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Stacey

Lynn

Rien qu’un soupir

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Robert

Milady Romance

À J.M. LaRocca
Sans ton aide, ce livre n’aurait pas pu voir le jour.
Merci pour ton immense gentillesse et ta collaboration.
Chapitre premier

Kennedy
Je lève les yeux sur le fronton. Immense, il luit de tous ses feux, et je dois plisser les paupières
pour tenter de déchiffrer ce qui y est écrit.
C’est peut-être à cause de l’alcool que Sarah m’a forcée à ingurgiter… Sarah qui est désormais
l’amie que je déteste le plus au monde. Sauf que je n’ai avalé que deux verres, puisque ni Sarah ni moi
ne sommes de grandes buveuses…, chacune pour ses propres raisons.
Donc, mes troubles de la vision s’expliquent davantage par la colère qui bouillonne dans mes
veines à cause de la surprise qu’elle m’a mijotée.
Resserrant son emprise sur ma main, elle m’entraîne vers l’entrée de la salle. Les images et les
bruits du Strip de Las Vegas s’estompent rapidement pour ne plus être qu’une brume de fond.
— Je te déteste, sifflé-je en trébuchant sur mes chaussures à bouts ouverts et semelles compensées.
Si je les érafle, Sarah aura intérêt à me les rembourser.
— Tu m’adores.
Elle se retourne vers moi, ses cheveux blonds voltigent par-dessus son épaule pour venir lui
fouetter la joue.
Bien fait. Moi aussi, j’aimerais la gifler. Sur les deux joues même.
— Je ne peux pas croire que tu me fasses ce coup-là.
Elle me décoche un clin d’œil et m’entraîne dans la foule de gens qui se fraient un chemin vers le
ring.
— Ici, tu trouveras tout ce qu’il te faut. Des mecs. Du sexe. Des combats. Si ça ne te guérit pas de
ta haine des hommes, je ne pourrais plus rien pour toi.
Elle se goure dans les grandes largeurs, mais elle ne connaît pas toute l’histoire.
Sarah est juste au courant de mon obsession dévorante pour le MMA, les arts martiaux mixtes.
Mais elle en ignore l’origine. Car je préfère savourer mon humiliation dans la solitude, lorsque je me
sens la dernière des connes et que je me remémore le moindre moment passé avec lui.
La Légende. L’homme dont le nom brille en grandes lettres sur le fronton de la salle dans laquelle
nous entrons.
Aussi connu sous le nom de Grayson Legend.
Aussi connu pour être l’homme qui m’a bercée de promesses qu’il n’a jamais eu l’intention de
tenir. Le type qui m’a brisé le cœur, puis m’a balancé un direct dans l’estomac avant de filer sans
demander son reste.
Enfin, un direct… pas au sens littéral… Il s’adonne peut-être aux sports de combat, mais il n’a
jamais levé la main sur moi.
Non, c’est son indifférence la plus totale qui m’a déchiré les entrailles quand il est parti, juste
après que je lui avais enfin avoué que je l’aimais. Que je l’aimais… vraiment. Pas le genre d’amour
que nous avions partagé jusque-là en étant les meilleurs amis du monde au lycée. Non, lorsque je l’ai
revu durant les vacances d’été après ma deuxième année de fac, l’amour que j’éprouvais pour
Grayson était d’une tout autre nature.
Il m’avait dévisagée, bouche bée, puis avait fait volte-face et était ressorti de chez moi sans un
regard en arrière.
Six ans plus tard, il est devenu l’un des plus grands champions de MMA du pays.
Je ne loupe aucun de ses combats… en supportant le type en face de lui. Malheureusement, tout
comme ses adversaires, je perds chaque fois.
Je perds chaque fois que je dois contempler ses muscles, qui ondulent quand il balance un coup de
poing ou de pied. Je perds chaque fois que la sueur dégouline le long du sillon qui sépare ses abdos
avant de disparaître sous la ceinture de son short.
Je perds chaque fois que je m’endors en rêvant de lui.
Ouais. Grayson « La Légende » est un connard fini. Il n’a pas de cœur. Le monde entier le voit
comme l’homme le plus fort, le plus solide, mais moi, je le connais comme le mec qui se barre quand
les choses deviennent sérieuses.
Je ne l’ai compris qu’à ce moment-là, mais j’étais démunie. On doit affronter seul certains de ses
démons…, et apparemment Grayson évite le combat lorsque son adversaire ne se trouve pas dans une
cage.
Merde, cela remonte à des années ! Je devrais être passée à autre chose.
Pourtant, chaque fois que j’ai eu un rencard, que j’ai ramené un homme à la maison pour un coup
d’un soir, par désespoir, juste pour oublier la façon dont Grayson me touchait, personne ne lui est
arrivé à la cheville.
Et je pense que c’est pour cette raison que nous sommes là ce soir.
J’ai eu le malheur d’avouer à Sarah que je finirai mémère à chats, solitaire et à l’ouest, et elle
s’est mise à se faire du mouron pour moi. C’est dans sa nature de jouer au Bon Samaritain, et, même
si elle ignore tout de Grayson, je sais qu’elle est certaine que si je me retrouve entourée de
testostérone, de sueur, de bière et d’hommes sexy, cela réactivera la femme en moi.
Très bien, la femme en moi sera réactivée.
Rien que de voir son nom en lettres de lumière me donne envie de me jeter à son cou, de nouer
mes jambes autour de ses hanches et de le féliciter pour sa réussite.
Ce que je pourrais faire…
Si je ne le détestais pas autant.

— Super, ces sièges, non ?
Sarah trépigne du genou comme si elle avait avalé trop de sucre. De sa main droite, elle agrippe
ma gauche et la presse. Fort.
Je me dégage d’un coup sec et secoue la main pour évacuer la douleur qui irradie mes jointures
broyées.
— Ils sont sympas.
Deuxième rangée, dans le coin du tenant du titre.
S’il vous plaît, faites que je meure là tout de suite !
Ou Sarah.
Ou Grayson.
N’importe laquelle de ces options conviendrait. Malheureusement, je ne peux pas avouer à Sarah
que j’ai envie de gerber. Je ne peux pas lui dire que j’aimerais l’étrangler, uniquement parce qu’elle a
organisé une sortie que je suis censée trouver géniale.
C’est mon vingt-sixième anniversaire, et je m’apprête à regarder le seul homme que j’aie jamais
aimé défoncer le joli minois d’un autre type.
Pas de quoi m’émoustiller.
Sarah n’aime même pas le MMA. Elle trouve ces joutes barbares et immorales. Mais elle sait que
je me gave de combats, dans l’espoir que l’éternel vainqueur se fasse enfin botter le cul.
Elle n’a manifestement rien compris aux motifs de ma haine pour La Légende.
— Je veux retourner à l’hôtel, dis-je.
J’ignore si elle m’entend par-dessus les vociférations de la foule. Sous nos yeux se déroule un
combat poids coq. Le sang dégouline sur le côté gauche du visage du challenger, et il a le côté droit
couvert d’ecchymoses. Il protège celui-ci, laissant au tenant du titre le champ libre pour lui assener un
coup en pleine poire. Le troisième round prend fin dans une minute, et je m’étonne que le gars tienne
encore debout.
C’est dégoûtant.
C’est sale.
C’est un aphrodisiaque absolu.
Je sens mon sang affluer dans des zones totalement inappropriées pour un lieu public. Je serre les
cuisses l’une contre l’autre afin d’endiguer ce supplice naissant et j’agrippe la main de Sarah. Je crie
par-dessus le vacarme :
— Il faut qu’on s’en aille.
Sarah se tourne vers moi, éberluée.
— Tu rigoles ? Tu adores ça ! Allez quoi, même moi je commence à me prendre au jeu et il m’a
fallu des mois pour dégotter ces tickets.
Je devrais me sentir coupable. Comme le serait une amie. Mais trop de non-dits m’en empêchent.
Du coup, je me sens encore plus coupable. Je connais tous les secrets les plus sombres et les plus
enfouis de Sarah. Je connais ses démons. Je suis une des rares à être au courant de sa vie dans le
Minnesota avant qu’elle s’inscrive à la fac dans l’Illinois. Sa jeunesse en tant que fille du gouverneur
de l’État. Le fait qu’adolescente elle a provoqué la mort accidentelle du mari et du fils d’une femme,
devenue depuis Nicole Walters, épouse de Zack Walters, la rock star.
Elle ne me cache rien. Elle ne m’a jamais rien caché.
Pourtant je ne lui ai jamais confié toute la vérité sur mon passé, alors qu’elle partageait ma
chambre au moment où cette histoire m’a anéantie.
— Sarah…
— Non, Kennedy. Toi, tu m’écoutes, réplique-t-elle, frustrée. Tu raffoles de ce truc. Tu regardes
toutes les semaines, et il m’est arrivé de m’endormir au son de tes jurons pendant qu’un type se faisait
tabasser. Je t’adore, mais il est temps que tu aies une vie. Je veux que tu te trouves un mec, que tu lui
sautes dessus avec ton petit corps sexy et que tu l’embrasses sauvagement.
Je me mets aussitôt à scruter les tribunes. Derrière nous sont assis quatre hommes : ils arborent
une alliance en or à l’annulaire, et leurs panses de bière ne sont pas loin de faire craquer leurs tee-
shirts délavés au logo de leur université.
Je grimace et me retourne vers la cage.
— Ce n’est pas une obligation. Je suis heureuse, tu sais.
Elle plisse ses yeux verts lumineux.
— Tu as menacé d’acheter un chat.
— Et alors ! J’aime les animaux.
Je hausse les épaules.
Elle se penche et siffle :
— Dix chats.
Qu’est-ce que cela a de si répréhensible ? Je fais preuve de civisme en secourant ceux qui sont
dans le besoin.
— D’accord, c’était peut-être un peu exagéré.
— Tu n’as jamais de rencards.
Elle me lance ce regard désolé et entendu que je lui connais bien, et je détourne les yeux. Je
marmonne d’une voix emplie de tristesse :
— Tu sais pourquoi.
Elle ne sait peut-être pas tout, mais elle en sait plus que n’importe qui. Et certes elle a raison, mais
elle ignore que le gars que je dois oublier est sur le point de faire son entrée sur le ring.
— Tu ne pourrais pas me lâcher la grappe le jour de mon anniversaire ?
— Si. (Elle hoche la tête et sourit.) Mais seulement si tu embrasses quelqu’un. Je te jure, Kennedy,
que je ne vais pas quitter cet endroit avant qu’un type te pose la main aux fesses et t’introduise sa
langue dans la bouche.
— Charmant, répliqué-je sèchement.
Nous avons l’attention détournée vers la cage, où la cloche résonne par-dessus les acclamations
de plus en plus assourdissantes de la foule.
Le challenger ensanglanté gît au tapis, jambes et bras écartés, immobile comme une pierre.
Le tenant du titre, et vainqueur incontestable, se tient debout au milieu de la cage, les bras levés au
ciel en signe de triomphe.
La sueur dégouline de son menton… à moins que ce ne soit un filet de bave, car il crache son
protège-dents dans sa main ouverte.
Il mesure environ un mètre cinquante-cinq, a les cheveux noirs coupés ras et affecte un sourire
dément tout en hurlant et en lançant des cris de joie dans les airs.
Autour de nous, la foule debout bat des pieds et crie avec lui.
Je connais le vainqueur. Il s’appelle Victor Montiguez. Il détient la ceinture des poids coq de la
fédération de MMA depuis trois ans. Il est invincible, comme vient encore de le démontrer ce combat.
Je l’examine et je trouve qu’il lui manque quelque chose.
En dépit de son incroyable musculature, il n’est rien en comparaison de La Légende.

Une musique électro lancinante retentit tandis qu’on diminue l’intensité de l’éclairage. La tension
et l’adrénaline m’inondent les veines, et je serre les poings.
C’est parti.
Je vais me retrouver en présence de Grayson Legend pour la première fois depuis six ans.
Sarah me donne un petit coup de coude dans l’épaule et chuchote :
— Je commence à comprendre pourquoi tu aimes ça. C’est vachement excitant, hein ?
Je ne vais pas la contredire. Mes mots se coincent dans ma gorge, et je suis incapable de lui
répondre. Je me contente de hocher la tête.
À chacune de mes inspirations lentes et pénibles, j’inhale une odeur de sueur et de bière ; je ne
quitte pas des yeux le tunnel duquel il émergera.
Le tenant du titre, Mancuso Tigress, trépigne déjà dans son coin, bondissant sur place pour rester
chaud et en mouvement. Son palmarès est impressionnant – deux défaites seulement cette année –,
mais je sais déjà qu’il n’y ajoutera pas de nouvelle victoire. Pas ce soir.
Il ne peut pas remporter le combat face à Grayson. Le point faible de Mancuso, c’est le tapis.
Or Grayson est particulièrement doué pour les placages. Il est capable d’enserrer ses adversaires
dans ses avant-bras, de les entraver comme des bretzels de sorte que l’opposant se retrouve cloué au
sol avant de pouvoir dire ouf.
Je ne tiens pas en place tandis que l’adversaire de Grayson s’amuse avec la foule, se jouant de
leurs cris et de leurs braillements. Je ne prête aucune attention au speaker, qui éructe les statistiques de
Mancuso et son poids.
Pour moi, Mancuso Tigress est sans intérêt.
La cadence des basses s’accélère, au même rythme que mes nerfs. Je ne sais même pas si on
diffuse de la musique ou si ce sont les trépignements des supporteurs qui font tout ce boucan, mais je
m’en fiche.
La lumière revient, et je perçois du remue-ménage du côté du tunnel par lequel il arrivera.
Mon cœur s’enfonce dans ma poitrine, m’empêchant de respirer.
Puis toute la salle explose dans un tonnerre d’acclamations qui m’oblige à tendre l’oreille pour
entendre le speaker annoncer :
— Totalisant quatre-vingt-quatre kilos… La Légende !
Les cris me percent les tympans, je tressaille et baisse les paupières.
À mes côtés, Sarah enfonce les ongles dans mon bras. Elle me tire en arrière pour essayer de voir
par-dessus mon épaule, mais je suis paralysée, les talons scotchés au béton par une colle forte
invisible.
— Bordel de merde, murmure-t-elle en posant pour la première fois le regard sur l’homme qui
était naguère mon meilleur ami.
Le garçon qui se faufilait par ma fenêtre pour chasser mes cauchemars. Le garçon qui me
protégeait des poings de mon père et des crises de colère éthyliques de ma mère.
Avant de se rencontrer, nous étions des solitaires. En l’autre, nous avions trouvé un allié.
Jusqu’à ce qu’il détruise tout. Jusqu’à ce que sa poussée de croissance le fasse passer du statut de
Monsieur Impopulaire à celui de Monsieur Aimant-À-Filles.
Jusqu’à ce que je commette le pire des péchés.
Tomber amoureuse de mon meilleur ami.
Et qu’il me fasse clairement comprendre que ce sentiment n’était pas réciproque.
Au cours des six dernières années, j’ai été incapable de me remettre complètement de cette nuit
tout à la fois merveilleuse et horrible.
Je ne le quitte pas des yeux ; il est flanqué de personnes que j’imagine être ses entraîneurs et ses
coachs. Je l’observe se tenir debout dans un coin à l’extérieur de la cage tandis qu’un arbitre enduit
ses sourcils et ses pommettes d’huile, et inspecte l’intérieur de sa bouche.
Puis il monte sur le ring.
Sous mes yeux, tout se déroule au ralenti, je suis incapable de détacher mon regard de cet homme.
Il est plus vrai que nature et éminemment plus imposant que dans mon souvenir.
Il est si proche que je perçois pratiquement son odeur. Si proche que je me rappelle le parfum de
ses lèvres la seule fois où je me suis jetée sur lui pour l’embrasser. Si proche que je me souviens de
la sensation de son corps, la nuit où ce premier baiser a débouché sur bien plus et où nous avons fait
l’amour.
Enfin plutôt couché ensemble.
Cela représentait tout pour moi.
Le lendemain matin, avant même que nous soyons rhabillés, il m’a prouvé que pour lui cela ne
signifiait rien…
Que JE ne signifiais rien à ses yeux.
Je ne remarque pas les acclamations qui se meurent ni la voix du speaker qui vient occuper le
devant de la scène.
Je ne remarque pas toutes les personnes autour de moi qui s’assoient et attendent la cloche
indiquant le début du premier round.
Je ne remarque que Grayson et la lueur méconnaissable dans ses yeux ; je ne le quitte pas du
regard.
Parce que, tandis que Mancuso décrit de petits cercles sur sa gauche, je remarque que Grayson a
les yeux rivés sur un endroit de la salle.
Sur moi.
Chapitre 2

Kennedy
J’ai dû cligner des yeux au mauvais moment.
Je me rappelle seulement que la cloche a retenti, que Grayson a reporté son regard sur son
adversaire, et voilà que maintenant je le vois les bras levés pour être déclaré vainqueur. Je suis
sidérée et confuse :
— Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ?
À mes côtés, Sarah pousse des cris.
— C’était incroyable ! Putain, Kennedy, tu as vu ?
Je secoue la tête, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte. Je suis sans mots, donc je reste
là, à fixer Grayson qu’on présente au public.
Il me tourne le dos, m’offrant une vue imprenable sur les muscles qui sillonnent son corps, et
j’aperçois l’énorme tatouage que j’avais déjà remarqué à la télévision. Des ailes d’ange noires
s’étalent sur toute la largeur de son dos, et, lorsqu’il contracte les épaules, je reprends enfin mes
esprits.
Je me tourne vers Sarah :
— Je n’ai jamais vu un truc pareil.
Derrière nous, les anciens camarades de fraternité universitaire à la panse rebondie sautent
tellement que la bière se déverse par-dessus leurs gobelets et vient éclabousser mon bras et celui de
Sarah.
— Hé ! s’exclame celle-ci en faisant volte-face pour leur décocher un regard furieux.
Avec son mètre cinquante-huit et ses traits de parfaite Américaine, elle ne semble pas franchement
menaçante.
— Faites un peu gaffe.
Un des hommes abaisse son gobelet.
— Tout doux, la garce. La Légende vient de gagner, bordel !
Elle écarquille les yeux et pose vivement les mains sur ses hanches.
— Est-ce que tu viens de me traiter de garce ?
Ivre, l’ancien de la fraternité baisse le menton et ricane :
— Ouais, parfaitement. Et qu’est-ce que tu comptes faire…, garce ?
J’aperçois les épaules de Sarah se soulever et je fais un pas en arrière. Elle est gentille, mignonne
et si petite qu’on pourrait la transporter dans sa poche, ou dans une valisette, comme le font les stars
avec les chiots qui leur servent d’accessoires.
Mais si on se met en tête de la faire chier ? Si on se montre malpoli avec elle ? Alors, elle peut se
muer en démon de Tasmanie.
Elle s’apprête à répliquer quand les gars qui nous font face laissent tomber leur mâchoire jusque
par terre.
Puis ils relèvent petit à petit les yeux, de plus en plus méfiants, jusqu’à scruter l’horizon au-dessus
de nos crânes.
— Tu veux bien répéter ce que tu viens de dire, bordel ?
Je ferme les yeux, maudissant mon existence et ma carte mémoire qui me permet d’identifier
instantanément la voix qui s’est élevée dans mon dos.
— Euh… non, ça ira.
Le rondouillard a l’air tellement terrorisé que je lance un rapide coup d’œil à son entrejambe
pour vérifier qu’il ne s’est pas pissé dessus. Je détourne aussi vite la tête, dégoûtée. Parce que beurk.
Malheureusement, j’entends Sarah murmurer :
— Putain de bordel de merde !
Sa stupeur n’a rien d’étonnant. Lorsque à l’âge de seize ans Grayson s’est mis à la muscu après
avoir subi une poussée de croissance durant l’été, les filles du lycée ont eu exactement la même
réaction. Moi, je savais déjà qu’il était séduisant puisque j’ai éprouvé un béguin secret pour lui dès les
plus belles années de notre amitié. Mais, à partir de là, j’ai dû me farcir le spectacle de toutes les filles
de l’école qui se jetaient sur lui, et le voir répondre de bonne grâce à leurs avances.
Plus de treize kilos et une quinzaine de centimètres supplémentaires en un été, et des muscles qui
jaillissaient de nulle part… Mon béguin pour Grayson avait rejoint la stratosphère. J’étais cependant
restée confinée à la zone réservée aux amies tandis que lui partait à la découverte de toutes les
créatures blondes, brunes ou rousses qui posaient les yeux sur lui.
— On y va. (Sa voix gronde dans mon oreille et sa main empoigne mon bras.) Tout de suite,
Kennedy. Je ne rigole pas.
Je reste baba, le regard rivé sur sa main…, qui me touche. Il est brûlant, il transpire, et merde
qu’est-ce qu’il sent bon !
La femme en moi approuve en tremblant.
Je suis trop abasourdie pour émettre le moindre son quand sa main quitte mon bras et vient se
poser sur ma taille. Son autre main m’attrape aussi à la taille et je me retrouve soulevée dans les airs
pour atterrir devant lui.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Grayson ? m’exclamé-je.
Le souffle coupé, je pivote violemment la tête vers Sarah qui me dévisage comme si elle
apercevait un fantôme. Ou une inconnue.
Grayson pointe sa main gantée droit sur mon visage, l’index tendu.
— Bouge pas.
Il se retourne et exécute la même manœuvre avec Sarah. Contrairement à moi, elle couine de
plaisir comme si elle s’apprêtait à jeter les bras en l’air dans les montagnes russes.
Face à lui, nous restons ébahies comme des idiotes ayant perdu l’usage de la parole, puis il
désigne un point au-dessus de nos têtes.
— On y va. Tout de suite.
Hypnotisées, nous effectuons une volte-face de concert, et je me retrouve nez à nez avec trois des
hommes qui entouraient Grayson sur son chemin vers la cage. Deux d’entre eux se ressemblent
comme deux gouttes d’eau : ils ont la peau hâlée, d’une teinte olive, et des yeux couleur d’onyx. La
seule différence, c’est que l’un est chauve tandis que l’autre a les cheveux noirs drus. Nous nous
mettons en route sans perdre un instant. Mes pieds m’entraînent vers l’avant, les hommes nous
encadrent. Dans le lointain, je perçois des cris, des hurlements et peut-être des acclamations ainsi que
quelques gestes déplacés en provenance de certains types. Peut-être aussi l’air renfrogné de certaines
femmes assises à la première rangée lorsque nous parvenons dans le coin de Grayson.
Ensuite, nous empruntons le tunnel. Des hommes vêtus d’un costume noir quelconque, d’une
chemise blanche et d’une cravate noire sont alignés le long des couloirs. Leurs oreillettes indiquent
qu’ils appartiennent à un service de sécurité. D’autres personnes brandissant des caméras allumées et
des micros tendus vers nous surgissent de nulle part. On me pousse à travers la mêlée.
Derrière nous, un homme qui doit marcher à côté de Grayson déclare :
— T’aurais pas pu merder davantage, Legend. Tu étais censé faire mumuse avec ta pitance,
assurer le spectacle, et pas dézinguer le chaton en trois secondes.
Trois secondes. J’ignorais qu’il me fallait aussi longtemps pour cligner des yeux.
Je sens la tension monter d’un cran derrière moi et je ne me retourne pas. Grayson se tait, mais,
vu que l’autre type devient muet, je suppose qu’un échange silencieux a eu lieu entre eux.
— Plus tard, tu auras intérêt à m’expliquer ce qui se passe, bon sang, chuchote Sarah en se
penchant à mon oreille. Pourquoi La Légende connaît ton nom et pourquoi on nous escorte hors de
cet endroit au milieu d’un tas d’hommes parmi les plus sexy que j’aie jamais vus.
Je lui lance un regard en coin.
Son large sourire dévoile toutes ses dents, et elle bat des mains.
— Et lequel sera pour moi ?
Je déglutis pour essayer de récupérer ma voix, mais force est de constater que je l’ai perdue
quelque part près de mon siège. Je secoue la tête et détourne le regard quand Sarah se met à glousser.
Mon pire cauchemar est en train de se réaliser.
Soudain, les hommes qui nous devancent s’immobilisent. Si brusquement que je dérape sur mes
hauts talons et que je manque de leur foncer dedans. Puis une porte s’ouvre sur ma droite, et cette
même main chaude, enrobée d’un pansement, se pose dans mon dos pour me pousser en avant.
La porte se referme avec fracas, et je me retourne.
Erreur fatale. Puisque je me retrouve face à Grayson Legend pour la première fois depuis six ans.
Et à en croire son air renfrogné, son regard furieux, son torse qui se soulève par à-coups, ses poings
appuyés sur ses hanches et le sillon profond qui se creuse juste au-dessus de son nez légèrement
tordu, il n’est pas seulement mécontent…
Il est vraiment, totalement, hors de lui. Je demande :
— Comment ça va ?
Parfait. Ma voix est de retour, comme je le souhaitais.
Il se renfrogne un peu plus. Il garde le silence, mais, avec des gestes vifs et nerveux, il arrache ses
gants et les petits pansements sur ses mains, dont il balance les morceaux au sol entre nos pieds.
— Euh.
Je me tais aussitôt, car il me fusille du regard.
Une vague de colère me submerge. Je pose les mains sur les hanches et je lui renvoie son regard
courroucé.
— Écoute, Grayson. J’ignore totalement ce qui se passe, pourquoi tu viens de me molester devant
des milliers de personnes, mais je veux m’en aller et je voudrais savoir où se trouve Sarah.
Et puis merde ! Il vient de me malmener devant des milliers de personnes ! En direct à la télé !
J’évacue cette pensée d’un battement de cils. C’est trop à gérer d’un coup.
Le silence s’éternise, et mon sang ne fait qu’un tour. Quel connard ! Après six ans, il n’est même
pas capable de dire bonjour ?
— Réponds-moi.
Puisqu’il reste muet, j’essaie de le contourner. Je dois foutre le camp d’ici, trouver où Sarah a
bien pu se volatiliser, puis rentrer chez moi.
Voilà pourquoi je veux des chats. On n’attend pas de réponse quand on leur parle, mais ils
indiquent quand même d’une façon ou d’une autre qu’ils vous ont entendu. Pas comme cette montagne
de muscles impassible devant moi.
— J’essaie de savoir, débute-t-il d’une voix lente et profonde, si je préfère d’abord te baiser ou te
hurler dessus avant de te baiser.
Je retourne la tête d’un coup sec.
— Quoi ?
— Tu m’as entendu.
Il avance d’un pas. Je recule nerveusement, mes talons claquent sur le ciment.
Je ressens un fourmillement dans la nuque quand, en vrai prédateur qu’il est, il avance encore
d’un pas. Je continue à reculer en traînant les pieds jusqu’à ce que mon dos heurte une table.
— Oups.
Ses lèvres remuent, un infime mouvement qui n’a absolument rien d’un sourire. Non, le regard
qui émane des profondeurs de ses yeux bleus plissés ne contient pas la moindre trace d’humour.
Avec ses cheveux blonds, qu’il laisse pousser, rassemblés en queue-de-cheval et ses sourcils épais
et raides ressemblant davantage à des balafres, son apparence est carrément effrayante et intimidante.
La peur palpite à la surface de ma peau en guise d’avertissement. Je dois choisir entre résister ou
m’enfuir, mais ma stupeur m’empêche de trancher.
De toute façon, je n’ai jamais été particulièrement rusée ou vive.
— Je veux m’en aller.
J’ai davantage bégayé qu’autre chose. Il se presse contre moi, et j’agrippe la table de métal froide.
Il secoue la tête, une seule fois ; il n’a pas besoin d’en faire des tonnes.
— Qu’est-ce que tu fous là, Kennedy ? Tu es venue me voir combattre ? Tu voulais m’observer de
près ? Découvrir à quel point j’avais changé depuis la dernière fois ?
Étant donné que la dernière fois que nous nous sommes vus j’étais trop occupée à ramasser les
morceaux de mon cœur qu’il venait de faire voler en éclats, je ne trouve rien à lui répondre.
Je secoue la tête, mon larynx de nouveau coincé dans ma gorge.
— Tu voulais des retrouvailles ? Une autre nuit avec moi ?
Je cille rapidement. Je ne peux pas croire qu’il amène ce sujet sur le tapis. Son petit sourire
narquois m’indique qu’il n’a rien oublié.
Un éclair glacial traverse son regard, et il s’incline vers l’avant. Je dois me pencher en arrière
pour l’empêcher de me toucher. Nous sommes suffisamment proches pour que je sente son souffle
sur ma joue. Il dépose les paumes sur la table, de chaque côté de mes mains, m’emprisonnant de facto.
— Tu m’as manqué.
— Va te faire foutre, Grayson, chuchoté-je durement. C’est toi qui es parti.
— C’était pour ton bien. Tu as l’air en forme, K.
Son ton se réduit à un filet de voix. Son nez m’effleure la pommette, et je déteste sentir mon corps
réagir à ce contact dérisoire. Je baisse les paupières et détourne le visage.
Pour mon bien. Dommage qu’il ignore à quel point ma vie est partie en eau de boudin par la suite.
Ignorant sa remarque, je décide de jouer la carte de l’honnêteté.
— Sarah m’a entraînée ici pour mon anniversaire.
Je formule le vœu silencieux qu’un aspirateur me fasse ravaler ces mots dans ma bouche et que
j’apprenne, pour une fois dans ma vie, à réfléchir avant de parler.
Mais le mal est fait, car Grayson a un sursaut de recul.
Mon corps ressent aussitôt la disparition de la chaleur de sa peau.
— Ton anniversaire.
Au ton de sa voix, j’ouvre les yeux. Il semble presque… triste.
Je déglutis avant de hocher la tête :
— 20 juillet.
Il entrouvre les lèvres, ce qui adoucit les traits durs de sa mâchoire et de ses pommettes.
Avant que je puisse ajouter quoi que ce soit, ou comprendre pourquoi je me sens soudain si
confuse, tellement froide et chaude à la fois, Grayson fait deux grands pas de côté et s’empare d’un
sac marin sur le sol. Il farfouille dedans et enfile un tee-shirt blanc qui épouse ses biceps avant de
balancer le sac sur son épaule.
Je reste subjuguée par ses gestes rapides, efficaces et éminemment sexy.
— Viens, on se tire.
Je parcours la pièce du regard et, pour une raison stupide, je déteste le ton qu’il a emprunté. Sa
voix est distante, on dirait qu’il vient de se refermer et de m’exclure… exactement comme des années
auparavant.
Je ne pige rien à ses brusques changements d’humeur, mais je préférerais presque qu’il me parle
encore de me baiser plutôt que de percevoir cette soudaine dureté dans sa voix.
— Viens, répète-t-il avec impatience.
Je m’écarte de la table au moment où il ouvre violemment la porte.
Nous sommes de nouveau accueillis par des flashs et des cris. Une foule de gens se presse juste de
l’autre côté de la porte. Je les aperçois à peine par-dessus les deux hommes qui leur barrent le
passage.
Des ailes d’ange noires sont imprimées dans le dos de leurs tee-shirts blancs, avec le nom
« LEGEND » qui s’étale au-dessus en caractères gothiques. Ces hommes doivent l’accompagner, car
les gars de son équipe postés autour de la cage avant un combat portent les mêmes tee-shirts.
Je n’ai toutefois pas le loisir d’assimiler les événements, car Grayson m’attire vers lui. Il met le
bras dans le creux de mes reins et pose la main sur ma hanche.
— Anders, lâche-t-il, en route.
Le chauve nous adresse un coup d’œil par-dessus son épaule et sourit.
— On dirait que La Légende a le feu aux fesses ce soir.
Ses yeux me déshabillent. Je résiste à l’envie de me couvrir même si je n’ai jamais eu honte de
mon corps. Je n’ai pas la taille mannequin. J’ai des courbes. Que j’aime.
— Arrête, balance Grayson. Sauf si tu veux finir au tapis comme Mancuso.
L’homme esquisse un clin d’œil, abandonne son sourire et se retourne.
Je les suis, non moins confuse que quelques minutes plus tôt lorsque nous sommes arrivés. Cela
dit, je n’ai pas vraiment le choix puisque Grayson me tient fermement la hanche.
Je ressens toutefois une plus grande admiration pour lui. Des centaines de personnes doivent être
présentes dans ces tunnels le long desquels on nous pousse pour nous faire sortir du complexe.
Tout le monde crie sur son passage. Les femmes crient son nom, et crient les trucs qu’elles
voudraient lui faire. Les hommes agitent des papiers et des affiches en vociférant leurs félicitations et
en quémandant des autographes. Les enfants sont assis sur les épaules de leur père, frappant l’air de
leurs petits poings.
Tous, jusqu’au dernier, sont là pour Grayson.
— Waouh !
C’est plus un souffle qu’un mot, mais, alors qu’on m’emmène vers un grand 4 × 4 noir et que
Grayson m’y pousse avant de s’installer sur le siège à mes côtés, je n’en reviens pas. Je sais qu’il est
terriblement populaire. Je sais que le nom de Grayson « La Légende » est actuellement le plus célèbre
au sein de la fédération de MMA. Mais, avant d’avoir vu de mes yeux à quel point sa vie a changé,
tout cela restait pour moi vague et énigmatique.
— Ils sont tous venus pour toi.
Je me suis exprimée avec douceur, ma voix dénotant une admiration que je n’essaie même pas de
dissimuler.
Grayson regarde par la vitre tandis que les autres types s’installent sur les deux sièges à l’avant.
Le 4 × 4 démarre rapidement alors que je jurerais entendre Grayson marmonner :
— Ouais, ils me veulent tous.
Il ne semble pas aussi impressionné que moi, et j’ouvre la bouche pour dire quelque chose –
n’importe quoi – quand il lâche :
— À l’hôtel. Tout de suite.
— À vos ordres, capitaine.
Le chauve sur le siège passager se retourne et m’adresse un nouveau clin d’œil avant de reporter
le regard vers l’avant.
À mes côtés, Grayson émet un bruit étonnamment proche d’un rire. Je le vois dodeliner de la tête.
— Je dois retourner à mon hôtel, dis-je.
— C’est ton anniversaire, répond-il en se tournant vers moi. Et ton amie se trouve déjà dans mon
penthouse.
Sarah ! Mon Dieu, bien sûr ! Je l’avais complètement oubliée. Cela dit, si elle est en train de faire
la fête avec une bande de gros bras, elle aussi doit m’avoir totalement oubliée. Cette fille sait
s’amuser.
— Je ne comprends pas ce qui s’est passé ce soir.
— Nous en discuterons plus tard, rétorque-t-il d’un ton sans appel.
Il se comporte bizarrement. Le simple fait d’avoir assisté au combat me met encore dans tous mes
états. Je ne m’attendais certainement pas à le voir de si près, ni à lui parler…, ni à ce qu’il me touche.
Le creux de mes reins se consume encore au souvenir de sa main.
Je ne souhaite pas me demander ce que cela signifie.
Grayson m’observe, me défiant quasiment de lui poser les questions qui me taraudent. Pourquoi
est-il venu à ma rencontre ? Pourquoi a-t-il terrassé Mancuso aussi rapidement ? Que voulait-il dire
dans cette pièce ?
Je ne le questionne pas.
Je redoute trop ses réponses.
Nous nous dévisageons, et le silence emplit l’arrière du 4 × 4. Je suis loin de lui, et pourtant trop
proche. Je commence à me sentir accablée par le poids des événements de la soirée.
Je ne peux pas croire qu’il soit là. Le jour de mon anniversaire. Six ans jour pour jour après
m’avoir quittée.
Six ans jour pour jour après que j’ai commencé à éprouver mon plus grand regret.
Je détourne la tête pour regarder au-dehors avant qu’il puisse apercevoir mes yeux qui
s’emplissent de larmes.
J’observe la ville qui défile, le 4 × 4 zigzaguant dans la circulation de la fin de soirée, et je
n’adresse plus le moindre mot au seul homme en qui j’ai eu suffisamment confiance pour lui offrir
mon cœur… Le seul homme qui l’a foulé aux pieds.
Chapitre 3

Kennedy
Nous nous taisons tout le long du bref trajet qui conduit à l’hôtel. Une étrange atmosphère règne
dans l’habitacle du 4 × 4, et je la sens se replier sur moi, m’oppressant. Je lance de temps en temps –
mais le moins possible – un coup d’œil en direction de Grayson qui conserve le regard rivé sur ses
mains posées sur ses cuisses. Ses épaules sont raides et inclinées vers l’arrière, mais, avec sa tête
penchée vers l’avant, il semble abattu.
Je ressens une étrange sensation familière, j’ai envie de tendre le bras pour le réconforter, tout
comme je le faisais auparavant. Comme nous le faisions tous les deux l’un pour l’autre.
Grayson et moi nous sommes toujours compris, et, même si nous ne nous sommes plus vus
depuis un certain temps, je n’aime pas être incapable de percer ses pensées. Nous pouvions lire dans
l’esprit de l’autre, finir ses phrases. Désormais, nous ne sommes que de vagues connaissances
partageant le même véhicule.
À l’âge de quatorze ans, après une matinée particulièrement éprouvante mais pas spécialement
inhabituelle à la maison, j’avais filé vers le parc du quartier, la main posée sur ma lèvre ensanglantée,
un cadeau de mon père. Alors que j’essayais d’endiguer le sang et les larmes, un garçon s’était
avancé vers moi, avait arraché la poche de son tee-shirt et, sans un regard, me l’avait tendue.
Il s’était ensuite éloigné sans autre forme de procès. Ses cheveux blonds bouclés retombaient sur
ses épaules, il avait grand besoin d’une visite chez le coiffeur. Hormis sa chevelure, j’avais à peine eu
le temps de remarquer sa chemise déchirée et sale, trop grande de deux tailles, et ses épaules
affaissées.
Deux jours plus tard, j’étais retournée au parc. En rentrant de l’école, j’avais aperçu ma mère avec
un verre de vin à la main et j’étais aussitôt ressortie de la maison afin de l’éviter.
Grayson était déjà là.
— Salut, avait-il lancé.
Il poussait une balançoire de ses jambes bronzées et crasseuses. La structure semblait bien trop
petite pour lui, mais Grayson paraissait quand même confortablement installé.
J’avais pris place sur la balançoire à côté de la sienne et je l’avais imité.
— Je m’appelle Kennedy.
— Grayson.
Nous étions restés assis, tanguant d’avant en arrière pendant ce qui avait paru une éternité. Je ne le
savais pas à l’époque, mais, ce jour-là, alors que nous nous balancions en silence, nous avions conclu
un accord tacite.
Il ne me poserait jamais de questions sur mes ennuis à la maison.
Et je ne lui en poserais jamais sur les siens.
Pendant des années, nous avions respecté cette promesse muette. Et, un beau jour, nous avions
commencé à nous confier. Moi plus souvent que lui.
Je me disais que Grayson se taisait parce que, même si ma mère au foyer était une alcoolique
souriant à ses amies mais se fichant de savoir si j’étais ou non à la maison, et que mon père était un
ténor du barreau aimant cogner sur sa femme et sa fille quand l’envie lui en prenait, mes problèmes
n’étaient rien en comparaison de ceux de Grayson.
Loin de là.
Le 4 × 4 s’arrête lentement devant le Mirage, et je me tourne avec impatience vers Grayson.
Il ne bouge pas jusqu’à ce que les hommes assis à l’avant sortent du véhicule. Puis sa portière
s’ouvre et il se glisse au dehors.
Je le suis en adressant un sourire timide aux deux hommes :
— Merci.
L’homme qui m’avait fait un clin d’œil plus tôt dans la soirée arbore un franc sourire.
— Inutile de nous remercier. Et vous pouvez m’appeler Lynx. (Il désigne du pouce le gars à côté
de lui.) Et voici mon jumeau, Landon.
— Enchantée de faire votre connaissance.
J’ai à peine le temps de parler que Grayson m’entraîne vers l’avant en me tirant par la main.
— Ne drague pas mon personnel, murmure-t-il en me faisant traverser le hall luxueux de l’hôtel.
À peine si j’ai l’occasion de remarquer le sol en marbre ou l’immense aquarium derrière le
comptoir de la réception.
— Bon sang, Grayson ! (Je m’arrache à son emprise implacable et, de l’autre main, me masse le
poignet.) Calme-toi, merde.
Il semble contrit mais n’exprime aucune excuse.
Je marine dans ma colère et ma confusion jusqu’à ce que l’ascenseur s’immobilise au dernier
étage.
Je sors et fais un pas de côté afin qu’on m’ouvre la porte de la suite. Derrière celle-ci, j’entends
les pulsations des basses et des éclats de rire éméchés.
Mes épaules s’affaissent légèrement.
Ce n’est pas vraiment l’anniversaire de mes rêves. Je voulais regarder un film, aller me chercher
à dîner, peut-être siroter un ou deux verres de vin. Je n’ai jamais trouvé ça cool ni marrant de boire à
l’excès. J’en ai suffisamment bavé dans mon enfance. J’ai trop souvent constaté les effets de l’abus
d’alcool quand ma mère franchissait les lignes blanches en me reconduisant à la maison après l’école
ou quand elle dérapait sur le sol carrelé de la maison, et se mettait à rire comme une folle.
Ce n’était pas ma faute si elle avait épousé un homme plein aux as qui aimait démontrer sa
puissance en balançant les poings et le plat de la main sur sa joue, mais j’en avais en tout cas payé les
pots cassés.
Le regard rivé sur la porte de la suite, je me renfrogne.
Le Grayson que je connaissais saurait à quel point cette situation m’embarrasse. Le Grayson qui
était mon ami m’aurait épargné de tels moments, des fêtes comme celle dont les bruits me
parviennent depuis l’autre côté de la porte de sa chambre.
Comme s’il sentait la déception mêlée de colère qui vibre dans mes yeux plissés, Grayson pose la
main sur ma hanche, ouvre la porte de son autre main et me pousse vers l’avant.
Nous traversons la foule sans qu’il me lâche. Ici, tout le monde semble le connaître ; c’est ce que
je me dis en balayant du regard l’immense living. La foule est compacte, et les hommes présents le
bousculent à grand renfort de claques dans le dos et sur les épaules pour le féliciter, mais je l’entends
à peine murmurer des remerciements.
Je passe en revue le mobilier moderne blanc et vert aux lignes épurées. Je grimace en imaginant
qu’on puisse renverser de l’alcool dessus.
Tandis que nous nous frayons un passage dans la pièce encombrée de gens, j’aperçois au loin
Sarah qui sautille comme une forcenée. Je me contrains à lui sourire et je la vois brandir une
bouteille d’eau en faisant des bonds. Ce n’est pas qu’elle soit particulièrement excitée ; c’est juste
qu’elle est tellement petite qu’elle doit sauter pour que je puisse la voir.
Je secoue la tête en riant. Je devrais l’agripper et détaler. Merde, sans doute qu’elle préfère rester,
mais ce n’est absolument pas le genre d’atmosphère dont je raffole. J’ai rarement été ivre. Je n’ai
jamais apprécié le goût d’un truc plus fort que du vin blanc sucré, et même alors je bois deux verres
au grand maximum, et généralement en mangeant.
Les deux cocktails de ce soir constituaient une entorse à mes habitudes, mais je suis restée sobre
depuis que j’ai vu le nom « Legend » briller sur le fronton à l’extérieur de la salle.
Je m’apprête à informer Grayson que je vais me casser lorsqu’il abat la main sur la sono. La
musique se tait aussitôt et les discussions s’arrêtent. Toutes les têtes se tournent vers nous, et je résiste
à l’envie de me cacher derrière lui.
— La fête est finie, déclare-t-il, son regard fendant la foule. Sortez tous, sauf Sarah et les
membres de mon équipe.
Quelques types râlent en grognant, mais s’arrêtent dès que les hommes de Grayson font mine de
bouger. La pièce semble se vider en l’espace de quelques instants.
Toujours immobile aux côtés de Grayson, je croise le regard de Sarah.
— Ma chérie, tu me dois des tonnes d’explications, annonce-t-elle avec un clin d’œil, le doigt
pointé sur moi.
— Plus tard, intervient Grayson avant que je puisse protester. Pour l’instant, j’ai du temps à
rattraper avec une fille qui fête son anniversaire. Allons sur la terrasse.
Une fois de plus, sa main se pose dans mon dos, et j’avance. Derrière moi, j’entends Sarah
s’esclaffer et ululer :
— Vous me laissez seule avec tous ces hommes ? C’est parti pour la fiesta, messieurs !
Ses cris de jubilation s’évanouissent quand la porte coulissante se referme derrière Grayson et
moi.

— Tu veux boire quelque chose ? me demande-t-il.
Oh oui ! J’ai la bouche sèche. Toutefois, je ne suis pas sûre qu’un peu d’eau y changera grand-
chose.
Je secoue la tête et me tourne vers la terrasse en bois au sommet de l’immeuble. Le vent,
auparavant une simple brise, fouette à présent les airs. Je repousse une mèche de cheveux brun
chocolat de mes yeux et me dirige vers un des somptueux divans d’extérieur.
— J’essaie encore de comprendre ce qui m’arrive.
Je croise les doigts sur mes cuisses. Je scrute l’obscurité, uniquement ponctuée des lumières de la
ville ; je n’aperçois aucune étoile. J’y suis habituée, ayant passé les trois dernières années de ma vie
dans une ville de taille moyenne, mais les nuits étoilées de Braxton me manquent parfois, lorsque je
pouvais m’asseoir dans le parc et contempler leur scintillement dans le ciel noir.
Grayson s’assoit à l’extrémité du divan qui s’enfonce sous son poids. Il balance les pieds sur la
table carrelée en face de nous et jette un bras sur le dos du divan couleur menthe.
Celui-ci paraît trop féminin pour lui, trop petit, et je sens se tordre mes lèvres ; je dois réprimer
un sourire à le voir ainsi affalé.
— Tu as enfreint les règles.
Son ton mesuré n’atténue en rien cette affirmation péremptoire.
J’appréciais ce trait de caractère chez lui : il ne s’exprimait que lorsque c’était nécessaire. Il
choisissait soigneusement ses mots, limitant leur nombre, tandis que moi, j’avais toujours tendance à
radoter, surtout lorsque j’étais nerveuse.
Je tressaille et détourne le regard pour le faire disparaître de ma vision périphérique.
— Tu étais ma meilleure amie, Kennedy. La seule sur qui je pouvais toujours compter. Ce n’était
jamais censé se produire entre nous.
Des larmes me piquent les yeux. Il est tellement direct et brusque. Chacun de ses mots vient se
planter dans mon cœur comme un poignard.
— Tu n’as pas protesté.
— Je n’ai jamais voulu me servir de toi de la sorte. Ça a tout changé. Tout foutu en l’air.
Mon menton tremble, et une sensation de brûlure me consume la poitrine. Je bondis sur mes
pieds, lui tournant le dos pour qu’il ne puisse pas apercevoir mes yeux remplis de larmes.
Il n’a aucune idée de l’incidence de ses paroles, de la façon dont elles m’affectent. Seule Sarah
pourrait comprendre.
— Bon sang, tu es vraiment un connard !
J’ignore ce qui est le plus douloureux : qu’il admette s’être servi de moi ou qu’il me sermonne
alors que c’est lui qui est parti. S’il était resté, tout aurait pu être différent. Je ne serais pas aussi
dévastée, aussi terrifiée à la perspective de laisser entrer un autre homme dans ma vie.
De fonder une famille.
— Je l’ai toujours été, tu le savais.
— Ouais. (Je secoue la tête.) Je n’aurais jamais dû être assez stupide pour croire que tu voudrais
aller plus loin avec moi, hein ? Ni m’estimer aussi irrésistible que les traînées que tu ramenais chez
toi.
— Bon Dieu ! Tu crois que c’est pour ça ? Tu penses que je n’ai jamais voulu de toi ?
Je hausse les épaules. Je lui tourne le dos, mais je devine qu’il s’approche. La chaleur qui émane
de lui est palpable. L’air devient plus dense à chacun de ses pas lents.
— Kennedy, tu étais ma meilleure amie. La seule personne à me connaître sous mon vrai jour, et
moi aussi, je te connaissais. Ça n’aurait jamais fonctionné entre nous. Je n’aurais jamais été assez
bien pour toi.
Il pose la main sur mon épaule, l’enserre et me fait pivoter. Je lui résiste une seconde avant de
céder.
C’est Grayson. Je cède toujours.
— Cela ne signifie pas pour autant que je n’ai jamais eu envie de sentir ta peau contre la mienne.
(Sa voix s’adoucit alors que nos regards se croisent.) Tu as raison, j’ai menti. Cette nuit-là, j’avais
envie de toi. Je te désirais depuis des années d’ailleurs, mais tu ne m’as jamais donné l’impression de
me désirer toi aussi. (J’écarquille les yeux de surprise.) Tu n’as jamais semblé t’intéresser à moi
avant que tout le monde le fasse. À ce moment-là, j’ai simplement cru que tu te servais de moi.
Je lâche un rire nerveux.
— Je suis tombée amoureuse d’un garçon qui m’a donné la poche de son tee-shirt.
Il clôt les paupières. Il inspire, et son thorax se soulève. Je m’imprègne des mouvements de son
corps comme si je le voyais pour la dernière fois. Ce qui sera le cas. Ressasser toute cette histoire
n’apportera rien de bon.
— Je n’en ai jamais rien su, lâche-t-il.
— J’ai toujours pensé que je te perdrais à cause de mes sentiments. (Je secoue la tête.) J’imagine
que j’avais raison.
— Je suis parti parce que je n’étais pas fait pour toi. Tu le sais. Tu allais à la fac, tu faisais tes
trucs, et moi, j’étais à la traîne. Juste un petit gars de la ville bon à rien, un loser avec son diplôme de
lycée en poche et sans avenir. Je voulais mieux que ça pour toi.
Je lève les mains et les laisse retomber sur mes hanches.
— Alors je suppose que je dois te remercier. J’ai eu tout ce que je souhaitais. Au passage, j’ai
juste perdu la seule personne qui m’a réellement connue.
Je ne retiens plus mes larmes ; elles ruissellent sur mes joues, et je goûte leur sel sur mes lèvres.
Je m’essuie les yeux en reculant d’un pas et j’aperçois l’expression meurtrie de Grayson.
— Je voulais t’appeler, déclare-t-il doucement. Je voulais te répondre et rectifier le tir, mais je ne
savais pas comment faire.
Je l’accuse d’une voix stridente :
— Tu n’as même pas écouté mes messages.
S’il les avait écoutés, il m’aurait rappelée et il ne semblerait pas aussi perdu à présent.
Je décèle un éclair de culpabilité dans ses yeux, j’ai marqué un point. Mais il ne se donne même
pas la peine de le reconnaître. Inutile.
— Tout a changé si rapidement ensuite, reprend-il.
— Ouais, tu es devenu célèbre. J’ai remarqué.
— J’essaie d’expliquer ce qui s’est passé, Kennedy.
— Vas-y, explique. Et explique ce que tu voulais dire tout à l’heure dans le vestiaire.
J’aperçois une lueur dans son regard, et il esquisse un sourire.
— Si tu préfères, je peux mettre cette déclaration sur le compte de l’adrénaline du combat.
Je pose les mains sur les hanches.
— Et si tu me racontais la vérité plutôt ?
Il fait un pas en avant, je recule. Comme tout à l’heure dans le vestiaire. Je déteste sentir mon bas-
ventre se réchauffer et frémir aux endroits sensibles quand il avance encore d’un pas.
— Dès que je suis monté sur le ring, j’ai su que tu étais là. J’ignore comment c’est possible, mais
je t’ai repérée en un éclair. Et la première pensée qui m’est venue en te voyant, c’était que j’étais le
plus grand idiot du monde pour t’avoir quittée. La deuxième, c’était à quel point j’avais envie de te
baiser encore une fois.
Il plonge le regard sur ma gorge.
J’absorbe chacun de ses mots, et mon corps est pris de tressaillements. Ce sont exactement les
paroles que j’ai souhaité entendre durant les neuf mois qui ont suivi le moment où la porte s’est
refermée sur lui.
Son rictus s’élargit pour donner naissance à un sourire sensuel, rempli de promesses et de plaisir.
Un sourire que j’adore autant que je le déteste.
— Je ne sais pas comment tu veux que je réagisse.
— Dis oui.
Un léger cliquetis et le son de la porte qui coulisse attirent mon attention. Je me retourne pour
identifier l’intrus… Un des jumeaux se tient dans l’embrasure. Dans une main, il a une bouteille
remplie d’un liquide vert indéterminé et dans l’autre deux bouteilles d’eau.
— Tu dois t’hydrater.
Il lance les bouteilles une à une, et Grayson les attrape au vol.
Il me tend une bouteille d’eau que je prends ; je dévisse le bouchon juste pour m’occuper les
mains. Cet interlude n’a rien fait pour dissiper les étranges émotions, pas entièrement malvenues, qui
me parcourent les veines.
De toute ma vie, je n’ai désiré que Grayson. Et voilà qu’il me propose de concrétiser mon rêve.
Du moins le temps d’une nuit.
Je frémis à cette pensée. Si je lui accorde une autre nuit, je connais la suite.
Il m’abandonnera, il s’en ira dans la ville de son prochain combat, et moi, je reprendrai mon
boulot d’architecte d’intérieur. J’aurai fait don de mon cœur à un homme incapable de le restituer
intact.
Hors de question que les choses se déroulent ainsi.
— Non.
Alors qu’il engloutissait une rasade de sa mélasse verte, sa gorge se bloque. Il arque les sourcils
et éloigne la bouteille de sa bouche.
— Non ?
— Non, Grayson. Je ne vais même pas m’excuser. J’imagine que c’était bon de te revoir et tout,
mais je ne peux pas t’offrir ce que tu demandes. J’aurai trop mal quand tu partiras une nouvelle fois.
— Et si cette fois je reste ?
La bouteille en plastique craque et couine sous ma main qui se contracte. Posée sur mon flanc,
mon autre main tremble. J’ignore combien de temps je peux rester avec lui sans confesser le secret
que je porte depuis si longtemps.
Pourtant une autre part de moi voudrait passer des heures en sa compagnie. J’aimerais savoir
comment il a réellement débuté dans le MMA. Comment on l’a repéré. Je veux qu’il me raconte
quelle est sa vie maintenant et toutes les choses que j’ai loupées au cours des six dernières années.
Mais ce sera également trop douloureux quand il fera ses valises et quittera la ville.
Le peu de temps que nous avons passé ensemble ce soir suffira déjà à me faire mal.
— Je dois vraiment y aller, dis-je en me dirigeant vers la porte.
— Je n’ai pas envie que tu partes.
Je le dévisage par-dessus mon épaule.
— Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée de rester.
Je dois prendre mes distances avec lui, et avec le secret que je détiens et qui m’attirerait son
mépris pour l’éternité si jamais il l’apprenait.
— S’il te plaît, ajoute-t-il. (Ces mots m’arrêtent net.) Je veux juste te parler, Kennedy, rattraper le
temps perdu. Je ne peux pas m’excuser pour le passé alors que je pensais agir dans ton intérêt, mais tu
m’as vraiment manqué. Chaque jour. Tu n’imagines pas combien de fois j’ai eu besoin d’entendre ta
voix, de te demander ton avis ou d’écouter tes conseils. Parle-moi, rien de plus. Passe ton
anniversaire avec moi.
J’ai envie de lui demander pourquoi il ne l’a pas fait plus tôt. Pourquoi n’a-t-il pas appelé ?
Pourquoi n’a-t-il répondu à aucun des messages que je lui ai laissés ? Ce n’est pas comme si j’avais
vécu dans la clandestinité. Après sa disparition, j’ai encore étudié deux ans à l’université South
Central, là où il savait pouvoir me retrouver, et j’ai vécu les quatre dernières années à Cambridge, à
vingt minutes de l’endroit où nous avons grandi.
Je me retourne pour lui faire face. Mon esprit me hurle de partir, de rentrer chez moi, d’aller me
coucher et d’oublier jusqu’au souvenir de cette soirée.
Mon cœur, ce traître, me murmure de rester. Parce que, comme Grayson vient de le dire, moi
aussi, je veux tout savoir sur lui. Je l’ai toujours souhaité.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? lui demandé-je en esquissant un pas vers le divan.
Ses épaules s’affaissent. Il laisse échapper un soupir.
Puis il sourit.
— Tout.
Chapitre 4

Grayson
Quand j’avais quatre ans, j’ai cru au Père Noël parce que cette année-là j’ai reçu un cadeau : un
putain de vélo rouge. Il n’était pas emballé. Il n’avait pas d’étiquette. Et je me fichais même qu’à mon
réveil, le matin de Noël, mon père soit évanoui sur le divan du living, empestant la bière et le whisky.
Dès que j’avais vu le vélo, mon visage s’était illuminé.
La sensation que j’ai éprouvée la première fois que j’ai pénétré la chatte contractée de Kennedy
était encore un millier de fois plus fantastique.
La nuit que nous avons passée ensemble n’était pas une erreur. Elle n’a rien foutu en l’air.
C’était la plus belle nuit de toute ma putain de vie.
En arrivant dans l’arène du combat tout à l’heure, j’avais ressenti un étrange picotement dans la
nuque, m’avertissant qu’un truc clochait.
Bizarre.
Même si j’avais suivi toutes mes routines d’avant-combat et cédé à toutes mes superstitions, cette
sensation ne m’avait pas quitté.
Pour la première fois de ma carrière, j’avais traversé ce fichu tunnel sans être sûr de moi, et je
savais que ça n’avait rien à voir avec le fait d’affronter Mancuso.
Dès que j’avais mis le pied dans la cage, tout était devenu clair comme de l’eau de roche. Je
l’avais immédiatement remarquée. J’avais été incapable de détourner le regard. Six années de
frustration latente – j’avais tellement désiré être le genre d’hommes qu’elle croyait que j’étais sans
jamais m’être montré à la hauteur – m’étaient revenues en pleine poire. J’avais encaissé sa vision
comme une foutue vague qui m’aurait heurté de plein fouet, me coupant le souffle mais rechargeant
mes batteries en même temps.
J’ai eu une vie de merde. J’ai toujours cru que je ne ferais jamais rien de bon, surtout parce que
tout le monde autour de moi me le disait. Kennedy était la seule à prétendre le contraire.
J’aimerais bien leur faire à tous un doigt d’honneur à présent. Sauf qu’ils n’en auraient rien à
foutre.
M’éloigner d’elle il y a tant d’années, c’est ce que j’ai fait de plus dur. Mais vivre avec moi ne lui
aurait rien apporté de bon. Je n’aurais pas été capable de lui offrir ce qu’elle méritait.
Pas dans ma situation : j’essayais de joindre les deux bouts avec mon salaire de mécanicien à
temps partiel et je me tapais toutes les gonzesses qui croisaient mon regard.
Je ne sais pas si le moment est mieux choisi maintenant.
Mais, bordel, je veux tout faire pour lui prouver que les choses ont changé. Que j’ai changé.
Même en cet instant, alors que je suis là devant elle, à la supplier, merde, de me donner au moins
ça, une nuit pour rattraper le temps perdu…, je sais déjà que je fais tout foirer.
Mais je ne m’inquiète pas. Je prendrai tout ce que Kennedy sera disposée à me donner, je m’en
gaverai, tant que je peux passer un max de temps avec elle à Vegas.
— Tout, hein ? me répond-elle en s’affalant sur le divan, s’accrochant des deux mains à sa
bouteille d’eau. Rien que ça.
— Je suis un type exigeant.
Mes lèvres se contractent, et je réprime le sourire qui cherche à naître.
Kennedy lève les yeux au ciel, mais se tourne vers moi quand je la rejoins sur le divan.
— Parle-moi de la fac. (Un silence gêné s’installe, aucun de nous deux ne prononce un mot.)
Comment ça s’est passé et qu’est-ce que tu fais maintenant ?
L’espace d’un instant, elle semble sur le point de prendre ses jambes à son cou. Sa mâchoire
devient saillante, et j’aperçois une lueur douloureuse quand elle sursaute faiblement et baisse les yeux
sur ses mains. J’ai envie de tendre le bras, de prendre sa main dans la mienne et de lui demander qui
lui a fait mal. Ou ce qui lui a fait mal.
Je retiens mon geste : je redoute d’avoir la confirmation que la source de ses malheurs se trouve
assise juste en face d’elle.
— Je travaille à Cambridge dans une entreprise de décoration intérieure.
— Le papier peint et tous ces trucs ?
— Non. (Elle glousse et secoue la tête.) Nous avons un département qui s’occupe du résidentiel,
mais je travaille plutôt avec les entreprises, je les aide à concevoir l’aménagement et le mobilier de
leurs nouveaux bureaux.
Ça paraît chiant à mourir. Mais Kennedy a toujours dessiné des maisons avec des pièces à
l’intérieur, et elle était super bonne en art à l’école. Je ne suis pas surpris qu’elle ait fait un truc de ce
genre.
— Et tu aimes ton boulot ?
Elle repousse une mèche de cheveux bruns derrière l’oreille et hausse les épaules.
— Ça ne me passionne pas au plus haut point, mais c’est un chouette boulot, et il me permet de
payer les factures.
— Et Sarah ? (Je poursuis puisqu’elle ne me questionne pas. Douloureux, mais je ne peux pas lui
en vouloir.) Comment vous vous êtes rencontrées ?
Elle plisse le nez, et le même sursaut douloureux l’agite avant qu’elle réponde :
— Nous avons emménagé ensemble en troisième année. Nous avons loué un appartement hors du
campus.
En troisième année. Je constate qu’elle ne me regarde pas. Je sais ce que cache son silence. Cette
année-là, elle a repris les cours quelques semaines seulement après mon départ. Lui imposer ce
supplice, l’obliger à revivre ce moment, me donne l’impression d’être une ordure.
— Qu’est-ce que tu fabriquais au combat ce soir ?
Elle se mure dans le silence, sans s’épancher sur Sarah, ni sur la fac, ni sur sa vie.
Je me fiche d’avoir l’air de grappiller la moindre bribe d’info qu’elle sera prête à lâcher. Je veux
en apprendre le plus possible sur elle.
— A priori, le MMA, ce n’est pas ton style.
Encore un léger rire et un soubresaut de la tête, suivis d’un geste nerveux pour tripoter ses
cheveux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? (Je sens un sourire gagner mes lèvres.) Ne me dis pas que tu savais que je
serais là.
Si elle sait que je fais des combats, si elle savait que je serais à Vegas ce week-end…
Ma poitrine se gonfle et se remplit d’une agréable sensation de chaleur alors que j’imagine
qu’elle est venue juste pour moi.
— Sarah a voulu me faire une surprise pour mon anniversaire, elle m’a offert les places, admet-
elle finalement comme si je lui arrachais la réponse des profondeurs de sa gorge. Parce que je te
regarde.
Ouais. J’adore ! Je m’efforce de ne pas me cogner le torse comme un homme préhistorique après
une victoire.
— Vraiment ?
Elle plisse les yeux et se tourne vers moi.
— Je ne loupe aucun de tes combats en supportant ton adversaire pour qu’il gagne.
— Waouch ! (J’appuie une main sur mon torse et je m’adosse dans le divan.) OK, touché.
Et c’est vraiment douloureux. Je fais peut-être ma chochotte, mais il est évident qu’elle ne blague
pas.
— C’est toi qui as posé la question.
Elle regarde au loin, vers les lumières de Vegas, et se passe la langue sur les dents.
— Je regrette de t’avoir blessée, lui dis-je en me penchant vers elle. Je regrette de m’être
comporté comme un connard et de t’avoir fait mal en partant. J’aurais dû m’y prendre autrement.
— Peu importe, soupire-t-elle pesamment en affaissant les épaules.
Son menton tremble tandis qu’elle prend une nouvelle inspiration. Sa tête gigote de nouveau. Elle
ne me dit pas tout, et je me sens gagné par l’impatience.
— Si, c’est important…
— Ce qui est important…, lâche-t-elle en posant ses yeux remplis de larmes sur moi. (Mes
intestins se tordent de douleur.) C’est que tu ne t’es même pas donné la peine d’écouter un seul des
messages que je t’ai laissés. Pourquoi ? Un seul… Si tu en avais écouté juste un seul…
Son menton tremble tandis qu’elle prend une inspiration saccadée.
— Je suis désolé, murmuré-je en lui prenant la main. (Ouf, elle ne se rétracte pas.) Mais je ne peux
pas réécrire le passé. Crois-moi ou pas, mais sache que j’aimerais revenir en arrière. Et, si ça te
chante, tu peux me traiter d’abruti ou d’idiot, mais je me suis moi-même déjà affublé de tous les noms
d’oiseaux. Je n’ai jamais eu le cran de chercher à te retrouver, mais maintenant te voilà… Ça doit être
un signe.
— Ouais, renifle-t-elle en s’essuyant les joues. Ça signifie que Sarah est folle.
Je souris et resserre mon emprise sur sa main.
— J’aurais plutôt tendance à l’apprécier.
Après un nouveau silence, pendant lequel je pense que Kennedy va se refermer et mettre un terme
à la soirée – et qui pourrait le lui reprocher ? – elle cligne des yeux pour refouler ses larmes.
— À propos, comment t’es-tu lancé dans les sports de combat ? Et où est-ce que tu étais parti ?
Mes entrailles se contractent encore plus violemment, rendant ma respiration difficile.
Je lui dois bien une explication. C’est juste que je n’en ai encore jamais parlé à personne.
Remarquant mon hésitation, Kennedy se met debout et lisse sa jupe des mains. Je suis son geste du
regard, et je suis tellement accaparé par ses formes, ses jambes et son cul que je comprends trop tard
que je l’ai blessée.
Une fois de plus.
— C’était sympa de te voir, Grayson.
— Attends. (Je lui agrippe le poignet au moment où elle passe devant moi.) Je me demandais juste
par où commencer.
Sans un regard, elle tente d’échapper à ma poigne. Comme si elle pouvait me quitter sans que je le
veuille.
— Je n’avais pas l’intention de partir ce jour-là.
Elle lâche un rire moqueur, et je me lève aussi, libérant son poignet.
Je hausse les mains, paumes tendues vers l’extérieur, puis je les glisse dans les poches de mon
jean. Merde ! Toutes ces années sans devoir en parler à qui que ce soit. Même si l’explication se
trouve sous l’encre qui s’étale entre mes omoplates.
Les commentateurs et les journalistes sportifs m’ont harcelé pour connaître l’origine de ces ailes
d’ange dans mon dos. Rien à voir avec le symbole d’une quelconque déchéance, aucun truc
profondément spirituel comme tout le monde s’amuse à le croire.
C’est juste le tatouage le plus grand que j’ai trouvé pour masquer les cicatrices.
Des cicatrices qui m’ont été infligées lorsque je suis retourné chez moi après avoir quitté
Kennedy.
— J’étais énervé ce matin-là. Je flippais, j’étais terrifié à l’idée qu’on avait tout foutu en l’air,
Kennedy, mais en te laissant je n’avais pas l’intention de ne plus jamais te revoir. Je sais que je t’ai
balancé des horreurs, mais, si je suis parti, c’était pour me calmer et réfléchir. J’étais résolument
décidé à revenir ou à t’appeler.
— Je n’en crois pas un mot, murmure-t-elle d’une voix dure et sèche.
— Quand je suis rentré chez moi, mon père était réveillé, pour une fois dans sa putain d’existence,
et rond comme une queue de pelle. Et, pour je ne sais quelle raison, il était furieux contre moi.
J’agite la main et je vois ses yeux vides s’adoucir et s’emplir de tristesse. Elle connaît toutes les
merdes par lesquelles je suis passé. Elle sait parfaitement que ma vie n’a jamais été jolie jolie.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demande-t-elle en pivotant au ralenti sur ses talons.
D’un air hésitant.
Je déteste qu’elle se comporte ainsi en ma présence.
— Tu vois le tatouage dans mon dos ?
— Ouais.
Elle fronce les sourcils. Une expression que je pourrais trouver trop craquante si je n’avais pas
l’impression d’être sur le point de dégueuler.
Je considère l’obscurité qui nous entoure. Elle n’y verra que dalle là-dedans.
Je lui tends la main et je perçois ma respiration heurtée dans ma poitrine.
— Viens, je vais te montrer.

