle s'assure que grand-voile et misaine sont bien serrées sur leurs
rouleaux, que petit et grand focs sont à leurs postes d'avant, prêts à être hissés à
la moindre alerte. D'un geste familier, elle vérifie le capot goudronné du petit
canon à signaux dont l'affût est vissé sur l'avant. Elle examine aussi la niche où
dort déjà le biquet Corfou, passe en revue le poste radio, la mise en route du
moteur, la montre et le compas dans leur habitacle, pour terminer enfin son
inspection par le pavillon arrière, amené de son mât et bien logé dans son casier,
prêt à être hissé le lendemain. Après quoi, elle vient à Martiale, la salue
gravement, la main droite au front, et dit :
« Tout est paré, captain, avec le youyou laissé contre le bord pour cas
d'urgence. Alors, je te souhaite bon quart en attendant de prendre la relève. »
L'une derrière l'autre, le mousse et le matelot léger disparaissent par le
panneau du carré, laissant seules sur le pont Martiale et Marguerite. Les ombres

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nocturnes venant de l'orient se déploient, faisant étinceler les premiers astres de
la voûte céleste.
Au seuil de cette immense paix nocturne qui les étreint toutes deux, en
bonnes filles de la vieille Armorique, Martiale et Marguerite demeurent un long
moment silencieuses. L'une songe à son Saint-Malo médiéval, l'autre aux îles de
son Morbihan natal... Toutes deux se laissent aller au charme puissant de cette
Méditerranée si profondément assoupie.
Puis la Malouine dit à la Morbihannaise :
« J'ai toujours aimé le dévouement de ta sœur, et cette nuit je l'admire plus
encore pour ce qu'elle, Faïk Trévarec, docteur de l’Aréthuse, est en train de faire
à bord d'un navire mystérieux, parmi des marins inconnus, au chevet d'un blessé
dont elle ignore tout... »
Le premier quart de nuit commence. Tout au haut du ciel, à présent, se
déploie dans toute la grandeur de son éternelle majesté le ballet solennel des
grandes constellations, escortées dans leur course par les milliards de points lu-
mineux qui meublent les profondeurs de l'espace. Mince et délié, le tout dernier
quartier de la lune parvenant à sa période extrême jette son suprême éclat, avant
de disparaître.
Les minutes, puis les heures passent, dans ce gigantesque silence de la
mer et des astres. Tantôt Martiale et tantôt Marguerite prononcent quelques
mots, leur attention toujours fixée sur le triangle des falots postés par le bâtiment
aux lignes à peine discernables. Ainsi se prolonge la veille, sans que l'une ou
l'autre s'avise de sa durée.
« Eh bien, eh bien, capitaine, et toi, Gaït, c'est ainsi que vous faites des
heures supplémentaires, en oubliant de nous sonner le réveil pour notre tour de
quart? »
L'apostrophe moqueuse de Paulette, à laquelle Anne joint la sienne aussi
gentiment ironique, fait sursauter la capitaine et son matelot, en fait nullement
assoupies, mais seulement engourdies pour avoir si longtemps fixé les étoiles et
les fanaux.
Il y a un rapide échange de plaisanteries affectueuses; après avoir reconnu
qu'elles ont en effet laissé passer l'heure de la relève, Martiale et Marguerite
expliquent que rien ne s'est passé, durant les heures écoulées, ni sur les deux
bateaux, ni sur la mer. Et la capitaine conclut :
« Rien à signaler. Je vous en souhaite autant, à vous le soin, mes amies. »
A leur tour d'être seules sur le pont, engoncées dans leur caban de nuit, la
petite brune et la petite blonde entament, par esprit de discipline, un tour
complet de la goélette, à seule fin de constater que rien n'a bougé. Avant de
revenir au pied de la roue de barre, elles jettent un regard vers les feux du navire
à bord duquel leur amie continue dans la nuit son œuvre de dévouement. Un
moment, elles contemplent la voûte céleste, s'amusant à chercher des yeux
l'étoile Polaire, le Grand et le Petit Chariot, les Pléiades... D'admirer longuement

23
la mince lame brillante de la lune déclinante, Anne Marolles, saisie par une
réminiscence de ses études encore récentes, se prend à murmurer :

« ...Et Rut h se demandait,


Immobile, ouvrant l'œil à moitié sous ses voiles, Quel Dieu, quel
moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté Cette faucille d'or dans le champ
des étoiles. »

A mi-chemin du rire et de l'approbation, Paulette ne peut retenir une


taquinerie :
« Fichtre, mousse, te voilà bien romantique. En attendant, attention à
nous, ouvre l'œil au bossoir tribord, moi je me charge du bossoir bâbord, et gare
au grain, s'il en venait un. »
La seconde veille commence, aussi calme que la première. Mais, en dépit
de leur tenace volonté de garder les yeux bien ouverts, les deux camarades ne
sentent pas se glisser dans leurs muscles et leurs veines la fraîcheur sournoise de
l'aube approchante et qui, malgré l'épaisseur des cabans, les immobilise peu à
peu... Soudain, après un temps inappréciable, Paulette est parcourue d'un frisson,
elle ouvre les yeux et murmure :
« Ah! mais il fait froid ici, tu ne trouves pas, toi? »
En cherchant de la main sa compagne, comme elle engourdie, elle
s'exclame :
« Non? Dix mille sabords, pas possible? Mais... mais il va faire petit jour.
Debout, toi, debout!»
Une bande de lumière blanche et rosé apparaît à l'horizon de l'est, sous les
yeux étonnés des deux camarades. Immédiatement reprises par le sens du
devoir, elles se dressent d'un seul bond, la tête tournée vers les trois fanaux bril-
lant toujours sur leur bâti... Et la même exclamation leur échappe... Dans la pâle
petite lueur annonçant l'approche de l'aurore, derrière les trois lumières, il n'y a
plus rien qui ressemble à une silhouette de bâtiment...
La gorge étranglée par la même angoisse immédiate, Anne et Paulette se
sont saisies par la main et laissent échapper le même cri d'épouvante :
« Alerte, cap tain! Alerte! Le navire a disparu... Il a plongé
silencieusement dans l'ombre. C'est bien un sous-marin !
— Et notre Faïk est partie avec lui ! »

24
CHAPITRE IV

LE GRAND PROJET

HÈRE madame Marolles, je vous prie d'agréer tous mes hommages. Et à


vous, mon bon ami, je me fais une joie de vous dire que pour notre affaire en
Languedoc, tout est fin prêt. Nous n'avons plus qu'à marcher de l'avant, dès qu'il
vous conviendra... »
Dans le cabinet connu de tout Paris, et dont les cinq baies ouvrent d'angle
sur la perspective des Champs-Elysées, le maître de forges Amédée
Guillemain vient d'entrer, en familier assuré d'un accueil chaleureusement
amical. Grand et mince, leste et bien découplé, sous ses cheveux grisonnants, il
baise galamment la main de la maîtresse de maison, et serre avec cordialité la
main que lui tend le grand couturier par-dessus son bureau surchargé de papiers.
« Hé, chef ami, pour arriver chez nous d'un élan si joyeux, quel bon vent
vous amène?
- Le meilleur de tous, mon excellent associé autant qu'ami : mon fils
Alcide et son complice Jean seront ici dans un instant. Ils sont rentrés par avion
voilà une heure de la côte languedocienne et vont vous dire eux-mêmes
comment tout est fin prêt là-bas, jusqu'aux moindres détails.
- Alors, nous pouvons commencer? » demande Marolles, debout
devant son fauteuil, les prunelles soudain brillantes, tandis que du canapé où elle
est assise, Mme Marolles se met à battre des mains.

25
« Quand nous le voudrons et dès que nous le voudrons, réplique le
visiteur. Aussi, sans plus attendre, je soumets à votre examen, et j'espère à votre
approbation, le projet de communiqué que nous allons remettre dans une heure
aux agences de presse, si vous le voulez bien. Ecoutez, je vous prie. »
Avec l'aisance de l'habitué le plus intime de la maison, le directeur général
de la firme de mécanique Hercule et Cie al lire une chaise, s'assied, déplie un
papier tiré de sa poche, et lit à haute voix :
« Le littoral du Languedoc va bientôt retrouver toute l'animation qu'il
connut au temps des empereurs de Rome, lorsque ce site, admirable, très
fréquenté, luttait d'élégance et de popularité avec les riches domaines patriciens
de la baie de Naples. Instruits par l'archéologue Trottier de l'existence d'un
groupe d'artistes gréco-latins, gaulois et ibériques en un lieu surnommé Jardin
des Hespérides, deux chefs d'industrie parisiens, MM. Marolles et Guillemain,
se sont associés dans le dessein de ressusciter la Cité antique, à l'endroit même,
et en l'intitulant du même vocable mythologique et charmant. Cette Cité est
destinée à accueillir les artistes contemporains. Son inauguration aura lieu dans
peu de temps, au cours d'un festival dramatique, musical et nautique, sous la
direction du compositeur Marc du Viguier et du peintre-graveur Jean Juilliard,
tous deux Grands Prix de Rome. »
Son papier à la main, le maître de forges lève les yeux vers son associé,
interrogeant : « Corrections?
- Mais aucune, voyons, riposte Marolles en un de ses emportements
familiers, tout cela est parfait, et je ne trouve rien à modifier, absolument
rien...
- Bravo, bravo, appuie Mme Marolles.
- Et tous mes compliments, poursuit le couturier. Je signe et contresigne
des deux mains. Envoyons ce soir même cet excellent communiqué à toute la
presse.
- Et en même temps, reprend Mme Marolles, recevez nos félicitations
et tous nos remerciements. Absorbé comme il est par les multiples exigences
de notre maison, mon mari ne serait jamais venu sans votre intervention à bout
de cette étonnante organisation... »
Dans l'entrebâillement de la porte qu'il vient d'ouvrir, un huissier annonce:
« Messieurs Alcide Guillemain et Jean Juilliard... »
Le maître de forges se lève en riant et dit gaiement :
« Ceux qu'il faut remercier, mes chers amis, et que l'on peut largement
complimenter, les voici : mon fils et son dévoué compagnon. Voilà trois mois
qu'ils se sont mis à la besogne, ces grands gaillards, pour diriger le chantier d'où
ils arrivent il y a une heure... »
Le teint bronzé par de longues semaines laborieuses sous le soleil
méditerranéen, les deux jeunes gens portent chacun une valise lourdement
chargée. Ils sont accueillis, mains tendues, dans le même mouvement de chaleu-
reuse amitié, par le ménage Marolles. Sur la physionomie du grand industriel de

26
la mécanique générale, prédomine un visible sentiment d'orgueil satisfait. Il y a
un rapide et bruyant échange de propos amicaux, de compliments et de
questions. De pareilles sympathies dénotent une intimité de longue date.
Puis, dominant ces paroles confuses de sa voix toujours un peu solennelle,
le grand couturier témoigne sa gratitude aux deux camarades, et leur pose
quelques questions, auxquelles Mme Marolles joint les siennes.
Vraiment très fier de son fils, Amédée Guillemain ne peut se tenir de
commenter :
« Dire que pour galvaniser l'effort final d'une dizaine d'ingénieurs et de
deux cents spécialistes de dix corps de métiers, il aura suffi de l'enthousiasme
déployé par un jeune archéologue et un jeune peintre-graveur, réalisant ainsi une
création à la réussite de laquelle nos meilleurs amis ne croyaient pas...
r Mais devant laquelle il va bien falloir que les incrédules s'inclinent,
quand ils verront ceci, répond Alcide, en ouvrant la valise posée à ses pieds.
- Et quand ils verront cela », continue Jean en ouvrant la sienne.
Une triple exclamation salue le geste des deux compagnons de travail,
heureux de fournir les preuves de leur commune réussite.
Sur le bureau de Marolles, Alcide déroule maintenant une double série de
grandes photographies et de dessins au trait, en disant :
« Voici de quoi garnir des pages entières de journaux illustrés et toutes les
vitrines de votre hall d'entrée, cher monsieur Marolles.
— Et si cette maquette vous convient, enchaîne Jean, voilà de quoi
couvrir les murs, à condition que vous vouliez bien me permettre de l'exécuter
en lithographie pour en tirer une affiche. » Et, ce disant, il fait glisser de son
tube de carton une large feuille dont la vue arrache un cri de joie aux deux chefs
d'industrie. Sur cette feuille qu'il pose bien à plat, l'artiste a dessiné et peint la
magnifique évocation d'un paysage lumineux, d'une couleur et d'une vie
extraordinaires : entre le ciel et la mer également étincelants, au bord d'une
grève dominée par de verdoyantes frondaisons, trois figures féminines se
détachent dans une pose de ballet; à leurs pieds court cette inscription : Le
Jardin des Hespérides.
Echangeant un sourire amusé devant la surprise et la joie de leurs hôtes,
les deux amis fouillent encore dans leurs bagages et en tirent plusieurs objets
qu'ils déposent sur le bureau de Marolles, en disant : « Ce n'est pas tout... Car
cette terre étonnante du Languedoc nous a fourni la preuve que nos aïeux
gaulois y vivaient en totale communion artistique avec les céramistes de la
Grèce, dont voici, trouvés ça et là, des fragments de statuettes, et de vases. »
Cette fois, le ménage Marolles et Amédée Guillemain ne cachent ni leur
enthousiasme ni leur reconnaissance devant la magnifique besogne accomplie
par les deux jeunes gens. Posant la main sur un rouleau de gros papier demeuré
dans une des valises ouvertes, Marolles demande:
« Et cela? Encore une estampe, ou une aquarelle de vous, Jean?

27
- Non, non... Je vous demande pardon, allez doucement, c'est fragile;
surtout, c'est un mystère... Un estampage, vous comprenez. » Et le peintre-
graveur d'expliquer, tout en développant avec précaution le papier tout blanc qui
apparaît bossue de toutes sortes de marques:
« Voici une semaine environ, en creusant la vaste piscine qui donne
directement sur la mer, un terrassier a mis au jour une plaque de marbre burinée
de caractères indéchiffrables pour nous, étant donné leur usure.
— Alors, continue Jean, je me suis souvenu du temps où, étant à la Villa
Médicis, j'avais rejoint en Grèce mes camarades de l'Ecole d'Athènes... Et avec
une brosse et ce papier, j'ai pris un estampage des creux...
- Et si vous n'avez plus besoin de nous, achève Alcide, nous allons porter
ce soir même cette énigme au seul homme capable de la déchiffrer, s'il est
possible : mon bon maître Jérôme Trottier... »
Après le plaisir et l'intérêt que le ménage Marolles et le maître de forges
ont pris à interroger les deux camarades, leur curiosité, déjà très excitée par tous
ces documents, est maintenant portée à son comble par le mystérieux papier
étalé sur le bureau. Mme Marolles ne peut se tenir de dire :
« En dépit de la joie que nous avons de bavarder avec vous de cette Cité
des Arts dont grâce à vous la construction est achevée, si vous estimez que
vraiment M. Trottier peut vous livrer le secret de ce précieux document, je vous
rends pour un moment votre liberté. Courez jusque chez lui et revenez vite finir
la soirée avec nous trois. »
Trop heureux de cette permission, Alcide et Jean, emportant le fameux
rouleau, gagnent aussitôt la voiture du jeune archéologue, garée au parking de la
Maison Marolles. Tandis qu'Alcide file en direction du quai de Béthune où
demeure Trottier, Jean lui glisse à l'oreille :
« Ils ont été tous les trois tellement captivés par tout ce que nous avons
rapporté que j'en ai oublié de leur demander s'ils avaient des nouvelles de
l’Aréthuse par Anne, plus récentes que celles que j'ai reçues de Paulette il y a
trois semaines... »
La voiture vient de stopper devant la maison où habite, au troisième étage,
le professeur du Collège de France. L'escalier monté quatre à quatre, Alcide,
bien connu de la vieille domestique qui leur ouvre la porte, entraîne son ami;
tous deux pénètrent dans la pièce bourrée de livres et de papiers où est assis à sa
table de travail, courbé sur ses lunettes, leur maître Jérôme Trottier. Au-dessus
de lui, couché sur une pile de dictionnaires, le chat rouge Ramsès, favori du
grand érudit, le surveille de ses yeux verts, et se dresse, à cette arrivée soudaine.
Reconnaissant ses deux amis, qu'il affectionne grandement, Jérôme pose
simplement ses lunettes et demande :
« Tiens, tiens... Les deux complices... D'où arrivez-vous, coureurs de
grandes routes et de petits chemins? Du Kamtchatka, de la Patagonie, de la
Lune?...
- Tout simplement du Languedoc, mon bon maître, répond Alcide.

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- Eh! eh! dit Jérôme, bonne terre pour l'archéologie, c'est plein
de souvenirs là-bas, dans la terre et dans la mer.
— Aussi nous permettons-nous de vous apporter l'un d'entre eux », dit
Jean, en présentant le rouleau qu'il déplie à demi, sous le regard indigné du chat
qui n'aime pas les grands gestes. Jérôme remet aussitôt ses lunettes, prend le
papier et grommelle :
« Cet estampage a été fait par quelqu'un de bien maladroit. Qu'est-ce que
vous voulez que j'en fasse?
— Que vous le déchiffriez, mon bon maître, murmure Alcide sur un ton
de prière suppliante.»
Trottier se met à rire :
« Vous êtes deux petits audacieux, mes amis... Et ce seraient d'autres que
vous... Mais c'est vous... Et je vous aime bien, mes petits gars. Je vois, à son
regard que Ramsès me donne tort d'être si bon, mais allons, je ferai tout de
même cela pour vous.
- Ah! merci, maître, jettent les deux amis d'une même voix.
- Seulement, il faut du travail pour voir quelque chose là-dedans. A
première vue, il y a du grec et puis aussi du phénicien, mais... dans quel état!
Enfin, j'essaierai. Eh bien, à après-demain, mes petits. »

29
CHAPITRE V

FLAGRANT DÉLIT

«FAÏK... Ma sœur chérie... Où est Faïk? »


Le cri désespéré de Marguerite Trévarec déchire le grand silence.
L'aurore, montant de l'est, dans la fraîcheur de sa jeune lumière, ne montre, à la
place où flottait la veille au soir le navire inconnu, que le désert absolu des
grandes eaux immobiles... Seul, à quelque distance, toujours rattaché à
l'Aréthuse par le lourd câble, flotte comme une grotesque épave le bâti sur lequel
achèvent de s'éteindre les pâles lueurs des trois fanaux, signal trompeur du
navire évanoui dans l'ombre.
Près de Gaït, bouleversées comme elle de stupeur et d'angoisse, Martiale,
livide, et les deux petits matelots de quart, tremblantes devant l'extraordinaire
disparition, demeurent toutes trois glacées, la gorge nouée, ne pouvant articuler
un mot.
Dans un sursaut de toute sa volonté, la capitaine, dont le regard a parcouru
le vide immense, révélé par la splendeur du jour levant, parvient enfin à
murmurer :
« Mais... Mais c'est à perdre la raison... »
Et se retournant vers le matelot léger et le mousse, elle demande d'une
voix étranglée :

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« Ici... Sur le pont... Vous n'avez entendu aucun bruit?... Quelque chose
qui aurait pu vous faire suspecter... ou deviner...?
— Rien, absolument rien, gronde Paulette, dont la première stupeur se
transforme en cri de rage... A croire que je ne me trompais pas, hier soir, quand
j'ai eu l'impression que c'était un sous-marin, ce drôle de bateau. Il aura piqué au
fond sur place, comme un phoque. »
Retrouvant toute sa force de décision, qui est le fond de son caractère
énergique et spontané, la petite Bourguignonne s'écrie :
« II y a sûrement là-bas quelque chose qui va le trahir, ce voltigeur
fantôme. J'y vais voir, moi. »
D'un bond, elle a sauté sur la lisse et se laisse glisser dans le youyou
moteur, amarré depuis le soir précédent contre le flanc du yacht.
« J'y vais avec toi », réplique Martiale qui a reconquis, elle aussi, sa force
et toute sa volonté de chef.
Laissant à bord Gaït en larmes, avec Anne qui essaie de calmer sa
douleur, le moto-godille lancé à toute vitesse pique droit sur le bâti, qui flotte à
moins d'une encablure sur sa carcasse en plate-forme. Tout en manœuvrant,
Paillette, comme toujours incapable de tenir sa langue quelles que soient les
circonstances, grommelle :
« Bien sûr... C'est le vieux coup des feux de position flottant sur un radeau
abandonné, comme le capitaine Paul a fait jadis à je ne sais quel Turc, entre les
doigts de qui il a filé, la nuit, comme une anguille... Et, nous aussi, nous voilà
dindonnées comme des béjaunes...
Déjà le youyou a accosté le bâti triangulaire sur lequel les trois fanaux
clignotent ironiquement. A la force du poignet, les deux camarades se hissent
sur cet étrange échafaudage, dont elles contournent la base flottante, et jettent en
même temps une exclamation de terrible anxiété.
Allongée sur l'épaisseur d'un prélart plié en quatre, et dont un pan a été
précautionneusement replié sur elle pour la couvrir, une silhouette bien connue
est étendue, sans mouvement.
« Faïk, c'est Faïk », crie Paulette.
Saisie d'un tremblement violent, Martiale murmure :
« Ces misérables auraient osé! »
Mais la petite Bourguignonne, qui s'est jetée à genoux, en écartant le pan
du prélart, riposte d'une voix éclatante :
« Non, captain. Vivante, elle est vivante... »
Redevenant la gamine irrésistible de l'Aréthuse, la brunette éclate de son
rire le plus strident:
« Elle dort, captain... Elle dort comme une marmotte... Oh! là! docteur
Trévarec... Ce n'est plus l'heure de rêver... Debout, debout, il fait grand jour! »
Comme s'il avait entendu, le disque du soleil surgit à l'instant même de
l'horizon, et sa première flèche d'or frappe en plein visage la Morbihannaise. La
chaude caresse lui fait battre les paupières, et c'est avec une expression de

31
parfaite stupéfaction qu'elle se réveille, saluée par une question comique de sa
camarade :
« Bonjour, cher toubib, Geneviève... Eh bien, docteur, avez-vous bien
dormi? »
Sans avoir le temps de comprendre ce qui se passe, la jeune fille,
passablement ahurie, se retrouve dans les bras de sa capitaine. Paulette, elle,
court à l'extrémité du radeau avec sa rapidité coutumière, saisit à pleines mains
le câble qui le relie à l’Aréthuse, et se met à haler dessus, de toute sa force
nerveuse, en criant :
« Oh! du bord... Oh! vous deux, là-bas, préparez le café au lait, double
portion. Voilà le docteur Trévarec qui réclame son petit déjeuner. »
Une minute se passe et la plate-forme aux fanaux éteints vient accoster
enfin le flanc du yacht, sans souci d'égratigner la belle robe blanche de l'élégant
navire de plaisance. Riant et pleurant, les deux jumelles retrouvent lentement
leur calme accoutumé, tandis que la goélette continue de dériver de compagnie
avec sa curieuse annexe, sous la retenue de l'ancre flottante.
Les cinq amies réunies sur le pont avec le biquet Corfou, leur mascotte,
tiennent conseil et les explications vont bon train. Geneviève raconte que,
demeurée seule à bord du navire inconnu, et renouvelant sans cesse les pan-
sements du mystérieux blessé dont elle a sauvé la vie, elle a vu venir à elle celui
qui semble bien être le maître du bord.
« Autrement dit, coupe naturellement Paulette, le gaillard, pas trop vilain
d'ailleurs, qui s'est moqué de moi en se disant le capitaine Nemo,
— Pas mal, en effet, tu as raison, et je dois à la vérité de reconnaître que
lui et ses hommes ont été parfaitement corrects envers moi, et visiblement très
reconnaissants. Ton capitaine Nemo, qui ne m'a fourni aucune explication, ni sur
lui, ni sur son bateau, ni sur le blessé, ni sur les raisons de la blessure, m'a
présenté des remerciements fort bien tournés et m'a offert, ce qui m'a paru très
normal... le réconfort dont je commençais à sentir le besoin, au milieu de cette
nuit de travail chirurgical. Assise à côté de mon blessé, j'ai donc reçu des mains
de mon hôte quelques biscottes arrosées d'un thé bouillant qui m'a fait le plus
grand bien... Mais mes souvenirs s'arrêtent là...
- Ce qui veut dire : thé drogué, interrompt Martiale.
- Ou l'art et la manière élégante de se débarrasser d'un témoin gênant »,
conclut Marguerite, ajoutant : « Je n'en devrai pas moins à ce cher capitaine
Ncmo d'avoir eu tout à l'heure dans les bras d'Anne Marolles la plus belle crise
de larmes de mon existence. Mais je lui pardonne tout de même, puisque tout
est bien qui finit bien.
- Qui finit même très bien », dit Anne en montrant du doigt des
paquets cpars sur la plate-forme flottante et négligés dans le premier moment
des joyeuses retrouvailles. « Car, sauf erreur, il me semble bien avoir aperçu ton
nom sur l'une de ces boîtes...
— Mousse, tu rêves, ou tu plaisantes, proteste Faïk.

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— Pas du tout : je prouve. »
La petite blonde a sauté par-dessus le bordage et s'empare à pleins bras
d'une caissette assez lourde, tandis que Paulette la suit et prend un autre colis de
même apparence sur lequel est posée une grosse enveloppe. Elles regagnent le
pont en riant, déposent leur chargement aux pieds de Geneviève, la petite Bour-
guignonne lui montre l'enveloppe avec une révérence comique et dit :
« Quoique l'écriture ne soit pas belle, faite de simples bâtons majuscules,
je lis : « Remerciements et honoraires pour le médecin chirurgien du yacht
Aréthuse. » Le mousse Anne a donc parfaitement raison : tout ceci, cher toubib,
t'est bien destiné... »
Encore un peu étourdie par la fatigue de sa longue nuit de travail et
l'engourdissement du somnifère, Geneviève Trévarec hésite à comprendre ce qui
lui arrive; mais ses quatre amies la pressent de leur curiosité :
« Ouvre... Mais ouvre donc tout cela, s'exclame sa sœur.
- Tu vois bien que c'est pour toi, appuie Anne.
- Le capitaine Nemo m'a peut-être fait marcher en se donnant le
nom d'un si fameux héros de roman, dit Paulette, mais au poids de ces
cadeaux, il ne s'est pas moqué de toi.
- Et après tout, conclut Martiale plus grave, il n'accomplit envers toi et
malgré l'étrangeté de sa disparition, qu'un élémentaire devoir de gratitude, pour
le service d'assistance que tu lui as rendu...
- Par conséquent, ouvre, mais ouvre », scandent trois voix pressantes.
Le crissement d'une grosse enveloppe qui se déchire, et ce sont de
nouvelles exclamations. Sous les doigts de Geneviève, des billets de banque à
figures étrangères et des pièces de monnaies inconnues se répandent sur le pont.
Il y a, pour une somme sans doute importante, des livres sterling, des drachmes,
des lires, des dinars, des francs, des pesetas.
« Où ton étrange client veut-il que nous allions changer tout cela? s'étonne
Martiale. C'est une gageure, à n'y rien comprendre. Et pour peu que ces deux
caisses soient remplies du même échantillonnage de mitrailles, il va nous falloir
courir de guichets en guichets, dans toutes les banques de la Méditerranée... »
Mais, impatientes, Anne et Paillette ont déjà arraché les papiers
d'emballage enveloppant les deux coffrets, et crient leur découverte.
« Ah! non, heureusement, ce sont des cigarettes, il y en a au moins un
millier, lance joyeusement la Parisienne, et là, plus de deux kilos de rahat-
loukoum à plusieurs parfums. Ça tombe très bien, j'adore ce genre de sucreries,
et Corfou les aime autant que moi! »
La découverte de ces honoraires extravagants est si divertissante que
capitaine, matelots et mousse éclatent d'un long accès de rire. Gaieté exubérante
qui se prolongerait, si, brutalement, à courte distance, le hurlement subit de plu-
sieurs sirènes ne déchirait le calme de ce joli matin clair, dans la douce fraîcheur
duquel la goélette poursuit sa dérive.

