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Frank avait l’habitude de dire que tout était une question de point de vue.

En le regardant se
balancer tranquillement, la tête penchée sur l’épaule, animé d’un léger mouvement de
rotation, j’ai du mal à m’empêcher de penser qu’en matière de point de vue, il a trouvé un
créneau assez intéressant. Cependant ce genre de réflexion se marie mal avec la situation
présente. Je doute par exemple que l’épouse de Frank – la petite brune en pleine crise
d’hystérie, juste là – apprécie ce trait d’ironie, en tout cas maintenant. Moi-même, cynisme
réflexe mis à part, j’ai du mal à trouver la situation vraiment humoristique. Je suppose qu’une
part de nous refuse d’approuver totalement cet acte d’automutilation extrême qu’est le
suicide. Et surtout, malgré toutes ses qualités, j’adorais Frank. Il n’avait pas encore trente trois
ans. C’est pourtant un âge idéal lorsqu’il s’agit de mourir comme un con.
Le choc initial passé, force est de constaté qu’au moins il a fait les choses bien. Pas de bain
de sang, pas de cervelle éparpillée sur les murs, pas d’odeur de gaz. Malgré le défaut inhérent
à ce genre d’acte, Frank a trouvé une solution assez élégante. Elle dénote en outre d’un certain
sens de la mise en scène. Nous essayons de détacher Frank de son lustre, moi le portant sur
mes épaules tout en maintenant vaguement du pied le tabouret branlant dont il s’est servi – il a
dû le juger plus pratique – et sur lequel Jean se tient en équilibre alors qu’il essaye de trancher
le câble qui relie Frank au plafond. Il n’arrête pas de pleurer et il doit s’essuyer les yeux toutes
les deux secondes, ce qui n’aide pas beaucoup. Lorsqu’il parvient enfin à couper ce truc, nous
tombons par terre, les uns sur les autres, dans une position ridicule que n’aurait renié ni Buster
Keaton ni Charlie Chaplin. Je suis sûr que j’apprécierais mieux l’aspect burlesque de la
situation si le film pouvait être muet. Les hurlements de Miriam me vrille littéralement le
cerveau.
Puis, inexorablement, nous glissons vers le vaudeville. Nous nageons dans du coton depuis
un moment déjà lorsque les policiers font leur apparition dans cette farce. Quelqu’un a dû les
appeler puisqu’ils sont là, mais je ne suis plus certain des détails techniques. Miriam a cessé
de hurler et reste maintenant prostrée dans un coin. Jean, après avoir décroché Frank, semble
avoir décroché tout court. Ça doit donc être moi. Du coup, je me retrouve debout devant cette
parodie de flic, le T-shirt pas net pendouillant sur son flingue aux allures de complexe à
barillet, le jean moule-burnes et la moustache achevant le ridicule. Sa partenaire, une brune
avec un cou de girafe – son supérieur ou la psychologue du duo, puisque c’est elle qui fait la
conversation – me regarde avec cette pointe de désarroi que nous affichons lorsque nous
donnerions tout pour être ailleurs. Elle annone les différentes étapes qui vont se dérouler
ensuite. Je comprends vaguement que Frank va partir à la morgue, qu’il va falloir faire une
déposition, que c’est la procédure. J’acquiesce mécaniquement. J’acquiescerai à n’importe
quoi pourvu qu’elle la ferme. Je cherche du regard les deux agents en bleu qui furent les
premiers à débarquer, il y a… Je ne sais plus, une éternité sans doute. J’ignore si c’est une
question d’expérience, de formation ou simplement d’humanité, mais je les trouve nettement
plus sympathique que le Callahan du pauvre et madame Columbo. Leurs têtes me font
irrésistiblement penser à Kad et Olivier, ce qui confère à cette scène une touche
supplémentaire d’irréalité à laquelle je m’accroche comme à une bouée. Je me surprends
même à leur sourire. D’une oreille, j’entends le légiste faire son diagnostic de mort
prématurée. Puis ils emportent Frank dans un de ces sacs que je croyais réservé au cinéma. Il
me faut un certain temps pour réaliser qu’on me parle et détacher mes yeux de la porte par
laquelle il est sorti. J’échange encore quelques banalités avec les policiers, plus par réflexe
qu’autre chose. On se salue encore un peu. Puis toute cette agitation retombe et nous nous
retrouvons seuls, Miriam, Jean et moi.
Frank est parti.