— Comment c’est arrivé ?
Les larmes coulent sans retenue sur les joues de Kennedy tandis qu’elle observe mon dos.
J’aperçois son reflet dans le miroir devant moi, et son joli minois affiche la seule expression que je
n’ai jamais voulu contempler chez elle.
L’horreur mêlée à la pitié.
— Une ceinture. Du moins c’est ce que je crois. Le salaud m’a cogné avec une bouteille dès que
j’ai franchi le seuil. Il m’a pris par surprise et m’a presque assommé. Je me suis retrouvé par terre, et,
avant que je puisse me relever, il s’est mis à déverser son habituel flot d’insanités et a commencé à
me fouetter. Je me suis évanoui après les premiers coups.
Elle grimace.
— Il y a plus de trente marques là.
— Quarante-deux.
Elles sont dissimulées par l’encre. Le tatoueur chez qui je suis allé, une fois que les marques
avaient suffisamment cicatrisé pour être recouvertes, était un putain de magicien. Et, en cet instant,
elles m’irritent et me brûlent alors que je vois Kennedy lever la main, hésitant à les caresser du bout
des doigts.
— Tu es allé à l’hôpital ?
Je secoue la tête.
— Non. Lorsque mon vieux est tombé dans les pommes, j’ai pris la bagnole et j’ai roulé. Jusqu’à
finir devant un putain de gymnase à Chicago.
Je serre la mâchoire, je déteste cette partie de l’histoire…, celle où je dois admettre que j’aurais
pu l’appeler n’importe quand et qu’elle aurait été là pour moi, tout comme nous l’avions toujours été
l’un pour l’autre.
Mais entre la nuit que nous avions passée, la trouille que celle-ci ait à jamais affecté notre amitié
et la pire dérouillée que mon père venait de me flanquer – malgré le fait que j’avais vingt ans et que
je rendais dix-huit kilos de muscles à mon vieux – je ne pouvais pas me tourner vers elle.
Pas à ce moment-là.
Et, lorsque je me suis finalement retiré la tête du cul et que je me suis senti prêt à reprendre
contact avec Kennedy pour qu’on se réconcilie, trop de temps s’était écoulé.
Je savais qu’elle ne me pardonnerait jamais.
Comme si elle comprenait enfin, je sens le bout de ses doigts m’effleurer le dos avant de
remonter jusqu’aux omoplates, puis elle abaisse ma chemise, que j’avais relevée sur les épaules.
— Je suis désolée de ce qui t’est arrivé, murmure-t-elle en détachant les yeux de mon dos pour
croiser mon regard dans le miroir.
Je déglutis péniblement, je dois réprimer l’envie de l’attirer dans mes bras et de la serrer contre
moi. Il est encore trop tôt.
Mais je refuse de continuer à songer à toute cette merde.
Elle recule d’un pas et s’humecte les lèvres.
— Donc ce gymnase…, c’est ainsi que tu as débuté dans le MMA ?
J’acquiesce et je me tourne pour lui faire face.
— Ouais. Ce soir-là, je suis tombé sur ce type, TJ. J’étais entré pour me battre. J’avais juste besoin
de taper sur quelque chose, mais j’avais le dos en charpie. Il m’a nettoyé et proposé de prendre des
cours, et de m’entraîner un peu. Il m’a donné un boulot d’entretien en soirée et une chambre dans un
appartement au-dessus du gymnase. J’imagine qu’il a décelé un potentiel chez moi, parce qu’après
quelques semaines passées à taper comme un forcené sur les sacs pendant des heures d’affilée il m’a
branché avec Rodney.
— Ton entraîneur.
Je souris d’un air suffisant. Je ne peux pas m’en empêcher. Elle a suffisamment suivi ma carrière
pour connaître le nom de mon entraîneur. On ne le mentionne pas à chaque retransmission télévisée.
Je n’insiste pas.
À voir le rose qui colore ses joues, je devine qu’elle sait à quoi je pense.
— Tu es fatiguée ? Sinon, on peut se commander un truc à manger et continuer à parler.
Elle pose la main sur son ventre et sourit. Faiblement, mais elle sourit. Je n’ai jamais autant
souhaité voir un sourire.
Celui-ci fait naître en moi l’espoir d’un pardon.
Un pardon que je ne mérite pas forcément, mais que je désire plus que tout au monde.
— Je pourrais avaler un truc.

Un faible gémissement m’arrache aux derniers restes du sommeil, et j’ouvre les yeux.
Un torticolis m’indique que j’ai passé la nuit dans cette position. Le bras autour des épaules de
Kennedy. Sa tête sur mon torse. Et la mienne penchée sur le côté, appuyée sur l’arrière de son crâne.
Vachement inconfortable. Mes jambes sont ankylosées après avoir reposé sur la table basse toute
la nuit. Hier soir, nous sommes rentrés dans le penthouse quand la chair de poule a commencé à
gagner ses bras, même si elle m’assurait ne pas être fatiguée.
Nous avons parlé durant des heures, un truc que je ne fais jamais, ou que je n’ai jamais fait avec
personne en dehors d’elle.
Elle a toujours été mon refuge.
Et je la tiens de nouveau dans mes bras. Je bande à moitié, car ma queue ne peut pas rester au
repos quand Kennedy est si proche de moi.
Lorsque je suis parvenu à la faire parler, nous avons ensuite passé une nuit inoubliable à discuter.
Je lui ai expliqué en détail mon parcours au sein de mon premier gymnase avec TJ. Quand j’ai fait sa
connaissance, il passait le plus clair de son temps à enseigner le jujitsu à des enfants et le kickboxing
à des mères au foyer qui s’ennuyaient.
Il m’a mis en contact avec Rodney, et ensuite j’ai rapidement enchaîné les combats et je me suis
fait connaître en remportant des exhibitions. Jusqu’à ce jour, je n’ai pas perdu plus d’un combat par
an.
Du jamais-vu.
C’est aussi parce que ma vie se résume à mon sport. Mais, dans mon domaine, une carrière
professionnelle ne dure qu’un nombre limité d’années, et je réfléchis à mon plan B depuis que je me
suis mis à suer sang et eau sur les tapis de TJ. Hors de question que je retourne à Braxton pour
vidanger l’huile comme mon vieux et vivre en paria pour le restant de mes jours.
Pour échapper à ce sort, je mets de côté un maximum de mes gains afin d’être prêt le jour où je
serai contraint de prendre ma retraite. Je suis entouré d’une petite équipe de fidèles. Mon entraîneur
me coûte la peau des fesses, mais son salaire constitue mes seuls frais importants, et il reçoit sa part
avant moi. Mais je suis déterminé à faire quelque chose de moi, à devenir quelqu’un malgré ce maudit
nom de Legend.
Quelqu’un dont Kennedy puisse réellement être fière.
Ses lèvres entrouvertes laissent échapper un nouveau petit gémissement. Sa main posée sur mon
ventre tressaille avant de se contracter.
Je passe la main dans ses cheveux bruns. Ils sont doux et soyeux. Je ne me suis jamais attardé sur
ce genre de détails chez les autres femmes que j’ai fréquentées.
Et il y en a eu un paquet. En règle générale, je suis plutôt du style je-tire-mon-coup-puis-je-me-
casse. Mes horaires d’entraînement et mon planning de voyages ne me laissent pas le temps pour une
relation digne de ce nom, même si j’en souhaitais une. Les groupies agglutinées autour de la cage me
tiennent chaud au lit en cas de besoin.
Une autre raison pour quitter Kennedy : je ne suis toujours pas assez bien pour elle.
Elle mérite une maison à quatre chambres avec piscine extérieure et jardin à perte de vue. Je n’ai
jamais été ce genre de types.
— B’jour, marmonné-je quand je la sens remuer et se blottir contre mon torse.
Elle grommelle à son tour un truc inintelligible, ses lèvres quasiment scellées sur mon torse.
Je ressens cependant les moindres de ses infimes mouvements et vibrations. Ma queue aussi aime
ces sensations, parce qu’elle gigote dans mon short.
Je remue pour dissimuler le léger renflement du tissu et je tire les cheveux de Kennedy.
— Il est l’heure de se réveiller.
Elle secoue la tête contre moi, et je lui entoure la nuque d’une main. Elle a toujours été si douce.
Partout.
C’est comme une drogue. Rien n’est factice chez elle, à la différence des femmes auxquelles je
suis habitué. Ni son sourire, ni son rire, ni son corps.
J’aimerais me blottir contre elle, l’amener dans mon lit, lui prouver à quel point je ne mentais pas
en disant qu’elle m’avait réellement manqué, que je veux vraiment la baiser, encore et encore, jusqu’à
me retrouver si profondément en elle qu’elle ne pourra plus jamais me quitter.
Voilà le genre d’enflure égoïste que je suis.
Je la veux pour moi, même si je suis conscient que je pourrais la détruire.
Elle se repousse de mon torse et se rassoit. Je me vois contraint de retirer la main de sa nuque et
je ressens aussitôt la disparition de sa chaleur. Sans croiser mon regard, elle balaie mes longs
cheveux emmêlés de ses yeux et pose les doigts sur sa bouche pour étouffer un bâillement sonore.
— Désolée, marmonne-t-elle, la main toujours sur la bouche.
— Envie de café ?
Elle acquiesce, toujours sans un regard pour moi. Une douleur pointe dans ma poitrine quand ses
joues se teintent d’un léger rose.
Elle se sent gênée avec moi. Sans doute gênée de s’être endormie affalée contre moi.
Moi, je ne m’en plains pas. Ma queue encore moins.
— Viens alors, lui dis-je en me mettant debout sans prêter plus attention à son piquage de fard ni à
ses manœuvres pour m’éviter.
Je tends la main et j’attends qu’elle la prenne. Quand elle s’exécute après avoir examiné ma paume
comme si je risquais d’abord de la frapper, une vive chaleur me remonte du bras jusqu’à l’épaule.
Repoussant cette sensation, je la hisse sur ses pieds plus brusquement que nécessaire.
Elle trébuche et se rétablit en appuyant son autre main contre mon torse.
Elle enfonce les doigts dans mes pectoraux, puis elle essaie de se repousser.
Je ne la laisse pas faire. Je lui entoure la taille de mon bras libre et la maintiens près de moi.
Nos corps s’emboîtent parfaitement. Qu’elle puisse deviner mon début d’érection dans mon short
de sport ne m’inquiète même pas.
— Reste près de moi, soufflé-je en me penchant jusqu’à ce que mes lèvres se retrouvent à
proximité de son oreille.
Elle diffuse un parfum sucré, et je lutte contre mon envie dévorante de la goûter.
— Et ne sois pas gênée avec moi, Kennedy.
Elle pivote la tête, appuyant son oreille contre moi, ce qui m’empêche de donner libre cours à
mes pulsions.
— Je ne pensais pas que je m’endormirais.
Je la serre davantage.
— Je n’ai jamais aussi bien dormi, dis-je.
Je la relâche ensuite pour lui laisser le temps de réfléchir à ce que je viens de dire.
Je suis à mi-chemin de la cuisine quand je l’entends traîner les pieds derrière moi, et je ne peux
réprimer un sourire.
Kennedy s’est mise au café à l’âge de quatorze ans. Elle était beaucoup trop jeune, mais les
disputes de ses parents la tenaient éveillée tard le soir. Sans son éternelle bouteille isotherme, elle
aurait erré comme un zombie dans les couloirs de l’école.
Sa voix éraillée et ses paupières mi-closes me renvoient à cette image. Je la regarde par-dessus
mon épaule : elle me suit vers la cuisine d’un pas lourd, levant à peine les pieds du tapis.
J’adresse un remerciement muet au membre de mon équipe qui a préparé le café. La cafetière est
déjà pleine, et je m’empare de deux tasses sur l’étagère en verre au-dessus du comptoir.
Soudain un hurlement perçant me vrille les tympans, et, surpris, je recule en laissant tomber les
tasses sur le comptoir. Alors que les exclamations redoublent d’intensité, j’entends à peine les tasses
de faïence rouler sur le plan de travail en marbre gris.
— Kennedy ! Ramène tes fesses ici tout de suite ! Pu… naise, tu es célèbre, ma fille !
Le bruit se rapproche, et je me retourne vers Kennedy. Ses yeux sont à présent grands ouverts, et
ses lèvres s’entrouvrent d’étonnement. Elle semble toutefois encore à moitié endormie, et je ne peux
m’empêcher de sourire devant cette affriolante combinaison.
Quand son amie – du moins je suppose que c’est Sarah qui, avec ses cris, risque de réveiller tous
mes gars disséminés aux quatre coins du penthouse – déboule dans la cuisine, nous pivotons la tête
dans sa direction.
— Jette un coup d’œil là-dessus !
Elle fourre une tablette dans les mains de Kennedy. La chevelure blonde de la demi-portion vole
dans tous les sens tandis qu’elle sautille sur place. Qui aurait cru qu’une si petite personne puisse faire
autant de bruit ?
— Quoi ?
L’état de somnolence de Kennedy me fait marrer, et je lui sers une tasse.
Sans rien demander, je lui prends la tablette des mains alors qu’elle la parcourait avec des yeux de
plus en plus écarquillés, et je l’échange contre une tasse de café… noir, comme elle le prenait.
Elle sirote et fait la grimace.
— Sucre.
Je suis déçu de constater que je ne connais plus cette fille. Je saisis le petit pot de sucre et le fais
glisser sur le comptoir vers elle.
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en déposant la tablette pour me verser une tasse de café.
— Euh… le site de Fresh Sports.
J’ignore l’amie « Fée Clochette » et je fronce les sourcils.
Trois photos s’affichent sur l’écran.
Sur la première, je plaque Mancuso au tapis. Le petit merdeux. Il n’aurait jamais pu me battre.
Même si je n’avais pas aperçu Kennedy avant le combat, je lui aurais cloué son cul maigrelet au sol
dès le premier round. Je m’esclaffe en apercevant son visage crispé alors que je lui coupe la
respiration.
La deuxième photo accroît encore mon sourire. J’ai les mains posées sur la taille de Kennedy.
Derrière elle, quatre hommes à l’air terrifié. Elle a les yeux encore plus écarquillés qu’il y a quelques
secondes et elle me dévisage bouche bée tandis que je l’entraîne à ma suite. Tous les visages flous à
l’arrière-plan affichent une expression similaire à la sienne.
L’expression parfaite de : « C’est quoi, ce truc ? »
Je m’en tapais comme de ma première chemise.
Je n’en avais rien à foutre que Rodney, mon entraîneur, me hurle dessus alors que je quittais la
cage, parce qu’il estimait que je n’étais pas resté assez longtemps sur le ring pour me faire acclamer
après un combat que j’aurais pu gagner les pieds liés. La seule chose qui me préoccupait à ce
moment-là, c’étaient les hommes derrière Kennedy qui semblaient soûls et bien trop excités.
Je passe directement à la photo suivante sans regarder ma propre expression. Je sais parfaitement
de quoi j’avais l’air…
L’air qu’on a après six années passées à réprimer ses regrets, quand on a perdu tout espoir de la
revoir un jour et d’avoir l’opportunité de se racheter.
La troisième photo est à peine mieux. Je fronce les sourcils et pointe un doigt sur elle comme si je
lui criais dessus. Je devais lui intimer de rester tranquille ou une connerie du genre, le temps que je
récupère Sarah. Mais l’image n’est pas très flatteuse.
J’ai l’air d’un crétin, et c’est bien la dernière image que je veux qu’elle ait de moi, même si c’est
la réalité.
— Ce ne sont que des conneries. (Je m’empare de ma tasse pour enfin boire une gorgée du liquide
qui me brûle la langue.) Ces torchons ne publient que des ragots, jamais la vérité.
— Hum, ce ne sont pas vraiment les articles qui m’inquiètent, mais plutôt le fait que ma meilleure
amie se retrouve partout à la une.
Je soupire et me tourne vers Sarah. Ses minuscules mains reposent sur ses petites hanches. Ses
lèvres esquissent une moue. Je ne parviens pas à savoir si elle me fait marcher ou si elle est
réellement contrariée, alors je hausse les épaules et regarde Kennedy.
— Ça va ?
— Non. (Elle secoue la tête, puis avale une grande rasade de café.) Il me faut plus de café.
Je prends sa tasse à moitié vide et la remplis. J’en verse ensuite une autre pour son amie, qui me
dévisage encore bouche bée.
— Tiens.
Je fourre la tasse dans les mains ouvertes de Kennedy et tends l’autre à Sarah. Elle la prend avec
réticence en maugréant un remerciement.
— Bon, est-ce que quelqu’un compte m’expliquer d’où vous vous connaissez ? s’enquiert
finalement Sarah quand le silence dans la pièce commence à devenir pesant.
Hors de question que je m’explique devant une autre personne que Kennedy. J’observe celle-ci
dans l’attente de sa réaction, et ce n’est que lorsqu’elle prend la parole que je me rends compte que
j’ai retenu mon souffle.
Je le relâche tout en manifestant ma déception devant les mots qu’elle utilise.
— Grayson et moi, on était potes.
« Était. » « Potes. » Bordel ! Nous étions tellement plus. Encore aujourd’hui.
Je déglutis en serrant les dents. Puis je dissimule les lèvres derrière le bord de la tasse pour que
les filles ne puissent pas apercevoir mon ricanement.
— Quelque chose à ajouter ? me demande Sarah en se tournant vers moi.
Pour la première fois, je transgresse ma propre règle. Je dépose mon café et croise les bras.
Avant de la dévisager intensément.
— Nous étions les meilleurs amis du monde. Nous avons grandi ensemble. Puis nous avons
couché ensemble, et je lui ai brisé le cœur.
Je me comporte comme un parfait connard. Je ne veux pas blesser Kennedy, je veux juste qu’elle
admette la vérité. Hier soir encore, elle n’a jamais réellement admis à quel point je lui avais fait du
mal. Chaque fois que nous risquions d’aborder cette nuit-là, nous changions de sujet.
Je me tourne vers elle, avec un air interrogateur.
— J’ai raison ou je me trompe ?
— Tu vois ? déclare Sarah avec jubilation. Voilà le genre d’info qu’une meilleure amie devrait
savoir. Depuis environ… six ans.
Elle scrute Kennedy les yeux plissés, laquelle semble parfaitement se satisfaire de s’abreuver de
caféine tout en nous ignorant superbement.
Je vois les yeux de Sarah s’écarquiller et son visage pâlir. Puis elle ouvre la bouche :
— Oh !…
Du coin de l’œil, je vois Kennedy secouer vivement la tête. Je fronce les sourcils, car la tension
est montée d’un cran. Les deux femmes se lancent dans une conversation silencieuse qui ne dure que
quelques secondes, puis Kennedy se tourne vers moi en souriant.
Mais son sourire est devenu forcé. Hésitant. Je n’aime pas ça.
Elle cille rapidement à plusieurs reprises avant de marmonner :
— Désolée.
Elle pose les lèvres sur le bord de la tasse noire.
Et ce seul petit geste suffit à me faire oublier l’étrange comportement des deux filles. Je n’ai
jamais autant souhaité être une tasse de café.
J’observe ses lèvres. Et ses yeux à présent animés d’une vivacité d’esprit dont ils étaient
dépourvus avant le café. Je sonde son visage, entreposant le moindre détail dans ma mémoire en
prévision de l’instant où elle s’en ira sans aucune garantie que je la revoie.
Ma décision est aussitôt prise : c’est hors de question, bordel !
— Bien, intervient Sarah. (Mon regard quitte les joues de Kennedy, qui virent au rose, pour se
poser sur elle.) Et si nous reprenions une tournée de caoua, avant que tu me mettes au parfum.
Chapitre 5

Kennedy
Je ne peux me résoudre à croiser le regard déterminé de Sarah ni le sourire amusé de Grayson.
Je devrais le gifler pour s’être comporté comme un grossier mufle, mais je sais que c’est juste sa
façon d’être. Il a toujours été direct.
Toutefois je n’apprécie pas d’être la cible de sa franchise.
Je laisse échapper un profond soupir.
— Si vous espérez que je m’exprime en phrases cohérentes, il va me falloir toute la cafetière.
— Je n’en suis pas si sûre, intervient Sarah en souriant. Tu viens de formuler une phrase assez
cohérente avec des grands mots. Je pense que tu es prête.
Je glousse. C’est imparable. Sarah, et son aptitude à ne jamais prendre la vie trop au sérieux,
parvient toujours à me rendre d’humeur plus légère.
Je lève les yeux au ciel, puis j’indique le séjour de la tête.
— OK, allons-y.
— J’apporte le café, ajoute Grayson en montrant la cafetière.
— Toi, tu vas rester ici et me laisser m’expliquer en privé.
— Oh, je trouve qu’il devrait venir ! lance Sarah. (J’aimerais la gifler pour lui faire ravaler son
sourire malicieux bien qu’hésitant.) J’ai l’impression que de vous deux, c’est lui qui pourrait se
montrer le plus honnête.
Je pousse un grognement. Ouais, bon. Grayson a peut-être toujours été honnête avec moi à
l’époque…, mais c’est du passé. Là on est dans le présent.
Et la suggestion de Sarah me déconcerte, alors que je la vois lentement assembler les pièces du
puzzle.
Même si Grayson et moi avons discuté pendant des heures hier soir, je refuse de me laisser
prendre au piège en croyant qu’il va rester dans les parages. De toute façon, d’autres combats
l’attendent. La nuit dernière et cette matinée ne représentent qu’un petit intermède dans ma vie, une
balade sur la route des souvenirs avant que Grayson redevienne exactement cela… Un souvenir.
Ce qui n’explique pas vraiment pourquoi je me sentais aussi bien ce matin, entourée de ses bras, la
tête contre son torse. Je ne me souviens même plus de m’être endormie. Je me rappelle juste que
lorsque mes yeux se sont fermés il me parlait de tous les endroits qu’il avait visités. De toutes les
villes où il s’était rendu.
Il a vécu son rêve tandis que je restais coincée à vingt minutes de chez moi, jamais assez
courageuse pour me rendre dans tous les lieux que nous rêvions de découvrir quand nous étions
gosses.
Je l’envie.
Et, d’une certaine façon, je le déteste pour la même raison.
Je pivote sur les talons et quitte la cuisine d’un pas lourd, une façon de leur faire comprendre
combien je suis contrariée. Toutefois, je devrais me sentir encore plus mal. Malgré son ton taquin, je
décèle une petite douleur dans le regard de Sarah parce que je lui ai dissimulé un truc aussi essentiel.
Non seulement je sais qui est Grayson « La Légende », mais j’ai couché avec lui.
Elle comprendra désormais mon obsession pour ses combats. Et pourquoi je n’ai jamais été en
mesure de trouver un type potable avec lequel sortir.
Après avoir passé quelques heures avec Grayson, elle comprendra ce que j’ai toujours su :
personne ne lui arrive à la cheville.
Je m’installe sur le divan, replie les jambes sous moi et m’empare d’une des couvertures de
l’hôtel pour la poser sur mes pieds éternellement froids.
Sarah s’assoit sur le fauteuil à côté de moi, et j’attends que Grayson remplisse nos tasses de café
avant de commencer à parler. À peine distraite par ses bras noueux et ses tablettes de chocolat.
Ouais, enfin… bref.
— Ça explique pas mal de choses, murmure Sarah alors qu’il quitte la pièce.
Je chuchote dans un sifflement :
— Garde tout pour toi.
J’y ajoute un regard noir pour qu’elle comprenne que je ne rigole pas.
— Tu sais parfaitement que je ne lui dirai rien.
Je le sais. Elle ne me nuirait jamais intentionnellement.
— Bon, alors, nous sommes devenus amis à l’âge de quatorze ans. Nous étions tous deux bizarres.
Des solitaires. Sa famille était encore pire que la mienne, et, le jour où il a croisé mon chemin, mon
père venait de m’ouvrir la lèvre.
Je hausse les épaules devant l’air renfrogné de Sarah. Ses parents semblent tout droit sortis de La
Tribu Brady, enfin d’une version beaucoup plus fortunée, et elle s’est toujours sentie mal à l’aise
quand je parlais de ma famille.
— Bref, en me voyant dans cet état, il s’est porté à mon secours, et nous sommes restés amis.
Puis…
Je prends une profonde inspiration, en essayant de ne pas me remémorer les dernières années.
Grayson qui s’en allait continuellement au bras d’une nouvelle fille. Bien sûr, je pouvais toujours
compter sur lui. Quand j’avais besoin de lui, il mettait les filles de côté, mais je devais quand même
assister à ce spectacle, bouillonnante de jalousie, certaine qu’il ne me trouverait jamais aussi attirante
qu’elles. Je n’ai jamais été mince comme une allumette, je n’ai jamais eu l’apparence de ces
mannequins qui font la couverture des magazines, de ces femmes splendides et photoshoppées. Après
avoir passé la nuit avec Grayson, il m’a fallu quelques années supplémentaires pour totalement
accepter mes hanches plus larges, mon cul plus gros et ma poitrine encore plus énorme. Mais avec
mon mètre soixante-dix-sept je porte bien mes rondeurs.
La tasse de café à la main, Sarah s’adosse dans son fauteuil et remue les doigts de l’autre main
d’un geste suggestif.
— Arrives-en à la partie croustillante.
Je parcours la pièce du regard pour constater que Grayson n’est pas encore réapparu et je soupire
de soulagement. Je tente de consolider mes nerfs agités en sirotant une nouvelle petite dose de caféine
puis je dépose la tasse sur le côté.
— Bien. (Je souffle.) Un été, il a grandi d’une quinzaine de centimètres, sa corpulence s’est
étoffée de plus de treize kilos, et toutes les filles se sont mises à lui courir après. Il a embarqué toutes
celles qui lui sautaient dessus, mais m’a toujours maintenue cantonnée dans la zone réservée aux
amies.
— C’est parce que tu comptais trop.
Je sursaute en entendant sa voix et pivote dans le divan. Bras et chevilles croisés, il se tient appuyé
contre le chambranle.
Il est imposant, et je détourne le regard avant de me mettre à baver.
— Donc, le soir de mon vingtième anniversaire, alors que j’étais rentrée de la fac pour les
vacances d’été, j’ai fait ce que j’avais toujours voulu faire.
Je me retourne vers Sarah. Je tente d’ignorer la présence oppressante de Grayson dans mon dos,
car je déteste me dire que je m’apprête à vider mon sac à portée de ses oreilles. Mais je n’ai rien à
perdre et, en outre, j’ai déjà tout confessé hier soir. Presque tout.
— Je désirais Grayson, donc, après qu’il m’a emmenée fêter mon anniversaire, je suis passée à
l’acte. Puis, le lendemain, lorsque je lui ai avoué que j’étais amoureuse de lui, il s’est rhabillé et s’est
barré.
— La vache ! commente Sarah dans un murmure. (Son regard passe à Grayson.) Une explication ?
Derrière moi, il déclare :
— Je suis issu d’une vermine. J’étais moi-même une vermine et je savais que je ne vaudrais
jamais mieux. Kennedy méritait mieux. Je n’aurais pas couché avec elle cette nuit-là si j’avais été au
courant de ses sentiments.
Sarah arque les sourcils.
— Grand seigneur en plus !
Son sarcasme me fait lever les yeux au ciel.
— Cette nuit m’a coûté ma meilleure amie, lâche-t-il. Rien ne valait un tel sacrifice.
Dans l’adversité, je me renfrogne, sentant grimper ma pression artérielle. Je me retrouve au
même stade qu’hier soir : totalement dévastée et furieuse.
— Uniquement parce que tu t’es enfui, rétorqué-je.
— Et maintenant ? s’enquiert Sarah d’un air sérieux.
Je la vois rassembler les pièces du puzzle tout en posant les questions. Elle me lance un regard qui
exprime sa demande muette de lui expliquer toute l’histoire plus tard.
— Maintenant, je veux tout ce qu’elle sera prête à me donner. Et je ferai tout pour l’obtenir.
Ma respiration se coince dans ma gorge. Ma poitrine se contracte. Voilà qui est inattendu.
Je sens leurs yeux braqués sur moi dans l’attente de ma réaction, mais je suis incapable de parler.
Je ne sais même pas quoi dire. Les dernières vingt-quatre heures ont été un tel tourbillon, j’ai encore
du mal à croire que je me trouve en présence de Grayson.
— Je pense que le moment est venu de vous laisser.
Sarah se lève et se penche pour me serrer le genou en guise de réconfort. Je redresse la tête pour
croiser son regard à la fois triste et heureux. Elle m’adresse un de ses sourires malicieux avant de me
laisser.
— Je m’en vais retrouver Lynx ou Landon…, ou peut-être les deux.
Je l’observe emprunter en sautillant un des longs couloirs de la suite ; je lui envie sa capacité à
rester d’humeur égale, confiante en toutes circonstances. Pourtant je sais qu’elle n’a pas toujours été
ainsi. Après avoir causé ces décès, il lui a fallu des années de thérapie, et plus encore de temps passé à
discuter avec des jeunes des dangers des textos au volant, pour pouvoir affirmer ne plus ressentir de
culpabilité. Elle estime que ce qui l’a vraiment sortie du trou, c’est d’avoir obtenu le pardon de Nicole
Walters. À titre personnel, je pense juste que Sarah est une des personnes les plus solides et les plus
courageuses que j’aie jamais rencontrées.
— Alors ? demande Grayson.
Le mot interrogatif qui émane de sa voix profonde résonne dans mon corps et me ramène au
présent.
Je repose les yeux sur mes genoux. C’est plus prudent que de le regarder, lui.
— Je ne sais pas ce que je veux, Grayson, avoué-je finalement. (Son ombre me domine, et je vois
ses pieds apparaître devant moi.) Tu m’as fait mal, et je ne pense pas que je m’en suis jamais remise.
Pathétique. Voilà six années que je porte le deuil d’un homme, et à présent que je me retrouve face
à lui je suis trop couillonne pour agir.
Il s’accroupit et enserre mes genoux de ses larges mains. Il les secoue, me balançant d’avant en
arrière pour s’amuser, jusqu’à ce que je ne puisse plus réprimer un sourire. Je lui demande :
— Qu’est-ce que tu veux ?
Son sourire s’évanouit au moment où nous nous dévisageons. Ses yeux bleus tristes me renvoient
mon regard, et je ressens une douleur à la poitrine.
— Je veux regagner ton amitié.
« Amitié. » Je retourne le mot dans ma bouche, grimaçant devant le goût amer qu’il laisse.
— Et si je ne peux pas te l’offrir ?
Je m’en sens incapable. Pour moi, rien n’a changé. J’ignore peut-être tout de sa vie actuelle, mais
je sais le genre d’hommes qu’il est au fond de lui. Il est resté le type que j’ai toujours désiré. Seul
l’emballage est devenu plus impressionnant, plus musclé et plus sexy. Redevenir son amie, le voir
collectionner les conquêtes… Je serais de nouveau totalement dévastée.
— Alors je veux ça.
Il se penche vers l’avant, et nos nez se frôlent. Il presse mes jambes avant de glisser les mains vers
le haut de mes cuisses.
Tout mon être se met à étinceler. Des parties de moi restées assoupies de trop nombreuses années
reviennent à la vie tandis qu’il s’approche encore.
Je recule légèrement afin de distinguer ses yeux.
— Quoi ?
— Ça, répète-t-il avant d’appuyer les lèvres sur les miennes.
J’ai aussitôt le souffle coupé, surprise par son baiser et par le souvenir précis que j’ai gardé de la
sensation de sa bouche. Il glisse la langue sur mes lèvres, les incitant à s’ouvrir davantage. Une de ses
mains quitte ma cuisse pour se poser sur ma nuque. Il me maintient fermement en place, savourant à
son aise la moindre parcelle de mes lèvres et de ma bouche. Lorsque j’avance la langue, touchant à
tâtons la pointe de la sienne, un grondement s’extirpe des profondeurs de sa gorge. Ce son descend
jusqu’à la pointe de mes orteils, et je me cambre contre lui.
Je suffoque, et mes mains s’agrippent à son épaule pour qu’il se rapproche.
Je pousse un gémissement dans sa bouche, et, alors qu’il aspire ce son et que nos langues se
mêlent, soudain il n’est plus là.
Je cligne rapidement des yeux en apercevant son expression horrifiée. Il s’essuie la bouche du dos
de la main comme s’il voulait se débarrasser de ma saveur.
Encore pantelante, je garde le goût de lui dans ma bouche tandis qu’il efface déjà tout souvenir de
moi.
Je suis une vraie idiote.
Je suis aussi une vraie salope – une salope qui ne pense qu’à elle – parce que je veux encore le
goûter. Tout de suite. Même en en connaissant le prix à payer.
— Je n’aurais pas dû, déclare-t-il.
Et moi, je n’aurais jamais dû assister à ce combat débile.
— Ouais, acquiescé-je, le menton tremblant.
Je détourne les yeux et j’avise les grandes baies vitrées, embrassant du même regard la ligne
d’horizon de Las Vegas et le vide absolu.
— J’ai déjà entendu ça.
Je bondis du divan en le repoussant afin qu’il n’aperçoive pas mes larmes.
Mon Dieu, je suis tellement… tellement bête, c’est affligeant ! C’est exactement comme la
dernière fois. J’en veux trop, je le désire trop. Alors que lui me veut… pas du tout.
— Arrête, Kennedy.
Non, je ne vais pas m’arrêter. Je m’empare de ma tasse posée sur la table et me force à accélérer
le pas en direction de la cuisine. Je me verse un autre café et j’inspecte le frigo à la recherche d’un
petit déjeuner quand je le sens arriver dans mon dos.
J’aurais dû me barrer, carrément. Que Sarah aille se faire foutre. Elle saura bien retrouver son
chemin quand elle aura fini de s’amuser avec les jumeaux. Beurk.
Je grimace à cette idée.
— Kennedy, s’il te plaît, parle-moi.
— Il n’y a rien à dire, rétorqué-je, la tête plongée dans le frigo.
Je ne vois que des inepties bonnes pour la santé : des fruits, des légumes et d’autres boissons
vertes à l’aspect vaseux. Dégoûtant.
— Je ne voulais pas dire ça.
Je claque la porte et m’adosse au frigo.
— Ah ouais ? (Je croise les bras.) Et qu’est-ce que tu voulais dire alors exactement ?
— Je voulais dire que je n’aurais pas dû t’embrasser, pas de cette façon. Mais je n’ai pas pu m’en
empêcher.
— Très bien. Voilà qui clarifie les choses.
Il serre les dents, puis se passe la main dans ses cheveux blond roux en bataille. Hier soir, ils
étaient rassemblés en queue-de-cheval, lui laissant le front dégagé. Aujourd’hui, ils prennent la forme
d’un vrai fouillis, totalement désordonné.
Je me maudis, moi et mes stupides émotions de fille. Les sensations affligeantes qu’il a
déclenchées en me touchant me foutent toujours dans la merde lorsqu’elles concernent Grayson.
— Ce que je voulais dire…, reprend-il en avançant d’un pas.
Je me suis moi-même fourrée dans un traquenard. Et je m’y retrouve enfermée quand il me tance
de toute sa hauteur et pose les mains sur le frigo au-dessus de mon crâne.
— … c’est que j’étais sérieux quand j’ai expliqué à Sarah que je t’accepterai comme tu le voudras.
Quelle que soit la forme de notre relation. Je n’aurais toutefois pas dû imaginer que tu accepterais
que je te touche. (Ses lèvres se tordent et son regard s’assombrit.) Du moins pas tout de suite.
Je ferme très fort les yeux. Ma respiration s’accélère, elle se mue en petits halètements, et je dois
me ressaisir.
Je sursaute quand il me caresse la joue du pouce.
— Je ne voulais pas que tu pleures. Ni te blesser. Mais j’ai peur que ce ne soit le cas.
— Pourquoi ?
J’ouvre les yeux avec réticence.
Il a le regard rivé sur son pouce comme s’il s’efforçait de mémoriser la sensation de ma peau.
À cette pensée, mon estomac se révulse.
Moi aussi, je dois m’imprégner de ces souvenirs.
— Parce que c’est ce que je fais toujours. Mais je refuse que ça se passe comme ça, tu es trop
importante.
Je hausse les épaules.
— Alors j’imagine que nous ferions mieux de nous dire au revoir tout de suite.
— Ce n’est pas non plus ce que je souhaite.
Il me dévisage de ses yeux bleu clair couleur de l’océan. J’ai l’impression qu’il sonde mes
pensées les plus intimes.
— Et toi ? demande-t-il.
Et moi, est-ce que je souhaite qu’on se quitte ? Ce serait le plus prudent pour tous les deux.
Mais je ne peux pas. Je souffrirai quand il partira, mais lui aussi m’a manqué, même si je ne l’ai
pas encore admis. Grayson a occupé toutes mes pensées de ces six dernières années.
Moi aussi, je l’accepterai comme je le peux. Même si mon cœur se retrouvera déchiqueté en une
centaine de petits morceaux une fois qu’il ne sera plus là.
— Non. (Je secoue la tête.) Je ne veux pas m’en aller.
— Amis alors ? demande-t-il en esquissant un sourire hésitant.
Je me penche pour lui effleurer la joue du bout des doigts.
Il tressaille à mon contact, et je ne peux dissimuler un sourire.
— Ce n’est pas non plus ce que je souhaite.
— Putain, tant mieux ! marmonne-t-il juste avant d’appuyer les paumes sur mes joues. Je pense
vraiment que le plus malin, ce serait de la jouer cool, de prendre le temps d’en discuter à fond…
Je ne peux détacher le regard de ses lèvres.
— Tu as raison, ce serait sans doute préférable.
— Mais j’ai aussi encore vraiment besoin de t’embrasser.
Ses lèvres se tordent en un sourire satisfait, et il glisse les mains jusqu’à mes épaules, me
maintenant immobile comme si l’idée de me laisser partir lui était insupportable.
— Alors vas-y.
Je ne désire rien de plus pour l’instant. Nous discuterons. Un jour. Là maintenant, je souhaite
uniquement me rappeler à quel point je me sens vivante en sa compagnie.
Il m’attire vers lui, et nos torses se touchent juste avant que nos lèvres se rencontrent de nouveau.
Ce baiser me coupe instantanément le souffle. J’ai l’impression de voler. Comme si je possédais
un super-pouvoir me permettant de me précipiter par la fenêtre et de m’élever de plusieurs centaines
de mètres dans les airs par ma seule volonté. Son baiser est implacable, ses lèvres sont douces mais
fermes.
Il enfonce ses doigts calleux dans mes joues tout en m’attirant contre lui, prenant ce qu’il désire…
Me dévorant.
Cette fois, il absorbe mes grognements, il pose une main sur ma taille puis me redresse, et nos
deux corps se contorsionnent dans un même mouvement.
Mes cuisses glissent sur le marbre froid, et je frissonne. J’écarte les jambes, l’invitant à se presser
contre moi.
Il se rue à l’assaut, son érection est solide et imposante, et il bascule contre mes parties intimes,
déjà moites, comme si sa faim ne pouvait jamais être rassasiée.
C’est excitant. Il est enivrant et je parviens à tout oublier.
Toute ma colère. Toute ma douleur. Il balaie toutes mes peurs, ne me laissant que les meilleures
parts de moi-même, que je veux lui offrir de A à Z.
Et je veux guérir ses blessures. J’ai envie de pleurer en songeant à ce que son père lui a fait subir.
Cela ne change rien à ce qui s’est passé entre nous, mais au moins je peux mieux comprendre son état
d’esprit lorsqu’il s’est volatilisé.
Je plonge les mains dans ses cheveux et le maintiens contre moi tandis que notre baiser se
prolonge. Je sens son torse, ses respirations rapides qui résonnent contre les miennes.
Je n’ai jamais autant désiré quelqu’un. Et soudain je veux que Grayson soit dans ma vie, aussi
longtemps qu’il me le permettra.
Le moment venu, je trouverai le moyen de recoller les morceaux épars qu’il abandonnera dans
son sillage.
— Eh bien, eh bien !
Une voix grave et amusée me ramène d’un coup à la réalité. Je détache brusquement ma bouche de
celle de Grayson.
Celui-ci baisse la tête, les paupières fermées, la poitrine se soulevant pesamment.
Je m’humecte les lèvres alors qu’il pivote la tête et lance un regard furieux à l’intrus.
— Lynx.
— Landon, corrige l’homme en fusillant Grayson du regard.
Celui-ci sourit.
— Je m’en fiche. Dégage.
— Pas possible, ducon. Tu dois t’alimenter, et c’est mon job. Emmène ta chérie au pieu.
Je perçois le grognement de Grayson dans sa poitrine avant qu’il franchisse ses lèvres.
— Fais gaffe à ce que tu dis.
Landon lève les mains et esquisse un large sourire.
— Je rigole. Mais, sérieusement, ce n’est pas hygiénique de cuisiner sur un comptoir sur lequel tu
vas baiser, donc va faire ça ailleurs.
Je me sens affreusement gênée, et ma peau se consume par tous les pores. Je détourne les yeux de
Landon et j’enfouis la tête contre le torse de Grayson tandis qu’il continue de râler sur son ami. Il me
tient tout contre lui, et j’aime sentir sa puissance.
Je me blottis, aux anges, et il me remet la main aux fesses pour me soulever. J’enroule les jambes
autour de sa taille et je joins les mains dans sa nuque. Et pas parce que je crains qu’il me laisse
tomber.
— Re-bonjour, lance gaiement Sarah en effectuant une entrée sautillante dans la cuisine.
Échevelée, elle a les lèvres gonflées. Ses joues affichent cette brillance caractéristique de celle qui
vient de s’envoyer en l’air. Je me mords les lèvres pour réprimer un sourire. Elle s’est peut-être
absentée dix minutes en tout et pour tout.
Cette fille ne perd pas de temps.
Les jumeaux non plus manifestement.
Elle balance une tape sur les fesses de Landon en passant d’un pas alerte près de lui alors qu’elle
se dirige vers le café.
— Salut toi, beau mâle.
— C’est pas moi, Lynx, maugrée Landon en secouant la tête.
Incapable de me retenir plus longtemps, je rejette la tête en arrière et pars d’un grand éclat de rire.
— Je le sais bien. Lynx est au lit. Je l’ai épuisé.
Landon est pris d’un haut-le-cœur, et Sarah se tourne vers moi tout en portant sa tasse à ses lèvres.
Elle m’adresse un clin d’œil, et mes joues s’empourprent.
— On dirait que les choses s’arrangent entre vous.
Son sous-entendu me donne envie de m’agripper encore plus fermement à Grayson.
Nous n’avons rien arrangé du tout si ce n’est que nous nous sommes rapprochés à quelques
centimètres de distance et que nos mains et nos lèvres ne tiennent pas en place.
Grayson doit deviner mon inquiétude, car il me chuchote à l’oreille :
— On va s’en occuper, t’inquiète.
J’essaie de faire taire mes doutes, mais ce n’est pas facile. Trop d’inconnues subsistent, trop de
non-dits. Trop de raisons pour qu’il me déteste une fois qu’il sera au courant.
— D’ailleurs, nous allons en parler tout de suite, déclare-t-il en tournant le dos à Sarah.
Je fais signe à celle-ci par-dessus l’épaule de Grayson qui sort de la cuisine et m’emmène en
direction d’un escalier qui doit conduire à sa chambre.
— Les œufs seront prêts dans dix minutes ! crie Landon.
— Je peux marcher toute seule, tu sais.
— Je sais. (Il me sourit. Ce qui me donne une furieuse envie d’envoyer valser ma culotte.) Mais
j’aime sentir ton cul entre mes mains.
Son compliment me fait rougir, et j’enfouis de nouveau la tête contre son torse.
Je peux y arriver.
Je peux m’amuser avec lui.
Je dois seulement me rappeler que ça n’ira pas plus loin.
Quelques jours qu’on passera ensemble, à se marrer, peut-être à s’envoyer en l’air, juste un peu
de sexe torride.
Puis nos chemins se sépareront, et on reprendra le cours de nos vies.
Je dois juste ne pas oublier que ça ne va pas durer.
Chapitre 6

Grayson
Bordel, qu’est-ce que je fous ?
Je respire l’odeur de Kennedy, ou je la vois, et je perds la boule. En revanche, ma queue se porte à
merveille alors que je me dirige vers ma chambre, sentant ses bras et ses jambes qui m’entourent
fermement. Non, c’est faux. Ma queue a un problème : elle ne se trouve pas encore en elle.
À l’endroit précis où je veux être.
L’autre fois, je savais que je la ferais souffrir en foutant le camp. Même si je lui reprochais de ne
pas avoir respecté nos règles, ce n’était qu’un ramassis de conneries. J’aurais pu m’armer de courage
et chercher à oublier. J’aurais pu essayer de vérifier si on pouvait surmonter cette épreuve. Mais,
quand la situation tourne au vinaigre, je ne connais que deux options : me battre ou m’enfuir. C’est
trop ancré en moi.
Cette fois, je refuse absolument de m’enfuir.
J’ouvre la porte de ma chambre d’un coup de pied et je m’avance jusqu’au lit sur lequel je
m’assois.
Les mains rivées à ses fesses.
— Tu peux me lâcher maintenant.
— Non.
Je secoue la tête. Le sourire qu’elle m’adresse m’électrise la peau. Éblouissant.
Bordel, depuis quand j’utilise des mots pareils ?
Pas question que je la lâche. J’aime son cul. Il est bien en chair et sexy en diable, encore plus dans
cette jupe qu’elle n’a pas quittée depuis hier soir. Le vêtement n’est pas serré mais dévoile assez bien
ses jambes, et le tissu est suffisamment mince pour que j’ai presque l’impression de lui toucher la
peau.
— Je reste trois jours en ville, lui dis-je.
J’étais sérieux dans la cuisine. Je veux qu’on tire toute cette merde au clair pour lui ôter tous ses
doutes et qu’elle ne se pose plus de questions.
Je la veux. Tout entière. Je veux tout ce qu’elle voudra me donner, puis j’en demanderai plus. Au
diable, mes craintes de la blesser encore une fois.
Elle me regarde en battant des cils, et j’aperçois une légère incertitude qui se dessine dans ses
yeux brun clair.
— OK…
— Et je veux passer tout ce temps avec toi.
Elle prend une petite inspiration saccadée. Vachement mignon. J’appuie les lèvres sur les siennes,
j’ai besoin de la goûter, même brièvement.
Quand je m’écarte, je souris en apercevant son expression légèrement ivre.
— Sarah et moi repartons dimanche.
— Alors d’ici là je ne veux pas te lâcher d’une semelle.
— Et après ? demande-t-elle. (La lumière a disparu de ses yeux. Ainsi que son expression joyeuse
et enivrée.) Quand je serai rentrée à Cambridge, et toi à Chicago ?
Je prends une profonde inspiration que je relâche lentement pour me donner le temps de réfléchir.
Quel est le problème ? Je n’ai aucune idée de la suite.
— Nous verrons bien, lui dis-je.
Elle tressaille, ce que je déteste.
Je veux faire des promesses sans savoir si je pourrai les tenir. Des promesses du genre : « Nous
resterons en contact. » Ou : « Je m’entraînerai plus près. » « Nous ne sommes qu’à trois heures l’un
de l’autre et nous pourrions nous voir le week-end. »
— Hé ! (Je passe une main dans ses cheveux et les écarte de sa joue pour les placer derrière son
oreille.) Tu viens de réapparaître dans ma vie. Je ne compte pas te laisser repartir de sitôt.
— Ce n’est pas non plus ce que je souhaite.
Sa voix est douce, un peu essoufflée. Putain, j’adore !
— Alors profitons de ces moments à Vegas. On n’a qu’à se marrer et rattraper le temps perdu. Et
advienne que pourra. (Chaque mot est une torture, je suis tellement dur que ma queue pourrait fendre
du ciment.) Je suis sérieux. On ira à ton rythme, OK ?
Elle hoche la tête avec un petit gémissement. Je me penche pour lui effleurer les lèvres. Elles ont
le goût du café et le mien.
J’écourte le baiser. Je me retire avant de mettre en branle un truc que je n’aurai pas l’occasion de
mener à son terme. Il faut vraiment que je mange. Landon veille à ce que je suive un horaire strict et
que je respecte mon régime et mon planning d’entraînement. Il me bottera les fesses si je saute le petit
déjeuner pour passer quelques heures au pieu avec Kennedy. Le combat d’hier soir n’était pas très
exigeant physiquement, mais un autre combat m’attend dans dix semaines. Pas question de me
relâcher.
Je ne veux pas devoir expédier nos retrouvailles. Je veux prendre le temps, savourer chaque
parcelle de son corps.
— Kennedy ? (Je susurre, les lèvres près de son oreille.) Nous devons aller manger.
Elle resserre les mains autour de mon cou.
— Je suis bien ici.
Je ris et presse les lèvres sur le côté de sa nuque gagné par la chair de poule.
— Merde ! (Je grogne quand elle se balance contre moi.) On doit arrêter, tout de suite.
Elle souffle et tout son corps tremble de nouveau.
— Je sais.
Puisant dans l’infime réserve de self-control qui me reste, je m’écarte de sa peau à la pâleur
attirante. J’aimerais en marquer la moindre portion de la pointe des dents et du bord des lèvres.
— Viens, dis-je en remettant les mains sur ses fesses.
Je nous soulève du lit avec un grognement, mais je ne la repose pas.
Elle rit, un rire doux qui résonne et me va droit au cœur.
— Laisse-moi.
Je la fais taire d’un baiser vif mais féroce.
— Rêve toujours.
Quel trou du cul !
Parce que malgré tout mon désir pour elle, et même si elle m’a réellement manqué et même si je
me suis comporté en beau salaud en n’admettant pas que cette nuit avec elle avait été la plus belle de
ma putain de vie…, j’ignore encore ce que nous réserve vraiment l’avenir.
Je sais juste que je veux le partager avec elle.

