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Roman méd-fan

La nuit tombait doucement sur le château, nimbant sa silhouette massive de la lueur


inquiétante du crépuscule, lorsque la femme y pénétra. Elle laissa son cheval à un palefrenier
avant de se diriger d’un pas rapide vers le donjon principal. Aucun garde n’essaya de la
stopper. Aucun, d’ailleurs, n’en aurait été capable.
Une fois dans la tour, elle s’orienta immédiatement vers les appartements du châtelain,
dans lesquels elle fit irruption sans prendre le temps de se faire annoncer. Le seigneur des
lieux se leva, offusqué.
–  Qui ose !
– Silence, humain, dit la femme en ôtant sa capuche, découvrant un visage auréolé
d’une cascade d’opulents cheveux roux, et dont seuls les yeux jaunes et deux petites cornes
lui ornant le front indiquaient l’ascendance démoniaque. « Il m’attend. 
– Dans ce cas, ma dame, allez-y. » Le châtelain, un homme d’une cinquantaine
d’année, n’avait pas atteint cet âge en provoquant inutilement certaines personnes. Il tira une
tapisserie de la salle, dévoilant une porte en acier noir, sans serrure ni poignée.
La femme s’avança et murmura quelques mots devant la porte, assez bas pour que
l’autre ne puisse pas les comprendre. Le métal coulissa sans un bruit, révélant un escalier
s’enfonçant en colimaçon au cœur des ténèbres.

– C’est fait, Seigneur. » 


La semi-démone avait pénétré dans une petite pièce, éclairée par quelques rares
lampes à huile et meublée de façon spartiate. L’homme à qui elle s’adressait se tenait, à
genoux, au centre d’un pentacle tracé à même le sol avec de la cendre. Son visage, marqué par
la fatigue, avait du être beau jadis. Il était aujourd’hui parsemé de profondes rides, qui
paraissaient dues à l’épuisement et à l’usure de la peur plus qu’à la vieillesse. Son corps
maigre, semblable à celui d’un ascète, portait les traces de nombreuses privations. Il leva sur
l’arrivante un visage squelettique, fixant sur elle deux orbites vides ouvertes sur d’infinies
ténèbres. Il tremblait légèrement, peut-être de froid, ou de soulagement.
– Il est mort ? Tu en es sûre, Geïrhgane ?
– Oui, mon maître. J’étais présente quand Aghon l’a finalement terrassé. Le pauvre y
a perdu sa main droite, mais l’homme a bien péri.
– Tu t’en es assurée personnellement, comme je te l’avais demandé ?
– Oui. Et j’ai apporté la preuve que vous aviez exigée. »
Elle lui tendit une boîte en métal gravée de runes sinistres. L’homme s’en saisit, un
rictus de satisfaction déformant ses lèvres exsangues.
– Enfin, après tous ces siècles, je suis libéré de toi… » Il ouvrit la boîte, et poussa une
exclamation mêlant la rage et la terreur. « Non ! C’est impossible ! »
La boîte tomba lourdement, laissant échapper son contenu.

Sur la pierre froide du sol, le cœur humain battait encore, lentement.

* * *

La longue file d’ombres avançait lentement vers une destination qu’il ne pouvait voir,
mais qui le glaçait d’effroi. Il ne savait pas où il était et comment il y était arrivé, mais
quelque chose en lui clamait qu’il n’était pas à sa place ; pas encore. Autour de lui s’étendait
un désert gris et froid, plus vide que les plus arides étendues qu’il ait jamais connues. Il
s’approcha de la file pour mieux voir les êtres qui la composaient  : des formes qui, jadis,
avaient dû être humaines, mais qui aujourd’hui ne reflétaient plus que la résignation et