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Relevant la tête à cette cacophonie, les cinq amies voient avec
stupéfaction trois bâtiments gris clair, de taille et d'aspect identiques, qui foncent
à toute allure dans leur direction. Quelques secondes suffisent pour que le yacht
encalminé soit encadré, dans une brusque manœuvre d'amarrage. L'une à
bâbord, l'autre à tribord, deux de ces vedettes à allure militaire, mais ne battant
aucun pavillon, s'immobilisent dans un grand remous de sillage stoppé, l'écume
bouillonnante. La troisième, moteur battant en marche arrière, vient accoster
durement le bâtiment de plaisance. Et avant qu'aucune des amies, assourdies par
le vacarme et ne comprenant rien à ce qui se passe, ait pu articuler un mot, ni
faire un geste, c'est l'abordage sans sommation.
Bondissant du haut de leur plat-bord qui domine celui de l’Aréthuse,
douze marins en uniforme, mais sans insignes, sautent sur le pont, mitraillette
braquée, et courent tout droit, les uns au panneau d'arrière du carré, les autres
vers le panneau d'avant qu'ils ouvrent brutalement et s'y engouffrent sans
sommation. En même temps, un dernier assaillant, l'arme au poing, vient tout
droit au groupe des Françaises :
« Haut les mains!... Arraisonnement... Rendez-vous. Toute résistance est
inutile. Où sont le capitaine et les matelots? »
La mitraillette braquée sur elle, que le mince galon d'or de sa casquette
désigne à l'attention de l'agresseur, Martiale Cartier, devenue livide, essaie de
protester, mais, sans écouter, le marin coupe net :
« Ici, la deuxième escadrille de la police maritime internationale, à la
poursuite du contrebandier qui nous échappe depuis huit jours, et avec qui notre
avion vous a vues accoster toute une partie de la nuit... Où et comment est parti
votre complice? »
Sans écouter les paroles véhémentes de colère que tente de prononcer la
jeune capitaine, autour de laquelle sont serrées ses quatre compagnes, le marin
qui vient de se révéler le détective en chef de cette croisière policière hausse
encore le ton et, dans un français rauque
et parfois hésitant, montre de son arme les objets que deux de ses hommes
sont en train de ramasser aux pieds mêmes de Paillette et d'Anne.
« Silence... Inutile de nier... Vous êtes prises sur le fait, cigarettes de
contrebande, loukoum dissimulant la cocaïne, trafic de devises et monnaies. »
En même temps réapparaissent deux des hommes qui étaient descendus
dans l'entrepont :
« Aucun homme caché à bord, mais une pièce de canon à signaux sur
l'avant.
— Aucun homme à bord, répète le marin qui remonte de l'arrière, mais
deux fusils et deux pistolets dans les cabines. »
Et il présente à son chef la grosse carabine, le fusil de chasse et les deux
pistolets trouvés dans la cabine d'Anne. En vain, les deux jumelles, Paulette et le
mousse essaient de se joindre à leur jeune capitaine dans une même protestation,
le chef détective hausse les épaules et jette durement :

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« Je vous ai dit de vous taire. Au nom de mon pouvoir discrétionnaire
absolu de surveillant des eaux internationales, sur perquisition réussie, je vous
fais prisonnières, vous cinq, et prisonnier votre bateau que je prends en
remorque... A défaut du contrebandier qui m'échappe encore une fois, j'ai du
moins saisi ses complices... Elles répondront pour lui devant le tribunal maritime
international des prises en haute mer... »
Redevenue étrangement maîtresse d'elle-même, Martiale interroge:
« Puis-je du moins savoir où vous nous conduisez, monsieur?...
- Vous le verrez quand vous y serez », riposte le policier.

35
CHAPITRE VI

S.O.S.

« A PRÉSENT que tous ces détails sont au point entre nous trois, quel délai
estimez-vous nécessaire pour fixer la date définitive de l'inauguration? Et cette
date arrêtée de manière absolue, nous pourrons établir à coup sûr le calendrier
des annonces, articles de presse et autres états de la publicité, dont le dévelop-
pement doit nous amener au jour du vernissage... »
Toujours catégorique, habitué à mener les affaires sur un mode presque
militaire, Marolles, de son geste familier, a posé à plat ses mains ouvertes sur les
différents papiers posés devant lui. Il regarde les deux jeunes gens assis à la
table ronde autour de laquelle se tient ce conseil restreint.
Connaissant ses manières impératives, Alcide répond :
« Tout ce qui dépend des ingénieurs et des spécialistes relevant des
ateliers de mon père, c'est-à-dire salles de réunions diverses et logis des artistes
appelés à venir travailler au Jardin des Hespérides, sera entièrement terminé
dans trois semaines.
- Je demande un peu plus de temps pour achever les parties décoratives
dont vous m'avez chargé », dit à son tour Jean Juilliard.
La main droite de Marolles écarte toute contradiction et souligne la
réponse :

36
« Puis-je au moins savoir où vous nous conduisez, monsieur? »

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« Tranchons net. Comme je ne veux aucun retard et que le succès
dépendra d'une finition parfaite sur tous les points, je vous accorde deux mois.
D'autant que si, vous, Jean, avez déjà commencé à recruter les artistes gra-
phiques, peintres, statuaires, décorateurs, qui seront nos premiers hôtes, en
revanche la partie dramatique et surtout la section musicale me paraît plus lente
à s'organiser. La dernière lettre reçue de mon gendre Marc du Viguier et de ma
fille aînée Marie-Antoinette m'indique que le succès prolongé de leurs concerts
en Grèce va les retenir encore en Asie Mineure et en Orient. Or, on ne peut rien
faire sans eux, puisqu'ils doivent de surcroît ramener de Grèce une troupe
hellène dont j'attends le plus grand succès chez nous... Où en est votre affiche? »
Juilliard déroule une feuille de format double colombier sur laquelle
apparaissent les éléments d'une esquisse colorée, et il explique :
« Voici le premier état de ma lithographie : l'éditeur, qui fut celui de mon
regretté maître, le grand réalisateur des célèbres estampes en couleurs. Henri
Rivière, me promet le premier tirage d'ici deux semaines, sans le moindre
retard.»
Donnant les signes d'une complète satisfaction, Marolles se lève, repousse
du bout des doigts les dessins, photographies et devis qu'il vient d'examiner avec
ses deux jeunes amis, et déclare:

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« Donc, tout est fixé, et tout va bien... Je vous rends votre liberté... Et bon
travail, plus que jamais. Tiens, qui nous arrive là? »
Toujours aussi cérémonieux, l'huissier gardien du bureau directorial vient
d'ouvrir discrètement la porte, et de son ton le plus officiel, annonce :
« M. le professeur Jérôme Trottier... »
Trois exclamations amicales accueillent simultanément le visiteur, qui
inspire à Marolles autant de cordialité qu'aux jeunes gens un dévouement
affectionné.
« A quelle heureuse chance dois-je votre venue au beau milieu de mes
ateliers bourdonnants, mon cher maître? demande le couturier, les mains
tendues. Sans doute nous apportez-vous la traduction de l'énigme dont Juilliard a
confî^ le déchiffrage à votre sagacité? »
Mais, à la surprise de son hôte, le savant, serré comme de coutume dans
sa petite redingote professorale, secoue la tête en montrant, sous ses grosses
lunettes, une humeur mécontente inattendue. Il répond :
« Non, excusez-moi... Pas du tout... Et même au contraire... »
Sortant de sa poche intérieure et défroissant la grande feuille martelée de
creux et de bosses, le savant interpelle le jeune artiste sur un ton de moquerie
mêlée d'amitié :
« Jean, mon cher enfant, je vous reconnais volontiers pour un peintre
remarquable et pour un excellent graveur à l'eau-forte. Mais je vous tiens pour
un très médiocre releveur d'inscriptions anciennes... et même pour un détestable
manœuvrier parmi ces manieurs de papiers humides et de brosses que l'on sur-
nomme ironiquement des « estampeurs », ou mêmes des « estampiers », deux
noms qui ne sont d'ailleurs pas très jolis... »
Sous la comique apostrophe, Juilliard a un peu naïvement rougi et cherche
à se défendre comme il peut, mais le vieil archéologue insiste :
« Ne vous justifiez pas. Le pseudo-moulage de papier que vous avez
relevé à mon intention prouve une fois de plus votre amitié pour moi, mais
démontre que ce métier délicat ne vous est pas familier... Quel dommage que
notre gentille amie Paulette Montrachet n'ait pas été auprès de vous quand vous
avez pris cette estampe : la chère enfant, qui a conservé de ses succès scolaires
au lycée de Dijon une vive curiosité pour tout ce qui touche à l'archéologie
pratique, m'aurait certainement mieux réussi cet essai de moulage...
— Tout à fait d'accord, mon bon maître, répond Jean qui s'excuse de son
mieux. - Oui-da, interrompt Marolles en riant, mais si je me fie à la dernière
courte lettre datée de Casablanca dont a bien voulu me gratifier ma paresseuse
cadette Anne, l’Aréthuse, équipage au complet, doit être à l'heure qu'il est
quelque part en Méditerranée, naviguant en direction de la Crète que nos cinq
vagabondes ont envie de voir depuis longtemps... »
Trot lier se gratte l'oreille d'un geste familier et riposte :

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« Dommage, en effet, car le peu que j'ai pu déchiffrer à force de loupe me
donne l'impression de cacher des choses assez curieuses, figurez-vous...
J'aperçois deux inscriptions côte à côte, l'une qui doit être en grec et
l'autre en phénicien; à un certain endroit, je déchiffre un nom hellène de femme :
Chrysis.
— Allons donc, s'étonne le grand couturier, le nom de mon mannequin
vedette? »
Jérôme réprime mal un petit signe d'aga-ce,ment :
« Ah! il ne s'agit certainement pas de la même personne... »
Marolles ne peut retenir un grand éclat de rire :
« Certainement pas, mon cher maître, car
la belle demoiselle qui se fait appeler Chrysis, celle que mes clientes
viennent admirer les jours de présentation, se nomme en réalité Joséphine
Durand. Et je vous assure qu'elle n'a rien d'antique, ni de grec... »
Alcide et Jean ne peuvent s'empêcher de partager l'hilarité de Marolles et
le savant riposte, un peu piqué :
« Mes chers amis, permettez-moi de ne pas plaisanter... Cette province du
Languedoc est le lieu de France où, soit dans les terres émergées, soit dans les
eaux littorales, mes collègues archéologues mettent sans cesse au jour de
nouveaux trésors romains, ibériques, grecs, orientaux. Ces découvertes
établissent que pendant dix siècles avant l'ère chrétienne, nos ancêtres les
Gaulois trafiquaient à l'envi avec tous les pays des Balkans, de l'Egypte et de
l'Asie... Les musées d'Ensérune et d'Agde s'enrichissent tous les jours de vases
peints, de statues, d'engins de navigation antique. Lorsque je vous ai conseillé de
ressusciter le Jardin des Hespérides sur le lieu même où les Anciens l'avaient
édifié, voilà vingt-cinq siècles, j'espérais bien que vos travaux d'aménagement
me livreraient à moi aussi quelques précieuses découvertes... La preuve n'est pas
encore faite, mais d'après cet estampage incomplet rapporté par les soins de Jean
que j'ai critiqué un peu méchamment, je vois que nous sommes sur la bonne
voie. Par conséquent, il n'y a qu'une chose à faire : pour remplacer cet
estampage inutilisable, Alcide ou Jean, l'un ou l'autre, retournez là-bas me
chercher votre inscription et apportez-la-moi... Je pourrai l'étudier chez moi tout
à loisir. »
Le sourire optimiste qui s'épanouissait sur le bon visage de Jérôme
goûtant par avance le plaisir de faire une découverte sensationnelle, se fige à la
réponse inattendue des deux jeunes gens :
« Mais vous n'y songez pas, mon bon maître! L'inscription est gravée sur
un bloc qui pèse au moins trois tonnes...
— Un panneau de haute et large pierre, dont les deux tiers sont encore
enfouis dans la terre et que nous commençons à déblayer, afin d'unir la grande
piscine ouvrant sur la mer à l'étang qui formera l'arrière-port...
- Et nous avons l'intention de dégager tout ce bloc...

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- Car il y a certainement là un ancien quai à remettre au jour, et peut-
être d'autres inscriptions ou des objets à découvrir... »
Un silence tombe devant cette révélation. Mais, derrière les verres de ses
lunettes, une flamme subite anime les prunelles de Jérôme, pris d'une émotion
grandissante :
« Ah! jeunes gens, dit-il, vous ne pouviez pas nie dire ça tout de suite... »
Rendu songeur par l'explication donnée par Trottier et les précisions des
deux camarades, Marolles intervient :
« Ma foi, je ne vois pas trop ce que ma Chrysis à moi vient faire avec
cette autre Chrysis émergeant de votre canal en construction, mais je vois bien
qu'il n'y a pour vous, mon cher maître, qu'une chose à faire... Si l'inscription en
question ne peut venir à Jérôme Trottier, il faut que...
- Jérôme Trottier aille à l'inscription, continue gaiement l'archéologue.
Autrement dit, il faut que je parte pour le Languedoc et aille voir moi-même sur
place ce qu'y faisait en ces temps lointains l'inconnue Chrysis, dont les ateliers
de la Maison Marolles possèdent aujourd'hui une transposition vivante... Je suis
tout à votre disposition, quand partons-nous? »
Lancée avec la juvénile impétuosité dont il a le secret, le brave
archéologue n'a pas le temps de voir quel effet produit son acceptation d'un
départ immédiat : sans que l'huissier ait rempli son office, la porte vient de
s'ouvrir et d'un pas précipité qui ne lui est pas habituel, le visage contracté, le
geste brusque, Amédée Guillemain jette à mots saccadés :
« Pardon. J'entre directement. Mais nous n'avons pas une minute à
perdre.»
Tendant de sa main dégantée trois papiers rectangulaires :
« Alcide, mon enfant, prends cet ordre de mission à ton nom et à celui de
Jean Juilliard, cette enveloppe contenant des bank-notes sterling et ce carnet de
chèques en blanc, signé de ma main, sur mes quatre banques correspondantes de
Madrid... Et voici notre code secret de télégraphe et téléphone sur les dix lignes
desservant les usines Guillemain... »
Sans permettre à son fils d'articuler un mot, le maître de forges poursuit,
du même ton sec et autoritaire :
« La Jaguar est en bas. Dans un quart d'heure, vous serez à l'aéroport de
notre maison et dans une heure, notre supersonique D.G. 22 vous déposera à
Barcelone, où le consul général de France vous attend avec instructions de la
présidence du Conseil. Agissez selon les circonstances. Payez tout ce qui vous
sera demandé. Et tenez-moi au courant. Allez, mes amis. »
Sous l'avalanche précipitée de ces ordres imprévus et incompréhensibles,
Alcide a machinalement pris les papiers tendus, alors que Juilliard et Trottier
demeurent interdits. Seul, Marolles, aux réactions toujours spontanées,
s'exclame :
« Mais enfin, qu'est-ce que vous racontez? Vous perdez la tête. Que se
passe-t-il donc? »

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Le directeur général des Etablissements Hercule riposte alors sèchement :
« Il arrive simplement ceci... Arraisonnée par une escadrille de
surveillance maritime internationale en pleine Méditerranée occidentale et prise
sur le fait d'une action de contrebande en compagnie d'un bâtiment fraudeur
pourchassé, l'Aréthuse a été saisie par la force, amenée dans le secteur Interpol
de Barcelone, et son équipage arrêté, débarqué et mis au secret... »
Quatre cris de stupéfaction et de révolte jaillissent aussitôt :
«  Ma fille, ma petite Anne... en prison! Mais c'est fou, c'est idiot, jette
Marolles de toute sa violence.
- Paulette contrebandière? On s'est moqué de vous, lance Jean.
- Martiale Cartier et les deux jumelles complices d'un pirate! On s'est
moqué de vous, mon père », proteste Alcide.
Plus calmement mais parfaitement méprisant, le vieux savant hausse les
épaules : « Oh! monsieur Guillemain, comment pouvez-vous répéter une fable
aussi stupide? »
Toujours très pâle et se contenant visiblement, le maître de forges, dont la
voix s'assourdit de tristesse, réplique :
« Malheureusement, la plus triste vérité, si fantastique qu'elle paraisse. Je
viens de voir au Quai d'Orsay, où je me trouvais en conférence, le télégramme
chiffré de l'ambassade de France en Espagne. Le haut fonctionnaire qui m'a fait
appeler, un de mes bons amis, connaît mes liens d'amitié avec nos jeunes filles,
mais il m'a certifié la réalité de l'affaire. Il a même ajouté que devant la gravité
de l'incident, ordre absolu est donné de le garder strictement confidentiel jusqu'à
plus ample informé... le temps qu'Alcide et Jean arrivent sur place pour par-
ticiper à l'enquête, au titre d'envoyés du gouvernement français. Allez,
maintenant, vous deux, partez... Partez immédiatement. »
Aussi bouleversés l'un que l'autre, les deux camarades n'ont même pas la
réaction d'un mot ni d'un geste : ils se précipitent hors du bureau et disparaissent.
Dans un mouvement d'indignation, de colère et de douleur mêlées, Marolles s'est
laissé lourdement tomber dans son fauteuil. Des deux poings, il martèle
rageusement son bureau, en faisant voltiger papiers, dossiers, objets de travail.
Saisissant son grand coupe-papier, il le casse brutalement en deux morceaux
qu'il jette à terre.
« C'est faux... C'est impossible, gronde-t-il, ma fille Anne, ma petite fille
en prison... Parce qu'elle serait une voleuse... Ceux qui le prétendent ont menti...
Ah! ce yacht, ce maudit bateau, il m'a déjà privé pendant des semaines et des
semaines de ma fille aînée... Ma Marie-Antoinette en était folle.. Aussi folle que
sont les quatre autres... Et maintenant, c'est ma cadette qui se trouve mêlée à
cette histoire abominable... Mais je vous dis que c'est fou, c'est une histoire de
fous. »
Le couturier, que tous les journaux ont coutume de célébrer comme le
maître de la haute mode française, se redresse d'un mouvement brusque :

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« Ah! mais ça ne se passera pas comme ça... Je vais y aller, moi, dans
cette Barcelone, et je reprendrai ma fille à ces policiers grotesques... »
Grave et calme, de cette maîtrise de soi qui fait la force de son caractère,
Amédée Guillemain déclare :
« Ni vous ni moi ne ferons rien du tout, mon pauvre cher ami, car c'est là
une affaire internationale, qui m'indigne autant que vous, mais que l'on veut en
haut lieu régler dans le secret des chancelleries. Nous ne pouvons que nous taire,
et attendre, maintenant que nous avons pour nous le concours officiel de mon
fils et de son ami Juilliard, tous deux mandatés pour représenter le ministère...
Alors, écoutez-moi : je sais qu'heureusement Mme Marolles est partie hier pour
sa cure annuelle à Plombières, c'est mieux ainsi, et il est inutile d'angoisser une
mère qui n'en vivrait plus. Quand vous vous absentez à l’improviste, vous avez
coutume de confier la marche de votre maison à votre fondé de pouvoir, c'est ce
que vous allez faire tout de suite, comme j'ai donné moi-même des instructions à
mon fils aîné... Nous sommes dans le secret, et vous aussi, mon cher maître, et
ne devons pas risquer d'en laisser percer un seul mot. Je vous propose donc de
venir passer ce week-end de trois jours avec moi, dans ma maison de la
Grandière, près de Versailles. Nous pourrons nous y enfermer jusqu'à ce
qu'Alcide nous y appelle, grâce au fil qui réunit la villa au standard de mes
ateliers... Je connais mon code et je vous traduirai ses messages secrets... »

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Marolles et Jérôme ont écouté sans répondre, subjugués par la force et le
sang-froid du maître de forges. Seul, le vieil archéologue demande un peu
naïvement :
« Mais que ferons-nous durant cette attente? »
Aussi tranquillement que s'il s'agissait d'une joyeuse partie pour amis en
quête de délassements, Amédée répond :
« Mais nous nous assiérons tous les trois autour de l'appareil téléphonique
et nous attendrons.»

44
CHAPITRE VII

ERREUR N'EST PAS COMPTE

DANS la partie du port la plus à l'écart, dans un isolement voulu,


l'Aréthuse est amarrée flanc de tribord contre une des deux jetées formant
l'embouchure assez large de ce plan d'eau calme.
Sur les quais d'alentour, dont les dalles nues luisent au soleil, s'alignent
des bâtiments aux lourdes portes closes.
Toujours fidèle à sa culotte courte et son tricot rayé de corvée, Paulette
promène son regard sur le panorama qu'offrent les maisons de Barcelone.
Poussant un profond soupir et s'appuyant sur le bâton emmanché d'une brique
avec lequel elle vient de gratter rageusement le pont du yacht, elle s'adresse à
Jean Juilliard. Le jeune homme, assis sur le bastingage, son inséparable album
sur les genoux, dessine avec minutie.
« Est-ce que par hasard vous compteriez les toits un à un? plaisante la
moqueuse.
- Habitude méticuleuse de graveur », riposte gaiement l'artiste qui, de son
crayon très pointu, semble en effet préparer une plaque à l'eau-forte. « Vous
savez, où que je sois, je prends toujours des croquis, cela peut servir un jour ou
l'autre... Et vous, cela avance, cette corvée de nettoyage?

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- Comme je peux, répond la petite brune. Je n'allais pourtant pas
reprendre la mer en laissant mon pont sali par tous ces malotrus... Ils m'ont
tout saboté, sous prétexte de faire cette stupide perquisition... Allons, toi, le
Corfou, ôte tes sabots d'ici, tu vois bien que tu me gênes pour briquer mon beau
bois de teck. Quand je pense que ces patauds ont piétiné là-dessus quatre
jours, pendant que nous étions sur la paille humide des cachots... Ah! misère.»
Accoutumé aux sorties de sa petite camarade préférée, Jean se met à rire :
« Notre chère Moutarde exagère toujours. Vous avez reconnu vous-même
que cette prétendue « paille humide des cachots » avait été en somme une sorte
de dortoir, pas trop mal aménagé, où vous étiez toutes les cinq et le biquet en
plus; logement assez correct et nourriture convenable. »
D'un geste rageur, Paulette jette sa brique à nettoyer, repousse son
chevreau qui veut jouer comme d'habitude, attire une glaine de filin et s'assied
dessus.
« Vous, Gigi, mon grand ami, dit-elle, et ce bon Alcide, vous venez d'être
des frères d'armes si magnifiquement habiles à tirer vos cinq amies de leur
pétrin, que plus jamais je n'aurai le cœur à vous faire enrager, comme je l'ai tou-
jours fait jusqu'à présent avec tant de plaisir. Mais, tout de même, j'aurais bien
voulu vous y voir, pauvres petites bonnes femmes de matelots harponnées par
cette bande de maringouins, traitées comme des flibustières et enfermées à clef
dans une baraque, sans s'occuper de la pauvre Aréthuse, toute sale et attachée à
un piquet... Voyez-vous, Jean, c'est surtout ça, que je leur reproche à ces
argousins, d'avoir traité mon bateau comme une épave en guenilles. Tout le
monde peut se tromper, et prendre d'honnêtes filles pour des boucanières en ma-
raude... Mais traiter un bateau tel que ma goélette comme une vulgaire charrette,
cela, je ne leur pardonnerai jamais. Un bateau, c'est un être vivant qui a droit à
tous les respects... »
Le ton est à la fois si douloureux et si agressif que, laissant tomber album
et crayon, l'artiste saisit les deux mains de sa jeune camarade et lui dit, avec une
affectueuse émotion :
« Tout à fait de votre avis, ma chère Paulette. Moi aussi, vous le savez,
j'aime cette goélette à bord de laquelle j'ai fait avec vous et vos compagnes de si
belles sorties. Je partage entièrement votre peine et votre colère...
- Merci, Gigi, répond la petite Bourguignonne dans les yeux de qui court
une flamme, je le savais, mais je vous remercie de me l'avoir dit.»
Il y a maintenant vingt-quatre heures qu'usant de tous les moyens offerts
par leurs papiers officiels, aidés énergiquement par le consulat français et
accueillis par les autorités espagnoles avec la plus efficace courtoisie,
Guillemain et Juilliard sont parvenus à dégager l'Aréthuse et son équipage d'un
effarant et absurde quiproquo.
Il est maintenant avéré qu'agissant sur mandat impératif, l'escadrille
maritime de police internationale traque en vain depuis plusieurs semaines un
contrebandier, à la fois bateau de surface et de demi-plongée. Depuis des

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semaines, ce hardi corsaire se joue de toutes les flottilles policières, des
Dardanelles à Gibraltar. Le plus grand des hasards a mis le fuyard sur la route de
la paisible Aréthuse, dont il a réclamé un secours chirurgical urgent et grave.
Sans hésiter, les cinq Françaises ont immédiatement répondu à l'appel au
secours. Mais un avion nocturne a révélé l'accostage et le mouillage du yacht
et du contrebandier; les vedettes de la police se sont ruées sur les lieux, quand
l'autre avait déjà trouvé le moyen de déguerpir, laissant à l'innocente Aréthuse la
promesse d'ennemis immédiats rendus furieux par leurs échecs successifs, les
policiers ont trouvé sur le yacht la caisse de cigarettes de contrebande, les
sucreries servant parfois à dissimuler de la cocaïne, et l'enveloppe bourrée de
devises étrangères : trois preuves d'une complicité certaine. La perquisition
ayant amené la découverte du petit canon à signaux et, dans une cabine, celle
des armes personnelles de la championne de tir et d'escrime, les lourds soupçons
se sont transformés en une certitude absolue de complicité flagrante. Si bien
qu'après un remorquage sous surveillance armée, yacht et équipage se sont
retrouvés prisonniers à la base barcelonaise de la police maritime. L'opération a
été menée avec une si parfaite discrétion que nulle presse, nulle radio, même les
mieux informées, n'ont eu le moindre écho de l'aventure.
« En somme, interroge Paulette, cette abominable plaisanterie aurait pu se
prolonger, et alors?
- Quand la malchance veut qu'on tombe entre les griffes des services
secrets internationaux, répond Juilliard, tout est toujours possible.

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- Eh bien, vous êtes gai, vous, s'exclame la petite brune révoltée... Je vous
vois déjà, notre capitaine, les deux jumelles, le mousse et moi, devenant forçâtes
à vie, parce que nous avons agi en honnêtes Françaises, pour avoir porté
secours à un inconnu qui, sans nous, ne pouvait pas s'en tirer... Car,
contrebandier ou pas, notre bon toubib Faïk l'a bel et bien tiré d'affaire sans
s'inquiéter de savoir qui il était...
- Et c'est cela justement qui a compté, mon amie, réplique l'artiste,
et aussi le fait qu'Amédée Guillemain possède en très haut lieu
des amis dévoués; et c'est informé par l'un de ces amis dans le plus grand
secret, qu'il a pu tout de suite mettre en œuvre tous les moyens nécessaires...
Bien entendu, bouche cousue pour vous comme pour nous, n'est-ce pas?
— Soyez tranquille, Gigi. Ni mes camarades ni moi n'aurons envie de
tirer la moindre vanité de cette histoire incohérente. C'est déjà trop de l'avoir
vécue depuis cinq jours... Et l'essentiel est d'en être sorties, nous cinq et la
goélette... mais dans quel état, celle-là! »
Il n'y a que quelques heures que capitaine et matelots, quittant la base
policière, entourées de grandes précautions, ont été reconduites jusqu'au bassin
isolé où les attendait l’Aréthuse.
« On nous l'a rendue, oui, poursuit Paulette, rancunière, ou plutôt restituée
dans un état qui me fait honte.
— Allons, allons, calme-toi, la Moutarde. Tout compte fait, il y a eu plus
de peur que de mal : mise à part la saleté du pont que tu mets toujours ton point
d'honneur à si bien entretenir, ces fâcheux perquisitionneurs n'ont pas touché au
gréement qui était, par chance, complètement ferlé au moment de votre
arrestation; et en bas ils n'ont fait que demi-mal. »
Marguerite Trévarec qui a entendu les protestations de Paulette en
montant l'escalier du carré, toujours désireuse d'arranger les choses au mieux,
essaie de rassurer la petite Bourguignonne ulcérée. Mais, non moins irritée que
la brunette, la blonde Anne Marolles, survenant à son tour, déclare :
« Moindre mal si tu veux, Gaït. La cuisine est sens dessus dessous et si
mon excellent couturier de père voyait dans quel désordre sont ma cabine et ma
garde-robe fouillées par ces doigts de sauvages, il renierait sa fille... Sans
compter tout ce qui manque à droite et à gauche et qui est parti je ne sais
où... »
Paulette a un petit rire amer :
« Voilà qui va fournir demain à notre Pacha un beau chapitre descriptif
dans son livre de bord... »
Mais, le doigt levé, Jean montre une camionnette dévalant à grande
vitesse la route en pente, obliquant brusquement sur les quais déserts et qui
arrive droit sur la goélette.