— Ça n’a pas traîné, s’esclaffe Sarah à notre retour dans la cuisine.
Assise sur le plan de travail contre lequel je tenais Kennedy quelques minutes plus tôt, elle balance
ses courtes jambes comme une enfant sur une balançoire, une tasse de café à la main.
Landon est encore aux fourneaux, il retourne les œufs et fait frire le bacon.
Lynx est assis à la table de la cuisine en train de faire défiler les pages sur une tablette. Les
jumeaux se ressemblent comme deux gouttes d’eau, c’est indéniable, mais on peut les dissocier, car
Lynx est chauve tandis que Landon a des cheveux noirs coupés ras. À chaque mouvement de son
doigt, Lynx se renfrogne un peu plus.
— Tu peux parler ! rétorque Kennedy avec un sourire.
Abandonnant un instant son attitude renfrognée, Lynx lève les yeux et lui adresse un clin d’œil,
avant de reporter son attention sur la tablette.
Je m’assois à la table en face de Lynx, les mains toujours posées sur les fesses de Kennedy.
Lorsqu’elle se trémousse, je la maintiens plus fermement jusqu’à ce qu’elle se laisse faire.
— Ne bouge pas, chuchoté-je. (Je me tourne ensuite vers Lynx.) Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu sembles faire la une partout, mais pas un mot sur ton combat. (Il redresse la tête et me
transperce d’un regard cinglant et furieux.) Ou plutôt sur l’absence d’un putain de combat en règle.
Mettre Mancuso KO aussi vite était une erreur. Je le sais. Mais, quand j’ai aperçu Kennedy, des
mois de préparation et tout mon sens tactique se sont volatilisés pour laisser place à une seule idée : la
rejoindre dès que possible. Mancuso était devenu un obstacle à franchir, non plus un adversaire à
vaincre.
Toutefois, assurer le spectacle, en jouant avec mes victimes avant de finir par les envoyer au tapis,
me permet aussi de décrocher des contrats de pub, d’assurer les rentrées financières. Hier soir, le
public avait déboursé des centaines de dollars pour s’amuser, pas uniquement pour assister à un
combat.
Je n’ai pas rempli ma part du contrat et, puisque Lynx est le principal responsable de mon
marketing et de mes relations publiques, je ne suis pas surpris de le voir passablement contrarié ce
matin.
Rodney Bartlett, mon entraîneur principal, sera encore plus furax parce que je n’ai pas fourni le
divertissement attendu.
Heureusement, quand nous sommes en déplacement, il prend une chambre d’hôtel séparée. Et en
plus il se noie dans l’alcool, donc je ne dois pas m’inquiéter de le voir débarquer avant plusieurs
heures.
— Je n’ai pas encore vu les photos, déclare Kennedy.
Elle tend le cou pour apercevoir l’écran.
Lynx retourne la tablette et la fait glisser vers Kennedy.
— Tiens, regarde.
— Non, l’avertis-je. Ils n’écrivent que des conneries.
Elle me lance un sourire.
— J’ai peut-être seulement envie de vérifier si j’ai l’air présentable.
Ma poitrine se soulage d’un poids dont je n’avais pas conscience. La plupart des femmes qui
traînent autour des pratiquants de sports de combat le font pour attirer l’attention et décrocher leurs
cinq minutes de gloire sur les photos. Kennedy est différente, et, en voyant les photos ce matin, j’ai
craint qu’elle ne soit fâchée ou gênée.
Ce sera peut-être le cas, mais au moins elle lutte contre son penchant naturel et essaie de se
montrer bonne joueuse.
Je lui embrasse l’épaule quand elle se retourne, et mes lèvres s’attardent plus longtemps qu’elles
ne le devraient.
Je me fous royalement que Lynx me voie. Il me connaît. Il est avec moi depuis le début, il
m’entraîne avec Rodney et Landon. Les jumeaux Anders sont incroyables, ils traînent depuis des
années sur les rings. De cinq ans mes aînés, ils ont chacun décroché plus de titres que moi jusqu’à
présent. Quand ils ont arrêté les combats, ils sont devenus entraîneurs sous les ordres de Rodney.
Nous comptons reprendre le gymnase de Rodney le jour où il raccrochera les gants, et alors je
deviendrai entraîneur à leurs côtés. En fonction du temps qu’il me reste en tant que sportif
professionnel, nous pourrions attendre que j’ai amassé suffisamment de gains avant d’ouvrir notre
gymnase.
Je regarde les photos par-dessus l’épaule de Kennedy. Au moins, elles sont de meilleure qualité
que celles que j’ai vues tout à l’heure. L’une d’elles montre même Kennedy et Sarah dans les gradins.
Je regarde fixement la photo tandis qu’elle parcourt l’écran. Je suis fasciné. La photo doit avoir
été prise quand je suis monté sur le ring, ou juste avant. Les yeux de Kennedy sont rivés sur la cage,
elle a la mâchoire légèrement affaissée, et ses yeux bruns brillent d’une lueur douce, stupéfaite et un
peu lubrique.
Je n’ai jamais vu quelqu’un me regarder comme elle l’a toujours fait : remplie de fierté et de
confiance dans le meilleur de moi-même. Hormis mes actuels entraîneurs, elle est la seule personne à
avoir cru que je pouvais devenir quelqu’un.
— J’ai l’air stone, chuchote-t-elle.
Je me tais. Je suis incapable de parler. Tout ce qu’elle ressent pour moi se voit dans cette seule
petite photo pixellisée, et, le temps qu’elle passe à la suivante, ma décision est prise.
Je la veux.
Je veux la femme qui a toujours cru en moi.
Je veux la femme qui, je le sais, restera dans mon coin et luttera à mes côtés sans ménager sa
peine pour que je réussisse.
Et je ferai tout pour atteindre cet objectif.
Chapitre 7

Kennedy
Ce matin, je me suis plusieurs fois surprise à vouloir me pincer pour vérifier que j’étais bien
réveillée et que je ne me trouvais pas dans un de ces rêves étranges résultant d’une trop grande
absorption de sucre et de chocolat juste avant l’heure du coucher.
Sauf que tout cela semble réel. Effrayant et très animé, mais pas moins réel.
Une fois le petit déjeuner achevé – je n’avais jamais vu trois hommes, et Grayson en particulier,
ingurgiter une telle quantité de protéines et de porc en un seul repas – j’avais espéré pouvoir
bénéficier d’un moment seule avec Grayson.
Il m’a tellement manqué.
C’est pourquoi j’ai accepté sans trop d’hésitation de passer les trois prochains jours en sa
compagnie tant que Sarah et moi sommes à Vegas.
Mais j’ai dû renoncer à mes projets, car il a repoussé son assiette sur la table, puis m’a examinée
des pieds à la tête avant de déclarer :
— Nous devons passer à ton hôtel. Il faudrait que tu te changes avant qu’on sorte.
Je n’ai pas eu l’occasion de m’enquérir du programme, car ils ont bondi hors de table.
Les hommes ont pris une douche et se sont habillés.
Je n’ai pas questionné Sarah sur sa nuit ni sur ce qu’elle avait fait après avoir disparu ce matin.
Peut-être qu’elle a couché avec un des jumeaux, voire les deux, peut-être pas. Elle se comporte
comme à son habitude, sans adopter une attitude plus séductrice ou plus libre. Pour cette raison aussi,
je l’ai toujours admirée.
Elle est une des rares femmes de ma connaissance qui soit capable de laisser le sexe au lit et en
dehors de son cœur. Pour elle, c’est marrant, naturel et agréable.
Pour moi, le sexe se présente toujours dans un emballage de liens et de sentiments. Je n’ai jamais
été en mesure de dissocier les deux, ce qui explique pourquoi j’hésite encore à dépasser le stade du
baiser avec Grayson.
Mais je sais que je ne pourrai me retenir qu’un certain temps. Tout mon corps s’électrise dès qu’il
me touche.
Ce qui rend incroyablement délicate ma position actuelle, prise en sandwich entre Grayson et
Sarah à l’arrière du 4 × 4 noir.
Il a la cuisse appuyée contre la mienne et le bras posé nonchalamment sur mes épaules. Du pouce,
il dessine des cercles lents sur le haut de mon bras, ce qui me rend dingue.
J’ai du mal à réfléchir. Ma culotte est trempée. Et le sourire entendu que m’adresse Sarah en
apercevant mes joues en feu ne m’aide pas.
Lorsque le 4 × 4 s’arrête, Landon et Lynx en sortent les premiers et lancent les clés au voiturier de
faction.
Landon ouvre ensuite la portière arrière, et Grayson me prend la main pour m’entraîner hors de
la voiture.
Des picotements de chaleur remontent mon bras jusqu’à ma poitrine. Je flageole sur mes talons ;
mes pieds douloureux ont besoin d’être libérés des instruments de torture que je porte depuis hier. Je
suis plutôt le genre de filles à privilégier les pantalons de yoga et les chaussures plates, et mon
incursion de la veille dans les tenues réservées aux virées en boîte m’a sortie de mon élément
habituel.
Au moins j’avais une allure convenable sur les photos que j’ai visionnées ce matin sur la tablette.
Je ne sais toujours pas quoi en penser. J’ignore comment réagir en apercevant mon visage
placardé à la devanture des kiosques à journaux ce matin, car la grande nouvelle du combat d’hier
soir n’était pas la victoire de La Légende, mais le fait qu’il soit allé choper une fille dans le public –
qui se trouvait derrière le coin de Mancuso, en plus – pour l’emmener à toute allure vers ses
vestiaires.
Je m’efforce de ne plus y penser.
J’essaie aussi d’ignorer les regards qui se posent sur nous tandis que nous franchissons les portes
de l’hôtel et du casino Planet Hollywood. J’aurais cru que notre petite bande de copains passerait
inaperçue, mais Lynx et Landon sont incroyablement grands, sans parler de leur corpulence
d’armoire à glace. Ils nous font traverser la foule d’un air résolu. On croirait un détachement de
sécurité.
Sarah et moi sommes bonnes pour nous taper la honte dans nos vêtements froissés et avec nos
cheveux non brossés.
Et naturellement, à côté de moi, se trouve Grayson. Il est moins large et moins grand que les
jumeaux, mais il marche d’un pas arrogant et confiant, qui a de quoi attirer l’attention de toutes les
femmes.
Sur notre passage, j’aperçois l’expression vitreuse de nombreuses d’entre elles et leurs têtes qui
pivotent pour nous suivre du regard.
— Alors qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? demandé-je au moment où Lynx appelle l’ascenseur.
J’ai absolument besoin d’une douche et de vêtements propres. J’ai aussi besoin que les gens
arrêtent de nous dévisager.
Lynx sourit. Landon reste muet.
— On veut juste s’assurer que tu passes des vêtements confortables, répond Grayson.
Je fronce les sourcils. Ça ne me renseigne pas beaucoup, mais, puisque les hommes portent tous
un pantalon de jogging, un tee-shirt basique et des chaussures de sport, il semble évident que la tenue
du jour sera décontractée.
Lynx tient la porte de l’ascenseur ouverte tandis qu’émerge un groupe de femmes vêtues de robes
de soirée, l’une d’elles affublée d’une écharpe « Célibataire » drapée sur l’épaule. Elles vacillent un
instant sur leurs talons en apercevant les hommes, baissent vivement la tête et se mettent à glousser en
titubant hors de la cabine.
Dix heures du matin et déjà bourrées. Je grimace en songeant à la longue journée qui les attend.
— Tu ne comptes rien me dire ?
Je me glisse furtivement dans un coin pour laisser place aux autres.
Grayson vient me rejoindre. Il n’a pas cessé de me toucher depuis que nous avons quitté
l’ascenseur à son hôtel, mais je ne m’en plains pas. J’aime sentir sa poigne ferme sur ma main.
Comme s’il craignait que je ne m’enfuie s’il me lâchait.
— Tu as beaucoup souffert le jour où je suis parti ?
Je rejette la tête en arrière.
— C’est maintenant que tu abordes ce sujet ? Devant nos amis ?
Ma colère grimpe d’un cran à chaque inspiration.
Il esquisse un petit sourire narquois, puis m’effleure les lèvres du pouce, d’un geste vif mais
tendre.
Je frémis jusqu’au bout des orteils.
— Ce sera le jour idéal pour décharger toute ta colère sur moi. Avec des flingues et des
éclaboussures de peinture.
— Quoi ?
Sarah glousse.
— Je crois qu’il insinue qu’on va aller au paintball. (Elle se dresse sur la pointe des pieds et bat
des mains.) C’est ça ?
Grayson hausse les épaules.
— Nous avions planifié cette journée de détente depuis que la date de mon combat avait été fixée.
Je me suis dit que ce serait marrant si vous nous accompagniez. Vous êtes partantes ?
Je demeure un instant déconcertée. Je n’aime pas les armes. J’en ai toujours eu une frousse bleue.
Mais le paintball, cela devrait aller. Je suppose que ce n’est pas trop dangereux et que ça ne fait pas
trop mal.
Et puis je vais pouvoir tirer sur Grayson. Le couvrir de billes de peinture multicolores.
— Ça marche, dis-je avec un sourire.
Il relâche ma main, et je me renfrogne jusqu’à ce qu’il passe un bras autour de mes épaules et me
plaque contre lui.
— Rappelle-toi seulement qu’aujourd’hui tu ne m’en veux pas. J’aperçois cette lueur dans tes
yeux, et je sais à quel point tu peux avoir l’esprit de compétition.
Je lui balance un coup de coude dans les côtes.
Il simule un gémissement. Vu qu’il ne vacille pas d’un pouce, je devine qu’il a à peine ressenti
mon direct.
— Tu auras besoin de muscles plus gros que ceux d’un papillon si tu veux me blesser.
En face de nous, Landon ricane, et je le fusille du regard.
— Et si je passais plutôt mes nerfs sur toi ?
Il rit de plus belle et se plie presque en deux, une main posée sur le ventre.
— Tu es mignonne, réplique-t-il en s’étouffant.
— Landon a servi dans les forces spéciales, me chuchote Grayson à l’oreille. À mon avis, il va
essayer de tous nous estropier aujourd’hui, avec de bonnes chances d’y parvenir.
Je tords le cou pour regarder Grayson droit dans les yeux et j’esquisse un sourire.
— Alors peut-être que nous devrions joindre nos forces pour l’éliminer.
— Marché conclu.
Grayson tend la main, et je la serre.
Au moment où le « ding » de l’ascenseur retentit et que nous nous apprêtons à sortir, le téléphone
de Lynx se met à sonner. Nous nous figeons alors qu’il jette un regard noir au numéro qui s’affiche
sur son écran.
À côté de moi, je sens Grayson se raidir.
— Je réponds, déclare Lynx. On se rejoint dans une seconde.
Grayson arque un sourcil ; sur ma hanche, sa main tressaille.
— C’est pour moi ?
Lynx ouvre son téléphone d’une chiquenaude et grogne :
— Plus tard.
Il pivote pour répondre à son correspondant, et Sarah ouvre le chemin vers notre chambre
d’hôtel. Une chambre standard avec deux lits doubles. Ses seuls attraits sont la vue sur le Strip et la
baignoire de l’immense salle de bains.
La comparaison avec la suite penthouse de Grayson, trois fois plus grande et cent fois plus chicos
que mon appartement de Cambridge, me rappelle à quel point nos vies sont devenues différentes.
Pourtant, avec les parents que j’avais, tout le monde à Braxton a toujours cru que je réussirais
dans la vie et que je deviendrais quelqu’un d’important. Du moins c’étaient les projets que formaient
mes parents jusqu’à ce que tout change durant l’été précédant ma troisième année de fac.
Au bout du compte, je me suis retrouvée coincée toute ma vie dans un rayon de trente kilomètres
autour de ma minable ville natale, tandis que Grayson parcourait le monde.
Et pour une raison inconnue, malgré les centaines de fans que j’ai vus, malgré son ascension vers
le statut de célébrité au sein de la fédération de MMA, dont j’ai été témoin, c’est encore lui qui pense
qu’il n’est pas assez bien pour moi.
C’est moi au contraire qui pourrais constituer un boulet pour lui.
J’essaie de chasser cette pensée déprimante alors que Sarah ouvre la porte de notre chambre. Je
déclare d’une voix hésitante :
— Entrez, je vous en prie.
Landon et Grayson s’arrêtent sur le seuil et portent le regard vers l’endroit où Lynx a disparu.
— On sera au bar, intervient Landon d’un ton décidé. On devra discuter avec Lynx quand il aura
fini.
— C’est rapport aux combats, explique Grayson.
Un mensonge. Je le devine aussitôt à la façon dont il évite mon regard.
Je secoue la tête pour faire en sorte que ma réponse ne trahisse pas mes doutes et mes craintes.
— Pas de souci. Allez-y. Nous n’en aurons pas pour longtemps.
— Que tu dis ! crie Sarah qui se trouve déjà dans la chambre.
Je ne la vois pas depuis le seuil, mais j’aperçois des vêtements qui volent en tous sens tandis
qu’elle fouille dans sa valise.
— Donne-moi ton téléphone, demande Grayson en tendant la main.
Je déverrouille mon appareil et le dépose dans sa paume ouverte. Il tapote sur mon clavier pour
ajouter son numéro à mes contacts avant d’appeler son propre téléphone.
— Tiens. Préviens-moi quand vous serez prêtes, et on vous rejoindra ici.
— On peut aussi se retrouver au bar.
— Je ne veux pas attirer davantage l’attention sur toi. Et qui sait tout ce qui peut arriver dans un
bar de Vegas !
Ça paraît logique. Toutefois un mauvais pressentiment inexplicable s’abat sur moi.
— Bien. (Je me tourne vers la porte.) On en aura sans doute pour trente minutes.
— Hé !
Il s’empare de ma main et m’attire contre lui.
— Quoi ?
Il ne répond pas. Il se contente d’appuyer les lèvres sur les miennes dans un baiser tendre mais
fugace. Je manque de m’effondrer même s’il ne fait que me toucher la main et m’embrasser les
lèvres.
Je suis vraiment dans de sales draps.
Il s’écarte avec un sourire forcé, beaucoup trop factice pour être authentique.
— À bientôt. Et prépare un sac pour la nuit, pour qu’on ne doive plus repasser par ici.
J’acquiesce malgré tout de la tête et je regarde les hommes s’en aller et disparaître au détour du
couloir qui les ramènera à l’ascenseur.
Fronçant les sourcils, je reste un moment à me demander ce qui se passe.

Sarah me laisse à peine le temps de refermer la porte derrière moi qu’elle s’assoit sur le lit et me
dévisage. Son regard est dénué de l’étincelle habituelle, et je devine ce qui m’attend.
Je sais qu’elle a commencé à entrevoir la vérité ce matin dans la cuisine.
Je m’adosse au mur et croise les bras, cherchant pour une raison inconnue à protéger un peu plus
longtemps mon secret.
— C’est lui, le père, lâche-t-elle.
Je baisse les paupières et repousse les larmes qui montent. Je me tais. Je ne sais pas si je bouge.
Mais je m’effondre en sanglots quand Sarah me prend dans ses bras et m’attire contre elle.
— Je suis vraiment désolée, murmure-t-elle tandis que mes épaules se mettent à trembler. Si j’en
avais eu la moindre idée, je ne t’aurais jamais amenée ici.
— Et tu ne m’aurais pas non plus obligée à tout te raconter à l’hôtel ?
Je l’adore, mais je suis incapable de masquer mon irritation. Je me sens encore un peu contrariée
qu’elle m’ait ainsi plongée dans l’embarras, même si elle n’avait pas encore tout capté à ce moment-
là.
— Je sais. Il m’a fallu trop longtemps pour comprendre, sans doute à cause du manque de
sommeil. Mais je suis désolée.
— Pas de souci.
Je marmonne ; ma voix se brouille, j’ai la tête contre son épaule, et mes larmes coulent sans
discontinuer.
Cela fait six ans que je garde ce secret. Après avoir appelé Grayson pendant des semaines, lui
avoir laissé des messages et envoyé des textos, tous restés lettre morte, j’ai essayé à deux reprises de
le rencontrer en personne. La seconde fois, je peux m’estimer heureuse que personne ne m’ait vue.
J’étais revenue à Braxton pour aller chez lui. Je voulais retrouver sa trace pour tout lui avouer, mais
je savais qu’il n’y avait qu’une personne en mesure de me renseigner… et je savais qu’il n’en aurait
strictement rien à foutre. Le père de Grayson était un ivrogne encore plus violent que mon père, ce
qui n’était pas peu dire.
Aujourd’hui, après avoir vu les cicatrices sur le dos de Grayson, je me rends compte qu’il était
encore pire que je ne l’imaginais. Ce n’est pas un enfoiré.
C’est un monstre.
Mais même à l’époque j’étais certaine qu’en quittant la ville Grayson était parti sans laisser
d’adresse à son vieux pour éviter que celui-ci ne puisse le suivre. Lorsque je m’étais retrouvée à
l’extérieur de sa maison d’enfance, j’avais tergiversé quelques minutes avant de finalement remonter
dans ma voiture pour retourner à la fac.
Ce jour-là, après les cours, je m’étais directement rendue à l’agence d’adoption et j’avais signé
les derniers documents.
— Je ne sais pas quoi faire, avoué-je en m’appuyant sur Sarah.
Je secoue la tête contre son épaule, j’éprouve de la haine envers moi, envers les mensonges et les
secrets qui suintent par les pores de ma peau, de même que je ressens encore des résidus de colère
fulminante envers Grayson qui n’a jamais répondu à aucun de mes appels.
Sarah a toujours été là pour moi, à chaque étape de ce chemin. Et même si je pense tous les jours à
notre bébé, à chaque instant, cela fait des années que je n’ai plus été aussi désespérée de savoir à quoi
il ressemble.
Moins de vingt-quatre heures en compagnie de Grayson ont suffi à me chambouler le cerveau, à
me rendre plus confuse et honteuse de moi-même que jamais.
J’ai toujours pensé que lancer un projet d’adoption, et confier notre bébé à un couple aimant, était
la meilleure chose pour nous trois, mais à présent je ne peux m’empêcher de douter.
Et si ? Et si Grayson était resté ? Et s’il m’avait rappelée ?
Est-ce que j’aurais mené l’adoption à son terme si nous avions vécu ensemble comme je l’avais
toujours désiré ?
— Aucune importance, dis-je finalement en m’adossant de nouveau au mur. (J’essuie mes larmes
et je secoue frénétiquement la tête.) Il est en ville pour trois jours, et rien de plus.
Il n’a rien dit d’autre, de toute façon. Ni promis. Et je le connais. S’il voulait aller plus loin, s’il
voulait que notre histoire devienne plus sérieuse, il serait franc du collier. Il l’a toujours été.
— Tu t’en sens capable ? demande Sarah.
Elle me caresse les bras d’un geste apaisant, et je ferme les yeux.
Je hausse les épaules et secoue la tête.
— Je n’en ai aucune idée. (Je relève les paupières et plonge mon regard dans ses yeux
compréhensifs.) Mais il m’a manqué, tu sais ?
— Je sais. Je pige maintenant, je pense. Toute l’histoire.
Elle a toujours tout pigé. Même sans poser de questions, même sans avoir creusé dans les
profondeurs de mon passé, Sarah a toujours semblé me comprendre.
— Tu vas lui dire ?
Je me cogne le crâne contre le mur derrière moi.
— Je ne sais pas. Je pense qu’il devrait être mis au courant, enfin j’imagine. Je veux dire…
j’aimerais. Mais qu’est-ce que ça changerait ? Notre fils est heureux…, j’espère…
— Il l’est, me certifie Sarah.
Je baisse les yeux, et son sourire bienveillant m’apaise. Dans tous mes moments de doute, elle a
toujours été là pour me rappeler que j’avais fait le bon choix.
Je hoche la tête en signe de gratitude.
— Alors qu’est-ce qu’il aurait à gagner à l’apprendre ?
Je réfléchis à voix haute. Je n’avais jamais réellement envisagé de revoir Grayson, du moins pas
en chair et en os. J’ai eu cinq années pour me faire à l’idée qu’un petit bonhomme, doté pour moitié
de mon ADN, se baladait dans la région de Chicago. J’ignore comment réagira Grayson si je lui
annonce la nouvelle. Ce n’est pas comme s’il pouvait aller lui rendre visite.
Malgré toute la colère et la souffrance que j’ai ressenties après son départ, il a toujours compté
pour moi. Je viens seulement de le retrouver, et pour un court moment en plus.
Je ne veux pas le reperdre.
— Kennedy.
— Quoi ?
Mes yeux se referment. Réfléchir de façon aussi intense de bon matin me donne mal au crâne.
— Dis-lui, chuchote-t-elle. (Elle me presse la main.) L’un dans l’autre, il a le droit de savoir.
J’acquiesce en avalant la boule qui se trouve dans ma gorge.
— Je sais. Je vais le lui dire, mais j’attendrai la fin du week-end.
Juste avant qu’il saute dans un avion pour retourner chez lui.
Au moins ainsi, s’il me déteste, je ne devrais pas trop longtemps contempler son mépris dans ses
yeux, ni l’entendre dans sa voix.
D’ici là, je pourrai ingurgiter toutes les bribes et miettes que Grayson sera prêt à me donner et
prétendre que nous pouvons redevenir amis.
— Très bien. (Elle m’éloigne du mur et me redresse.) On va se remuer les fesses. Des flingues
nous attendent.
— Merci.
J’esquisse un sourire triste, et elle me renvoie un regard de la même teneur.
— Je t’aime, Kennedy. Tu le sais, hein ?
— Je le sais.
Vraiment. Elle n’a pas besoin de me dire qu’elle pense que je commets une erreur, mais elle n’a
pas non plus besoin de m’assurer de son soutien indéfectible.
Chapitre 8

Kennedy
Quarante-cinq minutes plus tard, soit avec quinze minutes de retard sur l’horaire, Sarah se
précipite sur la porte de notre chambre à laquelle on vient de frapper.
— J’y vais ! s’exclame-t-elle.
Je suis dans la salle de bains, je termine de me maquiller et je rassemble mes cheveux en queue-
de-cheval.
Après ma crise de nerfs, après avoir tout confié à Sarah, j’ai passé plus de temps que nécessaire
sous la douche. Principalement pour essayer d’arrêter les larmes qui continuaient de se déverser
même si je croyais avoir fini de pleurer.
Mes yeux sont rouges et gonflés, et jusqu’à présent aucune couche de maquillage n’a réussi à
dissimuler le fait que j’ai passé les trois derniers quarts d’heure à chialer.
Je prends une inspiration saccadée et j’étale encore un peu de fard à paupières gris foncé en
espérant que tout se passe au mieux.
— Salut, les gars ! s’exclame Sarah, recouvrant son habituelle humeur guillerette. Kennedy a
presque terminé, ensuite nous pourrons partir.
— Je suis prête, dis-je en sortant de la salle de bains. Allons-y.
Je cherche ma clé dans mon sac et quitte la chambre à la suite de Sarah sans lever les yeux.
J’ai à peine fait un mètre dans le couloir qu’une main s’abat sur mon épaule, me forçant à
m’arrêter.
— Ça va ? me demande Grayson en se penchant sur moi pour m’ausculter du regard.
— Ouais.
Je hoche la tête, les yeux toujours pointés vers le sol. J’ai juste envie de l’éviter encore quelques
minutes pour qu’il ne puisse pas voir que j’ai de nouveau pleuré.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il m’effleure le menton du pouce et le redresse, si bien que je suis contrainte de le regarder.
— Tu as pleuré ?
— N’importe quoi ! intervient gaiement Sarah. (Elle s’empare de ma main et m’entraîne vers
l’avant.) Pourquoi ferait-elle un truc aussi stupide ? Venez, les flingues nous attendent.
Je ris et je la suis, sans me donner la peine de jeter un coup d’œil derrière moi. J’attends d’être
dans l’ascenseur pour ne plus esquiver le regard de Grayson.
Il me connaît depuis que j’ai quatorze ans – six années de proche amitié –, et, même si cela date, je
sais qu’il devinera que je cache un truc. Le moment est mal choisi pour les confidences.
Grayson entre dans l’ascenseur, le regard songeur. Ses yeux plissés et sa mâchoire tendue
m’indiquent qu’il est mécontent. Puisque Lynx et Landon affichent la même expression et qu’ils
semblent sur la défensive, avec leurs bras massifs croisés sur leur torse bestial, j’imagine que cela
n’a aucun lien avec moi. Je sais que cela n’a aucun lien avec moi.
Avec un petit sourire, Grayson se penche et me chuchote à l’oreille :
— Tu as pensé à moi sous la douche ?
Un son étranglé s’échappe de ma gorge, et je cille vivement. Oui, j’ai pensé à lui, mais pas de la
façon qu’il sous-entend si j’en crois son sourire en coin charmeur. Je murmure :
— Dans tes rêves.
J’y arriverai. Je peux remiser mon passé au placard pendant trois jours avant d’être contrainte de
lever le voile.
Grayson fait un petit pas en avant, me bloquant totalement à la vue des autres occupants de
l’ascenseur, et il se penche davantage. Il appuie une main sur la paroi près de mon crâne et plonge la
tête de sorte que ses lèvres se retrouvent tout près de mon oreille.
— J’ai rêvé de toi. Peut-être que je pourrai t’en parler à l’occasion.
Il remonte son autre main jusqu’à ma hanche et effleure du pouce ma peau juste au-dessus de la
taille de mon pantalon de yoga. J’ai assorti ma tenue à celle des gars : je porte un tee-shirt bleu clair
basique et ajusté, ainsi que mon corsaire de yoga noir préféré.
— Grayson. (Son prénom est comme un souffle sur mes lèvres.) Tu as dit « amis ».
Il m’effleure le lobe du bout des lèvres et vient m’exciter en me mordillant.
— J’ai menti. J’en veux plus. Je te veux.
Je ravale le gémissement qui tente de s’extirper de ma gorge et rejette la tête en arrière.
Redressant le menton, je me perds dans ses yeux d’océan. Ils sont dilatés ; savoir qu’il est déjà excité,
qu’il me désire propulse une onde de chaleur en direction de mon sexe. Je murmure :
— Ça pourrait être une erreur.
— Ça pourrait être la meilleure décision qu’on ait jamais prise.
Puis il pose les lèvres sur les miennes, annihilant par ce baiser toute logique et toute capacité de
raisonnement ; je redeviens l’idiote émotionnelle que j’ai toujours été en sa présence.
Un raclement de gorge rauque résonne dans l’espace confiné.
Grayson recule à peine pour me laisser respirer et réfléchir. Ce qui n’est pas sans danger.
En sa présence, je ne songe qu’à de vilaines choses qui ne devraient même pas m’effleurer
l’esprit.
Pas avant que toute la vérité éclate au grand jour.
— Laisse un peu cette fille respirer, se moque Lynx quand je parviens à établir un contact visuel
avec le reste de notre groupe.
J’avais complètement oublié que nous avions de la compagnie dans cet ascenseur, mais il semble
évident qu’aucun d’eux n’a loupé une miette du spectacle.
Sarah me lance un coup d’œil inquiet, et je secoue la tête.
— Désolée.
Je sens tous les regards peser sur mes joues enflammées et je rive les yeux sur mes chaussures.
Je garde le silence pendant les dix minutes du trajet vers la salle de paintball. Celle-ci est facile
d’accès, puisqu’elle n’est située qu’à un kilomètre et demi du Strip, mais la circulation à Las Vegas
s’apparente davantage à une course de karting. Les voitures se laissent à peine l’espace nécessaire
pour changer de voie, et les Klaxons retentissent en permanence.
Depuis que les hommes sont revenus du bar, ils sont incroyablement tendus et silencieux. Seul le
babillage futile de Sarah assure le bruit de fond de mes pensées vagabondes ainsi que les ballades de
rock qui émanent des haut-parleurs du 4 × 4.
Chaque instant passé dans ce véhicule, chacune de mes respirations me suffoque davantage. Quand
nous arrivons enfin à la salle de paintball, je bondis à l’extérieur pour reprendre ma respiration pour
la première fois, me semble-t-il, depuis que Sarah et moi sommes retournées à notre hôtel.
Maintenant que mon amie est au courant de tout, maintenant que la vérité pointe le bout de son
nez, le secret que je porte depuis six ans m’apparaît sous la forme de dominos parfaitement alignés
qui s’écroulent en cascade.
Ils vont tomber l’un après l’autre, jusqu’à ce que tout le parcours que je me suis construit soit par
terre.
Impossible d’inverser ce mouvement, tout se saura.
Cette pensée me fait vaciller, je me rends compte que j’ai tort. Affreusement tort.
Si Grayson souhaite être mon ami, ou n’importe quoi d’autre – même si ce n’est que pour trois
jours – il a le droit de connaître toute l’histoire.
— Tout va bien ? me demande-t-il en s’approchant de moi et en posant un bras dans le creux de
mes reins.
Je sursaute à son contact comme s’il m’avait brûlée.
— Oui. Bien sûr.
Non. Bien sûr que non. Hier soir, il était facile d’esquiver la vérité. De survoler les parties du récit
qui auraient révélé que j’avais donné naissance à son fils.
J’ai répondu à ses questions en biaisant, donnant à ma vie un aspect nettement plus terne qu’en
réalité. Cela ne m’a pas demandé un gros effort. Après avoir remis notre petit garçon aux parents
adoptifs, quelques instants seulement après avoir accouché, je m’étais tournée vers Sarah.
Elle m’avait prise dans ses bras tandis que je sanglotais.
Et je n’avais plus jamais revu notre bébé.
— Euh, en fait… (Je m’interromps au milieu de ma phrase et je tends la main vers son bras.) J’ai
un truc à te dire.
Ses yeux voyagent entre le 4 × 4 et notre petit groupe d’amis, qui attend à l’entrée.
— Maintenant ?
Je secoue la tête.
— Plus tard. Après, sans doute.
Je pose les mains sur ma queue-de-cheval. Je la réarrange, lissant d’imaginaires cheveux rebelles.
Grayson se renfrogne et cherche à accrocher mon regard.
— OK. Ouais, bien sûr.
Un nœud se forme au plus profond de ma poitrine. D’ici à quelques heures, Grayson connaîtra la
vérité que je lui cache. J’appuie une main sur mes poumons pour effacer la douleur croissante, mais
c’est peine perdue. La peur et la souffrance que me cause la perspective de devoir tout revivre sont
trop profondément ancrées.
— C’était quoi, ce coup de téléphone tout à l’heure ? demandé-je pour changer de sujet.
— Rien, lâche brièvement Grayson en rejoignant nos amis. Rien d’important.
Il est évident qu’il ment.
Mais puisque moi aussi, je dissimule des secrets, je n’insiste pas.

— Je ne peux pas croire que je suis sur le point de me servir d’une arme.
Mon doigt posé sur la détente tremble. Je pourrai m’estimer heureuse si je sors de ce petit terrain
d’aventures couvert sans m’être tiré dans le pied.
— Ce n’est même pas une vraie.
Grayson ne peut dissimuler son amusement. Il a rassemblé ses cheveux blond roux dans une
espèce de moitié de queue-de-cheval, pour dégager sa vision.
Un truc a contrarié les gars. Ce qui s’est passé plus tôt les a tous mis à cran.
Landon ne m’a pas adressé le moindre clin d’œil.
Lynx ne flirte pas avec Sarah.
En fait, ils semblent tous s’éviter. J’espère que l’objet de leurs préoccupations suffira à les
distraire. Du moins, j’espère que ça les empêchera de viser correctement.
— Bon. C’est quoi, le plan ?
L’espace intérieur n’est pas immense et pas aussi intimidant que je l’aurais cru. Il comporte un
labyrinthe de tours et de murs gonflables derrière lesquels on peut se cacher, mais, même si on m’a
assuré que les billes de peinture ne font pas – trop – mal quand on est touché, je sens mon adrénaline
grimper en flèche.
— On élimine d’abord Landon, dit Grayson en rectifiant ma prise sur l’arme. (Il me lance un
sourire en coin qui m’envoie des papillons dans l’estomac.) Et ne te fais pas tuer.
— Ne te fais pas tuer. Sympa.
Il rigole et fait signe à Sarah.
— Nous trois contre eux deux. Prête ?
Sarah incline son arme, insère la première boulette et retrousse les babines.
— Ça marche.
Dans le coin opposé, Lynx et Landon sont prêts à en découdre. Leurs yeux sont protégés par des
lunettes en plastique. Ils nous observent, le doigt sur la gâchette.
Mon degré de nervosité atteint des proportions grotesques. Ce ne sont pas de vraies armes, bon
sang !
Je me reprends et relâche la détente pour secouer la main et me débarrasser de cette sensation de
picotement.
— OK. Ça va aller.
Je parais plus courageuse que je ne le suis en réalité. Je me sens surtout complètement conne. Je
suis certaine d’avoir l’air ridicule avec ces lunettes sur les yeux.
— Hé ! (Landon crie depuis l’autre côté du terrain.) Vous êtes prêts, les gros nases ?
— Gros nase, grommelle Grayson. Je n’ai rien perdu depuis cinq ans et je ne vais pas commencer
maintenant.
— Voilà ce que j’appelle un esprit combatif, lance gaiement Sarah. (Elle balance la hanche contre
la mienne.) Prêts !
Nous attendons le signal du type derrière la fenêtre, celui qui nous a accueillis à l’entrée. Pas
encore midi, et il a déjà les yeux à moitié fermés et injectés de sang. Je l’imagine en train de fumer un
joint, ayant totalement oublié notre présence.
S’il y a un blessé, ce type sera trop défoncé pour appeler les secours.
Dès que la sonnerie retentit, je plonge derrière la première tour que je déniche. Des boulettes
volent à toute allure au-dessus de ma tête. Grayson et Sarah détalent à toutes jambes et vont se cacher
derrière une barrière plus haute. Je les observe, admirative devant la vitesse à laquelle Grayson se
déplace et sort la tête de derrière le mur juste assez longtemps pour balancer plusieurs projectiles.
— Merde ! crie une voix.
Je me recroqueville encore plus.
— Tire, Kennedy ! hurle Sarah en courant vers un mur gonflable plus proche de nos ennemis.
D’accord. Vise et tire. Un singe en est capable.
Je ravale mon appréhension et jette un coup d’œil derrière le coin… pour replonger aussitôt, car
une boulette heurte le mur derrière lequel je me terre.
— Bordel de merde ! marmonné-je en entendant le bruit de la puissante éclaboussure. Ça doit
faire super mal, ce truc.
Or je refuse de rentrer à la maison avec des marques sur tout le corps. Autour de moi, tous crient,
s’invectivent et jurent comme des charretiers quand ils se font toucher ou effleurer. Sarah a déjà de la
peinture jaune qui dégouline de son avant-bras, mais c’est son énorme sourire contagieux qui allume
une étincelle en moi.
J’en suis capable.
La douleur est éphémère.
— Ah !
Je crie et bondis en pointant mon arme sur l’endroit où j’ai aperçu un des jumeaux pour la
dernière fois. J’appuie sur la détente, sentant à peine la crosse du flingue qui heurte mon épaule avec
le recul. Je me précipite ensuite vers Grayson qui se trouve deux obstacles plus loin, en hurlant
comme une possédée et en canardant dans toutes les directions. À mon avis, j’atteins sans problème le
plafond et le sol, mais rien qui ressemble à une vraie cible.
J’ai presque rejoint la cachette de Grayson qui m’observe en secouant la tête, lorsqu’une vive
douleur m’irradie la hanche.
— Nom d’un chien ! (Je hurle et bondis derrière Grayson.) Ils m’ont touchée ! (Je baisse les yeux
pour apercevoir une grande projection de peinture rose en train de se faire absorber par mon
pantalon de yoga.) Ça fait mal.
— Tu vas bien ?
Je cligne des yeux en décelant l’inquiétude dans son regard. Je hoche la tête, et il pose une main
sur ma nuque et m’attire vers lui. Son baiser est vigoureux, mais j’en suis encore à reprendre mon
souffle qu’il s’écarte déjà.
— Bien. Maintenant, allumons ce connard prétentieux.
Il se relève, tire et plonge. Je ris en entendant un des jumeaux lâcher un chapelet d’injures qui
ferait rougir un marin.
— OK, dit Grayson en se recroquevillant dos au mur. Voici le plan…
Je l’écoute exposer sa stratégie, à peine capable de suivre ses instructions. Avec tous ces cris et
ces tirs, le vacarme est assourdissant. Toutefois, je suis surtout subjuguée par le mouvement des
lèvres pleines de Grayson et par la ride profonde qui se creuse entre ses sourcils. J’écoute du mieux
que je peux, puis je suis les indications.
Nous nous dispersons à toute vitesse ; il couvre ma course avec ses tirs.
Et j’oublie tout.
J’oublie le stress lié à l’anticipation des prochaines heures.
J’oublie toute la douleur et toute la souffrance que contient encore mon cœur à cause du départ de
Grayson.
Je savoure simplement ces moments partagés, j’apprécie nos rires et nos vannes échangés, tout
comme avant.
Durant tout ce temps passé à éviter les boulettes et à en recevoir tout autant, Grayson et moi rions
de bon cœur, en toute insouciance, arborant de grands sourires béats qui me font mal aux joues.
Une fois le temps imparti écoulé, nous n’avons aucune idée du vainqueur puisque nous avons
changé de coéquipier à chaque partie. Nous quittons le champ de bataille couverts de peinture de la
tête aux pieds.
J’affiche un énorme sourire. Je me sens intensément vivante alors que Sarah glisse un bras sous le
mien et m’entraîne sous un soleil éclatant. Elle nous fait sautiller comme des enfants, et je n’ai plus eu
un rire aussi frivole depuis longtemps. Je plisse les yeux pour les protéger du soleil qui semble faire
onduler le béton du trottoir sous les vagues de son intense chaleur. Le changement brutal de
température me donne la chair de poule.
— Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! s’écrie-t-elle.
Elle me relâche et saute à pieds joints. Ses cheveux sont à présent de toutes les couleurs, striés
d’éclaboussures de peinture, ce qui fait ressortir ses yeux verts et les rend encore plus luisants. Le
petit diamant qu’elle a sur le nez étincelle sous le soleil, m’aveuglant presque.
Son rire et sa joie sont contagieux. Rien qu’une fois, j’aimerais voir la vie à travers ses lentilles.
Pendant ces brefs moments de plénitude intérieure, j’ai eu l’impression de partager le monde
désinvolte de Sarah pour la première fois depuis que je la connais.
Et, pour la première fois depuis notre rencontre, je veux continuer à éprouver cette sensation
plutôt que de me murer par peur de retrouver le bonheur uniquement pour le perdre ensuite.
Grayson s’approche et m’entoure les épaules de son bras. Il est aussi crasseux que moi, et
j’aperçois une zébrure sur son avant-bras, là où j’ai enfin réussi à le toucher au cours de la dernière
manche.
— Je propose qu’on se récure, puis qu’on aille au casino. Tu en penses quoi ?
— Tu ne dois pas bosser ? T’entraîner… je ne sais pas ?
Je pose la question par simple curiosité. Je ne conçois pas qu’il soit censé travailler le lendemain
d’un combat.
Il secoue la tête. Sa queue-de-cheval est défaite depuis un bon moment, et de grandes mèches de
cheveux striées de bleu lui tombent devant les yeux. Il les repousse avec indifférence.
— Non. Aujourd’hui, c’est normalement récup, mais, puisque Mancuso n’en a pas touché une hier
soir, je suis apte au service. Allez, monte ! (Il m’entraîne en direction du 4 × 4.) On va se
débarbouiller dans ma chambre.
J’écarquille les yeux et rejette la tête en arrière.
— Quoi ?
Zut… Ma voix est éraillée ? Comme si elle trahissait l’espoir et le désir à l’idée de prendre une
douche avec Grayson ?
Sarah ricane et me devance dans le 4 × 4.
Grayson se penche et place de nouveau les lèvres près de mon oreille, dans une position que je
commence à apprécier.
— Je suis ravi de découvrir que l’idée de prendre une douche avec moi t’excite à ce point,
Kennedy.
Je pique un fard carabiné, espérant que la peinture rose dissimule la marque qui me brûle les
joues.
— Mais je voulais dire chacun de son côté. Sauf si tu as besoin de compagnie… S’il te faut
quelqu’un pour t’aider à nettoyer les zones difficiles d’accès… (sa main descend le long de mon dos
jusqu’à se poser sur mes fesses) je suis à ton service, précise-t-il en m’attirant vers lui.
Ma gorge laisse échapper un son étranglé, et je secoue la tête.
— Non. Chacun de son côté, c’est bien. Chacun de son côté, c’est… très bien. Parfait.
Ses lèvres effleurent le côté de ma nuque. Mon Dieu, pourquoi cela me paraît-il tellement
fantastique ? Des étincelles se propagent le long de mon échine en direction de mon sexe, telle une
connexion directe informant mon corps en carence de baise qu’il doit se réveiller, bordel.
— Chacun de son côté… aujourd’hui peut-être. Mais plus pour longtemps.
Il appuie les lèvres sur ma gorge tandis que je déglutis. Son petit rire vibre sur ma peau, et je
frémis dans son étreinte. Bon sang ! Un simple contact suffit à me donner envie de lui sauter dessus, là
sur le trottoir.
Je tends les mains vers ses bras pour conserver mon équilibre. J’enfonce les doigts dans ses
muscles.
— Hé, Casanova ! s’écrie Lynx. (Debout devant la portière ouverte, il s’apprête à grimper sur le
siège du conducteur.) Ramène tes fesses.
Grayson grogne contre ma peau avant de s’écarter.
— Plus tard, tu seras à moi… Et alors je prendrai mon temps, je savourerai chaque seconde,
chaque centimètre carré de ta peau contre la mienne.
Il m’ouvre la portière, et je baisse la tête pour dissimuler le feu qui consume ma gorge et mes
joues.
Je glapis quand sa main atterrit sur mon cul, envoyant une douleur cinglante dans tout mon
postérieur.
— Hé !
Il s’esclaffe.
— Juste un avant-goût de ce qui t’attend.
Je rebaisse la tête et j’embarque à côté de Sarah. Je ne lui parle pas, mais, quand elle me prend la
main, je la serre de toutes mes forces.
Parce que, plus tard, Grayson ne voudra plus de moi. Plus tard, Grayson ne me regardera plus
avec du feu dans les yeux.
Plus tard… Grayson ne voudra plus rien savoir de moi.
Chapitre 9

Grayson
Je n’arrête pas de penser à la sensation du corps de Kennedy dans mes bras. Chaque fois que je
m’approche d’elle, je la désire un peu plus.
La voir enfin se lâcher au paintball a été un des spectacles les plus torrides que j’ai jamais vus.
Rien n’est plus sexy qu’une femme qui se fout pas mal d’être en sueur ou de passer pour une folle, et
qui est capable de rire comme une démente quand elle reçoit une bille de peinture sur les fesses. Une
lueur s’est allumée dans son regard, une lueur que je n’avais pas encore aperçue depuis que nous
nous sommes retrouvés. Putain, c’était seulement hier soir ?
On dirait que pas un seul foutu jour ne s’est écoulé depuis que je l’ai larguée. Elle a la même
odeur, la même silhouette. Encore un peu mieux fichue, ce qui ne fait que m’exciter davantage.
Je bande depuis que je l’ai eue sur les genoux plus tôt dans la journée.
Même si j’ai pu expulser l’adrénaline et la testostérone sur le terrain de paintball, ça n’a pas
vraiment apaisé mon désir impétueux.
Je la veux. Sous moi. Au-dessus de moi. À côté de moi. Je la veux à quatre pattes pour voir son cul
se trémousser quand je lui donne la fessée tandis que je la chevauche sauvagement.
Je veux entendre ses halètements se transformer en geignements quand je lui planterai ma bite
bien profond.
L’eau chaude me brûle la peau et coule le long de mon corps tandis que je récure les restes de
peinture de mes bras et de mon visage.
Je ne peux pas m’empêcher de fantasmer sur elle. Je veux découvrir les bruits qu’elle émet quand
elle est sur le point de jouir et que mes doigts caressent son clitoris.
Je veux découvrir la saveur de ses tétons dans ma bouche.
— Bordel !
Je grogne et j’appuie une main sur le marbre glissant. De l’autre main, j’empoigne ma queue
rigide et j’entame un lent mouvement de va-et-vient. Je pourrais décharger à tout instant, mais je me
retiens. Je veux épargner la moindre goutte pour elle. Je veux la voir à genoux devant moi me sucer
et avaler mon sperme.
Un souffle rauque s’extirpe de mes lèvres tandis que je me caresse. J’aimerais faire tellement de
choses avec Kennedy, je suis incapable de me concentrer plus d’un instant sur une seule d’entre elles.
Je balance les hanches vers l’avant et je resserre le poing sur mon membre.
Mes cheveux me retombent dans le visage, me bloquant la vue ; je n’aperçois plus que ma main
qui effectue ses va-et-vient et comprime le bout gonflé de ma queue. Seigneur ! Putain, qu’est-ce
qu’elle est sexy ! Elle me cache quelque chose. Je le vois dans ses yeux quand elle détourne le regard,
je le devine dans la tension muette qui s’installe entre nous.
Mais je m’en fiche. Je ne veux même pas savoir.
Elle m’en parlera quand elle sera prête et, avec un peu de chance, elle attendra que je me sois
profondément enfoncé en elle. Rien n’aura d’importance, si ce n’est le léger parfum et la douce
saveur de son nectar intime sur mes lèvres lorsque je l’aurai goûtée.
Je veux la voir étendue sur mon grand lit d’hôtel. Je veux attacher ses poignets à la tête de lit et lui
sangler les chevilles pour qu’elle ne puisse plus bouger. Cette vision d’elle, l’idée qu’elle soit offerte
à mon plaisir, propage un élan de chaleur au creux de mes reins. Mes couilles se durcissent et sont
remontées à bloc.
— Bordel, oui !
Je gémis de nouveau. Est-ce qu’elle a la chatte rasée ou soigneusement épilée ? Je me demande si
ses lèvres seront roses, si elle sera gonflée et ferme quand je m’introduirai enfin en elle.
— Merde !
Je grogne une nouvelle fois tout en continuant à me caresser. La chaleur se diffuse directement de
ma colonne vertébrale à ma queue, et j’éjacule sur mes doigts. Mon sperme jaillit en grandes giclées
épaisses, et mon corps entier tremble sous les secousses de mon orgasme, rien qu’en pensant à elle.
— Enfer et damnation !
C’est exactement ce que Kennedy est pour moi : mon paradis et mon enfer personnels, le tout
présenté sous l’emballage le plus sexy qu’on puisse imaginer.
Et je la désire encore davantage. Je veux lui prouver que je suis l’homme qu’elle croyait alors que
tous les autres doutaient de moi.
Je veux envoyer ces six dernières années aux oubliettes et nous inventer un avenir, quand nous
aurons tous les deux quitté Vegas pour reprendre le cours de notre vie.
Je veux tout. Et je veux que ce soit elle qui me le donne.
À cette pensée, je fouette l’eau sous la douche. J’inspire profondément à plusieurs reprises pour
essayer de reprendre mes esprits et mes sens, qui m’informent que je viens de me branler dans les
canalisations d’une des plus grandes douches que j’aie jamais vues.
J’adore la vie que je mène depuis que j’ai commencé à m’entraîner et à combattre. J’adore les
voyages et les contacts avec les membres de mon équipe. Ils sont devenus les frères que je n’ai jamais
eus, notre lien est fondé sur le respect plutôt que sur le sang. Lynx et Landon, ainsi que Rodney, sont
des hommes que j’admire. Je les admire tous, même quand ils me font royalement chier comme ce
matin.
Cela dit, ils n’étaient pas vraiment responsables.
Je me mets toujours en rogne quand on me parle de mon vieux, et son appel ce matin n’a pas fait
exception.
À une différence près : il semblait vraiment à jeun. Et il avait vu mon dernier combat. J’ai donné
suffisamment d’argent à ce tas de merde – qui a encore les couilles de se qualifier de père – pour
qu’il se tienne à l’écart de ma vie. Il m’appelle uniquement quand il a besoin de fric.
Mais ce matin il avait une voix différente.
Il m’a presque supplié de le rencontrer.
Parce qu’il avait un truc important à me dire.
Et quoi encore. Tout ce qu’il a à me dire, c’est un fatras de conneries que j’ai cessé de l’écouter
déblatérer le jour où j’ai pris un aller simple pour ailleurs.
Je n’ai plus vu mon vieux depuis six ans, et Charles Legend ne m’a pas manqué une seule putain
de seconde. Penser à lui ne sert à rien et ne fait qu’alimenter le feu de la haine en moi.
La seule chose valable qu’il ait jamais faite dans sa vie, c’est d’oublier d’enfiler un préservatif
avant de sauter ma mère, ce qui m’a permis de venir au monde.
Sinon, tous les actes de cet homme, toutes ses paroles font de lui un bon à rien de merde que je
méprise totalement.
Ses appels pour quémander de l’argent, ses menaces d’expliquer à tout le monde d’où je viens, ce
n’est qu’une petite épine dans mon pied. Je lui file du fric pour qu’il ne vienne pas fourrer son nez
dans ma vie et dans les ragots qui se colportent autour de ma personne.
D’ordinaire, je n’ai aucun problème à l’ignorer, comme le coup d’un adversaire qui ne ferait que
m’effleurer les reins.
Je regagne ma chambre en ceignant la serviette autour de mes hanches.
L’eau dégoutte le long de mon dos depuis mes cheveux encore humides, mais ce n’est pas le plus
gênant : Lynx m’attend, assis sur mon lit.
— Tu comptes le lui dire ? demande-t-il. (Je serre les poings.) Parce qu’elle pourrait peut-être
t’apprendre pourquoi ton vieux veut à tout prix te revoir, continue-t-il.
— Non. (Ignorant mon ami qui me casse déjà les burnes, je me dirige vers le placard.) Le vieux
n’est qu’une grosse merde imbibée d’alcool. Il ne faut rien gober de ce qu’il raconte.
Pourquoi Charles a-t-il mentionné Kennedy en m’appelant ce matin de bonne heure ? C’est un
mystère que je me refuse à résoudre. Je veux juste qu’il débarrasse le plancher, qu’il disparaisse dans
les remugles d’une bouteille de bière et s’y noie.
— Il a dit qu’il voulait te voir, Legend.
Je grimace en entendant ce nom. Les Legend sont maudits depuis des siècles ; ils ont vécu en
rebuts inutiles de la société, tous autant qu’ils étaient. Je suis censé être différent.
Je vais être différent.
Le fait que mon nom de famille ait pu servir de putain de super surnom pour mon ascension
fulgurante au sommet de la hiérarchie du MMA est un autre truc pour lequel je peux remercier mon
papa chéri. J’aurais préféré porter un nom plus ordinaire, comme Smith ou Jones, afin de pouvoir
ensevelir mon passé.
— Je sais ce qu’il a dit, répliqué-je en prenant un tee-shirt, mais n’empêche que ce type est un
ivrogne, sans doute infoutu de joindre les deux bouts, et encore moins de prendre un avion pour se
rendre où que ce soit. Il ne viendra pas.
Lynx soupire dans mon dos. Il voudrait poursuivre sur sa lancée. Je le sais bien, mais je refuse de
l’écouter.
Une phrase contenant le mot « Charles » est une phrase que je préfère ne pas entendre.
— Je peux parler à l’amie de Kennedy, découvrir ce qu’elle sait. Tu ne te demandes même pas
pourquoi deux personnes surgies de ton passé réapparaissent dans ta vie en moins de douze heures ?
— Seigneur ! Ce n’est pas une putain d’espionne au service de l’ennemi, Lynx, et nous ne sommes
plus au collège, bordel ! Inutile de mettre ton chapeau d’inspecteur pour cette histoire foireuse.
Je laisse tomber la serviette sans me soucier que mon paquet se balance sous les yeux de Lynx et
je m’empare d’un short d’un coup sec. Cette conversation me donne envie de cogner. Sans m’arrêter.
Principalement le visage de Charles, mais un sac d’entraînement fera l’affaire.
— Je te l’ai expliqué ce matin : Kennedy et moi, nous avons grandi ensemble. Nous venons de la
même ville pourrie et nous avons eu la même sorte de parents pourris. Évidemment qu’il l’a
reconnue à la télé.
Apprendre qu’il regardait mes combats m’a déjà surpris. J’ai toujours imaginé qu’il était trop
bourré pour s’en inquiéter.
Je n’aime pas me dire qu’il me regarde. Et j’apprécie encore moins le fait qu’il ait aperçu
Kennedy hier soir.
Il habite à moins d’un kilomètre de la maison des parents de Kennedy, là où les taudis de Braxton
cèdent rapidement la place à de luxueuses maisons aux pelouses soigneusement entretenues le long de
rues bordées de cerisiers en fleur. S’il veut faire chier Kennedy, il lui suffit de traîner son cul
d’ivrogne tout droit jusqu’à la maison de ses parents.
Peut-être qu’il pourrait même boire un coup avec le père de Kennedy.
J’ignore si elle leur parle encore, mais, au cas où cette mouche le pique, il lui serait facile de
découvrir où elle vit puisque je sais qu’elle est restée dans le coin.
Bordel !
— Appelle-le, grommelé-je en m’emparant de mon sac de sport. Vois ce qu’il a à me dire et tiens-
moi au courant quand je reviendrai du gymnase. Donne-lui l’argent nécessaire pour qu’il ferme son
claque-merde.
— C’est jour de relâche.
— Va te faire, Anders. (Je rejette la tête en arrière et contemple le plafond.) Hier soir, je n’ai
même pas eu droit à un putain d’échauffement.
— Alors tu n’aurais pas dû t’exciter sur une vieille chatte.
C’en est trop. Je ne sais pas si c’est le stress engendré par mon vieux ou le fait que je n’ai jamais
laissé personne parler de Kennedy de cette façon, mais en un clin d’œil je me retrouve avec les doigts
serrés autour de la gorge de Lynx, et je le plaque contre le mur.
— Redis-moi ça, enfoiré. Vas-y, essaie seulement, bordel !
Il lève les yeux au ciel. Je relâche la pression sur sa gorge pour qu’il puisse respirer. Je ne veux
pas tuer ce connard – c’est mon meilleur ami –, seulement lui foutre un peu la trouille.
— Je vais te botter les fesses la prochaine fois qu’on se retrouvera dans la cage, me menace-t-il.
Mais sans le surplus de vitriol qu’il faudrait pour m’effrayer.
Je le repousse, et son crâne heurte le mur, puis je le relâche en riant.
— Je t’en prie, espèce de fiotte.
Il se masse la gorge de la main.
— Je t’aime, tête de bite !
— Moi aussi, trouduc, répliqué-je en empruntant le couloir.

Je regagne ma chambre d’hôtel, le visage et le dos dégoulinants de sueur. Mon tee-shirt et mon
short me collent à la peau. Taper dans un sac m’aide à libérer les tensions. Cogner sur un type en
pleine poire est une façon d’oublier toutes les merdes de ma vie. J’entre dans la cage et tout ce qu’on
a toujours dit à mon propos – tous les coups de poing, de ceinture, de martinet que j’ai encaissés
durant mon enfance alors que j’étais trop petit pour me défendre – s’évanouit pour laisser place à un
seul objectif.
Détruire.
Je ne perds pas de vue qu’il existe un lien entre le fait que mon père me foutait des trempes et la
joie que j’éprouve à tabasser un adversaire au tapis. Mais TJ et Rodney m’ont appris à me contrôler et
à exploiter la haine que je ressens pour mon père et ses passages à tabac sous alcool pour me
transformer en machine. En dehors du ring, je n’imaginerais jamais lever les poings sur une
personne à laquelle je tiens.
L’entraînement de cet après-midi n’a toutefois pas été très profitable, même si Landon ne m’a pas
ménagé, considérant cette journée comme une autre.
Landon a au moins été suffisamment futé pour éviter de mentionner Charles. Ou Kennedy. Sans
doute parce qu’il préfère garder ses dents solidement plantées dans ses gencives.
Mais, à peine rentré, j’aperçois le regard inquiet de Kennedy, et au-delà une vérité qu’elle
dissimule dans sa conversation muette avec Sarah.
Merde !
— Ça va ? demande-t-elle en bondissant du divan pour se précipiter vers moi.
Je respire par saccades à cause du stress et de la fatigue, mes poumons brûlent.
Tout cela s’évanouit quand elle presse sa douce petite main sur ma joue.
— Landon et toi, vous êtes partis si rapidement tout à l’heure que je me suis inquiétée.
Je plonge le regard dans ses yeux d’ambre pour essayer de déchiffrer les secrets qui y sont tapis
et j’en ressors bredouille. Qu’est-ce que mon père pourrait bien avoir à me dire à son propos ? Tout
cela n’a aucun sens.
Et je refuse d’en discuter alors que d’autres paires d’yeux sont fixées sur nous.
— Je vais prendre une douche. (Je m’écarte d’elle, et une sensation de froid remplace sa chaleur.)
Ensuite je pense qu’on devrait sortir, trouver un truc à manger et aller en boîte. (Je regarde Lynx par-
dessus l’épaule de Kennedy.) Tu as tes entrées VIP quelque part ?
Il prend son téléphone et se met à pianoter.
— Je m’en occupe.
— Je pensais que nous pourrions discuter, murmure Kennedy en s’approchant à petits pas
incertains.
Elle suçote sa lèvre inférieure entre ses dents et la mordille nerveusement.
Je déteste apercevoir cette expression sur son visage, je déteste que ses joues pâlissent quand je
plisse les yeux sur elle.
— Plus tard. Là, j’ai envie de faire la fête.
Elle semble encore hésiter, et je la vois lancer un regard à Sarah, toujours assise sur le divan en
train de nous observer.
Je déteste me dire qu’elle sait quelque chose que j’ignore.
Je déteste que Kennedy soit plus proche d’une autre personne que moi, point barre.
Mon estomac s’alourdit, mais je repousse cette sensation.
Je veux lui changer les idées. Je veux passer encore un peu de temps avec elle avant qu’elle me
balance son missile sur la tête et que je doive en gérer les retombées. Il pourrait y avoir un rapport
avec Charles. Merde, peut-être qu’elle a appris qu’il était mourant et qu’elle a décidé de venir me
l’apprendre !
Ça ne me ferait ni chaud ni froid, mais cette idée tordue pourrait expliquer pourquoi ils ont tous
les deux resurgi dans ma vie après des années de silence.
Je me penche – et j’apprécie au passage le frisson qui émane de Kennedy en réaction à cette
proximité – et lui chuchote à l’oreille :
— Plus tard. Ce soir, je veux te tenir dans mes bras, poser les mains sur tes fesses et tes hanches au
milieu de la piste de danse. Je veux siffler quelques verres avec nos amis. Rejoins-moi dans la réalité
demain, Kennedy, mais ce soir… accorde-moi ça. Accorde-moi ta présence.
Elle inspire une petite goulée d’air, un souffle qui file droit vers ma queue.
Lorsqu’elle hoche la tête, j’appuie les lèvres sur sa joue et je promène les doigts dans ses cheveux.
— Je vais prendre une douche. Sarah et toi, vous retourneriez vous préparer à votre hôtel ? Vous
m’enverrez un texto pour me signaler quand vous êtes prêtes.
Elle acquiesce de nouveau, tout en gardant le silence.
— Ça marche ?
J’insiste, car je veux entendre sa voix.
Je veux entendre la douceur de sa voix.
— Oui. OK, Grayson, tout ce que tu veux.
Un rire sonore résonne au plus profond de moi, et j’approche les lèvres de son oreille, effleurant
sa chair délicate.
— Je ne manquerai pas de te rappeler cette promesse.
Sarah bondit du divan et se faufile vers Kennedy, ses pieds touchant à peine le sol.
— Allez viens, on doit se mettre sur notre trente et un, on va se faire les plus belles.
Kennedy secoue la tête en riant et s’écarte de moi.
— À plus ?
— Ne traîne pas, lui lancé-je.
Ma voix est devenue plus sombre et ma queue plus dure. Je les observe sortir de la chambre :
Sarah entraîne Kennedy avec cette insouciance que je commence à associer à cette demi-portion.
Aussitôt la porte refermée derrière elles, je pivote vers Lynx.
— Qu’est-ce qu’il a raconté ?
Il secoue la tête, et je sens ma colère remonter d’un coup. Enfoiré d’ivrogne !
— Il n’a pas répondu. J’ai appelé six fois, sans succès.
Un dégoût familier tourbillonne dans mes entrailles. Il est sans doute en train de se bourrer la
gueule ; les quelques minutes passées au téléphone ce matin seront ses seules minutes de sobriété
pendant plusieurs jours.
— Qu’il aille se faire foutre ! Oublions toute cette merde, il sera temps de s’en occuper quand il le
faudra.
J’ai une réalité à éviter et un fantasme à assouvir.
Chapitre 10

Kennedy
Je ne sais pas ce que j’attendais d’une boîte de nuit à Vegas, mais l’endroit où nous avons échoué
– sur un sofa en peluche circulaire à l’étage supérieur du Mirage – dépasse tout ce que j’aurais pu
imaginer. La piste de danse est déjà pleine à craquer. Depuis mon poste d’observation, je regarde les
gens par-dessus la balustrade ; la musique est si forte que le sol vibre sous mes pieds en rythme avec
les basses.
Tout dans ce lieu respire le sexe et le fric, et je n’ai pas cessé de scruter la foule, extasiée devant le
nombre de célébrités que je vois défiler. Et, là, ce sont les fesses d’une Kardashian ?
Je secoue la tête pour essayer de me concentrer sur la conversation à notre table, mais j’ai tous les
sens submergés.
Pas uniquement à cause de l’atmosphère de la boîte.
Grayson n’a pas arrêté de me toucher depuis qu’il nous a rejointes dans le hall de l’hôtel. Un
regard à ma robe blanche en mousseline – qui me couvre à peine les fesses et descend à peine plus
bas sur l’extérieur de mes cuisses –, et il a froncé les sourcils. Il a ensuite placé un bras autour de mes
hanches et s’est penché vers mon oreille pour siffler :
— Tu ne t’éloignes pas d’un mètre de toute la soirée.
Je ne savais pas trop si c’était parce que ma tenue lui plaisait ou si c’était en lien avec la colère
qu’il avait éprouvée un peu plus tôt. C’est peut-être juste révélateur d’une possessivité typiquement
masculine, qui vise à revendiquer toute femme se trouvant dans votre périmètre.
Quoi qu’il en soit, je n’ai pas protesté. Je n’en voyais pas l’intérêt. J’aime trop qu’il me touche. Et
j’ai bien retenu ce qu’il a dit avant que nous quittions sa suite pour retourner nous apprêter à notre
hôtel.
Demain, je le rejoindrai dans la réalité. Ce soir, je compte profiter de sa présence.
J’attrape mon eau gazeuse au parfum de fraise et je sirote une gorgée. Le liquide pétille dans ma
bouche, mais il n’a aucun effet sur la chaleur intense qui me consume. Je me suis sentie tendue toute
la soirée. Chaque contact, chaque effleurement de sa peau contre la mienne m’a donné envie de
l’entraîner au pas de charge dans sa suite pour nous offrir quelques heures d’intimité.
Tout le groupe éclate d’un rire joyeux, et je suis ramenée au moment présent. En face de moi,
Sarah frappe la table des mains en s’écriant :
— Je vous jure que c’est vrai !
Je n’ai aucune idée de la cause de leurs rires, mais, quand tous les regards se tournent vers moi, je
sais que cela n’augure rien de bon. Sarah connaît plus d’histoires embarrassantes à mon sujet que
n’importe qui et, lorsqu’elle s’exclame soudain : « Je ne parviens toujours pas à croire qu’ils l’ont
laissée filer alors qu’elle était trempée » j’ai ma petite idée.
Le soir où j’ai nagé dans la fontaine à côté du monument commémoratif de mon université.
C’était un pari, que j’avais relevé après une bière de trop, l’une des rares fois où j’ai abusé de
l’alcool.
L’épisode remonte à plusieurs mois après mon accouchement. Sarah redoublait d’efforts pour
m’extirper du trou de la dépression dans lequel j’avais plongé après avoir confié mon enfant à des
parents plus aptes que moi à s’en occuper.
J’avais sauté dans le bassin, j’avais nagé – tout habillée – et, quand les autres s’étaient enfuis à la
vue de la sécurité du campus, j’étais trop trempée et hébétée par l’alcool pour pouvoir déguerpir. En
fin de compte, les types de la sécurité, qui n’étaient pas beaucoup plus âgés que moi, m’avaient laissée
repartir avec un avertissement. J’avais baratiné que je cherchais ma lentille de contact.
À mon avis, c’était parce que je ne portais pas de soutien-gorge sous mon tee-shirt blanc.
Je secoue la tête à l’intention de Sarah, avec un sourire. Elle essaie de me mettre mal à l’aise, sans
succès.
— C’était juste un défi stupide comme on en lance à la fac.
— Et ça t’arrive encore ?
Grayson se penche vers moi avec un rictus.
— Quoi ?
— De relever des défis.
Je déglutis, et ses yeux se posent sur ma bouche. Je distingue presque les rouages de son cerveau à
l’œuvre.
— Non, rétorqué-je en serrant les lèvres. Plus jamais.
Il secoue la tête en faisant « tss-tss. »
— Tu sais que tu ferais mieux de ne pas me mentir, Kennedy. Maintenant tu vas devoir passer à la
caisse.
Il glisse de son siège, tend la main, et je m’en empare sans réfléchir. Je recherche instinctivement
son contact de toutes les façons imaginables.
— Danse avec moi, me dit-il.
Il m’aide à me relever, et j’essaie de ne pas chanceler sur mes talons dorés. Il m’a fallu une
éternité pour décrypter le labyrinthe de lanières qui enveloppent et s’enroulent sur le dessus du pied,
puis entre deux orteils, et remontent sur les chevilles presque jusqu’aux mollets. Ces chaussures sont
incroyablement sexy et m’ont coûté l’équivalent de plus d’une semaine de salaire, mais, étant donné la
super affaire que j’ai faite avec la robe, j’ai pu dépenser une fortune pour mes pieds.
Les yeux de Grayson passent mon corps au peigne fin, s’arrêtent sur mes jambes, et je ne regrette
pas du tout d’avoir craqué. J’achèterai encore douze autres paires comme celle-là, de toutes les
couleurs, s’il continue à me regarder de la sorte.
— Excusez-moi, lance une voix féminine.
Je me dévisse le cou pour regarder par-dessus l’épaule de Grayson. Il m’imite et se raidit en
faisant barrage de son corps.
Devant lui, la femme qui semble sur le point de jaillir de son débardeur bien trop moulant
esquisse un petit sourire niais à mon intention.
— Je suis une grande fan, monsieur Legend. Puis-je avoir votre autographe ?
Je crois ressentir le soupir de Grayson, qui vibre dans son dos appuyé contre moi.
— Bien entendu. Sur quoi voudriez-vous que je signe ?
La femme, qui n’a assurément rien d’une dame, brandit un marqueur indélébile et projette sa
poitrine vers l’avant.
— Sur moi.
Elle sourit.
Je ricane. Sérieusement ? Je suis là, juste derrière lui, et cette femme balance ses nichons dans le
visage de Grayson.
Il pivote la tête, aperçoit mon expression et, d’un regard vif, m’intime de me taire.
— Bien sûr, chérie, répond-il d’une voix traînante en lui accordant toute son attention.
Je mets la main sur ma bouche pour étouffer un rire quand, au lieu de signer ses faux nichons mis
en avant, Grayson gribouille sa signature sur son avant-bras nu.
Il lui rend le marqueur et lui sourit d’un air suffisant.
— Merci pour vos encouragements. Passez une bonne soirée. Maintenant, si vous voulez bien
m’excuser, ma cavalière s’impatiente.
Il me prend la main, nos doigts s’entrelacent, et il m’entraîne à sa suite. Je me mets à glousser dès
que nous nous éloignons et j’ai du mal à négocier l’escalier entre mon rire et mes talons aiguilles. Je
demande assez inutilement :
— Les femmes se comportent réellement de la sorte ? (Apparemment oui, je viens d’en être
témoin.) Bordel de merde, Grayson, tu es une vedette !
Il me jette un coup d’œil par-dessus son épaule et hausse le sourcil.
— Tu viens seulement de le comprendre ?
Il semble amusé.
À mes yeux, et même si je le voyais à la télé, il était juste mon meilleur ami de jeunesse, un
compagnon d’infortune, un autre enfant de salopards d’ivrognes.
— Je suppose que je ne l’avais pas vraiment remarqué ou que je n’y avais pas beaucoup songé
avant hier soir.
Il plisse les yeux, semblant évaluer la sincérité de mes propos. Je me sens mal à l’aise. Mais je
n’ai guère le temps de me demander pourquoi il douterait de moi, car nous nous retrouvons
propulsés au milieu de centaines de personnes pressées les unes contre les autres, l’alcool coulant
librement à flots.
Grayson resserre son emprise sur ma main et s’avance en me gardant près de lui tout en
repoussant les corps qui se trémoussent. Ce qui semble totalement superflu.
Comme si la plupart des hommes, et même la majorité des femmes, étaient au courant de la
présence de La Légende sur les lieux, la foule s’écarte sur son passage. On remue et on se
contorsionne pour nous apercevoir.
C’est déroutant, et soûlant en même temps, et, lorsque nous accédons enfin à la piste de danse et
que je me retrouve dans les bras de Grayson, ses mains posées juste au-dessus de la courbe de mes
fesses, je me sens hors de mon élément.
Je me sens chez moi à Cambridge.
Pas à Vegas.
Je ne suis qu’une simple architecte d’intérieur pour une entreprise locale.
J’ignore totalement ce qu’est devenue la vie de Grayson.
Je vacille, et pas à cause des talons cette fois, quand les lèvres de Grayson effleurent les miennes.
— Est-ce que tu imagines à quel point je te désire ?
Mon pouls se retrouve dans ma gorge. Ou peut-être mon cœur carrément. J’ai à peine le temps
d’enregistrer les mots de Grayson que ses lèvres reviennent près de mon oreille, ses mains
s’aventurant plus bas que ma taille.
Il m’attire d’un coup sec vers lui, de sorte que l’espace entre nous se réduit à la portion congrue,
et je suffoque.
— Grayson.
Je souffle son nom. Grâce à mes talons, il ne doit pas trop baisser la tête pour me parler.
J’apprécie de ne pas me sentir minuscule face à son imposante carrure toute en muscles.
Il remonte la main dans mon dos d’un geste réconfortant.
— Tu m’as entendu, Kennedy, dit-il par-dessus la musique.
Bien sûr. Je sens la preuve de son excitation qui s’appuie contre mes parties les plus intimes. Entre
son pantalon de soirée noir et le mince tissu de ma robe, autant dire qu’il n’y a rien entre lui et moi.
Je frémis quand il glisse la main sur ma nuque, puis sur mon épaule. Il se déhanche au son de la
musique techno. Assez vite pour que nous ne paraissions pas déphasés, assez lentement pour que nous
restions collés l’un à l’autre et que je puisse sentir le moindre mouvement de son corps.
— Tu es tellement sexy et tu m’as tellement manqué. Je veux trouver un moyen de vivre avec toi.
Tout ce que j’ai toujours souhaité entendre. Mais ces paroles arrivent six ans trop tard.
Je ferme les yeux et me laisse aller à imaginer un monde fantasmé dans lequel Grayson ne me
méprise pas et où mon nom n’est pas devenu un gros mot sur ses lèvres pleines à souhait, mais je n’y
parviens pas.
La musique devient plus rapide et plus bruyante, ce qui me permet d’éviter de répondre. Je désire
la même chose, plus que tout.
Pour lui montrer à quel point je partage ses envies, je me penche pour effleurer sa mâchoire. Il ne
s’est pas rasé depuis le combat, et ses poils m’irritent les lèvres. Je place les doigts à la base de sa
nuque et je les plonge dans ses cheveux avant de l’attirer vers moi.
— Embrasse-moi, Grayson.
Son regard s’assombrit. Les lumières au-dessus de nous se réfléchissent dans ses yeux bleus, leur
donnant une allure brutale et inflexible, comme je sais qu’il peut l’être au gymnase. Ses lèvres
s’emparent des miennes dans un baiser implacable, et nos deux langues s’entremêlent sous sa
conduite.
Pas le moindre préliminaire. Nous avons déjà disposé de vingt-quatre heures pour ça.
La réunion de nos bouches libère une explosion d’énergie contenue et d’attirance accumulée
depuis douze ans.
Je gémis, sentant les vibrations qui secouent ma gorge. Il me répond de la même façon et m’attire
contre lui. Je gigote, me déhanchant au rythme de la musique et de ses mouvements, appuyant mon
sexe contre sa cuisse. Incapable de me retenir, je me plaque contre lui, et je sens monter la pression
dans le haut de mes cuisses.
Je rejette la tête en arrière, à la recherche de mon souffle, et il me fait pivoter de sorte que je me
retrouve dos contre son torse.
— Rentre avec moi, crie-t-il dans mon oreille pour couvrir la musique. (Il m’embrasse sur le côté
de la nuque, et j’appuie mon dos contre lui.) Laisse-moi te prendre. (Un nouveau baiser. Plus bas. Il
glisse les mains vers le devant de mon corps.) Laisse-moi prendre mon temps. (Il glisse les mains
plus bas, au-delà de l’ourlet de ma minirobe.) Je te veux, Kennedy. Depuis toujours.
Encore un baiser sur ma clavicule. Qu’il accompagne d’un nouveau déhanchement.
J’oublie tout, je m’abandonne à l’extase qu’il me procure à chaque effleurement de ses lèvres, à
chaque mot qu’il prononce.
Je ne peux que hocher la tête, incapable de prononcer un mot. Tout effort serait vain avec cette
musique. Il ne pourrait pas m’entendre.
De toute façon, je doute qu’il me laisse m’éloigner.
Je glisse les mains vers mon bas-ventre et je couvre les siennes. Je me penche contre lui, me
tordant le cou jusqu’à presser les lèvres sur sa gorge. Puis je glisse les doigts sous l’ourlet de ma
robe, vers le haut de mes cuisses, directement là où je le désire le plus.
La chanson se termine, le volume revient à un niveau plus acceptable, et je me dresse sur la pointe
des pieds pour lui murmurer à l’oreille :
— Prends-moi, Grayson. Ce soir, je suis à toi.

