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DESCRIPTIF DE FRANÇAIS DE LA CLASSE DE PREMIERE ES

Année Académique 2016 – 2017

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Objet d’étude 1 : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Problématique : Les personnages de roman peuvent-ils nous aider à mieux comprendre le


monde ?

Lectures analytiques : Emile Zola, Au bonheur des dames (1883) – Œuvre intégrale

• Incipit : de «Elle, chétive pour ses vingt ans » à « les occasions qui arrêtaient les
clientes au passage » ;
• Extrait chapitre I, de « Alors, Denise eut la sensation d'une machine » à « une peur
vague qui achevait de la séduire » ;
• Extrait chapitre III, de « Des chiffres sonnaient » à « l’air tiède nécessaire à leur
existence » ;
• Extrait chapitre IX, de « Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme » à « le
fonctionnement classique du nouveau commerce » ;
• Excipit, dernière page dite « l’exposition du blanc »

Histoire des Arts


Delacroix. L'orpheline au cimetière, 1824.
Le Romantisme en peinture.

Langues et cultures de l’antiquité :


Daphnis et Chloé, attribué à Longus : roman pastoral, roman sentimental

Lecture cursive obligatoire : Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857).

Objet d’étude 2: Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours

Problématique : La mise en scène peut-elle traduire le tragique sans tout montrer sur scène ?

Lectures analytiques : Jean Racine, Phèdre (1677) - Oeuvre intégrale


• Acte V, scène 5, mort d’Oenone
• Acte V, scène 6 récit mort Hyppolite
• acte V, scène 7 mort de Phèdre

corpus de textes :

• Pierre Corneille, Horace, Acte IV, scène 5 (1641) ;


• Jean Giraudoux, Électre, acte II, scène 9 (1937) ;

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Histoire des Arts
Alessandro Turchi, La mort de Cléopâtre, 1631
La peinture baroque

Langues et cultures de l’antiquité :


Euripide, Iphigénie à Aulis et Iphigénie en Tauride

Lecture cursive obligatoire : Alfred de Musset, Lorenzaccio (1834).

Objet d’étude 3 : Ecriture poétique et quête du sens, du Moyen-Age à nos jours

Problématique : Un poème peut-il être beau et sincère en même temps ?

Lectures analytiques :
• Louise Labbé, Œuvres (1555), sonnet II;
• Paul Éluard, Capitale de la douleur (1926), « La courbe de tes yeux »;
• Paul Verlaine, Poèmes saturniens (1866), « Mon rêve familier »;
• Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1861), « A une passante ».

Histoire des Arts


René Magritte, Les Mille et Une Nuits (1943)
Le surréalisme

Langues et cultures de l’antiquité :


Le Cantique des Cantiques

Lecture cursive obligatoire : Louis Aragon, Les Yeux d’Elsa (1942).

Objet d’étude 4 : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe


siècle à nos jours

Problématique : Le voyage peut-il nous aider à mieux connaître notre monde?

Lectures analytiques : Montesquieu, Lettres persanes (1721) – œuvre intégrale

• Lettre VIII
• Lettre XXIV
• Lettre XXX

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Corpus de textes :
• Paul Nizan, Aden Arabie (1931);
• Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939);
• Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), incipit;

Histoire des Arts


Claude Monet, Le Grand Canal, (1908)
L’impressionnisme

Langues et cultures de l’antiquité :


Homère, l’Odyssée

Lecture cursive obligatoire : Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762), livre III, extraits.

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CORPUS DE TEXTES
Objet d’étude 1 : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Texte 1 - Au Bonheur des Dames, Emile Zola, 1883 - Extrait du chapitre 1 - Incipit

Elle, chétive pour ses vingt ans, l'air pauvre, portait un léger paquet ; tandis que, de l'autre côté,
le petit frère, âgé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand frère,
dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes.
- Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin ! C'était, à l'encoignure de la rue
de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages
éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d'octobre. Huit heures sonnaient à Saint-
Roch, il n'y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à leur à bureaux et les
ménagères courant les boutiques. Devant la porte, deux commis, montés sur une échelle double,
finissaient de pendre des lainages, tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin,
un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatement une pièce de soie bleue. Le
magasin, vide encore de clientes, et où le personnel arrivait à peine, bourdonnait à l'intérieur
comme une ruche qui s'éveille.
- Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes... Le tien n'était pas si beau. Denise hocha la tête.
Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville ;
et ce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le cœur, la
retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la
haute porte, toute en glace, montait jusqu'à l'entresol, au milieu d'une complication d'ornements,
chargés de dorures.
Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient
l'enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s'enfonçaient, longeaient la rue de la
Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d'angle, quatre
autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagées récemment. C'était un
développement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les étalages du rez-
de-chaussée et les glaces sans tain de l'entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie
intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant
que, près d'elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours.
- Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui avait eu déjà une
histoire de femme à Valognes. Hein ? c'est gentil, c'est ça qui doit faire courir le monde ! Mais
Denise demeurait absorbée, devant l'étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air de la
rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de la porte,
les occasions qui arrêtaient les clientes au passage.