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l’épuisement. Vidées de volonté, elles marchaient vers l’oubli, seul soulagement qui leur
restait encore.
Pourquoi était-il là ? Il l’ignorait, de même qu’il ignorait pourquoi il ne marchait pas
avec ces drones, ces coquilles vides qui avaient été des hommes. Son esprit était vide. Il
sentait quelque chose, juste là, à la limite de sa conscience, mais il n’arrivait pas à le saisir.
Tout ce qu’il voyait, c’était un visage, et il était sur que ce n’était pas le sien.
Soudain, il entendit une voix féminine, aux accents rassurant, presque maternels. Elle
semblait occuper tout l’espace autour de lui, comme si celle à qui elle appartenait se tenait
partout à la fois. Au tréfonds de lui, il savait qu’il devait écouter et suivre cette voix, qu’elle
était là pour l’aider.
« Le temps n’est pas venu, dit-elle. Reviens.  »

* * *

Comme tous les mois, Elrich attendait la charrette du cadavrier. Il n’aimait pas avoir à
faire à ces charognards qui récoltaient les décédés récents, mais ses recherches nécessitaient
des corps humains, et c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour s’en procurer. Ses études
sur l’anatomie, il en était persuadé, apporteraient de tels progrès dans l’art de la médecine
qu’elles justifiaient tous les sacrifices. Bien sûr, aucun de ses contemporains ne pouvait le
comprendre. Ils prenaient ses travaux pour de la nécromancie. Et la magie, comme tout ce
qu’ils ne comprenaient pas, leur faisait peur. Les imbéciles.
Le cadavrier arriva finalement. C’était un homme petit, au regard sournois. L’odeur de
la mort le suivait partout, comme une carte de visite. Il révulsait Elrich, mais ce dernier
n’avait pas le choix. L’homme descendit du chariot et lui tendit une main crasseuse en se
fendant d’un large sourire. Il était tout à fait conscient du dégoût qu’il inspirait, mais il
semblait en tirer une grande satisfaction, comme si cela lui donnait un pouvoir. Elrich serra
cette main, en essayant de cacher sa répulsion du mieux qu’il put.
– J’ai quelque chose pour vous, docteur, finit par dire le cadavrier. Un vagabond qui
s’est fait trucider sur le bord de la route. Je doute que qui que ce soit vienne me le réclamer,
alors autant qu’il serve à quelqu’un. Pas vrai ?
– Montres-le moi. »
Le petit homme souleva le drap qui recouvrait l’arrière de sa charrette. Aussitôt, l’air
fut envahi de la puanteur douceâtre des cadavres. La récolte avait visiblement été bonne, et
une dizaine de pauvres bougres gisaient là, empilés les uns sur les autres, privés de toute
dignité. Certains d’entre eux avaient des familles, qui paieraient leur enterrement. Les autres
finiraient sans doute à la fosse commune, à moins que le cadavrier ne les revendent à un
nécromancien qui les changerait en zombies, condamnés pour l’éternité à servir dans un
simulacre de vie leur nouveau maître. Le sort que lui leur réservait était tout compte fait plus
enviable.
Nullement incommodé par l’odeur, le charognard farfouilla parmi les corps. Il finit par
en attraper un, visiblement trop lourd pour lui. « Venez m’aider, dit-il. Le gazier est sacrement
lourd. » Ravalant sa nausée, Elrich s’approcha et aida l’homme à tirer le corps. Il était
effectivement fort lourd. C’était le cadavre d’un homme, mort visiblement de façon violente,
couvert de plaies et de lacérations diverses. Il était solidement bâtit, ce dont Elrich pouvait
facilement se rendre compte, puisque le mort avait été dépouillé de ses vêtements. Le
cadavrier les vendrait sans doute à un chiffonnier, si ce n’était pas déjà fait. Une chose
retenait l’attention d’Elrich : la plaie béante que le corps portait sur le torse. On lui avait
arraché le cœur.
– Il est très abîmé, finit-il par dire.