— Tu es nerveuse.
Ce n’est pas une question, mais je suis quand même obligée de lui répondre. Entre nos baisers
fiévreux, nos langues qui se cherchaient sur la banquette arrière du taxi, offrant au chauffeur un long
prélude de ce que nous comptions faire dès qu’il nous aurait largués, la traversée du hall de la
réception à marche forcée et l’ascenseur qui nous a emmenés à toute vitesse vers le penthouse, j’ai eu
tout le temps de réfléchir à ce qui était sur le point de se passer.
Je vais faire l’amour avec Grayson.
Je ne sais pas si mon cœur pourra l’endurer une fois de plus.
— Kennedy ! (Je fais volte-face, tournant le dos au Strip de Vegas.) Pourquoi es-tu nerveuse ?
Je glisse les mains sur le côté de mes cuisses, sentant la moiteur de mes paumes. Dégueu !
Je prends une inspiration pour me donner du courage et m’avance sur lui, me délectant de son
allure : il se tient solidement campé sur ses jambes, il agrippe ses hanches comme s’il ne pouvait plus
attendre de poser les mains sur moi. Comme s’il testait les limites de son self-control.
— Cette femme dans la boîte de nuit, débuté-je en parlant de la femme qui lui a fourré ses seins
sous le nez. Ce genre de trucs t’arrive souvent ?
Une lueur pouvant indiquer un regret ou de l’embarras traverse son regard.
— Ça fait partie du jeu.
— Je sais.
Je passe les mains dans mes cheveux. Je m’agite comme la lycéenne bizarroïde et solitaire que
j’étais, mais je semble incapable de m’en empêcher.
— Je le sais bien, et je ne te pose pas de questions sur les femmes que tu as connues.
— Il y en a eu beaucoup.
Je bats plusieurs fois des cils.
— Pardon ? demandé-je d’une voix confuse.
— J’ai connu beaucoup de femmes. (Il s’avance d’un pas déterminé, la main levée comme s’il
voulait prendre la mienne, ou me retenir si je détale.) Au fil des années, des centaines de femmes
m’ont fourré leurs tétons sous les yeux. Et tu sais ce que cela signifiait pour moi ?
Je secoue la tête, incapable de parler. Je remarque aussi que je ne cherche pas à lui échapper alors
qu’il avance lentement vers moi.
J’ai les pieds bien ancrés dans le sol. Et le cœur dans la gorge. Je m’exclame d’une voix éraflée :
— Quoi ?
— Rien.
Il plisse les yeux en me rejoignant. Sa main tendue m’attrape la hanche, avant de glisser dans le
creux de mes reins, et il m’attire vers lui. Mes mains vont se poser sur son thorax, et j’enfonce le bout
des doigts dans les sillons fermes de ses muscles obtenus au prix de gros efforts.
Je n’ai pas envie qu’il me raconte qu’il a connu d’autres femmes, je n’ai pas envie de songer à
cela, mais je ne peux pas lui reprocher sa franchise.
— Rien de tout cela ne compte à mes yeux, Kennedy. Je me soucie uniquement de toi. Ici.
Maintenant.
Il se penche pour m’effleurer les lèvres ; je ferme les paupières à ce contact et je m’agrippe à sa
chemise. Je veux enfermer ces sensations à double tour dans ma mémoire parce que j’ignore la
tournure que prendront les événements quand il apprendra ce que j’ai fait. Je ressens une douleur dans
la poitrine en imaginant les conséquences, mais je repousse cette idée. Je dois me focaliser sur cette
soirée. Ce soir, je le tiens dans mes bras. Je le veux, ne serait-ce que pour une seule nuit
supplémentaire.
J’écarte les lèvres pour l’inviter, et il m’embrasse plus intensément, m’attire plus près de lui. Nos
poitrines se soulèvent alors que je remonte les mains vers ses épaules et sa nuque.
— J’attends cet instant depuis si longtemps, lâche-t-il d’une voix rauque, s’écartant de mes lèvres
pour déposer des baisers le long de mon cou.
J’incline la tête sur le côté afin de lui faciliter l’accès.
— Oui, moi aussi, chuchoté-je avant que ses lèvres retrouvent les miennes.
Il fait l’amour à ma bouche, et je gémis pour accueillir la sensation qui s’engouffre entre mes
cuisses tandis qu’il me fait reculer. Je ne me souviens plus d’avoir été aussi excitée, jusqu’au point de
combustion.
Mon dos heurte le mur, et je sens ses mains dériver vers le bord de ma robe et agripper le tissu. Il
suçote ma lèvre inférieure avant de s’écarter pour croiser mon regard. Sans un mot, il se met à
soulever délicatement ma robe, centimètre par centimètre, comme s’il voulait savourer chaque instant
de cette mise à nu. Ses yeux transpercent les miens comme ceux d’un homme affamé qui aurait enfin
trouvé de quoi apaiser sa faim. Je me mordille la lèvre tandis que mon corps entier vibre d’excitation
et je dénoue les bras de sa nuque pour les tendre au-dessus de ma tête. Je lui délivre toutes les
autorisations requises.
D’un geste vif, ma robe se voit soulevée et projetée au sol, et je me retrouve uniquement vêtue
d’un simple soutien-gorge blanc et de mes hauts talons. Je pique un fard en voyant ses yeux dériver
vers ma chatte rasée et je me sens légèrement intimidée.
— Putain ! Merde, ce que tu es belle ! souffle-t-il alors que ses yeux remontent vers les miens.
Je souris et gagne en confiance quand il repose les mains sur mes hanches. Ma respiration
s’accélère, et je me suspends à ses bras tandis qu’il descend une main vers mon ventre.
Je ferme les yeux dès que sa main se pose entre mes cuisses. J’entends sa respiration s’accélérer
quand il glisse un doigt à l’entrée de mon sexe humide.
— Tu mouilles vachement.
Je gémis quand il se met à tracer des cercles autour de mon clitoris et je m’agrippe encore un peu
plus à ses avant-bras. Je suis déjà sur le point d’exploser après la montée en puissance qui a suivi les
préliminaires de la soirée.
— Ouvre les yeux, regarde-moi.
Je m’efforce d’obéir, et il me dévisage de son regard bleu tout en retirant la main. La disparition
de ce contact me fait froncer les sourcils, mais j’écarquille les yeux quand je le vois introduire les
doigts dans sa bouche pour déguster le liquide dont il vient de les imprégner. Il baisse les paupières et
grogne avant de reporter le regard sur moi.
— Grayson.
Je gémis en remontant les mains le long de ses bras jusqu’à ses épaules. Je bascule le bassin vers
lui dans le but de soulager le besoin qu’il a fait naître.
Mon cœur tambourine contre mes côtes, et tout mon être déborde de vie.
Comme s’il comprenait, ou comme s’il décelait l’appréhension et l’inquiétude que je tente de
repousser, il se jette à genoux et me soulève la jambe droite pour la déposer sur son épaule.
Avant de plonger la tête entre mes jambes.
Je pousse un hurlement, en même temps que mes doigts trifouillent dans sa chevelure et que mon
crâne heurte le mur derrière moi.
— Oh, mon Dieu !
Je suffoque. Je balance les hanches contre son visage. C’est sauvage, plus sauvage que tout ce que
j’ai jamais connu. Grayson ne me savoure pas comme s’il me désirait…
Mais comme s’il avait besoin de moi.
Je sens mon vagin se contracter et je lève une main pour me saisir d’un de mes seins, dont je
pince le téton.
— Putain, oui, jouis pour moi !
Je regarde mon corps qui se trémousse contre son visage. Il a les yeux braqués sur moi. Puis il
prend mon clitoris entre ses lèvres et se met à sucer. Je suis incapable de me retenir plus longtemps.
Je suis prise de convulsions et je jouis en hurlant son nom, les doigts plongés dans ses cheveux
tandis qu’il répète ses assauts sensuels contre ma chair sensible. Je lève les yeux au ciel et je me frotte
à son visage, m’abandonnant avec délectation à mon orgasme.
— Bordel de merde ! marmonné-je en ouvrant les paupières, relâchant mon emprise sur ses
cheveux.
Il sourit avant de déposer des baisers appuyés sur l’intérieur de ma cuisse, laissant ma jambe
glisser en bas de son épaule. Il se remet debout, m’attire contre son torse et pose les lèvres sur les
miennes. Je pousse un nouveau gémissement tandis que sa langue parcourt la mienne. À la suite de ses
incursions dans le bas de mon corps, sa bouche est humide, et j’en perçois le goût sur sa langue, mais
je m’en fiche. Mon désir s’en trouve renforcé.
Je me saisis du bord de sa chemise, que je soulève, rompant notre baiser l’espace d’une seconde
pour la faire passer par-dessus sa tête. Je porte aussitôt les mains à son torse et sens les arêtes de ses
muscles tandis qu’il continue à me dévorer la bouche.
Il passe les mains dans mon dos et dégrafe mon soutien-gorge.
— Noue tes jambes autour de ma taille, murmure-t-il en appuyant les mains sur mon cul pour me
soulever. Je dois t’emmener au lit.
— Je n’ai pas sommeil, chuchoté-je d’un ton moqueur.
J’appuie les lèvres et la langue sur sa gorge. Le grondement profond de son rire résonne contre
ma peau brûlante, et je m’écarte pour apercevoir ses yeux luisants de plaisir.
— Tant mieux. (Il donne une claque sur ma peau nue, ce qui me fait glapir et sursauter, puis me
plaque contre son pénis en érection.) Parce que je n’en ai pas encore fini avec toi.
Nos sourires s’estompent, tout trait d’humour disparaît rapidement pour se voir remplacé par un
désir mutuel éhonté tandis que nos lèvres se rejoignent. Je m’accroche solidement à lui, et il me porte
en haut de l’escalier de la suite pour me déposer avec ménagement sur le gigantesque lit recouvert de
la plus somptueuse des soies grises.
J’atterris dessus et, au moment où Grayson se met à califourchon sur moi, j’ai l’impression d’être
étendue sur un matelas de nuages.
Nos lèvres fusionnent, et je baisse les mains vers sa ceinture. À gestes précipités, je la défais, puis
m’occupe du bouton et de la braguette de son pantalon, que j’abaisse en dessous de son bassin.
— Putain, j’ai besoin d’être en toi ! gémit-il en appuyant son érection contre le creuset de mon
intimité.
J’écarte les cuisses pour lui ménager de la place.
— Oui, haleté-je.
Il oscille des hanches, se balançant contre moi. Sa queue épaisse et chaude glisse contre mes
parties humides, et je me mords la lèvre pour éviter de hurler son nom à pleins poumons.
Il s’écarte et porte la main à sa poche arrière tout en abaissant son pantalon, dont il se débarrasse
ensuite. Je le vois ouvrir l’emballage du préservatif et j’entrouvre les lèvres quand il enfile le bout de
latex.
Une fois prêt, il baisse les yeux sur moi : mes cheveux emmêlés s’étalent sur le dessus-de-lit.
Il parcourt lentement du regard ma peau nue, absorbant le moindre détail. Je lutte contre le besoin
pressant de gigoter ou de me cacher face à son examen minutieux et interminable de mon corps
lorsqu’il sort la langue et la promène sur sa lèvre inférieure.
Nos yeux se croisent, son regard est plein d’intentions délicieusement malveillantes.
— Ce sera rapide et violent. Je dois te baiser.
Je ne peux qu’opiner, mes mots et mes pensées se perdent dans la brume de ma propre excitation
alors que ses paroles franchissent le seuil de mes oreilles.
Il pose les mains sur mes hanches et me retourne pour me mettre à genoux.
Je suffoque et le regarde par-dessus mon épaule tout en m’agrippant au lit.
Sa queue, qui glisse contre moi, m’excite tandis qu’une de ses mains s’en va vers le bas de ma
colonne vertébrale avant de repartir vers le haut. Un profond gémissement m’échappe quand il
enfonce la main dans mes cheveux à l’arrière de mon crâne et tire dessus, doucement mais
fermement.
— Je me rachèterai plus tard, Kennedy, mais je ne peux plus attendre une minute.
Je cambre le dos en sentant le bout de son pénis prêt à entrer en moi.
— Tout ce que tu veux, Grayson.
Mes yeux sont rivés sur les siens, qui ne se détournent pas de mon sexe alors qu’il s’introduit en
moi.
— Putain, c’est tellement chaud ! grogne-t-il une fois confortablement installé en moi.
Je ne me suis jamais sentie aussi convoitée. Je n’ai jamais été autant affamée de désir. Le fait qu’il
semble ressentir la même chose fait vibrer mon corps d’une passion qui me consume rapidement la
peau quand il se met à remuer.
Il me baise avec férocité et rapidité, son bassin jouant du piston contre mes fesses. D’une main,
il agrippe ma hanche tandis qu’il explore mes entrailles. Le claquement des chairs et nos
gémissements de plaisir m’emplissent les oreilles tandis qu’il remue d’avant en arrière, allant et
venant en moi comme si ce n’était jamais assez loin. Je me projette brutalement vers l’avant en
sifflant :
— Oui.
À chaque délicieux coup de boutoir, mon orgasme se propage tel un incendie le long de mes
veines.
— Je vais jouir.
— Je t’en prie, grogne-t-il. (Sa main quitte mes cheveux pour venir caresser le devant de mon
corps.) Vas-y, Kennedy. J’adore te sentir, putain !
Ses doigts me titillent le clitoris, et cette sensation est trop forte, trop puissante, trop incroyable
pour que je me retienne plus longtemps.
Je hurle son nom en jouissant, mes mains glissent sur les draps, je perds l’équilibre et m’écroule
vers l’avant, je me retrouve la joue appuyée contre le lit. Il continue à me combler au moyen de ses
doigts, m’extrayant jusqu’au dernier sursaut de mon orgasme avant de se réintroduire en moi pour se
décharger en grognant.
Notre peau est luisante de sueur, et il s’affale sur moi. Je perçois le rythme démentiel de nos
cœurs qui battent au même rythme.
Grayson dépose de doux baisers le long de mon épaule et sur le côté de mon cou tout en
effectuant de lents mouvements de va-et-vient en moi comme s’il rechignait à ce que nous soyons
déjà séparés. Quand il se retire finalement, j’ai les jambes flageolantes.
— Je reviens tout de suite, murmure-t-il contre mon oreille, me flanquant la chair de poule.
Installe-toi dans le lit pour que je puisse me coller à toi.
J’émets un murmure d’approbation et je le regarde s’en aller vers la salle de bains, dont il
referme la porte. Tout juste capable de me mouvoir, tant cette partie de jambes en l’air sauvage et
frénétique m’a épuisée, j’obtempère, les membres aussi liquéfiés que de la mélasse.
Je suis à peine en train de m’installer d’un côté du lit que Grayson revient et, sans me quitter des
yeux, grimpe à côté de moi et m’attire vers lui.
Je sens son pénis encore à moitié en érection qui se presse contre le bas de mon ventre. Il
m’effleure doucement la joue de ses lèvres avant de m’étreindre de toutes ses forces.
— C’était dingue, murmure-t-il en baissant les paupières.
— Absolument.
Je lui caresse l’épaule et le bras, et je perçois ses muscles tendus sous chaque centimètre carré de
peau.
— Tu m’as manqué, avoué-je.
J’hésite à me montrer vulnérable devant lui, mais, vu ce qui vient de se passer entre nous, je
préfère qu’il sache.
— Toi aussi, tu m’as manqué, admet-il d’une voix entrecoupée.
Il s’en faut de peu pour que je me raidisse et que je m’écarte. Demain, je sais que tout aura changé
entre nous et que cette nuit – cette nuit incroyable, époustouflante – ne sera plus qu’un autre de mes
lointains souvenirs de Grayson.
Alors que mes paupières se font lourdes et que ma respiration devient régulière, j’entends à peine
Grayson chuchoter :
— Si je pouvais revenir en arrière, je ne te quitterais jamais.
La crevasse qui s’était cicatrisée dans mon cœur se rouvre en grand.
Parce que si je l’aime, et si je l’ai toujours aimé, il vient de me rappeler pourquoi je le déteste
aussi toujours un peu.
Chapitre 11

Grayson
J’ouvre les yeux d’un coup, totalement réveillé.
Je cille à plusieurs reprises pour chasser le sommeil de mes yeux et la confusion dans mon esprit.
J’ignore pourquoi je me réveille de façon aussi abrupte. Je ne veux pas me réveiller. Je veux me
tourner sur le côté et prendre contre moi la fille entortillée dans les draps pour l’emmener de
nouveau au septième ciel.
Bordel ! Faire l’amour avec Kennedy, c’était mieux que dans mon souvenir. Mieux que les extases
que je peux ressentir dans la cage.
Ses réactions, ses petits gémissements et halètements… Rien que d’y penser, j’en ai la queue qui se
dresse.
Je pose la main autour de mon membre rigide, et un léger sourire me tord les lèvres.
Oui, je peux encore la prendre. Et encore.
Je roule sur le côté pour me blottir doucement contre son corps chaud et je l’observe dans son
sommeil. Ses cils épais reposent délicatement sur le haut de ses pommettes. Ses cheveux sont étendus
sur l’oreiller en une masse désordonnée. Je ferme les yeux et me remémore avec précision leur
sensation autour de mes doigts tandis qu’elle déposait ses doux baisers sur mon torse.
La perfection. Voilà ce que j’ai ressenti avec Kennedy hier soir.
J’en veux plus.
Je tends la main pour dégager les cheveux de sa joue lorsque au loin un bruit de porte qui se
referme bruyamment attire mon attention.
Des voix graves résonnent et, même si je ne parviens pas à distinguer ce qu’elles disent, elles
doivent être puissantes si je les entends à l’étage.
Un bruit de pas de plus en plus fort indique qu’on monte l’escalier, et je regarde la porte de ma
chambre d’un air renfrogné.
Puisque je me trouve dans l’unique pièce située à l’étage de la suite, celui qui est réveillé vient me
voir.
— Et merde ! Bordel.
Je me frotte le visage et je jette un coup d’œil de biais à Kennedy. Ses somptueuses lèvres roses
sont encore légèrement gonflées et entrouvertes. Elles représentent une tentation à laquelle je ne peux
pas succomber maintenant. J’effleure sa bouche de la mienne. Son subtil gémissement ensommeillé
rend ma bite encore un peu plus dure, et je laisse échapper un grognement de frustration adressé à
celui qui est sur le point de contrecarrer mes plans matinaux.
J’ai d’autres fantasmes à assouvir avec Kennedy. Hier soir, ce n’était qu’un avant-goût de mes
desseins pour elle.
Je roule doucement hors du lit pour ne pas la réveiller. Je m’occuperai d’elle et de mes fantasmes
quand j’aurai réglé les conneries qui s’annoncent.
J’attrape mon short par terre et j’ai à peine le temps de l’enfiler qu’on frappe faiblement à ma
porte.
Je vais ouvrir et me retrouve face à Landon ; une colère palpable émane par vagues de son
imposante stature.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je m’avance dans le couloir en refermant doucement la porte derrière moi.
Il grogne plus qu’il ne dit :
— Charles.
J’ouvre grands les yeux.
— Quoi, bordel ?
— Il est ici… En bas. Il a réussi à contourner la sécurité à la réception et il demande à te voir.
Mon vieux. Ici. À Vegas.
Je pousse Landon de côté, ignorant ses récriminations quand il me traite d’enfoiré, et je descends
l’escalier à toute allure, mes pieds nus dérapant sur le tapis. Lorsqu’il me reste six marches à dévaler,
je pose une main sur la rampe et me lance par-dessus pour atterrir sur les deux pieds avec un bruit
mat qui résonne sur le plancher massif.
— Qu’est-ce que tu fous ici, bordel ? demandé-je en posant les mains sur mes hanches.
Je respire pesamment, hors d’haleine.
La mâchoire de mon vieux s’affaisse quand il prend la mesure de mon corps. Je me dresse devant
lui avec mon mètre quatre-vingt-neuf de muscles affûtés.
Cela fait six ans que nous ne nous sommes plus vus, ou du moins que moi, je ne l’ai plus vu. Mais,
même s’il a suivi mes combats, c’est la première fois qu’il me revoit en chair et en os, pour autant
que je sache.
Je parcours rapidement son corps du regard et j’esquisse un mouvement de recul, le considérant
avec une moue de dégoût.
Sa peau est cireuse, desséchée et ridée. Ses vêtements semblent suspendus à sa charpente, attestant
du poids qu’il a perdu et de son absence de désir de s’acheter un truc qui lui aille. Cela risquerait de
réduire son budget boissons, donc c’est superflu. Puisqu’il ne répond pas, je répète :
— Qu’est-ce que tu fous ici, bordel ?
J’accentue chaque mot et je fais un pas dans sa direction.
Il s’efforce de croiser mon regard, et je le dévisage avec mépris.
Ce débris est à l’origine de ma vie, mais je ne vois aucune raison de le remercier pour quoi que
ce soit. Les cicatrices camouflées sur mon dos me rappelleront toujours ce dont ce monstre est
capable quand on lui met un pack de douze bières et une ceinture entre les mains. Rien que d’y penser
suffit à irriter les marques qui tendent ma peau.
— Fils…
Je gronde en m’approchant encore d’un pas, le regard toujours méchant :
— Je ne suis pas ton putain de fils.
Il recule jusqu’à se retrouver dos à la porte.
Il cligne rapidement des yeux et se passe les doigts sur la bouche. Je remarque leur tremblement
ainsi que les perles de sueur qui se forment sur son front.
Putain ! Il est en manque, là, devant mes yeux.
— J’ai un truc à te montrer.
— Quoi que ce soit, je n’en veux pas.
Il se décolle de la porte et se renfrogne.
— Écoute, débute-t-il, en passant une main tremblante dans ses cheveux gras striés de gris.
Il doit avoir besoin d’une coupe de cheveux digne de ce nom depuis au moins trois mois, et sa
mèche rabattue échappe à tout contrôle.
— Je n’en ai pas pour longtemps. Je veux juste… (Il marque une pause, met la main dans sa poche
arrière et en retire un petit bout de papier.) Tu dois voir ça.
Il me le tend, mais je ne bouge pas d’un pouce.
J’examine le bout de papier comme s’il s’agissait d’un serpent prêt à me sauter dessus.
Impossible : je n’ai pas confiance dans ce type. Rien de bon n’est jamais sorti de ses lèvres ni de ses
mains, pas en ce qui me concerne.
— Va-t’en.
Je croise les bras et secoue la tête. Je ne veux pas de son cadeau.
— S’il te plaît, Grayson ! Je sais… je sais que je suis un père merdique. Je sais que je t’ai causé du
tort, mais… (Il secoue la tête, trifouille ses cheveux.) je suis fier de toi, fils.
Ces paroles me heurtent de plein fouet, comme un coup bien senti assené par Landon. Les mots
douloureux résonnent à travers mon crâne.
Fier de moi… La seule chose qu’un fils souhaite entendre de la bouche de son père, et c’est
seulement maintenant qu’il me le dit.
— Tire-toi d’ici.
— Impossible. Prends juste ce truc.
Il secoue la main, le papier déchire l’air, et je jette un coup d’œil. Cela a une certaine épaisseur, on
dirait du papier photo, et je fronce les sourcils.
— J’aurais dû te le dire…, te prévenir. Mais tu dois voir ça.
Sans un regard, je lui arrache le papier de la main et le plie dans mon poing.
— C’est fait. Maintenant, casse-toi.
Il tremble de tout son corps, et la sueur dégouline sur son front.
— Bordel de merde, le vieux ! Ne me dis pas que tu es en manque, putain, là, sous mes yeux ?
Il hausse les épaules et hoche la tête.
— Fallait que je vienne. Quand je t’ai vu l’autre soir… avec Kennedy… j’ai su que je devais te
voir. J’ai pris le premier vol…
Sa voix devient traînante. Ou peut-être qu’il continue de parler. Je cesse de l’écouter une fois qu’il
a prononcé le nom de Kennedy. La photo que je tiens commence à me brûler la peau et adresse des
signaux d’alarme à ma poitrine, qui vont ensuite atterrir dans mes tripes.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Landon en me rejoignant.
J’ignore s’il a tout entendu ou s’il est resté à l’étage pour me laisser m’occuper de Charles. Peu
importe. Je ne réponds pas.
Je contourne mon père pour ouvrir la porte.
— Tu as fait ta B.A. de la journée, Charles. Maintenant tu dégages.
Il acquiesce vivement. Je jurerais avoir aperçu une trace de remords ou de culpabilité dans ses
yeux quand il a cillé, mais elle a disparu. Évidemment.
Mes lèvres se tordent en un rictus méprisant, car il ne se remue pas assez vite à mon goût.
— Le truc, fils, c’est que… j’ai pour ainsi dire… (Putain. Nous y voilà !) besoin d’un peu d’argent
pour rentrer.
— Putain de merde ! marmonne Landon.
J’aperçois son regard dégoûté quand il passe devant moi avant de s’éloigner.
D’une main, j’ouvre la porte d’un coup sec, l’autre se consumant toujours au contact de la photo.
J’ignore fichtrement ce que c’est, mais, s’il a fait tout le chemin de Braxton à Vegas uniquement pour
me la donner, ça pue. Je ne veux pas qu’il soit dans les parages quand je la regarderai. Il a sans doute
jubilé en me remettant ce truc qui me fera chier.
— Ici, dit Landon en revenant et en plaquant une liasse de billets de 20 sur le torse de mon père.
Celui-ci l’attrape maladroitement de ses mains tremblantes avant de s’y accrocher de toutes ses
forces.
Je lui lance un regard furieux tandis qu’il se dirige vers la porte, titubant sur ses genoux
vacillants.
— Je suis fier de toi, fils, ajoute-t-il en me lançant un regard par-dessus son épaule. (Puis ses yeux
flamboient du même regard malveillant qu’il m’adressait toujours.) Je me fais plein de pognon avec
toi. Avec tes combats.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, bordel, lui dis-je en me penchant sur lui de toute mon imposante
stature, mais si j’entends encore parler de toi, ou si tu te pointes encore sur le pas de ma porte, tout ce
fric que je te donne pour noyer ton existence insignifiante dans l’alcool, ce sera fini. D’un claquement
de doigts.
Je lui ferme la porte au nez, conscient qu’elle le loupe de peu.
— Chouette papa, déclare Landon pour essayer de détendre l’atmosphère.
— Ta gueule !
Je me dirige vers la cuisine, les jointures de mes mains sont douloureuses d’avoir serré ce putain
de bout mince de papier. Mon pouls tambourine dans mes oreilles et dans mes veines ; je me demande
ce que je vais en faire.
— Qu’est-ce qu’il t’a donné ? demande Landon sur mes talons.
— Je n’en sais foutre rien.
Je jette la photo sur le comptoir et prends une tasse.
— C’est Charles. Va savoir.
Un silence pesant m’accable. L’ambiance dans la pièce devient plus tendue et se rafraîchit. Avant
même de me retourner, alors que je porte ma tasse de café aux lèvres, je ferme très fort les yeux et
rassemble mon courage à deux mains.
— Qu’est-ce que c’est ?
Je pivote sur les talons et resserre mon emprise sur la tasse en constatant que mes doigts tremblent
comme ceux de mon vieux.
Landon a le regard rivé sur le comptoir. Sur la photo. Le sang déserte son visage, et je n’ai jamais
vu ses yeux aussi exorbités.
Il me regarde et murmure d’un ton meurtri :
— Kennedy.
Il fait glisser le bout de papier vers moi sur le comptoir, en le poussant du doigt comme si lui
aussi était terrifié. Son visage n’a pas encore récupéré ses couleurs, donnant à sa peau habituellement
hâlée une pâleur de cendres.
J’hésite avant d’enfin baisser les yeux.
Ma tasse m’échappe et va se fracasser sur le sol. Le café fumant me brûle les pieds et les mollets,
et je fais un bond en arrière.
— Putain !
Mais je ne m’arrête pas sur la brûlure et j’oublie les dégâts matériels, car mon regard reste rivé
sur la photo que j’ai devant les yeux. Mon cerveau se retrouve privé d’oxygène, et je vacille d’avant
en arrière, saisi de vertiges.
Je me masse vigoureusement la nuque et, de l’autre main, m’empare de la photo.
L’image bouge et devient floue, car ma main tremble.
— Putain, qu’est-ce que… ?
Je suffoque. Des picotements de chaleur me brûlent la poitrine tandis que je cligne rapidement des
yeux, dans l’espoir d’effacer la vision que me renvoie mon regard.
Kennedy. Ses longs cheveux bruns rassemblés en une queue-de-cheval qui pend par-dessus son
épaule. Elle a les yeux grands ouverts, les joues plus pleines que d’habitude. Elle a quasiment la même
apparence que lorsque je l’ai quittée six ans plus tôt, à une notable exception près. Elle suçote sa lèvre
inférieure entre les dents et elle a les deux mains posées sur son ventre.
Un gros ventre arrondi.
Un ventre de fin de grossesse.
Elle se tient debout, le dos appuyé à sa voiture, devant le jardin de ma maison d’enfance, le regard
dirigé vers celle-ci.
— Bordel de merde !
Toujours incrédule face à cette image que je contemple, je laisse tomber la photo, celle pour
laquelle mon père a parcouru des milliers de kilomètres. Je me frotte énergiquement le visage
jusqu’à ce que mes doigts s’embrasent au contact de ma barbe de trois jours.
Bordel, qu’est-ce que je vois là ?
Un bébé.
Kennedy qui porte un bébé. La phrase tourne en boucle dans mon esprit tandis que j’essaie de
comprendre. Quelle que soit la manière dont je réarrange les mots, ma confusion ne fait que
s’accroître.
Mes yeux passent sur le coin inférieur droit de la photo, là où se trouve indiquée la date. Mars.
2009. Je comprime les paupières pour essayer de faire le calcul.
Le choc qui expulse l’oxygène de mon cerveau ne me facilite pas la tâche.
Kennedy est énorme, elle semble sur le point d’accoucher.
Il y a presque six ans.
Mon bébé. Non… Notre bébé.
Je bouillonne de rage et serre les poings.
Je sens quelqu’un m’agripper par les bras, m’appeler, mais je me dégage.
Je rejette la tête en arrière et hurle à pleins poumons vers le plafond :
— Kennedy !

— Calme-toi, Grayson.
Landon me secoue le bras sans lâcher prise.
J’ouvre les yeux et je pivote la tête vers lui.
— Putain, ne me demande pas de me calmer !
— Laisse-lui le temps de s’expliquer.
Ses yeux voyagent vers la photo avant de revenir sur moi. Il s’humecte les lèvres, circonspect.
Des pas lourds résonnent dans l’appartement, et, à leur approche, je lance un regard incendiaire
aux intrus qui font irruption dans la cuisine.
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? maugrée Lynx, en effaçant les traces de sommeil de son
visage.
Sarah arrive derrière lui en caracolant.
— Kennedy va bien ? demande-t-elle d’une voix essoufflée et rauque.
Elle considère tous les hommes présents dans la pièce.
Je lâche un rire glacial.
— Kennedy va bien ? Putain, tu n’as pas d’autre question à me poser ?
Je prends la photo et la lui balance comme un Frisbee. Elle atterrit à ses pieds, image vers le haut,
et je devine aussitôt qu’elle sait de quoi il retourne.
— Oh merde ! murmure-t-elle en plongeant le regard dans le mien. Elle allait te le dire,
s’empresse-t-elle d’ajouter en reculant d’un pas alors que je lui fonce dessus.
Je ne vais rien lui faire. Mais je voudrais étrangler Kennedy.
Mon bébé.
Notre bébé.
Elle était enceinte, vachement enceinte à en juger par son énorme ventre qui semble se foutre de
ma gueule depuis le carrelage où la photo a atterri.
Je me baisse pour la ramasser et je l’empoigne, sentant le papier entailler mon épiderme.
— Tu sais ce qui s’est passé ?
J’agite la photo sous le nez de Sarah.
Elle blêmit, mais je la perds de vue quand Lynx s’interpose entre nous. Il tend les mains et croise
mon regard.
— Legend, j’ignore totalement ce qui se passe ici, mais Sarah n’est pas ton ennemie.
Je brandis la photo, et il écarquille les yeux.
— C’est Kennedy. Il y a environ six ans. Plus ou moins huit mois après que je l’ai sautée, je
suppose.
Il relève lentement la tête, et nos regards se croisent.
— Mais ce n’est pas sur Sarah que tu es furieux pour l’instant.
Non. Pas sur elle.
Des éclairs rouges traversent ma vision latérale tandis que mon sang bouillonne de rage. Tout
étincelle et brûle avec plus d’intensité.
Je contourne Lynx et Sarah d’un pas rapide, décidé à en découdre avec Kennedy sans plus
attendre, lorsque quelqu’un m’agrippe le bras et me fait pivoter sur moi-même.
— Tout doux, Legend, déclare Lynx, son torse se soulevant presque aussi vite que le mien. Ne
fonce pas l’engueuler tête baissée.
— Ah non ? (Je repousse Lynx.) Pas plus tard qu’hier, tu te demandais ce qu’elle foutait ici, et
maintenant tu es de son côté ?
— Je suis de ton côté, mon frère.
Il retend le bras, mais je l’esquive.
Je suffoque comme si j’avais couru un marathon. Mes poumons me brûlent, et tous mes muscles
sont tendus et serrés. Mes jointures me font mal tant je serre le poing qui ne tient pas la photo.
La photo d’elle. Enceinte. Comment a-t-elle pu me faire ça, bordel ?
— Je te suggère juste de patienter une ou deux minutes. Prends d’abord une bonne inspiration,
bordel de merde !
Je lui balance la photo sous le nez.
— Elle a eu un putain de gosse de moi.
Je crache chaque mot en serrant les dents. Ma mâchoire est douloureuse et craque. Merde, j’ai
besoin d’un verre ! Je dois cogner sur quelque chose. Ou sur quelqu’un.
Lynx ouvre la bouche, mais je m’éloigne, grimpant les marches quatre à quatre. Putain, même
mes jambes me font mal tandis que j’effectue un dernier bond. J’agrippe la rampe et je pivote à toute
vitesse au coin de l’escalier avant de m’arrêter net.
Tout se fige. Le temps s’évapore.
Le bruit d’un torrent résonne dans mes oreilles tandis que j’observe la femme que, quelques
minutes auparavant, je voulais étreindre et à qui je voulais faire l’amour. Une femme qui, hier soir,
semblait constituer la perfection absolue dans mes bras et autour de ma queue.
La femme qui a eu mon putain d’enfant sans m’en avertir.
Mes lèvres se retroussent en un nouveau grondement, mais, avant que je puisse m’exprimer,
Kennedy fait un pas vers moi tout en serrant la ceinture du peignoir de l’hôtel autour de sa taille. Ses
cheveux sont encore ébouriffés de sommeil, et elle a les yeux bouffis.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle.
Je dois me retenir pour ne pas l’agresser physiquement.
— J’ai entendu des cris.
J’avale ma bile. Ma main se recroqueville si violemment autour de la rampe de l’escalier que je
me demande comment le bois ne se brise pas.
Chaque muscle de mon corps se contracte tandis que je prends une longue inspiration brûlante.
Écarquillant les yeux, Kennedy esquisse prudemment un pas vers moi.
— Grayson ?
Mon nom roule de ses lèvres pulpeuses et va s’établir dans mes tripes comme de l’acide. Je
rétorque durement :
— Ne bouge pas.
Tout mon corps vibre de fureur. De confusion. D’incrédulité, même si je tiens encore cette putain
de preuve à la main.
Je lui montre la photo.
— Ne t’avise pas de bouger d’un seul centimètre avant de m’avoir expliqué ceci.
Chapitre 12

Kennedy
— Dis-moi qu’il s’agit d’une blague débile, Kennedy.
J’entends à peine la voix dure et éraillée de Grayson à travers le tonnerre qui gronde dans mes
oreilles. J’ai le cœur coincé dans la gorge et je presse la main sur ma poitrine pour apaiser la douleur
cuisante qui augmente à chaque inspiration.
— D’où est-ce que tu sors ça ?
Mes yeux ne quittent pas la photo dans sa main. Je me souviens du jour précis où je portais cette
robe. Le jour précis où je suis restée là debout sur cette pelouse cramée. Le moment précis où je suis
sortie de ma voiture, où j’ai appuyé mon cul contre la portière passager pour observer la maison de
son enfance.
Personne ne m’a vue.
J’en étais sûre.
Apparemment, je me trompais lourdement.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ?
Je plonge le regard dans le sien et tressaille.
Je frissonne même si je suis emmitouflée dans un peignoir incroyablement pelucheux et trop
grand pour moi.
Je recule jusqu’à me retrouver dos au mur du couloir. Grayson rôde vers sa proie. Je sens la
fureur qui émane de lui. Je l’aperçois dans ses yeux plissés, dans tous ses muscles tendus.
Il semble avoir toutes les peines du monde à se retenir de ne pas me secouer pour me faire
cracher la vérité.
À cette pensée, je suffoque et lève les mains en bredouillant :
— J’allais te le dire.
Ses traits se durcissent encore un peu plus.
— Ah ouais ? Et quand ? Quand notre enfant allait être adulte ? (Il se penche et hurle.) Tu as eu six
années, bordel ! Et c’est comme ça que je l’apprends ? Avec une putain de photo que mon salopard
d’alcoolo de père vient me balancer à la figure dans ma chambre d’hôtel ?
Sa voix est rauque. Sa poitrine se soulève au rythme des paroles qu’il éructe, au comble de
l’écœurement. Il jette la photo qui atterrit sur le sol à mes pieds, puis il plonge violemment les mains
dans ses cheveux et tire dessus.
— Putain ! rugit-il en direction du plafond.
Son cri d’angoisse rebondit sur les murs et vibre dans mes oreilles, communiquant la chair de
poule à tout mon corps.
Des larmes me brûlent aussitôt les yeux, et je renifle. Je tremble de tous mes membres, même si je
ne crains pas qu’il me frappe. Je sais qu’il n’en fera rien. Non, je tremble parce que j’éprouve une
honte et un regret infinis en voyant à quel point tout cela le torture.
Le jour où Grayson Legend m’a quittée, j’ai sincèrement commencé à croire qu’il s’en foutait…,
qu’il ne s’était jamais vraiment soucié de moi, qu’il m’avait juste gardée près de lui parce que j’étais
la seule personne qui, pendant des années, lui avait dit des trucs sympas. Le jour où il m’a affirmé
dans le blanc des yeux que nous avions commis une erreur, que j’avais détruit notre amitié en me
jetant sur lui, ce jour-là j’ai compris au plus profond de mes tripes que Grayson ne s’intéressait qu’à
lui.
Qu’il ne s’intéresserait jamais à notre bébé.
Ce qui n’excuse pas pour autant mes actes. Je le sais. Je l’ai su depuis le jour où la conseillère
d’adoption m’a demandé qui était le père.
Serrant les dents, j’avais décidé de mentir et murmuré :
— Je ne sais pas.
Je m’étais renseignée. Il était impossible de monter un plan d’adoption sans le consentement des
deux parents, sauf si le père était inconnu ou avait disparu dans la nature. Puisque je le cherchais
depuis trois mois pour lui apprendre la nouvelle, je ne voyais pas l’intérêt d’éterniser le processus.
Le regard de la conseillère avait aussitôt trahi son sentiment de pitié. Pour Mary, je n’étais qu’une
autre fille de vingt ans qui se pointe en annonçant qu’elle est enceinte et souhaite placer le bébé dans
une famille d’adoption sans avoir la moindre idée de l’identité du type avec qui elle a couché.
La respiration heurtée de Grayson me ramène à l’instant présent. Quand j’ouvre les yeux, je le
vois plié en deux, les mains sur les genoux. Il tente de se calmer en expulsant un souffle puissant.
J’esquisse un pas dans sa direction.
— Grayson.
Il relève brusquement la tête et me cloue sur place d’un regard assassin.
— Ne me touche pas.
Je laisse retomber la main sur le côté de ma cuisse tandis que des larmes roulent sur mes joues.
— Grayson, déclare soudain une profonde voix mesurée, depuis le couloir derrière nous.
Il baisse de nouveau la tête ainsi que les épaules. Je ne l’ai jamais vu aussi fâché et abattu en même
temps ; il pivote le cou.
— Ouais ?
— Si vous preniez cinq minutes chacun, suggère Landon, bras ballants, jaugeant la situation d’un
air circonspect. (Il bande les muscles sous la tension.) Laisse-la s’habiller, puis vous pourrez discuter
à tête reposée.
— Je suis désolée.
Je m’étrangle sous les sanglots. Je secoue la tête d’avant en arrière, incapable de croiser le regard
de Grayson qui me dévisage. Je laisse plutôt mon regard errer par-dessus la rampe pour croiser trois
paires d’yeux qui me dévisagent : Sarah, Lynx et Rodney. Tout le monde est témoin de ma honte.
— Je regrette tellement.
— Je ne veux pas de tes putains d’excuses, murmure durement Grayson en se redressant de toute
sa hauteur. Je veux savoir ce qui s’est passé. (Il pointe le doigt sur moi d’un air si furieux que mon
cœur vole en éclats.) Je vais te donner deux putains de minutes pour me rejoindre en bas, et alors
j’exigerai mes réponses.
Je l’observe faire volte-face, je vois Landon lui taper sur l’épaule, puis je reste les yeux rivés sur
l’endroit où il se tenait, consciente que la colère dont je viens d’être témoin n’en est qu’à ses
prémices.

— Ça va ? demande Sarah quand j’arrive dans la cuisine.
Elle a réussi à me dégotter des vêtements dans la chambre de Landon ou de Lynx, et les a déposés
sur le lit où je viens de passer la nuit dans les bras de Grayson.
Puisque je pleurais tellement que j’étais incapable de la remercier, de lui dire que je ne voulais pas
parler, ou de lui demander de me laisser tranquille, elle m’a simplement prise dans ses bras pour me
serrer fort.
— Je vais te préparer un café, avait-elle ensuite doucement chuchoté à mon oreille d’une voix
réconfortante avant de me laisser.
Je dépasse les deux minutes autorisées et, même si le penthouse est plongé dans un silence absolu
et que j’ignore où se trouvent les autres gars, je sens l’impatience contenue de Grayson atteindre les
limites du soutenable à chaque seconde qu’il me faut pour me préparer à tout lui expliquer.
Je suis incapable de m’arrêter de pleurer, et mes larmes redoublent quand Sarah me tend un café
avec du sucre, exactement comme je l’aime.
— Les gars sont dans la salle télé, m’apprend-elle doucement. Je peux rester si tu as besoin de
moi.
Je secoue la tête avant de porter le café à mes lèvres.
— Je dois m’en charger seule.
Elle affecte un sourire triste. Je me raidis quand elle passe le bras autour de mes épaules et me
serre contre son flanc. Elle dépose un baiser affectueux sur ma tempe.
— Tu n’es pas seule. Je serai toujours là pour toi.
Je marmonne un remerciement à travers mes larmes et la brume des dix dernières minutes.
Je ne peux pas croire que je me sois réveillée au son des cris et des explosions de colère
provenant de l’étage inférieur. Je n’ai disposé que de quelques secondes pour me rendre compte que
je me trouvais effectivement dans le lit de Grayson avant que les souvenirs de la nuit précédente se
dissipent d’un seul coup lorsque je l’ai entendu hurler mon nom si fort que le sol de sa chambre en a
tremblé.
— Il va se calmer, j’en suis sûre, murmure encore Sarah avant de me laisser. Contente-toi de lui
dire la vérité.
J’acquiesce et avale une gorgée de café, dans l’espoir que le breuvage me réveille suffisamment
pour affronter mon peloton d’exécution, composé d’un seul homme.
Les nerfs en état d’alerte maximale, remplie d’appréhension, je me dirige vers le living avec des
pieds de plomb. Grayson est assis sur le divan, le dos tourné vers moi, mais je perçois encore sa
colère.
C’est compréhensible.
En l’espace d’une seule matinée, il a reçu la visite de son père et on lui a largué une bombe sur la
tête.

Je m’installe sur un siège dans le séjour, et, aussitôt, le silence entre nous devient oppressant. Je
fais face à Grayson, mais il garde les yeux baissés, semblant hermétique à ma présence.
La nervosité se distille peu à peu dans mes veines tandis que je sirote mon café, essayant de
trouver les mots en mesure de traduire mes pensées.
Je suis incapable d’endurer davantage la vision de son expression tourmentée.
— Lorsque j’ai découvert que j’étais enceinte, tu avais déjà quitté la ville.
Ses épaules frémissent en réaction à cette information que je lui communique posément.
Je ferme les yeux et je me mordille la lèvre inférieure pour me préparer à la dispute qui
s’annonce. Je suis incapable d’imaginer ce qu’il ressent en ce moment, après avoir appris l’existence
de notre bébé par une autre personne que moi, par son propre père qui plus est.
Je ne peux que supposer que celui-ci était présent le jour où j’ai voulu passer chez lui, mais où je
n’ai pas eu le courage de frapper à la porte. Toutefois, pourquoi a-t-il pris une photo et pourquoi l’a-
t-il conservée aussi longtemps ? C’est un mystère.
— J’ai essayé de te retrouver… Je te jure, Grayson.
— Ne prononce plus mon nom.
Il semble en lambeaux. La douleur froide qui émane de ses paroles me fait tressaillir, et je plisse
les lèvres pour retenir de nouvelles larmes.
Qui coulent malgré tout, et je les essuie.
Les coudes posés sur ses genoux écartés, il bat des mains et fait craquer ses doigts.
— J’ai fait la connaissance de Sarah lorsque j’ai repris les cours à la fac. (Je poursuis, remontant
quelque peu le fil de mon histoire.) Les premières semaines, j’étais vraiment fâchée, j’avais le cœur
brisé que tu m’aies quittée de la sorte.
Il me lance un regard incandescent. Mon corps se glace et je frissonne.
Il me scrute plusieurs instants, et je comprends l’intensité que ses adversaires doivent affronter
dans la cage. C’est terrifiant, mon adrénaline fait des bonds.
J’aspire une longue goulée d’air et je me mords la langue.
— Lorsque j’ai eu du retard dans mes règles, je l’ai mis sur le compte du stress…, de ton départ,
de mon nouveau cadre de vie, du début des cours… Ce n’est que lorsque je me suis mis à vomir tous
les matins que j’ai deviné ce qui se tramait.
Je ferme les yeux et je repense à ce jour où, dans la clinique estudiantine, l’assistant du médecin
m’a confirmé que j’étais enceinte. Mon univers s’était arrêté.
— Alors je suis retournée à Braxton et j’ai essayé de retrouver ta trace. J’ai demandé à tout le
monde, j’ai vu tous tes amis… Bon sang, je suis même allée au Corner Bar pour interroger certaines
des filles avec qui tu avais couché.
Je tique à ce souvenir pénible. Rien n’était plus humiliant que d’aller voir les coups d’un soir de
Grayson alors que j’étais la meilleure amie bizarre et sans charme qu’elles n’avaient jamais
appréciée.
— Tu aurais dû persévérer, lance-t-il. (Chacun des mots qu’il me crache à la figure accélère
l’écoulement de mes larmes.) Ou putain… Kennedy… Seigneur ! (Il claque ses mains jointes derrière
la nuque.) Merde ! (Il s’assoit bien droit, muscles tendus, et secoue la tête.) J’ai un gosse.
Il ne semble pas réellement s’adresser à moi, plutôt à lui-même, de sorte que je me tais et le laisse
intégrer la nouvelle qu’on lui a balancée de façon aussi horrible sur la tête.
— Où est-il ? me demande-t-il en me considérant d’un regard implorant. Ou elle… ?
J’étouffe un sanglot. Je sais ce qu’il veut. Je refuse de revivre ce moment. L’accouchement n’a pas
été facile. Il a duré treize heures au long desquelles j’ai ressenti d’atroces douleurs ainsi qu’une
tristesse plus intense à chaque contraction.
Je ne voulais pas confier notre enfant à une autre famille. Mais je savais, tout au fond de moi, que
c’était préférable pour lui.
— Il a été placé dans une famille vraiment aimante, Grayson. La femme est institutrice en CE1, le
père est entrepreneur dans le bâtiment. Ils ont essayé pendant des années…
— Il ?
Grayson se met debout, sa carrure paraît effrayante et intimidante alors que je me rends compte
de ce que je viens de dire. Mes yeux s’allongent en même temps que les siens quand il se passe les
mains sur les joues.
— Tu as dit « il ».
— Je…
Il se penche sur moi, et je recule dans mon siège pour accroître l’espace entre nous deux. Il se met
à crier :
— J’ai un fils ? Et qu’est-ce que ça veut dire… : une « famille » ?
— Grayson…
Ses yeux s’écarquillent quand il comprend.
— Tu ne l’as pas gardé.
— J’ai agi pour le mieux…
— Non ! (Il recule d’un pas et agite un doigt sous mon nez.) Putain, j’ai un fils, tu me l’as caché et
tu me l’as pris sans me laisser le choix. Bordel de merde, qu’est-ce qui cloche chez toi !
Je réplique en criant :
— Tu m’as quittée !
Mes larmes coulent si vite que c’est à peine si je le distingue encore.
Je déteste devoir tout revivre. Je déteste devoir m’expliquer. Je déteste être témoin de son
immense détresse. Passé le choc initial, il est à présent dévoré par la rage, il me hait. Je savais qu’il
réagirait ainsi quand je lui raconterais tout. C’est pourquoi j’ai retardé le plus possible cette échéance,
c’est pourquoi je me suis laissé embarquer par ses promesses, ses suppliques et ses attouchements
destinés à me séduire.
— Je sais que j’aurais dû te le dire, mais j’ignorais où tu étais, Grayson ! (Je bondis de ma chaise,
le cœur partagé entre colère et douleur.) Je regrette que tu n’aies rien su, mais c’est toi qui es parti !
Tu as foutu le camp. Tu refusais de répondre à mes appels. J’ai essayé de te joindre. Après cette nuit,
j’ai essayé d’arranger les choses. Je me suis excusée, et j’ai prié et supplié pour que tu me pardonnes.
(Je m’arrête pour reprendre mon souffle. Ma gorge est sèche et ma voix éraillée.) Tu as tout ignoré
en bloc ! Si seulement tu avais décroché ton téléphone pour me rappeler, si tu avais écouté un seul des
fichus messages que je t’ai laissés, tu aurais été au courant !
— Donc tu as voulu me punir ? (Il appuie le doigt sur son torse.) En vendant mon putain de gosse
au plus offrant ?
— Je ne voyais pas d’autre alternative !
Je serre et desserre les poings. Trop d’émotions, trop de souvenirs tourbillonnent en moi.
J’ignore si je dois implorer son pardon en lui disant combien je l’aime ou si je dois tout lui coller sur
le dos parce qu’il m’a laissée tomber.
— J’avais besoin de toi. J’avais besoin de mon meilleur ami, et tu venais de t’évanouir dans la
nature. Qu’est-ce que tu crois que j’allais faire ? Retourner vivre à Braxton et élever notre enfant dans
la maison de mes parents ?
Il a un mouvement de recul.
— C’est cela que tu voulais ? Que notre enfant soit élevé auprès de mon ivrogne de mère et de
mon connard de père ? Ou, mieux encore, j’aurais pu le laisser sur le seuil de ton père. Lui aurait pu
l’élever !
— Va te faire foutre ! rugit-il.
Les larmes coulent de mon menton.
Et de la sueur dégouline du sien.
Seul le bruit de notre respiration haletante résonne dans la pièce. Nous nous toisons l’un en face
de l’autre ; le bonheur de la nuit dernière n’est plus qu’un lointain souvenir.
— Je suis retournée chez nous, Grayson. J’y suis retournée après avoir choisi les parents adoptifs,
pour essayer une dernière fois de retrouver ta trace.
J’essuie d’autres larmes, mais ma vision reste floue. Tout mon corps tremble sous l’effet de la
culpabilité, de la colère, du chagrin que j’ai réprimés pendant six longues années horribles. J’ai enfin
l’occasion de vider mon sac, dans le chaos le plus complet.
— Ce jour-là, je suis allée chez toi. Je songeais aux stigmates de notre enfance, à toutes les
souffrances que nous avions endurées. Je songeais à la façon dont nous avions été élevés, au fait que
tu étais parti tandis que moi, je suivais mes cours.
J’aspire une goulée d’air, essayant d’apaiser les tremblements de mon corps, qui gagnent en
intensité. Son visage s’adoucit et passe de la rage à une impatience agacée, et ce léger changement
d’attitude me donne la confiance nécessaire pour poursuivre. Il comprendra.
— La veille au soir, en zappant, je t’avais vu.
Je déglutis violemment au souvenir du choc que j’avais éprouvé alors, comment tout s’était figé
tandis que je regardais l’homme qui avait disparu de ma vie en plaquer un autre au sol sur un tapis
octogonal.
— C’était ton premier combat télévisé, et c’était la première fois que j’avais une idée de ce que tu
étais devenu. Donc je suis allé chez ton père pour lui demander s’il savait où tu étais, mais, une fois
sur place, je n’ai pas pu.
Je fais un pas vers lui et pose les doigts sur son avant-bras. Il tressaille, et je l’agrippe fermement
pour essayer de lui faire comprendre.
— Nous étions si jeunes, Grayson. Je croyais que tu me détestais. Et ce soir-là je t’ai vu gagner un
combat et, dans tes yeux, j’ai compris que tu étais enfin heureux. Tu devenais quelqu’un, comme tu
l’avais toujours souhaité, et je ne voulais pas t’enlever ça.
Il ouvre la bouche pour intervenir, respirant toujours rapidement, mais je poursuis :
— J’ai songé à notre parcours, et aux implications pour notre enfant si je venais te chercher à ce
moment-là. Tu aurais dû tout abandonner. J’aurais arrêté la fac. Nous serions retournés à Braxton
pour nous retrouver coincés dans cette maudite ville, à proximité de tous ceux que nous détestions…,
et j’en étais incapable. Je ne pouvais pas te faire ça. (La mâchoire contractée et les yeux réduits à une
fente, il se mure dans le silence, et je lui tire le bras.) J’ai donné à notre enfant la vie que toi et moi
avons toujours souhaitée. Je lui ai donné un avenir avec des personnes qui l’aimeraient et lui
offriraient toujours le meilleur. Je lui ai donné tout ce que nous aurions été incapables de lui donner.
— Va te faire foutre, siffle-t-il alors que des larmes débordent de ses yeux.
Son menton frémit et tremble, et il dégage son bras. Il essuie ses pleurs et secoue la tête d’avant en
arrière.
Je m’effondre à genoux devant lui, une vraie épave en sanglots.
— Je suis désolée que tu aies dû l’apprendre de cette façon, vraiment. Mais je pense… Même si tu
avais été au courant, j’aurais souhaité cela pour lui. Il reçoit tout ce dont il a besoin, tout ce que nous
n’aurions jamais pu lui offrir.
Je me lève, mes jambes flageolent et semblent de nouveau sur le point de me lâcher.
Grayson grince des dents et raille :
— Je suis papa et tu m’en as privé, bordel, sans que j’aie un putain de mot à dire. Ce gamin… (Il
marque une pause, appuie de nouveau les doigts sur son torse.) Mon gamin ne reçoit pas tout ce dont
il a besoin parce qu’il n’est pas… avec… son… putain de… père !
Son rugissement, dont l’écho va rebondir dans tous les coins du grand espace ouvert, me fait
sursauter.
— Va-t’en.
Je croise son regard.
— Grayson…
Il lève la main et me réduit au silence d’un regard.
— Vire ton foutu cul de ma chambre et de cet hôtel.
— S’il te plaît, Grayson.
— Ta gueule ! (Il indique la porte d’entrée d’un geste tranchant.) Dégage de ma vue avant que je
fasse ou dise quelque chose que je regretterais. Lorsque je serai en état de repenser à toi, tu entendras
parler de moi ou de mes avocats.
Je tombe des nues. Les avocats ?
Il doit lire mes pensées dans mes yeux, car il esquisse un sourire…, un sourire froid et
malveillant qui envoie un frisson le long de mon échine.
— Les avocats, Kennedy. Parce que je vais faire tout ce qu’il faut pour que tu paies et pour
récupérer mon fils. Maintenant… Fous. Le. Camp. D’ici.
J’acquiesce, le menton tremblant et les yeux débordant de larmes. Avant que je parvienne à mi-
chemin de la porte, j’entends des pas sur ma gauche et je vois Sarah qui se précipite vers moi en
longeant le couloir. Je secoue la tête pour lui demander de ne pas me toucher, et elle chuchote :
— Alors, je vais rassembler nos affaires.
Je hoche la tête et me mords la lèvre supérieure pour masquer les sanglots qui tentent de se frayer
un chemin hors de ma gorge.
— Kennedy !
Je jette un regard derrière moi et j’aperçois Grayson qui me fusille toujours du regard comme si
j’étais devenue son futur adversaire. Ce qui est le cas dans une certaine mesure, je pense, parce que je
savais que les choses se dérouleraient ainsi. Je savais qu’il me mépriserait, et c’est ma faute.
— Lorsque j’appellerai, tu auras intérêt à répondre.
J’acquiesce à deux reprises avant de sentir le bras de Sarah qui m’entoure les épaules.
Elle m’entraîne hors de la pièce, puis dans l’ascenseur, et me tend mon sac et mes chaussures
qu’elle m’aide à enfiler avant que nous atteignions la rue.
Chapitre 13