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« Attende/ toutes les trois avant de maudire vos agresseurs. Je crois bien
que voici la voiture de livraison des bagages promise par la police repentante...
- Et notre Faïk avec elle, approuve Marguerite, qui vient de voir sa sœur
sauter du siège, les bras levés en joyeux salut.
— Ah! cher toubib, clame Paulette soudain rassérénée, qu'est-ce que tu
nous rapportes là?
- Tout ce qui nous a été pris, les amies, ou à peu près. Tout était
rassemblé sous scellés et j'ai reçu l'ordre de me servir moi-même. »
D'une mine assez revêche, comme pour se débarrasser d'une corvée, le
chauffeur du camion et deux hommes en blouse amènent pêle-mêle sur le pont
les objets disparates que les deux Morbihannaises, la Parisienne et la
Bourguignonne, dont le visage se décontracte peu à peu, recensent en
annonçant :
« Le poste de radio... Le projecteur de nuit…Noire petit canon d'avant...
La caméra de cinéma... Les trois tomes du livre de bord... Le portrait de Jacques
Cartier, la collection des Guides bleus, nos cartes marines... La lorgnette de la
capitaine. »
Un à un, les objets usuels du bord, plusieurs valises, des capotes et des
cirés s'entassent ainsi sur le pont, quand Anne jette un cri perçant :
« Mes fusils et mes épées, tout de même! »
Si bien que Geneviève ne peut s'empêcher de dire :
« Ramasse tes arquebuses, ma petite fille, et rentre-les vite dans ta
cabine : je ne suis pas bien sûre que ces joujoux de jeune championne à la mode
n'aient pas pesé dans notre arrestation encore plus lourd que les cigarettes de
contrebande, les monnaies étrangères et la caisse de rabat-loukoum...
— C'est celle que Corfou et moi nous regrettons le plus, feint de gémir
Paulette.
- Pas trop de regrets, la Moutarde, riposte Geneviève. Il paraît que ces
sucreries que messieurs les contrebandiers bourrent parfois de cocaïne auraient
pu nous valoir beaucoup plus d'ennuis que l'artillerie portative si chère à
notre mousse... »
Un instant le camionneur et ses aides s'immobilisent, regardant autour
d'eux, hésitent, puis ils saluent gauchement et s'en vont.
« Non, mais... Ils n'attendaient pourtant pas une gratification, grommelle
Paulette qui a la rancune tenace.
- Inutile de laisser tout le pont dans ce désordre, enchaîne Geneviève.
Jean, voulez-vous nous donner un coup de main : portez le petit canon à signaux
dans le poste avant, en attendant qu'on le remonte sur ses écrous; l'appareil
radio, posez-le à même son cadre pour une remise en état, et tout le reste en bas
pour rangements ultérieurs. Que ceux qui vont venir nous rejoindre d'un moment
à l'autre ne voient pas cette pagaille. »
Retrouvant leurs habitudes d'ordre et de discipline, même en l'absence
momentanée de leur chef, les jumelles, le mousse et le matelot léger à qui

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Juilliard prête la main en hâte, ont débarrassé le pont et redonné à l’Aréthuse sa
physionomie coutumière. Cette besogne terminée, les trois jeunes gens n'ont pas
le loisir de bavarder, car, descendant du centre de la ville, une forte limousine
débouche en direction du quai dont un service d'ordre interdit l'accès aux
passants. Sous la conduite d'un chauffeur à casquette écussonnée, la lourde
voiture officielle s'engage sur les dalles et vient s'arrêter dans un grincement de
freins à quelques mètres du bord de la darse.
La première, un peu pâle sous la visière de cuir et la coiffe blanche à
mince galon d'or, toujours droite et stricte dans sa vareuse aux boutons timbrés
de l'ancre en relief, Martiale Cartier met pied à terre. Un sourire détend son
expression contractée quand elle aperçoit ses quatre camarades s'alignant
instantanément sur le pont, coude à coude et au garde-à-vous.
En même temps, Paulette Montrachet porte à ses lèvres le sifflet d'argent
qui lui pend au cou. Quand la descendante du grand Jacques Cartier pose un
pied sur le pont, la sonnerie réglementaire pour l'accueil au commandant
regagnant son navire, Sur le Bord, fait retentir ses trilles aigus.
Deux personnages en civil, marchant côte à côte, suivent la jeune tille.
Leur attitude empreinte de gravité souligne le caractère officiel de deux
fonctionnaires de haut rang sur le point de remplir une importante mission.
Quittant le dernier la limousine, Alcide Guillemain se glisse
prestement de biais, franchit le plat-bord et vient se placer auprès de Jean
Juilliard à qui il murmure quelques mots.
Il y a un bref silence. Les deux visiteurs ayant salué d'un geste un peu
compassé, la jeune capitaine déclare posément :
« Monsieur le haut représentant de son Excellence le gouverneur de
Barcelone, et monsieur le chancelier du consulat général de France en cette
même ville, je vous remercie d'avoir bien voulu venir jusqu'à ce navire... lequel,
après avoir été la victime de l'erreur la plus inqualifiable, vient d'être rendu à la
liberté grâce à l'énergique intervention des hautes autorités que vous représentez.
Ainsi, les policiers maritimes internationaux, qui avaient pris mes camarades et
moi-même pour ce que nous n'avons jamais été, ont-ils consenti à desserrer leur
étreinte aussi brutale qu'injustifiée. Nos gratitudes à toutes vous accueillent ici,
messieurs... »
Et Martiale, en quelques mots brefs, leur présente les deux jumelles
Trévarec, dont l'extraordinaire ressemblance ne manque pas d'éveiller un
étonnement poli et discret. Ils marquent encore une surprise devant la jeune
grâce de la brune Paulette et de la blonde Anne.
Après avoir jeté un coup d'œil circulaire sur la goélette à l'élégante robe
blanche et dont le gréement n'a heureusement subi aucun dommage au cours de
cette captivité, les deux envoyés de la ville espagnole et de la délégation
française s'acquittent de leur mission, point final d'une maladresse policière qui
devra rester dans le secret des deux chancelleries.
Le premier dit :

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« Je ressens un grand honneur à accomplir ici, au nom de notre
gouverneur, l'acte libératoire de droit et de justice, confié à mes soins. Je me
plais à renouveler l'assurance, déjà formulée aux deux délégués venus de Paris
pour nous éclairer et ici présents, de ce que nos hautes autorités régionales et
nationales ont été absolument étrangères à l'inqualifiable méprise, émanant d'un
service international autonome, et dont vous avez eu à pâtir. »
Le second déclare :
« Je suis fier d'avoir reçu de mon chef, le représentant des intérêts français
en cette ville, la mission d'apporter aux charmantes et vaillantes compatriotes si
malencontreusement victimes d'un acte d'autoritarisme sans contrôle, le salut de
notre pays de France, pour qui votre jeunesse et la hardiesse de vos aventures
constituent un exemple en même temps qu'une leçon de courage, au service de
notre marine nationale. »
D'une voix qui d'abord tremble un peu, Martiale Cartier répond en
quelques phrases hésitantes, puis plus sûres. L'Espagnol, quittant le ton de
cérémonie pour la courtoisie respectueuse d'un pur hidalgo parlant à une jeune
femme, ajoute :
« Ma mission administrative remplie et avant de rentrer au palais
gouvernemental, permettez-moi, mademoiselle, de vous aviser de ce que ce

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bassin, isolé du reste du port et gardé par nos agents, est mis à votre entière
disposition pour tout le temps que vous jugerez utile ou agréable... »

« Hourra, hourra, trois fois hourra pour ma belle goélette ! »

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Et, détachant à dessein les mots de la langue française qu'il parle fort bien,
il ajoute :
« Vous, votre équipage et vos deux défenseurs, vous êtes ici chez vous. »
Il parle encore, que Paulette, incapable comme toujours de maintenir sa
fougue, a bondi. Elle court vers l'arrière, fouille dans le casier à signaux, en sort
le pavillon dont elle assume la manœuvre en mer matin et soir, le fixe à la drisse
du mât d'arrière et le déploie d'un coup sec du poignet, en annonçant à pleine
voix :
« Puisque nous sommes chez nous, alors, je pense, permission pour le
pavillon? »
Le visage du haut fonctionnaire barcelonais s'éclaire d'un large sourire et,
soulevant son chapeau, l'homme salue les trois couleurs, avant d'ajouter :
« Mademoiselle Cartier, au geste hardi et prompt de cette jeune fille, j'ai
vu s'allumer la même flamme dans les yeux de vos camarades, dans les vôtres
aussi, vous qui portez le nom d'un grand marin de jadis; et également dans vos
regards, messieurs Guillemain et Juilliard, avec qui, en cinq jours de démarches
communes,
j'ai appris à connaître l’Aréthuse, son équipage et ses amis. Et malgré mon
invitation à demeurer parmi nous, je crois bien que la darse mise à votre
disposition sera vide avant la prochaine aurore... Aussi, monsieur le chancelier
du consulat de France, si vous voulez m'en croire, avant de prendre congé, ce
n'est pas « au revoir » que nous allons dire à ces jeunes marins vos compatriotes,
mais c'est : « Bon vent et bonne chance!... »
Cinq minutes plus tard, la cérémonie s'étant achevée dans la courtoisie et
la cordialité, la limousine emmenant les deux hommes a disparu vers la ville.
Un clocher proche, quelque part parmi les toits, entame le heurt régulier
d'un bronze au son très clair. Regardant les six camarades qui l'entourent,
Martiale, l'index levé, compte :
« Un... Deux... Trois... Quatre... Autrement dit : seize heures.
« Sans être indiscrète, messire Alcide, reprend-elle, après être enfin sorties
de cette affreuse base policière dont vous veniez de nous libérer, pendant que
Jean emmenait vers l'Aréthuse les deux jumelles, Paulette et Anne, vous m'avez
conduite au consulat pour régler le dernier épisode de... de... comment dirais-je?
- De cette levée d'écrou, plaisante Guillemain.
— Je n'aime pas beaucoup le mot, mais enfin... Donc vous m'avez
entraînée pour mise à jour de je ne sais quels papiers, et pendant que j'y étais
occupée, vous avez passé une bonne demi-heure au téléphone... avec Paris, pour
annoncer le succès de notre libération, je suppose?
— Chère amie, on ne peut rien vous cacher, plaisante le jeune ingénieur.
Sachez que j'ai eu à la fois mon père et Marolles... Ils se sont montrés
au comble de la joie, naturellement. Et ils m'ont chargé d'une commission
dont il m'était difficile de vous informer tant que nous étions en compagnie de

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nos deux diplomates... D'autant que ces deux éminents fonctionnaires se
montraient de plus en plus désireux de nous voir accepter quelques journées
d'une hospitalité...
- Que mon père et le vôtre nous invitent certainement à fuir sur
l'heure, coupe Anne Marolles.
Ce que j'approuve absolument, jette Paulette.
— Et nous aussi, lancent les deux Trévarec à l'unisson, oui, partons,
partons...
— Et même immédiatement », appuie Martiale.
Alcide Guillemain se met à rire, de son grand rire familier :
« Touchante unanimité, à laquelle Jean et moi souscrivons de tout cœur.
Vos deux grands amis de Paris estiment qu'après cette dure épreuve, l’Aréthuse
ne peut reprendre tout de suite sa croisière vers le Moyen-Orient sans avoir
passé une révision matérielle en un port français proche, où vous nous
débarquerez, Juilliard et moi, avant de repartir à votre fantaisie de vagabondes
en liberté.
- Port-Vendres, c'est le plus proche, propose Martiale.
- Ou Perpignan, offre Geneviève.
- Ou La Nouvelle, suggère Marguerite.
- Mesdemoiselles et chères amies, mieux encore, conclut Alcide :
vous allez inaugurer le bassin de radoub en cours d'achèvement dans le port
tout neuf du Jardin des Hespérides. »

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CHAPITRE VIII

LIBRES, SUR LA MER LIBRE

UN BRUSQUE coup de tangage, l'Aréthuse pique du nez, puis, d'un coup de


reins qui fait vibrer toute sa coque et geindre les poulies du gréement, se relève
en escaladant une houle crêtée d'écume. Au choc du paquet de mer qui déferle
sur l'avant en ruissellement, répond la voix claire de la cloche du bord; cassant
ses ligatures d'arrêt, elle sonne au hasard deux coups à la volée...
« Hurrah! hurrah! trois fois hurrah! pour ma belle goélette », crie à tue-
tête Paulette Montrachet qui, debout à l'extrême avant et se retenant d'une main
à Fêtai de beaupré, vient de recevoir en plein visage et en pleine poitrine
l'ambassade salée de la houle coupée en deux par l'étrave.
Et comme, à côté d'elle, Anne Marolles surprise essaie de courber le dos
sous la douche inattendue, la petite Bourguignonne proteste avec véhémence :
« Debout, mousse, debout... Tu essuieras ton joli minois un autre jour. Un
premier paquet de mer, c'est une caresse d'ami, et tu entends bien que la cloche
du bord sonne toute seule pour fêter la cérémonie... »
Raidissant les doigts et les muscles des bras sur les poignées de la roue de
barre, pour éviter une embardée et maintenir son navire en ligne, Martiale
Cartier sourit aussi à ce premier salut donné par l'approche du grand large. Pour
leur part, Faïk en se penchant sur le moteur auxiliaire ralentit légèrement le

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tournoiement de l'hélice, et Marguerite fait cesser le battement de l'horloge, en
rebouclant le filin d'attache.
Mais en même temps, moins habitué que l'équipage aux surprises du
large, Alcide voit la carte marine qu'il vient de dérouler, complètement trempée
par un beau flocon d'écume. Quant à Jean, prenant ses éternels croquis sur son
inséparable album, il manque de voir ce dernier passer par-dessus le bastingage.
Il y a déjà plus d'une demi-heure que, larguant ses amarres et mis aussitôt
en grande vitesse, le yacht est sorti du bassin écarté où il avait été rendu à son
équipage. Glissant entre les jetées, ayant correctement salué au passage le
sémaphore gardien de la passe, le yacht a mis le cap vers la haute mer de toute la
force de son moteur. Dans le sillage frissonnant qu'elle laisse après elle,
l’Aréthuse est partie comme ivre de sa liberté reconquise, fuyant le panorama de
Barcelone qui diminue peu à peu dans le lointain, sous un ciel parcouru de
grands nuages blancs, illuminés par le soleil de fin d'après-midi. Autour de
l'élégant bâtiment, la Méditerranée s'étend de plus en plus, soulevée de houle
régulière.
Largement déployé par le mouvement de la marche et par le souffle de la
bise fraîche venant du nord, le pavillon tricolore se tend presque rigide sur son
bâton de poupe. Si bien que, redevenant véritablement l'être vivant et conscient
que son équipage aime et admire, la goélette semble heureuse de se lancer à la
conquête de la mer, ouverte une fois encore devant elle.
Rassurée maintenant sur la régularité de la marche, Martiale appelle d'un
signe Marguerite Trévarec, lui confie la barre, puis rejoint le jeune ingénieur
courbé sur sa carte humide d'écume et lui dit :
« A présent, mon cher ami, expliquez-vous mieux que vous n'avez pu le
faire tout à l'heure, dans la précipitation de la mise en route — qui m'a paru vous
tenir au cœur, à Jean et à vous, autant qu'elle nous donnait à nous cinq l'im-
pression d'une évasion, à l'heureuse réalité de laquelle j'ai encore peine à croire...
— Et moi, appuie Geneviève, qui augmente peu à peu la vitesse de
son moteur, je n'y croirai vraiment que lorsque nous serons sorties des eaux
territoriales...
— Soyez rassurées, mes amies, répond Alcide, dont l'index dessine un
projet de route sur la carte qu'il examine depuis un bon moment. Du train
qu'elle mène sous votre main, Faïk, la chère Aréthuse bondit de plus en plus
comme une chèvre en liberté. Nous touchons déjà à la limite des fameux trois ou
cinq milles marins qui constituent la ligne frontière, d'après le code
international.
- Et d'ailleurs, intervient Juilliard, après les engagements formels pris à
votre égard en compensation des déplorables journées que vous venez de vivre,
quand bien même nous verrions par hasard la fameuse croisière policière tou-
jours en chasse, vous n'avez plus rien à redouter de ces perquisitions
intempestives... »

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Martiale, dont le visage s'éclaire, tend ses mains vers les deux camarades
et, cachant mal son émotion, leur dit :
« Depuis que vous nous êtes soudainement apparus l'un et l'autre dans
cette geôle où, sans être malmenées matériellement, nous végétions dans une
attente incompréhensible... les choses ont été si vite et se sont dénouées si brus-
quement que nous comprenons une seule chose : nous vous devons la liberté...
Et de cela, conclut-elle, nous ne vous serons jamais assez reconnaissantes... »
Les deux jeunes gens veulent esquisser en même temps un geste
d'affectueuse protestation, mais un nouveau coup de tangage suspend net la
phrase qu'ils allaient prononcer. Moins familiarisés que leurs amies avec les
fantaisies de la houle, le graveur et l'ingénieur doivent reprendre leur équilibre,
sous le regard gentiment ironique des jumelles Trévarec.
Enfin, Alcide peut parler : « Si vous commencez à nous parler remercie-
ments, chère capitaine, nous allons nous brouiller pour toutes sortes de raisons...
dont la première est que nous n'avons été ici que les agents d'exécution, aussi
énergiques que possible, de Marolle et de mon père... C'est tout. Et nous
continuons à remplir cette modeste fonction puisque, comme je vous l'ai
annoncé en deux mots au départ de Barcelone, vous nous conduisez vers le lieu
où nous devons débarquer et vous abandonner aux bons soins de spécialistes de
réparations...
— Dont nous avons bien besoin, je vous en donne ma parole », intervient
Paulette qui descend de l'avant, en ajoutant :
« Rien que pour la peinture, c'est effrayant ce que notre robe blanche est
écorchée et salie, sur les deux joues de tribord et de bâbord avant...
- Notre pauvre petit canon à signaux dont les boulons ont été arrachés,
sous prétexte de le démonter, poursuit Anne, derrière sa camarade.
- Et tout ce qui n'apparaît pas à premier examen », achève Geneviève, à
qui les bougies du moteur donnent quelque inquiétude.
La capitaine approuve et conclut :
« Tout à fait d'accord... Il est impossible de reprendre notre croisière dans
des conditions aussi blessantes pour notre légitime amour-propre de
navigatrices, réputées aux Açores, aux Canaries, en Angleterre, en Norvège et
autres lieux, pour la belle tenue de l’Aréthuse (1)... »

1. Allusion au roman précédent qui se déroule dans les endroits cités.

Quatre vigoureuses approbations soulignent cette déclaration de principe,


à laquelle l'aspersion d'un nouveau paquet de mer semble apporter l'assentiment
de quelque divinité marine qui se trouverait à l'écoute entre deux eaux, comme
faisaient aux temps mythologiques les nymphes vagabondes du cortège de
Neptune dans ces mêmes parages.
Mais sans laisser à ses deux interlocuteurs le loisir de répondre, Martiale
Cartier reprend :

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« Seulement, nous voudrions bien un renseignement, toutes les cinq...
Qu'est-ce que c'est que ce bassin de radoub à inaugurer? Et cette invention
d'une cité d'artistes sur la côte languedocienne, idée de notre ami
Marolles, est donc plus avancée qu'il ne le laissait prévoir dans ses dernières
lettres à sa fille Anne? » Le jeune mousse blond va plus loin : « Si,
contrairement à ma sœur aînée, je n'écris pas aussi souvent qu'il le faudrait, je
dois dire que mon père ne m'inonde pas non plus de sa correspondance. Pendant
les longues semaines que nous venons de passer dans l'Atlantique, j'ai bien reçu
aux escales quelques très brèves lettres dans lesquelles l'auteur de mes jours me
parlait vaguement de cette fondation qu'il baptise du nom antique de Jardin des
Hespérides, mais il ne m'a jamais dit que c'était un port de mer. »
Paulette vient immédiatement au secours de sa camarade :
« Tout comme vous, messire Jean Juilliard. Dans la lettre la plus récente
que j'ai reçue de vous, poste restante à Las Palmas, vous me disiez bien que vous
travailliez à l'édification de cette cité à l'héroïque nom grec, mais vous ne m'avez
pas du tout parlé de port de mer.
— Mais c'est qu'à ce moment-là, il n'en était pas du tout question »,
proteste pour sa justification le peintre-graveur.
Et, comme tous se mettent à parler en même temps, Alcide intervient :
« Jeune Anne, ne faites aucun reproche à votre cher père, accablé chaque
jour par vingt besognes, et vous, Paulette, soyez indulgente pour votre vieil ami
qui ne pouvait pas deviner ce qui n'existait pas encore. Donc, cette idée de
joindre à la Cité des Arts en cours d'achèvement un port, est née brusquement au
cours d'une conversation entre Marolles et mon père. Enthousiasmé par ce projet
d'adjonction, le chef de la Maison Guillemain a pris l'affaire en main. Et lorsque
le maître de forges Amédée et ses quatre fils dont je suis le cadet, veulent trans-
former une idée en fait accompli, notre Société de Mécanique Hercule et Cie,
digne de son illustre parrainage, sait mettre les bouchées quadruples, ou
quintuples...
- Ce qui signifie? demande Martiale.
- Que Marolles voulant un port, les Guillemain le lui ont fourni, dans
un délai extrêmement rapide comme vous allez pouvoir en juger, puisque
l’Aréthuse sera le premier bâtiment à s'amarrer le long de ses quais.
- Mais cela va être très impressionnant, ne peut s'empêcher de dire
Marguerite, sans cesser de maintenir attentivement sa roue de barre à chaque
montée et descente de la houle. Notre belle Aréthuse venant faire sa toilette dans
le cadre d'un port tout neuf...
-— Rassurez-vous, Gaït, coupe Jean, votre chère goélette sera bien
tranquille, à l'écart de toutes les curiosités, car ce que vous allez trouver est
encore à l'état de chantier...
— Et c'est pour cette raison que mon père, explique Alcide, m'a dit tout à
l'heure au téléphone de vous y conduire, estimant inutile d'exposer votre yacht
aux curiosités inévitables à Port-Vendres ou ailleurs. Tandis que là-bas, au

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milieu de nos ouvriers, nous pourrons réparer tout à notre aise et discrètement
les avaries causées à votre cher navire. »
Ramassant la carte marine et l'examinant à son tour, Martiale dit :
« Tout à fait d'accord pour cette prudence. Par conséquent, nous laissons
largement sur bâbord au loin le cap Cerbère et le littoral du Roussillon, jusqu'au
moment de nous rabattre vers le site de ce fameux Jardin des Hespérides... -
Dont je viens de vous marquer l'emplacement géographique, sur la côte
languedocienne au nord de La Nouvelle, par ce cercle à l'encre rouge, précise
Alcide Guillemain. Seulement, pour vous piloter, comme je reconnais assez mal
les repères et les marques depuis la pleine mer, je voudrais bien, sans vous
commander, chère capitaine, que nous forcions de vitesse afin d'arriver en vue le
plus vite possible. Dans ces parages et à cette époque de l'année, le crépuscule
tombe heureusement très tard... »
Sans hésiter, Martiale approuve et commande :
« Entendu. Avec notre moteur à grand rendement, et en donnant sa pleine
vitesse, nous pouvons certainement être en vue de la cité nouvelle avant la nuit.
Donc, Faïk, mets tout de suite à pleins gaz... Gaït, maintiens ta route en profitant
de ce que la houle semble vouloir s'allonger sans donner de brisant... Paulette et
Anne, toutes les deux en vigie, et avant partout... »
Depuis un moment déjà, courbée sur son moteur, Geneviève Trévarec a
lentement accru la marche de l’Aréthuse, qui creuse derrière elle un sillage de
plus en plus marqué, tranchant de son étrave les vagues au bleu profond. A
l'ordre de sa capitaine, Faïk pèse sur le levier de vitesse et, comme un cheval qui
donne un coup de reins à l'éperon de son cavalier, la goélette semble bondir
joyeusement.
Mais les deux petites camarades n'ont pas le temps de faire trois pas vers
l'avant, qu'une série de coups secs résonne dans le moteur; celui-ci fait entendre
des ratés de plus en plus rauques et s'immobilise brusquement, le yacht courant
sur son aire dans un silence total.
« Panne sèche, s'écrie Geneviève en se redressant... Mon réservoir
d'arrière est vide. Vite, Paulette, un jerrican de secours...
— A toute vitesse, crie Marguerite, en maintenant sa barre... Autrement,
nous allons tomber en travers. »
D'un même élan, le matelot léger et le mousse ont bondi à l'avant, levé le
capot du poste et ont disparu dans le compartiment d'étrave où sont entreposés
les jerricans de la réserve.
Geneviève va déboucher le réservoir d'arrière, brusquement asséché et
qu'il faut remplir immédiatement, tandis que la capitaine vient à l'aide de
Marguerite en maintenant avec elle la roue de barre.
Mais, tout de suite, un double cri de rage monte du poste avant. Furieuses,
la brune et la blonde surgissent en criant à pleine gorge :
« Plus de jerricans... Plus un seul! - Nous sommes volées... Nos
agresseurs ont vidé la soute... »

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A ce moment, malgré les et forts conjugués de Martiale et de Gaït, la
goélette est heurtée de biais par une lame dont la crête inonde le pont; elle vient
à demi en travers, et commence à rouler pesamment...
Maîtresse de ses nerfs bandés par une volonté plus forte que la colère qui
l'a saisie, la jeune capitaine fait face à la situation :
« Vous deux, à l'avant, en haut des focs.. ».
Abandonnant son moteur silencieux et inutile, Geneviève Trévarec a déjà
couru vers l'étrave où Paulette, s'étant saisie de la drisse du petit foc, est en train
de hisser à deux mains, de toutes ses forces de manœuvrière, la toile heureu-
sement bien roulée à son poste. Secondée par Anne et Geneviève, la petite
Bourguignonne hisse à bloc la toile triangulaire que la brise emplit
immédiatement, et dont elle réduit l'écoute bordée sur son taquet. Puis, sans
attendre, à elles trois, elles envoient à bloc le grand foc, et le bordent à son
tour...
Se sentant soudain épaulée contre la houle par les deux toiles arrondies
sous la poussée de la brise, l’Aréthuse, barrée solidement par la capitaine et
Marguerite, se relève. Elle reprend peu à peu la route qui était la sienne lorsque
les vingt-cinq chevaux du moteur se sont brutalement immobilisés.
Leur navire ayant ainsi retrouvé ses deux focs bien étarqués et sa tenue,
grâce à la brise qui souffle du nord-ouest, les trois camarades reviennent vers
l'arrière. Saluant la main au front, Paulette Montrachet déclare :
« Capitaine, rien à faire pour remettre le moteur en route. Quand nous
avons été arrêtées par la croisière policière, j'avais moi-même
versé dans le réservoir d'arrière un des dix jerricans embarqués à l'escale
de Tanger, et rangé les neuf autres bien clos dans le poste d'avant... Ils sont
partis tous les neufs, enlevés par nos agresseurs qui ont oublié de nous les rendre
en même temps qu'ils nous restituaient le canon, le poste à signaux, l'appareil
radio, l'arsenal du mousse Anne... et le reste, le biquet Corfou compris. Par
conséquent, pour aller de l'avant, nous n'avons plus nos jambes de feu...
— Mais il nous reste nos ailes de toiles, riposte Martiale, ce qui n'est pas
pour te déplaire, amie Moutarde... »
La petite brune pousse un cri de joie et, avec sa souplesse de gymnaste
que les allées et venues du tangage et du roulis ne gênent en aucune manière,
elle bat une sorte d'entrechat comique, en criant à tue-tête :
« A la voile... De gré ou de force, nous allons naviguer à la voile... Trois
hourras pour nos mal avisés perquisitionneurs, que cette fois je comble de
compliments... Et qu'ils boivent notre réserve de carburant, si cela leur fait
plaisir. A nous la voile... La barre dessous, les écoutes raidies, et en avant au gré
de la brise, des risées, et même des rafales, si ça leur plaît de nous souffler
dessus... »
L'enthousiasme communicatif de la brunette est tel, et son ton est si
passionné, que capitaine et matelots sentent s'envoler la déception d'abord
péniblement ressentie. En bonnes Morbihannaises, Geneviève et Marguerite

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approuvent bruyamment et, sur l'ordre de Martiale restant seule au gouvernail,
se précipitent avec Paulette pour dégager les deux rouleaux de la misaine et de la
grand-voile. Dans le cliquetis des mécaniques, elles achèvent de mettre en route
toute la voilure.
Avec un mouvement très doux, et comme si elle se livrait avec tendresse à
la caresse des vagues, l'Aréthuse prend une gîte sur son flanc tribord et, bien
calée sous ses toiles blanches gonflées de vent, elle part étrave haute. Dans tout
le gréement, les poulies chantent à chaque ressaut du tangage, semblant saluer et
scander la marche de la goélette, ivre d'une liberté reconquise.
Surpris par la rapidité de cette manœuvre qui vient, en quelques minutes,
de transformer un bâtiment mécanique en un véritable être vivant, tout
frémissant d'une ardeur puissante et se livrant aux deux forces de la mer et du
vent, Alcide et Jean se sentent complètement incapables d'aider leurs amies,
dont ils admirent la fièvre soudaine. Ils se sont installés de leur mieux au pied du
grand mât, non loin de la niche du biquet, surpris lui aussi, qui tend un nez
flaireur vers l'odeur salée de la brise. Et Anne Marolles, toute riante sous sa
chevelure blonde ébouriffée, ne peut s'empêcher de dire entre haut et bas :
« Attention, les terriens... Le pont a pris l'inclinaison des grands jours. Et
pour peu que la brise adonne davantage, gare aux faux mouvements... »
Mais sans répondre à la raillerie du mousse, les deux passagers observent
et admirent Martiale, debout à sa barre, les prunelles brillantes, si belle dans son
attitude, faisant vraiment corps avec son navire, en vraie fille de Saint-Malo qui
retrouve les bonheurs profonds de la navigation à voile, chère à tous ses
ancêtres, depuis le grand aïeul Jacques Cartier.
Cependant, Paulette Montrachet, après avoir un moment humé avec joie la
senteur de la mer et le goût salé du vent, ne peut se tenir de rompre le silence :
« Dis donc, capitaine, cette bonne brise qui tend à forcir souffle
parfaitement vent debout, bout à nous. Avec le tournebroche, ça n'avait pas
d'importance; il n'y avait qu'à plier dedans à toute force. Au lieu qu'à présent,
pour nous élever au nord, nord-ouest qui est notre route, il va falloir tirer des
bords... Et nous allons mettre au moins trois ou quatre fois plus de temps pour
gagner ce fameux port, où vous avez décidé de nous conduire, messire Alcide et
vous, maître Gigi... »
Avant que la capitaine ait pu répondre, le jeune ingénieur riposte :
« Si médiocre marin que je sois, je me suis bien aperçu de la chose,
mademoiselle. Et comme il faut prévenir les gens qui nous attendent, j'allais
proposer à notre capitaine de passer une radio, à la fois à Paris et au Jardin des
Hespérides.
- Nos deux passagers oublient, intervient Marguerite Trévarec, que
nos geôliers nous ont rendu notre appareil radio en pièces détachées, absolument
inutilisable...
- De sorte que, commence Jean Juilliard, nous nous trouvons...