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– Ouais ! Mais il est diablement costaud, et une musculature aussi bien dessinée, ça
court pas les rues. C’est pour ça que j’me suis dit qu’il vous intéresserait.
– Hum ! Je t’en offre cinq écus.
– Quoi ? Seulement ! Mais il vaut au moins une couronne. Il est tout frais de la
journée. J’ai vérifié.
– C’est à prendre ou à laisser, croque-mort. Tu l’as dit toi-même, personne d’autre ne
te le réclamera.
– J’pourrais le fourguer à un nécromancien. Il m’en donnerait un bon prix, lui.
– Ne dis pas de bêtise, voyons : il n’a plus de cœur. Aucun nécromancien ne pourra le
relever. Et donc, il ne leur servirait à rien. Prend les cinq écus ou vas-t’en.
– Holà ! C’est d’accord. Pas la peine de s’énerver. Mais vous faîtes une sacrée
affaire, ça oui ! » Il saisit la bourse que le médecin lui tendait et se pressa de refermer la bâche
de sa charrette. Très vite, il fut parti, laissant Elrich et le corps seul devant le perron de sa
morgue. « Oui, pensa-t-il. Tu as peut-être raison, croque-mort. »

* * *

L’homme en armure noire contemplait son moignon d’un air triste. Il avait tué sa
cible, mais à quel prix ? Certes, ce léger handicap n’aurait pas de trop grandes conséquences
sur ses talents de combattant – Aghon était assez aguerri pour pouvoir utiliser n’importe
laquelle de ses mains avec autant d’efficacité – mais cela ne retirait rien à son sentiment d’être
handicapé. Il devait trouver une solution, et vite.
Il repensa à ce forgeron qu’il avait connu à la capitale. Ce dernier, prénommé Tobias,
était aussi un peu sorcier et il fabriquait des automates qu’on aurait pu croire vivant, tant leur
réalisation était minutieuse. Peut-être que lui pourrait faire quelque chose pour sa main. Mais
cela allait coûter cher, et Aghon ne roulait pas sur l’or actuellement.
Plein d’amertume, il repensa à l’époque bénie où il servait le Seigneur en tant que
paladin. Il était alors le plus valeureux soldat de la foi que l’Eglise n’aie jamais connu. Il avait
combattu les infidèles et les hérétiques dans tout le royaume, et même au-delà. Et qu’y avait-il
gagné ? Rien, pas même de la reconnaissance. Lorsque sa femme était morte, les prélats ne lui
avaient pas laissée le droit à un enterrement chrétien. Elle s’était suicidée, avaient-ils dit, et
son âme ne pourrait donc pas trouver le repos. Les portes du Ciel lui seraient à jamais
fermées. Voilà la récompense qu’il avait reçue pour avoir débarrassé le clergé de ses ennemis,
pour avoir tuer au nom du Seigneur. Il avait tant de sang innocent sur les mains que toute
l’eau de l’océan ne pourrait les laver, mais il l’avait fait au nom du Christ et de son église. Il
réalisait aujourd’hui que les prêtres étaient des politiciens corrompus plus intéressés par l’or et
le pouvoir que par Dieu, et que son âme était damnée parce qu’il avait cautionné ces actes.
Quelle ironie ! Aujourd’hui, c’était un mercenaire sans idéal, vendant son épée au plus
offrant, et c’est l’archevêque qui avait loué ses services. Les choses ne changeaient pas : il
restait un tueur au service de l’Eglise.
Mais aujourd’hui, il pouvait espérer une récompense pour les crimes qu’il commettait,
une récompense sonnante et trébuchante, qui lui permettrait peut-être de payer le travail de
Tobias. D’un geste vif, il fit prendre à sa monture la direction de l'archevêché. 

* * *

Traîner le corps jusque dans la maison ne fût pas une mince affaire, mais Elrich était
considéré comme un homme fort dans son jeune temps, et à quarante cinq ans, il avait encore
de beaux restes. Il plaça son nouveau sujet sur sa table de dissection et le couvrit d’une toile
de jute avant d’aller préparer son repas. Il mangea frugalement, comme il le faisait toujours