Grayson
Bordel de merde ! Je n’ai jamais été aussi furax, je déborde tellement de rage que je crois enfin
saisir la signification de l’expression « voir rouge ». Des flammes déchaînées dansent à la périphérie
de mon champ de vision. Je suis brûlant et je transpire. Mon torse est en flammes, et cet incendie
dévore tout en moi.
— Legend.
J’ouvre les yeux : Lynx et Landon se trouvent à quelques mètres de moi, leurs visages jumeaux
affichent une expression indéchiffrable.
On dirait un mélange de compassion et de méfiance. Je les comprends, bordel ! Je ressens un
besoin dévorant de cogner sur quelque chose ou sur quelqu’un. Mes jointures sont douloureuses.
Putain, tous mes muscles me font mal !
— Quoi ?
Babines retroussées, je grogne. Ma mâchoire est si crispée que je sens une douleur irradier
jusqu’aux oreilles.
Ils se consultent du regard – leur sempiternelle foutue communication silencieuse entre jumeaux,
qui me rend dingue –, puis Landon me balance mon sac de sport sur le torse.
Je l’attrape sans problème : le poids qui me heurte n’est rien en comparaison de celui qui me pèse
sur les épaules.
Un fils. Merde, j’ai un fils ! Quelqu’un se balade sur cette terre avec mon ADN, et je n’en ai
jamais rien su.
Comment a-t-elle pu me faire ça ?
— Allons nous dépenser dans la cage, déclare Landon en se dirigeant vers la porte.
Il a raison, ce sera mieux. C’est certainement l’option la plus saine. Sans aucun doute.
Mais merde ! Je n’ai pas envie de m’anesthésier le corps par l’exercice.
Je veux m’anesthésier l’esprit avec l’alcool, un truc vers lequel je ne me tourne jamais quand je
suis en colère parce que ça me rappelle trop mon enfance.
Mais après la visite de mon père… puis cette photo…
Je balance le sac par terre – le bruit sourd qu’il émet en heurtant le sol est bien trop léger pour
m’apaiser – et je me dirige vers le bar situé dans le coin du séjour.
— Vous allez à la salle, dis-je, le dos tourné aux deux taiseux. Moi, je vais me bourrer la gueule.
J’ai déjà un grand verre de whisky à la main, sans glaçons, quand j’entends leurs pas dans mon
dos.
— Très bien, répond Lynx en tendant la main vers la bouteille. On va se bourrer la gueule.
Je brûle d’envie de leur répliquer de me laisser seul. Ils ne peuvent rien pour moi, aucune parole
ne pourra remédier à cette situation.
Rien ne fera taire le déferlement de questions qui assaille mon cerveau en ce moment.
J’avale une grande rasade et je grimace quand l’alcool coule le long de ma gorge.
— Presque six ans.
Je marmonne pour moi-même, mon verre à moitié vide.
Je ne connais rien aux enfants, absolument rien. Je sais juste que, lorsqu’ils sont bébés, ils chient
un max et pleurent encore plus.
— Il va à l’école ?
Lynx se sert et glisse un autre verre rempli en direction de Landon. Ils ne pipent pas, ce qui ne
m’étonne guère. Eux non plus, ils n’y connaissent que dalle aux enfants.
— Maternelle ? avance Landon après avoir bu un coup.
J’avise mon verre vide et je m’empare de la bouteille.
Maternelle. CP ? Je n’en ai aucune idée. Je n’ai aucune idée de ce à quoi il ressemble. S’il a mes
cheveux ou mes yeux. S’il aime le sport. S’il est intelligent. J’ignore ce qui fait pleurer mon enfant ou
ce qui le fait rire. S’il aime être chatouillé ou projeté dans les airs.
Après un verre, un deuxième. Après un deuxième, un troisième. Je bois tellement que je perds le
compte, et nous gardons le silence. Lynx et Landon m’abandonnent à mes pensées, et la fin de matinée
laisse place à l’après-midi qui laisse place au soir, et les bouteilles vides jonchent le sol de ce putain
de penthouse.
Je sais juste qu’au matin j’élaborerai un plan, je trouverai un moyen de récupérer le gosse qui
n’aurait jamais dû m’être enlevé.
Puis je déciderai du sort de Kennedy…, une femme que, quelques heures auparavant seulement, je
vénérais avec mes lèvres, mes mains et ma queue. Une femme que je voulais séduire. Une femme
avec qui, je le savais même si je ne l’ai pas reconnu, je voulais vivre.
Soûl et crevé, sur le point de sombrer dans le divan en cuir, un bras affalé sur le dos de celui-ci, je
ferme les paupières, et tout ce que je vois, c’est elle.
J’aperçois la tristesse et la peur dans ses yeux, la douleur qui l’accable alors que je lui crie dessus,
que je l’accuse. Qui pourrait l’en blâmer ? Je me suis comporté comme un super crétin.
Je voudrais juste la prendre dans mes bras pour la réconforter.
Je voudrais lui avouer que, des années auparavant, quand nous avions partagé nos rêves d’être
parents, imaginé la vie que nous aimerions offrir à nos futurs enfants, elle était la seule avec qui je
concevais cette existence. Lorsque nous avions discuté de ce que nous ferions différemment, de
l’importance que nous accorderions au repas du soir en famille et aux gâteaux d’anniversaire
confectionnés maison, j’avais toujours vu Kennedy à mes côtés, j’étais sûr qu’elle serait ma
partenaire dans tout cela. Nous aurions formé une famille.
Elle m’en avait délesté sans me demander mon avis.
Malgré mon ébriété, et comprenant à présent ce qu’elle a enduré, je ne parviens pas à effacer de
mon esprit la vision de ses larmes, de ses sanglots et de son visage dévasté tandis que je lui gueule
dessus.
Je voudrais la retrouver. Pour m’excuser.
Je voudrais lui ôter sa douleur, même si elle a été à l’origine de la mienne.
Chapitre 14

Kennedy
— Ça va aller ?
Si être engourdie, en état de choc, en train de ressentir la pire douleur de toute ma vie, qui bat
dans mes veines et m’anéantit le cœur à chaque inspiration que je prends, ça veut dire que ça va…,
alors… ouais.
Ça va aller.
Je pivote la tête vers Sarah. Elle a été formidable ces deux derniers jours, depuis que nous
sommes rentrées. Elle a bouclé nos deux valises tandis que je pleurais, recroquevillée en boule sur le
lit de notre chambre d’hôtel. Elle s’est arrangée pour nous amener à l’aéroport et a payé les
suppléments exorbitants requis pour modifier nos vols afin qu’on puisse repartir immédiatement.
Ces dernières vingt-quatre heures, elle m’a tenu compagnie dans mon appartement tandis que je
braillais à m’en expulser les yeux des orbites et que je survivais en me nourrissant de glace aux
doubles pépites de chocolat et de vin.
— Je vais m’en remettre.
Je suis installée dans le divan que je n’ai pas quitté depuis que nous avons franchi le seuil de mon
appart. Je me suis changée, mais une seule fois et uniquement parce que Sarah m’avait apporté des
vêtements après m’avoir forcée à prendre une douche.
Ses lèvres se contractent comme si elle voulait s’exprimer, mais je détourne le regard vers la télé
qui diffuse un reportage publicitaire à propos d’un aspirateur qui fait apparemment des miracles pour
enlever les poils d’animaux. Je devrais l’acheter. J’aurais besoin de cet engin le jour où j’aurai dix
chats. En plus, il est rose… Bingo ! Puisque Sarah garde le silence, j’ajoute :
— Tu peux me laisser, Sarah.
Le lendemain, je travaille, et elle doit retourner à Chicago. Il va falloir que je regagne mon lit,
que je dorme un peu, puis que je me lève, que je prenne une douche, que j’affiche un sourire et que je
me rende au boulot, chez Pascal’s Interior Design.
Je me sens exténuée rien qu’à l’idée d’accomplir ces exploits. Je ne veux plus faire d’effort.
Jusque, disons, la fin de mes jours.
— Kennedy ?
Elle vient se planter devant moi. J’essaie de contourner ses jambes pour voir la pub d’aspirateur,
mais elle refuse. Elle s’assoit sur la table de salon et pose les mains sur mes genoux.
— Tu vas traverser cette épreuve, ma chérie.
Je hoche la tête en mémorisant le numéro de téléphone pour l’aspirateur de poils d’animaux super
de luxe.
— Hé ! (Elle claque des doigts, et nos regards se croisent.) Tu savais qu’il se fâcherait, et je
trouve que tu as été sacrément courageuse de le lui dire.
— Ce n’est pas vraiment comme si j’avais eu le choix.
Avec cette photo… Je déteste Charles Legend. De toute son existence, il n’a jamais remué le petit
doigt pour Grayson, jamais. Il lui a juste fait subir le martyre. Je ne parviens toujours pas à croire que
c’est son poivrot de père qui a éventé mon secret.
Je secoue la tête et me mords la langue pour endiguer le déluge incessant de mes larmes. J’ai
suffisamment pleuré pour me remplir une piscine. Mes yeux sont tellement secs qu’ils brûlent quand
je cille. Je refuse de savoir à quoi je ressemble.
— Je sais. (Sa voix est toujours si douce, si compréhensive. J’aurais presque envie de la gifler,
mais je l’aime trop.) Mais je sais aussi que tu t’en sortiras. Et, quand il t’appellera, laisse-le
manifester sa colère. Tu as eu six ans pour penser à ton enfant et à ta décision, lui n’a eu que quelques
jours. Accorde-lui juste un peu de temps, OK ? Je pense qu’ensuite il comprendra que tu n’as pas agi
avec l’intention de lui nuire, mais par nécessité.
J’acquiesce, car c’est ce qu’elle attend. Je voudrais juste qu’elle s’en aille.
Chaque fois que je cligne des yeux, je revois cette rage incontrôlable qui s’empare de Grayson et
je suis anéantie. C’est moi qui l’ai mis dans cet état.
Mon bon sens m’informe qu’il n’a pas le droit d’être à ce point furieux contre moi. Sarah a
raison : c’est lui qui est parti. Il n’a pas répondu à mes appels. Il n’a pas écouté les messages dans
lesquels je le priais et le suppliais de venir me voir. S’il n’avait pas été aussi buté, cette histoire aurait
pu se terminer tout à fait autrement.
Mais je comprends aussi ses émotions. Ce sentiment d’avoir été trahi. Parce que, s’il m’en veut de
ne pas l’avoir trouvé, je suis tout autant coupable de ne pas l’avoir appelé une fois que j’avais
retrouvé sa trace.
Je reste assise à regarder les pubs qui défilent sur l’écran avant d’enfin me traîner jusqu’à ma
chambre. Je n’ai qu’une envie : m’écrouler sur mon lit et oublier ce week-end. Je veux fermer les
paupières et me rappeler combien c’était bon de me retrouver aux côtés de Grayson. Combien c’était
incroyable de sentir de nouveau ses mains sur moi. Le temps d’une nuit, j’ai eu tout ce que je désirais,
et, comme la fois précédente, tout m’a été confisqué.
Épuisée, je traîne ma carcasse pour me débarbouiller le visage et m’apprête à me coucher en
essayant d’éviter mon reflet dans le miroir. Je ne veux pas voir cette peau marbrée et bouffie, ces
yeux striés de rouge. Je ne veux pas contempler la détresse dont je suis moi-même responsable et qui
me renvoie mon regard.
Je grimpe dans mon lit, me glisse sous la couette et branche mon téléphone au chargeur sur la
table de nuit, lorsqu’une photo attire mon attention.
Les larmes se remettent aussitôt à couler sans discontinuer.
Je n’ai pas encore tout avoué à Grayson.
Il y a un autre secret qu’il mérite de savoir et dont j’aurais dû lui parler. Au milieu de tous ces
cris, ces hurlements et ces pleurs, je n’y ai pas songé.
Je m’empare de la photo et m’agenouille à côté de mon lit.
Tandis que je sors les albums et les lettres que j’ai collectionnés au fil des ans, je me sens habitée
d’une vigueur nouvelle, d’une énergie inédite depuis quarante-huit heures.
J’emporte le tout dans la chambre d’amis qui me sert de bureau et je me mets au travail.
Je photocopie toutes les lettres.
Je scanne toutes les photos.
En larmes, je tape une lettre pour Grayson avant de chercher en ligne l’adresse de sa salle
d’entraînement.
Je pourrais être là au matin pour lui remettre le paquet en main propre, mais je repousse cette idée
et je décide plutôt de l’expédier sous vingt-quatre heures. Il aura ainsi tout le loisir de parcourir les
documents et, espérons-le, le temps de comprendre la décision que j’ai prise.
Lorsque tout est prêt, je scelle l’enveloppe et j’imprime un timbre autocollant que je colle sur
le paquet.
Ensuite, consciente d’avoir fait le maximum pour fournir à Grayson le plus d’informations
possible sur notre fils, je regagne mon lit et ferme les yeux pour sombrer presque aussitôt dans le
sommeil.

Après un bref arrêt à la poste sur le chemin du boulot, j’arrive avec trente minutes de retard dans
les locaux de Pascal’s Interior Design au septième étage. Je dispose d’un bureau moderne, équipé
d’un mobilier chic et de lustres stylés. Toutes les pièces de nos locaux sont différentes afin de mettre
en valeur l’éventail des talents de nos designers.
Je travaille ici depuis trois ans et j’adore mon boulot. J’ai débuté comme assistante, et, au bout de
six mois, on m’a nommée designer pour les petites entreprises. Je m’occupe à la fois des entreprises
en activité qui souhaitent rénover leur style et des jeunes pousses qui cherchent à créer pour leurs
employés et leurs visiteurs un environnement aussi accueillant que productif.
Ce n’est pas aussi élégant ou créatif que le boulot d’un architecte d’intérieur qui s’occupe
d’habitations ou d’espaces privés, mais j’apprécie néanmoins ce que je fais et les gens que je
rencontre.
Ce matin, en entrant dans les locaux, c’est à peine si je remarque les œuvres d’art ou
l’aménagement. Merde, c’est à peine si je remarque Katie, notre réceptionniste principale, assise
derrière son grand bureau de verre à la sortie de l’ascenseur.
— Bonjour.
Je lève mon gobelet de café en marmonnant pour lui faire comprendre que je ne suis pas encore
totalement réveillée.
Dans la foulée de ce week-end et de la petite nuit que je viens de passer, je me sens comme un
zombie. D’ailleurs je dois en avoir l’apparence. Aucun maquillage ne pourrait dissimuler le
gonflement ou les rougeurs autour de mes yeux.
— Bonjour, Kennedy, lance-t-elle d’un ton enjoué. (Sa jovialité attire mon attention, et je
m’avance vers son bureau.) On dirait que tu as passé un super week-end.
— Mais encore ? marmonné-je avant de me renfrogner. Qu’est-ce que tu veux dire ?
Katie fait glisser une pile de magazines sur son bureau.
Je me renfrogne encore un peu plus et je baisse le regard, perplexe. Avant d’ouvrir la bouche en
grand. Mes yeux contemplent quatre magazines people, dont chacune des couvertures affiche sur le
côté une petite photo de Grayson et de moi.
Lui qui me pointe du doigt après son combat.
Lui qui m’entoure la taille de ses mains.
Et deux photos où il a le bras posé au creux de mes reins au moment où nous quittons le Mirage.
Je m’exclame :
— C’est quoi, ça ?
D’une main, j’étale les magazines pour avoir une vue d’ensemble.
La voix de Katie se fait plus douce et sérieuse.
— Blaire veut te voir au plus vite.
Merde ! Je croise son regard.
— Elle est de mauvais poil ?
Katie esquisse un rictus et hoche la tête :
— Ouais, plutôt furieuse.
Je ferme les yeux et j’expire. Ça craint.
— Très bien. Merci de m’avoir mise au parfum.
— Bonne chance.
Ouais. Je vais en avoir besoin. Pascal’s Interior Design est l’entreprise de design la plus prospère
de Cambridge, et Blaire Pascal exige un comportement irréprochable de la part de tous ses employés.
Vu les milliers de kilomètres séparant les deux villes, je n’avais même pas envisagé qu’on entendrait
parler de mon week-end de Vegas à Cambridge. À en croire ces clichés, je me gourais complètement.
Sans perdre de temps, sans même m’arrêter à mon bureau, je me rends immédiatement chez Pascal. Je
frappe faiblement à sa porte close et j’attends quelques instants en prononçant une prière silencieuse
pour qu’elle soit au téléphone ou en réunion.
Mon cœur s’enlise en entendant sa voix :
— Entrez, s’il vous plaît.
J’ouvre la porte, et je redouble d’effroi.
— Vous êtes en retard, lâche-t-elle en indiquant de la tête une chaise en face d’elle.
— Désolée.
Je m’assois. Mes doigts se resserrent autour de mon gobelet en carton, mais je le garde en main
sans avaler la moindre gorgée.
Blaire pose sur moi un regard pénétrant et dépité, et mon rythme cardiaque s’emballe.
C’est une femme incroyable, forte et déterminée. Elle a réussi, elle a fondé sa propre boîte de
design il y a vingt ans pour en faire cette entreprise florissante où j’ai le plaisir de travailler. Elle n’a
pas non plus pour habitude de passer par quatre chemins. Alors que je l’observe feuilleter une pile de
magazines semblables à ceux que je viens de voir sur le bureau de Katie, je sais que je suis dans de
sales draps.
— Madame Pascal.
Elle croise mon regard, et je referme aussi vite la bouche. Ses yeux sont empreints d’une gravité
que je n’y ai encore jamais décelée.
— Ne gaspillez pas votre salive, Kennedy.
Je hoche la tête, lui laissant le soin de poursuivre. Elle se penche et claque les mains sur son
bureau.
— Nous sommes la première entreprise de design à Cambridge, Kennedy. Vos… facéties… au
cours de ce week-end ont attiré une mauvaise publicité non seulement sur vous-même, mais aussi sur
vos clients et sur l’ensemble de l’entreprise. À compter d’aujourd’hui, vous ne faites plus partie de
notre personnel.
Ma mâchoire s’affaisse.
— Quoi ?
Elle s’humecte les lèvres.
— Vous m’avez bien comprise. Je ne peux pas me permettre d’employer une personne qui fait la
une des magazines nationaux, sans parler des sites Web. Ce matin, Katie a passé un temps
considérable à effacer des messages venant de journalistes qui ont découvert votre nom et se posent
un tas de questions de la plus haute importance concernant votre… batifolage avec Grayson Legend.
— Mais…
Je tiens à m’expliquer. J’en meurs d’envie. Mais je m’interromps. Il n’y a rien à dire. Je n’ai aucun
argument à avancer pour ma défense. Les photos parlent d’elles-mêmes, et je sais que les décisions de
Pascal sont irrévocables. Je ne peux même pas lui promettre que cela ne se reproduira plus. Lorsque
Grayson aura reçu le paquet que je lui ai envoyé ce matin, j’ignore totalement comment il réagira et
ce que l’avenir nous réserve. Le menton tremblant, je hoche la tête.
— Je comprends. Je suis terriblement désolée.
— Sachez que je vous trouve extrêmement talentueuse, ajoute-t-elle avec un regard quelque peu
adouci. Mais je ne peux pas autoriser tout ce battage médiatique autour de ma société.
Je cligne des yeux pour m’éclaircir la vue.
— Merci.
— Une personne des ressources humaines passera bientôt dans votre bureau pour vous aider à le
vider et pour s’occuper des documents de licenciement. En raison de la nature abrupte de cette…
séparation… vous recevrez une compensation équivalant à six mois de salaire.
Je me remets debout sur mes genoux vacillants tout en essayant de ne pas renverser mon café. Je
dois quitter cette pièce avant de fondre en larmes. C’est la cerise sur le gâteau de ces soixante-douze
heures affreuses. Je ne parviens pas à croire ce qui m’arrive.
— Merci, murmuré-je en m’efforçant de demeurer professionnelle même si tous les piliers de ma
vie semblent s’écrouler autour de moi l’un après l’autre. C’est très généreux de votre part.
— Prenez soin de vous, Kennedy. Et bonne chance.
J’aimerais trouver en moi l’énergie requise pour éprouver de la colère envers elle. Toutefois, je
l’ai toujours trop admirée, et je connais son parcours. Je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même pour ne
pas avoir été suffisamment prudente, sachant toute l’attention qu’attire Grayson partout où il va.
C’était couru d’avance.
Trente minutes plus tard, je tiens ma lettre de licenciement à la main, un petit carton avec mes
effets personnels sous mon autre bras, et je me retrouve en bas dans le parking de l’immeuble après
avoir rendu mon badge d’identification.
Et mon cœur ? De toute ma vie, il n’a jamais été aussi meurtri et brisé.
Chapitre 15

Grayson
Le puissant crochet du droit que m’assène mon partenaire d’entraînement sur la joue gauche
envoie valser ma tête dans la direction opposée. Je vacille sur mes jambes et me secoue pour
reprendre mes esprits quand j’entends Rodney crier :
— Ramène ta putain de cervelle sur le ring !
Je ferme les yeux très fort avant de les rouvrir. Je ne dors quasiment plus depuis une semaine…,
depuis que je me suis bourré la gueule dans ma chambre d’hôtel après avoir foutu Kennedy à la porte.
Rodney a raison, je n’ai pas la tête à ça…, vraiment pas, bordel ! Principalement parce que je n’ai
obtenu aucune réponse. J’ai eu une longue discussion frustrante avec mon avocat, qui m’a branché
avec un cabinet spécialisé dans les questions familiales à Chicago, mais je n’ai rien à leur dire sauf
que Kennedy Knowles a fait adopter mon fils. Je n’ai pas la moindre preuve.
Tout ce que j’ai, c’est le nom de Kennedy. J’ai quitté la réunion encore plus frustré parce que, à
moins de passer par elle – à moins d’entendre sa putain de voix douce qui me fait bander rien que d’y
penser en dépit de toute ma colère –, je ne disposerai d’aucune information utile pour retrouver mon
fils.
Seulement, je ne sais même plus si je suis davantage furieux sur elle ou sur moi-même pour la
réaction que j’ai eue.
— Stop ! (Rodney bondit sur le ring et me secoue par les bras.) Y en a marre, Legend. Il te reste
dix semaines avant ton prochain combat et tu ne vaux pas tripette. File sur le tapis roulant et n’en
descends pas tant que tu n’as pas rendu tes tripes sur mon putain de sol.
Je me penche vers la droite pour cracher dans un seau en fer-blanc après avoir retiré mon
protège-dents. Je brûle d’envie de répliquer, de lui rembarrer ses cris dans la gueule et de protester,
mais je me calme.
Rodney ne s’en laisse pas conter et il a raison : je suis nul.
— Bien.
Je serre les dents et quitte le ring.
J’arrache les pansements qui me recouvrent les mains et je balance mon casque d’entraînement
par terre avant de l’envoyer valser d’un coup de pied de l’autre côté de la salle pour me soulager un
peu de tout ce que je refoule, ma frustration, ma colère, mes regrets et toutes les autres merdes qui
m’ont dévoré les entrailles ces derniers jours.
Un fils. Un enfant. Je n’arrête pas d’y penser. À lui. Je me demande qui il est. Où il est. À quoi il
ressemble.
J’ai gardé la photo de Kennedy enceinte dans mon putain de portefeuille parce que je ne sais pas
où la mettre. Tous les jours, je caresse du pouce son ventre arrondi, je me sens déchiré entre l’envie
de la détester et celle de la réconforter.
Je me suis comporté comme un beau salaud. Je lui ai balancé en pleine poire des horreurs que
j’aurais dû garder pour moi.
Je veux me réconcilier avec elle. Je veux surmonter cet étrange sentiment de trahison qui me
dévore la poitrine parce qu’elle a raison sur un point : je suis parti. Je l’ai ignorée.
J’ai réagi comme une gonzesse, incapable de gérer le fait que j’avais sauté ma meilleure amie et
foutu en l’air notre amitié.
Nous avons tous les deux une part de responsabilité dans le putain de merdier dans lequel je me
démène à présent.
Je monte sur le tapis en ruminant ces pensées, incapable d’arrêter leur ronde sous mon crâne.
J’appuie sur les boutons pour régler les vitesses et je me mets à courir.
Au bout de six kilomètres, je dégouline de sueur, mes poumons et mes cuisses commencent à
peine à ressentir les effets de la cadence et de la distance parcourue quand Lynx émerge du bureau du
fond.
Il se dirige droit sur moi en tenant une épaisse enveloppe blanche. Il a le regard absent mais la
mâchoire serrée.
Son expression me pousse à retirer mes oreillettes, réduisant au silence la musique qui n’a de
toute façon pas réussi à me distraire.
J’adore combattre. Autant que je déteste courir, et c’est pourquoi Rodney me fait courir quand je
ne suis pas assez concentré. Sans m’arrêter, je souffle :
— Quoi ?
— Il faut que tu voies ce truc.
— C’est quoi ?
Il tend le bras et tire sur la cordelette qui déclenche l’arrêt d’urgence de la machine. Le tapis
s’immobilise aussitôt, et j’agrippe les barres latérales pour éviter de foncer tête baissée dans l’écran.
Je retrouve mon équilibre en jurant :
— Putain, qu’est-ce qui se passe ?
— Dans le bureau. Tout de suite.
Lynx fait volte-face et retourne d’où il est venu.
Je le suis en attrapant au vol une serviette pour m’essuyer le visage et le torse. J’aurais besoin
d’une foutue douche.
Il faudrait aussi que j’arrête de boire, bordel. La quantité d’alcool que j’ai ingurgitée au cours des
quatre derniers jours ne risque pas d’améliorer mon endurance, mon énergie ou ma concentration
durant l’entraînement.
Dès que je suis dans le bureau et que j’ai refermé la porte derrière moi, Lynx extrait une feuille de
papier de l’épaisse enveloppe et me la tend.
J’éprouve un sentiment de déjà-vu et je repousse la vision de mon connard de père se tenant
devant moi.
Je prends la feuille avec hésitation, le regard toujours rivé sur l’enveloppe que Lynx tient à la
main. Épaisse de plusieurs centimètres, elle menace de craquer aux jointures. Lynx sourit :
— Lis ça, dit-il en indiquant la feuille dans ma main, puis regarde ce truc. J’ai ouvert sans me
rendre compte de l’expéditeur.
Son sourire indécis m’incite à baisser les yeux.
La douleur familière qui surgit dans ma poitrine chaque fois que je songe aux derniers moments
passés avec Kennedy se ravive, et je me masse la cage thoracique pour la dissiper.
Peine perdue. Dès que j’entame la lecture de la lettre, je sens le sol se dérober sous mes pieds.
Privé de souffle, je me retrouve en pleine chute libre.

Grayson,

Je ne te reproche pas ta colère. Je ne te reproche pas de me détester parce que maintenant
que tu as eu le temps de digérer la vérité que je t’avais cachée, c’est certainement le cas. Si
tu le souhaites, après avoir examiné le contenu de ce paquet, je t’aiderai à rencontrer ton
fils.
Tout s’est passé tellement vite à Vegas que je n’ai pas pensé à te parler de ceci. Je ne m’en
suis souvenu qu’une fois rentrée chez moi, lorsque j’ai vu la photo de notre fils sur ma
table de nuit.
Mon adoption n’était pas fermée. C’est ce qu’on appelle une adoption semi-ouverte. Je n’ai
aucun contact avec l’enfant que j’ai remis entre des mains aimantes le jour de mon
accouchement…

Je lève les yeux et m’aperçois que je suis seul dans le bureau. Je jette un coup d’œil par-dessus
mon épaule, à travers les vitres, et je vois Lynx et Landon en train d’enguirlander un nouvelle recrue
poids léger. Je suis seul dans ce bureau avec cette enveloppe qui semble me hurler de l’ouvrir et
d’examiner les putains d’infos qu’elle contient.
Elle sait à quoi il ressemble.
Je secoue la tête, car j’ai les yeux qui piquent, et je reprends ma lecture en absorbant chacun des
mots douloureux de la lettre.

J’ai rencontré les parents durant le processus d’adoption. Après avoir interrogé des
dizaines de couples, certains via l’agence à laquelle j’avais fait appel, d’autres en leur
parlant directement, j’ai choisi Patricia et Donald Matsen parce qu’ils se rapprochaient le
plus des parents que nous aurions rêvé d’avoir. Tu te rappelles ? Le jour où nous étions
dans le parc, assis sur des balançoires trop petites pour nous et où nous avions imaginé ce
qu’auraient été nos vies si seulement nous avions eu des parents qui se souciaient de nous,
qui nous aimaient réellement ? Ces gens sont ce type de parents, Grayson. Je l’ai senti au
plus profond de moi dès le début. Patricia m’a accompagnée dans la salle d’accouchement.
Elle m’a tenu la main tandis que je mettais au monde notre – et leur – enfant.
Je pense tous les jours à notre fils. Pas un moment ne se passe sans que j’imagine ce
qu’aurait été ma vie si je l’avais gardé. Ce qu’il serait devenu si je l’avais élevé. Je sais
aussi que j’ai pris la bonne décision, la meilleure décision possible à l’époque. Je suis
absolument navrée si c’est douloureux pour toi de l’entendre, mais notre fils a une vie
formidable.
Chaque année, pour son anniversaire, le 16 avril, je reçois une lettre par le biais de mon
agence d’adoption. Dans celle-ci, Patricia décrit avec tendresse et plein de détails, des
détails parfois atrocement pénibles, tout ce que notre enfant a accompli au cours de
l’année. Elle joint des photos. Elle va bien plus loin que ce que j’avais demandé durant le
processus d’adoption parce qu’elle aime énormément le garçon que j’ai mis au monde
pour elle.
Lis les lettres et regarde les photos. Tu verras que je ne te mens pas. Je ne peux pas
regretter d’avoir décidé de mettre en place ce plan d’adoption. Il a une vie incroyable,
meilleure que tout ce que toi ou moi avions imaginé sur ces balançoires rouillées.
Je regrette seulement que tu n’aies pas eu ton mot à dire.
Une fois de plus, je suis désolée, Grayson.

Kennedy

Du dos de la main, j’essuie les larmes qui ruissellent sur mes joues. Des photos. Des lettres. Elle
semble penser que sa vie est parfaite.
Je m’empare de l’enveloppe et la secoue pour la vider de son contenu, éparpillant sur le bureau et
par terre les lettres et photos qu’elle a photocopiées et scannées.
J’explore tout ce qu’elle m’a envoyé.
L’esprit absent, je prends les photos une à une, en quête de traits ressemblants sur le visage de
mon fils, mais je découvre qu’il est le portrait craché de Kennedy, à l’exception de mes yeux bleus.
J’ignore combien de temps je reste assis dans le bureau qui empeste les relents de transpiration,
mais on me fiche la paix.
Probablement des heures.
Je scrute sa bouille, ses doigts minuscules qui entourent la main d’une femme qui lui sourit. Il a le
visage chiffonné et rouge écarlate, un gel bizarre lui couvre les paupières. La photo doit avoir été
prise quelques instants après sa naissance, et cette femme, cette étrangère, l’aime déjà, car ses joues
sont maculées de larmes.
Ma propre vision se brouille en parcourant les photos. Je parviens à peine à déchiffrer les mots
sur la page manuscrite, qui rend d’une certaine façon les exploits de mon fils – qu’il s’agisse
d’apprendre à monter à vélo ou de chanter son alphabet ou de pisser dans la cuvette des toilettes –
plus impressionnants et plus personnels que s’ils étaient imprimés.
Je parcours d’autres lettres, assimilant toutes ces informations dans mon cœur, qui bat trop vite et
gonfle tellement qu’il appuie sur mes côtes. Je me fige en voyant la première lettre qu’elle a envoyée.
Je connais déjà son nom, l’ayant vu griffonné d’une écriture féminine toute en courbes dans la
pile de lettres, mais celle-ci – la première lettre qu’elle a écrite peu de temps après que ces étrangers
ont pris mon fils de l’hôpital pour l’emmener chez eux – me déchire les entrailles tant elle est
douloureuse et admirable.

Chère Kennedy,

Nous ne sommes censés envoyer une lettre qu’une fois par an, mais j’espère que l’agence
d’adoption fera une exception pour nous, et uniquement pour cette fois.
J’espère aussi, et je prie pour, que cette lettre ne vous occasionne pas un stress inutile alors
que vous récupérez et que vous vous rétablissez du cadeau que vous nous avez offert, à Don
et à moi.
Nous n’avons notre petit garçon que depuis quelques jours, mais, jusqu’à présent, je dois
avouer qu’il est absolument parfait et que nous l’aimons infiniment. Je vous ai remerciée
de nombreuses fois pour la décision que vous avez prise. Je ne peux concevoir à quel point
cela doit être dur pour vous.
Mais il fallait que je vous dise… Je voulais vous annoncer que nous avons choisi un nom
pour l’enfant que vous avez si généreusement placé entre mes mains il y a quelques jours à
peine.
Nous l’avons nommé Thaddeus « Thad » Boone Matsen. Je sais, c’est un nom à coucher
dehors.
Nous avons pris le temps de compulser les livres de prénoms et les sites Internet, et nous
avons finalement opté pour ces prénoms en toute conscience.
« Thaddeus » parce que cela signifie « celui qui a du courage ». Nous voulions qu’une part
de sa mère biologique l’accompagne partout, une part du courage dont vous avez fait
preuve en choisissant cette vie pour lui.
Et « Boone » parce que cela signifie « miracle ». C’est ce qu’il est pour nous, et nous vous
serons éternellement reconnaissants de nous avoir permis de connaître ce miracle dans
notre vie.
Merci, Kennedy, du fond de nos cœurs comblés et remplis de gratitude. Sans vous, nous
n’aurions pas la famille dont j’ai rêvé toute ma vie.
Prenez soin de vous.
Rétablissez-vous.
Et que Dieu vous préserve pour toujours.

Patricia Matsen

— Merde !
Je replace presque religieusement le papier au milieu de la pile de documents que j’ai déjà
parcourus. Je me frotte le visage, incapable de stopper les soubresauts qui agitent mes épaules et tout
mon corps.
Ces gens.
Ils sont tellement bons, putain ! Je n’ai jamais connu cela de ma vie. Kennedy non plus.
C’est flippant, tout l’amour que je perçois et qui émane des pages écrites par cette femme.
Je lève les yeux vers la salle et je m’aperçois qu’elle est déserte. Les lumières sont tamisées, et je
comprends que j’ai passé presque toute la journée ici.
Landon et Lynx s’entraînent sur le ring, mais ils font surtout n’importe quoi. Je le devine à leurs
sourires et à leurs rires tandis qu’ils se balancent des coups qu’ils esquivent.
Ils sont restés pour moi.
Je baisse les yeux sur les lettres et je les empile afin de les remettre dans l’enveloppe. Prenant soin
de ne pas les corner, je fais de même avec les photos que j’ai examinées ; je regarderai les autres une
fois de retour à l’appart.
L’une d’elles s’envole et flotte vers le sol comme une feuille tombée d’un arbre, et je me penche
pour la ramasser.
La date indique « septembre 2014 ». Thad est debout sous un arbre dans son jardin devant la
maison, un grand sourire en coin étire ses lèvres, et deux de ses incisives manquent à l’appel. D’un
doigt, je dessine soigneusement le contour de son corps, sentant mes lèvres esquisser petit à petit un
sourire. Il tient un papier à la main avec les mots « Premier jour d’école ».
Mon gamin va à l’école.
Il a l’air heureux, debout sur cette pelouse d’un vert lumineux sous l’ombre d’un chêne géant.
À en croire les lettres et les photos, il semble heureux. Ces gens paraissent formidables.
Mais savoir cela n’y change foutrement rien.
Il reste mon fils.
Et je le veux.
Chapitre 16

Kennedy
La semaine s’étire en longueur, chaque jour semblant reproduire le précédent. Je me sens usée et
éreintée, même si je n’ai pas foutu grand-chose à part faire semblant de nettoyer, faire semblant de
chercher un boulot et glander en me tapant un marathon Star Wars, les six films d’affilée. Cela m’a
occupée toute la journée d’hier ; je n’interrompais le visionnage des films que pour de brèves pauses-
pipi ainsi que les rares fois où il m’arrivait de songer à manger.
En plus de l’association à but non lucratif qu’elle aide encore à gérer et de ses engagements de
conférencière, Sarah a été accaparée par son boulot à plein-temps d’organisatrice d’événements,
travaillant comme une folle pour une pisse-vinaigre dont les noces auront lieu samedi prochain. Elle
a appelé pour avoir de mes nouvelles, mais elle se sent si exténuée que nous n’avons pas beaucoup
parlé.
Affalée sur le divan dans le pantalon de yoga que je porte depuis deux jours, et que je n’enlève
que pour prendre une douche et changer de sous-vêtements, j’enfourne des poignées de pop-corn en
rattrapant l’épisode d’Outlander de samedi soir. Les deux personnages de cette série vivent un amour
homérique, et, même si les voir heureux me donne envie de balancer mon pop-corn sur l’écran, le
fait qu’ils ressortent plus forts de chaque épreuve qu’ils traversent me remplit d’un espoir
incompréhensible.
C’est le genre d’amour que j’aimerais connaître un jour. Le genre d’amour qui ne s’arrête pas de
battre seulement parce qu’on vous largue une bombe sur la tête ou parce qu’un truc vous contrarie.
Je veux un amour comme celui de Claire et de Jamie. Un amour qui résiste au passage du temps,
au sens propre.
C’est affreusement déprimant de me retrouver seule, sans boulot, le cœur brisé à cause d’un
homme que j’ai désormais tenu deux fois dans mes bras, sans être apparemment capable de le garder.
On frappe un faible coup à la porte de mon appartement, et j’appuie sur le bouton « Pause » de la
télécommande.
Je me lève et balaie les miettes de pop-corn de mes cuisses avant de réarranger dare-dare le
chignon bordélique sur le dessus de mon crâne. Je ne suis pas maquillée, je ne mets plus rien depuis
que j’ai été virée lundi. Hormis les livreurs de pizza et de plats chinois, personne ne m’a vue, de sorte
que mon apparence est le cadet de mes soucis.
J’esquisse une moue. Je n’ai pas commandé de nourriture… Du moins pas que je me rappelle,
mais Sarah m’en a fait livrer, en la commandant depuis Chicago afin de s’assurer que je mange
convenablement. J’ouvre la porte en m’attendant à voir un petit Asiatique, les cheveux noirs gominés
vers l’arrière, ou un carton de pizza.
Au lieu de quoi, mon regard se fige sur un torse…, un torse d’homme que je reconnaîtrais entre
mille, habillé ou non.
Mon cœur descend immédiatement dans mes talons tandis que je lève les yeux… encore… et
encore jusqu’à croiser des yeux bleu clair baissés sur moi.
Grayson me montre une enveloppe blanche que je connais bien.
— Il faut qu’on discute.
Pas de bonjour, pas de formule de politesse, mais il s’est exprimé sans la colère à laquelle je me
serais attendue, et je cille, surprise de le voir là. Surprise qu’il ne me hurle pas dessus. Surprise de
l’entendre tout court au lieu d’un avocat comme il m’en avait menacée.
— Kennedy ?
Je redresse brusquement la tête en entendant mon nom. Ma bouche s’assèche quand je le regarde,
je demeure immobile sur le seuil, la main posée sur la poignée de la porte.
— Ouais ?
J’aperçois l’ombre d’un sourire avant que celui-ci s’efface comme s’il ne supportait pas l’idée de
sourire en ma présence.
— Je ne suis pas venu pour me battre, je veux juste parler. Tu veux bien me laisser entrer ?
— Bien sûr.
Je recule de deux pas avant de refermer la porte derrière lui.
— Désolée, dis-je en le voyant prendre la mesure du bordel qui règne dans mon petit appartement.
J’ai fait semblant de ranger, ramassant par-ci par-là une assiette en carton ou une serviette qui
traînait, mais, après ces quelques jours passés chez moi, mon appartement a plus que jamais l’allure
d’un trou à rats.
— Je ne pensais pas recevoir de visite.
Il retire ses chaussures et ôte sa veste.
— Je ne pensais pas venir.
Sans un regard pour moi, Grayson traverse le petit hall d’entrée, le coin déjeuner qui jouxte la
cuisine et rejoint le séjour, où il s’installe sur le divan. Il n’a pas lâché l’enveloppe ; au contraire, il la
tient délicatement entre ses mains, presque avec déférence.
Je m’essuie les paumes sur les cuisses et le rejoins en prenant place à l’autre bout du divan.
— Tu veux boire quelque chose ?
Il secoue la tête et fait glisser l’enveloppe sur la table devant nous.
— Merci de m’avoir envoyé ceci.
— Je suis désolée de ne t’avoir rien dit à Vegas.
Grayson ne me regarde toujours pas. Il considère l’enveloppe. Ses cheveux blond roux ne sont
pas ramenés vers l’arrière comme d’habitude. Ils tombent en rideau, dissimulant ses yeux à mon
regard. Je suis incapable de deviner à quoi il pense, assis là, se frottant les mains et faisant craquer ses
jointures.
Il adapte sa position sur le divan et me fait face. Il expire, dégage ses cheveux de son visage et me
regarde droit dans les yeux.
— J’ai eu le temps de réfléchir…, le temps de surmonter le choc du week-end dernier.
Il marque une pause pour déglutir et s’humecter les lèvres.
Je ne loupe aucun de ses gestes, je me déteste de saliver à ce point devant ce spectacle.
— Je n’aurais pas dû te parler ainsi, Kennedy.
— Tu as tous les droits d’être fâché. (Je le pense, je ne suis pas surprise que sa colère ait atteint
des proportions aussi monstrueuses.) Je ne te reproche rien.
— J’étais sous le choc, en colère, mais ça n’excuse pas mes cris.
Il cligne des yeux, parcourt mon séjour du regard, et je le laisse faire. J’ignore pourquoi il est
venu, je ne peux que l’imaginer. Mon pouls se met à battre plus fort et plus vite tandis que je patiente.
— Pourquoi tu es là ? demandé-je puisqu’il garde le silence.
Le tic-tac de l’horloge dans la cuisine résonne plus fort qu’à l’accoutumée.
Il plisse les lèvres et porte de nouveau les mains à ses cheveux. Je ne l’ai jamais vu si hésitant, si
déstabilisé. Je me sens anéantie de le voir dans cet état à cause de moi.
— Les Matsen ont l’air de gens formidables.
Il s’interrompt, et je hoche la tête parce qu’il a raison : ils sont absolument merveilleux et ils font
preuve de plus d’ouverture qu’ils ne le doivent.
— Et tu n’as pas idée à quel point c’était important pour moi que tu m’envoies tous ces
documents, mais ça ne change rien au fait que j’ai un fils là dehors dont j’ignorais l’existence et que
je n’ai jamais vu. (Il cille et se penche en avant.) Je veux le voir, Kennedy. J’en ai besoin.
La peur me saisit à la gorge. Je ne sais pas si c’est envisageable. J’ai potassé les droits des parents
naturels après une adoption. En gros, je l’ai entubé dans les grandes largeurs en ne le retrouvant pas
avant la naissance. Si le père biologique est inconnu ou n’est pas contacté pour qu’il puisse renoncer
à ses droits, une fois l’adoption conclue il les perd totalement d’un point de vue légal. S’il se pointe
plus tard, on procède généralement à un test de paternité pour s’assurer qu’il est bien le père
biologique, mais, pour récupérer ses droits, une longue, et le plus souvent tumultueuse, procédure
juridique l’attend.
— Pourquoi ? (Le mot reste coincé dans ma gorge.) Tu veux l’élever ?
Grayson secoue la tête et tire sur les cheveux à la base de sa nuque. Il baisse le menton et expire à
travers ses lèvres écartées.
— Je n’en sais foutrement rien, Kennedy. Mais ce n’est pas juste et ce n’est pas correct. Tu as pu le
voir. Tu as pu lui dire au revoir. Moi, je n’ai que des photos et des lettres, et j’ignore totalement si
j’aurais renoncé à mes droits il y a six ans si tu m’avais posé la question.
J’ouvre la bouche pour parler. Je ne sais pas quoi dire, mais je sens la frustration de Grayson qui
s’accroît.
— J’ai parlé à mon avocat, mais sans toi, sans ton soutien, je n’ai pas l’ombre d’une chance. S’il
te plaît, Kennedy, aide-moi. J’ai juste… j’ai besoin de le voir, besoin de savoir s’il va bien, et que tous
ces trucs qui paraissent tellement parfaits ne sont pas qu’un tas de foutaises. (Il plante les yeux dans les
miens, son regard est incroyablement intense.) Tu me dois bien ça.
— Je sais.
Je me frotte de nouveau les mains sur les cuisses. Bon Dieu ! Je transpire, je suis sale, je dois
puer, mais ce n’est pas comme si Grayson s’en souciait puisqu’il n’est de toute façon pas venu pour
moi. Je passe la langue sur mes lèvres pour les humecter, et je vois les yeux de Grayson qui suivent
mes gestes. Il relève aussitôt le regard.
— Je te donnerai tout ce que tu veux, lui dis-je.
Pour le lui prouver, je bondis hors du divan et me dirige vers la cuisine. Je m’empare de la carte
de visite que j’ai conservée alors que je n’en avais plus besoin puisque j’ai depuis longtemps
mémorisé les coordonnées et je la tends à Grayson.
— Voici l’agence d’adoption à laquelle j’ai fait appel. Mary me connaît, elle est au courant de tout.
Je ne sais pas… je ne sais pas comment ça marche.
Je bafouille et il prend la carte.
Son doigt effleure le mien, et la chaleur de ce contact me picote la main. Nous nous figeons tous
les deux, puis il se penche et range la carte dans sa poche arrière sans la regarder.
Il m’observe bouche bée pendant un court instant avant de se lever. Je recule pour le laisser
passer, et il se dirige vers la porte d’entrée et remet ses chaussures.
— Je ferais mieux d’y aller. Je dois retourner à Chicago. (Il fronce les sourcils et me regarde par-
dessus son épaule.) Pourquoi tu n’es pas au travail ? Je veux dire… Je suis content de t’avoir trouvée
ici, je pensais juste devoir attendre.
— Hum.
Je me gratte la nuque, évitant tout contact visuel. Quelle humiliation !
— Je me suis fait virer lundi. (Il écarquille les yeux, et je hausse les épaules.) Certaines de nos
photos ont fait la couverture des magazines, et ma patronne n’a pas trop apprécié.
Il fait un pas vers moi. S’éloigne de la porte. Un muscle de sa mâchoire se contracte.
— Tu t’es fait virer à cause de moi ?
— C’est normal. Ils accordent de l’importance à l’image de l’entreprise et, d’une certaine façon,
je l’ai compromise. Ce n’est pas grave, je t’assure.
— Kennedy.
Je me force à croiser son regard. Toute la colère et la frustration qu’il ressentait pour moi se sont
évaporées, laissant place à la tristesse.
— Tout va bien, Grayson. Je vais trouver un autre boulot.
— Ouais, mais tu ne devrais pas. Pas juste parce qu’on t’a vue en public avec moi. Bordel, je
suis… !
— Ne t’excuse pas. Ce n’est pas ta faute.
Plusieurs instants s’écoulent tandis que nous nous dévisageons dans un silence tendu au beau
milieu de mon couloir exigu. Je déteste cette situation. Je déteste me dire qu’il y a à peine une semaine
Grayson n’était qu’un douloureux souvenir lié à mon passé. Depuis le week-end dernier, il représente
tellement davantage.
J’aime cet homme. Et je lui ai fait mal.
Bravant le rejet qui m’attend certainement, j’ose un pas vers lui. Je le regarde avec des yeux
implorants et lui demande :
— Je sais que tu dois me détester et je ne t’en veux pas. Mais… est-ce que tu crois que tu pourras
me pardonner un jour ? Je regrette tellement, Grayson, mais je…
Il lève lentement la main et fait courir un doigt le long de ma joue en souriant tristement.
— Je ne te déteste pas, Kennedy. C’est juste… Je ne sais pas non plus si je pourrai te pardonner,
même si je me rends compte que j’ai ma part de responsabilité. Je comprends pourquoi tu as choisi
l’adoption. Vraiment.
Des larmes me montent aux yeux, rendant son image floue.
— Putain, le week-end passé…
Il fait glisser un doigt le long de ma gorge, et ma respiration a des ratés quand il murmure :
— C’était incroyable, de te retrouver, d’être avec toi. Je n’avais plus été aussi heureux depuis
longtemps.
Je dirige les yeux sur son épaule. Je ne supporte pas d’apercevoir dans son regard l’angoisse
mêlée au désir. Il essaie peut-être de dissimuler ses émotions, mais il échoue lamentablement : je sais
qu’en cet instant il est tout aussi torturé que moi et qu’il éprouve autant de regret et de tristesse.
— Je comprends.
Je chuchote, ma voix devient irrégulière et rauque. Une bosse m’obstrue la gorge, rendant
malaisées mon élocution et ma respiration.
Je suis donc prise au dépourvu quand Grayson se penche pour m’effleurer la joue de ses lèvres.
Je tressaille à ce contact chaud et fugace.
— Je veux juste voir mon fils, voir comment il va, et ensuite peut-être… peut-être que nous
pourrons envisager ce que nous allons devenir ?
Un espoir – tout au plus minime –, mais je m’y accroche comme à un gilet de sauvetage.
— OK.
Je hoche la tête et le regarde reculer avant de franchir le seuil de ma porte d’entrée. Sans
promettre de m’appeler, sans parler d’avocats.
Sans parler de ce qui se passera ensuite. Je reste là, avec le souvenir d’un homme que j’aime
depuis aussi longtemps que je m’en souvienne, et plongée dans le flou le plus total quant à
l’éventualité de pouvoir un jour l’aimer comme je le souhaite.

— C’est tout à fait inhabituel, Kennedy.
Je baisse le menton face à la remontrance de Mary. Pas tant à cause de ses paroles que de la moue
de ses lèvres et de son regard réprobateur. Peu de temps après le départ de Grayson, je l’ai appelée
pour prendre rendez-vous. Je suis venue révéler toute la vérité au sujet du père biologique de mon
enfant. J’espère que parler à ma conseillère de l’agence d’adoption de Cambridge m’aidera à
déblayer la voie pour Grayson.
C’est le moins que je puisse faire.
— Je comprends. (J’attends un moment en me tordant les mains.) Le truc, c’est que Grayson
n’était pas au courant. Il vient de l’apprendre le week-end passé. Je ne crois pas réellement qu’il
voudra faire valoir ses droits sur l’enfant. Je pense qu’il veut juste le voir. S’assurer que son fils va
bien et qu’il est en bonne santé.
Du moins c’est ce que j’espère. J’ai promis à Grayson de l’aider, mais je n’imagine pas d’issue
heureuse s’il décide de se battre pour la garde. Je sais que Thad est le fils biologique de Grayson,
mais il a vécu plus de cinq ans avec les Matsen. Changer son cadre de vie maintenant le perturberait
complètement.
— Les Matsen ne se montreront pas aussi compréhensifs que vous avez cru que je le serais,
déclare Mary. (Sa voix toujours aussi douce prononce des paroles inhabituellement mordantes.) Cette
démarche impliquera des avocats et une bataille juridique, même pour une visite. Ils ne vont pas
risquer de perdre leur fils à cause de votre supercherie.
Son ton réprobateur me fait monter les larmes aux yeux. Mon menton tremble, et j’appuie la
langue sur mon palais pour empêcher les larmes de se former. Ce qui ne se révèle pas très efficace.
— Je sais, c’est juste que… C’est ma faute, et j’ai besoin de me racheter d’une façon ou d’une
autre. J’aimerais que Grayson puisse constater que Thad va bien.
Elle me regarde par-dessus ses lunettes noires carrées et esquisse un rictus.
— Une personne de l’agence les contactera. Mais je dois vous prévenir, Kennedy : la procédure
que vous lancez va rapidement se transformer en boule de neige. S’ils refusent tout contact (Elle
hausse les épaules et dépose son stylo en s’adossant à son fauteuil.) nous ne pourrons pas faire grand-
chose.
— Je sais, je vous remercie pour tout ce que vous pourrez faire.
Je me lève de la chaise située de l’autre côté de son bureau et je prends mon sac. Je n’ai pas
souhaité ça, mais je mentirais en affirmant que je n’aurais jamais cru que ça arriverait. Je pensais
juste que ce serait quand Thad serait plus âgé, lorsqu’il aurait dix-huit ans par exemple et qu’il
voudrait rencontrer ses parents biologiques. À présent, parce que je n’ai pas essayé de contacter
Grayson quand je le pouvais, quand il avait encore son mot à dire sur la tournure des événements, ces
retrouvailles pourraient survenir plus tôt que je n’en rêvais ou que je ne l’imaginais.
Alors que je quitte le bureau de Mary, puis l’immeuble qui abrite l’agence, mes lèvres
n’esquissent pas le moindre sourire à la perspective de rencontrer Thad en chair et en os.
Depuis sa naissance, chaque mois d’avril j’attends les photos. Cinq années pendant lesquelles j’ai
passé une semaine dans la détresse à noyer mon chagrin en me rappelant que je lui avais donné
naissance avant de le confier aux mains d’une femme aux tendres yeux verts et au cœur encore plus
tendre. La semaine où je reçois mon colis, en général je me terre, je ne sors que pour aller travailler,
et je passe mon temps en larmes, à chialer devant les nouvelles photos, devant les nouvelles lettres
que Patricia a écrites. Je passe la semaine dévastée de remords et de chagrin, mais aussi stupéfaite de
voir ce petit garçon que j’ai mis au monde. Je connais son sourire. Je sais qu’il est intelligent, et qu’il
aime jouer au base-ball et au soccer. Je sais qu’il a des tas d’amis et qu’il lisait avant l’âge de cinq ans.
Je sais qu’il a les yeux bleus de Grayson, mes cheveux foncés et mon teint hâlé.
Il ressemble à mon père, avec les yeux d’un homme meilleur.
Mais je ne connais pas le son de sa voix et je ne connais pas son rire. Je ne peux m’empêcher de
vouloir les connaître au lieu d’avoir le cœur qui se serre lorsque j’entends des enfants courir et rire
dans un parc ou dans un magasin, en me demandant si peut-être… peut-être seulement… c’est à cela
que ressemble la voix de mon enfant.
Néanmoins, je ne suis pas sûre que je supporterais de l’entendre pour de vrai.
Donc même si Grayson le désire, et que j’ai promis de l’aider du mieux que je peux, je ne suis pas
sûre d’apporter un soutien sans réserve à son projet de voir Thad.
Je ne suis pas sûre de pouvoir être là si cette rencontre a lieu. Je le désire plus encore que je ne
sens le goût salé des larmes qui coulent sur mes lèvres, mais je suis certaine que cela me fera plus de
mal que de bien.
Je déverrouille la portière de ma voiture et me glisse sur le siège conducteur avant de composer
le numéro de Sarah : j’ai besoin de mon amie.
— Salut, chica, lance-t-elle de son habituelle voix enjouée.
Je ne réponds pas tout de suite puis, quand elle prononce mon nom, je retrouve ma voix,
nettement plus sombre et tremblante que la sienne.
— Grayson est venu me voir aujourd’hui.
— Merde ! Attends.
J’entends un bruit de friction, des voix étouffées tandis qu’elle garde la main sur le téléphone,
puis elle revient en ligne.
— Désolée. Je quitte le bureau mais… Bordel de merde !… Grayson ? Il est venu te voir ? Qu’est-
ce qui s’est passé ?
Je lui raconte tout. Je lui parle des lettres que je lui ai envoyées plus tôt dans la semaine et je lui
rapporte ce qu’il m’a dit. Quand je lui rappelle les droits paternels et les lois d’adoption, elle prend
une brève inspiration et lâche un juron.
— Tu t’es fourrée dans un sacré pétrin, Kennedy.
Je renifle, essuyant de nouvelles larmes. Quand vais-je m’arrêter de pleurer ?
— Je sais. Je suis complètement paumée.
Elle se tait tandis que je démarre mon véhicule et que je m’engage dans la circulation.
— Tu veux une glace ? demande-t-elle finalement avec l’ombre d’un sourire dans la voix.
— Ouais. Les bons vieux remèdes.
Elle rit doucement, ce qui me fait du bien. C’est à ça que servent les amis.
— J’ai une meilleure suggestion.
Je fais la moue. Les suggestions de Sarah impliquent généralement de l’alcool et des mecs. Pas ce
dont j’ai besoin pour l’instant. Je m’enquiers avec appréhension :
— Oui ?
— Emménage avec moi.
— Quoi ?
Son rire tinte dans le téléphone. Je l’imagine lever les yeux au ciel avec malice et je me renfrogne.
— Allez ! Tu n’as plus de boulot, et ton bail prend de toute façon fin dans quelques mois. Fais tes
valises et ramène-toi à Chicago. Il y a plus de jobs par ici.
— Je ne sais pas.
Cela dit… à quoi bon rester ? Elle a raison. Je suis demeurée à Cambridge parce que j’avais
décroché ce boulot chez Pascal dans la foulée de la fac. Maintenant, je n’ai plus rien. Plus rien ne me
rattache au sud de l’Illinois.
— Grayson est à Chicago, dis-je stupidement en grimaçant.
— Oui. Et dans une ville de huit millions d’habitants je parie que tu le croiseras tous les jours.
— Ferme-la. (Son sarcasme arrache un rire à ma gorge asséchée. Mon esprit carbure à toute
vitesse.) Laisse-moi réfléchir une minute.
Elle garde le silence un moment. Un soupir s’échappe de mes lèvres alors que j’accède au parking
de mon appartement. L’immeuble est défraîchi et a désespérément besoin d’une couche de peinture.
Mon lave-vaisselle fonctionne quand il le veut bien, donc moins souvent que je ne le souhaite. C’est
petit, vieillot, délabré…
— Allez, Kennedy ! Qu’est-ce que tu as à perdre ?
Rien. Pour la première fois de ma vie, je n’ai rien à perdre.
Mes lèvres s’étirent en un sourire.
— Je débarque samedi.
Chapitre 17

Grayson
Au cours des deux dernières semaines, Keith Titon, mon avocat, un des meilleurs en affaires
familiales de Chicago, a harcelé Amanda Jones, l’avocate des Matsen. Celle-ci n’a peut-être pas un
nom à faire peur, mais elle s’est comportée en vraie tigresse, bloquant toutes nos tentatives pour
prendre contact avec les Matsen au sujet de mes droits parentaux.
Je savais que cette procédure prendrait du temps, mais je n’ai jamais été patient.
Ces derniers jours, j’ai souvent eu envie de m’arracher les cheveux en attendant des nouvelles.
Heureusement, cette frustration m’a été bénéfique sur le ring. Je suis devenu invincible. Personne
ne veut plus s’entraîner avec moi. Lundi passé, j’ai même filé un œil au beurre noir à Landon, ce qui
n’était jamais arrivé.
Quand Keith m’a appelé ce matin pour me demander de le rejoindre au plus vite, j’ai quitté
l’entraînement sans me donner la peine de me changer. J’ai gardé mon short de nylon, j’ai enfilé un
tee-shirt sale et j’ai pris un taxi pour me précipiter vers son bureau sur le Loop.
J’ai ignoré les regards qu’on m’a adressés tandis que je traversais d’un pas raide le hall du
bâtiment : je devais avoir l’apparence d’un clochard en comparaison de tous les costumes trois-pièces
qui déambulaient dans l’immeuble et sur les trottoirs environnants.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je trépigne du genou et tapote du bout des doigts sur le bureau de mon avocat. Les nombreuses
émotions que je réprime m’empêchent de rester tranquille.
Il frappe doucement des mains et se penche très légèrement. L’homme pourrait être mon père – il
est sans doute plus âgé que lui –, mais il semble n’avoir que quelques années de plus que moi. En tout
cas, il ne picole pas comme mon vieux. Avec ses cheveux brun foncé, ses yeux de la même couleur et
son menton carré, cet homme respire la réussite et le sérieux.
— Les Matsen exigent un test de paternité.
Mes épaules s’affaissent, et je m’adosse à mon siège.
— C’est bien, non ?
Je me frotte les mains sur les cuisses et j’en pose une sur le genou pour le maintenir en place.
Keith esquisse une grimace de biais.
— Ce n’est pas mauvais signe.
— Allez, dis-je en me penchant et en posant les coudes sur les genoux.
Je suis agité, ce qui ne me ressemble pas du tout. Même les murs de son grand bureau d’angle
semblent se refermer sur moi.
— C’est bien, reprends-je. Ils sont ouverts à la discussion.
— Ils se battront contre vous pour leur enfant jusqu’à leur dernier souffle. Je dois vous le
rappeler.
— Je sais. (Je trépigne davantage. Je m’agite encore plus. Mon pouls tambourine dans mes
oreilles.) Je le passe quand ? Le test, je veux dire.
Il glisse une demi-feuille de papier vers moi et la tapote à deux reprises de l’index.
— Voici le labo où ils ont demandé que vous alliez. Mlle Jones connaît le médecin qui y travaille,
elle est ainsi assurée que le test sera effectué dans les règles et de manière confidentielle.
Parce qu’ils savent que je suis une célébrité dans le monde des sports de combat. J’esquisse une
moue. Ils pensent que je suis une racaille. Mlle Jones l’a clairement fait comprendre. Une part de moi
se demande s’ils auraient fait autant la fine bouche si j’avais eu une profession plus honorable que de
balancer pieds et mains sur un autre type.
— Écoutez, Grayson, déclare Keith de ce ton paternel que je commence à connaître. (Mon pouls
s’accélère. Jusqu’à présent, il n’y a recouru que pour annoncer de mauvaises nouvelles.) Ils
s’inquiètent de la publicité qui pourrait rejaillir autour de cette affaire. Ils craignent qu’il ne s’agisse
d’un coup monté ou que quelqu’un n’en ait vent. Ils sont au courant pour les photos de Mlle Knowles
et de vous qui ont été prises à Vegas il y a quelques semaines.
Je serre les dents pour m’empêcher de lui grogner dessus. Ou sur moi-même. Un seul week-end,
et impossible de ne plus y penser. Ou de ne pas avoir l’image de Kennedy devant les yeux. J’étais
consterné de la voir dans cet état il y a deux semaines. Elle semblait fatiguée, épuisée, et quand j’ai
appris qu’elle avait perdu son boulot à cause de moi…
Je n’avais qu’une envie : la prendre dans mes bras et lui promettre que j’allais tout arranger.
Mais je ne suis pas en position de formuler ce genre de promesses. Pas encore.
— Cela étant dit, pour vous c’est un progrès incontestable. Ils pourraient faire obstruction, refuser
tout contact avec nous, pendant des mois. C’est une bonne chose qu’ils soient disposés à demander ce
test, à découvrir la vérité aussi vite.
Un souffle s’échappe de mes lèvres. Ma cage thoracique se libère d’un poids pesant. Tant mieux.
Depuis que j’ai fait appel à lui, Keith me rabâche que la procédure pourrait durer des mois. Qu’ils
veuillent faire avancer les choses après quelques semaines seulement, c’est la meilleure nouvelle que
j’aie entendue depuis que Kennedy m’a annoncé que j’avais un fils.
— Je comprends. (J’ai l’impression de cracher mon venin.) Je ferai gaffe. Je veux juste voir mon
fils.
Il sourit, l’air soulagé.
— Et nous obtiendrons gain de cause. J’ai appelé le cabinet du médecin avant que vous arriviez,
dit-il, changeant de sujet. Ils m’ont informé que les résultats d’un test de paternité pouvaient être
connus dans les vingt-quatre heures. Mlle Jones a demandé qu’ils lui soient transmis immédiatement
afin que ses clients puissent décider de la suite à donner. Ils m’enverront une copie des résultats par
mail.
J’appuie une main sur ma bouche et je fais la grimace en sentant mes joues et mon menton mal
rasés. Ces deux dernières semaines, j’ai consacré tout mon temps à me battre, à m’entraîner, et encore
à me battre. Je devrais absolument me raser. Ce qui devra aussi attendre.
Je m’empare de la feuille de papier sur le bureau et je la plie en quatre avant de me lever.
— Je vais m’en occuper tout de suite.
Il hoche la tête, déjà en train de ranger des documents sur son bureau.
— Prévenez-moi dès que ce sera fait.
— Merci.
Je quitte l’immeuble de bureaux et je hèle un taxi pour me rendre directement au cabinet médical.
C’est la première miette d’espoir depuis que j’ai quitté Kennedy deux semaines auparavant, et je m’y
accroche de toutes mes forces.