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-— En pleine haute mer, soirée approchante, et dans l'impossibilité
absolue de prévenir qui que ce soit », complète Geneviève.
Comprenant que cette exigence imprévue de remplacer le moteur par la
voile, et la routé directe et rapide par une navigation lente à contre-vent a rempli
de joie les cinq camarades
dont ils voient les regards ironiques, Alcide et Jean, d'abord un peu déçus,
reprennent leur entrain coutumier :
« Eh bien, par toutes les divinités de la mer qui semblent prendre votre
parti contre notre impatience de regagner la terre, accorde Alcide Guillemain,
c'est vous qui avez raison... La journée de votre libération est splendide, le ciel
est magnifique, la mer miraculeuse, l'Aréthuse en avant, toutes voiles dehors...
Vous avez bien mérité d'être une fois de plus des chevalières de l'aventure. En
avant toute, jusqu'à ce qu'à force de tirer des bords, nous touchions enfin le port
qui nous attend... »
Comme si la Méditerranée entendait et comprenait les mots ainsi jetés au
vent, la brise prenant soudain de la force emplit durement les voiles. L'Aréthuse
s'incline davantage sur son flanc de tribord, des paquets de mer giclent pardessus
l'étrave, et la cloche se met à sonner toute seule, au moment où la voix de
Martiale Cartier s'élève :
« A prendre un ris dans la grand-voile... Un ris dans la misaine... Bordez
les deux focs et pare à virer... Voilà un grain qui monte à l'horizon... »

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CHAPITRE IX

DES FEUX DE LA NUIT


AUX FEUX DE L'AURORE

DANS la pénombre de la nuit que les innombrables étoiles de la voûte


céleste rendent demi-translucide, Martiale et Paulette apparaissent, l'une derrière
l'autre, à l'escalier du carré.
Trois heures du matin, passez-nous la relève, dit la première.
- A nous le quart de nuit, à vous les couchettes du carré », ajoute la
seconde.
Penchée sur l'habitacle, Geneviève Trévarec suit attentivement les
oscillations du compas qu'éclairé la petite lampe de secours. Elle se redresse en
même temps que sa sœur Marguerite, et toutes deux parlant ensemble, comme
de coutume :
« Route ouest, quart nord-ouest depuis une heure, dit Faïk.
— Voilure toujours au bari », complète Gaït. D'un rapide coup d'œil, la
capitaine embrasse
le pont, le gréement réduit à un quart de grand-voile et au petit foc, puis
constate que la mer semble alourdie sur les flancs et dans le sillage de son navire
qui avance pesamment au ralenti. « Vous avez changé de bord, durant votre
quart? demande-t-elle.

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— A cinq reprises d'au moins trente à quarante minutes chacune, ainsi
que tu nous l'avais commandé, déclare Geneviève. La brise, qui doit être un
affaiblissement régulier de la fameuse tramontane, familière de ces parages, n'a
pas cessé de mollir.
— Et par conséquent, dit Gaït, nous avons réellement fait autant de
sur place qu'il nous était possible. »
Martiale acquiesce d'un mot bref et tenant les poignées que lui abandonne
la Morbihannaise, elle prend la place de ses camarades en approuvant :
« Parfaitement manœuvré. Au repos maintenant toutes les deux, en bas et
bonne fin de nuit. »
Comme les jumelles disparaissent par les panneaux d'arrière, Paillette
Montrachet gagne rapidement l'avant, inspecte la mer noyée de pénombre,
assure par un geste habituel de prudence l'écoute du petit foc et replie
machinalement le grand foc, étendu sur l'étambot. Puis elle longe le gui et la
corne de la misaine ferlée à bloc et, caressant de la main la grand-voile réduite
au minimum elle se penche vers la niche close d'où elle entend gémir le biquet :
« Allons, tais-toi, tais-toi, Corfou. Je sais bien que tu as passé plusieurs
mauvais quarts d'heure, pendant que notre Aréthuse dansait le cha-cha-cha sous
la brutalité du grain. Mais maintenant, la paix, n'est-ce pas? »
Trouvant comme toujours et dans n'importe quelles circonstances son mot
à dire, la bru-nette Bourguignonne revient vers son chef et lui déclare :
« Somme toute, capitaine, nous avons eu encore une fois plus d'ennuis
que de mal, avec cette espèce de méchant coup de tabac. Il n'y
a rien de cassé. Et si notre moteur est muet comme une souche parce qu'il
n'a plus rien à boire, en revanche les accumulateurs du carré ont tenu le coup, ce
qui permet aux feux de position de briller vert et rouge de leur meilleur éclat.
Cette Méditerranée ayant terminé sa crise de nerfs, les jumelles et Anne peuvent
dormir tranquilles dans leurs cadres. »
Soudain, Paulette éclate de cette gaieté qui ne la quitte jamais. Tendant le
doigt vers le capot fermé du poste avant, elle pouffe de rire :
« Sans compter nos deux braves passagers, Jean comme Alcide, qui ont
retrouvé le hamac réservé à leur usage dans le magasin aux pots de peinture,
filins de rechange et autres apparaux, sous le beaupré que l'on appelait dans
l'ancienne marine à voile la « fosse aux lions... »
Mais, contre son habitude, les plaisanteries de sa jeune camarade ne
semblent pas dérider la capitaine qui déclare, après une minute de silence :
« En attendant, je voudrais bien voir se terminer cette nuit mal
commencée. Moteur immobilisé, il a fallu fuir devant le temps subitement
déchaîné. Nous avons été déroutées au point que nos deux excellents camarades,
carte en main, n'ont pas pu indiquer à coup sûr ce point exact de la côte que je ne
connais pas assez, où la fantaisie de Marolles et la science d'Amédée Guillemain
ont logé leur station bal-néoartistique. Comme je n'ai aucune envie de me jeter
de nuit en plein sur un caillou ou sur une grève, je suis obligée de tourner en

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rond, ou à peu près, en attendant le jour, si je veux venir en vue du littoral et
retrouver ma route sans danger! »
La situation est en même temps si nette et si embarrassante qu'un long
silence tombe entre la capitaine et son matelot. Si prête qu'elle soit toujours à
imaginer, à proposer une solution pour les problèmes qui se présentent à elle et à
ses compagnes d'aventure, cette fois Paulette semble déconcertée. Evidemment,
la goélette ne peut pas sans péril s'approcher d'un littoral qu'elle n'a jamais
élongé.
« A la recherche d'un accostage de création toute récente, sur une côte
dont les courants, les hauts-fonds et les bas-fonds doivent nécessairement
présenter des dangers que nous ne connaissons pas... »
Tout à coup, la Bourguignonne a un cri :
« Un feu, un feu blanc qui vient sur nous par tribord avant... »
Martiale, qui regardait le compas de route,
n'a même pas le temps de relever la tête... Souple comme un chat,
Paulette, à force de bras et de reins, escalade les enfléchures jusqu'à la hune du
grand mât et pousse une exclamation stridente :
« Un feu, deux feux, trois feux, et d'autres encore : un demi-cercle de feu
au moins à un mille de nous... »
Martiale, qui ne peut pas quitter la barre, essaie de découvrir l'étrange et
subite apparition, mais sans voir auti-e chose, par-dessus la corne de la grand-
voile demi-haussée, qu'un ou deux points lumineux oscillant dans la nuit.
« Nous n'allons pas encore affronter un commando de l'Interpol, j'espère
», dit-elle pour elle-même.
Se laissant glisser le long d'une manœuvre dormante, Paulette est
retombée sur le pont, genoux demi-pliés; un peu haletante, elle explique à mots
précipités :
« Vite, captain, laisse arriver en grand pour échapper par bâbord, ils sont
huit à dix feux qui forment un demi-cercle, et ont l'air de se rabattre sur nous.
Nous serions au temps des Barbaresque, je croirais à une escadrille venant faire
une razzia... Mais si j'en crois ce que j'ai lu dans certains livres, je pense que
c'est une flottille de sardiniers qui vient pêcher « au lamparo » comme on dit,
c'est-à-dire que ces forts bateaux à moteurs portent à l'avant dans un casier de
fer, un brasier de bois plus ou moins pétrole; et ils traînent chacun un grand filet
dans lequel, attirées par la lumière, les sardines viennent se mailler. »
Martiale renverse alors la barre de plus d'un demi-tour, afin d'obliger sa
goélette à obliquer brusquement sur son flanc bâbord, en dépit du peu de surface
que grand-voile et petit foc au bari présentent à une brise toujours plus mol-
lissante depuis une heure.
« Tu as certainement raison, répond-elle en même temps. Je ne tiens pas
du tout, ni à m'empêtrer dans des brasses de filets à la traîne, ni à faire sottement
barrage sur la route de braves pêcheurs en train de cerner un banc de sardines à

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grand-peine repéré dans la nuit. Je connais le jeu du lamparo, c'est du quitte ou
double... »
Lentement et un peu lourdement, à cause de la réduction de sa voilure,
l’Aréthuse obéit, tanguant et roulant à la fois. Cette abattée maladroite découvre
complètement aux regards des deux camarades la ligne irrégulière des bateaux
de pêche au titre malamok qui, éclairés violemment par les brasiers de leurs
avants, semblent des apparitions fantomales, sortant des profondeurs de l'ombre.
Déjà, la quinzaine de petits navires en plein travail, secondés par de
menues embarcations, à l'aviron, cernent de plus près le banc de poissons traqué
qui se débat en éclairs d'argent, presque en surface. Des cris de joie montent des
bateaux. Brûlant à haute flamme, les lamparos font étinceler la surface de la
mer. Quand cette illumination victorieuse révèle à l'improviste la silhouette de
l’Aréthuse, de joyeuses acclamations saluent l'élégant navire de plaisance,
surpris, sous ses deux fanaux blancs et rouges à quelques encablures du lieu de
pêche. Puis, tout à l'entour, les grands filets remorqués et haies à pleines mains
commencent de rentrer, tout ruisselants, chacun à bord de son bâtiment. Avant
que s'augmente la distance qui sépare les pêcheurs encore en plein travail, une
embarcation se détache du groupe et vient droit à la goélette. Plus petit que les
autres, ce bateau ne porte aucun lamparo et ne traîne aucun filet. On devine le
chef d'escadrille. Par une adroite manœuvre, il arrive à proximité immédiate du
bâtiment de plaisance, ralentit son allure et prend la conserve à portée de
voix.
A l'avant se dresse la stature d'un homme en tenue de travail qui, porte-
voix en main, appelle avec le meilleur accent du terroir languedocien : « Ho, du
yacht, ho... Ici la Daurade, du port de Sète, ho... Qui êtes-vous? Et avez-vous
besoin d'aide, avec votre demi-voilure en pantenne? » Interdite d'abord par la
rapidité de la manœuvre puis par l'appel encore plus surprenant, Martiale
laissant la barre aux mains de Paulette, empoigne elle aussi son porte-voix
métallique, accroché à la base de l'habitacle. Le maintenant à ses lèvres et sans
manquer de bien articuler, elle répond :
« Ici yacht français Aréthuse, du port de Saint-Malo, en navigation de
plaisance... Vous remercie chaleureusement de votre geste et de votre question.
Nous n'avons aucune avarie...
- Pourtant vous paraissez en panne, sous voilure réduite au minimum,
en pleine nuit et à portée d'une terre sans repère de phares en vue. Pouvons-nous
quelque chose pour vous? » Sur un signe de son obligeant patron qui n'a pas
attendu la réponse, l'embarcation s'est si bien rapprochée, profitant du calme de
plus en plus prononcé, qu'elle est maintenant à une brasse de la goélette,
tandis que s'éloigne le groupe de tous les autres bateaux de pêche. De telle
sorte que, sans élever la voix, patron pêcheur et capitaine plaisancière peuvent
échanger quelques propos de rencontre. Sur une brève indication deMartiale, le
brave Sétois s'exclame :

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« Ah! bah... Vous cherchez votre route, pour rejoindre ces fameux
baraquements que leurs constructeurs ont baptisés du nom de Jardin... je ne sais
plus quoi... et qui font une drôle de silhouette à ce coin de la côte où il n'y avait
rien l'an passé, et où maintenant on trouve de tout, y compris des arbres? »
La capitaine et Paulette ne peuvent s'empêcher de rire.
« C'est justement ce que nous ne savons pas, rétorque la première.
- Et nous cherchons notre route à tâtons, poursuit tranquillement Paulette,
en attendant la lumière du jour et en essayant de ne se cogner ni dans un caillou,
ni aux pleins dans un banc de sable. »
Les deux jeunes tilles ont l'air si peu préoccupées, si parfaitement à l'aise
dans l'épaisseur de la nuit que le loup de mer, chef de l'escadrille sétoise,
demeure un instant interloqué.
Dominant sa surprise, il explique alors en quelques mots à celles dont il
ne comprend pas l'intrépide sérénité :
« Eh bien, puisque vous avez seulement besoin de savoir votre route,
j'peux vous dire que vous êtes encore à distance suffisante dans l'est de la grève
pour aller au petit train de votre bari droit devant vous, avant que le soleil se
mette à « clairer1 », sans que vous risquiez échouage ni avarie. »

1. Verbe particulier au langage maritime.

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Pour profiter de l'obligeance avec laquelle son interlocuteur complète les
renseignements un peu trop sommaires qu'elle possède sur les approches du
littoral languedocien, Martiale pose encore quelques questions. Le plus
complaisamment du monde et dans un langage relevé par son savoureux accent,
le patron pêcheur donne plusieurs précisions sur les hauts-fonds et les courants
côtiers. Aux approches de la cité en cours d'installation et dans le site de laquelle
il a accosté deux ou trois fois, les atterrages sont sains et sablonneux. Mais, faute
d'un balisage encore rudimentaire, il est prudent de ne venir bout à terre qu'à la
pleine lumière du jour.
Aussi surpris qu'intéressé par sa conversation avec une aussi jeune
capitaine, dont les connaissances pratiques déconcertent son expérience, le
Sétois, qui voit sa flottille s'éloigner de plus en plus, tend la main à son
interlocutrice et dit enfin :
« M'ennuie pas avec vous, mamzelle commandante, et je vous servirais
bien volontiers de pilote, mais il faut qu’il rallie les miens qui s'éloignent là-
bas... Alors, je déborde, et à vous, comme à votre petit matelot, je dis bon vent,
bonne mer, et bonne route.. »
Deux poignées de main, une hélice qui creuse son sillage, et la barque de
Sète repart à toute vitesse vers l'escadrille déjà presque invisible.
Seules sur le pont de l’Aréthuse, Martiale et Paulette se voient de nouveau
enveloppées par la nuit. Au ciel, l'éclat des étoiles faiblit peu à peu; au contraire,
la goélette accentue ses oscillations sous une reprise de la houle grossissante,
tandis qu'autour d'elle, l'air de la nuit semble s'alourdir.
« Tonnerre à la toile, jette Paulette, dont les épaules sont secouées d'un
brusque frisson, mais voilà la brume qui s'abat sur nous.
« Par tous les farfadets et tous les korrigans de la mer, il ne nous manquait
plus que cela... Tomber dans la brumaille, au moment où nous avons devant
nous, quelque part dans la crasse, un port dont nous ne savons rien. C'est le
comble de la chance à rebours... »
Malgré le sang-froid qu'elle a manifesté si souvent au cours de ses
nombreuses aventures, Martiale s'inquiète brusquement : montant de la mer et
descendant du ciel, comme si l'air se coagulait en une masse humide, la brunie a
déjà enveloppé de ses épaisseurs froides et compactes la goélette, dont le
gréement a disparu tout entier dans une nuée étouffante, poulpe géant aux
enlacements monstrueux.
Tout à coup, venant des profondeurs de l'air trempé et de l'eau suspendue
en milliards de gouttelettes, éclate et se prolonge un sourd rauquement, comme
ferait la plainte épouvantée d'un fauve inconnu appelant désespérément au
secours à travers les ténèbres.
Si forte et si affreuse, cette clameur jaillit d'on ne sait où, semblant venir
de toutes les directions à la fois. Sous le choc, les deux camarades demeurent
glacées et frissonnantes. Mais, les mains crispées sur la poignée de la roue de

68
barre afin de maintenir son bâtiment dans la bonne direction, Martiale déclare, la
voix un peu tremblante :
« Un gros navire, sa route perdue, comme nous, qui fonce à l'aveuglette
dans ce pot au noir, et qui prévient comme il peut ceux qui se trouveraient
devant son étrave. A toi, Paulette, réponds tout de suite, et de toute ta force. »
La petite brune a déjà couru au pied du grand mât, et, à gestes saccadés,
arrache plutôt qu'elle ne le décapuchonne le couvercle de l'appareil phonique,
toujours prêt à fonctionner. Elle en saisit la poignée et la manœuvre violemment,
en braquant au hasard vers le large le pavillon duquel jaillit un hurlement,
presque identique à celui venu de l'obscurité.
Et comme le bateau invisible, porteur de la sirène qui continue à bramer
follement, ne doit pas être très éloigné, un étrange dialogue s'engage dans une
brutale cacophonie :
« II ne va tout de même pas nous rentrer dans le flanc, ce braillard, gronde
Paulette.
- Sonne toujours, sonne, commande Martiale. Cargo, ou paquebot, il a
l'air d'avoir entendu... Il semble qu'il s'éloigne. Mais rien ne prouve qu'ils ne sont
pas quelques-uns, égarés dans cette affreuse mélasse
— Veux-tu que je lance une fusée? » C'est Geneviève Trévarec, sortant
du panneau arrière avec sa sœur et Anne, qui vient de bondir sur le pont.
Réveillées toutes les trois en sursaut, elles apparaissent, les yeux piqués par la
morsure acre de la brume, et frissonnantes.
« Des fusées dans cette bouillie, cela ne servirait pas à grand-chose.
Mieux vaut nous répartir en vigie sur les bastingages, de l'avant à l'arrière... »
Très calme, la voix d'Alcide vient de résonner. Réveillé par le hurlement
des sirènes, il vient de surgir avec Jean du poste avant.
« Disposez de nous deux comme toujours, à vos ordres », appuie Juilliard,
habitué par de précédentes croisières aux fantaisies de la navigation sur
l’Aréthuse, et qui manifeste le même sang-froid.
Martiale ordonne sans hésiter :
« D'accord. Paulette et Jean, à l'avant. Faïk, au porte-haubans de tribord.
Gaït, à celui de bâbord. Alcide, à la sirène. Anne, avec moi à la barre... Ayons
les yeux et les oreilles aux aguets, pour le meilleur et pour le pire... »
Sans répondre, les deux garçons et les quatre matelots sont déjà à leur
poste. Alors commence pour tous la veille attentive et silencieuse qui, dans ces
redoutés quarts de brume, ne manque pas de faire battre les cœurs et de tendre
les nerfs à l'extrême.
Scandée par la marche lente des aiguilles du chronomètre encastré à côté
du compas de route sous sa petite lampe, une heure se passe... Les hurlements
des bâtiments cherchant leur voie semblent s'atténuer, s'éloigner et par moments
s'éteindre, diminuant les dangers d'abordage. Mais aucune des vigies ne relâche
son attention. Peu à peu, une espèce de lueur perçant la masse glacée de la
brume annonce que, quelque part dans le lointain, le petit jour se lève.

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Accroupie sur le pied du beaupré, et lasse d'avoir si longtemps respecté le
silence, Paulette ne peut s'empêcher de dire :
« Attention, Jean, voilà le plus mauvais moment : la lumière montante de
l'aurore, quand elle cherche à trouer la brume...
- Pourquoi cela? murmure naïvement l'artiste. Ce doit être très bon au
contraire? »
La petite brune a un haussement d'épaules* à la fois amical et apitoyé :
« Navigateur novice... C'est le plus mauvais moment... L'instant pendant
lequel on ne sait plus ce que l'on voit, avec, les prunelles qui vous piquent et la
brumaille qui dessine des formes incompréhensibles-.. »
Après la leçon inattendue qu'il méritait, Juilliard se tait, se contentant, en
peintre épris des fantasmagories du brouillard, de regarder la luminosité qui
grandit de seconde en seconde.
Tout à coup, la main froide et tremblante de Paulette s'abat sur le poignet
de Jean et le serre convulsivement, tandis que la voix étranglée de la jeune fille
balbutie :
« Regardez, regardez... Le vaisseau fantôme... »
Emergée soudain de la masse brumeuse à courte encablure, une silhouette
vaguement dessinée vient d'apparaître : coque longue et basse, avec deux mâts
sans aucun gréement, et qui glisse sur la houle, alanguie comme une bête marine
en chasse.
Dans un double déclic, les deux mâts nus rentrent brusquement en eux-
mêmes, comme des tubes à glissière, jusqu'au ras du pont, où nulle silhouette

70
humaine n'est visible. Et aussitôt, l'étrange apparition s'enfonce dans la mer qui
se referme sur elle. Il n'y a plus sous le regard des deux camarades stupéfaits
qu'une manière de tourbillon qui s'efface lentement... Paulette s'est redressée
d'un coup et s'écrie, dans un geste effaré :
« Jean, c'est lui... C'est lui, j'en suis sûre,., - Qui ça, lui? s'étonne Juilliard,
de plus en plus surpris.
— Mais lui, j'en suis sûre... Ce n'est pas un fantôme, une illusion, c'est
lui, notre contrebandier...
- Contrebandier ou pas, dit Juilliard en hochant la tête, il n'a rien
d'un navire de la police maritime, en tout cas... »
Mais, au même instant, des cris joyeux éclatent sur l'arrière de
l’Aréthuse:
« La brume... La brume qui s'évapore...
- Et la terre... La terre que nous cherchons...
- Juste devant nous, avec les rouleaux qui brisent sur la grève... »
A pleine gorge, les voix unies des jumelles, de Martiale, d'Alcide et
d'Anne saluent le subit et extraordinaire tableau... Avec une soudaineté qui tient
du prodige, le lourd manteau de brunie qui semblait si épais vient de se déchirer,
de s'évanouir en lambeaux, sous la brûlure du premier rayon, jailli de l'orient
avec le globe ardent d'un magnifique jeune soleil tout neuf, qui escalade le ciel.
Cette fulgurante illumination fait de la mer un brillant miroir, sur lequel
dansent des houles, longues et lentes. Juste en face de la goélette, sous la
magnificence du ciel bleu, s'étend le littoral avec sa longue grève, en un lieu de
laquelle des constructions toutes neuves encadrées d'arbres, sont dispersées. A
un mille à peine
devant l'étrave du yacht, s'ouvre une sorte de goulet, que termine à
l'intérieur des terres une nappe d'eau calme où se reflète la lumière du ciel.
Avant même que se soient éteintes les exclamations de l'équipage, frappé
d'émerveillement à la vue de ce panorama dont la splendeur fait un tel contraste
avec les brumes angoissantes de la fin de la nuit, trois violents coups de sirène
sonnent à petite portée.
Le court et gros remorqueur, dont l'équipage semble être sur le qui-vive, à
un demi-mille en avant du goulet, part brusquement à toute hélice, cap sur la
goélette. Il s'approche en quelques instants, et, lancé par un porte-voix, cet ordre
retentit :
« Oh! de l’Aréthuse, oh!... Crochez dans notre remorque, et laissez-vous
conduire à terre. »
Tout de suite, supportée par une bouée, l'extrémité d'une forte haussière
vient flotter contre le flanc du yacht. Comprenant qu'elle ne peut mieux faire que
d'accepter l'aide ainsi offerte, Martiale jette un ordre. Joignant leurs efforts,
Paulette et Marguerite hissent à la gaffe bouée et grelin, et les amarrent au
bossoir de tribord. Alors le remorqueur file droit au goulet balisé, qu'il
embouque d'une telle vigueur, qu'avant d'avoir pu réaliser l'aide ainsi apportée,

71
marins et passagers du petit bâtiment se trouvent accostés à un quai tout neuf,
vide de tout autre navire, et à l'extrême bord duquel s'avancent, avec grands
gestes de bienvenue, deux silhouettes familières.
Tenant affectueusement par le bras son ami, le bon savant Jérôme
Trottier, et levant en salut son large feutre gris, Amédée Guillemain dit de sa
voix calme et claire :
« Mesdemoiselles de l’Aréthuse, je vous présente tous mes hommages...
Mon excellent ami et moi, nous n'attendions plus que votre arrivée, car nous
avons besoin de vous cinq et de vos deux compagnons de route pour dissiper
l'énigme pesant sur ce domaine, avant de pouvoir le livrer aux artistes qui
doivent en devenir prochainement les hôtes. »

72
CHAPITRE X

SUR LA PISTE

« TU AS vu... Tu as vu ou tu crois avoir vu... », continue de


contester Martiale, assise au carré sous le portrait de son aïeul Jacques
Cartier. Elle met à jour le livre de bord ouvert devant elle.
« J'ai vu, j'ai vu... Je te dis que j'ai vu, s'entête à affirmer
Paulette. Je m'y connais assez en bateaux pour reconnaître celui-là. Je
l'ai assez examiné tout le temps que je suis demeurée à son bord,
pendant que Faïk et Gaït opéraient le blessé.
- Moi, j'avoue que je ne le reconnaîtrais pas, déclare Geneviève.
- Moi, pas davantage », ajoute Marguerite. La petite brune
hausse les épaules :
« Naturellement, vous n'avez vu que l'intérieur, vous deux...
Mais moi, j'ai passé trois heures sur le pont, avec le... le...
- Le capitaine Nerno, comme il s'est nommé avec ironie. Oui, je
conviens que tu sais regarder un bateau en matelot consommé, et le
reconnaître par la suite, concède la capitaine. Mais après une nuit de
veille, les nerfs tendus, et les yeux brûlés par la brume... Ce que
tu as cru voir...

73
— Ce que j'ai vu, coupe sèchement la Bourguignonne.
— Et que ton compagnon de quart n'a pas vu, discute Martiale.
- Si, Jean a vu une forme fuyante, mais, tout excellent peintre
qu'il soit, il n'est pas marin, lui, et là où il n'a distingué que cette
forme, j'ai vu un bateau, insiste Paulette, et ce bateau, je l'ai reconnu,
l'espace d'un éclair. Ses mâts sont rentrés en dedans comme des
tuyaux, ainsi que je les avais tâtés de ma main à son bord. Je vous en
donne ma parole, c'est notre contrebandier lui-même qui filait entre
deux eaux, à côté de nous. »
Elles sont là toutes les cinq dans le carré, ne sachant que dire,
Martiale hésitant visiblement malgré son affection pour Paulette à
inscrire sur le livre de bord officiel une déclaration qu'elle n'ose pas
tenir pour certaine.
« Il vaut mieux peut-être passer sous silence », suggère le
mousse Anne, avec prudence.
Malgré une nouvelle affirmation de leur camarade et son
obstination à vouloir faire inscrire l'incident mal compréhensible,
Martiale se rallie au vote de la majorité. Puis elle continue d'écrire, en
lisant tout haut, suivant l'usage, le récit de la dernière aventure
survenue à son navire.
A ce moment, deux petits coups frappés résonnent à la porte du
carré. Ouverte sur une réponse de la capitaine, elle laisse apparaître,
son meilleur sourire aux lèvres, Alcide Guillemain qui annonce :
« Excusez-moi d'interrompre le conseil de bord dans sa séance
de rédaction, mais j'ai pour vous, mes chères amies, une très bonne
nouvelle... Avant de regagner Paris par hélicoptère, mon père vient de
terminer son inspection des travaux en cours : l'aménagement est si
avancé pour le Jardin tout entier qu'il fait repartir pour .nos ateliers de
la capitale les deux tiers du personnel, ingénieurs et ouvriers. Mais il
maintient à votre disposition une petite équipe qui est chargée de la
réparation complète de toutes les avaries de mécanique, charpentage,
électricité, peinture, que votre belle Aréthuse a ramenées de sa
dernière aventure... »
Cinq exclamations saluent l'heureuse nouvelle et, dans un même
mouvement de gratitude, les mains se tendent vers le jeune homme qui
continue en riant :
« Vous remercierez mon maître de forges paternel tout à
l'heure... Mais pour l'instant, vous toutes sur le pont... Car la corvée

74
vous attend là-haut, et la goélette va passer immédiatement en cale
sèche... »
Alcide refuse de répondre aux questions qui jaillissent de toutes
les bouches. Et il commande gaiement :
« Suivez-moi, nous bavarderons plus tard. »
Depuis leur accostage au jour levant, capitaine, matelots et
mousse, accueillis par Amédée et Trottier, n'ont eu que quelques
heures pour se reposer de leur nuit de brume et de fatigue. Et elles ne
comprennent qu'à demi pour quelles raisons le grand industriel et le
savant se trouvent là. Un peu étourdies par la succession des
événements, elles n'ont eu que le temps de se changer en tenue de
débarquement, et de se restaurer. Et c'est un peu déconcertées qu'elles
quittent ainsi précipitamment leur bref repos, pris d'un commun
accord pour la mise à jour réglementaire de leur livre de bord.
Aussi est-ce avec curiosité que, suivant docilement leur
compagnon, elles paraissent sur le pont, éblouies par l'ardente lumière
de l'après-midi magnifique : autour d'elles, au-delà de la grève voisine,
la mer étincelle sous les rayons solaires inondant le terre-plein voisin
et la succession de petits édifices tout neufs et tout blancs formant une
sorte de village coquet, ombragé, dé-ci, dé-là, par une végétation en
plein essor.
Elles n'ont le temps ni de s'étonner ni de questionner : car les dix
à douze ouvriers qui attendaient, outils en mains, se précipitent, unis-
sant leurs efforts pour déhaler le yacht et le faire passer par la double
porte des vannes donnant accès à une cale de radoub; manœuvre
rapide, mais forcément un peu compliquée sur le rivage de cette mer
sans marée.
En moins de vingt minutes, l’Aréthuse se trouve logée dans ce
berceau dont le contenu commence à se vider, de manière à laisser le
petit bâtiment maintenu à sec sur ses béquilles.
Une passerelle légère est jetée, qui relie le bastingage aux dalles
du quai.
« Maintenant, ma chère capitaine, je suis à votre disposition pour
diriger la besogne. Vous avez ici des charpentiers pour vérifier la coque, et
effectuer des remaillers s'il en est besoin, des peintres qui referont éclatante la
robe blanche de votre navire, des mécaniciens qui vont réviser le moteur et
reboulonner comme il faut le canon porte-amarre, un maître voilier, qui va
regarder de près voiles et poulies... Et si vous voulez vous confier à moi, je vais