Il est près de sept heure du soir quand Jean reprend suffisamment ses esprits pour réaliser
qu’il a lui-même une femme et deux enfants. Une envie irrépressible de les voir, de les
toucher, de sentir leurs cœurs battre contre sa poitrine s’empare de lui. La vie – la sienne –
reprend ses droits. Je le sens hésitant à laisser Miriam, aussi fais-je le pas qui lui coûte.
« Tu devrais rentrer chez toi mon grand. Liliane doit t’attendre. Je vais rester ici.
« Tu es sûr ? demandes-t-il pour la forme. « Miriam ?
L’interpellée dévoile deux yeux lacérés de rouge et, lentement, acquiesce.
« Et Joëlle ?
Le temps se fige dans de la glace. L’image de la Miriam en miniature, joueuse et tapageuse,
haute comme trois pommes, souriant comme seuls les gosses savent le faire, se superpose à ce
masque de chagrin qu’est devenu le visage de sa mère. En un battement, j’ai le cœur dans la
gorge.
« Elle est chez sa tante en vacance, articule vaguement Miriam, et je jure que je sens
physiquement un poids s’évanouir de ma poitrine. Je n’aurais pas pu supporter ça maintenant.
Je ne sais pas si je pourrais le supporter tout court.
Il s’écoule encore un certain temps avant que Jean ne brise à nouveau le silence.
« Bon. Je vais rentrer, alors. » Puis à Miriam « Si tu as besoin de quoi que ce soit…
Elle lui prend la main, lui souri.
« Merci, dit-elle.
Et Jean s’en va.
Ne reste que Miriam et moi, et cette étrange présence qui semble vouloir s’accrocher à
chaque meuble, à chaque bibelot de l’appartement, comme coincée au Purgatoire. Ou en
Enfer. Machinalement, je secoue cette immonde boule à neige que Frank aimait tant. Des
milliers de paillettes auréolent un bouddha obèse et rieur, tellement déplacé. Je n’ai jamais
compris ce qu’il trouvait à ces breloques.
Miriam s’agite dans la cuisine comme un spectre atteint de troubles obsessionnels. La plus
grande part de son énergie est partie en cris et larmes il y a plusieurs heures maintenant. Elle
tient debout par habitude. Je me souviens de la petite boule d’électricité de dix-neuf ans qui
avait enfoncé la porte de nos vies il y a des années, avec ses yeux noisette et son sourire de
gamine allumé en permanence parmi ses tâches de rousseurs. J’ai du mal à réaliser que la
femme brisée dans la cuisine est la même. Je devrais te casser la gueule pour lui avoir fais ça,
Frank. T’as de la chance d’être mort.
« Tu as faim, demande Miriam du fond de sa détresse. « Tu veux que je prépare un truc ?
« Non merci, fais-je, réalisant que je suis planté devant le bar. Comme par hasard.
« Tu es sûr ? Je peux faire une omelette si tu veux, il reste plein d’œufs.
Je souris en pensant à l’étendu de ses talents culinaires. Ce qu’elle propose là est déjà un
défi. Mais, les yeux rivés sur la bouteille de vodka, ce n’est pas la faim qui me tenaille. Sans
vraiment m’en rendre compte je me retrouve avec un verre à la main. La seconde suivante je
balance seize mois de sobriété aux ordures. Le feu qui descend le long de mon œsophage ne
me soulage pas vraiment, je le sais. Au bout de trois cures, j’en sais un rayon sur la
dépendance. Mais j’ai trop envie de me saouler à mort pour en avoir quoi que ce soit à foutre.
Le verre à nouveau plein, je retourne vers la cuisine. Miriam a cassé des œufs. Plusieurs
dans un plat, au moins un par terre. Son corps est agité de soubresauts d’autant plus terribles
qu’ils sont silencieux. Je la prends dans mes bras, doucement. Elle s’accroche à moi si fort
que ses sanglots deviennent les miens. Chacune de ses convulsions m’ébranle. Je dois la tenir
pour qu’elle ne tombe pas. Je l’entraîne doucement vers le canapé. « Ca va aller, » dis-je sans
en croire un seul mot. Elle n’a plus de larmes, ses spasmes sont secs. J’ai l’impression de
soutenir une tour s’effondrant pierre par pierre. Je me sens inutile, incapable. Son monde
s’écroule et je ne peux que lui caresser les cheveux en lui mentant effrontément. Il faut bien
une heure de ce supplice avant qu’elle ne sombre, de guerre lasse, dans un sommeil sans rêve.