— Tu es prêt à te remettre au boulot ?
Les sourcils froncés, Rodney me plaque mes minces gants sur le torse.
Je les attrape et commence à les attacher.
— Relax. Je viens de voir mon avocat.
Il se détend avant de se renfrogner de nouveau. Rodney et sa femme Marnie sont des super
personnes. Parmi les meilleures que j’aie croisées. Mais, quand vient le temps de combattre, plus rien
d’autre ne compte.
— Et dans sept semaines tu croiseras la route de Samson.
— Je sais.
J’enfile mon casque. Je déteste ce truc, mais Rodney insiste pour que je le mette, surtout à
l’approche d’un combat, lorsque l’adrénaline inonde ses veines de professionnel.
Plus on se focalise exclusivement sur le combat à venir, plus le risque de blessures est important.
Mon problème ? Je ne suis pas du tout concentré. J’ai encore l’esprit dans cette salle d’examen à
l’éclairage cru où on m’a prélevé mon sang et mon ADN.
Je pourrais voir Thad d’ici peu.
Peut-être.
Espérons-le.
Je reçois une gifle sur le côté de la tête. D’instinct, je balance la jambe et rencontre l’arrière d’un
genou.
— Bordel, Legend, déclare Lynx en se pliant en deux, la bouche tordue par un simulacre de
grimace. Lâche-moi un peu les baskets.
— Ta gueule. (Je désigne le ring de la tête.) Je vais te botter le cul aujourd’hui.
Il lève ses poings déjà gantés et sourit d’un air suffisant.
— C’est moi qui avais l’intention de botter le tien.
— Personne ne va botter le cul de personne, intervient Rodney en se précipitant vers la cage vide.
On s’entraîne, on ne se bat pas.
— Poule mouillée, marmonne Lynx en me poussant de l’épaule. Il craint juste que je ne sois trop
fort pour toi.
— Rêve toujours, Anders.
Nous montons sur le ring, et pendant des heures je m’entraîne en balançant coups de pied et de
poing, afin d’entretenir ma condition physique et d’élaborer une stratégie pour le combat contre
Samson.
Quoi qu’il se passe à l’extérieur, sur le ring j’ai toujours été en mesure d’être concentré. Ancré.
Dans la cage, je suis important.
— C’est bon pour aujourd’hui. Jette l’éponge, Lynx.
Il grogne et secoue la tête. Ses joues, et même le sommet de son crâne, commencent à virer au
violet à cause du manque d’oxygène.
Je lui souris sans relâcher ma prise en triangle.
Les épaules au sol, j’ai une jambe autour de son cou, et l’autre jambe appuyée sur mon pied et
passée par-dessus son épaule. De la main gauche, je tire sur son pied, épuisant sa réserve d’oxygène.
Il m’est déjà arrivé de le clouer au sol, mais, à la différence d’autres partenaires d’entraînement,
Lynx n’abandonne que si c’est absolument nécessaire. Il me pousse dans mes derniers retranchements,
m’obligeant à mobiliser toute ma puissance et tout mon talent.
C’est une des raisons pour lesquelles je le respecte vachement.
Je serre les cuisses et l’entends grogner.
— Bande d’enfoirés, grommelle Rodney en s’éloignant.
Il sait qu’on est juste en train de faire les mariolles.
— Est-ce… que… je… t’ai dit…, suffoque Lynx. (Sa respiration est difficile, marquée de souffles
entrecoupés.) Je vois Sarah… Kennedy… ce soir.
— Quoi ?
Stupéfait, je rejette la tête en arrière. Ce léger mouvement me fait relâcher l’emprise de mes
jambes autour de son cou.
Le temps que je cligne des yeux et que je réfléchisse à ce que Lynx a dit, il m’a retourné comme
une crêpe, inversant nos positions.
— Espèce de connard !
Je grogne en essayant de me soustraire à la même prise dans laquelle je l’immobilisais quelques
instants plus tôt.
Lynx sourit de toutes ses dents en serrant les jambes.
— Ne te laisse jamais distraire, trouduc.
Je lèverais bien les yeux au ciel si ma vision ne commençait pas à se brouiller.
Je lui donne une tape sur la cuisse pour signaler que j’abandonne, et il me traite de mauviette
avant de m’aider à me relever.
— Tu blaguais, hein ?
Je lui pose la question alors que nous ôtons nos gants et les jetons par terre.
— Pas du tout. (Lynx secoue la tête.) J’ai appelé Sarah pour la voir ce soir…
— Uniquement pour la soirée ?
Je hausse un sourcil pour le taquiner.
— Va te faire voir. Tu sais que j’aime que mes femmes soient là, puis qu’elles s’en aillent.
Tu parles que je le sais. À cause de ses angoisses nocturnes, il n’autorise jamais une femme à
passer la nuit avec lui, car il a trop peur de leur faire du mal. Malgré tout le soutien psychologique
dont Lynx et Landon ont bénéficié après leur démobilisation de l’armée, ils restent des êtres hantés.
— Et ça convient à Sarah ?
Il hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Ça ne me tracasse pas trop non plus. C’était la première fois que j’appelais
depuis que nous sommes rentrés.
Il attend un plan cul depuis trois semaines ? J’ouvre la bouche pour balancer un sarcasme quand je
me souviens de l’autre truc qu’il a déclaré.
— Qu’est-ce que tu voulais dire à propos de Kennedy ?
Il s’éloigne et se dirige vers les vestiaires. Je saisis mes gants et mon casque pour le suivre.
— Tu ne sais pas ? Elle vient de déménager ici. Sarah m’a appris qu’elle était arrivée il y a
environ une semaine.
Lynx me décoche un clin d’œil par-dessus son épaule.
Je m’immobilise, et ma mâchoire s’affaisse.
Kennedy ? Ici à Chicago ?
Putain, qu’est-ce que je suis censé en penser ?

Le temps que je rentre chez moi et que je prenne une douche, j’ai renoncé à l’idée d’appeler
Kennedy. Des visions dans lesquelles je tabasse le visage de Lynx pour m’avoir informé qu’elle était
en ville occupent l’avant-plan de mon esprit.
Quelque part ici.
Suffisamment proche pour que je puisse héler un taxi ou sauter dans le métro, et sans doute la
rejoindre en trente minutes.
Peut-être moins.
Toutefois elle ne m’a jamais paru aussi loin.
Je regarde fixement le téléphone dans ma main et j’ouvre la liste de mes contacts, trouvant
aussitôt son nom et son numéro. Mon doigt hésite au-dessus de l’icone du téléphone tandis que ma
conscience me met au défi d’appuyer.
Le problème ? J’ignore totalement ce que je pourrais lui dire. Pas maintenant, en tout cas. Pas
avant que le résultat du test soit connu et que j’aie une info à lui communiquer.
Je balance le téléphone sur la table, j’appuie la tête contre le dossier du divan et je bois une longue
gorgée de ma bouteille d’eau, la vidant quasiment d’une seule traite.
Je ferme les paupières et je la vois… Ses cheveux déployés sur mon lit à Vegas, les joues rouges,
les lèvres pulpeuses.
J’ouvre les yeux d’un coup et je soupire en regardant par la fenêtre.
Kennedy croit que je la déteste.
Pas du tout.
Le problème, c’est que je pense que je l’aime.
Je l’ai toujours aimée.
Seulement je ne sais pas comment lui pardonner. Ni comment me pardonner.
Chapitre 18

Kennedy
— Rien d’extraordinaire, dis-je en avalant une gorgée d’eau glacée.
Je n’étais pas assez qualifiée pour aucun des boulots d’architecte d’intérieur que j’ai pu dénicher
jusqu’à présent. Et, a priori, je ne voulais pas recommencer comme assistante, sauf contrainte et
forcée. Mais, d’après ce que j’ai lu, McMillan Holdings est une entreprise formidable.
— Juste un poste d’assistante chez McMillan Holdings.
Sarah hausse brusquement les sourcils.
— Il n’y a pas de « juste » qui tienne avec McMillan. C’est la plus grosse société immobilière de
Chicago.
— Je sais. (Mes lèvres tremblent avant de s’étirer en un large sourire.) D’accord. Cette perspective
m’excite vachement, mais je ne veux pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
Jack McMillan est connu dans tout Chicago. Il achète et vend des immeubles comme s’il s’agissait
des petits hôtels rouges du Monopoly. J’ai vu des tonnes de photos de Jack et de sa superbe femme, et
de son beau-fils, Logan. Il y a trois ans, ils ont eu ensemble leur premier enfant, et il n’est désormais
pas rare d’apercevoir Jack dans les pages people avec un super sac à langes rose jeté sur le bras et un
bambin aux longues nattes brunes sur ses épaules ou assis sur ses genoux.
Il est devenu un homme qui apprécie la vie de famille.
Je sais aussi, grâce à Sarah, que les femmes – nonobstant son bonheur conjugal affiché – se
pâment devant lui dès qu’il apparaît en public.
Les yeux de Sarah brillent d’un intérêt malicieux.
— À qui devras-tu rendre des comptes ?
Je ris faiblement.
— M. McMillan est le patron, Sarah. Je n’aurai sans doute jamais aucun contact avec lui. La
fonction proposée relève du département de design intérieur : concevoir des plans de niveau et les
dessins pour un nouvel immeuble qu’il a acheté dans le Loop. McMillan Holdings refait
complètement l’intérieur du bâtiment, donc je serai impliquée dès les premiers stades du projet. C’est
beaucoup plus technique que ce à quoi je suis habituée. Je devrai me coordonner avec les architectes
et tout le bazar.
— Tu t’en sortiras très bien.
Elle me presse la main pour me rassurer avant de plonger sur les enchiladas que j’ai cuisinées
toute la journée. Me retrouver sans boulot dans une ville inconnue m’a laissé plein de temps libre
pour tester de nouvelles recettes. À voir la façon dont Sarah engloutit ce que j’ai préparé, je peux
considérer que le repas est un succès.
— Quand aura lieu l’entrevue ?
— Mercredi, marmonné-je en enfournant une bouchée.
Ils doivent être pressés d’attribuer le poste. Je n’aurais jamais rêvé qu’en une seule semaine à
Chicago, à camper dans la chambre d’amis de Sarah, une opportunité d’emploi aussi incroyable se
présenterait déjà. Tout va si vite.
— Relax. Tu es plus que qualifiée et il te reste quelques jours pour t’y préparer. Ne te tracasse pas
ce soir.
— Je sais. Je le sais bien, c’est juste que…, eh bien, ce serait le rêve de ma vie, vraiment. Il y a
tellement d’opportunités chez McMillan. Tellement de possibilités de carrière pour que je déploie
mes ailes.
— Alors on s’assurera que tu réussisses l’entretien haut la main.
Je grimace pour réprimer un sourire…, mais peine perdue.
Je suis à Chicago.
J’ai un entretien dans une des entreprises les plus prospères de la ville.
— C’est génial, reconnais-je, dominant mes hésitations.
Elle hoche la tête avec enthousiasme.
— Je t’avais dit que déménager ici serait la meilleure chose qui te soit jamais arrivée.
Elle en semble tellement convaincue. Son attitude est aux antipodes de mes appréhensions.
Je parcours du regard l’appartement de Sarah. Tout est moderne et dépouillé, depuis les canapés
bas de couleur grise jusqu’aux chaises, en passant par les tables en verre. Un vrai showroom IKEA.
Sarah adore. Ce décor tranche tellement avec sa personnalité sémillante que, lorsqu’elle me l’a
montré pour la première fois, j’ai cru qu’elle s’en lasserait au bout d’une semaine. Mais elle affirme
qu’après une journée passée à courir partout, à planifier la vie sociale et le mariage d’autres
personnes, elle apprécie de rentrer chez elle pour se détendre dans un environnement calme et
apaisant.
Pour ma part, je ne me suis pas sentie calme ni apaisée de toute la semaine. Aussi ridicule que ce
soit, chaque fois que je tourne le coin d’une rue au gré de mes pérégrinations à la découverte de la
ville, je retiens mon souffle, m’attendant à tomber sur Grayson.
C’est idiot.
Je sais que son gymnase se situe au nord de la ville, dans le quartier d’Uptown, et il n’a sans doute
aucune raison de descendre jusqu’à Hyde Park. Mais je ne peux pas contrôler mes nerfs.
Ni mon désir dévorant de l’appeler. D’apprendre comment les choses se passent avec son avocat.
Je veux tout savoir. Désespérément.
Ma respiration se bloque de nouveau, et Sarah tend le bras pour me serrer la main.
Ce qui n’atténue guère l’anxiété qui se met à bouillonner chaque fois que je songe à Grayson. Ou
à notre week-end ensemble.
Chaque soir, quand je me couche, je ferme les paupières et je rêve de lui.
Je rêve de ses baisers et de sa peau contre la mienne. J’imagine qu’il ne me déteste pas. Que
lorsqu’il s’est pointé à mon appartement de Cambridge il ne s’est pas contenté de m’effleurer la joue
de ses lèvres.
Dans mes rêves, il me prend… violemment. Vite. Sauvagement.
Et lorsque je me réveille, avec le désir de lui chevillé au sexe, les larmes me brûlent les yeux
quand je me retourne pour apercevoir le lit vide.
Je secoue la tête, je baisse le menton et j’ingurgite encore un peu de nourriture avant que Sarah
remarque mon accès de tristesse.
— Hé ! lance-t-elle. (Je la regarde à travers mes cils.) Tout va s’arranger.
Elle esquisse un sourire timide qui ne lui ressemble pas du tout.
Mes lèvres esquissent un rictus de biais, et j’acquiesce :
— Je sais.
— Et je ne parle pas seulement du boulot.
— Je le sais aussi.
Je détourne les yeux avant de déceler de la pitié dans son regard. Ce qui est fréquent ces jours-ci,
lorsqu’elle me surprend en train de penser à Grayson ou à notre fils. Ou quand je me laisse aller à
envisager l’avenir.
En l’occurrence, je donnerais tout pour croire Sarah.
Nous terminons rapidement notre dîner sans plus prononcer un mot tandis que je m’efforce de
dissiper tous mes doutes.
Une fois que nous avons rangé la vaisselle et nettoyé la cuisine, je décide de m’intéresser à mon
amie.
— Vous faites quoi ce soir, Lynx et toi ?
Elle s’esclaffe et lève les yeux au ciel.
— Tu veux vraiment savoir ?
— Les détails de vos positions ? Non.
Elle rit de plus belle, et je la suis dans sa chambre, où elle se met à retirer des vêtements de sa
penderie pour les jeter sur le lit.
— Alors il n’y a rien à raconter.
— Tu es folle, lui dis-je en riant à mon tour. Il ne te plaît pas ?
Elle hausse les épaules, le dos tourné vers moi, puis me jette un regard en arrière, avec une lueur
espiègle dans les yeux.
— Il me plaît au lit. Ce n’est pas suffisant ?
— Je ne te comprends pas.
Je passe en revue les tas de vêtements qui s’amoncellent à vue d’œil sur le lit. Même pas de robe ;
donc, quel que soit le programme, elle portera une tenue décontractée.
— C’est juste une amitié avec des à-côtés ?
Sarah plonge dans la penderie, farfouille dans une pile de jeans et en extrait un modèle délavé
moulant. Qui donne une allure incroyable à ses fesses.
Elle l’enfile avec des grognements, tirant et se dandinant des hanches jusqu’à ce qu’elle parvienne
à le boutonner, puis elle prend une profonde inspiration et souffle sur ses cheveux blonds pour
dégager ses yeux.
— C’est juste pour le fun, et je ne l’ai plus vu depuis Vegas. Pour être honnête, je suis même
étonnée qu’il ait appelé.
— Mais il te plaît ?
— Je ne le connais pas assez, mais je n’ai rien contre les amitiés avec des à-côtés. Tu le sais bien.
— Oui oui.
Je fais la moue. C’est juste que je n’ai jamais compris. J’imagine qu’elle préfère garder le
contrôle. Une part de moi s’est toujours demandé si elle avait une bonne raison pour éviter de
s’engager avec les hommes. Je croyais qu’il y avait un lien avec l’accident dont elle a été responsable,
mais elle semble avoir réellement surmonté cette horrible nuit, et je n’ai donc jamais posé la
question.
— En outre, ajoute-t-elle en balayant le sujet de la main avant de commencer à fouiller dans la
pile de débardeurs sur son lit, je pense qu’il traîne trop de valises pour vouloir aller plus loin, et,
puisque je ne fréquente personne pour l’instant, prendre mon pied avec Lynx ne me dérange pas
vraiment. Il est sexy à mourir, et c’est une vraie bête au lit.
Je simule un haut-le-cœur et je ris.
— OK. Amuse-toi bien ce soir alors, fais juste gaffe.
Elle s’empare d’un débardeur et se met debout avec un grand sourire.
— Je serai prudente, promesse de scoute.
Je lève les yeux au ciel et m’arrache à son lit pour la laisser se préparer à l’aise.
— Tu n’as jamais été scoute.
— Non, crie-t-elle alors que je longe le couloir. Mais je suis toujours prête !
— Tu es dingue !
— C’est pour ça que tu m’aimes ! réplique-t-elle au moment où j’arrive dans la cuisine.
Je prends une bouteille d’eau dans le frigo et m’affale sur le divan gris du séjour pour aussitôt
m’emparer de la télécommande.
C’est vrai… C’est pour ça que j’aime Sarah. J’éprouve aussi de la gratitude envers elle, parce
qu’alors que j’allume la télé et que je zappe en quête d’une émission débile dans laquelle je
m’abîmerai pour la soirée pendant qu’elle sortira s’envoyer en l’air je me rends compte d’un truc.
Elle m’a totalement sorti de l’esprit non seulement mon entretien d’embauche, mais aussi le fait
que je n’ai plus de nouvelles de Grayson depuis qu’il s’est pointé chez moi à Cambridge quelques
semaines plus tôt.
Chapitre 19

Grayson
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
J’interroge Keith en serrant le téléphone de toutes mes forces.
Au cours des dernières soixante-douze heures, je suis devenu fou à attendre des nouvelles du test
de paternité. Apparemment, quand Mlle Jones a prétendu que nous aurions les résultats dans les vingt-
quatre heures, elle parlait pour elle…
Tandis que nous devrions continuer à patienter.
Cette bonne femme est la reine de la frustration. Même si je comprends la position de ses clients,
je n’apprécie pas pour autant ce qui se passe.
— Ça veut dire que, sur la base de l’échantillon d’ADN, on a établi que vous étiez le père
biologique de Thad avec une probabilité de 99,9 %.
Mon cœur flanche et mes genoux deviennent flasques.
Je serre les paupières très fort et je m’écroule sur le banc en bois dans le vestiaire de mon
gymnase.
— Je ne sais pas quoi dire.
J’ai la voix rauque. Je glisse la main dans mes cheveux, les repoussant de mon front en sueur.
Depuis deux minutes, mon cœur bat plus violemment qu’au cours des quatre heures d’entraînement
que je viens d’endurer.
J’ai un fils.
Cette réalité s’inscrit dans mon squelette, je frissonne et j’éprouve encore plus de regret et de
colère. Ma frustration envers Kennedy, ainsi qu’envers moi-même, augmente de plusieurs crans.
Cette situation est totalement injuste.
Bien sûr, Kennedy a décidé à ma place de la façon dont serait élevé le fruit de ma chair et de mon
sang, mais je lui avais pour ainsi dire coupé les jambes en la quittant, sans lui laisser croire que je
pourrais souhaiter une autre issue.
Quel merdier !
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
Je pose la question à Keith qui m’a laissé un peu de temps pour digérer la nouvelle.
— Ils veulent vous rencontrer.
— Quoi ? (J’ouvre la mâchoire et je me redresse sur le banc. Je ne m’y attendais pas du tout.)
Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Il soupire, et sa voix devient plus posée. De nouveau ce ton paternel… Je m’arme de courage.
— En toute honnêteté, je ne sais pas trop. Ils pourraient simplement souhaiter vérifier que vous
paraissez honnête et découvrir ce que vous escomptez retirer de tout cela. Ou peut-être qu’ils veulent
se débarrasser au plus vite de ce passage obligé pour ensuite pouvoir vous ranger au rayon des
souvenirs.
Puisqu’il n’aperçoit pas mon air méprisant, je pousse un grognement dans le téléphone.
— Putain, ça n’a rien de drôle !
— Pour eux non plus, lâche-t-il. Vous avez mis sens dessus dessous leur petite existence parfaite,
et la probabilité qu’ils vous laissent rencontrer Thad demeure infime. À mon avis, les Matsen vivent à
présent leur propre cauchemar et essaient d’y faire face de leur mieux… tout comme vous.
Je ferme violemment les yeux et j’appuie le bout des doigts sur mes paupières jusqu’à ce que des
points lumineux jaillissent. Je dois me ressaisir. Je souffle :
— OK. Qu’est-ce que je fais ?
— Appelez Kennedy pour qu’elle vous aide. Ils la connaissent et ils lui ont accordé leur confiance.
Ce n’est peut-être plus le cas maintenant, vu qu’elle leur a dissimulé une information cruciale, mais
ils ont déjà un passé commun. Il serait préférable qu’elle vous accompagne à la réunion.
Bordel ! Une vision me traverse l’esprit : Kennedy, ses hésitations et sa peur mêlées de désir lors
de notre dernière rencontre à son appartement.
Je ne parviens toujours pas à me l’extraire de la tête, mais cette requête ne risque pas de
l’enthousiasmer.
— Je vais voir ce que je peux faire, dis-je à Keith.
— Je vous communique tout de suite par mail les détails de la rencontre.
J’ai à peine le temps d’émettre un remerciement qu’il raccroche, déjà parti vers la prochaine tâche
qui l’attend sur son planning.
Je reste le regard rivé sur le téléphone pendant je ne sais combien de temps, le nom de Kennedy
brille de mille feux sur ma liste de contacts. Puis je prends une profonde inspiration et je presse le
bouton d’appel.
J’ai plus que jamais besoin d’elle et j’en suis réduit à espérer qu’elle était sincère lorsqu’elle
affirmait vouloir m’aider.
Parce que je sais que Patricia et Donald Matsen sont les dernières personnes au monde qu’en son
for intérieur elle a envie de revoir.

J’ai les mains moites. Je me sens envahi par une sensation inhabituelle alors que j’attends à
l’extérieur de l’immeuble d’appartements, où vivent Kennedy et Sarah.
Mon appel pour lui proposer de m’accompagner a été le plus difficile de ma vie. J’avais
l’impression d’avoir la gorge éraillée de verre alors que je lui demandais son aide.
— Viens avec moi, Kennedy.
— Je ne peux pas, avait-elle répondu. Je ne pourrai pas les affronter.
J’avais étiré les lèvres jusqu’à en avoir mal.
— Toi et moi, Kennedy. Nous avons toujours tout surmonté ensemble.
C’était la vérité. J’avais décelé dans sa voix une peur identique à celle que j’avais perçue ce jour
lointain où elle avait dû rentrer chez elle, sachant ce qui l’y attendait. Je l’avais alors soutenue, lui
pressant la main ou plaçant un bras autour de ses épaules pour la serrer fort contre moi.
Quelques soirs plus tôt, j’avais eu envie de reproduire le même geste en entendant son effroi à
l’idée de rencontrer les Matsen.
Je suis habitué aux élans d’adrénaline, au bourdonnement de mes veines quand j’entre sur le ring,
prêt à me mesurer à mon adversaire. Mais cela est totalement différent.
C’est un combat inédit pour moi. Une bataille pour laquelle je n’ai pas eu l’occasion d’étudier les
forces et faiblesses de mon adversaire. Aucun entraînement ne peut me préparer à l’après-midi qui
m’attend.
Je n’arrête pas de regarder les photos de mon fils. J’en ai partout : dans mon vestiaire au
gymnase, près de mon lit, dans ma cuisine et dans mon portefeuille. J’ai semé des photos de Thad aux
différents âges dans tout mon appartement afin de pouvoir le voir quelle que soit la pièce où je me
trouve. Putain, j’en ai même dans ma voiture !
Si l’amour qui est décrit dans les lettres et qui se voit sur les photos est réel, alors je ne pense pas
que les Matsen souhaitent qu’un père biologique débarque dans leur vie en menaçant de leur
reprendre leur enfant.
Mais il est aussi le mien, et je n’ai pas perdu cette réalité de vue malgré toutes les heures passées
ces dernières semaines à me faire tabasser dans la cage en vue du combat qui m’attend dans un mois
et demi.
Je suis loin d’être prêt, et non seulement Rodney commence à en avoir marre de mes histoires,
mais désormais Lynx et Landon m’évitent.
Toute cette affaire me ronge. Je suis incapable de penser à autre chose.
Donc, je remercie le ciel de voir arriver cette journée.
Une rencontre avec les Matsen. Je sais déjà que Thad ne sera pas présent.
Ce n’est pas un petit pas, c’est un putain de grand bond en avant vers une opportunité de le voir.
J’entoure le volant de mes mains quand j’aperçois Kennedy qui sort de l’immeuble.
Dans les moments où je ne pense pas à retrouver mon enfant, je ferme les yeux, et la vision de
Kennedy étendue sous moi sur mon lit à Vegas occupe le devant de la scène.
Ses longues jambes nouées autour de mes hanches, ses seins généreux dans mes mains et ses
tétons roses que je suce, que je prends entre les dents pour lui procurer la légère morsure du plaisir
de la douleur.
Putain !
— Salut.
Elle ouvre la portière et se glisse sur le siège passager. Sa voix hésitante et la façon dont elle
frappe des mains me contrarient. Je déteste qu’elle ait peur de moi, même si je ne peux pas le lui
reprocher. J’espère arranger ça dans le courant de la journée.
Elle porte une robe courte qui met ses formes en valeur. Ce vêtement bleu marine lui donne une
allure classique et professionnelle. Ou l’allure d’une bibliothécaire sexy avec juste ce qu’il faut de
décolleté. Mes yeux se focalisent sur cette zone comme s’il s’agissait d’un aimant. Ce qui doit être le
cas, puisque ma queue se dresse.
— Salut. Prête pour ce qui va suivre ?
Elle se frotte les mains sur les cuisses. J’aperçois son menton qui tremble et je me sens aussitôt
crétin. Je détourne le regard en me mettant en route.
— Désolé, marmonné-je alors que mon pouls se met à tambouriner dans mon cou.
— Je… (Elle marque une pause et j’entends l’inspiration saccadée qu’elle prend en essayant de
trouver ses mots.) Ils vont me détester, Grayson.
Nous nous arrêtons à un feu rouge, et je la regarde sans détour. Elle continue à refuser tout
contact visuel. Alors, pour apaiser son désarroi, je fais le seul truc qui me vienne à l’esprit : je pose
sa main sur mes cuisses et je la serre. Je déteste la voir aussi désemparée, souffrir à ce point. Depuis
toujours.
— Je sais qu’ils sont fâchés, mais nous trouverons une solution.
Je la scrute en quête d’un signe indiquant qu’elle m’a entendu, mais elle garde ses yeux vitreux
rivés devant elle. Elle n’a pas réagi à ma main posée sur elle. À cette pensée, des picotements
d’irritation me parcourent l’échine.
La voiture derrière nous klaxonne pour m’avertir que je suis resté comme un con au feu vert.
J’appuie sur l’accélérateur et je presse la main de Kennedy encore plus fort.
— Merci de m’accompagner aujourd’hui.
Elle n’était pas obligée. Ce sont les avocats, les Matsen et moi qui considérons ma requête à un
droit de visite. Peut-être que Keith a raison et que cela sera plus facile si elle est présente, mais, dès
que j’ai entendu sa voix, j’ai su que ce n’était pas pour cela que je lui demandais de m’accompagner.
Je veux simplement qu’elle soit là.
Je veux qu’elle soit avec moi tout le temps.
Pourtant je ne sais pas non plus comment avancer avec elle. Pas avec cette histoire entre nous. Je
suis encore furieux de me dire qu’elle aurait pu m’expliquer ce qui se passait une fois qu’elle avait
retrouvé ma trace, mais qu’elle n’en a rien fait.
La colère familière que je ressens chaque fois que j’y songe, que je pense à son excuse pour ne
pas venir me trouver après m’avoir vu à la télé, commence à bouillir en moi. La douleur devient si
intense que je relâche sa main et que je presse le bord de ma paume sur mon cœur.
Elle s’étrangle et je la regarde aussitôt. Ses yeux rivés sur la main posée sur mon thorax se
remplissent de larmes.
— Arrête de pleurer.
Je lui reprends la main. Cette fois, elle me serre les doigts. Et, putain, une onde de chaleur se
diffuse dans ma poitrine, soulageant la douleur que j’y ressens.
— Tout se passera bien.
Elle pose le crâne contre l’appuie-tête et ferme les yeux. Mais elle resserre son emprise sur ma
main.
— J’ai davantage pleuré en trois semaines qu’en six ans.
Je partage ce sentiment. J’ai davantage pleuré en trois semaines que de toute ma vie. La quantité de
larmes que j’ai versées dépasse l’entendement.
Je ne me souvenais même plus d’avoir pleuré.
Chaque fois que j’aperçois un Thaddeus rayonnant occupé à jouer et ses sourires sans dents, cela
me rend les yeux humides. J’ai l’impression d’être devenu une putain de fillette.
Je pousse une expiration sonore et je lui serre les doigts avant de la relâcher pour lui caresser le
dos de la main.
— Je te l’ai dit : tout se passera bien.
Ma conviction est fragile. Pour la première fois de ma vie, je suis rempli de doute et d’une
nervosité inhabituelle. Je déteste sentir mon cœur se contracter en permanence. Au moins, j’ai cessé
de me réfugier dans la boisson. Landon et Lynx y ont veillé : ils sont venus chez moi et ont vidé toutes
les bières de mon frigo. Je leur suis vachement reconnaissant, car j’ai trop peur de finir comme mon
vieux, mais j’ai quand même piqué une crise dont la virulence m’a surpris.
Ces têtes de bite m’ont répondu par un large sourire et ont également pris une lampée de ma bière
avant de vider les leurs.
Putain, ils méritent toute ma gratitude, ces enfoirés !
Kennedy et moi gardons le silence pendant le reste du trajet vers le bureau de l’avocate des
Matsen. Nous avons convenu de nous y retrouver, ce qui ne joue pas en ma faveur.
Ça ne me tracasse pas outre mesure, cela dit. J’ai tenu le rôle d’outsider dans de nombreux
combats et je ne me suis jamais laissé marcher sur les pieds par un type qui bénéficiait de l’avantage
du terrain.
J’aimerais juste avoir une putain de chance.
Nous arrivons dans le parking, et, une fois que la voiture est garée, je laisse retomber le crâne
contre l’appuie-tête.
À mes côtés, j’entends la respiration saccadée de Kennedy, une suite de halètements brefs et
rapides, tandis que ses nerfs prennent le dessus.
Je ressens exactement la même chose, mais entendre sa nervosité et l’apercevoir dans ses yeux
tendus me déchirent les entrailles.
Au bout du compte, et à la racine de tout ce foutoir, la meilleure amie que j’ai eue de toute ma
putain d’existence, la seule personne qui connaît toutes mes merdes les plus sombres et les plus
enfouies, souffre en ma présence. C’est le comble, et je ne le supporte pas.
— Hé !
Je lui secoue la main. Elle me dévisage et je glisse mon autre main derrière sa nuque. Sa courte
inspiration envoie une décharge d’adrénaline vers mon sexe. Le petit enfoiré. Il aimerait encore la
pénétrer.
Je l’attire vers moi jusqu’à poser le front contre le sien. Je la sens trembler sous mes doigts et je
lui caresse le bras pour l’apaiser.
— Ça ira. C’est juste une réunion, nous allons simplement discuter.
— Ils vont me haïr et je les aime tant. Je déteste me dire que j’ai déçu quelqu’un.
Une larme coule de sa joue sur sa cuisse.
Et merde ! Je ne veux pas qu’elle pleure.
— Écoute-moi.
Je ne peux pas m’empêcher de la toucher. J’appuie les doigts sous son menton et je relève son
visage pour que nos regards se croisent. Je déglutis sous l’effet du désir qui commence à m’agiter les
sangs et je presse les lèvres sur sa peau chaude. Elle tressaille à mon contact, et, putain, c’est le petit
frisson le plus torride, le plus sexy que j’aie jamais ressenti. Ma queue se durcit, désireuse de prendre
part à l’action, tandis que je réprime un grognement de frustration.
— Je veux juste les rencontrer. Je veux m’assurer que tout ce qu’ils ont écrit est vrai. C’est le but
de la rencontre d’aujourd’hui. Et je comprends. Je comprends pourquoi tu ne m’as rien dit.
Je replie les doigts sous son menton. Une vérité enveloppée dans un mensonge.
Kennedy écarquille à peine les yeux.
— Je croyais que tu voulais ton fils.
— Je ne sais pas. (Je secoue la tête. Trop de pensées tourbillonnent sans arrêt dans ma boîte
crânienne.) C’est juste une étape pour que j’y voie plus clair. OK ? Mais je ne les laisserai pas te
manquer de respect. Malgré tous nos ennuis, tu restes mon amie.
Ce mot la fait sursauter, et je me demande si elle songe à la même chose que moi : dans l’hôtel à
Vegas, nous avions tous les deux affirmé vouloir être plus que des amis.
Elle serre les lèvres, et de nouvelles larmes me montent aux yeux. Son angoisse me heurte de
plein fouet et, avant de pouvoir arrêter mon geste, je l’attire vers moi et l’enlace.
C’est trop bizarre dans ma Dodge Viper avec la console qui nous sépare, sans parler de sa
ceinture de sécurité encore bouclée. Je la tiens fermement contre moi, la laissant sangloter sur mon
épaule et bafouiller ses mots d’excuse.
Les sons sont étouffés, et je comprends à peine ce qu’elle dit.
Je m’écarte d’elle, pris d’un irrépressible besoin de la réconforter.
Les joues humides et les lèvres gonflées, elle avise ma bouche.
J’ai le cœur dans la gorge et mes lèvres s’écartent.
— Grayson…
Trop tard. Je presse les lèvres sur les siennes, réduisant au silence toute objection qu’elle
s’apprêtait à émettre. Je n’y peux rien. La fille que j’ai toujours désirée, et pour laquelle je n’ai jamais
été assez bien, se trouve là juste devant moi.
Au moment où nos lèvres se rejoignent, je suis envahi par la sensation naissante d’une émotion
infiniment plus belle que toute la colère et la frustration que j’ai ressenties ces trois dernières
semaines. Un grognement se fraie un chemin dans ma gorge lorsque ses lèvres s’écartent et que sa
langue se risque à toucher la mienne. Elle gémit dans ma bouche, et je déglutis tel l’homme affamé
que je suis.
Je suis chez moi.
Avec elle.
Abasourdi, je m’exclame :
— Kennedy.
Elle a le regard vitreux, toujours brumeux, mais cette fois pour une meilleure raison, et j’ai
l’impression de goûter nos souffles qui s’entremêlent.
— Nous n’aurions pas dû, lance-t-elle en reculant.
Je la laisse parce que nous sommes pressés et que la dernière chose que je souhaite, c’est de
donner une première impression foireuse, mais nous n’en avons pas fini.
— Oh que si ! lui réponds-je en observant ses yeux s’écarquiller.
Elle frotte sa lèvre inférieure du pouce, puis elle détache sa ceinture.
— Je suis ravi.
Un nouveau frisson la parcourt tandis qu’elle s’empare de son sac. Elle pivote la tête vers moi.
Mon Dieu, je veux tout le temps embrasser ces lèvres !
Je veux qu’elles me parcourent le corps.
Je serre les poings tout en réprimant mon envie de l’attirer de nouveau contre moi. Pour la
rassurer.
Ouais, je suis en colère contre elle. Mais au-delà… Je sens autre chose pour elle, un truc plus
grand et beaucoup plus essentiel enfle dans mon cœur.
Un truc qui a toujours été présent, je le sais. Je l’ai seulement enfoui bien profondément au fil des
années. Mais la voir si apeurée, effrayée et incertaine de ce qui l’attend lors de cette réunion, alors
que je serai là…
Je ne ressens qu’un besoin, celui de prendre soin d’elle, de la rassurer, de lui dire que je resterai à
ses côtés, malgré tout ce qui nous arrive par ailleurs.
— On en parlera plus tard, OK ?
Je tends le bras pour lui caresser les cheveux, jouant avec les pointes de ses boucles brunes.
— D’accord, Grayson, répond-elle en hochant la tête, incertaine.
Elle sort ensuite de la voiture, le dos tourné à la portière qui se referme derrière elle, et je la
rejoins.
Une chose à la fois.
Ensuite nous parlerons de nous et de la manière dont nous pouvons régler nos différends, parce
que je ne compte plus la quitter.
Plus jamais.
Chapitre 20

Kennedy
Le baiser de Grayson me consume les lèvres encore longtemps après avoir pris fin.
Il me prend la main, et nous entrons dans l’immeuble et empruntons l’ascenseur jusqu’au
quatrième étage. Tout en moi semble trop serré. Trop chaud. Tendu à l’extrême. Je parviens à peine à
marcher droit dans mes pompes rouges à talons plats. Je me sens comme une idiote dans ma robe,
mais j’espère qu’ainsi les Matsen me verront comme une femme à l’allure classique et sérieuse plutôt
que sous les traits de celle qui les a trahis en leur mentant.
Je ne dors plus depuis que Grayson m’a appelée pour m’annoncer que les Matsen avaient accepté
de le rencontrer. Toutes les nuits, je me suis retournée dans mon lit, et mon appréhension a culminé
jusqu’à me faire vomir mon dîner dans les toilettes ainsi que toute la nourriture ingurgitée durant la
journée.
Je suis malade d’inquiétude.
J’ignore encore comment j’ai réussi à rester concentrée pour le rendez-vous d’hier chez
McMillan Holdings. Obnubilée par la rencontre d’aujourd’hui, je n’avais pas la tête à cet entretien
d’embauche ni à la perspective de décrocher cette opportunité unique. Pourtant, je pense que je suis
parvenue, j’ignore comment, à prouver mon professionnalisme et à apparaître comme la personne
idéale pour ce poste. Lorsque je suis partie, on m’a assuré qu’on me donnerait des nouvelles la
semaine prochaine puisqu’ils souhaitent une entrée en fonction immédiate. J’espère que le fait de ne
pas devoir donner un préavis de deux semaines à une autre entreprise – ce qui sera le cas de beaucoup
d’autres candidats, j’imagine – jouera en ma faveur.
Mon cerveau carbure à présent à plein régime pour essayer de comprendre ce qui vient de se
passer dans la voiture.
Il m’a embrassée.
Il ne m’a pas juste embrassée en passant, il m’a réellement embrassée. Comme s’il en mourait
d’envie. Comme s’il n’en pouvait plus d’attendre de poser les mains et les lèvres sur moi.
Il m’a embrassée comme si un baiser ne lui suffisait pas.
Je l’ai senti jusqu’au bout des orteils et des doigts.
J’éprouve encore la sensation de sa bouche, même après quelques minutes. J’ai les lèvres qui
picotent comme si j’étais restée trop longtemps au soleil sans protection.
Je cligne rapidement des yeux et je lui serre la main. Je devrais la lâcher. Je devrais mettre un peu
d’espace entre nous parce que je ne sais pas comment interpréter ce qui vient de se produire dans sa
voiture, mais je sais qu’il ne lui faudra que quelques minutes pour le regretter et redevenir furax
contre moi.
Il est impensable que cette réunion se déroule bien, mais, même si ma présence n’était pas requise,
je n’imaginais pas non plus la louper.
J’ai voulu voir les Matsen depuis le jour où ils ont ramené mon bébé de l’hôpital. Je veux me
rendre compte de mes propres yeux qu’ils sont toujours les gentilles personnes honnêtes que j’ai
choisies pour mon enfant. Les lettres sont tendres et déchirantes, mais elles me laissent toujours sur
ma faim.
Je ne l’ai pas admis, mais j’éprouve les mêmes craintes que Grayson. Vu toutes les épreuves que
j’ai traversées en grandissant entourée de parents idéaux aux yeux des étrangers, je suis bien placée
pour savoir que les gens peuvent se comporter d’une tout autre manière dans l’intimité de leur foyer.
Je pourrais croire que mon expérience m’aiderait à être clairvoyante, mais j’espère néanmoins que
cette journée me fournira la confirmation qui m’a manqué ces dernières années.
J’espère qu’il en sera de même pour Grayson.
Mes nerfs s’embrasent comme un feu de paille lorsque j’aperçois toutes les personnes présentes
dans la petite salle de réunion qui jouxte l’entrée. À travers les vitres, je vois Mary qui se lève et vient
à notre rencontre.
Elle a les lèvres serrées en une mince ligne, et son regard trahit sa déception. Ma respiration se
bloque quand derrière elle je vois, pour la première fois depuis presque six ans, Patricia et Donald.
Lorsque nos regards se croisent, le menton de Patricia se met à trembler, et elle tend le bras pour
poser la main sur celle de Donald. Elle détourne les yeux, et je ne peux louper sa colère qui vibre
depuis la salle jusque dans ma poitrine. À ses côtés se trouve une femme vêtue d’un tailleur noir bien
coupé, synonyme à la fois de conservatisme et de tueuse professionnelle.
De l’autre côté de la table est assis un homme habillé d’un costume tout aussi classique. Ses
cheveux poivre et sel sont peignés vers l’arrière, ils sont légèrement plus longs sur le dessus et rasés
sur les côtés. Ce doit être l’avocat de Grayson. Il pivote la tête et opine du chef à l’intention de celui-
ci. Toutes les personnes qui lui font face évitent mon regard, hormis l’avocate qui ne doit pas être
beaucoup plus âgée que Patricia. Elle m’ausculte du regard alors que je franchis les quelques pas qui
me séparent de Mary en marmonnant :
— Bon sang !
Plus de marche arrière possible. Grayson me presse la main pour me rassurer.
— Tout ira bien, déclare-t-il.
J’ignore comment il fait pour paraître si calme. J’ai l’impression que ma peau est parcourue de
vibrations tandis qu’à côté de moi Grayson demeure aussi immobile qu’une statue.
— Kennedy ! lance Mary en tendant le bras.
J’accepte sa poignée de main, tiquant devant cette marque formelle de politesse. Lors de notre
dernière entrevue, elle m’a accueillie avec une brève accolade chaleureuse. Aujourd’hui elle affiche
une distance et une froideur dont je suis la seule responsable. Elle détourne rapidement les yeux pour
inspecter Grayson. Je sais ce qu’elle voit : un adepte des sports de combat à l’apparence d’une
montagne de muscles affûtés. J’ai évité de l’observer aujourd’hui par crainte de m’embraser, mais je
sais que son costume est parfaitement ajusté et qu’il a l’air plus féroce et professionnel que je ne l’ai
jamais vu. Il a délaissé sa tenue de combat et ses jeans déchirés pour adopter l’allure d’un homme ne
manquant ni d’argent ni de relations. J’ignore si cela correspond à la réalité, mais, s’il cherche à
gagner la guerre, il a la tête de l’emploi.
L’effroi plante son ancre au fond de mon estomac.
Je ne veux pas en faire un combat. Je veux que Thad soit heureux, et je suis confiante : il l’est.
— Vous devez être Grayson, déclare Mary en acceptant la main qu’il lui tend.
— Heureux de faire votre connaissance, madame Nelson.
— J’ignorais que vous seriez présente aujourd’hui, dis-je. (J’essuie mes mains moites sur mes
hanches.) Je suis contente que vous soyez là.
Mary hoche la tête avec un sourire impénétrable.
— Eh bien, une partie de ce fiasco résulte d’un manque de diligence de notre part ! (Le mordant
de ses paroles me fait tressaillir.) J’ai donc estimé qu’il serait préférable que notre agence soit
présente pour faciliter la rencontre. Et étant donné que c’est moi qui ai servi de lien entre vous et les
parents adoptifs…
« Les parents adoptifs. » Je ferme les yeux, et un souffle s’échappe de mes lèvres. Pour moi, ils
ont toujours été « les Matsen ». Et Mary s’est toujours montrée si gentille. La ligne qu’elle trace pour
nous séparer de force est nette. Et douloureuse.
— Toutefois, poursuit-elle, insensible ou imperméable à la peine que ses paroles m’infligent, je
voulais d’abord prendre un moment avec vous deux. Les Matsen sont, de façon compréhensible,
terriblement nerveux ; ils redoutent ce qui va suivre. (Elle pose les yeux sur moi, me tailladant le
cœur au passage.) Je vous demande d’y aller doucement aujourd’hui. Ils n’ont pas besoin du stress
que toute cette histoire cause à leur famille.
« Leur famille. » Ses intentions sont claires. Nous ne devons pas perturber les parents de mon fils.
Je ferme les yeux et serre les poings tout en acquiesçant.
L’impassibilité de Grayson en prend un coup, et son corps se met à émettre des étincelles et à
diffuser une certaine animosité.
Je voudrais tendre la main pour le calmer comme il l’a fait pour moi, mais je suis trop perturbée.
Après nous avoir laissé un peu de temps pour intégrer ses recommandations, Mary fait volte-face
et regagne la salle de réunion.
Grayson pose la main au creux de mes reins, ce qui me fait sursauter.
— Charmante.
— Elle fait son boulot.
Je chuchote pour éviter que Mary ne nous entende. Inutile de la contrarier.
Vu la situation, elle s’est plutôt montrée compréhensive.
Dès que nous franchissons le seuil de la salle de réunion, la pièce semble se vider de son oxygène.
Ou peut-être que ce ne sont que mes poumons. Les doigts de Grayson me tapotent le dos, et il me
dirige vers un siège avant de s’installer entre son avocat et moi.
Les deux hommes se serrent la main, puis nous nous tournons pour saluer les autres occupants de
la pièce.
Patricia et Donald gardent les yeux rivés sur Keith Titon sans réagir à notre arrivée, tandis que
Grayson se présente à leur avocate.
Celle-ci ne se lève pas pour nous serrer la main, mais ses lèvres pincées et les traits durs de ses
yeux parlent pour elle.
Nous sommes l’ennemi.
Une sensation de froid glacial me parcourt l’échine tandis que Mary s’assoit au bout de la table.
Un silence absolu et insupportable descend sur l’assistance. Seul résonne dans la pièce le bruit des
sanglots étouffés de Patricia, et je ne peux empêcher la violente douleur qui me vrille la poitrine de
s’étendre à tout mon corps. Je me contracte de peur à l’idée de ce qui nous attend.

— Nous sommes réunis aujourd’hui, entame Mary d’une voix froide et sévère, car il est apparu
que, lors de l’adoption, tous les détails ne nous avaient pas été communiqués en toute franchise.
Son regard me transperce comme du verre. Elle est peut-être sympa, mais elle peut aussi se
révéler implacable.
Patricia émet un bruit étranglé, et je reporte mon attention sur elle.
Elle me fusille du regard comme si elle voulait que des poignards jaillissent de ses yeux brun
foncé.
— Vous nous avez menti.
— Je suis…
Mais je n’ai pas le temps de finir ma phrase, car elle m’interrompt :
— Ne vous avisez pas de présenter des excuses…
— Tricia, intervient son mari d’une voix calme mais ferme.
Don regarde sa femme en lui serrant la main plus fort.
Elle l’ignore, clairement déterminée à m’expliquer en détail l’épreuve que je leur fais subir.
— Vous m’avez menti. Nous vous faisions confiance. Nous vous avons fait confiance depuis le
début, et vous nous avez menti de bout en bout. Comment avez-vous pu me faire ça, à moi ? Et
à Thaddeus ?
Des larmes jaillissent de ses yeux, et elle se met à sangloter ; Donald place aussitôt un bras autour
de ses épaules.
Mes propres épaules tremblent, et je me mords la joue jusqu’au sang. Je sursaute légèrement
quand Grayson prend mes mains jointes. C’est censé me réconforter, mais je ne ressens que du
chagrin pour la souffrance que j’inflige aux Matsen.
Je dévisage Patricia, les yeux remplis des excuses que je ne peux exprimer oralement.
— Nous devrions garder notre sang-froid, intervient l’avocat de Grayson.
Mais Patricia l’interrompt tout aussi vite.
— Mon sang-froid ! hurle-t-elle. Mon sang-froid. Vous voulez que je reste tranquillement assise
en laissant ce Néanderthalien essayer de m’enlever mon enfant ?
Devant ce qualificatif, Grayson crispe les épaules, et je sursaute sur mon siège.
La situation se détériore à vue d’œil, mais je ne vois pas comment arrêter l’escalade.
— C’est bon, intervient Donald en tenant l’épaule de sa femme. Nous avons promis d’écouter.
Il se penche, la main posée sur l’arrière du crâne de Patricia. Je sais qu’il lui murmure à l’oreille
des mots inaudibles pour nous, car je vois sa mâchoire remuer, et, si les épaules de Patricia
continuent de trembler, ses pleurs s’apaisent. Donald ne la relâche que lorsqu’elle est totalement
calmée, et, quand elle s’écarte de lui, une autre pointe de douleur vient se ficher dans mon cœur quand
j’aperçois dans ses yeux l’amour qu’il éprouve pour sa femme.
Je renifle et détourne le regard, incapable d’endurer ce spectacle. Ils ont tout ce qu’ils ont toujours
souhaité, tout ce dont ils ont jamais rêvé, et Grayson et moi sommes venus menacer leur sécurité.
Je me déteste.
— J’aimerais intervenir, déclare Grayson.
Sa voix est profonde et rauque, je devine qu’il se maîtrise.
Lorsque Donald lui fait signe de continuer, Grayson me serre les mains. Je me dégage pour
prendre la sienne.
— Mon histoire avec Kennedy n’est pas simple, et la dernière fois que nous nous sommes vus, ça
ne s’est pas super bien passé. Je sais que vous voulez tout lui coller sur le dos, mais elle n’a pas tous
les torts. (Je me raidis dans l’attente du coup de poignard qui devrait suivre.) Tout cela est autant ma
faute que la sienne. Je n’étais pas là quand elle avait besoin de moi, et, puisqu’elle ne me retrouvait
pas, elle a agi pour le mieux.
Je laisse échapper un léger souffle et je sens l’étau qui enserre ma poitrine commencer à se
desserrer.
— Cela étant dit…, poursuit Grayson.
Tous les yeux sont sur lui… L’outsider. Il n’a pas l’habitude de se retrouver de ce côté-là d’un
combat. J’essaie de me rapprocher un peu en guise d’encouragement silencieux.
— Puisque je viens d’apprendre l’existence de mon fils il y a quatre semaines, vous comprendrez
que je me pose des questions.
— Mon fils ! rétorque Patricia en montrant les dents.
Amanda pose une main sur celle de Patricia, lui intimant de se taire.
Grayson redresse la tête avant de lentement acquiescer en silence.
Il m’adresse un regard bleu infiniment triste qui me donne envie de pleurer.
— Kennedy m’a transmis les lettres que vous lui avez envoyées, déclare-t-il en se tournant vers
Patricia et Donald.
Patricia continue à réprimer ses larmes et sa colère, et, si Donald semble se contrôler, la tension
qui émane de ses épaules est presque palpable. Il est tout aussi terrifié, tout aussi fâché, mais il tient le
coup pour elle.
— Merci pour l’amour que vous procurez à notre fils.
Patricia laisse échapper un sanglot.
J’appuie la langue contre mon palais pour retenir mes propres larmes.
J’ignore totalement ses intentions. Il pourrait jeter le gant et abandonner son combat pour la
garde, mais, alors que ses épaules commencent à trembler, je sais que ce n’est pas ce qu’il s’apprête à
dire.
Avant qu’il poursuive, son avocat se tourne vers lui et murmure :
— Nous devrions peut-être prendre un moment, Grayson. Pour en parler.
— Non.
Il se penche et appuie le coude sur la table. Son autre main serre la mienne qui repose sur mes
cuisses.
— Je veux le voir.
Donald et Patricia prennent une brève inspiration, et leur avocate ouvre la bouche pour
s’exprimer, mais Grayson la réduit au silence d’un regard avant de se tourner vers Patricia.
Il esquisse un sourire amer et déglutit. J’observe le va-et-vient de sa gorge et je dois réprimer
mon envie de poser un bras autour de ses épaules.
— J’ai parcouru vos lettres pendant des heures, reconnaît-il avec une moue tandis qu’il récupère
le contrôle de ses émotions. À vrai dire, je les ai lues si souvent ces trois dernières semaines que je
dois les connaître par cœur.
Patricia hoche lentement la tête, pleine d’espoir. Son menton tremble et ses yeux brillent.
Pour la première fois depuis le début de cette réunion, j’ai l’impression d’être en mesure de
respirer.
— Je sens combien vous aimez notre… votre fils, je ne le nie pas. Je ne nie pas que vous lui
offrez une vie merveilleuse, une chose que Kennedy et moi avons toujours désiré pour nous-mêmes.
— Absolument, lui assure Patricia.
À ses côtés, Donald adresse un sourire bienveillant à son épouse. Pour la première fois, je décèle
dans les yeux de celle-ci la gentillesse dont j’ai gardé le souvenir.
— Nous l’aimons, ajoute-t-elle. Plus que tout.
Grayson plisse les lèvres. Je sens des frissons parcourir ses bras et je constate à quel point il lutte
contre ses émotions. Je retire une de mes mains posées sur la sienne pour la déplacer sur sa cuisse. Il
se raidit avant de se détendre.
— J’ai juste besoin de m’en assurer.
Il hausse les épaules, et ses yeux se mouillent.
Mon Dieu ! Voilà le résultat… : j’ai transformé cet homme fort, viril et confiant en loque
humaine.
— Je veux constater de mes propres yeux qu’il est en bonne santé et heureux.
— Et si c’est le cas ? s’enquiert Donald en s’adressant à Grayson pour la première fois. Qu’est-ce
qui se passera ensuite ?
Grayson s’essuie la bouche de la main et prend une profonde inspiration qui se diffuse à tout son
corps tendu à se rompre.
— Ensuite, rien.
Grayson marque une pause, s’humecte les lèvres et me relâche la main. Il serre le poing puis se
détend.
— Le truc, c’est que je pratique un sport de combat. Je voyage beaucoup pour mon boulot et je
suis entouré d’hommes et de femmes qui ne sont pas les plus indiqués pour un enfant. Même si je
désirais un enfant, je ne suis pas certain de pouvoir lui donner la stabilité ou l’amour dont il aurait
besoin, en tant que parent célibataire.
« Parent célibataire. »
« Parent célibataire. »
« Parent célibataire. »
Ces mots me font l’effet d’un électrochoc, j’éprouve un sentiment de perte. C’est vrai : nous ne
sommes pas ensemble. Mais alors quel était le sens de ce baiser ? Mon esprit effectue des cabrioles, et
j’ai l’impression que le sol se dérobe sous mes pieds. Grayson ne fait que souligner la vérité, alors
pourquoi mes mains tremblent-elles tandis que je les dissimule entre mes cuisses ?
Privée de son contact, du réconfort et de la sécurité qu’il me procure, je me retrouve tremblante et
agitée de partout.
— Je pensais que vous étiez ensemble, déclare Donald en me désignant.
Ma respiration se coince au fond de ma gorge dans l’attente de la réponse de Grayson.
Qui vient au bout de quelques secondes.
Qui paraissent durer des jours.
Ses mots ouvrent une brèche béante dans ce qui reste de mon cœur.
— Non. Nous ne sommes pas ensemble.
Chapitre 21

Grayson
Je suis une enflure et je regrette mes mots dès que je les ai prononcés, mais impossible de les
rattraper. Pas ici en tout cas.
À mes côtés, Kennedy se contracte et se raidit sur son siège.
Je viens de lui faire mal, je le sens, mais je me ferai pardonner plus tard.
La pièce est silencieuse, tout le monde sauf Kennedy a les yeux rivés sur moi. Après un rapide
survol de l’assistance pour vérifier que j’ai l’attention de tous, je prends un moment pour réfléchir à
ce que je vais dire ensuite.
La réunion ne se déroule pas comme je l’avais prévu. Je ne plaide pas en faveur de mon but
premier.
Je voulais me pointer et demander à rencontrer mon fils, je voulais me battre pour mon droit à le
voir. Pour être son père.
Mais la remarque sur le Néanderthalien a heurté une corde sensible. A creusé une profonde
crevasse en moi.
Même si ce n’était clairement pas son intention, et même si je ne reproche pas à Patricia Matsen
d’être en colère ni de m’avoir balancé cette épithète, elle a quand même atteint son but.
Je refuse d’être comparé à mon père. Eh ouais, je me sers de mes poings pour vivre, mais je ne
suis pas un monstre !
Malheureusement, et malgré les paquets de fric que je pourrais dépenser, c’est exactement ainsi
que les tribunaux me verront.
Je ne suis pas idiot.
Je sors d’un bled pourri et j’ai eu le plus beau salopard du monde comme père. Je me suis fait un
nom en tabassant d’autres types, et je ne mentais pas en disant que je voyage tout le temps. La vie que
je mène n’est pas le cadre idéal pour élever un enfant, et je suis trop égoïste pour être déjà disposé à
arrêter ma carrière.
— Qu’est-ce que vous dites ? s’enquiert Donald.
Dans son regard, j’aperçois tout ce que j’ai toujours désiré enfant. Je vois un homme respectable,
un homme qui aime sa femme, à en juger par les coups d’œil incessants qu’il lui adresse pour
s’assurer qu’elle va bien. Je vois un homme qui donnerait sa vie pour protéger les personnes qu’il
aime.
Y compris mon gamin. Je le sais. Je le vois dans leurs yeux, je le vois dans les photos que je n’ai
pas cessé de contempler au cours des trois dernières semaines. Je le sens dans les mots couchés sur le
papier.
Mon fils est toute leur vie.
Je prends une profonde inspiration et j’expire pour essayer de relâcher la tension dans mes doigts
serrés. Peine perdue… Je préférerais prendre la main de Kennedy. Sa seule présence suffit à
m’ancrer, mais je viens de tout foutre en l’air.
Je songe à la question de Kennedy, la toute première qu’elle m’a posée en m’envoyant les lettres
et les photos. Je déclare simplement :
— Ma mère est morte en couches.
J’aperçois une lueur de tristesse, ou d’un truc qui ressemble à de la pitié, traverser le regard de
Patricia alors qu’elle sursaute sans un mot. Mon Dieu, elle éprouve même quelque chose pour moi…,
l’homme qui pourrait faire vaciller son univers. Ce ne sont pas simplement de bonnes personnes, ils
sont bien plus.
En haussant les épaules, car j’ai eu vingt-six ans pour y réfléchir, je poursuis :
— Ce n’était sans doute pas plus mal, car elle n’aurait pas pu survivre en étant mariée à l’homme
qui m’a élevé. Mon père est un connard. C’est un ivrogne et, quand il buvait, c’est-à-dire tous les
jours, il se servait de ses poings et du talon de sa botte pour obtenir ce qu’il voulait. Les soirs où il
touchait à sa bouteille de whisky, sa ceinture prenait le relais pour corriger les petits gamins qui ne
pouvaient pas se défendre.
Je fais rouler mes épaules, sentant quasiment les cicatrices dans le haut de mon dos, qui se mettent
à chauffer rien qu’à évoquer la ceinture.
— Monsieur Legend…, intervient Donald avant de s’interrompre. (Sa lente déglutition et son air
abattu en disent long.) Je suis incapable de concevoir qu’on puisse traiter quelqu’un de la sorte.
Une déclaration simple mais honnête. Je le sens dans mes tripes. Les émotions – ces putains de
maudits sentiments que j’ai essayé d’ignorer pendant toutes ces années – frémissent à la surface. Je
tends le bras et glisse la main sur la cuisse de Kennedy, j’ai besoin de la toucher avant de poursuivre :
— Le père de Kennedy ne valait pas beaucoup mieux, monsieur.
Mon attitude envers cet homme m’étonne. Il n’est pas beaucoup plus âgé que moi, et en général,
pour obtenir mon respect, il faut d’abord le mériter.
— Pas aussi brutal, mais il n’était pas non plus le saint qu’il aimait faire croire. La première fois
que j’ai rencontré Kennedy, alors que nous n’étions encore que des gamins, elle essayait d’arrêter le
sang qui s’écoulait de sa lèvre, un cadeau de son père.
— Grayson ! m’avertit-elle.
Je presse sa cuisse pour la faire taire. J’ai besoin de parler. De tout expulser.
Patricia a de nouveau les larmes aux yeux, mais rien à voir avec la colère ou la peur. Elle a
simplement de la peine pour nous.
— Je l’ignorais, murmure-t-elle en regardant Kennedy.
— Sa mère est une alcoolique, ma mère est morte, et nous avons été élevés par des hommes qui
n’auraient jamais dû se voir confier la responsabilité d’enfants. Plus âgés, nous avions l’habitude de
nous asseoir sur une balançoire dans un terrain de jeu abandonné, et nous rêvions de ce que seraient
nos vies si nous étions entourés de personnes qui se souciaient de nous, et nous imaginions ce
qu’elles deviendraient le jour où nous pourrions élever nos propres enfants.
Seigneur Jésus ! Je jette un coup d’œil autour de moi et je vois toutes les femmes avec les larmes
aux yeux, excepté l’avocate coriace assise à côté de Patricia. Kennedy glisse la main sur la mienne et
entrelace nos doigts.
Ce simple contact semble rendre ma respiration plus fluide.
— Nous rêvions d’une mère et d’un père qui se serreraient et s’embrasseraient. Les gamins de
notre âge se plaignaient toujours, ils trouvaient ça dégoûtant, mais, pour Kennedy et moi, rien
n’aurait été plus beau. (Les larmes commencent à me picoter les yeux, mais je poursuis.) Nous
rêvions de faire du sport, d’avoir nos pères comme entraîneurs et nos mères qui apporteraient des
friandises en ayant épinglé des badges avec notre photo sur leur poitrine.
Patricia laisse échapper un nouveau sanglot, et je détourne les yeux, mais regarder Don n’est pas
plus facile. Ses larmes coulent sur la table qui nous sépare.
— Nous voulions une mère qui nous confectionnerait des cookies et nous conduirait à l’école.
Une mère qui n’oublierait pas de verser l’argent de la cantine, ou qui nous préparerait peut-être elle-
même le déjeuner en y ajoutant un petit gâteau. Nous voulions passer la nuit chez des amis et des
vacances en famille. Kennedy et moi voulions un jour nous marier avec une personne que nous
aimerions et offrir tout cela à nos enfants. Nous rêvions d’un conte de fées.
Sauf que pendant tout ce temps j’avais imaginé que Kennedy serait mienne. Je n’ai jamais su
qu’elle m’aimait de cette façon. Un sentiment familier de culpabilité pour l’avoir quittée me parcourt
l’échine, et je ferme la bouche avant de balancer sur la table toutes mes pensées concernant Kennedy.
Ce que j’ai à lui dire attendra que nous soyons seuls.
J’ai terminé. Je me racle la gorge et j’attends que quelqu’un prenne le relais, mais tout le monde
se tait.
Ils me dévisagent tous. Pas comme si j’étais un monstre, mais comme s’il fallait avoir pitié de
moi. Putain, je déteste cette sensation, mais je serre les paupières pour évacuer mes larmes.
Quand je les relève, Patricia s’essuie les joues. Une détermination farouche brûle dans ses yeux.
J’ai aperçu le même regard sur le ring chez des types qui refusaient d’aller au tapis. Elle prend la
parole :
— Le soir, je veux lui lire des histoires et le border. Je veux l’envoyer à l’école en lui déposant un
baiser sur les joues jusqu’à ce qu’il soit grand et que ça le gêne. Et alors je continuerai à le faire
précisément parce que ça le gênera. Les jours difficiles, je veux le serrer dans mes bras, et pleurer
avec lui les jours où c’est encore pire. Je veux avoir le cœur brisé le jour où il obtiendra son permis
de conduire, terrifiée à l’idée qu’il emboutisse la voiture de son père. Je veux prendre des photos de
lui lors de son premier rendez-vous et lors de son premier bal à l’école, et verser toutes les larmes de
mon corps le jour de son mariage. Toutes ces choses que vous voulez pour votre fils, Grayson, sont
les choses que je fais et que je souhaite faire, non pas parce qu’elles sont exceptionnelles, mais parce
qu’elles constituent le strict minimum pour n’importe quel parent qui se respecte. Je ne veux pas que
Thad reçoive le strict minimum, je veux qu’il ait tout.
J’entrouvre les lèvres, et mon torse se met à vibrer. Je ressens une brûlure si intense que je me
masse le thorax pour dissiper la douleur que les mots de cette femme ont fait naître en moi.
À cet instant précis, alors que ses yeux verrouillés aux miens confirment son engagement, je
prends ma décision. En observant Patricia, je ne peux mettre en doute l’absolue sincérité de ses
paroles.
Non seulement elle le pense, mais elle irait jusqu’à mourir pour le prouver.
— Je veux seulement le voir. Je veux avoir cette chance, dis-je. (Un frémissement de peur traverse
le regard de Patricia.) Je vous crois. (J’insiste, des soubresauts dans la voix.) Je vous fais entièrement
confiance, mais vous ne pouvez pas non plus me reprocher de vouloir le voir.
— Nous en avons fini.
Tous les yeux se braquent sur l’avocate assise à côté de Patricia.
Elle est demeurée de marbre durant toute la réunion. J’ignore même comment elle est parvenue à
témoigner si peu d’émotions avec toutes ces larmes qui ont coulé de toutes parts, mais je réprime
mon envie de lui décocher un sourire suffisant.
Elle m’adresse un regard glacial et se relève avant de se tourner vers Patricia et Donald.
— Nous en discuterons dans mon bureau.
Les Matsen redressent la tête, et soudain toute l’atmosphère de la pièce change.
Ils se mettent debout sans plus un regard pour Kennedy ou pour moi, tandis que Donald acquiesce
d’un hochement de tête.
Je me lève aussi, résolu à continuer de plaider ma cause, quand la main de mon avocat se pose sur
mon avant-bras.
— Ne dites plus un mot, murmure-t-il sévèrement. Ne gâchez pas tout.
Mes narines se dilatent et ma respiration s’accélère quand Donald et Patricia remercient Mary.
Puis Donald escorte l’avocate et son épouse hors de la pièce, leur tenant la porte.
J’aimerais arracher ma chemise afin de pouvoir mieux respirer.
Ma dernière requête a précipité la fin de la réunion, mais je ne regrette rien.
Donald franchit le seuil et, à l’ultime seconde, il m’adresse un regard par-dessus son épaule. D’un
léger hochement de tête, il ajoute simplement :
— Nous vous tiendrons au courant, monsieur Legend, je vous le promets.
Puis il s’en va, la porte se referme derrière lui, et j’ai envie de hurler comme le Néanderthalien
qu’ils ont prétendu que j’étais. Je demande d’un ton cinglant :
— Bordel, qu’est-ce qui se passe ?