Texte 2 - Au Bonheur des Dames, Emile Zola, 1883 - Extrait du chapitre 1 - Incipit

Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle
aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce n'étaient plus les vitrines froides de la matinée ; maintenant,
elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les
regardait, des femmes arrêtées s'écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de
convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson,

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retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d'un air troublant de mystère ; les pièces de
drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice ; tandis que
les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand
manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les
battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d'usine dont la maison
flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu'on sentait derrière les
murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l'œuvre, un enfournement de clientes,
entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé,
organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la
logique des engrenages.
Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste pour elle, où elle voyait
entrer en une heure plus de monde qu'il n'en venait chez Cornaille en six mois, l'étourdissait et
l'attirait ; et il y avait, dans son désir d'y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire.

Texte 3 - Au Bonheur des Dames, Emile Zola, 1883 - Extrait du chapitre III.

Des chiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, ces dames achetaient des
dentelles à pleines mains.

Eh?! dit enfin Mouret, quand il put parler, on vend ce qu’on veut, lorsqu’on sait vendre?!
Notre triomphe est là.

Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes qui évoquaient les images, il montra le
nouveau commerce à l’œuvre. Ce fut d’abord la puissance décuplée de l’entassement, toutes les
marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant?; jamais de chômage?;
toujours l’article de la saison était là?; et, de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise,
achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s’habillait, puis tombait dans des
rencontres imprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli. Ensuite, il célébra la marque en
chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille. Si l’ancien
commerce, le petit commerce agonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix,
engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une
promenade aux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, se contentait du plus léger
bénéfice possible?; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu
le double de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous
les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d’une vente, d’autant plus large qu’elle
se faisait au grand jour. N’était-ce pas une création étonnante?? Elle bouleversait le marché, elle
transformait Paris, car elle était faite de la chair et du sang de la femme.

J’ai la femme, je me fiche du reste?! dit-il dans un aveu brutal, que la passion lui arracha.

À ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdait sa pointe ironique, il regardait le
jeune homme, gagné peu à peu par sa foi, pris pour lui d’un commencement de tendresse.

Chut?! murmura-t-il paternellement, elles vont vous entendre.

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Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tellement excitées, qu’elles ne s’écoutaient
même plus entre elles. Madame de Boves achevait la description de la toilette de soirée?: une
tunique de soie mauve, drapée et retenue par des nœuds de dentelle?; le corsage décolleté très
bas, et encore des nœuds de dentelle aux épaules.

Vous verrez, disait-elle, je me fais faire un corsage pareil avec un satin…


Moi, interrompait Madame Bourdelais, j’ai voulu du velours, oh?! une occasion?!

Madame Marty demandait?:

Hein?? combien la soie??

Puis, toutes les voix repartirent ensemble. Madame Guibal, Henriette, Blanche, mesuraient,
coupaient, gâchaient44. C’était un saccage d’étoffes, la mise au pillage des magasins, un appétit
de luxe qui se répandait en toilettes jalousées et rêvées, un bonheur tel à être dans le chiffon,
qu’elles y vivaient enfoncées, ainsi que dans l’air tiède nécessaire à leur existence.