Je n’ai pas cette chance.
Assis dans le silence, je sens les effets de l’anesthésie se dissiper. Lentement, la journée
remonte à la surface, image par image. À chaque fois, lentement, une pointe s’enfonce un peu
plus dans mon abdomen. Je serre les dents. Mes yeux commencent à brûler. Mon cœur se
recroqueville dans ma poitrine, comme pour disparaître. Je connais bien ces symptômes. Je
sais comment les combattre.
Sur la table, la vodka me regarde.
Je laisse tomber le verre pour pleurer au goulot.
Le matin, Miriam et moi convenons de nous retrouver plus tard pour régler les différents
détails en suspens – la déposition, les pompes funèbres, ce genre de choses. Puis je l’emmène
chez son père, qui habite un peu en dehors de la ville, pour qu’elle ne soit pas seule. Je la
dépose devant la maison – le Major et moi n’avons jamais été en très bons termes – mais je
les observe de loin. Ils parlent un peu. Il la prend dans ses bras, la serre bien fort. Elle est en
de bonnes mains. J’aurais aimé avoir un père comme lui.
Il est sept heures du matin lorsque j’arrive chez moi. Jo est debout, en train de passer ses
nerfs sur sa batterie. Crâne rasé, barbiche tressée, T-shirt arborant un slogan révolutionnaire,
Joseph Iglesia est un des derniers punks véritables encore en exercice. Il s’est installé dans
mon garage il y a dix ans de cela, après avoir claqué la porte du foyer familial et son poing
dans la gueule de son père. Le bordel qui règne ici reflète parfaitement son univers : un frigo à
moitié vide ; une sono d’une puissance indécente ; une batterie aux allures de catastrophe
naturelle ; et surtout la collection de livres la plus étrange du monde. Allant de Bakounine à
Isaac Asimov en passant par Tintin, Zola, le Tao ou encore le Coran, l’ensemble est empilé
suivant un classement que personne ne comprend. Frank et lui s’étaient trouvé tout de suite, le
tranquille philosophe complétant à merveille l’activiste tonitruant. Ils n’étaient jamais
d’accord sur rien, mais ça ne les avaient jamais dérangés.
« T’as picolé, me balance-t-il en guise de bonjour.
« Et alors ? T’es bien chargé, toi. » Difficile de nier : Ses yeux ont l’air d’éclairer le garage.
« Ouais, bon. Un partout. Comment va Miriam ?
« Mal, mais au moins elle a dormi un peu. Je l’ai laissé chez son père. » Il grimace. Lui non
plus n’est pas dans les papiers du Major. « C’est Jean qui t’a averti ?
« Fallait bien, toi tu l’as pas fait. » Son ton explique très bien ce qu’il pense de ça.
« Fais pas chier, Jo…
« Fais pas chier ! T’es gonflé, salopard ! Frank est mon meilleur ami ! T’aurais du appeler !
J’aurais du être là ! »
Le sens caché est limpide. Jo, sous ses dehors de clodo décalé, est un roc qui s’est fait à la
dure. Il a toujours été là pour protéger Frank, y compris contre lui-même quand il le fallait.
Sauf cette fois. Je ne peux qu’imaginer à quel point il doit s’en vouloir.
Mais ce matin, je n’ai pas la fibre humanitaire.
« Écoute, mon gros, j’ai deux grammes dans chaque œil, j’ai pas dormi et j’ai vraiment eu
une journée de merde, alors tu m’excuseras, je vais prendre une douche. Si tu veux passer tes
nerfs, fracasse ta batterie !
Je claque la porte. Dans le garage, le tonnerre redouble de violence.

Dix minutes plus tard, figé devant un café, j’essaie de rassembler le peu d’esprit qu’il me
reste. Ça m’aiderait si je pouvais arrêter ces images du passé qui s’enchaînent comme un film
de vacance. Elles me ramènent des années en arrières, avec la bande d’ados rebelles et crétins
que nous étions alors.
Frank, Jo, François, Jean et moi, nous formions une fine équipe de paumés, chroniquement
inadaptés au monde en général. Nous avions même formé un groupe de punk-rock. Très
original.
Jo était le mauvais garçon, le bagarreur aux allures de délinquant juvénile, le rebelle à
boucle dans le nez qui avait fui sa propre maison et cogné sur son père. Nous l’admirions tous
beaucoup.