75
employer toutes mes connaissances d'électricien à rétablir en parfait état votre
appareil de radio...
- Eh bien, et moi alors... Que va-t-il me rester à faire? lance Paulette, qui
aime tant mener elle-même les mille et une besognes qu'imposé à l'équipage la
vie courante du bord.
— Vous? riposte Alcide, mais c'est très simple, vous nous regarderez
travailler, et vous nous donnerez des conseils... »
Malgré la moue dessinée sur les lèvres de la brunette qui a horreur de
rester sans rien faire, le travail si bien réparti par le jeune ingénieur s'organise
aussitôt. Sortis de l'entrepont où ils avaient été déposés en quittant Barcelone,
les divers apparaux et engins sont remis aux mains des aides. En quelques
instants, un véritable chantier anime la goélette, sous les yeux de Martiale et,
auprès d'elle, des deux jumelles Trévarec.
Bien obligée de constater qu'on ne lui donne rien à faire, Paulette
Montrachet, qui n'aime pas regarder les autres travailler, vient à la niche du
biquet, ouvre la porte, attire son favori par le collier, lui passe la laisse au cou et,
remettant de biais sa courte chevelure brune sous son béret au ruban marqué
Aréthuse, elle jette en feignant une vive contrariété :
« Puisqu'on n'a pas besoin de moi, et que j'ai dû mettre une jupe de fille
pour aller à terre, toi, Corfou, viens te promener, et toi, Anne, arrive aussi, et
viens explorer le pays. »
Saluées par une « Bonne promenade » amusée de Martiale et des
jumelles, toutes trois restant à bord pour surveiller les travaux, les deux petites
camarades franchissent la passerelle et, le chevreau tirant avec joie sur sa laisse,
s'avancent à travers le quai en direction des premiers bungalows.
« Tu sais où tu m'emmènes? demande Anne Marolles.
-— Pas le moins du monde, riposte la Bourguignonne. Allons droit devant
nous, jusqu'à trouver un sergent de ville. J'en profiterai pour lui demander ce
qu'ont pu devenir Jean Juilliard, disparu sans nouvelles, et ce brave tonton
Jérôme, qui était là ce matin à notre arrivée et qui, lui aussi, a disparu.
— Rassurez-vous, mademoiselle Paulette... A défaut d'agents de police
qui n'existent pas ici, je puis vous dire que votre bon camarade et notre excellent
savant sont eux aussi au travail, de leur côté. Et comme moi, en revanche, je n'ai
rien à faire pour le quart d'heure... Si vous avez besoin d'un guide... Voulez-vous
me permettre...
— Monsieur Guillemain... » Devant Anne et Paulette, soulevant son large
feutre en salut de courtoisie et toujours d'allure juvénile dans son habituel
costume gris, le maître de forges semble s'amuser beaucoup de cette rencontre.
« Mesdemoiselles les exploratrices, désirez-vous voir le Jardin des
Hespérides? J'en achève en ce moment la construction, en liaison avec mon vieil
ami, Marolles, votre père, jeune mousse Anne... Sans doute, ce nom vous
surprend-il et en cherchez-vous le sens? »

76
Paulette redresse la tête d'un petit geste familier qui souligne l'ironie de
son nez retroussé et de ses yeux volontiers moqueurs :
« Moi, monsieur, pas du tout... Au lycée de Dijon, chaque fois qu'il
m'arrivait de me faire appliquer une colle, je passais mes heures de retenue à
rêver de ce jardin mythologique, dont je me plaisais à traduire les descriptions.
Au point, figurez-vous, que les trois nymphes gardiennes des fruits d'or étaient
devenues mes petites camarades... Les plus intimes de mes amies... Dans le
silence de la classe de retenue, nous jouions ensemble, et nous appelions par nos
prénoms...
— Vraiment. »
C'est le seul mot qu'Amédée laisse échapper, plus décontenancé qu'il ne
veut le paraître. Très amusée, taquine à son habitude, Paulette feint de chercher
dans sa mémoire, et continue :
« Oh! je me souviens très bien de leurs trois noms, à ces chères filles :
Eglé, Erythéra, Hespéra. Quelles bonnes heures nous avons passées ensemble...
Mais, naturellement, vous ne pouvez pas me les présenter ici, puisque leur
domaine véritable était aux îles Canaries. D'après ce que j'ai entendu dire, votre
Jardin des Hespérides est simplement le baptême fantaisiste d'une station
balnéaire gauloise que vous ressuscitez aujourd'hui pour l'agrément des artistes
de notre époque atomique... »
Comme tous les familiers de l’Aréthuse, le maître de forges sait très bien
que l'on a difficilement le dernier mot avec la jeune Bourguignonne, toujours

77
prompte à la repartie, même la plus inattendue. Tout en caressant le biquet
Corfou, pour qui il connaît l'affection de la jeune fille, Amédée répond :
« Vous êtes si bien renseignée, chère mademoiselle, qu'au lieu d'une
promenade à pied dans ce décor encore vide d'occupants, je vais faire mieux, si
vous voulez bien me suivre toutes deux... »
Très paternellement, il prend la brune Paulette par un bras, et la blonde
Anne par l'autre, le chevreau trottant à leur côté. Les faisant passer par deux ou
trois rues entre les bungalows, ils les arrête sur une place en présentant :
« Mon hélicoptère personnel, qui m'a amené de Paris au-devant de vous
hier soir, et va m'y reconduire dans quelques heures. En attendant, faites-moi le
plaisir d'y prendre place avec moi... »
Les deux amies échangent quelques mots de surprise joyeuse. Elles se
voient assises chacune d'un côté de leur hôte, le petit animal familier à leurs
pieds. Sur une brève indication de son maître, le pilote, qui attendait à son poste,
lance le moteur; et dans son grondement habituel, le très confortable appareil, à
la carlingue d'un vert clair, quitte le sol et monte verticalement... Ascension si
rapide qu'en contrebas se déploie un immense panorama inondé de lumière écla-
tante.
Sous la voûte bleue du ciel que parcourent quelques légers nuages, le
village d'artistes encore désert aligne ses petites maisons, ses pelouses, ses
bosquets, et de nombreux groupes d'arbres. D'un côté, la Méditerranée brise sur
les grèves, étalant ses houles jusqu'au lointain, tandis que vers la terre, des
étangs et de vastes vignobles vont se perdre vers d'autres lointains où se
dessinent des sommets. Et l'hélicoptère ne cessant de monter dans l'atmosphère
très pure, Amédée hausse le ton pour contrebattre le vrombissement de l'hélice :
« Regardez... Regardez bien, mes aimables petites passagères. Et vous
verrez ici un des plus étonnants paysages de France qui se déroule depuis les
Pyrénées, tout là-bas au sud, et s'étend vers le nord, dépassant les avancées des
Cévennes et du plateau Central. En dessous de nous, c'est ce Languedoc, dont le
sol conserve encore Agde et les ruines étonnantes d'Ensérune, avec son
oppidum. Dans l'épaisseur de ces lieux dorment et sortent peu à peu au jour les
bouleversants secrets d'un immense passé : celui qu'ont vécu pendant des siècles
nos aïeux gaulois, et avec eux les Ibères, les Grecs, Carthaginois, Romains, qui
vinrent commercer en ce pays véritablement glorieux de mille souvenirs et de
tant de légendes. »
Raissant la main vers le village neuf au-dessus duquel l'hélicoptère décrit
maintenant plusieurs cercles, Amédée Guillemain prononce cette parole de fierté
satisfaite :
« C'est pourquoi, d'un commun accord, votre père, ma chère Anne, et moi
nous avons voulu construire ce village, y former des jardins et des plantations,
au bord de la mer et de ce lac tout proche, afin d'y réunir, comme l'avaient fait
nos ancêtres gallo-romains voici deux mille ans, des artistes jeunes et libres,
uniquement épris de beauté et de travail. »

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Très émues toutes deux, et incapables de dominer cette émotion pour
l'exprimer en paroles, Anne et Paulette n'ont pu que saisir chacune une main du
maître de forges, et la lui serrer un peu fébrilement. Touché lui aussi par cette
manifestation muette, Amédée va donner une nouvelle explication, mais à ce
moment l'appareil dessine une manière de large huit qui l'amène précisément à
plus basse altitude, au-dessus du petit lac. Ce lac termine le port servant d'abri
momentané à l'Aréthuse, très nettement visible dans son bassin à sec. Le grand
industriel a un sursaut et s'exclame :
« Mais, mais justement, nous voici au-dessus de cette espèce de Grau
dans lequel le brave Trottier et Jean Juilliard sont au travail avec une dizaine de
terrassiers. Ils sont autour de la fameuse inscription dont notre bon peintre avait
rapporté à Paris un estampage absolument indéchiffrable pour notre excellent
Jérôme... Il me semble qu'ils s'agitent beaucoup, là, dans ce mélange de terre et
d'eau. Allons leur faire une petite visite, voulez-vous? »
Sans attendre de réponse, un geste au pilote et, visant avec une adresse
consommée le coin du marécage qui lui est indiqué, celui-ci descend
directement, en aviateur docile. Moteur bloqué, le grand oiseau s'abat comme
ferait un épervier et se pose à une centaine de pas du groupe des travailleurs,
dont les cris d'appel saluent ces visiteurs venus du ciel.

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Sautant aussitôt à terre, le maître de forges et ses deux jeunes compagnes,
sous leurs deux cols bleus de matelots et leurs bérets au ruban de l'Aréthuse,
courent droit au chantier, le chevreau sur les talons.
Ecartant brusquement les ouvriers, travaillant à la pioche et à la pelle dans
un terreau trempé qu'ils défoncent à tour de bras, un homme surgit, vêtements
poussiéreux et salis et qui crie à pleine gorge, les bras au ciel :
« Vous... vous arrivez juste à point... C'est inouï, c'est magnifique, c'est
miraculeux. Approchez, oui... Il fait sale et humide, mais tant pis... Je veux que
vous, Amédée, et vous les deux petites, vous voyiez cela avant tous les autres...»
D'une main toute noire de terre, Jérôme Trottier a saisi le bras d'Amédée,
et l'entraîne. Derrière lui, paraît un Jean Juilliard aussi mal en point que le vieux
savant, et aussi exalté que lui:
« Paulette, Paulette, venez vite... Tant pis pour la boue et les jupes de toile
blanche. Anne aussi... Mes amies, nous tenons le secret du Jardin des
Hespérides. »
Tout étourdis et ne sachant pas trop ce qui leur arrive, piétinant le sol
bouleversé par les piocheurs, les trois arrivants se retrouvent les pieds dans la
fouille, en face d'un grand mur, dont toute la base demeure enfouie dans le sol.
Et sur ce mur, qui évidemment dort dans la terre depuis plusieurs siècles, des
lignes, des mots, des caractères apparaissent dé-ci, dé-là, signes que deux
ouvriers munis de brosses nettoient de la croûte boueuse dont ils sont recouverts.
Ne pouvant se contenir, Jérôme se dresse devant sa découverte et, tout
haletant, il explique :
« Cela... cette muraille... Vous voyez ce que c'est, la chose la plus
étonnante du monde... Le grand panneau de pierre sur lequel les dirigeants du
Jardin des Hespérides, au m" et au IIe siècle avant notre ère, écrivaient à coups
de pointe et de marteau le journal des grands événements dont la cité a été le
théâtre...
— Et c'est cela, continue Jean, c'est cela, monsieur Guillemain... Cette
série d'archives dont je n'avais pu découvrir qu'un morceau et dont je ne vous ai
apporté à Paris qu'un mauvais estampage... C'est cela que nous sommes en train
de dégager.
- Là-dessus, il y a de tout, reprend Trottier, dont les paroles tremblent de
joie autant que les mains... Vous entendez, de tout... Cela dépend de la
nationalité des gens qui ont écrit tantôt une chose, tantôt une autre... Il y a du
latin, du phénicien... Par endroits, de l'ibérique et aussi du grec. Paulette, ma
petite Paulette, vous qui savez le grec, vous allez nous aider, Jean et moi.
- Paulette, ma petite amie, insiste le peintre encore plus énervé que le
savant, puisque vous êtes tombée du ciel juste à point, rendez-nous le service de
prendre là-bas, sur ce bloc de pierre, mon album... dans mon veston. Vous
savez bien, avec mon crayon... J'ai les mains trop sales, je ne peux pas.
- Et nous allons vous dicter la plus importante de ces inscriptions, là,
en haut à gauche », annonce Trottier qui ne peut contenir sa joie.

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Amédée Guillemain et Anne ne réalisent pas aussitôt tout ce qui arrive,
mais Paulette a compris, et elle obéit sans mot dire à son camarade. Elle saisit
l'album et, les deux pieds dans l'eau boueuse de la fouille, elle s'adosse à un bloc
de rochers et dit, la voix un peu tremblante :
« Dictez, Jean, je vous écoute... »
Un geste impératif arrête le travail bruyant des ouvriers. Se dressant
contre un des pans du mur dégagé, Jérôme Trottier, en tâtant des doigts les
caractères par endroits encore recouverts, commence à traduire lentement :
« Quatrième jour des ides de mars. Contre versement de trente mille
statères d'or, Nmésiclès, publicain grec de Tyr, a vendu à moi Houel Servatorix,
questeur au Jardin des Hespérides, l'esclave de Lydie, danseuse Chrysis...
- Tiens, tiens... Mais c'est le nom de la plus jolie des mannequins de mon
père, et la plus blonde, s'exclame Anne.
- Naturellement, ne peut s'empêcher de riposter Paulette, puisque
Chrysis veut dire « tout en or. »
Mais, quand il travaille une inscription, Jérôme n'aime pas la plaisanterie.
Il dit assez sèchement à la malencontreuse bavarde :
« Marolles, votre père m'a déjà fait cette réflexion à Paris quand je lui ai
lu un débris de l'inscription, et je ne la trouve pas du tout intéressante, ma chère
Anne... Je continue... »

81
Toujours épelant lentement, Jérôme, aidé par Jean, reprend :
« ... Danseuse Chrysis pour le théâtre, et pour décorer le portique, un
fronton en sculpture chryséléphantine1, œuvre probable du statuaire athénien
Phidias... »

(1) Ivoire et or.

Cette fois, c'est le calme Amédée qui ne peut se contenir :


« Quoi, qu'est-ce que vous dites? Un ouvrage inconnu de Phidias? Mais
où est-il? Où se cache-t-il? »
Jérôme Trottier a un grand geste des deux bras et, d'un air anxieux,
répond:
« Où voulez-vous qu'il soit? Comme tous les objets qu'on retrouve par
ici... Quelque part enseveli dans la terre, ou coulé dans la mer... Pour le
retrouver, ce fronton, il faudrait retourner de fond en comble tout le secteur,
aussi bien le sol émergé que le fond de la nier. »
Le maître de forges se redresse, reprenant toute l'énergie qui fait la force
de son caractère et lui valut ses nombreux succès industriels. Et il articule :
« Celui dont le souvenir fabuleux plane sur ce pays-ci et a servi de firme
autant que de symbole à ma maison, Hercule, dont j'ai donné le nom à mes
Entreprises mécaniques et le surnom à mon fils Alcide, n'a jamais reculé devant
rien pour aucun de ses fameux travaux... »
Trottier, qui passe, lui, volontiers d'un excès d'enthousiasme à un excès de
découragement, veut répondre, mais Amédée lui coupe net la parole, et de son
ton le plus froid d'homme sur qui reposent de multiples affaires, il déclare :
« Mon cher ami, en vous écoutant à l'instant, une double idée m'est venue.
L'inauguration prévue de notre Jardin des Hespérides ne pourra avoir lieu que si
nous rendons à cet endroit son symbole primitif. S'il ne s'agissait que de
reconstituer une fête ancienne autour du souvenir de cette danseuse lydienne, le
jeune mannequin Ghrysis de notre ami Marolles ferait parfaitement l'affaire,
Mais une œuvre, même simplement présumée, du plus grand des sculpteurs
grecs, ne s'invente pas... Il faut la retrouver, ou bien je me retirerai du Jardin des
Hespérides moderne. »
Autoritaire et net, le ton est redevenu celui du grand chef d'industrie pour
qui le mot impossible ne présente aucun sens, et devant qui tout doit plier sans
retard dès qu'il a exprimé sa volonté.
Si accoutumé qu'il soit à ces manières d'agir, Trottier demeure un instant
interdit. II regarde avec un peu d'angoisse le lac, le marécage, et l'étendue des
vignobles que le maître de forges ordonne si simplement de bouleverser de fond
en comble. Et il commence, en hésitant :
« Mais... Mais, cher ami, il va s'agir vraiment...

82
Paillette inscrit sur l'album les mots
que le vieux savant prononce à haute voix.

83
— De retrouver une aiguille dans une meule de foin, allez-vous me dire?
tranche Guillemain. Eh bien, tant pis, mon ami... Les bulldozers n'ont pas été
inventés pour rien, et... »
Un appel de deux des ouvriers qui continuent de piocher à la base du
grand mur de plus en plus dégagé interrompt le maître de forges, et Jean jette
cette exclamation :
« Une autre ligne... Une ligne que nous n'avions pas lue, en dessous de
l'inscription. »
Le jeune artiste s'est déjà jeté à genoux dans cette partie élargie de la
fouille. Jérôme le suit.

Entraînée par l'exemple, Paulette en fait autant, laissant Anne et Amédée


debout sur le rebord de l'excavation, entourés par les autres fouilleurs, aussi
immobiles et attentifs.
Tâtonnant des doigts, grattant des ongles, Jérôme déchiffre, et en même
temps traduit tout haut :
« Parties à bord du vaisseau de Tyr, le Melkarth, l'esclave et la sculpture
seront livrées contre paiement vers les ides de mai. »
La phrase tombe dans un grand silence, jusqu'à ce qu'Anne balbutie, en
personne pratique, habituée aux affaires de la maison paternelle :
« Si papa Marolles était là, il dirait qu'avant de chercher, il faudrait
d'abord savoir si la livraison a été faite et si nous avons la facture. »
Cette réflexion, formulée au milieu d'archéologues au travail en des
termes si inattendus par une jeune personne toute moderne, détend les nerfs de
tous, en une réaction subite dont le vieux savant se fait l'interprète :
« En vraie fille du grand couturier, petite Anne, vous avez raison, je me
suis emballé trop vite, et vous aussi, cher Amédée... La muraille à la surface de
laquelle le questeur Servatorix consignait ses comptes ne m'a encore livré que ce
panneau. Mais, à en juger par ce premier sondage, ce singulier livre de doit et
avoir mesure bien une centaine de pas... et, honnêtement, je ne peux plus rien
dire avant que Jean, Paulette et moi, nous ayons dégagé et déchiffré le tout, et
trouvé la clef de cette histoire-là, comme de beaucoup d'autres du même genre
probablement... A ce moment, nous aviserons, voulez-vous? »
Guillemain a repris son calme, un moment perdu dans une de ces fièvres
soudaines que connaissent bien ceux devant qui une fouille commence à livrer
ses secrets.
Sautant du scooter qu'il abandonne contre un rocher, Alcide Guillemain
s'avance, la mine fureteuse et un peu ironique :
« Ah! ah! du pont de l'Aréthuse où je remettais en état l'appareil radio, j'ai
été bien intrigué de voir ton hélicoptère venir se poser de ce côté-ci de la
falaise... Mais je me doutais bien, mon cher père, que tu sacrifiais, toi aussi, au
démon de l'archéologie. Aurais-tu trouvé par hasard dans le lieu écarté une

84
réplique de la Vénus de Milo avec ses bras, ou quelque autre chef-d'œuvre du
même genre? »
Mais il ajoute aussitôt, en se reprenant :
« Par Héraclès, Hercule ou Alcide, mon parrain, il me semble que j'ai tort
de rire, et que vous avez mis la main sur l'un des trésors de ces chères
Hespérides, dont nous parlons ici tout le temps sans les voir jamais. »
Retrouvant immédiatement son sérieux, Alcide saute dans la fouille et,
penché, aide au déchiffrement du texte énigmatique de la ligne nouvellement
dégagée. Derrière les trois hommes, Paulette inscrit sur l'album de Juilliard les
mots que le vieux savant prononce à haute voix.
Sur le rebord de l'excavation, Amédée et Anne suivent ce travail. Un peu
en retrait, les trois ou quatre ouvriers appuyés sur leurs outils écoutent avec
intérêt. Attirées comme Alcide par la curiosité, Martiale et les deux Trévarec
sont accourues, et prêtent la même attention silencieuse.
Ce travail de repérage occupe quelques minutes, puis Alcide se relève,
visiblement très intéressé et, sur un signe de Trottier, la petite Bourguignonne se
met à lire tout haut la traduction dictée par Alcide. Alors, pesant lentement ses
expressions, Amédée Guillemain demande :
« Si je comprends bien, il faut donc que cette muraille, qui servait ainsi
d'archives municipales à la vieille cité, soit dégagée sur toute sa longueur. Et il
est probable que nous trouverons plus ou moins loin une autre inscription : celle-
ci nous dira enfin où, quand, et entre les mains de qui le navire phénicien
attendu a livré sa cargaison, voici vingt-deux siècles...
- Parfaitement, répond Trottier. Peu nous importe à qui la danseuse
lydienne a été remise ce jour-là, mais il nous faut découvrir où a été placée, et
peut-être cachée, la sculpture présumée de Phidias...
- Ouvrage qui aura sa place toute trouvée, en portique, à l'entrée de la
Cité des Artistes, que Marolles et moi-même ressuscitons », conclut le maître de
forges.
La vive approbation générale s'accompagne de questions posées en tous
sens. La conversation devient si bruyante que les terrassiers estiment leur
journée terminée et vont poser pelles et pioches contre un bloc, sur lequel le plus
jeune d'entre eux, un gamin de quinze ans, pose et met en marche un transistor.
Le petit appareil commence aussitôt à débiter, suivant l'usage, un rapide
flot d'informations... Le ton, d'abord entre haut et bas, monte peu à peu, les
paroles se font plus fortes... Si bien que soudain, Alcide sursaute, saisit son père
par le bras, et s'exclame :
« Ecoutez... Mais écoutez donc, c'est inouï. »
Tous et toutes font silence. Alors, très articulée, on peut entendre cette
information :
« Avis aux navigateurs et aux populations littorales. Le navire
contrebandier submersible poursuivi par la Police maritime internationale a été

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aperçu sur le méridien des Baléares. Tous témoins doivent signaler position du
bâtiment suspect... »
Une demi-minute se passe, tous, dans les deux groupes, se regardant avec
des expressions différentes, allant de la surprise chez les uns à l'ironie chez les
autres.
Et soudain la voix claire de Paulette s'élève :
« Tu vois bien, capitaine, que je ne me suis pas trompée, lorsque, malgré
la nuit et la brume, je te disais avoir reconnu la silhouette du bâtiment
mystérieux auquel nous avons porté secours... »
Tandis que les ouvriers, dont le porteur du transistor, s'éloignent pour
regagner leur cantonnement, Martiale Cartier répond :
« Amende honorable, ma chère petite camarade. Tes yeux de vigie,
entraînés à toutes les observations, t'ont servie une fois de plus... Mais
pour nous cinq, à qui notre intervention secourable en exécution de la
règle de la mer a fait passer de telles heures d'épreuve, je souhaite que plus
jamais nous ne nous retrouvions, ni l'Aréthuse ni nous, en face de cet étrange et
dangereux compagnon. »
Tout à fait à l'improviste, Jérôme Trottier articule alors, sur un ton un peu
sourd :
« Je le souhaite aussi, mademoiselle Cartier, et de tout cœur, mais j'ai
malheureusement des raisons de penser que c'est le contraire qui arrivera. »
Et le vieux savant poursuit avec fermeté :
« Qui dit contrebandier dit police, et vous savez ce que police veut dire :
détention, enquête... Si donc nous voulons garder les mains libres pour mener à
bien nos travaux au Jardin des Hespérides, sans être retardés par une nouvelle
intervention d'Interpol, il faut que nous soyons particulièrement vigilants.
Prudence, mes amis... »

86
CHAPITRE XI

LA PLAGE AUX MYSTÈRES

SUR LE TERRE-PLEIN du quai inondé de soleil matinal, Jean Juilliard


demeure un moment immobile, prêtant l'oreille à deux bruits qui vont diminuant
d'intensité : le vrombissement de l'hélicoptère qui emporte Amédée Guillemain
vers ses bureaux de Paris dont il ne peut rester absent plus longtemps, et le
ronflement de la grosse automobile qui conduit Jérôme et Alcide vers les musées
d'Ensérune et d'Agde.
Puis le jeune artiste laisse errer son regard sur les bungalows et les
bâtiments de ce fameux Jardin des Hespérides, déserté depuis la veille par les
travailleurs spécialisés venus de Paris et repartis, leur besogne achevée.
L'ensemble d'édifices et de frondaisons dort dans la vive clarté du matin, en
attendant de trouver sa vraie vie, lorsque seront arrivés, pour des séjours de
labeurs heureux, les peintres, sculpteurs, graveurs et architectes invités par
Marolles et Guillemain. Se ressaisissant de sa brève rêverie, Jean tourne les
talons, et retrouve à cent pas de lui, se détachant sur l'immense étendue de la
mer, la silhouette familière de l’Aréthuse, encore immobilisée dans le bassin de
radoub où elle vient de passer les quelques jours d'une réparation nécessaire.
« Oh! hé... Oh! hé. A laquelle des trois fameuses nymphes aux noms
impossibles rêvez-vous ainsi tout seul, beau ténébreux? »

87
Le rire clair de Paulette sonne très haut, renforcé par ceux des jumelles et
du mousse qui, grimpés sur l'avant du yacht, font bruyamment chorus :
« Moi, Faïk, je suis jalouse d’Eglé.
« Et moi, Gaït, d'Erythéra. »
« Et moi, Anne, de Hespéra, »

En même temps, auprès de sa roue de barre, Martiale Cartier interroge :


« Et moi, j'attends toujours que vous m'apportiez les pommes d'or pour
décorer la table du carré, et les têtes du dragon qui gardait le jardin pour les
accrocher dans notre musée de souvenirs. »
Juilliard n'a pas le temps de répondre, car, lancé au petit galop de charge,
le biquet Corfou, en chevreau bien élevé qui connaît les usages, s'est jeté sur le
peintre-graveur et, demi-dressé sur ses sabots de derrière, administre d'affec-
tueux coups de tête à celui qu'il connaît et aime comme le meilleur familier du
bord.
Enfin l'artiste arrive près du yacht, salué par l'invitation de celle qui
demeure sa meilleure camarade, malgré le flot incessant de ses éternelles
taquineries :
« Embarquez, mon cher Gigi, et admirez... Par la grâce du haut et puissant
seigneur Amédée Guillemain, une demi-douzaine de braves garçons ont fait la
grande toilette de Mme la goélette Aréthuse, qu'avaient malmenée des mains
sacrilèges. Rien n'a été oublié. La robe blanche a retrouvé son éclat. Le moteur
ronronne comme un chat de bonne maison. La radio bavarde comme une pie,
l'hélice tourne comme une
danseuse et le brave petit canon de l'avant n'attend qu'un signe pour
aboyer. Notre chère mousse Anne, championne d'escrime et de tir, a retrouvé ses
épées, sa carabine et ses pistolets. L'appareil de cinéma, caméra et projecteur,
sont de nouveau prêts à fonctionner, comme la trousse chirurgicale à servir.
Ainsi, quand l'écluse s'ouvrira cet après-midi, nous serons parées toutes les cinq
à nous élancer au milieu des beautés et des joies de la mer notre amie... »
Une fois de plus la passion, qui plus que toute autre chose au monde tient
au cœur de la petite brune, éclate dans les yeux et sur les traits de Paulette. Dans
son emportement joyeux, elle ne laisse à personne le soin de placer un mot et
termine sur un accent de triomphe :
« L'équipe des raccommodeurs vient de partir... Les cinq de l’Aréthuse
sont heureuses que vous soyez le premier à fouler ce pont tout neuf, et à admirer
cette renaissance. »
Capitaine, matelots et mousse trouvent enfin le moyen de parler et
pendant de longues minutes, l'artiste et ses amies évoquent quelques-uns des
souvenirs de leurs précédentes croisières.
Mais bientôt le peintre-graveur s'excuse :
« Maintenant, chères camarades, il faut que je retourne au travail. Amédée
Guillemain vole vers Paris, Alcide pilote l'excellent Trottier, parti chercher

88
divers renseignements de comparaison au très beau musée d'Agde. Et moi, j'ai
toujours ma douzaine de terrassiers à diriger, en mettant la main à la pâte, c'est-
à-dire une belle bouillie de terre... Mais il faut bien dégager entièrement ce long
mur, tout fleuri d'inscriptions latines, gauloises, grecques et ibériques, parmi
lesquelles le bon Jérôme espère trouver le secret - - dont, pour l'instant, nous
continuons à tout ignorer...
- Ce qui ne vous empêche pas de chercher, dit Martiale.
- Ce qui nous excite à chercher, au contraire, répond Jean.
- Avec le dernier contingent des contremaîtres et des spécialistes
des ateliers Guillemain, reprend-il, et avec les manœuvres embauchés ici,
résultat positif ou non, cela va marcher rondement... Car Alcide et moi, nous
avons hâte de vous faire danser toutes les cinq au bal d'inauguration que
ses deux promoteurs Marolles et Guillemain veulent magnifique... »
Promesse que les trois Bretonnes et la Parisienne accueillent en
applaudissant et qui amène sur le visage de Paulette la grimace comique que le
peintre comptait bien provoquer, en rendant à la petite Bourguignonne
taquinerie pour taquinerie...
L'artiste, transformé pour la circonstance en chef terrassier, est aussitôt
reparti diriger les opérations de dégagement.
Capitaine, matelots et mousse reprennent de leur côté la mise en ordre
définitive de leur goélette, ce dont elles s'acquittent d'autant mieux que toutes
mettent à faire régner un ordre minutieux, un orgueil personnel.
« Toi qui es le seul à ne rien faire de tes quatre pattes et de ton museau,
Corfou le Paresseux, à la niche, s'il te plaît, et si tu te mets en travers de nos
allées et venues, gare la laisse au collier.»
C'est, en effet, de l'entrepont et du poste avant jusqu'aux hunes de misaine
et de grand mât, une suite ininterrompue d'allées et venues. De nouveau seules à
leur bord, les amies veulent reprendre dans la tranquillité leur existence toujours
si bien réglée, elles qui, en toutes choses et sur tous les points, s'entendent si
admirablement. Menées brutalement, les perquisitions ont mis toutes les
armoires de l'entrepont dans le plus grand désordre, sans épargner aucune des
cinq garde-robes et leur contenu de tenues maritimes ou de vêtements mondains.
En outre, tous les objets nécessaires à la vie courante ont été bouleversés. Si bien
qu'il faut plusieurs beures à l'équipage pour rétablir un ordre parfait.
Cette inspection achevée, on passe à une autre : le moteur, le compas de
route, l'appareil radio, la petite pièce d'artillerie à signaux. Il faut enfin examiner
le gréement tout entier et vérifier le canot motogodille sur son berceau.
Après ces longues heures d'attention et d'efforts, Martiale, qui n'a pas
oublié de visiter les réserves du poste avant, s'essuyant le front sous la chaleur
de l'astre au zénith, dit enfin :
« Tout l'équipage au repos, et liberté de manœuvre jusqu'au soir. Tout est
paré. Quartier libre.»