Texte 4 - Au Bonheur des Dames, Emile Zola, 1883 - Extrait du chapitre IX

Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait
bâti ce temple, pour l’y tenir à sa merci. C’était toute sa tactique, la griser d’attentions galantes et
trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche
de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait
fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. Puis, il venait d’ouvrir un buffet, où l’on
donnait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale,
décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais
son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l’enfant;
il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons
et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons. Un
trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la
fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d’un
fil, voyageant en l’air, promenaient par les rues une réclame vivante !
La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent
mille francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d’été,
il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l’étranger, traduits dans toutes
les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même
d’échantillons, collés sur les feuilles. C’était un débordement d’étalages, le Bonheur des Dames
sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux des
théâtres.
Il professait que la femme est sans force contre la réclame, qu’elle finit fatalement par aller au
bruit. Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l’analysait en grand moraliste. Ainsi, il
avait découvert qu’elle ne résistait pas au bon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle
croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des
diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à
perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré plus
avant encore dans le cœur de la femme, il venait d’imaginer "les rendus", un chef-d’œuvre de

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séduction jésuitique. "Prenez toujours, madame : vous nous rendrez l’article, s’il cesse de vous
plaire." Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur
une folie ; elle prenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la baisse des prix
entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce.

Texte 5 - Au Bonheur des Dames, Emile Zola, 1883 – Extrait de l’Excipit

Au salon de lecture, ces dames durent rester debout. Toutes les chaises étaient prises, autour de
la grande table couverte de journaux. De gros hommes lisaient, renversés, étalant des ventres,
sans avoir l’idée aimable de céder la place. Quelques femmes écrivaient, le nez dans leurs
phrases, comme pour cacher le papier sous les fleurs de leurs chapeaux. Du reste, madame de
Boves n’était pas là, et Henriette s’impatientait, lorsqu’elle aperçut Vallagnosc, qui cherchait
aussi sa femme et sa belle-mère. Il salua, il finit par dire :

— Elles sont pour sûr aux dentelles, on ne peut les en arracher… Je vais voir.

Et il eut la galanterie de leur procurer deux sièges, avant de s’éloigner.

L’écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. La grande exposition de blanc y


triomphait, dans ses blancheurs les plus délicates et les plus chères. C’était la tentation aiguë, le
coup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avait changé le rayon en une
chapelle blanche. Des tulles, des guipures tombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces
voiles de nuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour des colonnes, descendaient des
volants de malines et de valenciennes, des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson
blanc, jusqu’à terre.

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Objet d’étude 2: Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours

Texte 1 – Phèdre, Jean Racine, 1677

Acte V, Scène 5

Panope
J'ignore le projet que la Reine médite,
Seigneur. Mais je crains tout du transport qui l'agite.
Un mortel désespoir sur son visage est peint.
La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
Déjà de sa présence avec honte chassée
Dans la profonde mer Œnone s'est lancée.
On ne sait point d'où part ce dessein furieux.
Et les flots pour jamais l'ont ravie à nos yeux.

Thésée
Qu'entends-je ?

Panope
Son trépas n'a point calmé la Reine.
Le trouble semble croître en son âme incertaine.
Quelquefois pour flatter ses secrètes douleurs
Elle prend ses Enfants et les baigne de pleurs.
Et soudain renonçant à l'amour maternel,
Sa main avec horreur les repousse loin d'elle.
Elle porte au hasard ses pas irrésolus.
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus.
Elle a trois fois écrit, et changeant de pensée
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.
Daignez la voir, Seigneur, daignez la secourir.

Thésée
Ô Ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir ?
Qu'on rappelle mon Fils, qu'il vienne se défendre !
Qu'il vienne me parler, je suis prêt de l'entendre.
Ne précipite point tes funestes bienfaits,
Neptune. Jj'aime mieux n'être exaucé jamais.
J'ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,
Et j'ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah ! De quel désespoir mes vœux seraient suivis !

Texte 2 – Phèdre, Jean Racine, 1677

Acte V, Scène 6

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Thésée, Théramène
THÉSÉE
Théramène, est-ce toi ? Qu’as-tu fait de mon fils ?
Je te l’ai confié dès l’âge le plus tendre.
Mais d’où naissent les pleurs que je te vois répandre ?
Que fait mon fils ?
THÉRAMÈNE
Ô soins tardifs et superflus !
Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus.
THÉSÉE
Dieux !
THÉRAMÈNE
J’ai vu des mortels périr le plus aimable,
Et j’ose dire encor, seigneur, le moins coupable.
THÉSÉE
Mon fils n’est plus ! Eh quoi ! quand je lui tends les bras,
Les dieux impatients ont hâté son trépas !
Quel coup me l’a ravi, quelle foudre soudaine ?
THÉRAMÈNE
L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d’écume, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes,
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
Tout fuit ; et sans s’armer d’un courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre,
Il lui fait dans le flanc une large blessure.
De rage et de douleur le monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée
Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;
En efforts impuissants leur maître se consume ;
Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.
On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux,
Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.
À travers les rochers la peur les précipite ;