Jean était alors plus ou moins ce qu’il est aujourd’hui, le gros salaire en moins : un petit
bonhomme à lunette traversant la vie sur la pointe des pieds pour ne déranger personne. Il a
toujours été plus à l’aise dans les univers virtuels de l’informatique et des jeux de rôles que
dans la vraie vie. Il nous avait ouvert la porte de ces mondes, et nous l’avions accueillis
comme un frère.
François et moi étions amis depuis le collège, où nous avions déjà commencé à
expérimenter diverses substances illicites ou mauvaises pour la santé. Naturellement, nous
avions initié les autres membres de notre clique à nos excès. C’est à cette époque que je me
suis mis à picoler en professionnel, je ne sais plus vraiment pourquoi. Pour faire comme Papa,
je suppose. François n’est jamais tombé aussi bas que moi. Il n’en a pas eu le temps. Il n’a
jamais fêté son vingtième anniversaire.
Et puis il y avait Frank, meneur involontaire de cette bande de sniffeurs de colle. Son
charisme discret, la richesse de son vocabulaire et son talent naturel pour la dépression
nerveuse en faisait le poète de la bande. Il nous donnait l’impression d’être un peu plus que
des humains, d’être des artistes, et nous adorions tous ça.
C’était la bande, la meute, et mis à part les groupies de François – le guitariste, évidemment
– et les quelques pétasses que Jo et moi levions en qualité de “mecs les moins fréquentables
du bahut,” il n’y avait pas de filles dans ce club. Pas comme membre permanent en tout cas.
Pas avant Miriam. On se la jouait, on beuglait en tapant fort sur des instruments, on prétendait
vivre à fond le présent, que le futur c’était pour les cons. Le lycée, en somme. Je sais pas ce
qui a merdé.

« Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? »


La question tranche net le fil de mes pensées. Je réalise soudain que le silence est tombé sur
la maison. Comme si nous étions seuls au monde. Jo se tient face à moi. C’est lui qui a parlé.
À moins que ce ne soit moi. De toute façon, on se pose tous cette question, alors quelle
importance ?
« Je ne sais pas, Jo. Il allait mal, je supposes. »
– Non, je veux dire : pourquoi il est pas venu nous voir, s’il allait mal à ce point ? Pourquoi
il n’en a parlé à personne ? À Miriam ? À moi ?
Pourquoi il n’est pas venu me demander de l’aide, à moi ? »
Pauvre Jo.
« Tu n’y es pour rien, dis-je sachant que ça ne servira pas à grand chose. « Il a toujours été
comme ça, au fond. Il n’a jamais su appeler à l’aide. Il ne voulait pas nous emmerder avec ses
problèmes.
– Putain ! Pour ça vous faisiez la paire, tous les deux, bandes d’abrutis ! A toujours tout
garder pour vous comme si votre douleur était une sorte de trésor, comme si vos problèmes
étaient trop gros pour nous, simples mortels ! » En larmes, Jo balance ses vérités comme des
coups de poings. Je serre les dents et attends que ça passe. « Vous et votre putain d’orgueil à
la con ! Trop fiers pour appeler au secours. Tu vois où ça vous mène, hein ? L’exemple de ton
père avait pas suffit ! »
Espèce de salaud.
« Merde, à la fin ! Il est beau, le résultat, continus-t-il, impitoyable. Regardez-vous ! Toi
t’es un poivrot et lui il est mort ! Ça vous a aidé, de garder votre merde pour vous ? Ça valait
vraiment le coup ? Quand est-ce que vous vous déciderez à vous laisser aimer ? »
Il s’arrête enfin, essoufflé. Il était temps, j’allais attaquer la gencive. J’avale une grande
gorgée de bile et j’essaie de retrouver mon calme.
« T’as fini, fais-je d’un ton chauffé à blanc.
– Ouais. Pour l’instant.
– Et ça va mieux ?
Il me regarde ; l’air fatigué et misérable.
« Pas vraiment.
– Il reste du café, si tu veux.
– Je veux bien, ouais.
Je me lève et rempli sa tasse. Je verse le fond de café dans la mienne et l’allonge avec la
première gnôle à portée.
« C’est quoi, la suite du programme ? demande-t-il.
– Je passe prendre Miriam tout à l’heure, pour aller au commissariat. Il y a plein de
dispositions à prendre. Je préfère être avec elle.
– Et vous avez prévu quoi, comme cérémonie.