J’interroge Kennedy en me garant le long du trottoir à l’extérieur de son immeuble :
— Ça va aller ?
— Ouais.
Putain de réponses monosyllabiques. Après que Keith Titon nous a assuré que le brusque départ
des Matsen était juste une façon pour leur avocate d’indiquer qu’ils attrapaient au bond la balle que je
leur avais lancée, il m’a conseillé de ramener mes fesses sur le ring et de continuer à m’entraîner.
Apparemment cet enfoiré d’avocat a parié sur mon prochain combat.
Il me fera savoir quand il recevra des nouvelles de l’avocate piranha qui a écourté la réunion
parce qu’elle sentait que les Matsen devenaient trop émotionnels.
Trop impliqués.
Qu’elle aille se faire foutre. Je sais que je commençais à les émouvoir, mais j’étais absolument
sincère et je ne les manipulais pas comme ils semblent le croire.
Kennedy n’a rien dit au sujet de la réunion.
Depuis que nous avons quitté le cabinet d’avocats, elle n’a pas pipé plus d’un mot à la fois.
Je sais qu’elle est fâchée contre moi. J’ai remarqué l’éclair douloureux dans ses yeux bruns dès
que j’ai expliqué que nous n’étions pas ensemble.
Mais, putain, on est quoi alors ? Qu’est-ce que je pouvais dire d’autre à des étrangers qui ont le
pouvoir de me tenir éloigné de mon fils alors que je suis le premier à ignorer ce qu’il y a entre
nous ?
Elle pose la main sur la poignée de la portière, comme si elle s’apprêtait à bondir hors de la
voiture avant même que celle-ci soit à l’arrêt complet.
Je tends la main pour lui saisir le poignet et l’empêcher de déguerpir.
— Kennedy.
Elle regarde par la fenêtre, feignant de m’ignorer.
Pas de chance : je sens son pouls s’emballer sous mes doigts.
— Regarde-moi.
Elle plisse les lèvres en se tournant d’un air indécis. Je suis sans voix. Ce n’est pas seulement sa
beauté qui me cloue sur place chaque fois que je la vois, c’est parce qu’elle est la meilleure personne
que j’aie jamais rencontrée.
— Je devrais y aller.
Je secoue la tête.
— Invite-moi à monter, Kennedy.
Surprise, elle écarte les lèvres. Je baisse le menton et me penche en avant pour humer son
délicieux parfum subtil. Je n’ai pas la moindre idée de ce que c’est. Je sais juste que je voudrais le
mettre en bouteille pour pouvoir la sentir même en son absence. Je deviens vachement tordu.
— La journée a vraiment été longue, précise-t-elle. (Ses yeux hésitent à croiser les miens. Je vois
qu’elle essaie de se montrer forte, alors que son menton se met à trembler.) Je pense que nous
devrions prendre un peu le temps de réfléchir à tout ce qui s’est passé.
— Si tu veux temporiser, je t’en prie. Mais je veux rester à tes côtés. Je ne voulais pas dire ça,
Kennedy.
Ses épaules se raidissent et je sais qu’elle a compris, mais je déteste qu’elle ne me pose pas de
question. Elle pivote la tête et jette un coup d’œil en direction du deuxième étage, où je sais qu’elle
habite. Je l’entends quasiment cogiter.
Un léger gloussement jaillit de ses lèvres, et je tire sur sa main pour capter son attention.
— Ne m’évite pas. Pas maintenant. Invite-moi à monter pour qu’on puisse discuter, et je pourrais
t’expliquer ce que je voulais vraiment dire.
Elle se tait, mais ses épaules s’affaissent, libérant en partie la tension.
Je détache ma ceinture de sécurité et descends prestement de la voiture pour gagner son côté.
Lorsque je la rejoins, elle est déjà sortie et se tient dos contre la carrosserie, se balançant
nerveusement d’un pied sur l’autre.
Je ne peux plus me retenir.
Je m’avance vers elle, pose les mains sur ses hanches et l’attire vers moi pour l’enlacer.
Je me penche et lui effleure l’oreille de mes lèvres. Elle frémit et je chuchote :
— Je ne voulais pas te blesser en disant que nous n’étions pas ensemble…
— Mais nous ne sommes pas ensemble.
Elle énonce cette vérité d’une voix tremblante.
— Je sais. Mais je veux toujours que nous soyons plus que des amis, comme nous l’avions décidé
à Vegas. Je te veux.
Elle frissonne et pose la tête sur mon torse. Elle m’entoure de ses bras et me serre fort.
— Je suis tellement… Il s’est passé tellement de choses… et je ne t’en veux pas d’être fâché contre
moi. Mais je suis terrifiée à l’idée que tu t’en ailles de nouveau, ou que tu me repousses.
— Jamais. (Je remonte une main le long de son dos, j’entoure sa nuque et je glisse les doigts dans
ses cheveux pour tirer dessus.) Je ne veux plus vivre sans toi.
Je l’embrasse. Je ne peux pas m’en empêcher. La sensation de son corps, son odeur, son allure
craquante et apeurée tout en même temps… Je dois lui prouver que je ne blague pas. Ses lèvres
s’écartent aussitôt, et je l’attire contre moi, la laissant ressentir l’excitation instantanée qu’un seul de
ses baisers provoque chez moi.
Elle est à bout de souffle quand je me résous à m’écarter d’elle.
— Invite-moi à monter, mangeons un bout… et discutons.
Je souris de toutes mes dents. Je ne veux pas discuter. Putain, je veux l’emmener au lit et la
pénétrer jusqu’à ce que nos corps soient tellement imbriqués qu’on ne distingue plus l’un de l’autre.
Voilà mon rêve, voilà à quoi j’ai rêvé ces trois dernières semaines : m’embraser intégralement à
son contact et qu’elle ressente la même chose.
— Discuter ? demande-t-elle, le souffle court.
Je me penche pour l’embrasser de nouveau, doucement cette fois, et je la provoque :
— Peut-être que nous pourrions remettre la discussion à plus tard. Lorsque nous serons au lit.
Entièrement nus.
Un son confus sort de sa bouche, et j’adore, bordel. Ma queue devient raide et appuie contre ma
braguette.
— Viens.
Je l’entraîne vers la porte de son immeuble et l’emmène à l’étage sans lui laisser l’occasion de
protester ou de se défiler.
Je sais exactement ce que je veux et, même si elle se sent totalement perdue en cet instant, je
compte passer le reste de la nuit à lui démontrer exactement ce que je voulais dire en affirmant que je
ne la quitterai jamais.
Chapitre 22

Kennedy
— Tu m’as entendu ?
Je l’ai entendu. J’essaie seulement de deviner dans quelle espèce d’univers parallèle je me situe
depuis deux heures.
Les yeux plissés, j’observe la cuisine propre comme un sou neuf. Dès notre arrivée à l’étage,
Grayson a bien insisté : je cuisine, il nettoie. Il a accompli un boulot incroyable. J’en suis encore
baba.
J’ai peut-être sombré dans un coma provoqué par une absorption massive de glucides puisque j’ai
cuisiné des linguine. N’importe quelle option farfelue me paraîtrait plus réaliste que ce que je viens
d’entendre.
— Je veux qu’on vive ensemble.
Je me rejette en arrière en m’appuyant sur la table de la cuisine, où depuis deux heures nous avons
mangé et échangé des nouvelles pour rattraper le temps perdu. C’est comme un premier rendez-vous
avec un inconnu, y compris les silences gênés et tout le reste. Il m’a parlé de son entraînement ces
dernières semaines et de la suite de son programme, dont son prochain combat à La Nouvelle-
Orléans.
Je lui ai raconté mon entretien d’embauche de la veille et expliqué que, lorsque Sarah m’avait
conseillé de venir vivre avec elle à Chicago après que je m’étais fait virer, je n’avais plus vu de
raison de rester à Cambridge.
Nous nous sommes côtoyés pendant une décennie, et j’ai l’impression que nous commençons
seulement à refaire connaissance.
Et maintenant c’est ça qu’il veut : vivre avec moi ?
Je n’ai pas encore entièrement assimilé son expression un peu plus tôt lorsqu’il affirmait me
vouloir au lit. Comme s’il m’imaginait déjà sous lui.
C’est dingue. Il est dingue.
Je n’ai jamais rien souhaité d’autre… Grayson et moi ensemble.
Et voilà qu’il me le propose, et, en dehors de ma crainte que ça ne fonctionne pas, je n’ai pas le
moindre motif de refuser.
Il pose la main sur ma joue, me ramenant d’un coup au présent, et je cligne des yeux pour me
concentrer sur lui. Il fronce les sourcils et effleure la peau près de mon oreille.
Ce contact basique propulse une myriade de sensations à travers mon corps.
Je déglutis, percevant les moindres soubresauts de ma gorge. Ma voix me semble râpeuse alors
que j’admets :
— J’ai trop peur que ça ne fonctionne pas.
— J’ai trop peur de ne pas essayer. De m’éloigner de toi encore une fois.
Bon sang ! Il existe un truc qu’il pouvait me dire pour abattre toutes mes défenses intérieures,
aussi modestes et malléables soient-elles en ce qui le concerne, et il vient de mettre le doigt dessus.
— Tu es sérieux ?
J’ai besoin de tester sa détermination.
— Je n’ai pas arrêté de penser à toi depuis que je t’ai aperçue dans les gradins il y a quelques
semaines. Même lorsque j’étais fâché contre toi, je rêvais de toi. Et après avoir compris que tu n’étais
pas fautive, que c’était juste une vraie situation de merde dans laquelle je ne t’avais laissé que très peu
d’options, j’ai encore plus rêvé de toi. Tu es la seule personne qui a jamais cru en moi, Kennedy,
avant que Rodney et ces enfoirés de jumeaux débarquent dans ma vie. Je t’ai retrouvée et je ne veux
pas refaire l’expérience d’être séparé de toi.
— Et Thad ?
Sa main posée sur ma joue tressaille. Un éclair de colère traverse son regard.
Je le savais. Peut-être qu’il veut de moi, mais je doute qu’il puisse un jour me pardonner.
J’ignore ce qu’il décèle dans mes yeux, si ce n’est peut-être mes doutes et mes regrets, mais il
appuie les lèvres sur les miennes, et tout s’évanouit aussitôt.
Son baiser me fait sursauter, mais je ne tarde pas à y succomber. C’est Grayson, je n’ai pas le
choix. Lorsqu’il m’embrasse, il devient mon univers, il me rappelle ce que j’ai toujours souhaité. Sa
main glisse de ma joue, et il m’emprisonne les cheveux pour me prendre contre lui jusqu’à ce que je
nous sente connectés sur toute la longueur de nos corps.
Un léger gémissement s’échappe de ma gorge. Il y répond de la même manière et passe la langue
sur mes lèvres avant de s’enfoncer dans ma bouche. Je pose les mains sur ses biceps et m’agrippe à
lui, plantant les ongles dans sa chemise.
Ses muscles se contractent sous mes doigts, et je presse encore un peu plus mon corps contre le
sien. Je sens son érection, dure, massive, contre mon ventre, et je me déhanche, cherchant
instinctivement son contact.
— Kennedy, grogne-t-il en s’éloignant. (Nous nous retrouvons nez à nez, quelques centimètres
séparent nos lèvres, mais c’est encore trop.) Je t’ai déjà pardonné. Je veux juste savoir si toi aussi, tu
m’as pardonné. Je suis désolé de ne pas avoir été présent. Je suis désolé de ne pas avoir été l’homme
qu’il te fallait alors que tu avais toujours été là pour moi.
Ma gorge laisse échapper un sanglot, et je me mets à secouer la tête d’avant en arrière, incrédule,
mais il m’intime de ne pas parler.
— Si je n’étais pas parti, si je n’avais pas foutu le camp, nous aurions pu trouver une solution
ensemble. Mais j’ai laissé ma fierté et mes propres peurs m’éloigner de toi. C’est autant ma faute que
la tienne.
J’ouvre la bouche pour protester quand je comprends soudain.
Pour la première fois, j’accepte réellement ce qu’il dit en cet instant et ce que Sarah n’a pas cessé
de me répéter depuis que je lui ai raconté toute l’histoire.
Les torts sont partagés.
— OK, dis-je en soupirant.
Avant que je puisse poursuivre, il m’interrompt d’un autre baiser rapide mais résolu avant de
s’écarter dans un sourire.
Je n’ai que trop aperçu cette grimace suffisante et présomptueuse à la télévision lorsqu’il a le bras
levé en signe de victoire.
— Nous trouverons une solution pour Thad, un moyen pour moi de le voir, mais je te veux dans
ma vie et dans mon lit. Et je te veux dans mon coin les soirs de combat. S’il te plaît.
Le « s’il te plaît » me donne envie de céder tout de suite, mais je ne peux pas encore. J’ai tellement
désiré entendre ces mots, mais une dernière peur m’arrête encore.
Le lendemain de chacune des deux nuits que nous avons passées ensemble, j’ai eu l’impression
qu’on m’arrachait le cœur. Je m’accroche au peu de résolution qui me reste.
— Je peux y réfléchir ? Te répondre plus tard ?
Son rictus orgueilleux laisse place à un large sourire, puis il me relâche, s’accroupit et pose les
mains sur mes hanches.
Je pousse un cri perçant quand il me soulève dans les airs et me jette sur son épaule. La pointe de
mes cheveux me fouette le visage tandis que je crie :
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Je t’emmène au lit. Je vais te changer les idées. Te prouver que je pèse chacun de mes mots.

J’atterris sur mon lit, un sourire aux lèvres, et demande :
— À quoi tu penses ?
J’ai déjà le souffle court. Rien qu’à voir Grayson surplomber le bord du lit de toute sa hauteur.
Il se penche et appuie les mains sur le matelas à côté de mes épaules.
— Je pense que nous avons beaucoup de temps à rattraper.
Il cille, et j’aperçois une brève lueur de tristesse traverser son regard, mêlée à un soupçon de
culpabilité. Je tends le bras et lui caresse la joue, sentant sa barbe de trois jours le long de sa
mâchoire, avant d’enfoncer la main dans ses cheveux et de tirer sur ses mèches folles.
Avec un sourire espiègle, je relève la tête jusqu’à ce que nos bouches se touchent presque :
— Alors on ferait mieux de s’y mettre tout de suite.
Ses lèvres esquissent une grimace, et ses yeux brûlent de désir tandis qu’il examine mon corps.
— Même si j’adore ta tenue sexy, déclare-t-il en se repoussant du matelas, tandis que ses mains
m’effleurent les côtes avant de glisser sur mes hanches, je dois te retirer cette robe.
Il se débarrasse prestement de la robe portefeuille, dénouant avec dextérité la ceinture en tissu qui
la retient. Il me déballe comme si j’étais le cadeau qu’il espérait le plus. Mon cœur se met à
tambouriner dans ma poitrine tandis que j’attends qu’il repose les yeux sur moi.
Quand il s’exécute, je me mords la lèvre pour m’empêcher de suffoquer en apercevant les
flammes qui dévorent ses yeux bleu clair.
— Est-ce que tu sais à quel point tu es sexy ? murmure-t-il sans me quitter des yeux.
— Je le sais quand tu me regardes de cette façon.
Il hausse lentement un sourcil.
— Et comment je te regarde ?
Comme si tu m’aimais.
— Comme si tu me désirais.
Sa gorge se contracte alors qu’il déglutit. J’observe le léger va-et-vient de sa pomme d’Adam et
je veux en dire plus, en faire plus, mais ses mains se remettent à parcourir ma peau, et je ne peux que
me trémousser.
Sans un mot, je me retrouve délestée de ma robe et de mon soutien-gorge tandis que notre désir
mutuel rend l’atmosphère de ma chambre plus suffocante.
— Grayson.
Je glisse de nouveau les mains dans ses cheveux alors qu’il appuie les lèvres sur mon ventre mis à
nu. Il agrippe la couture de ma culotte de dentelle blanche et croise de nouveau mon regard.
La dentelle chatouille et consume toutes les terminaisons nerveuses de mes jambes. Des étincelles
jaillissent de partout, envoyant des signaux nerveux vers le haut de mes cuisses tandis qu’il dérive
lentement vers le bas jusqu’à s’agenouiller par terre entre mes jambes, qui dépassent du bord du lit.
Il me lance un nouveau regard enflammé et se penche pour presser les lèvres sur mon sexe excité
et surchauffé. Je gémis en appuyant la tête sur le matelas :
— Bon sang !
Je laisse retomber les mains et me recroqueville dans les draps tandis qu’il lèche le pli de ma
hanche, me dévorant et m’aguichant avec de longs et lents mouvements de langue.
J’arc-boute le bassin contre lui, à la recherche d’une connexion plus intense, et mon pouls vient
battre dans mes oreilles. Mon corps est prêt pour lui, même si mon cœur redoute encore que tout cela
se termine mal.
— Tu as un goût délicieux, murmure-t-il en se retirant légèrement.
J’aperçois le tourbillon d’émotions dans ses yeux, qui dissipe toutes mes craintes tandis que je
m’assois et que j’entoure ses épaules de mes mains.
— J’ai besoin de toi, chuchoté-je en m’agrippant à lui et en croisant les jambes dans son dos. J’ai
besoin de toi en moi.
— Tu as de la chance, c’est exactement là que je veux être.
J’esquisse un sourire faussement gêné alors qu’il se lève en m’effleurant les lèvres et commence
à retirer sa chemise. Mon impatience s’accroît, j’ai les sens inondés de désir et je tends le bras vers sa
ceinture, lui écartant les mains au passage.
— Je m’en charge.
Je défais sa ceinture et le bouton de son pantalon de costume. Toute la journée, je l’ai trouvé
incroyablement sexy et désirable, et le renflement manifeste que dissimule le tissu m’attire comme un
aimant.
Je baisse son pantalon noir, remarquant à peine le cliquetis de sa ceinture ou la façon dont sa
paume rugueuse glisse le long de ma joue pour venir se poser sur mon visage. Je suis trop accaparée
par ce qui se trouve là devant moi, rien que pour moi.
Je désire Grayson depuis l’âge de quatorze ans, et à présent il dit la seule chose que j’ai toujours
voulu entendre : lui aussi me désire.
Cette prise de conscience devient plus réelle à chacun de mes battements de cœur tandis que je
caresse son érection.
Son grognement aiguillonne mon désir.
— Je croyais que tu me voulais en toi, me rappelle-t-il.
Je lève les yeux pour apercevoir sa mâchoire serrée et son regard sombre.
J’insère les doigts sous la ceinture de son boxer, dans le creux de ses reins, et je l’attire vers moi
au moment où j’abaisse son sous-vêtement.
— Tout à fait.
Je l’aguiche en remuant les sourcils, ce qui lui arrache un grognement profond et amusé, puis je
perds toute faculté de parler, de plaisanter ou de lui retourner son rire quand sa queue rigide et
épaisse fait son apparition.
Il est parfait. Et tellement dur.
Et entièrement à moi.
Je m’humecte les lèvres avant de me pencher pour lécher précautionneusement le bout de son
pénis.
Il serre les doigts sur mon crâne, et son autre main glisse vers l’arrière de ma tête pour me
maintenir en place.
— Tu n’es pas obligée, Kennedy, précise-t-il d’une voix rauque et avide.
— Je le veux.
Sans le regarder, je me penche pour enfourner le bout de sa bite dans ma bouche et la sucer
vigoureusement. Ma langue glisse sous son sexe, et je fredonne mon approbation quand il enfonce les
doigts dans mon crâne.
Je sens la tension, je vois saillir les veines de ses bras, car il se retient de ne pas m’imposer sa
volonté.
Il lui en coûte de m’abandonner le contrôle, et cette prise de conscience ne m’excite que davantage
tandis que je fais coulisser les lèvres le long de son membre, m’arrêtant quand il atteint le fond de ma
gorge. Sa saveur délicieuse est celle de l’homme viril, de la force, de tout ce que j’ai toujours
souhaité.
Je déglutis, je sens ma gorge se contracter autour de son extrémité et je me retire. Puis je
m’avance, j’incline la tête afin de l’engloutir plus entièrement, mais il pose les mains sur mes épaules
et me repousse sur le lit.
— Je ne peux plus attendre, gronde-t-il quasiment en me grimpant dessus.
Je déplace les mains vers ses abdos tout en me passant la langue sur les lèvres.
— J’aimais ça.
— Moi aussi, mais je veux jouir en toi, sentir ta chatte chaude et humide autour de mon sexe.
Je ne vais pas m’en plaindre. Ses mots suscitent une réaction identique en moi, et nous nous
allongeons sur le lit. J’écarte les cuisses pour m’ouvrir à lui. Il met une main sur sa queue et vient la
glisser le long de mon sexe humide. Ce mouvement érotique me surprend totalement, et un hoquet de
stupeur et de désir s’échappe de mes lèvres.
— S’il te plaît. (Je le supplie, au milieu de mes halètements précipités, retenant mon souffle.) Je
te désire.
Il s’écarte un instant, et je le vois ramasser le pantalon qu’il a balancé par terre. Avec des gestes
précis, il retire son portefeuille et le jette au sol après en avoir extrait un préservatif.
J’ouvre encore un peu plus les cuisses en le voyant déchirer l’emballage et se couvrir le pénis.
Il me rejoint au lit et rampe sur mon corps. Ses mains remontent l’intérieur de mes cuisses, et il
vient m’effleurer le clitoris du pouce.
Je geins et me frotte contre lui. Mes paupières se ferment, je me sens submergée de le voir ainsi
au-dessus de moi.
— Kennedy, chuchote-t-il d’une voix lourde et épaisse.
— Grayson.
Je gémis et déplace les mains à sa taille, je sens son poids sur moi. Il me pénètre alors centimètre
par centimètre, une vraie torture, avant de se retirer et de revenir à l’assaut.
Je cambre le dos, pressant les seins contre son torse rigide et parfaitement dessiné tandis qu’il
continue à s’introduire lentement en moi.
C’est tellement différent de notre nuit de passion fiévreuse à l’hôtel. Il y avait alors du besoin et
des secrets, les ténèbres par-dessus des vérités qui ont depuis été mises à nu…
Tout comme mon cœur alors que je me contrains à ouvrir les yeux pour le dévisager.
Ma respiration se bloque dans ma gorge. Il me regarde fixement, les coudes appuyés de chaque
côté de mon corps. Il se colle à moi en me pénétrant plus profondément, m’emplissant et m’étirant
totalement jusqu’à ce que je sois pleine de lui au point de craindre exploser sous l’effet de l’amour
que je ressens pour cet homme.
Comme s’il décelait dans mes yeux la panique qui s’empare de moi face à cette révélation, il se
penche et appuie les lèvres sur les miennes, insérant la langue dans ma bouche.
Il m’embrasse comme il me fait l’amour, tendrement. La passion qui nous dévore s’intensifie, nos
mains ne tiennent plus en place, j’enfonce les ongles dans sa peau pour lui labourer le dos.
Il glisse la main entre nos corps pour la poser sur un de mes seins avant de passer à l’autre. Il les
caresse tour à tour et s’amuse avec mes tétons. Chaque effleurement de son pouce sur mes tétons
roses et durcis diffuse des vagues de sensations en direction de mon bas-ventre, là où ses hanches
continuent à entrer frénétiquement en collision avec mon bassin.
Il perd le contrôle malgré tous ses efforts pour le conserver.
— Grayson.
Je suffoque en sentant mon orgasme éclore et se diffuser à partir de mes cuisses, embrasant
chaque parcelle de mon corps.
Il se retire en mettant un terme à notre baiser, et nos regards se croisent. Le sien semble exprimer
toutes les choses que je me sens incapable de lui dire, et cela suffit.
Il glisse la main dans mes cheveux et se lance dans une série de va-et-vient de plus en plus rapides
et violents tandis que nos halètements et nos grognements se mêlent.
Je suis atteinte de plein fouet par l’orgasme, je m’y abandonne fébrilement en m’arquant vers
l’arrière, pressant la tête contre le matelas. Mes mains s’agrippent à lui et je jubile en hurlant son nom
tandis que tout mon être scintille davantage qu’un millier de soleils.
Il répond avec un profond grognement, ses lèvres épaisses laissant échapper mon nom juste avant
qu’il se colle une fois de plus à moi et que son propre orgasme le propulse au septième ciel. Je sens
sa bite vibrer contre mes parois internes alors qu’il jouit juste avant de s’effondrer sur moi de tout
son poids.
— Waouh !
Je m’extasie en lui caressant le dos tout en essayant de ralentir ma respiration erratique.
— Il faut que je me lève, annonce-t-il.
Avant qu’il mette ses paroles à exécution, je l’entoure de mes bras et le serre contre moi.
— Pas encore. J’aime te sentir.
Il est fort, il pèse son poids, mais je m’en fous. Son corps luisant de sueur procure une certaine
fraîcheur à ma peau surchauffée, et j’adore sentir les battements de son cœur dans sa poitrine, comme
un écho aux miens.
Nous restons allongés ainsi quelques minutes avant que je desserre mon emprise et qu’il se retire
doucement de moi.
— Tu es incroyable, chuchote-t-il en m’effleurant les lèvres. Je reviens tout de suite.
Je le regarde s’en aller, me sentant triste et délaissée à l’idée de passer le moindre instant loin de
lui. Ce matin, alors que je me préparais à rencontrer son avocat et les Matsen, je n’aurais jamais
imaginé que notre journée se terminerait ainsi.
Je n’ai qu’à lui dire que je suis prête à franchir le pas.
J’en ai l’intention, mais, dès que la porte se referme et que j’entends l’eau couler dans la salle de
bains, le stress de la journée et l’épuisement consécutif à la réunion de ce matin et à nos ébats
contraignent mes yeux à se fermer.
Mon dernier souvenir avant de sombrer définitivement dans le sommeil, c’est le léger mouvement
du lit quand Grayson me rejoint, et la sensation de ses bras musclés autour de ma taille quand il
m’attire contre lui et que je repose la tête sur son torse, mais je suis trop épuisée pour parler.
Au lieu de quoi, j’entrouvre les lèvres et je me laisse happer par les ténèbres du sommeil.
Chapitre 23

Kennedy
Dès le début, je suis certaine que ce matin sera différent des deux autres où je me suis réveillée au
lit à côté de Grayson.
J’ai la joue posée sur son torse et je referme les yeux pour inspirer son odeur, pour profiter de la
sensation de ses poumons qui se soulèvent et s’abaissent. Je dessine un sentier sinueux de haut en bas
de ses abdos et autour des petites crevasses qui séparent ses muscles. Ces derniers se tendent et se
détendent à mon passage, mais sa respiration est régulière. Je me tourne pour observer sa réaction et
j’aperçois un faible sourire étirer les commissures de ses lèvres. Il laisse échapper un léger
grognement quand je poursuis mon chemin vers le bas, puis vers son flanc à hauteur de son bassin.
Les muscles de son ventre se contractent, et j’enfonce les ongles avant d’aussitôt hurler.
D’un geste ultrarapide, il m’a agrippé les mains et m’a retournée sur le dos.
Sa silhouette affûtée et musclée me domine, il insère les cuisses entre les miennes, et je les écarte.
J’arbore un large sourire séducteur :
— Bonjour.
— Tu es le mal personnifié.
Il ne le pense pas. Ses yeux luisent aussi de malice.
Je hausse les épaules, et nos sourires s’élargissent.
— Ce n’est pas ma faute si je me souviens des endroits où tu es chatouilleux.
Il grimace en réprimant un rire, mais son expression devient beaucoup plus sombre quand je
remue le bassin contre son corps.
— Comment ça va ? demande-t-il en passant une main dans mes cheveux.
Il se laisse tomber sur le coude, s’appuyant en partie sur moi, avant de rouler sur le côté pour
éviter de m’étouffer complètement. Comme si je m’en souciais.
Je le veux partout, tout entier, sur tout mon corps.
Je lève la main pour repousser les cheveux de son front afin de distinguer ses yeux. Ils sont d’un
bleu poussiéreux, plus brumeux que d’habitude, et j’y décèle de l’hésitation et de l’inquiétude.
Je pousse un souffle exagéré et m’humecte les lèvres.
— Je veux rester à tes côtés, dis-je en plissant la bouche.
Il lui faut un moment pour comprendre. Il fronce les sourcils, puis son visage s’illumine.
— Tu viens de dire ce que je pense ?
Je ne me suis jamais sentie aussi sûre de moi. Je n’ai aucune idée de ce qui nous attend dans les
prochains jours ou dans les prochaines semaines. Je n’ai aucune idée de ce qui se passera avec Thad.
Je sais seulement que je veux savoir.
Pour la première fois de ma vie, je me bats vraiment pour obtenir ce que je souhaite et je compte
m’y accrocher des deux mains.
Je glisse les paumes sur ses joues. Je sens sa barbe de plusieurs jours, qu’il rasera bientôt, je le
sais. J’enlace sa nuque et l’attire vers moi, et, juste avant de me pencher pour l’embrasser, je
chuchote :
— Oui. Je veux rester à tes côtés.
Il appuie les lèvres sur les miennes. Il prend aussitôt possession de moi et j’en ai le souffle coupé.
Il déplace vivement les mains et abaisse les draps qui nous séparent.
Puis il roule sur moi et passe l’heure suivante à me prouver combien je viens de le rendre
heureux.

Je suis assise à table avec lui, et mes nerfs se mettent à trépigner d’impatience.
Après avoir fait l’amour ce matin au lit, puisque Grayson a insisté pour que nous célébrions notre
future vie à deux, puis une nouvelle fois sous la douche pour nous assurer que nous étions
sexuellement compatibles, je me sentais tellement repue que j’avais été incapable de penser à grand-
chose pendant que nous mangions une assiette débordant de saucisses et d’œufs.
— Je te sens réfléchir jusqu’ici, déclare Grayson.
Je lui lance un regard furtif et sens mes joues s’enfiévrer.
Il semble si calme. Si détendu.
Je sens que je commence à avoir les nerfs en pelote.
— Nous n’avons jamais réellement discuté de ce que ton avocat a dit hier.
Il esquisse une brève moue avant d’expirer. Il hausse les épaules et se renfrogne.
— Il pense que les Matsen s’impliquaient trop dans notre histoire et que leur avocate leur a coupé
l’herbe sous le pied pour éviter qu’ils ne disent un truc stupide.
— Comme ?
Ses lèvres esquissent un grand sourire ironique.
— Comme m’autoriser à voir Thad.
Thad. J’ai plus entendu prononcer ce prénom au cours des trois dernières semaines que pendant
les six années précédentes. Il sort si facilement des lèvres de Grayson, comme s’il le disait depuis
toujours. Cela me perturbe. Me terrifie. Pendant si longtemps, la seule façon que j’ai trouvée pour
continuer à vivre, connaissant le secret que je dissimulais et la décision que j’avais prise, avait été de
garder mes distances avec les Matsen. Recevoir d’eux une lettre annuelle était suffisamment pénible.
Les voir hier m’a quasiment anéantie.
Il est impossible de savoir comment je réagirai si j’ai un jour l’occasion de me retrouver face à
Thad.
— Selon ton avocat, qu’est-ce qui va arriver maintenant ?
Je me mets à tripoter mon short de pyjama effiloché.
— Soit ils feront barrage et m’empêcheront de le voir, soit ils accepteront. Keith semble avoir
bon espoir qu’ils seront favorables à une rencontre pour pouvoir mettre toute cette histoire derrière
eux. Je pense que leur avocate veut juste les empêcher de prendre une décision précipitée par crainte
que les choses ne s’éternisent.
Une boule se forme dans ma gorge. C’est à cause de moi et de mes mensonges qu’il doit faire ses
preuves. Cette pensée me fait monter la bile à la gorge.
Je ne suis pas loin de m’excuser, mais je l’ai déjà suffisamment fait, et Grayson m’a avertie qu’il
ne voulait plus m’entendre exprimer des regrets.
— Hé !
Il pose la main sur ma cuisse. Il m’étreint et je sens ma poitrine se détendre.
— On trouvera bien une façon de régler le reste ensemble, d’accord ? Et je suis disposé à me
montrer patient.
Ensemble. Tout ce que j’ai toujours souhaité, et à présent c’est là, une réalité. Je ne sais pas si je
dois lever les mains au ciel et hurler de joie, ou me pincer pour m’assurer que je ne rêve pas.
Je pose la main sur la sienne et j’entremêle nos doigts en serrant fort.
— J’aime l’entendre. (Je me tourne vers lui avec un sourire, pour lui prouver que je le pense.)
Mais tu es loin d’être patient.
Il rejette la tête en arrière et s’esclaffe. C’est le plus beau son du monde, le plus joli, et, quand il
s’arrête enfin, nos sourires s’accordent.
— Je pense que, dans ce cas-ci, l’attente en vaudra la peine.
Il respire pesamment et son sourire s’évanouit. J’essaie de ne pas me laisser affecter, mais loupé.
Il y a tant à traverser, tant de choses pour lesquelles nous devrons encore lutter, et tant d’inconnues
sur le chemin devant nous.
Difficile de croire que nous serons capables de tout endurer et de rester à deux quand s’enfuir a
toujours été plus simple.
Mais, cette fois, je suis résolue à me battre, à faire tout ce qu’il faut pour m’assurer que je ne
perde jamais cet instant, cet homme, plus jamais.
— Je suis heureuse que tu sois là.
Il baisse la tête vers la mienne, et nos fronts reposent l’un contre l’autre.
— Moi aussi, Kennedy. (Il serre mon cou.) Moi aussi.
Les émotions bouillonnent au fond de ma gorge, car je sais ce qu’il veut dire. Nous avons été
amis pendant des années, nous avons traversé côte à côte les pires expériences qu’on puisse imaginer.
Nous avons toujours pu compter sur le soutien de l’autre, et maintenant nous avons l’autre tout entier.
Je laisse transparaître ma vulnérabilité et je le regarde à travers mes paupières mi-closes pour
déceler les mêmes émotions sur son visage, des émotions que je comprends à présent.
— Tu m’as manqué.
Sa silhouette affûtée frémit face à mon aveu tranquille, et il incline la tête pour m’embrasser.
Nous ne disons rien.
C’est superflu.
Et, quand il me transporte vers ma chambre et me dépose sur l’épaisse couette de mon lit défait
comme s’il craignait de me briser, je laisse nos actes parler pour nous.

J’avais oublié combien c’était excitant de commencer un nouveau boulot. Le pouls battant, je tiens
avec précaution le crayon pour les yeux, j’ai les doigts qui tremblotent. Cela fait une semaine que j’ai
reçu l’appel de Janet des ressources humaines chez McMillan Holdings m’apprenant que j’avais
décroché le job pour lequel j’avais postulé. J’ai été étonnée qu’elle me contacte dès le lendemain de
mon entretien d’embauche.
En dehors de ses périodes d’entraînement, Grayson et moi avons passé toute la semaine ensemble.
Ce n’est pas seulement le bon vieux temps, c’est encore meilleur. Nous sommes meilleurs.
Plus forts.
Peut-être que c’est ce qui arrive une fois qu’on abaisse toutes ses protections et qu’on accepte
quelqu’un tel qu’il est : il nous voit avec tous nos défauts et nos failles, et se rend compte que, même
avec toutes ces imperfections, on est parfait pour lui.
— Tu es splendide, déclare Grayson dans mon dos.
J’observe son reflet dans le miroir.
Je secoue la tête et j’essaie de maîtriser mes nerfs…, et d’éviter de me planter le crayon dans
l’œil.
— Tu aurais besoin de lentilles.
Il se contente de sourire, de croiser les bras et de s’appuyer contre le chambranle. Je me fige en
apercevant son regard qui s’attarde sur mon corps et en assimile le moindre détail.
Je suis uniquement vêtue d’une serviette qui m’entoure le corps, mes cheveux encore humides
pendent dans mon dos en mèches emmêlées.
Et je suis en retard.
L’examen minutieux de mon corps par Grayson, son regard qui s’assombrit au fur et à mesure
que ses yeux remontent, m’échauffe la peau et m’enflamme les joues. Je murmure distraitement en
observant mes lèvres étirées sur le côté :
— Arrête.
— Tu te sens excitée ?
— Pour aujourd’hui ? (Je hausse les épaules.) Plutôt nerveuse, je crois.
Une fois que j’en ai fini avec le crayon, je tends la main vers le mascara et je me fige quand
Grayson se poste dans mon dos et m’emprisonne en plaçant les mains sur la tablette devant moi.
— Je suis en retard, dis-je.
Il esquisse un rictus.
— Je veux te mettre encore plus en retard.
Il joint le geste à la parole et ondule du bassin en se pressant contre moi. Je sens son sexe en
érection glisser entre mes fesses. Je déglutis péniblement, réprimant les frissons qui dévalent aussitôt
mon échine sous la chaleur croissante qui vibre déjà dans mes veines.
Je ris faiblement et secoue la tête avant de le repousser.
— Va-t’en occuper tout seul. Je n’ai pas le temps ce matin.
Grayson incline la tête pour appuyer les lèvres à l’endroit sensible sur le côté de mon cou. Je
ferme les yeux et laisse échapper un gémissement. Il sait comment m’exciter d’un simple contact.
— Je n’y peux rien si je te désire… tout le temps.
— Plus tard.
Je lève les yeux au ciel d’un air théâtral et j’essaie de me dérober à son emprise tout en dévissant
le bouchon du mascara. J’effectue un rapide balayage de mes cils sans tenir compte de son corps
plaqué contre mon dos ni des vibrations de son érection, que je perçois à travers son boxer et ma
serviette.
Mes joues s’échauffent davantage à chaque instant tandis que Grayson continue à déposer de
légers baisers ensorceleurs des deux côtés de ma nuque et sur mes épaules.
Lorsque j’en ai terminé avec le mascara, je me tortille et me tourne pour appuyer les fesses contre
la tablette et le dévisager.
— À quel point tu me désires ?
Je laisse courir le bout du doigt sur son thorax, le long de l’arête qui sépare ses muscles
abdominaux, avant d’accrocher la ceinture de son boxer.
Il déglutit lentement et baisse les yeux pour deviner mes intentions.
— Je te désire tout le temps.
Sa voix est rocailleuse, rauque de désir.
Je plisse les lèvres et j’esquisse un rictus tout en faisant glisser un doigt le long de sa ceinture et
en venant asticoter la peau en dessous.
— Montre-moi.
Je pose un regard tombant sur lui.
Il hausse un sourcil interrogateur.
— Pardon ?
D’un signe de tête, j’indique son imposante érection, qui cherche à se libérer de son boxer. Je
glisse le doigt vers sa hanche et commence à tirer sur son sous-vêtement ; ses abdos se contractent,
car maintenant c’est à mon tour de l’exciter.
— Montre-moi à quel point tu me désires. Montre-moi comment tu fais quand tu penses à moi et
que tu ne m’as pas à disposition.
Il écarquille ses yeux luisants d’intérêt, et ses lèvres esquissent un rictus tandis qu’il réprime un
sourire.
— Tu veux que je me branle ? Ici ? Devant toi ?
Cette idée me paraît soudain la plus sexy du monde.
— Mmm…
Les mots me manquent. D’une main, j’abaisse son boxer au-delà de son érection, qui monopolise
toute mon attention. Incapable de détourner les yeux, je fais coulisser la main le long de son membre
épais.
Je tends mon autre main derrière moi pour la passer sous le distributeur de lotion avant de la
ramener à sa queue.
J’entoure alors son pénis de mes doigts et je me mets à le lubrifier ; le grognement qui s’échappe
de ses lèvres entrouvertes me ravit. Au bout de deux lentes caresses insoutenables, je laisse retomber
la main et détourne à contrecœur les yeux de son érection.
Je m’appuie de nouveau contre la tablette pour contempler le regard fiévreux de Grayson qui
me défie.
J’agrippe le bord de la tablette pour m’empêcher d’encore le toucher, même si tout ce que je
désire, c’est m’agenouiller, le prendre dans ma bouche et l’envoyer s’entraîner pour la journée avec
l’image de moi occupée à le sucer.
Mais je suis vraiment en retard.
— Montre-moi, lui dis-je d’un air provocateur. Vas-y.
Il porte machinalement la main à son membre et se met à le caresser comme s’il ne se rendait pas
compte de ce qu’il faisait. Ses yeux ne quittent pas les miens, et j’observe ses lèvres s’entrouvrir de
plaisir tandis qu’il commence à se masturber. Sa main bouge rapidement, glissant vers la base avant
de tordre le sommet.
— Kennedy, grogne-t-il. (Ses yeux bleus sont brumeux et remplis de désir.) Tu es complètement
dingue.
Je serre les lèvres et m’agrippe à la tablette. Tous mes muscles se bandent et se contractent tandis
que je l’observe continuer à se procurer du plaisir, sans détourner les yeux des miens. Je le sens qui
me regarde le regarder, et mes cuisses nues deviennent moites. Je les presse l’une contre l’autre pour
soulager les tourments que je me suis moi-même infligés en succombant à mes désirs dissolus.
Je n’ai jamais observé un homme se branler, mais, quand Grayson se met à osciller du bassin
dans sa propre main, remuant plus vite et resserrant son emprise, je salive quasiment de convoitise.
Il jouit sur un grognement, la mâchoire contractée. Il serre très fort les paupières en gémissant
mon nom, et je baisse les yeux pour apercevoir le sperme qui s’écoule dans sa paume.
Je prends son membre rigide dans la main, je ne peux m’empêcher de le toucher, de sentir les
veines qui palpitent sur sa peau sensible. Il pose la main sur la mienne, et son sperme recouvre nos
doigts tandis que nous finissons le travail à deux.
— Bordel de merde ! murmure-t-il. (Son torse se soulève et sa respiration est hachée.) Putain,
c’était torride !
Je ravale mon désir et fais volte-face pour revenir à mes obligations. Je passe les mains sous le
robinet, les nettoie des traces de lui et les essuie en interceptant son regard dans le miroir.
Une faible lueur de désir s’attarde dans mes yeux, et je lui souris avec insolence.
— Je sais.
— Diablesse ! grogne-t-il en appuyant les lèvres sur mon épaule. Ta manœuvre était vicieuse et
fourbe, je vais devoir me remuer les fesses sur le tapis pendant au moins une dizaine de kilomètres.
Grayson m’a appris qu’à l’approche d’un combat son entraîneur exigeait l’abstinence de la part
de ses athlètes. Il estime qu’une accumulation de frustration procure un sens plus aiguisé de l’urgence
et une plus grande concentration sur le ring. Grayson a aussi affirmé que chaque fois qu’il se faisait
pincer pour avoir enfreint cette règle, il devait courir dix kilomètres supplémentaires sur le tapis.
Certes, Rodney ne dispose pas d’un détecteur de satisfaction sexuelle, mais Grayson prétend que rien
ne lui échappe.
À mon avis, ce ne sont que des conneries. Mais puisque je viens de me remettre avec Grayson et
que le sexe avec lui est toujours incroyable, si ça ne le dérange pas d’aligner les kilomètres, je ne vais
quand même pas le repousser.
— Davantage si tu racontes tout à Rodney.
Je le charrie en faisant référence à tout le temps qu’on a passé au lit ce week-end. Mes cuisses et
les muscles de mon bassin sont encore douloureux en songeant que nous sommes à peine sortis du lit
pour manger avant d’y replonger aussi vite.
— Bon sang, non ! Je ne vais pas lui dire. (Il pose le front sur mon épaule, et je sens son souffle
glisser sur ma peau.) Mais c’était incroyable. Tu es stupéfiante.
— Tu me remercieras plus tard.
— Je vais décompter les heures qui me séparent du moment où j’enfourcherai ton corps.
Il mitraille ma peau de baisers jusqu’à ce que j’aie terminé de me maquiller. Je le chasse alors de
la salle de bains pour pouvoir m’habiller. Je n’ai plus le temps de me sécher les cheveux, donc je les
rassemble en chignon et les attache, en espérant avoir l’air suffisamment décente.
J’entame un nouveau travail aujourd’hui.
En même temps que je construis une nouvelle existence avec Grayson.
Une fois dans sa cuisine, je lui demande :
— Tu seras là quand je rentrerai ?
Je suis fin prête dans mon tailleur gris clair classique, avec comme seule touche de couleur un
chemisier bleu sarcelle en soie. Même si j’ai emménagé chez Sarah, j’ai passé le plus clair de la
dernière semaine chez Grayson. Apparemment, je ne peux pas résister au plaisir d’être là quand il
rentre de l’entraînement et, puisque lui semble apprécier ma présence, je souhaite passer un max de
temps avec lui jusqu’à nouvel ordre.
— Toujours. (Il se penche pour m’embrasser légèrement, sans se soucier du rouge à lèvres que je
viens d’appliquer.) Je serai toujours là pour toi.
Ses paroles sont lourdes de sens, et je recule pour m’en imprégner.
J’esquisse un sourire hésitant en lui retournant son baiser, et il me souhaite bonne chance.
J’espère juste que ses promesses sont réelles. Que, cette fois, ce que nous construisons ensemble
ne va pas s’écrouler comme un château de cartes mal conçu.
Chapitre 24

Grayson
Elle est vraiment là. Elle est à côté de moi, dans mon lit, et elle est là quasiment tous les matins
depuis trois semaines. Officiellement, elle loge encore chez Sarah, mais j’ai bien l’intention que ça
change rapidement. J’aime qu’elle soit ici.
J’aime qu’elle soit dans ma vie.
Avec les traces de l’oreiller sur ses joues, ses lèvres écartées quand elle fait la grasse mat pendant
que je m’apprête à partir m’entraîner, elle semble tellement paisible, tellement sereine.
Beaucoup plus détendue qu’elle ne le semble durant la journée. Je ne sais pas si elle se débat
encore avec Thad et notre passé, ou si son nouveau boulot chez McMillan Holdings la stresse. Ou
peut-être est-ce lié au fait qu’à deux semaines de mon prochain combat j’ai le nez dans le guidon et
que je m’entraîne de six à huit heures par jour. Je suis un programme strict et démentiel, et je n’ai
plus le temps ni l’énergie de lui faire visiter Chicago comme je le voudrais.
Elle laisse échapper un léger soupir qui envoie une onde d’excitation droit vers ma queue.
Je n’ai pas non plus le temps pour ça ce matin.
Je me reprends et me penche pour effleurer ses lèvres.
— B’jour, marmonne-t-elle d’une voix éraillée.
Je ris faiblement et repose les lèvres sur les siennes.
— Continue à dormir. Je dois partir au gymnase.
— Hmm.
Seigneur ! Même le son qu’elle émet à moitié endormie me fait bander. Si je le pouvais, je
passerais tout mon temps à ses côtés pour lui montrer à quel point elle me rend heureux, putain.
Même si j’ai toujours souhaité vivre avec elle, je n’ai jamais imaginé que ce rêve deviendrait un
jour réalité. Mais ces dernières semaines m’ont rappelé que Kennedy est la seule personne qui me
touche, plus que n’importe qui. Quand je rentre à la maison après l’entraînement, elle a préparé le
dîner, un repas complet extrait du menu que Rodney m’établit avant chaque combat.
J’avoue que j’aime assez qu’elle soit à la maison, qu’elle m’attende et prenne soin de moi.
Le seul truc qui lui manque, c’est le tablier avec rien en dessous… Mais alors je risquerais de ne
jamais manger.
Je pousse un grognement en m’écartant du lit. Sans un bruit pour ne pas la réveiller, je me dirige
vers la salle de bains et j’actionne la douche. Une fois la pièce réchauffée et emplie de vapeur, je
m’active en plongeant sous l’eau bouillante.
Celle-ci me brûle la peau, mais je savoure la morsure sur mes muscles endoloris et contusionnés.
Je m’empare du savon et commence à me frotter le corps, inclinant la tête sous le jet d’eau qui me
martèle les épaules, en songeant aux semaines à venir.
Le combat qui s’annonce ne sera pas facile. Je suis peut-être invincible, mais Samson, mon futur
adversaire, possède un vilain crochet du droit qui a la réputation de briser les mâchoires d’un seul
coup. Il est mon plus proche challenger, dans la mesure où il égalise mon record de KO dans les deux
premiers rounds.
Nous avons le même poids, la même taille et la même envergure, de sorte qu’aucun de nous deux
ne peut revendiquer un avantage physique.
Nous mènerons un combat rapproché, debout et sur le tapis, et ce sera serré. Rodney ne me lâche
pas d’une semelle, il me pousse dans mes ultimes retranchements, me fait travailler plus dur que
jamais.
J’en ai marre.
Je sursaute en sentant des petites mains chaudes effleurer mon dos savonné.
Kennedy se penche en avant et embrasse le tatouage sur mes épaules. Mes bras tremblent, car je
m’appuie contre le carrelage, j’ai une envie dévorante de faire volte-face et de lui sauter dessus sans
autre forme de procès.
Ma queue apprécie cette perspective, car elle se durcit quand Kennedy se met à déposer ses baisers
au creux de mes reins.
Le feu jaillit là où elle me touche, et je me retourne : elle est à genoux, les mains sur mes fesses et
mes cuisses, et m’embrasse partout.
Putain, c’est incroyable ! Je lui demande d’une voix étranglée :
— Qu’est-ce que tu fous ici ?
Kennedy appuie les lèvres à l’intérieur de mes cuisses. Ce qui m’envoie des électrochocs dans la
colonne vertébrale, et je dois réprimer l’envie de lui fourrer ma bite dans la bouche jusqu’à ce
qu’elle ait un haut-le-cœur.
— Je t’ai entendu te lever et je ne parvenais plus à me rendormir.
— Il est 5 heures du matin.
Elle m’adresse un regard sensuel tout en s’emparant de ma queue. Putain, je bande à mort ! Je suis
foutu.
— Tu veux que j’arrête ?
Sa langue rose surgit, et elle me lèche le bout du sexe en traçant un cercle. Je m’appuie d’une
main sur le bord de la douche et bascule les hanches vers l’avant.
— Non, bordel !
Je grogne avant d’enfin recouvrer mes esprits.
Si je me pointe à l’entraînement après un putain d’orgasme matinal, non seulement Rodney le
flairera, mais il me le fera payer cher, jusqu’à ce que je vomisse mes tripes.
Je dois me concentrer sur le combat de La Nouvelle-Orléans. Les gains me permettraient de me
poser pendant plusieurs années.
Je me penche et l’agrippe sous les aisselles pour la forcer à se relever.
— Je ne peux pas te laisser continuer.
Elle baisse les yeux sur mon sexe encore au garde-à-vous.
Et, tout au long de cette journée, il se dressera chaque fois que je me rappellerai la moue que
j’aperçois en cet instant sur ses lèvres.
Comme si tout ce qu’elle voulait faire dans la vie, c’était me sucer la bite.
En temps normal, je n’aurais pas d’objection.
Je fais un pas en avant et repousse Kennedy qui s’affale sur le banc à deux places installé dans le
fond de ma douche.
— Rodney me coincera les couilles dans un étau si je jouis ce matin.
Je m’agenouille.
— Rodney doit se calmer, dit-elle.
Mais ses mots manquent de détermination, car je pose les mains sur ses genoux pour les écarter.
Elle est encore relativement sèche, mon corps la protège du jet d’eau de la douche, mais sa chatte est
déjà gonflée et humide.
Je promène le doigt à proximité de ses lèvres, mais sans réellement la toucher, de sorte que je ne
fais que la tourmenter.
Son bassin tressaille, et je lui adresse un grand sourire satisfait.
— Ça t’a rendue chaude de penser à me sucer la bite, beauté ?
— Tu sais bien que oui.
Elle a le souffle court, j’adore.
J’aime qu’elle aime ma queue autant que j’aime être en elle et dans sa bouche. Je n’ai jamais vu
une femme approcher de l’orgasme en faisant une pipe, mais je suis certain que Kennedy en serait
capable si je l’y autorisais.
J’introduis un doigt dans sa fente et je la caresse doucement, dessinant des cercles insoutenables
autour de son clitoris. Elle bascule la tête en arrière, et sa bouche s’entrouvre pour émettre un
gémissement de désir.
— Bordel, qu’est-ce que tu es chaude, tellement sexy quand tu écartes les jambes pour moi.
— Grayson…
— Je sais ce que tu veux.
Cependant, je ne le lui accorde pas. Je continue à la torturer du doigt. Mon sexe est douloureux,
les premières gouttes de sperme s’écoulent de l’ouverture de mon pénis, qui pleure de désir et
cherche à se soulager.
Kennedy me jette un coup d’œil et esquisse un petit sourire suffisant.
— En fait, tu cherches à me rendre folle ?
Oui. Exactement. Putain, j’adore quand elle perd son sang-froid !
— Je pourrais te laisser là, juste à la limite, tellement sur le point de jouir que tu penserais à moi
toute la journée en attendant que je vienne te soulager plus tard.
Je l’aguiche et l’observe grimacer.
Et voilà que, bordel, elle remonte les mains le long de ses cuisses. Bouche bée, je la vois insérer
deux doigts dans sa chatte. Quand elle se met à les remuer, j’accélère le mouvement de mon propre
doigt appuyé sur son clitoris.
— Ou je pourrais prendre soin de moi.
Tu parles qu’elle le peut. C’est terriblement sexy de la voir se masturber devant moi, mais ses
orgasmes m’appartiennent.
Je m’empare de son poignet et retire ses doigts pour les fourrer dans ma bouche. Je grogne en
humant son parfum et en dégustant son nectar.
Putain, je bande comme un taureau !
Mon doigt asticote plus vigoureusement son clitoris, et je lui décoche un sourire arrogant en
retirant ses doigts de ma bouche.
— Une autre fois, j’aimerais t’observer te donner du plaisir. Mais ce matin je m’en charge.
Je me penche alors pour introduire la langue en elle. Je goûte son clitoris et je sens son corps se
mettre à vibrer tandis qu’elle balance les hanches contre mon visage. Je raffole quand elle devient
sauvage, totalement désinhibée quand je la touche.
Je lui maintiens le bassin en place et continue à la lécher et à la baiser avec ma langue jusqu’à ce
que ses cuisses se mettent à trembler. Je resserre mon emprise au moment où elle agrippe mes
cheveux et se met à hurler mon nom alors que je la mène vers l’orgasme.
Je savoure sa chatte dilatée en la léchant lentement et doucement tandis qu’elle reprend ses esprits
et s’affale contre le mur de la douche.
— Bonjour, chuchote-t-elle avec un sourire comblé, me regardant à travers ses cils tombants.
Je prends ma bite en main et je tire violemment dessus tout en appuyant sur la base pour éviter de
déverser mon foutre sur sa poitrine et son ventre. J’aimerais la marquer. Qu’elle soit mienne. Elle
indique mon érection de la tête :
— Je peux m’en occuper.
Je m’éloigne d’un pas. Je ne demanderais pas mieux que de la laisser faire.
— Rodney me bottera les fesses si je me pointe crevé.
Je lis dans son regard qu’elle me comprend. Elle me pose constamment des questions sur
l’entraînement et les combats, elle est avide d’en apprendre davantage. Je ressens un élan de fierté
chaque fois qu’elle m’interroge. Putain, j’adore qu’elle aime mon sport, la chose qui a changé ma vie
et m’a donné un but !
Elle se relève et tend la main derrière moi pour prendre son savon de douche. Il a l’odeur des
fleurs et du printemps. Je n’aurais jamais imaginé avoir des trucs de filles dans ma salle de bains ou
dans mon appartement, mais, après ces quelques jours, je ne conçois déjà plus que ses affaires soient
absentes.
— Nous n’avons pas encore célébré ton nouveau boulot, lui dis-je quand nous avons terminé les
ablutions du matin et que nous nous essuyons.
J’ai été vachement pris, mais je déteste me dire qu’un mois s’est écoulé sans que je l’invite, dans
les règles, au resto.
Elle sourit avec un regard attendri.
— Pas de souci. Tu es très occupé.
Je me renfrogne.
— Non, il y a un souci. Ce n’est pas parce que je suis accaparé par mon travail qu’on doit oublier
le tien.
Elle esquisse une drôle de grimace, et je ne peux m’empêcher de me demander à quoi elle pense.
— Quoi ?
Le ton de ma question est plus rude que je ne le souhaite.
Elle rit légèrement et secoue la tête.
— Rien… C’est juste que tu as parlé de « nous ».
Elle hausse les épaules et se retourne. J’aperçois la rougeur sur ses joues et je l’immobilise en
posant une main sur son épaule.
— Hé ! (Je croise ses yeux bruns dans le reflet du miroir.) Dorénavant, ce sera toujours toi et moi.
Hein ?
Elle déglutit lentement et entrouvre les lèvres. Qu’est-ce que je donnerais pour avoir le temps de
la refoutre dans mon lit.
Et passer toute la journée à la combler.
— Je sais, déclare-t-elle finalement en s’humectant les lèvres. Je t’aime… Tu le sais, hein ?
Putain ! Je le sais. Bien sûr que je le sais. Je le vois à la façon dont elle me regarde, à la façon dont
elle me touche. Moi aussi, je l’aime depuis que nous sommes gosses, même si je l’ai nié pendant des
années, m’efforçant de ne pas y penser.
Je la fais pivoter sur elle-même et je caresse sa joue avant de repousser une mèche de cheveux
derrière son oreille.
— Tu sais que je ressens la même chose. Hein ?
Elle acquiesce et déglutit de nouveau.
Les mots que j’appelle de tous mes vœux se logent dans ma gorge. Trois mots tout simples.
Pourtant je ne les ai jamais dits. À personne.
Ma voix est rauque, mais je m’obstine : c’est Kennedy, elle a le droit de les entendre.
— Je t’aime aussi. Tu le sais, hein ?
— Bien sûr que je le sais.
Sa voix s’est de nouveau adoucie. Ce joli son qui fait se dresser ma queue sous ma serviette. Je
l’attire vers moi, et je grogne pour rire quand elle me donne une tape sur les fesses.
— Fiche-moi le camp. Tu dois te préparer pour aller bosser.
— Très bien. (Je cède et recule d’un pas en direction de la chambre.) Mais ce soir on va dîner,
d’accord ?
Elle lève les yeux au ciel, mais j’aperçois une lueur amusée.
— Vas-y, homme des cavernes. Va botter les fesses à quelqu’un.
Je cogne le chambranle à deux reprises puis je la laisse s’apprêter et se maquiller avec les
produits qui commencent à envahir la tablette de ma salle de bains.
Je compte l’inciter à emménager définitivement avec moi. Après mon prochain combat.
— Hé ! (Je reviens d’un bond vers la salle de bains et pose les lèvres sur son front.) Je t’aime.
Passe une bonne journée au boulot.
Elle me gratifie d’une étincelle dans le regard, et je quitte la salle de bains sur cette dernière
image…, la seule image que je souhaite contempler chaque jour.
Chapitre 25