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L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.
Excusez ma douleur : cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :
De son généreux sang la trace nous conduit ;
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :
« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.
« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
« Cher ami, si mon père un jour désabusé
« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,
« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;
« Qu’il lui rende... » À ce mot, ce héros expiré
N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.
Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.
Ismène est auprès d’elle ; Ismène, tout en pleurs,
La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.
Et moi, je suis venu, détestant la lumière,
Vous dire d’un héros la volonté dernière,
Et m’acquitter, seigneur, du malheureux emploi
Dont son cœur expirant s’est reposé sur moi.
Mais j’aperçois venir sa mortelle ennemie.

Texte 3 – Phèdre, Jean Racine, 1677

Acte V, Scène 7

Thésée, Phèdre, Théramène, Panope, gardes


THÉSÉE
Eh bien ! vous triomphez, et mon fils est sans vie !
Ah ! que j’ai lieu de craindre, et qu’un cruel soupçon,

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L’excusant dans mon cœur, m’alarme avec raison !
Mais, madame, il est mort, prenez votre victime ;
Jouissez de sa perte, injuste ou légitime :
Je consens que mes yeux soient toujours abusés.
Je le crois criminel, puisque vous l’accusez.
Son trépas à mes pleurs offre assez de matières
Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières,
Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur,
Peut-être ne feraient qu’accroître mon malheur.
Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage,
De mon fils déchiré fuir la sanglante image.
Confus, persécuté d’un mortel souvenir,
De l’univers entier, je voudrais me bannir.
Tout semble s’élever contre mon injustice ;
L’éclat de mon nom même augmente mon supplice :
Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.
Je hais jusques aux soins dont m’honorent les dieux ;
Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
Sans plus les fatiguer d’inutiles prières.
Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté
Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté.
PHÈDRE
Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;
Il faut à votre fils rendre son innocence :
Il n’était point coupable.
THÉSÉE
Ah ! père infortuné !
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle ! pensez-vous être assez excusée…
PHÈDRE
Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée :
C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :
La détestable Œnone a conduit tout le reste.
Elle a craint qu’Hippolyte, instruit de ma fureur,
Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :
La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,
S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.
Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux,
A cherché dans les flots un supplice trop doux.
Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;
Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :
J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines

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Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage
Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;
Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.
PANOPE
Elle expire, seigneur !
THÉSÉE
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Expier la fureur d'un vœu que je déteste :
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;
Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,
Que, malgré les complots d'une injuste famille,
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !

Texte 4 – Horace, Pierre Corneille, 1640


Horace, Acte IV, scène 5

Horace, Camille, Procule.


Procule porte en sa main les trois épées des Curiaces.
HORACE.
Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos Destins contraires,
Qui nous rend maîtres d'Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd'hui le sort de deux États ;
Vois ces marques d'honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l'heur de ma victoire.
CAMILLE.
Recevez donc mes pleurs, c'est ce que je lui dois.
HORACE
Rome n'en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n'a plus rien perdu.
CAMILLE
Puisqu'ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j'oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d'un Amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

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HORACE
Que dis-tu, malheureuse ?
CAMILLE
Ô mon cher Curiace !
HORACE
Ô d'une indigne sœur insupportable audace !
D'un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l'amour dans ton cœur!
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées,
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien.
CAMILLE
Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t'ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l'adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l'avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu'une Amante offensée,
Qui, comme une Furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,
Qui veux que dans sa mort je trouve encore des charmes,
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois!
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie ;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !
HORACE
Ô Ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
CAMILLE
Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant !
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés

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Saper ses fondements encore mal assurés !
Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie ;
Que cent Peuples unis des bouts de l'Univers
Passent pour la détruire, et les monts, et les mers!
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
HORACE, mettant l'épée, à la main, et poursuivant sa sœur qui s'enfuit.
C'est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les Enfers joindre ton Curiace!
CAMILLE, blessée derrière le théâtre.
Ah ! Traître !
HORACE.
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain