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Lasses et ravies à la fois d'avoir rendu à leur goélette cette perfection de
tenue dont elles sont si justement fières, les cinq camarades se sont laissées aller
à leur gré sur le pont, dans leurs attitudes familières. Un moment, elles jouissent
de ce repos bien gagné, regardant tranquillement autour d'elles. Elles voient le
village, promis à devenir cet asile de paix, de
travail et de liberté et sans aucune vitalité encore.
Incapable, malgré sa fatigue, de se tenir en repos, Paulette se dresse
soudain toute droite et de son ton le plus décidé :
« Vous, dormez, causez, lisez, fumez, faites collation les unes et les
autres, comme il vous plaira, mais moi, quand j'étais grimpée sur la hune de
misaine, j'ai aperçu là-bas, au-delà du port, tout à fait sur la droite, une sorte de
crique, comme on ne s'attendrait pas à en trouver dans toute l'étendue de cette
grande grève... Cette crique a des rochers. Ces rochers encadrent une belle petite
anse dont le sable blond plonge dans l'eau claire... Et moi, forte de l'autorisation
de la capitaine, je vais aller m'offrir la meilleure des bonnes petites baignades...
Et si cela chante à vos admirables paresses, je n'empêche personne de me suivre,
les tickets sont gratuits. »
La brunette parle encore qu'Anne Marolles est déjà debout. Faïk Trévarec
se dresse aussi. Toutes deux lancent un cri de joie :
« Moi aussi... Avec toi... Bien sûr, moi aussi. »
Par contre, ni Martiale ni Marguerite ne semblent disposées, montrant la
même moue de fatigue. Il y a un bref échange d'approbations enthousiastes et de
refus désabusés. Puis la capitaine sur son transatlantique et Gaït dans le grand
fauteuil de toile laissent partir le joyeux trio, Paillette, qui a attaché son biquet
très peu partisan des bains de mer, Geneviève et Anne, qui s'en vont en riant.
« Ne craignez pas d'accident, crie la blonde Anne, les cheveux épars, le
toubib est avec nous...»
Par un sentier que l'œil perçant de la Bourguignonne avait repéré, les trois
amies filent à grandes enjambées à travers les dernières rangées de bungalows
et, maillots de bain sous le bras, courent plutôt qu'elles ne marchent dans la
gaieté du plaisir escompté.
Après une quinzaine de minutes de cette course vers la fraîcheur des
rouleaux battant le brisant, les voilà qui débouchent sur la grève. Les rochers
environnants semblent vouloir lui assurer la discrétion d'un abri.
« Tiens? Il y a des tritons arrivés avant nous, s'étonne Paulette, arrêtant
ses deux amies avec elle.
- Des tritons que nous mettons en fuite », dit Faïk, aussi surprise.
Au bord de la grève, moitié sur terre moitié dans l'eau, il y a une espèce
de madrague de dimension réduite, autour de laquelle quatre silhouettes,
casquées et vêtues à la mode des chasseurs sous-marins, s'agitent brusquement,
comme mécontentes d'être dérangées. Et un cinquième personnage, plus petit,
non revêtu de caoutchouc, donne de furieux coups de sifflet. Les quatre

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plongeurs se jettent aussitôt à la nage et disparaissent dans un bouillonnement
d'écume.
« Ma parole, nous faisons figure d'épouvantail », plaisante Anne.
« Ce qui est sûr, c'est que ces plongeurs ne sont pas des policiers... »
Fort étonnées, les trois amies descendent sur le sable et reconnaissent,
avec une encore plus grande surprise, le gamin à qui Paulette demande :
« Mais je ne me trompe pas, c'est le garçon qui faisait marcher son
transistor dans la fouille, l'autre soir ? Qu'est-ce que tu fais là ? Qu'est-ce que tu
fais ici ? mon bonhomme ?
- Moi?.,. Oui, je suis le petit compagnon... Puig, balbutie le jeune
terrassier.
- Puig? Moi je veux bien », admet Paulette, qui ajoute :
« Que fais-tu ici au lieu d'être au chantier?
Et qui sont ces gens qui se sauvent, en plongeant, là-bas? »
Visiblement embarrassé et mécontent d'avoir été surpris et reconnu, le
jeune garçon répond avec gêne :
« Moi... Moi, je suis un enfant trouvé des lagunes... Je travaille seulement
quand ça me plaît... Eux, c'étaient des amis, qui s'en vont... Moi, je péchai mon
souper... J'habite tout seul, dans le creux ici dessus... »
Les jeunes filles se regardent très surprises, et vaguement inquiètes.
Comme toutes les trois lui barrent le passage vers le haut de la plage, celui qui
dit se nommer Puig veut reculer vers l'angle de la madrague, dans le filet de
laquelle un bouillonnement indique que des poissons prisonniers se débattent.
Mais son pied glisse sur un galet. Il chancelle, s'abat de toute sa hauteur en
arrière dans le filet à demi immergé. Il pousse un cri de douleur et tout son corps
se raidit, dans cet amalgame d'eau, de filets et de poissons grouillant autour de
lui.
D'un même mouvement apitoyé, les trois amies se baissent pour tenter de
saisir le garçon, qui s'immobilise dans une pose de pantin désarticulé.
Mais soudain frappée par un souvenir des îles de son Morbihan natal,
Geneviève écarte brutalement Paulette d'un bras, et Anne de l'autre :
« Non, non, ne le touchez pas, laissez-moi faire, c'est une torpille... »
Pâlissantes malgré elles, la brune et la blonde se redressent vivement.
Arrachant son carré de tête en soie et s'en entourant les mains, Faïk saisit les
pieds nus du garçon et d'un violent coup de reins, l'arrache de la madrague pour
le faire retomber sur le sable humide. Du corps convulsé, se détache alors et
roule à terre un gros poisson au corps rond et épais, terminé par une queue
courte battant le sable. Reprenant tout son sang-froid, Geneviève Trévarec
articule à mi-voix :
« Je ne sais pas ce que tout cela signifie... Mais, mon pauvre gamin, tu as
de la chance d'être tombé sur cette sale bête électrique juste en présence du
médecin de l’Aréthuse. Autrement, ce soir, tu aurais été dormir dans les eaux de
la Méditerranée en bien mauvaise compagnie. »

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Faïk ajoute :
« Leçon pour vous deux, mes enfants, ce pauvre garçon-là a eu la
malchance de tomber à plat dos sur l'un des plus gros poissons-torpilles que j'aie
jamais rencontrés... Et le malheureux a été bel et bien électrocuté, autant que s'il
avait joué avec une ligne à haute tension...
- Il est perdu? » interroge tout bas la petite blonde.
La jeune médecin, qui a déjà posé la paume de la main sur la poitrine du
gamin pour sentir battre le cœur, répond :
« Non, heureusement... Une raie torpille de chez nous n'est pas aussi
dangereuse qu'un gymnote de l'Amérique du Sud... Et il va se tirer de l'aventure
avec un bon étourdissement... Mais toi, Paulette, qui fouilles toujours au hasard
avec tes mains dans les trous de sable et de roche, dans les algues, prends la
leçon pour toi, et dispense-toi de caresser ou d'empoigner une de ces sales bêtes,
toujours chargées comme un accumulateur sous pression. »
La brunette approuve avec sa formule habituelle :
« Entendre, c'est obéir... En attendant, ce galopin rouvre les yeux.
Impossible de le laisser là. Puisqu'il a dit qu'il loge dans cette grotte là-haut, à
nous trois portons-le à domicile... »
Geneviève soulevant les épaules et la tête, ses deux camarades les jambes,
toutes trois se mettent à l'œuvre. Cinq minutes plus tard, les yeux bien ouverts
mais effarés, le gamin revient à lui, assis sur le sable à l'entrée d'une grotte
profonde, dont la vue arrache à Paulette cette exclamation :
« Parole, on dirait la chambre à coucher d'un pirate retiré des affaires... »
En effet, dans la demi-pénombre d'une sorte de couloir creusé à même la
roche, il y a une couchette faite de varechs et de couvertures, des caisses, des
sacs, des débris de barques à demi pourries, des mâts rompus, de vieux avirons,
et aussi des coquillages, une tête desséchée de marsouin, et cinq ou six de ces
amphores en terre cuite qui se trouvent couramment dans les eaux littorales du
Languedoc.
« Curieux mobilier, qui va du débarras au décrochez-moi-ça », plaisante
Faïk, tandis que le gamin se remet debout avec un peu de difficulté et balbutie :
« Mes jambes et mes bras me font mal... Je ne sais pas ce qui m'est arrivé.
— Simplement qu'en se sauvant comme des dératés devant notre arrivée,
tes compagnons, qui ne tenaient probablement pas à faire notre connaissance,
ont plongé comme des phoques, en te laissant faire joujou avec le poisson
électrique », dit lentement Faïk, qui ajoute avec une curiosité un peu méfiante :
« Mais dis donc, garçon, qu'est-ce que tu faisais là, au lieu d'être à ton
travail?...
- Car, appuie Paulette, tu es bien ce petit gars qui l'autre soir nous
donnait une aubade avec ton transistor, pendant que nous étions occupés
sur le chantier, dont tu es, dis-tu, un des ouvriers?
- Le terrassier Puig? poursuit Anne à son tour. On travaille là-haut,
pourtant, et sans toi... »

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Devenant brusquement aussi loquace qu'il semblait d'abord gêné, le
garçon parle précipitamment : il raconte que c'est son jour de congé, qu'il est
venu pêcher, qu'il a aidé des amis en partance pour la pêche sous-marine. Et,
avec un empressement qui fait qu'il avale la moitié des mots, il remercie
fébrilement les trois camarades, à qui il manifeste un désir visible de demeurer
seul pour se remettre de son accident.
La conversation se poursuit encore un moment, toujours un peu
embarrassée d'un côté et plus ou moins méfiante de l'autre. Si bien que,
renonçant à leur partie de bain dans une crique dont les eaux semblent plutôt mal
fréquentées et jetant un dernier regard sur la dépouille du poisson torpille, les
trois amies décident de regagner la goélette. Mais elles n'ont pas fait vingt pas
que, derrière elles, pieds nus dans le sable, Puig accourt, se rendant évidemment
compte qu'il n'a pas exprimé sa gratitude assez convenablement...
« Pardon, mamiselles, vous êtes bonnes, vous... Moi, je ne sais pas dire
merci, alors tenez... On trouve aussi de jolies choses sur ma grève, dans le
sable... En voilà une... Et bon retour... »
Le garçon a glissé dans la main de Faïk une sorte de lame en métal. Tout
aussitôt, la souplesse de son âge retrouvée, il tourne les talons, bondit et
disparaît entre deux rochers, avant qu'aucune n'ait eut le temps de prononcer un
mot.
Très intriguée, Geneviève Trévarec voit entre ses mains un rectangle de
bronze, sur lequel ressortent, en relief, trois têtes...
« Etranges honoraires du docteur Trévarec, jette en riant Anne Marolles.
Décidément, toubib, tu collectionnes les émoluments bizarres... L'autre jour,
cigarettes de contrebande...
— Et rahat-loukoum, continue Paulette. Moi, ce sont ces sucreries-là que
je regrette le plus, mais une plaque de bronze gravée, c'est assez original... Et
cela va exciter la curiosité de notre cher ami le graveur Prix de Rome, qui est
capable d'en être jaloux. »
Bras dessus, bras dessous, riant de toute leur gaieté inépuisable, toutes
trois regagnent rapidement la goélette. Sur le pont, Martiale et Marguérite
causent avec Jean, rentré de la fouille, et avec Alcide et Trot lier, revenus de leur
randonnée à Adge.
Le récit du bain manqué et le cadeau de Puig sont salués par la plus vive
curiosité :
« Mais, mes amies, savez-vous bien que cette plaque de bronze, trouvée
dans la mer par ce diable de gamin, est un exemplaire remarquable de l'ex-voto
qu'on fixait sur la poupe des galères phéniciennes... Vous voyez... Il y a ici,
coulées dans l'épaisseur, et rechampies au burin, les trois figures en buste
d'Astarté, dame de Vie et de Beauté, de Baal, seigneur du Monde, et de
Melkarth, maître de la Navigation... Ah! ah! mais... Savez-vous bien que c'est un
chef-d'œuvre... Un document très rare et de haute valeur et qui a dû être perdu
dans un naufrage ou une bataille par un de ces vaisseaux phéniciens qui étaient

93
les rois de la mer et qui, pendant des siècles, furent, en ces lieux mêmes, les
amis de nos ancêtres gaulois... »
Le bon Jérôme, enthousiaste, va se lancer dans une évocation passionnée,
mais :
« Maître, interrompt Alcide, cette épave ne pourrait-elle venir du vaisseau
dont parle notre inscription, et qui s'appelait le Melkarth ? »

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CHAPITRE XII

IMPASSE

TU ES comme nous, mon pauvre Corfou, tu trouves le temps long... »


Répondant par un petit bêlement plaintif, le chevreau, mascotte de
l’Aréthuse, pose calmement sa tête aux cornes naissantes sur les genoux de
Martiale Cartier, et quête une caresse. En la lui accordant gentiment, la capitaine
regarde autour d'elle, demeurant assise sur le banc du compas de route.
Depuis la veille au soir, la cale de radoub ayant été ouverte à la mer, le
yacht flambant neuf est venu s'arrêter au bord du quai, toujours le seul hôte de ce
nouveau port. Etrave pointée face à la sortie en mer, l'élégant bâtiment semble
tout prêt à prendre le large.
Tout en flattant de la main le petit animal familier, Martiale laisse aller
son regard sur le paysage environnant et monologue :
« Ce lac intérieur, ces maisonnettes charmantes, ces plantations et ces
bosquets formeront certainement un ensemble délicieux lorsque, par les rues, les
places et les pelouses, iront et viendront ces artistes à qui Marolles et Guillemain
destinent une gracieuse hospitalité.
— En somme, une réplique de la Villa Médicis à Rome, et de la Casa
Velasquez à Madrid, enchaîne derrière sa capitaine Geneviève Trévarec en

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surgissant par l'escalier du carré. Mais tu as raison, dans cette solitude, avec
seulement ces quelques ouvriers, cela fait un décor remarquable. »
L'une à côté de l'autre, la fille de Saint-Malo et l'insulaire du Morbihan
comparent par la pensée ce Jardin des Hespérides, ressuscité d'un lointain passé,
à leur Bretagne natale. Baissant le ton, Faïk demande ;
« Malgré tout ce que nous devons à nos deux grands amis de Paris, étant
donné la difficulté de ces nouvelles recherches qui obligent les deux grands
chefs d'industrie à reculer la date d'inauguration, crois-tu qu'il nous faille
attendre jusque-là? Ne pourrions-nous pas reprendre la mer... quitte, bien
entendu, à revenir pour la fête, à laquelle notre gratitude nous fait un devoir
d'assister? »
Martiale, dont le visage préoccupé montre qu'elle partage, non sans
embarras, l'opinion émise par sa camarade, commence une phrase qu'elle
interrompt brusquement. Tendant le doigt :
« Attendons toujours, dit-elle, voilà peut-être du nouveau... »
D'un bâtiment isolé qui, d'après les plans de la Cité artistique, est destiné à
servir de bureau administratif pour la direction générale, viennent de sortir,
assez agités, Jérôme Trottier d'abord, puis Anne Marolles, encadrée par Jean
Juilliard et Alcide Guillemain, tous trois parlant vivement.
Du pas rapide qui est toujours le sien, le vieux savant vient droit au quai,
franchit lentement le bastingage de la goélette et, imité par ses trois
compagnons, s'arrête devant Martiale et Faïk :
« Ah! capitaine, et vous, docteur, je pensais bien vous trouver ici, car il
faut vous mettre au courant tout de suite, toutes les cinq... »
Cherchant des yeux autour de lui, Jérôme demande :
« Mais où est Marguerite Trévarec, et surtout, où est Paulette? C'est d'elle
que je vais avoir besoin... »
La capitaine se met à rire :
« Ah! mon bon maître, où voulez-vous que soit notre surnommée
Moutarde, sinon en nier, bien entendu... »
Et Faïk d'ajouter :
« Votre endiablée Mlle de Bourgogne et ma sœur Marguerite n'ont pas
plus tôt vu ce matin le canot à moteur somnolant dans la crique où venait de le
loger un gardien du port rentrant d'une tournée sur la côte, qu'elles se sont préci-
pitées sur lui...
- Qui ça? demande Alcide, soudain mécontent : ce n'est pas l'ancien
second maître Bastien, au moins? »
Martiale a un grand geste d'ignorance :
« Cela, mon cher ami, je n'en sais rien... Qu'il s'appelle Bastien ou
Nicolas, qu'il soit second maître, premier maître ou amiral, Faïk et moi, nous ne
savons qu'une chose : c'est un grand garçon, bien découplé, qui pilotait un gros
canot armé d'un fort moteur. Nos deux camarades se sont précipitées sur lui,
l'ont entrepris dans une conversation ultra-rapide... Et avant même que j'aie

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compris ce dont il s'agissait, la chaloupe, votre Bastien ou soi-disant tel et nos
deux intrépides filaient droit vers la mer...
- Ma sœur Gaït à la barre et Paulette qui criait à tue-tête : « Nous partons
pêcher... A ce « soir... » Et cinq minutes après, le canot et les trois pêcheurs
filaient à toute hélice vers l'horizon... »
A ce récit inattendu, Jean, Alcide et Anne ne peuvent retenir leur gaieté,
mais Jérôme montre une mine soudain mécontente et ne cache pas sa mauvaise
humeur :
« Que votre Bastien parte ou non pêcher, je m'en moque, que Mlle
Marguerite l'accompagne jusqu'au Kamtchatka ou ailleurs, cela m'est bien égal,
mais comment voulez-vous que je fasse quelque chose de bon quand Mlle
Montrachet, la seule de vous qui entende le grec, imagine d'aller courir la
prétentaine alors que j'ai besoin d'elle? »
Avec des mines faussement apitoyées, masquant l'amusement que la
fugue de Paulette et l'a violente déception de l'archéologue viennent
de provoquer, Martiale et Faïk arrivent à apaiser l'incident de leur mieux.
Si bien que, reprenant son contrôle un moment perdu, Jérôme finit par exposer
ce qui l'a amené sur le yacht :
« Voici ce qui arrive. D'un renseignement téléphoné de Paris par votre
père, Alcide, et par le vôtre, Anne, tous deux fort ennuyés par la mauvaise
marche de nos recherches, j'ai tiré des conclusions, tout de suite confirmées par
des recoupements on ne peut plus précis... Exactement comme il se fait depuis
un certain temps en divers lieux, mais principalement en Italie dans le riche
champ de fouilles de l'Etrurie, les gangsters et trafiquants d'antiquités pour le
compte de riches collectionneurs transatlantiques sont à nos trousses... »
Autour de Trottier, les visages, d'abord étonnés, se montrent
impressionnés, puis anxieux. Le savant continue :
« Vos deux pères, mes chers enfants, ont trop parlé de leur désir
d'organiser cette grande réussite... Des trafiquants aux aguets ont appris que
nous cherchons une pièce d'art antique inconnue, œuvre du grand Phidias...
- Ou à tout le moins supposée de Phidias, glisse à mi-voix Alcide.
— De Phidias, de ses élèves, de son école, peu
importe, jette Jérôme agacé. Pour les trafiquants, c'est autant... Et je sais
maintenant que vous et moi, ici, nous sommes suivis, surveillés... Vous
comprenez... »
Dans le silence qui suit les propos du savant, tombent deux phrases, l'une
venant de Jean, l'autre d'Alcide :
« La muraille que j'ai maintenant entièrement dégagée n'a donné, parmi
plusieurs centaines d'inscriptions municipales, aucun renseignement
supplémentaire sur la livraison du bas-relief apporté par le vaisseau phénicien
Melkarth...

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« Et voici la reine des daurades. »

98
- Mais un texte fourni par un passage d'un des répertoires, ou Corpus, de
fragments incomplets, semble indiquer qu'à l'époque précisée par notre
inscription à nous, le Jardin des Hespérides et ses bateaux de commerce
auraient été pillés par une descente de pirates sardes ou ibériques. »
Martiale Cartier interroge :
« Et ce renseignement, somme toute assez vague, vous porterait à quelle
supposition, mon chez maître?
— A celle-ci, qui est fort plausible, capitaine : à chacune des époques
troublées de l'Histoire, les divers rivages de la Méditerranée ont toujours attiré
les pillages des aventuriers. Or, la paisible Cité d'artistes qui existait ici voici
vingt-deux siècles semble bien avoir excité la convoitise des coupe-bourses et
autres malandrins ou écumeurs de mer. Il se peut fort bien que le vaisseau, le
Melkarth, chargé, outre le bas-relief que nous cherchons, de belles céramiques
peintes envoyées de Rhodes ou de Corinthe, soit arrivé en plein milieu d'un
débarquement de corsaires. En ce cas, ceux-ci se seraient saisis de cette belle
proie, et en auraient dispersé le contenu à travers l'Espagne et la Gaule, chez
leurs clients habituels.
- En ce cas, intervient Faïk, adieu le bas-relief, et toute la vaisselle de luxe
en vases peints...
— A moins que, suggère Anne, un artiste intrépide, ou un employé de la
municipalité dévoué à son service, ne se soit trouvé et qu'il ait eu le courage de
cacher le bas-relief quelque part... »
Jérôme acquiesce immédiatement : « Vous avez raison, Anne, j'y ai songé
tout de suite, moi aussi.
— Reste à savoir où est la cachette, par exemple, dit Alcide.
— Et à condition, complète Jean, qu'à une époque inconnue, entre ce
temps-là et le nôtre, il ne se soit pas trouvé un quelconque fouilleur pour
dénicher cachette et contenu... »
Trot lier proteste :
« Aussitôt découverte, une œuvre d'art de cette qualité aurait
immédiatement été identifiée et publiée... Nous n'aurions plus besoin de la
chercher... Elle serait depuis longtemps, soit dans un musée, soit dans une
collection particulière. Par conséquent, je vous affirme que ce bas-relief, Phidias
véritable ou copie de Phidias, est, à l'heure actuelle, toujours enfoui quelque
part...
- La question revient donc à découvrir où se trouve ce « quelque part »,
conclut Martiale.
Alcide laisse alors tomber cette petite phrase à mi-voix :
« Question que nous ne sommes pas les seuls à nous poser, n'est-ce pas,
Jean? »
Le peintre-graveur répond sur le même ton :

99
« Voilà quatre jours que je vois rôder dans les rues encore vides de notre
cité et autour de mon chantier, deux ou trois figures de curieux qui ne me disent
pas grand-chose. Et hier, je ne pouvais pas me débarrasser d'un bonhomme,
moitié touriste égaré et moitié marin en bordée, qui ne cessait pas d'interroger
mes terrassiers... »
Les paroles des deux amis sont tombées dans un silence qu'Anne semble
trouver tout naturel, car elle murmure :
« Ce serait donc pour cela que mon père semblait tout à l'heure préoccupé
au téléphone. »
Et Geneviève a une manière de petit sursaut, en questionnant subitement :
« Cet incident aurait-il un rapport avec ce qui nous est arrivé auprès du
jeune Puig, sur cette grève où nous voulions nous baigner, Paulette et moi? »
Un peu décontenancée, Martiale hésite un moment, et regarde Jérôme
d'un air si interrogateur que le savant ne peut pas ne pas répondre :
« Ainsi que je vous le disais tout à l'heure, il existe dans tous les pays qui
possèdent des trésors artistiques de toute nature, des organisations clandestines,
formées dans le dessein d'exploiter ces richesses à leur profit, par des moyens
que la morale condamne et que les polices internationales combattent.
— Autrement dit, des gangs exploitant le domaine général des Beaux-
Arts, explique Jean Juilliard. C'est même contre de telles organisations que
l'Italie a créé la loi de défense Pacca, que j'ai vue fonctionner à Rome, à Venise,
à Florence, à Pompéi, lorsque j'étais Grand Prix de Rome à la Villa Médicis.
- Oui, je sais, répond Martiale, j'ai bien souvent entendu parler de ces
soustractions au bénéfice de collectionneurs résidant dans des pays étrangers, et
peu soucieux de leurs origines. »
Jérôme Trottier a un grand geste et dit :
« Eh bien, mes chères amies, il est certain qu'une lutte de vitesse et un
travail de recherches sont engagés entre nous et les inconnus qui rôdent ici : ils
veulent s'emparer, pour le compte de leurs clients étrangers, du bas-relief
désigné par notre inscription, et dont il semble qu'ils ignorent la cachette, tout
autant que nous l'ignorons nous-mêmes. »
Trois appels de sirène coupent brusquement la conclusion un peu triste du
bon archéologue, et bondissant sur le bastingage, Anne Marolles crie
joyeusement :
« Voilà Paulette et Gaït qui rentrent du large... »
Tous se tournent vers l'avant avec la même curiosité, tandis
qu'embouquant le chenal du port à pleine vitesse, apparaît une grosse chaloupe
un peu lourde à bord de laquelle quatre silhouettes gesticulent gaiement.
Hélice stoppée, l'embarcation manœuvrée par un marin et un mousse
accoste le yacht immobile à son poste d'amarrage. D'un même bond, visages
fouettés par la brise marine, et prunelles brillantes de satisfaction, Paulette et
Marguerite escaladent le bastingage, en brandissant chacune une proie encore
frémissante :

100
« Captain, voilà le roi des loups... Il pèse au moins trois kilos, crie la
petite Bourguignonne triomphante.
— Et voici la reine des daurades, annonce la Morbihannaise, elle est
aussi lourde. »
Les deux beaux poissons roulent l'un à côté de l'autre sur les planches.
Très satisfaite et un peu contrariée à la fois, Martiale répond :
« Bravo pour chacune de vous, et merci pour la cuisine du bord, mais
attention : vous allez mouiller et salir notre beau pont si bien briqué à neuf...
— Tant pis pour le pont... D'ailleurs, ne t'inquiète pas. C'est moi qui le
nettoierai, comme d'habitude, lance Paulette. Il y en a encore deux panerées
toutes pleines. J'ai cru que nous allions vider la mer... Bastien, et toi le petit,
embarquez les deux mannes en vitesse... »
Le marin et le mousse s'exécutent et, autour des deux arrivantes,
l'équipage et les passagers de l’Aréthuse s'extasient en chœur devant de si beaux
poissons, des types les plus variés, dont les écailles brillent au soleil.
« Mais ce n'est pas tout, commence Paulette avec une mine soudain
singulière, figurez-vous que nous avons fait une rencontre tout là-bas, juste
auprès de la basse où nous avons trouvé la meilleure pêche. A moins d'une
encablure, nous avons vu passer entre deux eaux le sous-marin contrebandier... »
Cinq ou six exclamations jaillissent autour des deux camarades :
« Le contrebandier, proteste Martiale, mais tu en rêves, de ton
contrebandier, ma pauvre Moutarde.
- Pas du tout, renchérit vigoureusement Gaït, moi aussi, je l'ai vu, et
Bastien aussi, et le mousse aussi. Et moi aussi, comme Paulette, je l'ai
reconnu.
— Parole de matelot, intervient Bastien, moi je connais, j'ai fait mon
service sur les sous-marins. Celui-là a dans les quinze ou vingt mètres. Il est
passé par les cinq ou six brasses de nous, et autant en profondeur, par une eau
qui était bien claire...
- L'apparition n'a duré que quelques minutes, reprend Paulette toute
fiévreuse. Et il a disparu comme un éclair.
- Mais il nous a laissé un cadeau, poursuit Marguerite. Bastien, passe-
nous le tramai! que nous avions mouillé. »
De la chaloupe, l'homme et le gamin sortent un tramai! long d'une
trentaine de mètres et dans les mailles duquel est pris un mérou, percé d'une
flèche d'arbalète sous-marine. Bastien dit :
« Un des plus beaux que j'aie jamais péchés de ma vie, mamzelle
capitaine. »
Mais personne n'a le temps de répondre, car de la poche de sa culotte
corsaire, Paillette a tiré un tube métallique qu'elle ouvre, et dont elle extrait un
morceau de parchemin. Elle le tend à Martiale en disant d'une voix qui tremble
un peu :

101
« C'était fixé après la flèche... Lis toi-même tout haut... Car moi, vous
pourriez tous dire que j'invente... »
« Hommage à mesdemoiselles de l’Aréthuse : le capitaine Nemo. »
Nullement décontenancée, Paulette commente en souriant :
« Si avec ça, ces bons messieurs d'Interpol ne sont pas jaloux! »