– On n’en pas vraiment parlé. » Il va falloir s’en occuper, prévenir plein de gens, avoir l’air
convenable, supporter la commisération d’usage. La sarabande des condoléances va devoir
commencer. « Il voulait être incinérer, je crois. Je pense qu’on va zappé la grande cérémonie.
De toute façon, Frank n’avait pas vraiment beaucoup d’amis à part nous, et Miriam n’a
presque plus de famille. 
– Une veillée.
– Quoi ?
– Une veillée, comme en Irlande. Les amis, la famille, tout les proches se retrouvent autour
du défunt pour faire la fête avec lui une dernière fois, en souvenir du bon vieux temps.
– Ce n’est pas un peu glauque ?
– Bah ! On rit, on pleure, on picole. C’est irlandais, quoi. »
Je retourne l’idée dans ma tête. Pourquoi pas, après tout ? Il aimait l’Irlande.
« J’en toucherais un mot à Miriam.
– Tu devrais dormir un peu, tu sais.
Bien vu. « J’y vais.
– Et tu sais, mec, ce que j’ai dit…
– Ouais ! Je sais. C’est pas grave. » Je suppose que je l’avais mérité, de toute façon.
Je lui souris et monte me coucher.
J’arrive à m’endormir avant de me remettre à penser. Si je rêve, je ne m’en souviens pas.
Dieu merci.
Morceau à part 1
De toutes les personnes présentes à la cérémonie, Gaëlle est celle que je m’attendais le
moins à voir. Elle était sorti de nos vies – enfin, surtout de la mienne – il y a plus de quatre
ans, au bras d’un crétin fini. Et la revoilà, inchangée. Sa crinière rousse auréole toujours de
ses arabesques ses yeux verts de succube. Son sourire oscille toujours entre l’enfantin et le
lubrique. Elle a toujours été trop sensuelle pour avoir l’air totalement réelle. Et elle l’a
toujours su.
Je n’arrive pas à savoir si je suis heureux de la voir ou pas. C’est symptomatique de notre
relation, d’ailleurs. Gaëlle aime faire l’amour comme un homme : pour l’acte, presque pour le
sport. Le partenaire, dans ce contexte, n’a qu’une importance relative. Elle a eu de nombreux
amants. Je fut l’un d’eux, à plusieurs reprises. Je supposes que cela fait de moi sa seule
relation à long terme.

Morceau à part 2
Je m’apprête à attaquer ma troisième bouteille de l’après-midi quand elle se plante devant
moi.
« Tu as dormi, ces trois derniers jours ?
– Ouais ! fais-je.
– Suffisamment ?
– Ça te regarde ? »
Sans prévenir, elle s’empare de la bouteille et s’engouffre dans la cuisine. J’hallucine ! Elle
la vide dans l’évier ! Je me précipite à sa suite.
« Tu crois faire quoi, là ?
– Je te sauve la vie. »
Comme si je t’avais demandé quoi que ce soit !
J’ai envie de la gifler. Je l’attrape sans ménagement et la fait pivoter face à moi, furieux. La
bouteille tombe par terre, sans se briser. Lascive, Gaëlle se plaque soudain contre moi, bassin
contre bassin. Sa cuisse glisse contre la mienne, explore mon entre-jambes.
« Je connais une meilleure drogue, susurre-t-elle. Ses lèvres font taire mes objections. Elle
défait ma ceinture, fais sauter un bouton. Ses seins sont durs et chauds, son haleine sucrée. Sa
main plonge dans mon pantalon, inquisitrice, déterminée. Ses doigts se referment sur mes
couilles.
Je rugis en la soulevant du sol pour l’embrasser à pleine bouche. Le premier meuble à
portée me sert d’appui. Je la pénètre comme on poignarde.
Nous ne faisons pas l’amour. Je ne lui donne pas de tendresse et elle n’en demande pas. Je
la baise avec rage, sans affection. Son sexe m’enserre, me presse, m’exige. Ses griffes
déchirent ma souffrance. Mes râles défient le vide. Nos corps se heurtent plus qu’ils ne se
touchent. Nos chaires soudées annihilent la pensée. Oubliant la conscience, nous redevenons
fauves. Nous nous grisons de sauvagerie. Nous jouissons comme on hurle. Je ne sais plus
combien de fois je l’ai prise lorsque je m’échoue, repu, à ses côtés.
« Tu es une brute, halète-t-elle.
– Et toi un démon.
– Il le faut bien. Ce sont les seuls que tu laisses t’approcher.

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