Texte 5 – Jean Giraudoux, Electre, 1937


ACTE II, SCÈNE 9

LE MENDIANT. – Alors voici la fin. La femme Narsès et les mendiants délièrent Oreste. Il se
précipita à travers la cour. Il ne toucha même pas, il n'embrassa même pas Électre. Il a eu tort. Il
ne la touchera jamais plus. Et il atteignit les assassins comme ils parlementaient avec l'émeute,
de la niche en marbre. Et comme Égisthe penché disait aux meneurs que tout allait bien, et que
tout désormais irait bien, il entendit crier dans son dos une bête qu'on saignait. Et ce n'était pas
une bête qui criait, c'était Clytemnestre. Mais on la saignait. Son fils la saignait. Il avait frappé au
hasard sur le couple, en fermant les yeux. Mais tout est sensible et mortel dans une mère, même
indigne. Et elle n'appelait ni Électre, ni Oreste, mais sa dernière fille Chrysothémis, si bien
qu'Oreste avait l'impression que c'était une autre mère, une mère innocente qu'il tuait. Et elle se
cramponnait au bras droit d'Égisthe. Elle avait raison, c'était sa seule chance désormais dans la
vie de se tenir un peu debout. Mais elle empêchait Égisthe de dégainer. Il la secouait pour
reprendre son bras, rien à faire. Et elle était trop lourde aussi pour servir de bouclier. Et il y avait
encore cet oiseau qui le giflait de ses ailes et l'attaquait du bec. Alors il lutta. Du seul bras gauche
sans armes, une reine morte au bras droit avec colliers et pendentifs, désespéré de mourir en
criminel quand tout de lui était devenu pur et sacré, de combattre pour un crime qui n'était plus le
sien et, dans tant de loyauté et d'innocence, de se trouver l'infâme en face de ce parricide, il lutta
de sa main que l'épée découpait peu à peu, mais le lacet de sa cuirasse se prit dans une agrafe de
Clytemnestre, et elle s'ouvrit. Alors il ne résista plus, il secouait seulement son bras droit, et l'on
sentait que s'il voulait maintenant se débarrasser de la reine, ce n'était plus pour combattre seul,
mais pour mourir seul, pour être couché dans la mort loin de Clytemnestre. Et il n'y est pas

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parvenu. Et il y a pour l'éternité un couple Clytemnestre-Égisthe. Mais il est mort en criant un
nom que je ne dirai pas.

LA VOIX D'ÉGISTHE, au-dehors. – Électre…

LE MENDIANT. – J'ai raconté trop vite. Il me rattrape.

Objet d’étude 3 : Ecriture poétique et quête du sens, du Moyen-Age à nos jours

Texte 1 – Louise Labbé, Oeuvres, 1555, Sonnet II:

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,


Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournée !

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,


Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô milles morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destiné !

Ô ris, ô front, cheveux bras mains et doigts !


Ô luth plaintif, viole, archet et voix !
Tant de flambeaux pour ardre une femelle !

De toi me plains, que tant de feux portant,


En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant,
N'en ait sur toi volé quelque étincelle.

Texte 2 – Paul ELUARD, La Courbe de tes yeux, Capitale de la douleur, (1926)

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,


Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée,


Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d'une couvée d'aurores

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Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Texte 3 – Paul Verlaine, Mon rêve familier, Poèmes saturniens/melancholia VI 1866

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant


D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent


Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.


Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,


Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Texte 4 – Baudelaire, A une passante, Les Fleurs du mal, 1857

La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté


Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !


Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

17
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Objet d’étude 4 : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe


siècle à nos jours
Texte 1 – LETTRE VIII des Lettres persanes, Montesquieu, 1721

USBEK À SON AMI RUSTAN.


À Ispahan.

Ta lettre m’a été rendue à Erzeron, où je suis. Je m’étois bien douté que mon départ feroit du
bruit : je ne m’en suis point mis en peine : que veux-tu que je suive, la prudence de mes ennemis,
ou la mienne ?

Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse ; je le puis dire, mon cœur ne s’y corrompit point :
je formai même un grand dessein, j’osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m’en
éloignai ; mais je m’en approchai ensuite pour le démasquer. Je portai la vérité jusqu’au pied du
trône : j’y parlai un langage jusqu’alors inconnu ; je déconcertai la flatterie, et j’étonnai en même
temps les adorateurs et l’idole.