Kennedy
Tout semble pareil que quelques mois plus tôt, et en même temps complètement différent.
Les vociférations de la foule, les flashs des lumières et les athlètes qui se battent dans cette cage à
La Nouvelle-Orléans, tout cela me rappelle à quel point ma vie a radicalement changé depuis que je
suis tombée sur Grayson à Vegas.
Tout cela à cause d’une soirée où j’ai suivi Sarah.
Elle aura mérité que je lui offre un sacré cadeau d’anniversaire.
La ressemblance s’arrête à la disposition des lieux, car, en moi, mon cœur s’emballe comme un
lièvre sous stéroïdes.
Cette fois, je suis dans le coin de Grayson.
Nous sommes assises deux rangées derrière le ring, juste à côté du tunnel par lequel il fera son
entrée dans quelques minutes seulement.
Je pourrais pisser de nervosité dans ma culotte alors que j’attends son apparition.
Je tends le bras pour prendre la main de Sarah. Les supporteurs tapent des pieds, sifflent et
beuglent leur approbation ou leur déception alors que le champion poids moyen lève sa ceinture d’or
bien haut.
Je perçois à peine les cris par-dessus le martèlement qui emplit mes oreilles.
Mon cœur bat la chamade à cause de l’adrénaline et de mes nerfs à cran, je risque l’infarctus avant
la fin de la soirée.
— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, crie Sarah dans mon oreille en s’approchant pour se faire
entendre, j’aimerais pouvoir utiliser mes doigts.
Je grimace et desserre mon étreinte.
— Désolée.
Elle me tapote le dos, et ses lèvres couvertes d’un rose lumineux se retroussent aux commissures.
— J’en déduis que tu es tendue.
Je trépigne du genou, et elle ricane en apercevant ma bougeotte.
— Je veux juste qu’il s’en sorte indemne.
Je reporte le regard sur la cage du ring. Les deux protagonistes ramassent leurs affaires, et les
entraîneurs prennent soin des blessures les plus superficielles, essuyant leurs poulains et épongeant
leurs sourcils pour éviter que trop de sang ne coule sur le tapis. Dès que la cage est vide, une autre
équipe s’empresse de prendre possession des lieux pour nettoyer le sol et tout désinfecter.
Leurs gestes sont efficaces, et, en l’espace de quelques minutes, le ring est nickel.
Au moment où l’éclairage se tamise, tout en moi se met à bourdonner comme un câble à haute
tension, prêt à électrocuter tout ce que je touche. J’essuie mes mains moites sur mes cuisses.
— Il va gérer, chuchote Sarah en passant un bras autour de mes épaules pour m’attirer contre elle.
Lynx m’a dit qu’il s’est vraiment bien battu ces dernières semaines. Tu dois lui procurer une
excellente motivation.
Un ricanement s’échappe de mes lèvres serrées, libérant la tension présente dans mes épaules.
— Je pense que ce sont plutôt les avocats et les Matsen qui le rendent furax pour l’instant.
Deux semaines de plus sans nouvelles.
Keith Titon croit toujours qu’ils se raviseront et autoriseront une visite, mais il nous a rappelé que
nous ne devrions pas nous attendre à pouvoir révéler à Thad que nous sommes ses parents
biologiques.
Ce n’est pas non plus ce que je demande, même si je conserve le souvenir de la profonde ride qui
s’est creusée entre les yeux de Grayson le soir où Keith lui a téléphoné.
Il avait quitté le gymnase dans la foulée de ce coup de fil et n’était rentré à l’appart que plusieurs
heures après que je m’étais endormie.
— Bon, ajoute Sarah en me serrant plus fort contre elle pour me rassurer, au moins il dispose
d’un canal pour évacuer son agressivité et sa frustration.
Elle remue les sourcils pour souligner son insinuation.
— Et Lynx et toi ?
Elle répond par un clin d’œil.
— Tu me connais. C’est sympa, et il n’est pas compliqué, c’est un type agréable à fréquenter.
— Mais ?
— Mais rien, rétorque-t-elle en haussant les épaules. On est amis et on prend notre pied à deux.
Rien de plus.
Détachant les yeux de la cage silencieuse et tapie dans une légère pénombre, je coule un regard
vers elle. Ses yeux sont francs, ainsi que l’expression de son visage. Pendant un bref instant,
j’éprouve une pointe de tristesse pour elle. Elle s’empresse toujours de tenir les hommes à distance,
je me suis toujours demandé si cela avait un rapport avec le trauma qu’elle avait subi et causé
lorsqu’elle était adolescente.
J’ai toujours eu envie de lui poser la question, mais, puisque je lui ai caché mes propres secrets,
elle a entièrement le droit de faire pareil.
J’imagine qu’un jour elle rencontrera un homme qui devra se battre bec et ongles pour se
rapprocher d’elle si tel est son désir.
Lynx ne semble pas être ce genre de types. Ils se ressemblent trop.
— OK.
J’ai à peine acquiescé que les lumières se mettent à crépiter.
— C’est parti.
L’excitation transparaît dans la voix de Sarah, à peine plus forte qu’un murmure.
Je n’entends que le bruit de la circulation sanguine qui bat dans mes oreilles tandis que la foule
trépigne de nouveau d’impatience.
« Samson » et « Legend » sont entonnés à égales mesures et de plus en plus fort tandis que les
lumières se mettent à tournoyer et à flamboyer comme une boule disco loin au-dessus de nos têtes.
Les poings frappent l’air, et les battements de pieds résonnent dans la salle quand Samson émerge
d’un tunnel de l’autre côté pour se diriger vers son coin. Il marche d’un pas décidé et passe le
contrôle d’avant-combat comme je le constate sur le grand écran au-dessus de la cage.
Sur le côté de l’écran sont affichées les stats de Samson. Il a perdu un combat de moins que
Grayson, il a engrangé plus de victoires. Ils ont le même poids et la même taille.
Je le sais depuis des semaines, mais voir affiché en toutes lettres que Legend n’a pas l’avantage
dans ce combat me coince le cœur dans la gorge.
Tout se fige dès que Samson entre dans la cage et que le nom de Legend commence à résonner
dans les airs autour de moi. Les cris sont de plus en plus forts, et je m’agrippe à la rampe pour me
relever, puis Sarah et moi nous penchons sur la balustrade.
Rodney entre le premier, avec son éternel air renfrogné.
Landon le suit directement, affichant une expression similaire, les bras largement écartés afin de
laisser suffisamment d’espace à Grayson pour traverser la foule qui se presse.
J’ai le souffle coupé en l’apercevant. Il ne s’avance pas avec la démarche arrogante qu’on voit
chez certains combattants, et il ne porte jamais de peignoir ni rien de flashy. Toute son équipe porte
un pantalon de sport et un tee-shirt blanc avec un logo représentant des ailes d’ange noires, semblable
au tatouage qui recouvre son dos.
Les sourcils froncés, les yeux plissés, les lèvres serrées, tout en Grayson évoque la concentration
et l’envie d’en découdre. Je lâche une légère expiration en constatant sa détermination.
Je l’ai déjà vu combattre. Je l’ai vu gagner par KO, par abandon et sur décision du juge.
Cet homme a plus d’un tour dans son sac.
— Vas-y, Legend ! crie Sarah à mes côtés en plaçant ses mains en entonnoir.
Rien n’indique que les gars nous ont entendues, et, au moment où Grayson parvient à notre
niveau, je suis certaine qu’il va passer son chemin sans s’arrêter.
À la dernière seconde, sans un regard, sans même signaler qu’il a remarqué ma présence, il
bondit sur les gradins, pose ses mains gantées sur la rampe, et je me retrouve nez à nez avec lui.
Je rejette la tête en arrière et j’ouvre grands les yeux.
— Embrasse-moi.
— Quoi ?
Les vociférations de la foule m’ont empêchée de saisir ses paroles.
— Embrasse-moi, pour me porter chance.
Son expression est intense. Ses sourcils dessinent d’épais traits obliques au-dessus de ses yeux,
dont le bleu rappelle la zone la plus chaude d’une flamme. Il passe la langue sur ses lèvres, et je ne
peux rien lui refuser.
Je me penche pour appuyer résolument les lèvres sur les siennes et je pose les paumes sur les
côtés de sa nuque.
Il se retire trop vite, juste au moment où le feu commence à étendre ses flammes vers mon sexe,
qui vibre déjà d’attente.
Nous n’avons plus fait l’amour depuis une semaine.
Il m’a promis qu’on se rattraperait ce soir.
Le regard enflammé, il s’écarte. Il esquisse un rictus amusé.
— Qu’est-ce que j’aime te voir dans mon coin, Kennedy.
Il s’élance vers le sol, et, derrière lui, j’aperçois Lynx qui secoue la tête, mais avec un large
sourire. Le jumeau adresse un signe à Sarah puis pousse Grayson vers l’avant.
Celui-ci ne regarde pas derrière lui. Impassible, il se dirige d’un pas assuré vers les arbitres qui se
trouvent devant les juges, comme s’il ne venait pas une nouvelle fois de se ridiculiser devant des
milliers de spectateurs lors d’un combat retransmis à la télé.
J’appuie le bout des doigts sur mes lèvres brûlantes et je me tourne vers Sarah.
Elle hoche la tête, et je ne lui ai jamais vu un regard aussi sérieux.
— Il va gérer.
J’incline le menton.
— Il va gérer.

Le combat est violent. Les deux hommes sont assis sur un tabouret, et on leur nettoie le sang sur
les joues. Un bleu orne déjà le flanc gauche de Grayson qui a reçu un coup de pied latéral. Au cours
des deux premiers rounds, il est allé au tapis à trois reprises. Samson jette toutes ses forces dans la
bataille, et, si les juges devaient rendre leur verdict maintenant, je pense qu’il pourrait l’emporter.
— Tout va bien, déclare Sarah en me massant le dos de la main pour essayer de me réconforter. Il
va s’en sortir.
J’ai regardé des dizaines de combats de Grayson au cours de ces dernières années. C’est le
premier combat où je me trouve dans son coin pour le supporter. C’est la première fois que je serais
triste de le voir perdre.
Le combat est brutal, les arbitres ont déjà infligé des pénalités et des avertissements aux deux
protagonistes pour contact non autorisé.
Je prends une inspiration saccadée jusqu’à ce que mes poumons soient douloureux et j’expire
juste au moment où la cloche retentit pour indiquer le début du troisième round.
Je serre la main de Sarah à lui briser les os, comme si ma vie en dépendait.
Ses doigts se contractent, et elle grimace, mais elle ne me demande pas de la lâcher ou de me
détendre. Elle sait que j’ai besoin de la sentir près de moi.
— Allez, Legend !
Je hurle à pleins poumons.
Mon cœur vibre dans ma cage thoracique en le voyant échanger avec Samson une série de
violents coups de poing et de pied. Soudain Grayson projette sa jambe dans un mouvement de
balayage. Il touche Samson juste à l’arrière du genou gauche qui cède, l’envoyant au sol.
Grayson chevauche aussitôt son adversaire pour le dominer et lui applique une contorsion
douloureuse, mais ce dernier résiste. Grayson soulève alors les épaules et fait rouler Samson avant de
le coincer dans une clé articulaire. Assis sur les fesses, il bloque celui-ci en serrant les jambes autour
de ses hanches et lui tord le bras gauche. Leurs visages grimacent de souffrance et de tension tandis
que Grayson tire sur le bras pris au piège.
— Allez.
Je marmonne à plusieurs reprises. Je lâche les doigts de Sarah et porte les mains à la bouche en
les plaquant l’une sur l’autre. Je bondis sur la plante des pieds en émettant une supplique silencieuse
pour que Grayson mette un terme à cette foire d’empoigne.
Mon cœur va lâcher.
Alors que je pense qu’il tient le bon bout, qu’il a le combat en main et que Samson va abandonner,
ce dernier se met à cogner du poing droit sur le crâne de Grayson.
Tout en grimaçant sous les coups qui pleuvent sur lui, Grayson accroît l’intensité de sa traction. Je
sais qu’il ne sent rien pour l’instant. Mais alors qu’il appuie sur le bras gauche de Samson, tout en
essayant d’éviter les coups qui s’abattent sur sa tempe, je devine la suite.
Il baisse lentement les paupières et secoue la tête.
— Oh merde !
Je marmonne pour moi seule, personne ne m’entend.
Instinctivement, Sarah tend la main et agrippe mon chemisier.
Samson assène encore deux coups que Grayson tente d’esquiver. Je vois les lèvres de Lynx et de
Landon remuer à toute vitesse, criant des instructions, mais un coup supplémentaire contraint
Grayson à lâcher prise. Il cligne des yeux plusieurs fois, c’est trop tard.
Samson échappe à une des prises les plus douloureuses qui soit et retourne son adversaire comme
une crêpe sans avoir l’air de bouger.
Grayson se retrouve coincé dans une prise d’étranglement par l’arrière.
Il n’a pas le temps de déclarer forfait ni d’échapper à la prise avant de retomber au tapis…
Totalement inconscient.

— Ça fait des heures.
Je marmonne en pure perte. Sarah et Lynx sont assis près de moi. Landon est parti nous chercher à
manger, et Rodney tourne en rond dans son coin.
Depuis mon arrivée à Chicago, j’ai passé très peu de temps avec l’entraîneur de Grayson. Les
quelques fois où je suis allée au gymnase pour regarder Grayson s’entraîner, ou pour venir le
chercher quand il avait terminé, Rodney avait soupiré, contrarié de me voir là, ou il avait reproché à
Grayson de se laisser distraire.
Puisque Rodney n’est manifestement pas un de mes plus grands fans, j’essaie de l’éviter depuis
que nous sommes arrivés à l’hôpital des heures plus tôt.
Des heures.
Je cille et je vois encore Grayson allongé inanimé sur le tapis, longtemps après que Samson a été
déclaré vainqueur. Je suis restée immobile, les mains plaquées sur la bouche, et j’ai observé, attendu
tandis que l’équipe de Grayson tentait de le ranimer avec les sels et en le laissant reprendre ses
esprits.
Dès que l’équipe de Samson a eu quitté le tapis, on avait appelé une ambulance, et je n’avais pas
bougé avant que Landon et Lynx viennent nous chercher, Sarah et moi, dans les gradins.
Depuis lors, je ne pense pas avoir formulé la moindre pensée cohérente.
— Ce n’est sans doute qu’une commotion cérébrale, déclare Lynx.
Comme si c’était rassurant.
Grayson ne m’a pas beaucoup parlé de ses blessures antérieures, mais je sais que si Lynx a raison
ce n’est pas la première fois. Ni la deuxième ou la troisième.
Des commotions trop fréquentes peuvent entraîner la mort.
À cette pensée, la saveur acide de la bile glisse dans ma gorge.
Je détourne les yeux pour éviter tous les regards et me concentre sur le linoléum moucheté.
Je viens de le retrouver. Voir Grayson s’écrouler ainsi sur le tapis du ring, totalement inconscient,
m’a foutu la trouille de ma vie.
Je ne veux plus jamais être témoin d’une chose pareille, même si je comprends que le risque zéro
n’existe pas.
— Grayson Legend ?
Je relève la tête d’un coup en entendant la voix inconnue qui a percé le silence. Un homme dans
une blouse bleu sarcelle, un masque abaissé sous le menton, se tient dans l’embrasure de la porte.
Mon cœur a un raté et cale dans ma poitrine tandis que je me mets debout. À côté de moi, Lynx se
relève et m’entoure les épaules d’un bras.
Ce geste est étonnamment réconfortant, et je m’appuie contre lui.
Trois paires d’yeux inquiètes se posent sur le médecin.
— Je suis son entraîneur, intervient Rodney en s’avançant.
Il ne tend pas le bras, et la main qu’il passe dans ses cheveux grisonnants témoigne de sa
nervosité.
— Comment va-t-il ?
— Je suis le docteur Graham. (Il nous dévisage tour à tour.) Il s’est réveillé, mais il est fatigué,
annonce-t-il avec un léger sourire. Il a une commotion cérébrale et il devra passer la nuit ici en
observation, mais il devrait pouvoir sortir demain.
Mon cœur, qui semblait paralysé dans ma poitrine, se remet à battre.
— Oh merci, mon Dieu ! chuchoté-je en me blottissant contre Lynx.
Le médecin me considère, et son regard s’éclaire.
— Vous devez être Kennedy.
— Oui.
— Il a demandé à vous voir.
Je pose la main sur ma poitrine en poussant un profond soupir. Sarah tend le bras pour me serrer
les doigts tandis que Lynx me relâche après s’être assuré que je tenais sur mes guibolles. Je
marmonne un remerciement à l’intention de personne en particulier.
Après un bref hochement de tête, le docteur Graham se tourne vers Rodney.
— Votre athlète a désormais subi cinq commotions au cours des six dernières années. Je ne peux
que vivement vous recommander de le convaincre d’arrêter les combats.
Rodney esquisse un sourire méprisant.
— Je crois savoir ce qui est bon pour mes gars.
— Je crois que vous l’ignorez, lâche le docteur, clairement inquiet. Si vous vous souciiez de vos
athlètes, vous auriez insisté pour qu’il arrête déjà après la dernière commotion.
Il fait demi-tour et se dirige vers la porte, qu’il me tient ouverte, sans regarder derrière lui.
Je le suis. Avec du plomb dans la poitrine, qui ralentit mon allure à chaque pas que je fais vers sa
chambre.
Cinq commotions ? C’est trop. Mon ventre bouillonne de peur en imaginant les conséquences
pour Grayson.
Pour sa carrière.
Les conséquences pour nous s’il se remet à croire qu’il n’est pas assez bien pour moi.
— Il a besoin de repos, m’avertit le docteur Graham quand nous parvenons devant une porte
fermée. Ne restez pas longtemps. Et, normalement, les heures de visite sont passées, mais il a insisté
pour vous voir.
Son sourire est doux et plein de bonté, ses yeux gris amicaux.
— Merci.
Je déglutis pour avaler la bosse qui reste coincée dans ma gorge et j’entre dans la chambre quand
le docteur Graham ouvre la porte.
Mon cœur flanche dès que j’aperçois Grayson.
À cause de toutes ses blessures, il a la tête enveloppée dans un pansement. Il a le teint plus pâle
qu’à l’accoutumée, et je grimace en voyant les minces tubes qui sortent de sa main et le relient à une
machine.
— Approche.
Je sursaute en entendant sa voix rocailleuse et je ferme aussitôt la porte derrière moi. Mes yeux
s’emplissent de larmes, et je cille, les laissant couler sur mes joues.
— Tu vas t’en sortir. (Ma voix tremble alors que je m’avance vers lui, et je m’assois à ses côtés en
lui prenant la main.) J’étais tellement inquiète.
Il pivote la tête sur l’oreiller et lève la main pour essuyer mes larmes.
Chapitre 26

Grayson
— Ça va.
Bon sang ! J’ai l’impression d’avoir avalé du papier de verre. J’ignore à partir de quel moment
les choses ont tourné au vinaigre sur le ring, mais, dès que j’ai repris conscience et que j’ai entendu
le mot « commotion », j’ai su que ma carrière était terminée.
Cette pensée tourne en boucle dans ma tête depuis trente minutes, depuis qu’on m’a examiné sous
toutes les coutures.
J’ai envie de vomir, et ce n’est pas dû à la commotion qui me donne l’impression qu’on est en
train de me marteler l’intérieur du crâne.
Kennedy essuie une larme sur sa joue et se penche pour m’embrasser.
— Rejoins-moi au lit.
Je me pousse sur le côté. Cet infime mouvement fait naître une douleur qui me vrille la tête, et
je grimace.
— Tu es blessé.
— Je m’en fiche.
J’ai besoin d’elle. Tout près de moi. Maintenant que je ne pourrai plus combattre, elle est tout ce
qui me reste.
— S’il te plaît, Kennedy.
Ses yeux bruns étincellent. Je me montre rarement poli.
— D’accord.
Elle se pelotonne avec précaution, et je lui entoure le dos de mon bras, je pose la main sur sa
hanche et l’attire contre moi.
Elle fait distraitement courir les doigts sur la peau chaude de mon torse nu, apaisant la fureur qui
règne en moi.
— Je me faisais tellement de souci pour toi. J’étais tellement inquiète.
Elle bute sur les mots, et je la serre contre moi.
— Je ne pourrai plus combattre.
Cet aveu a le goût du vomi, et je ferme les paupières.
Malgré la lumière tamisée, mon crâne me fait un mal de chien. Fermer les yeux rend la douleur
encore plus intense, mais je ne peux pas supporter de les ouvrir pour apercevoir la peur ou
l’inquiétude dans son regard.
Des éclairs rouges et jaunes traversent l’écran de mes paupières fermées tandis que sa respiration
devient hachée.
— Tu t’es battu chaque jour de ta vie, Grayson. Tu te battras pour une autre cause et tu réussiras,
car c’est le genre d’hommes que tu es.
Sa foi en moi est indescriptible.
Elle me donne envie d’être l’homme qu’elle pense voir quand elle me regarde, même si cette
image est très éloignée de celle de l’homme en colère que j’aperçois dans le miroir.
Je lui caresse l’os de la hanche du pouce, mon corps se réchauffe à son contact. Je la désire,
malgré mon état de somnolence dû aux tranquillisants et à la douleur atroce dans mon crâne.
— Je t’aimerai toujours, Grayson Legend, et je croirai toujours en toi.
Ce sont les derniers mots que j’entends avant de sombrer dans le sommeil.

— Vous pouvez sortir.
Un éclat lumineux dans les yeux me fait tressaillir, et je m’écarte du docteur Graham qui a fini de
m’examiner.
— Il va bien ? demande Kennedy.
Elle me serre fort la main. Hier soir, je me suis endormi en la tenant dans mes bras et, en ouvrant
les yeux ce matin, je l’ai vue à mes côtés. Elle portait d’autres vêtements, elle s’était douchée, elle
avait donc dû passer à l’hôtel, mais je n’ai aucune idée de la durée de son absence.
J’étais juste heureux d’apercevoir ses yeux bruns soucieux posés sur moi.
— Il se rétablira. (Il glisse sa lampe stylo dans la poche avant de sa blouse blanche de laboratoire
et me regarde droit dans les yeux.) Vous vous souvenez de notre discussion hier ?
Je hoche la tête, même si c’est encore douloureux.
— Du repos. Fini les combats. Fini les entraînements.
Je contrains les mots à sortir de ma gorge, car je préférerais tout oublier.
— Vous avez eu beaucoup de chance, ajoute-t-il.
Je me marre.
De la chance, tu parles ! J’ai été battu par un type qui était à ma portée, tout ça parce que j’ai
perdu ma concentration sur le ring. Parce que je ne pouvais pas m’empêcher de penser à mon geste
débile d’aller embrasser Kennedy avant le combat. J’avais simplement senti que j’avais besoin d’elle
et j’avais suivi ma pulsion.
Ce qui m’a tout coûté.
Je n’ai à m’en prendre qu’à moi et je sais que Rodney m’en veut à mort de m’être déconcentré
juste avant un combat.
— Je veillerai à ce qu’il se repose, déclare Kennedy en me souriant. Je l’attacherai à son lit si
nécessaire.
— Je ne risque pas de me reposer beaucoup alors.
Elle lève les yeux au plafond pour rire, et ses joues rosissent quand le docteur se racle la gorge.
— Bien, intervient-il en nous regardant tour à tour d’un air étrange. Je pense que vous avez un
avion à prendre cet après-midi.
Je grogne pour exprimer mon mécontentement. J’ai juste envie de rentrer chez moi, de prendre
une douche et de me coucher.
— Tout va bien, déclare Kennedy, ayant deviné mes pensées. Lynx et Landon ont réussi à affréter
un avion privé. Avec un lit dans lequel tu pourras dormir dès que nous serons à bord.
Je marmonne, les paupières déjà lourdes :
— Vachement tentant.
— Contactez votre médecin dès que vous serez à Chicago, ordonne le docteur Graham en
arrachant une feuille de papier. Voici votre bon de sortie, et vous vous occuperez des formalités à la
réception. (Il ouvre la porte et me jette un coup d’œil par-dessus son épaule.) Prenez soin de vous,
monsieur Legend.
La porte se referme derrière lui avec un cliquetis, et la peur vient s’installer au plus profond de
mes tripes quand je vois Kennedy se balancer nerveusement sur ses pieds.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle secoue la tête, et ses yeux s’éclaircissent alors qu’elle me dévisage.
— Rien. (Elle se penche pour m’embrasser.) Je remercie juste le ciel que tu ailles bien.
— Ça ira.
Je suis sérieux. Au milieu du silence complet dans lequel a baigné ma chambre, j’ai eu largement
le temps de réfléchir ce matin.
J’ai toujours su que ma carrière sportive serait brève et je me suis préparé pour le jour où je
devrai quitter le ring. J’adorerais partir au sommet, ce qui arrivera peut-être un jour.
Mais la seule chose dont je sois absolument certain, c’est que je ne vais pas risquer mon crâne ou
ma vie pour une ceinture.
Six mois plus tôt, j’en aurais été capable. Mais j’ai à présent des combats plus importants à mener.
Et un rêve qui habite depuis toujours les recoins de mon esprit commence à prendre forme, là,
juste sous mes yeux. Le sourire aux lèvres, je demande :
— Tu sais que je t’aime, hein ?
Elle me répond avec un sourire similaire et se penche pour m’embrasser.
— Bien entendu.
Elle ne répète pas les mots. Inutile. Son amour brille dans ses yeux.
— Alors, foutons le camp d’ici.

— Kennedy, décroche celle-ci en fronçant les sourcils.
Elle se passe la main dans les cheveux et me regarde par-dessus son épaule ; ses yeux
s’écarquillent et son visage perd ses couleurs.
Nous sommes rentrés à Chicago une heure plus tôt, et depuis elle papillonne dans tous les coins
de mon appartement pour s’assurer que je dispose de tout le nécessaire à côté de mon lit.
Puis elle s’est couchée à mes côtés pour entamer un marathon Die Hard.
Dès que son téléphone a sonné, j’ai aussitôt perçu un changement dans son attitude détendue.
— Bien entendu, monsieur Matsen. Que puis-je faire pour vous ?
Elle écarquille les yeux, et mon cœur bondit dans ma gorge. Sa voix est hésitante, et elle tend une
main tremblante vers moi. Je m’assois dans le lit.
Matsen ? Qui m’appelle ?
Elle hoche la tête, éloigne le téléphone de son oreille et appuie sur un bouton.
— Monsieur Legend, vous m’entendez ?
La voix légèrement familière de Donald Matsen résonne dans le haut-parleur, et je me racle la
gorge.
— Oui, je suis là.
— Eh bien… euh… écoutez… Nous…
Mon impatience s’accroît en l’entendant hésiter sur les mots.
Kennedy me fixe du regard, les yeux grands ouverts et les lèvres écartées.
Il s’éclaircit la voix et reprend.
— Écoutez. Patricia et moi, eh bien, Mary nous a communiqué le numéro de Kennedy.
— Et ?
Chaque seconde qui passe accroît ma frustration.
— En vous appelant, nous allons à l’encontre des recommandations de notre avocate, qui nous a
conseillé de ne pas vous contacter. Je veux que vous le sachiez, précise-t-il sans ambages.
Je resserre le poing sur le drap. J’aimerais répliquer, lui dire d’en venir au fait, mais je me
retiens.
— Nous aimerions que vous rencontriez Thad, lâche-t-il tout de go.
— Quoi ?
Kennedy suffoque et porte la main à la poitrine.
Je me tais. Les mots restent coincés dans ma gorge, je suis incapable de parler.
Donald s’éclaircit de nouveau la voix.
— Le truc, c’est que… nous ne vous l’avons jamais dit, mais Thad est un grand fan de MMA et il
prend des cours dans un gymnase pour enfants près de chez nous quasiment depuis qu’il sait marcher.
— Quoi ?
Je grogne presque ma question.
Mes yeux voyagent vers Kennedy, et j’aperçois les larmes qui coulent déjà sur ses joues.
Mon fils. J’ai un fils que je n’ai jamais rencontré. Et il a la même passion que moi.
— Pour être franc, il a toujours été assez fan de vous, monsieur Legend…
— Grayson.
Je l’interromps. Je peux accepter d’envisager la fin de ma carrière, mais je ne veux pas entendre
ce nom. Pas tout de suite.
— Grayson, bien entendu, s’excuse-t-il. Je voulais seulement vous informer que Thad a eu peur
hier soir, en vous voyant étendu sur le ring.
Bordel de merde ! Je me passe les mains sur le visage et secoue la tête.
— Il… il a regardé mon combat ?
Putain, ce sont des larmes là qui me piquent les yeux ?
J’ai la tête qui tourne, en partie à cause de la commotion qui me donne encore l’impression que
des aiguilles me transpercent le crâne au moindre mot que je prononce ou au moindre bruit que
j’entends, et en partie à cause de cette proposition stupéfiante.
Je regarde Kennedy, je tends le bras pour m’emparer de sa main libre et j’articule en silence : « Je
ne rêve pas là ? »
Elle hoche frénétiquement la tête et son sourire s’élargit.
— Oui. En fait, il n’en manque aucun. Et, pour tout vous dire, c’est aussi la raison pour laquelle
nous redoutions qu’il ne vous rencontre. Je suis désolé. Mais mon garçon…, il est sensible. Et il n’a
pas pu s’endormir hier soir, il avait peur que vous ne vous rétablissiez pas.
Putain de merde ! Ce gosse s’inquiète pour moi, sans même savoir qui je suis.
— J’aimerais qu’il vous rencontre.
— Oh, mon Dieu ! s’exclame Kennedy en essuyant ses larmes, qui redoublent.
Je ne peux pas la quitter des yeux, conscient que son expression éberluée n’est que le reflet de la
mienne.
— Quand ?
Maintenant. Aujourd’hui. Demain.
— J’en ai discuté avec Patricia, eh bien… si vous vous sentez en forme aujourd’hui… nous
aimerions que vous le voyiez cet après-midi. Ou demain… quand c’est possible pour vous.
— Je serai là.
Je ne tergiverse pas, je ne me soucie pas qu’une cavalcade résonne encore sous mon crâne. On
dirait un rêve.
Qui pourrait devenir réalité.
— Nous… euh… nous ne lui avons pas dit qui vous étiez.
— Ce n’est pas nécessaire.
Je me rends compte à quel point c’est vrai au moment même où les mots s’échappent de mes
lèvres. Je les médite en attendant que l’un de nous deux reprenne la parole.
— Je veux seulement le voir.
Donald garde quelques instants le silence, et Kennedy s’empare de ma main. Ayant à peine pris le
temps de réfléchir, il revient au téléphone, avec une voix plus douce, plus patiente et bienveillante.
— Un jour, nous le lui dirons, déclare-t-il d’un ton solennel. Mais aujourd’hui… ou pour
l’instant… quand vous pourrez venir… nous voulons seulement lui faire rencontrer son champion
préféré. Vous offrir une occasion de lui parler.
— Je ferai comme vous voudrez.
Une profonde respiration s’entend sur la ligne. Je peux quasiment voir les épaules de cet homme
s’affaisser de soulagement.
— Monsieur Matsen… (Je me racle la gorge, brûlante à cause des larmes que j’ai avalées, et
j’inspire avant d’expirer lentement.) Je vous respecte vachement pour tout ce que vous faites. La
dernière fois, je vous ai fait une promesse. Je veux savoir qu’il va bien, je veux le voir. Mais Kennedy
et moi sommes certains que notre fils vit avec les meilleurs parents possible. Nous ne voulons pas
tout gâcher pour vous… ni pour lui, surtout.
— Merci, répond-il d’une voix étranglée. (Je devine qu’il est aussi pris par les émotions que moi.)
Quand vous sentirez-vous suffisamment rétabli pour le rencontrer ?
Un sourire étire mes lèvres, me faisant mal aux joues :
— C’est quand vous voulez.
Chapitre 27

Kennedy
Je meurs soudain d’envie de voir Thad, mais, après les émotions des dernières vingt-quatre
heures et après avoir appris que le fils que j’ai mis au monde est fan de son père, j’ai l’estomac qui
fait des loopings. Je demande à Grayson :
— Comment tu te sens ?
Je lui caresse le bras. Nous sommes assis sur un banc en bois, et il trépigne des genoux. Malgré
son immense désir de cette rencontre, je sais qu’il ne se sent pas encore en forme.
Sa peau a une teinte légèrement verdâtre comme s’il était sur le point de vomir.
— Ça va aller, grommelle-t-il en regardant le sol. Je me reposerai plus tard.
— Compte sur moi pour te le rappeler, je ne te laisserai pas tranquille, dis-je calmement mais
d’un ton guilleret.
Il tord le cou et me regarde à travers ses lunettes de soleil. Les rides qui s’étirent depuis le bord de
ses yeux m’indiquent qu’il les plisse. Il a mal et il est souffrant.
Nous attendons Thad dans le Millenium Park sous un lumineux soleil d’après-midi.
— J’espère bien que tu ne me laisseras pas tranquille, réplique-t-il en esquissant un rictus. Parce
que je n’ai pas l’intention de te laisser repartir. Jamais.
Je me penche en avant, aux prises avec cet élan coutumier de désir, de besoin et d’amour. Je lui
effleure les lèvres en inspirant son odeur et en goûtant fugacement sa saveur.
— Un jour, reprend-il en s’écartant et en me pressant la main, je vais t’épouser et nous fonderons
notre propre famille.
Mes yeux jaillissent de leurs orbites, et j’entrouvre les lèvres :
— Quoi ?
Il hoche la tête et déclare d’une voix forte :
— Je n’ai pas eu beaucoup le temps d’y réfléchir, Kennedy, mais je sais que, si je dois renoncer
aux combats sans t’avoir dans ma vie, je serai anéanti. J’ai besoin de toi, à mes côtés et dans mon
coin.
Le sang me monte à la tête quand il glisse du banc et s’agenouille devant moi.
— Je n’ai pas encore de bague, dit-il en caressant doucement du pouce la peau sensible de mon
annulaire gauche. On t’en trouvera une, aujourd’hui si tu veux, mais j’ai perdu assez de temps à ne
pas tout faire pour obtenir ce que je souhaitais réellement, par peur que ça ne fonctionne pas, que je
ne sois pas assez bien…
— Tu l’es, le coupé-je, la gorge serrée d’émotion. Tu l’as toujours été.
— Uniquement parce que tu crois en moi, et depuis toujours. Alors, qu’est-ce que tu réponds, ma
belle ? Tu m’épouses ?
Le sol se dérobe sous mes pieds et se met à vaciller. Mon esprit n’est plus qu’un immense fatras
confus, rempli d’émotions dévorantes, alors que nous attendons le fils à qui j’ai donné naissance il y
a plus de cinq ans.
Mais c’est ce que j’ai toujours voulu. C’est l’homme que j’ai toujours voulu.
Je ne peux envisager qu’une seule réponse.
Mes lèvres s’étirent en un énorme sourire hystérique, mais je m’en fiche.
— Oui, bien sûr.
Il se penche et appuie les paumes sur mes joues.
— Je ferai de toi la femme la plus heureuse du monde, je te le promets. Pour toujours.
— C’est déjà le cas, chuchoté-je juste avant que nos lèvres se touchent et qu’il me coupe le souffle.
Quand il se retire, je vois qu’il a mal, en dépit de la joie et du bonheur que je viens de lui
procurer. Un rire pétille dans ma poitrine, et je l’exprime tout en me tassant sur le banc pour lui faire
de la place.
— Viens ici avant de dégobiller.
— Bien, chef. (Il obtempère, et son genou heurte le mien.) Tu seras toujours aussi autoritaire ?
— Tu as intérêt à…
Ma voix s’éteint en apercevant trois silhouettes qui se dirigent vers nous. Mes nerfs papillonnent
immédiatement dans mon ventre, et je les observe s’approcher par-dessus l’épaule de Grayson.
— Regarde.
J’indique la famille qui vient droit sur nous.
On distingue Donald et Patricia. Ils tiennent par la main un petit enfant qui marche entre eux.
Mes yeux se gonflent aussitôt de larmes, et je bats des cils, contente de porter des lunettes de soleil
qui dissimuleront mes émotions.
— Ils arrivent.
Nous nous mettons debout pour les accueillir. À mes côtés, Grayson se frotte les mains sur les
cuisses tandis qu’ils approchent.
Ils sont à une trentaine de mètres.
Qui paraissent des kilomètres.
Le monde autour de nous s’évapore tandis que, pour la première fois de ma vie, je vois mon fils
en personne s’avancer vers moi.
— Oh, mon Dieu ! m’exclamé-je en tendant le bras pour serrer la main de Grayson. C’est
vraiment lui.
— Je sais.
Le ton de sa voix trahit ses nombreuses émotions, et je me sens incapable de le regarder. Je
pourrais perdre les pédales si j’apercevais l’expression de son visage en cet instant. Nous restons tous
les deux aussi immobiles que des statues tandis que Thad sautille, manifestement pressé de lâcher la
main de ses parents.
Patricia porte aussi des lunettes de soleil, et je constate qu’elle avance plus lentement, d’une
démarche plus incertaine.
Nous avons promis de ne pas révéler que nous sommes les parents biologiques de Thad, mais il
est impossible de dissimuler les torrents d’émotions qui m’échauffent la peau et me donnent
l’impression d’être en feu.
Je suis sur le point d’imploser quand j’aperçois les yeux bleus étincelants de Thad qui voyagent
de Grayson à moi.
J’entrouvre les lèvres quand ils nous rejoignent.
— Monsieur Legend, déclare Donald une fois qu’ils sont devant nous, merci d’avoir accepté de
nous rencontrer aujourd’hui.
Il a les lèvres serrées et les yeux plissés. Son hésitation est manifeste, sa peur palpable.
Je détourne brièvement le regard de mon fils, car mes jambes se mettent à flageoler et je dois
m’asseoir. J’attire Grayson sur le banc, ce qui nous place directement au niveau des yeux de Thad.
— Ça me fait plaisir, répond Grayson en s’humectant les lèvres. (Lui non plus n’a pas quitté Thad
des yeux.) J’ai entendu dire que tu étais fan.
Thad lâche la main de ses parents et fait des bonds.
— Le plus grand ! crie-t-il en jubilant. À l’école, personne ne croira que je vous ai rencontré.
C’est comme… le plus beau jour de ma vie !
Je sursaute légèrement en entendant le cri démonstratif de Thad et j’enfonce les doigts dans la
cuisse de Grayson. Qui ne bronche pas. Je me demande même s’il se souvient de ma présence.
Mais aucune importance, car il se penche vers l’avant, relève ses lunettes sur son front et
chuchote :
— Ouais. Tu l’as dit.
Thad se retourne, arrache quelque chose de la main de Patricia et fourre une photo sous le nez de
Grayson.
— Vous pouvez signer ? Je veux votre autographe.
— Thad…, débute Patricia d’un ton de reproche.
— Pardon, monsieur, se reprend Thad en se renfrognant. Je veux dire : pourriez-vous signer ceci
pour moi, s’il vous plaît ?
Grayson le dévisage, et je sais qu’il fait exactement la même chose que moi.
Nous mémorisons le moindre trait du jeune garçon en face de nous. Il porte un short cargo et un
sweat-shirt gris sur lequel est imprimé le mot « BEARS » en lettres majuscules bleues. Ses cheveux
forment un amas de boucles qui retombent juste au-dessus de ses oreilles.
Aucun doute : il est en bonne santé. Et il est heureux.
Il ne se doute absolument pas qu’il se trouve devant la femme et l’homme qui lui ont donné vie,
qui l’ont engendré, et j’ignore totalement comment je parviens à rester en place en attendant le
moment où je pourrai lui parler. Le toucher.
Comme si Grayson percevait mon impatience croissante, il hoche la tête dans ma direction :
— Voici mon amie – ma fiancée, en fait – Kennedy.
— Salut ! crie Thad.
Je commence à me demander si ce gamin connaît un autre volume sonore.
Il tend la main, et je la prends ; une onde de chaleur se propage droit vers mon cœur.
— Je suis vraiment contente de faire ta connaissance.
Je réprime mes larmes.
Je touche mon fils.
Pour la première fois depuis que je l’ai tenu dans les bras quelques instants après sa naissance,
cinq ans et demi plus tôt, je me cramponne à mon fils.
Comment vais-je pouvoir le laisser repartir ?
Je trouve quand même la force de le relâcher tandis que Grayson signe la photo ; je remarque la
fébrilité de ses mains.
Mes yeux passent sur Patricia pour apercevoir les larmes qui coulent sur ses joues. Je renifle et
détourne le regard, mordillant ma lèvre inférieure.
Je ne dois pas voir sa peur ou ses autres émotions, sinon je perdrai le contrôle des miennes.
Heureusement, Thad demeure totalement imperméable à la tornade d’émotions qui s’abat autour
de lui et, pendant les vingt minutes qui suivent, il mitraille Grayson de questions sur son sport,
comment il a débuté, ce qu’il va faire maintenant, s’il a eu mal après le combat d’hier soir et quand
aura lieu le prochain. Toutes ces questions trouvent facilement réponse, excepté la dernière ; Grayson
tressaille mais se reprend aussitôt pour se contenter de dire à Thad qu’il devra patienter pour le
savoir.
Durant tout ce temps, je cache mes larmes derrière mes mains appuyées sur mes joues et je ne
quitte pas Thad du regard.
Lorsqu’une accalmie survient dans la rafale de questions-réponses, Grayson, Thad et moi
arborons un sourire jusqu’aux oreilles. Donald fait alors un pas en avant et pose une main sur
l’épaule de son fils.
Je grimace, comprenant que le temps qui nous est imparti touche à sa fin.
Grayson pose la main sur mon genou et appuie fort.
J’ignore comment je vais réussir à le quitter une nouvelle fois. Pas maintenant. Pas après avoir
constaté à quel point ce gosse est formidable.
Je prends une inspiration et tousse pour masquer un sanglot qui franchit le seuil de ma gorge.
— Désolée, dis-je alors que tout le monde me dévisage. Excusez-moi.
— Merci d’avoir pris un peu de votre temps pour rencontrer Thad, déclare Donald.
Il pose sa deuxième main sur l’autre épaule de Thad comme s’il devinait qu’il allait devoir nous
l’arracher.
— Nous espérons que cela ne vous a pas trop fatigué.
Grayson secoue la tête.
— Non. Pas du tout. C’était parfait.
Il a la voix serrée, et je sais qu’il lutte contre les larmes que j’ai renoncé à retenir depuis
longtemps. Et qu’importe si Thad me croit folle. Car je sais que Patricia et Donald respecteront leur
promesse le jour où Thad s’interrogera sur ses parents biologiques. Et je sais que ce jour-là il se
rappellera nous avoir rencontrés ici, en toute simplicité, et qu’il se souviendra de m’avoir vue fondre
totalement pour lui, face à lui.
— Vous êtes mon héros, déclare fièrement Thad. Et jusqu’à la fin de ma vie je dirai à tous ceux
que je verrai que j’ai eu la chance de vous rencontrer et que vous êtes le type le plus cool… genre…
le plus cool.
Grayson et moi laissons échapper un rire.
— Tu n’as aucune idée à quel point ça compte pour moi ce que tu me dis là, bonhomme.
Comme s’il ne pouvait retenir son geste, il tend le bras et ébouriffe les cheveux de Thad de sa
large main.
Patricia s’étrangle, et Grayson repose la main sur ma cuisse. Je ne sais plus s’il veut m’empêcher
de me jeter sur Thad ou s’il se retient à moi pour ne pas le faire.
— Nous devrions y aller, s’empresse de dire Patricia.
Le sourire de Thad s’efface.
— Mais, maman…
Je la regarde, j’aperçois sa peur galopante face à Grayson et à moi empêtrés dans nos émotions,
et je lui adresse un signe de tête.
— Nous aussi, dis-je à contrecœur. (Je me découvre une force inconnue.) Grayson n’est pas
encore au top et il a besoin de se reposer.
— OK, marmonne Thad.
Donald resserre son emprise sur ses épaules et l’éloigne de nous.
J’esquisse un bond vers l’avant, avant de me rendre compte que je dois m’en empêcher. Je ne peux
pas le prendre dans mes bras comme je le voudrais. Je ne peux pas lui faire part de tous les espoirs et
de tous les rêves que je forme pour lui. Je ne peux pas lui dire à quel point je regrette de ne pas avoir
été assez forte pour l’élever, mais que je suis trop contente de voir qu’il a des parents formidables. Je
voudrais dire un million de choses à mon fils.
Que je suis sa maman.
Que je l’ai mis au monde.
Que, de nombreuses années plus tôt, je l’ai senti remuer et faire des galipettes dans mon ventre.
Mais surtout, et malgré toutes mes envies, je veux respecter le choix que les Matsen ont fait
aujourd’hui. Et je ne peux pas m’avancer, le prendre dans mes bras et le serrer très fort pour lui faire
comprendre que je l’aime. Pour lui dire qu’il est parfait et intelligent, et que j’espère qu’un jour il
deviendra le type le plus heureux de l’univers.
Alors que Donald le fait encore reculer d’un pas, je me tourne vers Grayson. Il a retiré ses
lunettes de soleil pour parler à Thad, et je le vois aux prises avec le même maelstrom d’émotions.
— C’était super de te rencontrer, déclare-t-il en extirpant les mots à travers ses dents serrées tout
en réprimant ses émotions. Merci d’être fan. (Il lève les yeux, croise le regard de Donald et hoche la
tête.) Merci de l’avoir amené ici.
— J’ai encore du mal à croire que mon papa vous connaît ! lance Thad en hurlant de nouveau sans
se rendre compte que les Matsen s’éloignent de nous. Il est tellement cool.
— Ouais, s’étrangle Grayson. Ton papa est cool.
— Oh, mon Dieu !
Je sanglote et j’appuie le front contre l’épaule de Grayson.
Il retire la main de ma cuisse et m’entoure les épaules pour me serrer contre lui. Son bras tremble
tant il lutte pour rester assis.
J’essuie mes larmes et je souris à Thad.
— Tu es le plus gentil garçon que j’aie jamais rencontré.
Il m’adresse un étrange regard avant d’esquisser un grand sourire.
— C’est parce que ma maman dit que je viens d’un ange.
Un nouveau sanglot m’obstrue la gorge, mais je parviens à acquiescer.
— J’en suis certaine.
— Il faut qu’on parte, insiste Patricia.
Elle fait un pas, la main de Thad toujours dans la sienne. Avec un sourire forcé, elle nous regarde
réprimer nos larmes et nous contraindre à ne pas bouger en ajoutant :
— Merci pour cette rencontre. Vous ignorez combien c’était important pour lui de savoir que
vous alliez bien.
Grayson tourne le cou pour croiser le regard de Patricia. Il hoche légèrement la tête, esquisse un
léger rictus et murmure :
— Je pense avoir ma petite idée.
Alors qu’ils s’éloignent de quelques pas, Grayson se met debout en m’entraînant à sa suite. Il lève
la main pour dire au revoir.
— Prends soin de toi, Thad. Et continue à t’entraîner. Un jour, j’aimerais te voir à la télé.
— Oh ! J’ai failli oublier ! crie-t-il en se mettant à tirer sur les mains de ses parents. Je veux une
photo !
Il s’arrache à l’emprise de Donald et de Patricia, et fonce droit sur nous. Dès qu’il nous a rejoints,
il fait volte-face. Grayson et moi, nous nous accroupissons, avec Thad entre nous, et Donald brandit
son téléphone.
— C’est vrai. Nous avons oublié… Mais juste une.
— Vas-y ! hurle Thad.
Grayson s’agrippe à moi, et, obéissant à la même impulsion, nous risquons de tout faire foirer en
plaçant nos mains sur les épaules de Thad. Donald s’exclame :
— Dites : « Cheese ! »
— Cheese ! lançons-nous en chœur.
— Génial ! (Thad se retourne et, avant que j’aie le temps de ciller, il nous prend tous les deux dans
ses bras.) Merci. C’était tellement cool !
Ensuite, il s’en va. Il s’éloigne en sautillant et retourne auprès de ses parents avant que nous ayons
le temps de le retenir, avant que nous puissions lui dire que, pour nous aussi, c’était le plus beau jour
de notre vie.
D’un geste naturel, il glisse les mains dans celles de Donald et de Patricia qui l’attendent, et nous
tourne le dos.
Mais il s’est à peine éloigné que j’entends déjà sa jolie voix rieuse résonner dans le parc :
— La Légende est vraiment le type le plus cool du monde ! C’est le plus beau jour de ma vie !
Nous restons là debout, sans un mot, enlacés. Je n’entends que mes faibles pleurs et reniflements.
Et, même si Grayson se tait, son épaule qui tremble contre ma joue m’indique qu’il est dans le même
état que moi.
Une fois que les Matsen ont disparu de notre champ de vision, Grayson laisse lentement glisser
son bras de ma taille et se tourne vers moi.
Il me caresse la joue, prend l’arrière de mon crâne dans sa paume et l’incline de façon que je
plonge le regard dans ses yeux brillants et humides.
— Nous allons bientôt nous marier. Et nous aurons des enfants. Des tas.
— OK.
Je ne proteste pas. Je pense que nous ressentons tellement la même émotion qu’il est inutile de
l’exprimer.
Nous venons de voir notre fils s’éloigner. Et il était totalement adorable.
Absolument parfait.
Épilogue

Grayson
Je remonte la main le long du flanc de mon épouse et je plonge la paume sur toute la surface de
son ventre tendu à l’extrême.
Ça me surprendra toujours qu’elle puisse prendre de telles formes, ou qu’elle parvienne à dormir
confortablement avec un bébé dans le ventre.
Incapable de m’arrêter, même si je sais qu’elle a encore besoin de dormir, je me penche et
j’effleure sa joue des lèvres avant de glisser plus bas, promenant ma bouche sur le côté de sa nuque et
l’asticotant à petits coups de langue.
Ses épaules frémissent, et elle écarte les lèvres pour laisser échapper un petit halètement. En
atteignant sa clavicule, je murmure :
— Je sais que tu es réveillée.
— Dors, grommelle-t-elle d’une voix enrouée.
— J’ai besoin de toi.
Pour le démontrer, je me blottis contre son dos et j’appuie mon sexe rigide dans le creux de ses
fesses. Elle me repousse du bassin, et un frisson parcourt son échine tandis qu’elle pousse un soupir.
Cinq ans, et je ne me lasse toujours pas de Kennedy Legend. Mon épouse.
Cette pensée suffit à me faire sourire alors qu’elle se tortille contre moi. Je chuchote pour la
réveiller :
— Je t’aime.
Même si je sais que ma femme peut se transformer en monstre sans sa tasse de café matinale.
— Laisse-moi te le prouver.
— Hmm… hmmmm…
Je n’ai pas besoin de sa permission. À moins que ce ne soit physiquement impossible, Kennedy ne
me dit jamais non. Autrement je n’insisterais pas, mais ma femme adore autant que moi faire l’amour,
surtout quand elle est enceinte de huit mois.
Je suis bien placé pour le savoir.
Lors des deux premières grossesses, elle s’est muée en vraie bête de sexe. Elle attend actuellement
notre troisième enfant depuis notre mariage, et sa libido ne montre toujours aucun signe de faiblesse.
Ce qui me convient parfaitement, car je persiste à vouloir rester en elle toute la journée. Si c’était
possible…
Je plonge la main sous son ventre, dans sa culotte, et j’insinue les doigts au bord de son sexe
humide. Je murmure contre sa gorge en l’invitant à s’agenouiller :
— Tu mouilles déjà vachement.
Le sexe pendant une grossesse constitue un tout autre genre de sport, mais nous sommes devenus
experts en la matière.
Avec lenteur, elle s’extirpe de son tee-shirt, et ma main libre vient recouvrir un de ses seins
gonflés.
Je n’ai jamais vu de femme aussi sexy.
Enceinte, elle est trop. Elle est tout. Je ne sais pas ce qui se passe avec Kennedy quand elle est
enceinte, mais, chez moi, cela fait surgir l’homme des cavernes. Un homme qui plante son enfant
dans le ventre d’une femme, cela représente l’ultime revendication, et je n’ai jamais pu m’empêcher
de ressentir une certaine possessivité à son égard.
— Ça va ?
Je glisse de nouveau la main sur son ventre et me positionne dans son dos.
— Ça ira mieux quand tu seras en moi.
Je laisse échapper un petit rire et je dépose des baisers le long de sa colonne vertébrale. Je suis
déjà à poil, ma tenue préférée pour dormir, ce qui a donné lieu à d’étranges réveils lorsque Mitchell
ou Emma se faufilent dans notre lit après un mauvais rêve. À respectivement quatre et trois ans, les
« deux terreurs », comme on les appelle affectueusement, sont assez pénibles.
Mais je m’en fiche. Ayant à peine franchi le cap des trente ans, nous avons encore plusieurs années
devant nous pour élargir notre famille, et je n’ai aucune intention de m’arrêter de sitôt.
Kennedy se moque en prétendant que je me constitue ma propre équipe de champions, et, même si
je m’en défends, j’adore savoir que mes deux enfants, malgré leur jeune âge, aiment apprendre
l’autodéfense au gymnase que j’ai repris quand Rodney est enfin parti à la retraite.
— Patience, murmuré-je en m’introduisant lentement en elle.
Elle laisse tomber la tête vers l’avant, et je me penche sur son dos, dégageant les cheveux de ses
épaules afin de la contempler.
— Tu es magnifique, lui dis-je sérieusement.
Tellement magnifique que, certains jours en rentrant du boulot, mon cœur s’arrête de battre en
l’apercevant. Son ventre gonflé, ses cheveux en bataille et les cernes de fatigue sous ses yeux ne
pourront jamais atténuer l’intensité de ce que je ressens pour elle.
Je la pénètre, sentant ses entrailles s’étirer, et elle grogne. Elle est si contractée. Si chaude.
Les parois de son vagin vibrent autour de ma bite et m’obligent à remuer.
— Grayson, gémit-elle en haletant quand j’exécute un mouvement de va-et-vient jusqu’à me
retrouver les couilles plaquées à ses fesses.
— C’est bon ?
Je l’émoustille et je me soumets à la même torture en effectuant un autre lent aller et retour.
— Je te déteste, blague-t-elle.
Je m’enfonce en elle, violemment. Elle cambre le dos en me lançant un regard par-dessus son
épaule. Je n’aperçois qu’un mélange d’amour et de désir dans ses yeux d’ambre. Je grogne avant de
me mettre à remuer :
— Tu m’aimes.
Je me penche pour poser la main sur sa chatte ; mon pouce trouve aussitôt son clitoris. Je dessine
des cercles lents, accroissant son désir, l’excitant tandis que je glisse mon autre main sur son sein et
que je joue avec son téton, le pinçant et tirant dessus jusqu’à ce qu’elle suffoque et se tortille sous
mon corps.
Exactement comme je l’aime.
Je bascule le bassin contre elle, en avant, en arrière, sans m’arrêter jusqu’à ce que je la voie
enfoncer les mains dans les draps.
— Plus loin, halète-t-elle en se repoussant contre moi. Plus vite.
Je m’exécute, car je me dois de satisfaire les requêtes de ma femme.
Notre chambre s’emplit des sons de nos gémissements discrets et du bruit des chairs qui
s’entrechoquent tandis que je continue mes va-et-vient en elle.
Dès que ses jambes se mettent à trembler et que son vagin se resserre sur mon sexe, indiquant
qu’elle approche de l’orgasme, j’appuie le pouce sur son clitoris, l’entraînant vers le paroxysme.
— Grayson ! hurle-t-elle.
Elle rejette la tête en arrière, atteinte de plein fouet par la jouissance.
J’accélère le mouvement de balancier de mes hanches, je me rue à l’assaut, des vagues de chaleur
parcourent mon échine, et mes couilles se relèvent et deviennent plus dures jusqu’à ce que je ne
puisse plus me retenir.
— Bordel de merde !
Avec un grognement, je me plaque une dernière fois contre elle, et la chaleur de sa chair contre la
mienne, ainsi que la fermeté de sa chatte enflée, m’arrache mon propre orgasme.
— Putain, tu es incroyable !
Je me glisse hors d’elle, la laissant rouler sur le côté, et je vais nous chercher un gant de toilette
pour nous essuyer.
Je m’assois ensuite à côté d’elle sur le lit et j’écarte les cheveux de ses yeux.
Je me penche pour l’embrasser, sans me préoccuper de son haleine matinale, même si cela énerve
Kennedy. Je marmonne, mes lèvres sur les siennes :
— Joyeuses Pâques.
— Joyeuses Pâques.
Elle esquisse un léger sourire indolent.
Je m’écarte et me rassois, résistant à mon envie de recommencer.
Car j’ai une surprise qui l’attend en bas.

Kennedy
— Prête ? demande Grayson en me tendant l’enveloppe arrivée une semaine plus tôt que
d’habitude.
En l’apercevant, j’avais écarquillé les yeux d’étonnement et, dans les vingt minutes qu’il nous a
fallu pour remplir les estomacs d’Emma et de Mitchell avec leurs petits déjeuners avant de les réunir
dans la cuisine pour qu’ils puissent aussi écouter, j’ai eu du mal à décoller les yeux du colis.
Comme chaque année, un élan de douleur me pince le cœur.
— Viens par ici, petite.
Grayson attrape Emma par la taille et la prend sur ses genoux.
Sa tignasse folle de boucles ressemble terriblement à celle de Thad. Toutefois, elle a mes yeux
brun clair qui pétillent d’une énergie débridée. Dès qu’il y a moyen de grimper, d’escalader ou de
sauter, Emma ne laisse pas passer l’occasion.
— Tu es triste, maman ?
Je secoue la tête à l’intention de Mitchell, mon fils perspicace, plus pondéré. Il me ressemble
comme un sosie, et certains jours je me demande si en grandissant il ressemblera à mon père. Je
repousse aussi vite ces pensées inopportunes parce que je sais pertinemment qu’elles sont sans
fondement.
Même s’il ressemble à un homme à qui je n’ai plus parlé depuis une décennie, il ne deviendra
jamais comme lui. Mitchell possède en lui trop de gentillesse et de bonté pour vouloir faire du mal à
qui que ce soit.
— Pas triste. Juste anxieuse de faire la connaissance de ta nouvelle petite sœur.
Ses lèvres roses esquissent une moue.
— Moi, je préférerais toujours un frère.
Grayson pousse un rire tonitruant et lance :
— Ce sera pour la prochaine fois, fiston.
Je feins de me renfrogner tandis que mon menton se met à trembler légèrement en avisant la
lettre.
Chaque année, je réagis de la même façon, et cela ne changera jamais.
La lettre de Thad, celle que nous continuons à recevoir des Matsen tous les ans. Depuis cette
rencontre au Millenium Park, nous n’avons plus eu de contact direct avec eux.
Toutefois, après en avoir discuté via l’agence d’adoption, ils nous ont autorisés à contacter Thad
une fois par an, pour son anniversaire.
Un jour, comme les Matsen l’ont promis, Thad apprendra que l’homme qu’il appelle toujours son
« héros », même si Grayson a abandonné les combats pour devenir entraîneur, et l’homme qui lui
envoie chaque année une carte d’anniversaire accompagnée de photos de sa famille…, est son vrai
père.
Et chaque année nous attendons. Nous continuerons à attendre pour voir s’il veut nous contacter,
s’il souhaite apprendre à nous connaître et, d’ici là, nous célébrons les autres bénédictions que nous
avons reçues, savourant chaque instant de la nouvelle famille que nous avons fondée, sans jamais
oublier que notre premier enfant est tout autant aimé, tout aussi chéri que ceux à qui nous avons
donné naissance par la suite.
Je me remémore tout cela, qu’un jour nous espérons nouer une vraie relation avec Thad, et je
repousse les larmes qui me brûlent les yeux.
Je hoche la tête pour me donner du courage, je plonge le regard dans les yeux bienveillants de
Grayson et me mords l’intérieur de la lèvre.
— OK. (J’esquisse un grand sourire.) Je suis prête.
Je n’ai pas de raison d’être triste. Pas aujourd’hui. J’ai un avenir, et ma propre famille que je
n’échangerais pour rien au monde.
Enfin. J’ai tout ce que j’ai toujours souhaité, et c’est mieux que ce que j’aurais pu imaginer.
REMERCIEMENTS

Merci énormément à tous mes extraordinaires premiers lecteurs, qui me laissent les harceler sans
relâche lors du processus d’écriture et de réécriture. Shannoff Reads, Heather Carver,
Samien Newcomb, Amanda Maxlyn et TK Rapp : je vous aime tous énormément, non seulement pour
l’aide que vous m’apportez, mais aussi parce que vous êtes devenus de précieux amis.
Pour mes copines qui déchirent, vous m’avez écoutée tempêter, me lamenter, pleurer et rire tout au
long de ce nouveau livre. Cette communauté d’écriture serait nettement moins drôle sans vous à mes
côtés. Vous êtes vraiment les meilleures.
Pour les dames de F*ck That Noise. Je vous adore toutes. Merci pour votre soutien, vos
encouragements et votre aide. Merci surtout pour m’avoir laissée intégrer votre bande de cinglées !
Amy Jackson, merci pour tes formidables talents d’éditrice. Merci pour tes commentaires et tes
corrections qui me font rire.
Emily A. Lawrence, merci énormément pour la relecture des épreuves ! Ton aide et ton apport sont
inestimables.
Pour tous les blogueurs, en particulier Love Between the Sheets et Give Me Books, qui ont contribué
à diffuser la couverture et à organiser le tour des blogs. Je serais perdue sans votre aide, vos
comptes-rendus et votre enthousiasme pour mes livres !
Et pour Shannon. Je t’aime. Tu es la meilleure assistante de direction dont une fille puisse rêver, et tu
continues à repousser les limites du possible. Merci d’apprécier mes livres et de supporter mon grain
de folie.
Enfin, merci à ma famille. Je ne pourrais pas faire ce que j’aime sans votre soutien. Vous êtes tout
pour moi.

Stacey Lynn vit aux États-Unis dans la région du Mid-Ouest. Elle coule des jours heureux en
compagnie de son mari et de ses quatre enfants. Stacey passe ses soirées enveloppée dans une
couverture et plongée dans un bon livre, ou armée de son ordinateur portable pour laisser libre cours
à toutes les histoires qui lui trottent dans la tête.

Du même auteur, chez Milady :



Pas de mensonges entre nous
Rien qu’une chanson
Rien qu’une semaine
Rien qu’un soupir

www.milady.fr

Milady est un label des éditions Bragelonne




Titre original : Just One Regret
Copyright © 2016 by Stacey Lynn
Tous droits réservés.

© Bragelonne 2016, pour la présente traduction

Photographies de couverture : © Shutterstock

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute
copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner
des poursuites civiles et pénales.

ISBN : 978-2-8205-2609-0

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Site Internet : www.milady.fr

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