102
CHAPITRE XIII

LE SECRET DES TRILOBITES

UN TONNERRE d'applaudissements mêlé d'acclamations accompagne la


dernière figure du ballet qui s'achève, dans la lumière éclatante de l'après-midi.
Rangés en deux lignes au bord du podium tremblant encore sous leurs pas, dan-
seurs et danseuses, en costume catalan blanc avec ceintures et bérets rouges,
saluent pour remercier le public. Après cette longue ovation, les spectateurs
venus de toute la région commencent à se séparer, en groupes disparates d'âge et
de costume.
Quittant les sièges qu'ils ont occupés pendant plusieurs heures, Alcide et
Jean commentent avec leurs cinq camarades de l'Aréthuse le spectacle varié
auquel ont pris part des délégations de tout le Sud-Ouest, pour présenter cet
aperçu chatoyant des modes folkloriques du Midi pyrénéen et languedocien.
Très remarquées, Martiale, vareuse bleue à boutons d'or et casquette d'officier de
marine, et ses quatre camarades, jupes blanches, marinières à col bleu et rubans
de béret à l'enseigne du yacht, sont le point de mire de nombreux regards. Mais,
très vite, Martiale déclare :
« Nous avons très bien fait de venir assister à ce festival. Comme l'ont
pensé Marolles et Guillemain, il sera en effet tout indiqué pour la fête
d'inauguration du Jardin des Hespérides.»
Juilliard tend à son camarade l'album sur lequel il n'a pas cessé de
crayonner et dit :

103
« Pour illustrer ton rapport à ton père, voilà tout ce que j'ai pu saisir au
vol: c'était étonnant et délicieux.
— Oui, approuve Martiale, mais à présent rentrons, le plus vite possible.
Nous avons cinquante kilomètres à faire, et malgré la présence à bord de la
goélette de notre cher Jérôme Trottier, je n'aime pas que nous restions tous les
cinq éloignés si longtemps de notre bateau. Il fallait assister à ce beau spectacle
des danseurs catalans pour donner notre avis à Paris, mais maintenant, en
route...»
Traversant les nombreux groupes folkloriques, tous plus pittoresques les
uns que les autres, les sept amis rejoignent le parking où les attendent leurs deux
voitures. Martiale, Geneviève, Anne et Marguerite montent dans l'une, Jean,
Alcide et Paulette dans l'autre, et les deux véhicules partent de concert à grande
allure, en direction du Jardin des Hespérides.
Alors que le joyeux convoi dépasse un gros village, Alcide donne soudain
trois coups de klaxon et se range le long du bas-côté. Martiale stoppe à son tour
et le garçon s'explique aussitôt :
« Il y a quelque chose qui accroche et décroche dans mon moteur. Je vais
aller jusqu'au garage que j'aperçois, mais vous qui êtes pressée, chère capitaine,
continuez sans m'attendre et ralliez l’Aréthuse; ne vous inquiétez pas pour nous
trois, dès l'anicroche réparée, nous filerons sur vos traces. »
Martiale approuve sans discuter et repart sur-le-champ avec Anne et les
jumelles et tandis que Guillemain va consulter le garagiste, Paulette et Jean
restent à regarder autour d'eux l'aspect pittoresque de ce petit pays, où la menace
d'accident vient de les immobiliser. Après un rapide examen qui rassure les
voyageurs, le mécanicien demande deux heures pour tout remettre en état. Et,
voyant l'air un peu désemparé de ses nouveaux clients, il propose :
« Si ces messieurs-dames veulent se distraire, ils pourraient assister à la
vente. - Quelle vente? demande Alcide.
— Ah! une chose curieuse, monsieur... Il y avait ici un pauvre vieux brave
homme qui avait la manie d'entasser chez lui tout ce qu'il rencontrait... Un
collectionneur, comme il se nommait volontiers... Des cailloux, des plantes, des
bêtes empaillées, les meubles de paysans, des livres ramassés un peu partout, un
extraordinaire bric-à-brac! C'était un instituteur retraité, presque centenaire... Il
est décédé voilà peu de temps, sans héritiers; alors, tout ce qu'on a trouvé chez
lui était bon pour la vente et c'est justement aujourd'hui qu'elle a lieu. Il est venu
des curieux de plusieurs villes... Si cela vous plaisait d'y assister, c'est à l'école
communale, là-bas. »
Les trois amis se consultent du regard et, ne sachant que faire, décident de
suivre le conseil du garagiste.
Toul de suite, en entrant dans la cour de l'école, pleine d'une centaine de
personnes parmi lesquelles on reconnaît plusieurs citadins visiblement venus
pour l'occasion et rassemblés devant l'estrade du notaire, Jean prend ses deux
amis par un bras et dit à mi-voix :

104
« Oh! mais dites donc, attention, il y a là des choses très curieuses...
Regardez cette armoire Louis XIII, et là-bas ces quatre chaises Louis XVI, et ces
deux livres sur la table et, tenez, là aussi, cette vitrine plate avec des médailles,
et dans ce cartonnier des gravures anciennes... Et des coquillages, un vieux saint
en bois et cet autre en pierre peinte qui est du XIIIe . »
Et, baissant encore la voix, le peintre murmure :
« Vous savez que souvent on fait de véritables trouvailles chez ces vieux
collectionneurs de province... Et, d'ailleurs, il y a là deux ou trois têtes qui
semblent bien celles d'antiquaires à l'affût... et quant à celle-là, au coin de
l'armoire rustique, je crois bien l'avoir vu rôder autour de mon champ de
fouilles...
- Dans ce cas, il faut rester ici, mon petit Jean, répond Alcide.
- Bien sûr, ajoute Paulette dont les yeux brillent. D'autant que,
justement, la vente commence. »
Le notaire, en effet, monté sur son estrade et marteau en main, vient
d'ouvrir la vente. Appelant les objets au fur et à mesure, il frappe le coup
fatidique chaque fois que lui sont lancés des chiffres de prix. Tantôt l'objet est
enlevé tout de suite, par un paysan ou un petit boutiquier, tantôt, lorsqu'il s'agit
d'une armoire sculptée, d'un vaisselier rustique ou d'assiettes décorées, de petites
luttes s'engagent, animant la vente peu à peu, pour la plus grande satisfaction du
secrétaire de mairie, vendeur de cette succession tellement hétéroclite.
Les trois amis se sont séparés. Ils vont et viennent parmi les rangs, palpant
un objet, examinant un autre, tapisserie, broc, fauteuil, collection de cailloux,
arme ancienne et détériorée.
Sans paraître attacher grand intérêt à ce qu'ils font, les deux jeunes artistes
surveillent chacun de leur côté les personnages en qui ils ont parfaitement
reconnu ces familiers des ventes publiques, toujours attirés par l'espoir de
découvrir une occasion au milieu d'un fatras sans valeur. A deux reprises, Alcide
a enchéri sur des livres dont l'un, une curieuse bible du XVII e siècle, lui est un
moment disputé par un antiquaire. De son côté, Jean ne perd pas de vue l'homme
qu'il tient pour un des visiteurs trop curieux du Jardin des Hespérides. Quant à
Paulette, que sa tenue de matelot a fait regarder avec étonnement par les
amateurs de casseroles, elle va et vient, feuilletant un livre, fouillant ici, tâtant
là.
Soudain, la petite Bourguignonne est intriguée par le geste de l'un des
hommes que Jean observe de loin : quittant son compère, il se glisse jusqu'à
l'extrémité du préau devenu salle de vente, et va examiner, à la toucher, une
petite vitrine plate, dernier objet de la rangée. Il se penche, soulève la vitre,
promène sa main à l'intérieur; ayant rabattu le couvercle, il revient
nonchalamment, vers un des deux crieurs qui secondent le notaire.
Avec une feinte indifférence, l'oreille tendue sous son béret de matelot un
peu plus incliné que de raison, la petite brune surprend distinctement ce bref
dialogue :

105
« Pardon, mon ami... Je connaissais bien le pauvre défunt dont vous
vendez le mobilier...
Il m'avait depuis longtemps promis comme cadeau la petite vitrine,
là-bas...
— Vous voulez dire la vitrine aux fossiles?
- Oui. Ne pourriez-vous pas la retirer de la vente et me la céder
directement?
- Impossible, monsieur. Tous les objets sont catalogués. Mais soyez
tranquille, les fossiles, ici, cela n'intéresse personne, rétorque le crieur, et vous
les aurez pour le prix de mise en vente... »
Au-dessus de son nez gentiment retroussé, Paillette fronce les sourcils.
Curieuse à son habitude, elle atteint d'un pas souple la petite vitrine en question,
conçue pour exposer, sur une table ou sur un dressoir, un quelconque objet d'art,
curieux ou rare. S'assurant qu'elle n'est vue de personne, et s'aidant d'une
tapisserie pour se dissimuler à demi, elle se penche et soulève la vitre. Sur un
fond de velours fané, deux coquillages fossiles sont fixés chacun sur deux
plaques d'os formant support. Etonnée du soin de cette présentation, Paillette
allonge la main, saisit l'un des objets pour mieux le voir, retourne le socle... et
immédiatement son cœur se met à bondir. Plus vivement encore, elle retourne
l'autre socle, voit que les mêmes signes noirs et en creux apparaissent sur la face
interne de la plaque d'os... Le battement de son cœur s'accélère, en même temps

106
qu'une chaleur lui monte aux joues... Mais, rapide comme toujours dans ses
décisions, le jeune matelot léger remet à leur place les deux fossiles, rabat la
vitre avec précaution, et d'un même mouvement, fait tourner la clef dans la
petite serrure; la clef glissée dans la poche de sa marinière elle revient
doucement se placer entre ses deux camarades, de l'air le plus innocent. Alcide
jette à ce moment la dernière enchère pour enlever un missel orné de miniatures.
Il y a un léger incident lorsque, au lieu d'argent, le jeune homme tend un chèque
hâtivement griffonné; deux ou trois spectateurs essaient de protester, mais le
notaire coupe court aux oppositions :
« Ah! messieurs, rien à craindre... Un chèque de la fameuse parmi les plus
fameuses firmes françaises... Guillemain & Cie... »
Un instant suspendue, la vente reprend son cours normal cependant que,
sans rien dire, l'œil aux aguets, Paulette suit la manœuvre du crieur : celui-ci,
pour répondre à la sollicitation dont il a été l'objet, dégage de son coin la petite
vitrine et vient la placer sur la table de vente.
« Ah ! ah ! messieurs, dit le notaire, voici une curiosité pour les amateurs
de préhistoire. De la main même de feu son propriétaire, homme féru de
sciences, l'étiquette porte ces mots : « Deux trilobites », en parfait état de conser-
vation. »
Et pour faire montre de ses connaissances devant ce public évidemment
très mélangé, l'officier ministériel ajoute :
« Trilobites, c'est-à-dire trois lobes... J'ai ouï dire que ces petits animaux
fossilisés étaient les premiers crustacés parus au début de la vie animale sur la
terre. Allons, messieurs, nous avons amateur à cinquante francs, le couple et la
vitrine, mais sans la clef qui a disparu... Cinquante francs, messieurs. Personne
ne dit rien? Je peux adjuger? A cinquante francs? »
Le marteau est levé dans un silence qui se prolonge et il va retomber sur
le bureau, lorsque la voix aiguë de Paulette énonce tranquillement :
« Et cinq francs de plus... »
Se tournant en même temps vers leur amie, Alcide et Jean la regardent
avec stupeur, tandis qu'une rumeur court à travers l'assistance et que, tout près
du bureau notarial, le personnage qui a interrogé le crieur esquisse un sursaut. Se
reprenant aussitôt, l'amateur inconnu jette sèchement :
« Cent francs.
« Et cinq en plus », répond la Bourguignonne, de plus en plus à l'aise.
Agacé, l'acheteur hausse le ton :
« Je dis deux cents francs.
— Et cinq en plus, reprend l'enfant terrible de l'Aréthuse.
— Moi, je dis cinq cents francs, gronde l'autre.
— Et cinq francs en plus », continue la voix tranquille de Paulette.
La lutte qui s'engage entre deux acheteurs aussi parfaitement
dissemblables fait jaillir des rires dans l'assistance.

107
« Mais pourquoi faites-vous cela? s'inquiète Jean qui ne comprend pas.
- Où voulez-vous en venir? demande Alcide, non moins surpris.
— A ce que vous prépariez un chèque en mon nom sur ,la firme
Guillemain parce que j'ai oublié mon porte-monnaie à bord de l’Aréthuse »,
répond sans se démonter la brunette qui semble s'amuser beaucoup et guette d'un
regard ironique son adversaire visiblement énervé.
« Finissons-en, lance l'homme. Je dis mille francs.
- Je dis, moi, cinq en plus. »
Devant la colère montante de l'un et le calme grandissant de l'autre, un
silence tombe sur l'assistance, complètement déconcertée. Puis, comme quatre
coups de trique claquant sec, ces répliques, stupéfiantes pour un enjeu si
modeste, s'échangent coup sur coup :
« Quinze cents francs.
- Et cinq en plus.
- Deux mille francs. — Et cinq en plus. »
Le dernier chiffre a été articulé par Paulette sur un ton chantonnant dont
l'ironie met hors de lui l'amateur de fossiles. Devenu écarlate, les yeux
enflammés de colère, sans rien comprendre à cette attitude qui le désoriente,
l'acquéreur en est à s'étrangler, au point de ne pas trouver ses mots lorsque le
notaire répète, marteau levé :
« Nous disons deux mille cinq francs en face de moi... Pour la vitrine et
les deux trilobites, deux mille cinq francs. C'est entendu. Adjugé... »
Déjà, Paulette est debout, prenant le bras de Jean :
« Vite, Gigi, vite, aidez-moi à prendre mon acquisition... Vous, Alcide, le
chèque au notaire, vite... Et tous les trois, filons, filons... Filons à toute vitesse.
Je vous expliquerai en route. »
Dans la surprise que leur cause l'issue de cet épisode inattendu, les
assistants, assis ou debout, se mettent à parler tous à la fois, commentant et
discutant. Cherchant à dominer le tumulte, le notaire reprend le cours de la
vente.
Sans s'inquiéter de tout ce brouhaha, Paulette et Jean se sont saisis de
l'objet, payé si cher, en même temps qu'Alcide a rapidement libellé le chèque
tiré, comme les précédents, sur le compte des usines Guillemain.
Encadrant leur petite camarade à laquelle ils font confiance, sachant bien
qu'elle ne se serait pas engagée dans cette aventure sans une raison sérieuse, les
jeunes artistes sortent de l'école, en direction du garage où leur voiture doit
maintenant être prête, l'y ayant laissée voilà près de trois heures.
« Faisons vite, le plus vite possible, répète Paulette, trépidante. Ne
cherchez pas à comprendre, nous nous expliquerons à bord. »
Mais ils n'ont pas tourné le coin de la rue, qu'un pas précipité résonne
derrière eux. C'est l'adversaire évincé qui accourt, haletant, et leur dit:
« Mademoiselle, messieurs... Ecoutez-moi, vous ne pouvez pas savoir...
Quelle importance... Je vous rachète la vitrine, et en argent... Ici, tout de suite...»

108
Paulette s'est retournée, et de son ton le plus cassant :
« Non, monsieur, pas même au triple, ou au quadruple...»
Le poursuivant s'est arrêté net, en même temps qu'Alcide et Jean font
face, prêts à défendre leur amie. Le vaincu perd alors contenance et demande
d'un ton presque piteux :
« Mais enfin, mademoiselle, vous aimez donc tant que cela les
tribolites?... »
- Je les aime à la folie, oui, monsieur, riposte la jeune victorieuse. Et c'est
pourquoi j'ai acheté ceux-ci, et les emporte... Sur ce, adieu, monsieur.
- Adieu, monsieur », répètent les deux amis, d'un ton qui n'admet
aucune réplique.
Laissant leur interlocuteur tout pantois sur le trottoir, les jeunes gens
s'éloignent d'un pas précipité, coude à coude, jusqu'au garage. Comme ils
l'espéraient, la voiture remise en état, pneus regonflés et réservoirs remplis, les
attend. Répondant évasivement aux questions du garagiste qui veut savoir si ses
clients de passage sont satisfaits de ses services et du conseil qu'il leur avait
donné d'assister à la vente aux enchères, les trois amis démarrent en quatrième
vitesse, lancés à toute allure sur la route qui va les ramener au mouillage de la
goélette.
Les deux garçons sont à l'avant; Paulette, derrière, caresse d'une main
fébrile la vitrine posée à côté d'elle sur la banquette et se retourne à chaque
instant sur la route dont la rapide voiture dévore les kilomètres.
« Attention, vous deux, jette tout à coup la jeune fille, une grosse voiture
nous suit...
- C'est bien, dit Alcide, je fonce... »
La course qui s'engage va durer près d'une heure. Lorsque enfin Juilliard
annonce l'approche du but, Paulette constate avec un certain soulagement que la
poursuite a subitement cessé. L'obstiné suiveur a dû finir par se lasser...
Encore quelques minutes et tous trois mettent pied à terre au bord du quai,
salués bruyamment par leurs amies depuis le pont de la goélette. Des questions
amusées accueillent une Paulette à l'air grave, chez elle inhabituel, et qui porte à
deux mains, avec précaution, la petite vitrine plate.
« Qu'est-ce que tu nous apportes là? » demande curieusement Martiale.
Anne d'un côté et Geneviève de l'autre se penchent pour mieux voir l'objet
mystérieux que la brunette porte si prudemment, en protestant :
« Non, pas ici... En bas, dans le carré, entre nous... Suivez-moi. »
Couvrant toujours son acquisition de ses deux bras, Paulette se faufile
agilement dans l'escalier d'arrière. Ne comprenant rien à la singulière attitude de
leur camarade, et encore plus étonnées par la mimique d'ignorance de Jean et
d'Alcide, capitaine, matelots et mousse précédées par Trottier suivent la
Bourguignonne au pas de course. Et tous se retrouvent autour de la table du
carré.

109
Alors, regardant avec un petit sourire bizarre les visages attentifs qui
l'entourent, Paulette pose avec soin sa vitrine, à travers la vitre de laquelle le
plafonnier du carré éclaire une étiquette manuscrite portant ces mots : « Mes
trilobites préférés. » Puis, de la poche de sa marinière, elle tire la clef qu'elle a
subtilisée dans la salle de vente, la fait jouer dans la serrure, relève le panneau
vitré et, accentuant la bizarrerie de son sourire, elle demande à Jérôme Trottier :
« Mon cher maître, que voyez-vous sur ce fond de velours usé? »
Le vieux savant, qui n'en sait pas plus que les autres témoins de cette
mystification, répond, étonné :
« Mais... Deux forts beaux exemplaires admirablement conservés de ces
petits crustacés qui furent sans doute parmi les premiers habitants de la planète...
Ce sont des fossiles très précieux, savez-vous bien.
- Je sais, oui », dit Paulette; du bout des doigts, elle fait sauter les agrafes
retenant les fossiles sur leurs plaquettes d'os, et demande à nouveau :
« Et ceci, mon bon maître, à votre avis, qu'est-ce que c'est? »
Dans le silence de tous, le savant a un petit rire dédaigneux :
« Ça? ça... ce sont, tout bonnement, deux omoplates de... chèvre ou de
mouton, qu'est-ce que cela fait là-dedans? »
Paulette, triomphante, déclare d'une voix éclatante :
« Pour le défunt collectionneur, ces deux omoplates de mouton servaient
uniquement de socles pour ses fossiles... Mais pour vous, tonton Jérôme, qu'est-
ce qu'elles signifient? »

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Des deux mains à la fois, elle a retourné les deux omoplates de mouton.
Cinq ou six cris de stupéfaction fusent en même temps que celui de Trottier car,
sous la vive lumière du plafonnier, les deux plaquettes osseuses apparaissent
couvertes d'inscriptions creusées à la pointe, d'un rouge sombre.
Ne contenant plus la joie qui la transporte, Paillette crie de toute sa force,
radieuse :
« Tonton Jérôme, tonton Jérôme... A gauche, je peux lire... C'est du grec,
et à droite je ne peux pas... Je ne sais pas. »
Trottier a saisi dans ses mains tremblantes les deux larges ossements et
répond :
« Mais, moi je peux, à droite... C'est du phénicien ! »
La stupeur qui s'est emparée de l'équipage de l’Aréthuse et des deux
jeunes artistes n'est pas retombée que, sortant de sa poche la loupe qu'il porte
toujours sur lui, le vieux savant balbutie, devant Paulette triomphante :
« Ah! Paulette, Paulette... Ma petite fille, savez-vous bien que vous venez
de trouver, rédigé en deux langues, le reçu de... la facture acquittée que le
capitaine du vaisseau phénicien Melkarth a remis au Jardin des Hespérides d'au-
trefois en échange des trente mille statères d'or, prix du bas-relief que nous
cherchons depuis que nous sommes ici. L'acquit..., la preuve, vous entendez, que
le bas-relief de Phidias a bien été livré ici à nos aïeux gaulois... Paulette,
Paulette, vous avez fait un prodige, c'est un coup de maître (1). »

1. A diverses reprises, des archéologues ont mis au jour par hasard, en


Orient méditerranéen, des plaques gravées au burin et qui constituaient des
folios de comptabilité ainsi que des reçus, les uns acquittés, les autres retournés
impayés, provenant de maisons de commerce phéniciennes, rhodiennes et
insulaires. Ces découvertes, disséminées entre la Crète, les Iles, Tyr et l'Egypte,
ont servi à l'auteur pour établir cet épisode de son roman sur des bases
archéologiques sûres

Dans le carré de l’Aréthuse, c'est maintenant le tumulte le plus complet


autour d'une Paulette que l'émotion a bouleversée et dont les yeux brillent de
larmes. Martiale l'embrasse, les jumelles lui ont saisi les mains, Anne, Alcide et
Jean veulent aussi l'embrasser, et disent des mots sans suite avec des voix
tremblantes d'émotion. Laissant ses jeunes compagnons parler tous ensemble, se
faire raconter en détail ce qui s'est passé au cours de la vente, tout en comblant
Paulette de compliments et de félicitations, Jérôme Trottier s'est courbé de nou-
veau sur les deux précieux ossements.
Comme toujours lorsqu'il est saisi par le démon de la découverte et la
passion du déchiffrement des inscriptions, le vieux savant a déjà trouvé le
moyen de ne plus rien entendre et de s'isoler complètement. Quelles que soient
les paroles, quels que soient les rires qui remplissent de joyeux bavardages le
carré de la goélette, lui, Jérôme, n'entend plus rien du tout.

111
Il a pris sa loupe et tiré d'une de ses nombreuses poches un cahier de
papier; et maintenant, l'œil rivé aux verres grossissants, le crayon à la
main, il attaque les deux os gravés qu'une extraordinaire bonne fortune - - l'intel-
ligence et l'audace de Paulette — a fait tomber entre ses mains. Pour le grec,
aucune difficulté : les notes qu'il prend sont suffisantes pour reconstituer
l'ensemble, bien qu'en plusieurs endroits, il y ait eu des lettres éclatées, du fait
très probable d'un séjour plus ou moins long des deux ossements dans le sable
et la terre. Des siècles, sans doute, ont passé sur la cachette inconnue, où
ont dormi ces étonnants débris d'une civilisation disparue. Et cela jusqu'au
jour où, par on ne sait quel hasard, le vieux collectionneur local les a
découverts... Ignorant la langue grecque et la langue phénicienne, comment
se serait-il rendu compte du prix de ces ossements? Il n'a vu en eux que de
commodes plaquettes lui offrant la solidité de deux socles pour ses deux
trilobites préférés. Le brave homme n'était certainement féru que de préhistoire...
Sans prêter la moindre attention à la conversation très animée qui se
poursuit autour de lui, Jérôme laisse partir très loin son esprit. Son imagination
ressuscite en lui tout un passé : il voit le jour lointain où le capitaine du
Melkarth est venu recevoir les trente mille statères d'or destinés à payer la
facture du publicain de Tyr qui vendait à un chef gaulois un bas-relief
hellénique, œuvre authentique ou présumée d'un grand statuaire.
Mais une chaleur soudaine monte aux tempes de l'archéologue et ses
artères se mettent à battre : en comparant le texte grec de l'une des factures qu'il
a lues couramment, au texte phénicien correspondant qu'il déchiffre avec un peu
plus de difficulté, le savant vient de faire une découverte.
Découverte tellement inattendue que Jérôme se reprend à trois fois pour
examiner, comparer et rapprocher mot à mot les caractères helléniques et ceux
de l'a langue phénicienne.
Besogne si absorbante que Jérôme ne s'aperçoit pas du départ de ses
compagnons. Voyant son vieil ami si studieusement accaparé, Alcide, qui
connaît les habitudes de son ancien professeur, fait un signe. Les uns derrière les
autres, en file silencieuse, les camarades montent doucement l'escalier du carré
et vont sur le pont reprendre leur conversation.
Etalant devant lui une feuille de papier blanc, Jérôme porte avec soin,
ligne à ligne, la copie de ces deux textes, en plaçant une ligne grecque au-dessus
de la ligne phénicienne correspondante. Une demi-heure de déchiffrement
patient livre à l’érudit acharné à sa besogne un tableau bilingue sur lequel le
passage minuscule de la loupe fait surgir la correspondance recherchée. Et
Trottier lit à mi-voix, en français :
« Sur ordre de Mnéciclès, publicain de Rhodes, Siton et Alexandrie, moi,
Adoniram, capitaine du Melkarth, je donne au questeur du Jardin des
Hespérides reçu de trente mille statères d'or, paiement pour achat de l'esclave
Chrysis et du bas-relief destiné au temple souterrain... »

112
Un long moment, Jérôme réfléchit, puis murmure, dans un profond
soupir:
« Aucun doute. Nous n'avons rien trouvé jusqu'ici parce que rien . ne
m'indiquait qu'il faut, comme en Crète et comme à Pœstum, près de Pompéi,
aller chercher hors de la cité un temple souterrain. Cette Chrysis arrivait d'Orient
pour être la prêtresse de celui-ci, de même que ce bas-relief en serait la
décoration essentielle.
Relevant la tête, Trottier s'aperçoit qu'il est
seul. Les yeux étincelants d'une joie soudaine, il saisit le papier qu'il a
griffonné et, le brandissant avec exaltation, il escalade les marches du carré et
surgit sur le pont en criant :
« Mes amis... J'ai déchiffré... Je sais... »
Mais le cri de triomphe s'étrangle dans la gorge du bon savant, à la vue
qui s'offre à lui...
En cette fin de journée, qui fut si radieuse, arrivant de l'est, une immense
masse noire envahit de ténèbres le pont de l’Aréthuse et la mer se hérisse,
soulevée depuis le plus lointain horizon par un vent menaçant.
Apparition brutale d'un formidable orage que rien ne permettait de
prévoir, et qui accourt, ourlé de bordures blafardes où fulgurent des éclairs
suivis de leurs grondements détonants.
Saisis d'angoisse devant la soudaineté et le péril de ce bouleversant
phénomène, l'équipage de la goélette et les deux artistes n'ont pas encore réagi.
Trottier, de même, demeure figé dans la stupeur. A peine le savant peut-il
murmurer : « Ah! la dangereuse Tropéa, l'orage d'été... », au même instant la
clameur de cent tonnerres déchire l'atmosphère, faisant osciller sur eux-mêmes,
et la goélette, et le quai, et les bungalows les plus proches. Du champ de
fouilles, les terrassiers se sauvent, affolés, en criant :
« Terromoto! Terromoto!... Le tremblement de terre. »
En rapides vibrations, deux secousses ébranlent la terre et la mer, qui se
brise en lames épaisses. Le nuage central se déchire en une immense flamme
violette découpée en trident qui frappe la houle, comme dressée.
Sur les brisants, la forme d'un navire à deux mâts courts, silhouette
poussée vers le rivage, apparaît. Alors, la voix aiguë de Paulette, qui est
cramponnée à l'amplanture de misaine, cette voix traverse le vacarme et les
trombes de pluie sous lesquelles plient ses camarades :
« Le contrebandier!... Le contrebandier est jeté à la côte! »

113
CHAPITRE XIV

SÉSAME, OUVRE-TOI!