Mais, quand je vis que ma sincérité m’avoit fait des ennemis ; que je m’étois attiré la jalousie des
ministres sans avoir la faveur du prince ; que, dans une cour corrompue, je ne me soutenois plus
que par une foible vertu, je résolus de la quitter. Je feignis un grand attachement pour les
sciences ; et, à force de le feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d’aucunes affaires,
et je me retirai dans une maison de campagne. Mais ce parti même avoit ses inconvénients : je
restois toujours exposé à la malice de mes ennemis, et je m’étois presque ôté les moyens de m’en
garantir. Quelques avis secrets me firent penser à moi sérieusement : je résolus de m’exiler de
ma patrie, et ma retraite même de la cour m’en fournit un prétexte plausible. J’allai au roi ; je lui
marquai l’envie que j’avois de m’instruire dans les sciences de l’Occident ; je lui insinuai qu’il
pourroit tirer de l’utilité de mes voyages : je trouvai grâce devant ses yeux ; je partis, et je
dérobai une victime à mes ennemis.

Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler Ispahan ; ne me défends que
devant ceux qui m’aiment. Laisse à mes ennemis leurs interprétations malignes : je suis trop
heureux que ce soit le seul mal qu’ils me puissent faire.

On parle de moi à présent : peut-être ne serai-je que trop oublié, et que mes amis… Non, Rustan,
je ne veux point me livrer à cette triste pensée : je leur serai toujours cher ; je compte sur leur
fidélité, comme sur la tienne.
D’Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Texte 2 – lettre XXIV des Lettres persanes, Montesquieu, 1721

Rica à Ibben.
A Smyrne.

18
Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement1 continuel.
Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et
qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu'Ispahan2: les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont
habitées
que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les
unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde est descendu dans la
rue, il s'y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher
personne. Il n'y a pas de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français;
ils courent, ils volent: les voitures lentes d'Asie, le pas réglé3 de nos chameaux, les feraient
tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans
changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse
depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois
régulièrement et périodiquement.
Un homme qui vient après moi et qui me passe4 me fait faire un demi-tour; et un autre qui me
croise de l'autre côté me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que
je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues5.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes
européennes: je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de
m'étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi
d'Espagne6 son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses
sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres,
n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain,
ses troupes se trouvaient payées, ses places7 munies, et ses flottes équipées.
D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les
fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de
deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient8. S'il a une guerre difficile
à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier
est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les
guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur
les esprits.
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui
n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle
le pape: tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain,
ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce. […]

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 1712

1 Agitation, occupation
2 ancienne capitale de la Perse
3 Régulier
4 Dépasse

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5 Ancienne unité de mesure (environ 4 km)
6 Au Pérou
7 Places fortes
8 Entre 1689 et 1715, 43 dévaluations ont eu lieu.

Texte 3 - Lettre XXX des Lettres persanes, Montesquieu, 1721

RICA AU MEME.

A Smyrne.

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je
fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous
voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je
voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel
nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent
lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais
quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient
entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits
partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on
craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et
si rare ; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse
troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit
persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie
quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous
les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon
tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à
coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on
m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard
apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement
: " Ah ! Ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être
Persan ? "

A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712

Texte 4 - Paul Nizan, Aden Arabie (1931)

Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs, j’aime même un seul champ, je m’en
contenterais pour le reste de mes jours pourvu qu’il y passe des voisins, Je ne veux pas connaître
l’absence d’espoir des vagabonds : cela aussi j’ai su ce que c’était sur les côtes de la Mer Rouge,
de l’Océan Indien, dans le delta du Nil et ailleurs. Il fallut de temps en temps me défendre des
voyages en regardant Aden comme mon champ, bien que cet effort fût un défi au bon sens.

Je rejette les navigations et les itinéraires. On a toujours l’impression qu’on est debout au
sommet de quelque chose, qu’on a autour de soi de grandes pentes presque verticales au bas

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desquelles on roulera, au bas desquelles on se perdra. Tout vous est arraché, les escales arrivent,
on descend sur des quais, on espère posséder une ville, des habitants. Pensez-vous. Le bateau
repart, vous avez, une fois encore, perdu une place humaine, avec une belle occasion de rester
tranquille. […]

Il n’y a qu’une espèce valide des voyages, qui est la marche vers les hommes. C’est le voyage
d’Ulysse, comme j’aurais dû savoir, si je n’avais pas fait mes humanités pour rien. Et il se
termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier jour.

Quant à la poésie, que les derniers éléments minéraux des voyages coulent dans l’oubli des mers.

L’espace ne contient aucun bien pour les hommes. Il y a des écrivains qui parlent des leçons des
paysages, ils font semblant de croire que les pierres et le ciel se livrent à une mimique qui fait
d’eux des instituteurs. En échange les hommes peuvent imiter les attitudes et les vertus morales
d’une ville, d’un territoire, d’une zone de végétation : sérénité, intelligence, grandeur, désespoir,
volupté.

Mais les voyageurs sérieux ont fait peu de cas de cette rhétorique : les voyages de Montaigne
sont secs, ceux de Descartes sont dénués de tout, à peine s’intéressent-ils aux hommes.

Un homme n’est pas un œil qui apprend ce qu’il regarde, une oreille qui écoute. L’espace n’est
pour rien dans les complications que des siècles de culture ajoutent à ses diverses parties. Il ne
dit mot, il est prêt à tout ce que les hommes feront de lui. C’est un réceptacle, une cire, il ne faut
pas prendre des empreintes humaines pour des propriétés de la cire vierge.

Quand on a dit qu’il y a des paysages où l’on crève de froid, d’autres où l’on se dessèche de
chaud, et qu’il n’est possible de vivre facilement qu’entre les deux, il n’y a plus grand chose à
ajouter sur la poésie de la terre. Les territoires ne sont pas des associés, ni des professeurs de
morale, ni des missionnaires prêchant ici l’ordre, là le désordre : tout est en nous. Ils ne
persuadent rien. Ce lyrisme est tout à fait vide de matière.

Les hasards vous ramèneront seulement à l’ordre et au désordre des troupeaux humains qui sont
dans les paysages et vous serez forcés de juger, d’aimer, de détester, de céder, de résister :
l’homme attend l’homme, c’est même sa seule occupation intelligente.

Texte 5 - Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939)

Et voici qu’ils me semblaient avoir à demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de
l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au
minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des
mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les
rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou
charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq années de séjour en France,
le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces
batteries de cuisine.

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Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans
l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne pesant et nu comme une
pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait
de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi, la nuit, des épaves qui n’ont
plus de forme, pèsent sur les bancs des halles. Et je pensai le problème ne réside point dans cette
misère, dans cette saleté, ni dans cette laideur. Mais ce même homme et cette même femme se
sont connus un jour et l’homme a souri sans doute à la femme : il lui a, sans doute, après le
travail, apporté des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se voir dédaigné. Mais la
femme, par coquetterie naturelle, la femme sûre de sa grâce se plaisait peut-être à l’inquiéter. Et
l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son
cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans
quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir ? Un
animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ? […]

Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal,
avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut
sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il
était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front
lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis voici un visage de musicien, voici Mozart
enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes n’étaient point
différents de lui protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation
dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on
cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant
sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de
musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné.

Et je regagnai mon wagon. Je me disais ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est
point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement
rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine et
non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente,
c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère, dans laquelle,
après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d’Orientaux vivent dans
la crasse et s’y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce
qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur.

C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.

Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme.

Texte 6 - Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1955 (incipit)

Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions.
Mais que de temps pour m'y résoudre ! Quinze ans ont passé depuis que j'ai quitté pour la
dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j'ai souvent projeté d'entreprendre ce livre;
chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m'en ont empêché. Eh quoi ? Faut-il narrer par le

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menu tant de détails insipides, d'événements insignifiants ? L'aventure n'a pas de place dans la
profession d'ethnographe; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du
poids des semaines ou des mois perdus en chemin; des heures oisives pendant que l'informateur
se dérobe; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie; et toujours, de ces mille corvées qui
rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une
imitation du service militaire ... Qu'il faille tant d'efforts, et de vaines dépenses pour atteindre
l'objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu'il faudrait plutôt considérer comme l'aspect
négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n'ont de valeur que
dépouillées de cette gangue1. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de privation et
d'écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d'un
mythe inédit, d'une règle de mariage nouvelle, d'une liste complète de noms claniques2, mais
cette scorie3 de la mémoire: « À 5 h 30 du matin, nous entrions en rade4 de Recife5 tandis que
piaillaient les mouettes et qu'une flotille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la
coque », un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ?

1. « gangue» : enveloppe
2. « claniques» : qui relèvent d'un clan.
3. « scorie» : déchet, résidu.
4. « rade» : bassin maritime naturel.
5. « Recife» : port brésilien.

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