FIDELE à ses goûts de gymnaste, Paulette est montée une fois de plus
dans la hune du grand mât, afin de s'assurer que la bourrasque de la journée et de
la nuit précédentes n'a causé aucun dégât dans le gréement supérieur. Son
inspection terminée, elle se met debout sur la vergue et regarde en contrebas ses
camarades occupées. Anne est à nettoyer le petit canon d'avant, Geneviève à
changer les bougies du moteur, Marguerite à faire les cuivres du rouf et
Martiale, à inspecter l'appareil radio. A quelques pas du yacht, son
chevalet campé sur le quai, Jean Juilliard poursuit une aquarelle commencée le
matin. Plus loin, parmi les bungalows de la cité en cours d'achèvement, vont et
viennent les deux douzaines d'ouvriers spécialisés que les ateliers Guillemain de
Paris emploient à terminer le gros œuvre.
Puis, la petite brune reporte son regard sur la campagne environnante et
sur la grève, où bat encore un reste de brisants, soulevés par la tempête nocturne
que la tramontane a chassée. En vrai matelot léger, la jeune fille saisit alors les
manœuvres dormantes et se laisse glisser jusque sur le pont. Son couteau de
gabier, porté en ceinturon, lui barre les reins. Se recevant sur ses pieds nus et ses
jarrets à demi plies, elle donne en passant une tape affectueuse à son biquet et
dit, s'adressant à Martiale :

114
« Somme toute, captain, cette absurde tropéa a fait plus de bruit que de
mal et, pour ma part, je ne vois rien à réparer. Et je n'ai rien à faire. - Si, tu peux
aller au bureau du port, retrouver tonton Jérôme et Alcide, qui continuent ; à
traduire les inscriptions de ces deux plaquettes d'os, que tu as su si bien arracher
à ton adversaire déconfit. Il y a encore du grec à faire,
mademoiselle de Bourgogne, championne du lycée de Dijon, rétorque
plaisamment Martiale. — Merci bien, captain, j'aime beaucoup le grec, grogne
la petite, mais point trop n'en faut tout de même, et ces messieurs peuvent très
bien se passer de moi pour le moment, d'autant que j'ai autre chose à te
proposer : tu sais que je n'aime pas rester en panne devant ce que je ne
comprends pas. Or, hier soir, dans toute cette barouffe, il s'est passé sur la grève
de notre bain manqué quelque chose d'insolite...
- Insolite est un mot modeste, pour cette apparition de ton fameux
contrebandier, ma petite Moutarde, interrompt la capitaine.
- Mettons extravagant, admet la brunette. Un échouage dans la
tornade... Et de là-haut, je viens de constater qu'il n'y a plus rien. La grève est
déserte. Un bateau qui fait côte sur une plage ne s'évanouit pas comme une bulle
de savon... Il reste toujours des morceaux... Alors moi, maintenant, je
veux voir les morceaux. Par conséquent, avec ta permission, n'ayant plus
rien à faire ici, je vais aller me rendre compte sur place. Qui m'aime me
suivre...»
Martiale Cartier a un moment d'hésitation, puis, intriguée elle aussi, elle
consent, avec cette restriction :
« Soit. Va là-bas, mais pas seule.
-Moi aussi, je veux savoir... J'en suis! » s'exclament les deux jumelles,
parlant ensemble comme d'habitude.
Sur le quai, Jean Juilliard a plié son chevalet et s'est levé pour annoncer :
« Ah! mais je suis de la partie, moi aussi, bien sûr. »
Quelques mots sont encore échangés... Ne pouvant se résoudre à laisser
sans garde sa goélette, la capitaine, que cet enthousiasme inquiète un peu, décide
de rester à bord avec le mousse Anne. Sur une pressante recommandation de
prudence, elle donne enfin le feu vert à cette expédition, que la participation de
Juilliard rend, il est vrai, moins aventureuse.
Cinq minutes plus tard, la Bourguignonne, les deux Morbihannaises et le
peintre sont partis d'un pas rapide. Après avoir contourné le quai, et sous la
grande chaleur du soleil irradiant, ils s'engagent dans le chemin longeant le haut
de la grève.
Après vingt minutes d'une course allègre, tous quatre débouchent au
sommet de l'anse où, quelques jours plus tôt, Faïk a donné ses soins au garçon à
demi électrocuté par le poisson-torpille... Cette même anse où, la veille au soir,
depuis l’Aréthuse, tous ont pu voir distinctement le contrebandier se jeter dans le
brisant, est à présent déserte. Surprenante solitude, seulement quelques heures
après un échouage dans les rouleaux d'une mer démontée.

115
Mais en examinant les lieux avec plus d'attention, l'étonnement des quatre
amis fait place à une troublante anxiété.
« Quel drame a pu se dérouler ici? » dit à mi-voix Jean, moins accoutumé
que ses compagnes aux surprises de la vie maritime et qui regarde sans
comprendre.
La plage, d'un beau sable fin et chaud, devrait être tout à fait plate et lisse;
mais elle est en effet battue et creusée, comme si l'avait piétinée une foule, dans
une bousculade précipitée. De plus, à mi-pente, deux profondes ornières ont
défoncé le sable, et vont se perdre dans l'épaisseur de l'eau.
« Le gros et puissant camion dont le train et les roues ont défoncé cette
plage n'est tout de même pas tombé du ciel, déclare Jean. Et pourtant, il n'a
laissé aucune trace, ni sur le haut de la plage, ni sur la route... »
Un instant, les trois jeunes filles demeurent dans la même
incompréhension que leur compagnon. Se penchant sur le sable bouleversé, elles
ne peuvent que constater, comme lui, que les mystérieuses ornières semblent
vraiment être sorties de la terre au beau milieu de la pente et posent à première
vue une énigme invraisemblable. Faïk, qui se souvient fort bien de l'aspect
paisible et solitaire de la grève quand elle y était venue la première fois avec
Paulette et Anne, ne peut se tenir de répéter :
« Il y a quatre trains de grosses roues doubles... Non, non, il n'est pas
tombé du ciel, ce camion fantastique.
- Naturellement, mamzelle, puisque ce n'était pas un camion, mais un
bateau qui marchait sur ses roues quand il touchait la terre. »
La voix jeune, mais un peu rauque et traînant les syllabes comme pour en
accentuer l'ironie, vient de fuser derrière les quatre amis, qui se retournent.
« Tiens? Mon petit électrocuté de l'autre jour, s'étonne Faïk.
— Et, toi, jeune Puig, le petit terrassier au transistor, qu'est-ce que tu fais
ici au lieu d'être au chantier des fouilles avec tes camarades? » demande Jean,
aussi surpris que mécontent.
Sans se troubler le moins du monde, le gamin répond tranquillement :
« Je suis ici parce que, comme on pensait bien que l'un ou l'autre d'entre
vous viendrait aux nouvelles, j'ai reçu ordre de quitter le chantier et de vous
attendre... »
Et, profitant du silence qu'il vient de provoquer, le gamin poursuit,
toujours un peu moqueur :
« M'attendais pas du tout à ce que ça me donne l'occasion de remercier
mamzelle toubib pour ses soins... parce que, vous savez, la sale bête de l'autre
jour, eh ben, m'avait envoyé une rude secousse... »
Mais Paulette coupe la parole au garçon : « Toi, Puig, parle net et clair
sans mentir. De quel bateau imaginaire parles-tu ?
- Pas plus imaginaire que vous ne l'êtes vous-même, mamzelle. C'est
l'bateau de mon patron qui me loge ici dans ma grotte, que je vous ai montrée
l'autre jour; un bateau de fer... Qui a dix-huit mètres de long, ses deux mâts

116
qui rentrent en tube, son moteur atomique qu'il fait nager entre deux eaux
et, sous le ventre, son train de roues qui lui permet de venir à terre
quand cela lui plaît pour y faire ses affaires.
— Quelles affaires? tranche durement Paulette.
— Des objets, mamzelle, que mon patron prend où ça lui convient,
qu'il cache ici dans la falaise quand ça lui chante et s'en va revendre jusque
dans les Amériques, aux gens qui lui donnent des dollars...
- Je m'en doutais depuis que nous sommes arrivés ici », coupe Gaït qui
n'a encore rien dit, et qui explique :
« Voilà longtemps que je soupçonne notre contrebandier d'être le maître
d'un de ces cent sous-marins, imaginés et construits par l'ingénieur américain
Simon Lake... Tous conçus sur le même principe, les uns à des fins militaires,
les autres travailleurs sous-marins, leur coque est submersible et ils ont, sous la
quille, un train de roues qui leur permet de circuler sur les fonds, et au besoin de
faire des circuits sur terre et à l'air libre... »
Paulette baisse un peu la tête et dit :
« C'est vrai, j'ai pourtant lu le livre là-dessus que tu as mis dans la
bibliothèque de l'Aréthuse, et j'aurais dû y songer, depuis le temps... »
Mais, comme Puig les regarde tous les quatre avec son air moqueur,
Geneviève n'entend pas le laisser abuser de la situation. Sèchement, elle
interroge :
« Eh bien, puisque tu te souviens que je t'ai soigné, si tu as quelque
commission à nous transmettre, parle, je t'écoute. »
Un peu décontenancé par l'extraordinaire similitude de traits, de stature et
de costume les deux jumelles qu'il ne parvient pas à distinguer l'une de l'autre,
Puig obéit :
« Alors, venez... les grottes ont été vidées cette nuit de tout leur contenu,
définitivement, mais il y est resté ce qui vous est destiné, et que j'ai ordre de
vous donner... »
Paulette, Geneviève et Marguerite se regardent avec le sentiment qu'elles
perdent pied devant ce mystère. Mais Jean, qui ne comprend pas plus que ses
trois amies, se rend compte que ce gamin de quinze ans, s'il collabore à une
affaire de contrebande, c'est plus ou moins inconsciemment, sans mesurer la
portée de ses gestes. Aussi dit-il à ses amies, discrètement :
« Nous nageons entre le mystère et la cachotterie, avec ce gamin qui m'a
tout l'air de nous réciter une charade dont il ignore la solution...
- Alors, Gigi, répond Paulette en pur style matelot, la barre dessous,
laissons courir...
- D'accord, corrige Faïk, mais prudemment, n'est-ce pas? »
Le gamin a entendu. Il jette un long regard sur la mer qui ne brise plus
maintenant qu'à tout petit bruit. Prenant la mine et l'accent du guide qui va
montrer un point de vue, il annonce :

117
« Eh ben, voilà, le chef, avant de piquer dans l'eau avec son bateau
roulant, il m'a dit qu'étant l'enfant trouvé des lagunes, c'était à moi, si vous
veniez ici, de vous faire visiter le paysage, en dessus et en dessous... Suivez-
moi. »
Avec une très légère hésitation, les jumelles et la petite brune emboîtent le
pas à Jean
Juilliard qui remonte la pente de la plage. Puig, avec un air très dégagé,
joue son rôle à merveille.
Dans la falaise faite de gros rochers et surplombée d'une dune herbeuse,
s'ouvre la grotte en portail. Paulette qui l'a déjà vue, la reconnaît : la couchette
de goémon séché, les trois cailloux brûlés servant de foyer à une marmite vide
sont toujours à leur place...
« Triste mobilier », murmure Jean qui regarde deux ou trois caisses
retournées et deux amphores ramenées de la mer, mais brisées. Puis le regard
inquisiteur de l'artiste avise plus loin une large surface éclairée jusqu'à une cer-
taine profondeur par le soleil, où l'on reconnaît, dans le plus grand désordre, des
galets, des algues, des bouts de bois, un filet qui sèche, un aviron fendu et, pêle-
mêle par terre, des morceaux de poteries. Puig tend la main vers ces débris.

118
« Vous voyez, cela, dit-il, ce sont des choses qu'on ramasse dans l'eau,
par-ci, par-là, chaque fois qu'on met le filet pour attraper son dîner... C'est drôle,
ces affaires-là, n'est-ce pas? »
Marguerite et Jean se sont baissés pour ramasser deux ou trois tessons, sur
lesquels apparaissent des marques de peinture noire,
rouge ou jaune, montrant des ornements géométriques et des fragments de
figures.
« Le chef a dit que si ça vous amuse, vous pouvez prendre tout ce que
vous voulez, parce que c'est du très ancien, et il y en a encore davantage dans les
deux autres grottes... »
La main de Puig dessine un geste vers deux salles en enfilade, où règne
une fraîche pénombre, jonchées, elles aussi, de débris et de restes d'épaves. Si
bien que Geneviève ne peut s'empêcher de dire, dans ce renfoncement ténébreux
et cahotique :
« Dites donc, dans un certain chapitre des Mille et une Nuits, il y a une
histoire de grotte dans le genre de celle-ci, où survient un nommé Ali-Baba
avec, pour clef, une formule magique...
- Oui, trois mots dont la résonance lui ouvre la muraille, continue
Marguerite, seulement ce qu'il a vu était un peu mieux que ce décor miteux...
— Qui sait? plaisante Paulette, nous pourrions toujours essayer? » Et sa
voix aiguë entame : « Sésame, ouvre...
- Oh! Oh! Eh! Oh! Où êtes-vous? Répondez... Attendez-nous. »
Les exclamations, les appels partant de la grève tranchent net la célèbre
invocation lancée par la brunette, dans la résonance des trois grottes. En même
temps, apparaît tout un groupe dont le piétinement précipité fait crisser le sable.
Dans l'encadrement lumineux de la première grotte se découpent les silhouettes
trépidantes de Martiale Cartier, Alcide Guillemain, Anne Marolles et Jérôme
Trottier, qui tous appellent à pleine voix. Ils sont suivis de Bastien, le garde
maritime, et de trois ouvriers de l'usine Guillemain, détachés au Jardin des
Hespérides; les quatre hommes portent des pics, des pelles et quatre gros falots à
réflecteurs, pile et moteur électrique à forte puissance.
Jean et ses compagnes se sont retournés d'un même mouvement de
surprise, mais Puig, subitement épouvanté, esquisse un geste de fuite. Plus
rapide, Alcide a vite fait de l'arrêter, en le saisissant aux épaules :
« Ah! non, mon bonhomme... Pas d'évasion pour la tangente. Nous avons
trop besoin de toi, petit troglodyte. »
C'est d'abord la confusion la plus complète : exclamations, questions,
réponses, tous et toutes parlant à la fois, Jérôme Trottier plus fort que les autres,
s'il est possible... Mais tout de suite Martiale domine et fait taire le tumulte :
« Pardon, à tous et à toutes... Ici, comme à bord, je suis capitaine, et c'est
moi qui commande... Ce qui nous amène n'est point une plaisanterie. Il faut agir
vite et bien. »

119
Les matelots ne peuvent que s'incliner devant cette autorité à laquelle ils
ont toujours obéi dans les heures critiques qu'a connues la goélette, et, de leur
côté, le vieux savant et les deux jeunes artistes ne disent mot. Cependant, les
quatre ouvriers déposent leur matériel en s'essuyant le front, après la course
rapide qu'ils viennent de fournir.
D'un ton plus amène, la commandante de l'Aréthuse explique alors :
« Pendant que vous arriviez ici, tous les quatre, nous ont rejoint à bord
maître Trottier,
Alcide et notre mousse Anne. Nous avons recommencé à examiner de
près la traduction des plaquettes que nous devons à la perspicacité de Paulette...
qui les a enlevées de haute lutte à un inconnu...
- Lequel inconnu, ne peut se tenir d'interrompre Jérôme, était
certainement le représentant plus ou moins douteux d'antiquaires plus ou moins
suspects, ou de collectionneurs sans scrupules. »
Nullement troublée par cette intervention, Martiale reprend :
« C'est alors qu'un des gardiens du jardin m'a apporté le pli qu'un inconnu
passant à scooter venait de lui remettre. Ce pli, le voici... »
Dans son calme des grands jours, la descendante de Jacques Cartier déplie
une lettre dactylographiée et dit :
« Mesdemoiselles de l’Aréthuse, j'ai découvert depuis peu ce que vous
cherchez : la cargaison du vaisseau phénicien. J'allais la vendre à mon client
Jeankis, le roi de l'aluminium. Dans l'intervalle, vous vous êtes dévouées pour
soigner un de mes marins blessé. Votre générosité vous a valu d'être les victimes

120
d'une erreur policière stupide. Devenu votre débiteur, j'ai rompu mon marché
avec mon client. Au moment de partir
pour l'Amérique, avec tout un butin glané ici et là en Europe, je vous prie
d'accepter l'hommage de cette cargaison. Vous la trouverez dans ma cachette,
sur le territoire du Jardin des Hespérides, entre la grève et la lagune. Je vous
abandonne dès ce soir. Le capitaine Nemo. »
Tout en finissant de lire cette lettre, Martiale montre le plan qui y est joint
et, sans laisser le temps à quiconque de dire un mot :
« Voici le texte formel du don, et voici le plan de la cachette, qui est là
sous cette falaise. Le jeune Puig, abandonné par son chef, la connaît
certainement. Et il va nous y mener tout de suite... »
Cette fois, c'est une seule acclamation qui sort de toutes les poitrines,
dominée par la voix aiguë de Paulette Montrachet qui crie à tue-tête : « A
l'abordage! »
Complètement désorienté par la succession précipitée des événements,
Puig n'ouvre pas la bouche. Passivement, sous la main d'Alcide, il traverse la
grotte et les deux autres salles, suivi de près par toutes et par tous, alors que les
employés de la firme Guillemain allument et élèvent au-dessus d'eux les quatre
gros projecteurs.
La vive lumière fait apparaître un couloir tortueux, fait de hauts
monolithes, avec un plafond aux larges plaques également monolithiques, et qui
s'enfonce vers les profondeurs de la terre. Devant le peintre et l'ingénieur, le
gamin ouvre la marche, mais pas assez vite au gré de Jérôme qui poursuit un
monologue incompréhensible et que pousse l'impatience plus grande encore de
Paulette.
Derrière vient Martiale, un peu pâle tout de même, la main gauche posée
sur l'épaule d'Anne Marolles. Les jumelles Trévarec suivent, aussi fébriles,
regardant avec quelque surprise le plafond de pierre et les murs sur lesquels on
discerne de singulières lignes concentriques.
« Regarde, murmure Faïk à sa sœur, tu ne vois pas à quoi ressemblent ces
monolithes? Et ces gravures ?
— Si, dit Gaït, aux dessins des murs et du couloir qui, chez nous en
Morbihan, conduit à la chambre centrale du Tumulus, dans l'île de Gavr'inis... »
Brusquement, le faisceau des projecteurs se heurte à une paroi, toute
moderne celle-là, au milieu de tous ces blocs préhistoriques...
« C'est là, derrière, dit Puig à mi-voix.
— A vous, les piocheurs », ordonne Alcide.
Bastien et ses trois compagnons posent les lampes pour s'emparer de leurs
outils. Les quatre pics s'attaquent en cadence à la maçonnerie, qui semble de
construction assez récente, et cède sous les coups, après quelques minutes
interminables... Enfin, haussés par des mains impatientes, les quatre faisceaux
étincelants découvrent une chambre pleine d'objets soigneusement rangés, et ce
n'est qu'un cri ;

121
« Le trésor! »
Il y a là un grand nombre de belles amphores, intactes et scellées, et
plusieurs douzaines de vases peints, œuvre des artistes helléniques de Rhodes,
de Corinthe et des principaux ateliers de l'archipel : de quoi remplir au moins
deux salles de musée... Au fond de la caverne, qui prend des allures de
sanctuaire souterrain, le bas-relief aux trois figures féminines resplendit de tout
l'éclat du marbre de Paros : il représente, dans leurs poses gracieuses et la
noblesse de leur drapé, trois nymphes dansant au pied d'un arbre, sous la garde
du dragon légendaire, défenseur des trois Hespérides et protecteur de l'Arbre aux
fruits d'or.
« Eglé, Erythera et Hespéra, les filles éclatantes d'Atlas et de la Nuit, dit
doucement Alcide.
— Et, comme le dit notre inscription, poursuit Jérôme Trottier au comble
de l'admiration, sculpture chryséléphantine, puisque les deux flûtes et le
tambourin des danseuses sont en ivoire, et les fruits en or le plus pur. On
reconnaît bien l'art statuaire de Phidias, rappelez-vous le Zeus olympique et
l'Athéna de l'Acropole d'Athènes. »
Jean Juilliard déclare à son tour :
« J'ignore si ce bas-relief magnifique est de la main même de Phidias ou
de celle d'un de ses élèves, ou d'un membre de son école... Mais ce que je peux
dire, c'est que l'œuvre que nous avons sous les yeux est celle qui inspira le
peintre Midias, lorsqu'il peignit cette scène sur le vase splendide conservé
aujourd'hui par le musée du Louvre. »
Et, de nouveau, c'est le long silence, plein d'admiration, de ceux à qui le
hasard vient de révéler un des chefs-d'œuvre de l'âme grecque, brûlante de son
immortelle poésie.

122
CHAPITRE XV

AU GRÉ DE LA TRAMONTANE

A VEC sa souplesse féline habituelle, Paulette Montrachet a escaladé les


enfléchures du grand mât. Par un prompt rétablissement des reins et des épaules,
elle s'installe sur la hune, en caressant au passage du bout des doigts le pavillon
réglementaire de partance, blanc et rouge, qui flotte au bras bâbord de la vergue.
Aussitôt, elle dégage et pare la voile triangulaire de flèche qu'elle déploiera et
bordera sur ordre lancé du pont. Pendant que monte jusqu'à elle, en grinçant sur
ses anneaux, la corne de grand-voile, la brunette admire en contrebas le paysage
qu'elle domine de si haut. Et se parlant à elle-même :
« Ma parole, le Jardin des Hespérides, jusqu'ici paisible au point de nous
avoir pour seules occupantes, n'a pas été long à prendre les allures d'une gare de
triage... »
En effet, si les jolis pavillons destinés aux pensionnaires sont encore
vides, le grand terre-plein, en revanche, n'est plus du tout désert : une
quarantaine de voitures de toutes marques en font un bruyant parking. Le port,
dont l'Aréthuse fit son usage exclusif tous ces jours passés, sert maintenant au
mouillage de trois remorqueurs : une vedette battant pavillon des douanes et
deux bâtiments à service de passagers. Sur la plate-forme de la direction, un
poste de gendarmerie est installé. Entre l'anse et le quai, de nombreux visiteurs
vont et viennent dans une grande animation.

123
Il y a cinq jours à peine qu'a été découvert le trésor artistique, si bien
caché pendant des siècles. Marolles et Guillemain sont accourus en avion, mais
aussi des artistes, des savants, des archéologues, attirés par les communiqués de
la presse et de la radio. Des voitures sont arrivées de Montpellier, de
Perpignan, de Toulouse et de tout le Sud-Ouest. Il a fallu sans tarder prendre
toutes les mesures nécessaires pour entourer la précieuse découverte des pré-
cautions d'usage.
En même temps, Marolles et Amédée ont dû reporter à une date
indéterminée l'aménagement de leur Cité artistique, qui va se doubler d'un
musée de céramiques et de sculptures de la plus grande valeur. Besogne
extrêmement délicate à tous les points de vue, et pour la réalisation de laquelle
les deux grands chefs d'industrie, le couturier Marolles et le maître de forges
Amédée Guillemain, vont s'en remettre entièrement à la science de Jérôme
Trottier, à la technique de l'ingénieur Alcide Guillemain et à l'art du peintre-
graveur Jean Juilliard, tous trois unis par l'amitié.
En revanche, le rôle des cinq jeunes aventurières de la mer s'étant achevé
avec l'heureuse issue à laquelle elles ont pris une part si grande, les trois
Bretonnes, la Bourguignonne et la Parisienne ont manifesté le désir pressant de
reprendre leur liberté, cette liberté qui constitue leur plus grande passion. Si bien
qu'au lendemain d'une soirée amicale, l'Aréthuse varepartir, une fois de plus, sur
le chemin du grand large.
Du sommet de sa hune, Paulette contemple une dernière fois le paysage
languedocien, toute réjouie à part soi de laisser ses amis au milieu d'une telle
affluence, avec une aussi flatteuse mission que celle qui leur a été confiée.
Mais, déjà, la voix nette et claire de Martiale Cartier, montant du pont,
arrache Paulette à sa brève songerie :
« Tout est paré pour l'appareillage... L'équipage aux postes de
manœuvre... Hissez les couleurs au bâton de poupe... Bordez la grand-voile, sur
flèche la misaine, le grand foc et le petit foc, raidissez les drisses et parez à
border les écoutes... Balancez le moteur au quart de tour pour aider la sortie du
chenal... »
Paulette n'a eu que le temps de souquer drisse et écoutes du foc, en
équilibre au-dessus de la grand-voile et, saisissant une manœuvre dormante, elle
se laisse glisser, comme elle sait si bien faire, jusqu'à l'emplanture du grand
mât... Là, rejoignant ses camarades, elle se met avec elles en ligne et, toutes
quatre, la main au béret, saluent la capitaine en disant à l'unisson :
« Tout est paré, captain... A tes ordres. »
Debout, derrière la roue de barre, Martiale regarde autour d'elle puis
ordonne :
« Larguez la haussière d'avant, larguez la haussière d'arrière... »
Faïk et Gaït au commandement, Paulette et Anne à l'étrave ont en même
temps libéré la goélette qui se détache lentement du quai.

124
« Rentrez les défenses.. Postez-vous chacune aux écoutes... Moteur en
avant doucement... »
Sous les regards attentifs et admiratifs des équipages des autres navires et
escorté de leurs saluts, le beau yacht blanc glisse lentement sur l'eau calme du
chenal. Son hélice qui tourne au ralenti le pousse légèrement, tandis que ses
voiles commencent à se tendre à la brise.
Avec les minutes qui passent, la vitesse s'accroît sensiblement. Les rives
du chenal s'écartent, en goulet élargi. Une première petite houle soulève l'étrave.
A tribord, tout à coup, partent deux cris et, sur le musoir portant le
sémaphore, se dressent les deux silhouettes de Jean Juilliard et d'Alcide
Guillemain, auprès desquelles on reconnaît la stature plus petite de Jérôme
Trottier. Ils sont venus saluer une dernière fois les amies qui reprennent la mer.
Alors, sur un geste aussitôt compris qu'esquisse la capitaine, Paillette a
couru à l'arrière, et Anne à l'avant. A deux mains, la petite brune a saisi la drisse
du pavillon tricolore et l'agite à trois reprises, en salut. A l'avant, penchée sur le
petit canon à signaux, Anne en fait manœuvrer la culasse et tire les trois coups
de la salve classique des bateaux prenant congé de la terre...
Comme si, du ciel et de la mer, venait une double réponse, une bonne
houle fait lever l'étrave de l'Aréthuse et le souffle de la tramontane, accourant
des lointaines Cévennes, fait s'arrondir voiles et focs, dans le grincement des
poulies et le claquement des cordages.
Une demi-heure se passe. Les houles de la Méditerranée balancent
l’Aréthuse, qui s'incline sur son flanc tribord et, moteur arrêté, se met à courir
presque grand largue, droit sur l'horizon ouvert devant elle.
C'est seulement lorsque s'estompe tout à fait la silhouette du Jardin des
Hespérides, que les cinq amies, jusque-là silencieuses, commencent à échanger
quelques phrases :
« Sans vous commander, quoi que je sois votre capitaine, dit Martiale en
souriant, je serais curieuse de savoir à quoi ou à qui vous pensez, depuis une
demi-heure que vous êtes muettes. »
Il y a un échange de regards entre les jumelles, le matelot léger et le
mousse. Enfin Paulette se décide à parler la première :
« Au capitaine Nemo, articule-t-elle à voix basse.
- Moi aussi, dit Faïk Trévarec.
- Et moi de même, ajoute Gaït.
- Et moi pareillement », termine Anne. Et Martiale, du même ton
tranquille :
« Je m'y attendais... Car moi aussi, naturellement, c'est à lui que je pense.
- Je pense à lui à cause du blessé que j'ai réussi à sauver, explique
Geneviève.
- Et moi, reprend Martiale, j'éprouve un singulier sentiment en songeant
à cet inconnu, dont nous ne savons ni ne saurons peut-être jamais rien, et qui a
trouvé le moyen de compenser, par un acte et un don des plus inattendus, la

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brutale aventure qui a été la nôtre. En portant assistance à l'un de ses hommes,
nous n'avons fait qu'obéir à la loi maritime, mais il ne nous en a pas moins été
reconnaissant.
- En vérité, ajoute Geneviève, jamais aussi somptueux honoraires n'ont
été versés pour une nuit d'opération chirurgicale en pleine mer...
— Une nuit hospitalière en somme, conclut
Paulette en improvisant ce jeu de mot qui est en même temps le mot de la
fin, une nuit hospitalière qui nous en a valu quelques autres d'une hospitalité très
différente, n'est-ce pas, sur les paillasses de l'Interpol, à Barcelone... »
« Kirik-karek... Kirik-karek... » Arrivant en plein vol au-dessus de
l'Aréthuse, quelques oiseaux viennent de jeter ce long cri, bientôt repris et
multiplié par un bien plus grand nombre: c'est un véritable nuage vivant qui
tourne en rond au-dessus de la goélette. Par groupes de dix ou vingt, ils se
mettent à piquer brusquement à tribord et à bâbord, éclairs d'argent paraissant et
disparaissant par centaines dans les flots environnants. Tous ces oiseaux se
laissent tomber sur la mer, plongeant à demi, puis remontent, chacun tenant dans
son bec une proie.
« Kirik-karek... Kirik-karek. »
De nouveaux criards surviennent encore et exécutent le même manège,
enveloppant l'Aréthuse d'une nuée de jolies ailes aux vifs reflets.
En bonne fille du golfe du Morbihan, Marguerite s'exclame, dominant le
vacarme :
« Les hirondelles de mer... Elles ont repéré de là-haut un banc de sprats, et
se laissent tomber dessus...
- C'est leur friandise préférée », explique à son tour Gaït.
Le beau yacht, qui marche à pleines voiles sous la brise, est toujours cerné
littéralement par cet étonnant cortège des petits rapaces, dont les cris et le
battement précipité des ailes font tant de bruit.
Tout à l'entour, la mer bouillonne sous les innombrables plongeons des
rapides et élégants chasseurs qui, en émergeant, encadrent de si près le bâtiment.
Amusées de la surprise de Paulette et d'Anne à la vue de cette lutte
soudaine et sans pitié, les jumelles commentent pour elles, en familières du
spectacle :
« Un fameux déjeuner, que les sprats offrent là à leurs ennemis ailés...
— Mais pas de gaieté de cœur... Regardez tout le drame. »
Du fond de la mer, surgit pour les malheureux poissons une nouvelle
menace imminente : des loups et des mulets foncent à pleines gueules sur le
banc des sprats effarés, ouvrant dans leurs rangs de larges brèches... Dix minutes
entières, l'équipage de l'Aréthuse suit cette extraordinaire vision de bataille à
mort, rendue encore plus acharnée par l'apparition de deux ou trois marsouins,
accourus eux aussi à la curée.

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La tramontane, dont le souffle s'accroissait depuis un moment, s'enfle
brusquement en rafale et bouscule tout à la fois les hirondelles de mer, les sprats
fuyants en tous sens, et les gros poissons qui se lancent à leur poursuite.
Dans le vent qui fait maintenant se lever de toutes parts les brisants blancs
de ressacs subits, Martiale Cartier serre dans ses deux mains la poignée de la
roue de barre et crie de toute sa voix :
« La brise forcit... Surveillez les drisses et raidissez les écoutes aux voiles
et aux focs... La tramontane qui se lève à l’improviste, c'est l'annonce qu'une
nouvelle aventure pourrait bien nous tomber dessus avant la nuit... »

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