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avant une dissection. Non pas que le fait de découper un corps humain le dégoûtait, mais il
savait d’expérience que certaines odeurs pouvaient retourner les estomacs les plus solides.
Finalement, muni de scalpels, d’une scie et d’une planchette d’argile destinée à accueillir ses
notes, il se mit au travail.
Le corps n’avait pas encore commencer sa décomposition, ce qui était une chance : le
cadavrier n’était en général pas très pressé, et les mouches avaient souvent le temps
d’effectuer leur besogne de charognard. L’homme avait été tué, c’était évident. Outre la plaie
béante de sa poitrine, il était couvert de multiples traces de coups et de lacérations, dues sans
nuls doutes à une épée très effilée. En l’examinant plus avant, Elrich constata qu’on lui avait
arraché le cœur après la mort, comme si son assassin avait voulu un macabre trophée. Passées
ces considérations sur la cause de la mort, il prit une de ses lames et commença à pratiquer
une incision en Y sur le torse, pour dégager la cage thoracique.
Ce qui se passa alors lui arracha un hurlement de terreur.
À peine le scalpel commençait-il à couper la chair que le bras du cadavre se précipita
vers sa gorge, le saisissant avec une force incroyable. Les yeux du mort s’ouvrirent et il émit
un borborygme incompréhensible. Elrich tenta de le repousser et lui planta le scalpel dans le
ventre. Le zombie fixa la lame sortant de son corps d’un air surpris, puis il envoya voler
Elrich contre le mur d’un geste presque désinvolte. Son visage reflétait une totale
incompréhension, et il semblait complètement perdu. Il fouillait la pièce du regard, en
fronçant les sourcils, comme s’il cherchait à deviner où il était et comment il avait fait pour
arriver là.
– Qu…Qui…êtes…vous… ? » Sa voix était caverneuse et éraillée, comme au
lendemain d’une fête particulièrement arrosée. Cela n’avait rien d’étonnant : l’absence de
salive devait lui coller la langue au palais. « Où…suis-je… ? »
Elrich n’en croyait pas ses yeux. Son esprit n’arrivait pas encore à admettre que le
cadavre lui parlait, assis tranquillement sur la table où il aurait dû être disséqué. Essayant de
recouvrer son calme, il choisit de répondre à la créature, espérant éviter qu’elle ne lui brise le
cou, ce qui, vu sa force, ne lui aurait sans doute pas été très difficile.
– Je me nomme Elrich, et c’est chez moi, ici.
– Que…fais-je…ici… ?
– C’est, heu ! assez difficile à expliquer, en fait.
– Essayez…
– Bien. Voilà. » La scène tournait de plus en plus au surréalisme. Comment expliquer
à un homme qui est en train de vous parler  qu’il est décédé ? « Je…Je crois que vous êtes
mort, monsieur. Et moi, je suis médecin, et…
– Mort ? Je suis…mort ?
– J’en ai peur, en effet : regardez-vous ! Vous êtes couvert de blessures, dont au
moins deux ou trois auraient dû, à elles seules, vous envoyer au Ciel. Et puis…On vous a
quand même prélevé le cœur… »
Le visiteur porta sa main à sa poitrine, l’enfonçant lentement dans la plaie béante. Son
regard devint vitreux et il tituba sous le choc. Il repris très vite une contenance et se tourna
encore une fois vers Elrich. « Comment ?
– Quoi ? demanda ce dernier.
– Comment suis-je mort ? » Sa voix, quoique toujours aussi caverneuse, commençait
à reprendre un accent plus humain. « Je ne me souviens pas. Qui m’a tué ?
– Je l’ignore. Vous étiez déjà…euh…mort…quand je vous ai vu pour la première
fois. J’ignore même où vous avez trépassé. C’est un cadavrier qui m’a vendu votre corps. Je
fais des recherches sur l’anatomie, et j’ai des accords avec ces vautours : ils me vendent
souvent les corps qu’on ne réclame pas, et je les dissèque avant qu’ils n’aillent à la fosse
commune. Cela fait progresser la médecine et ne nuit à personne… Je veux dire que,

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jusqu’ici, personne ne s’était plaint. » Il se rendait bien compte que l’heure n’était pas
vraiment à la plaisanterie, mais il était trop nerveux pour contrôler ses paroles. Cela dit, le
zombie ne sembla pas relever le trait, visiblement trop occupé à comprendre ce qui se passait.
Soudain, le front de l’inconnu se plissa. Il sembla faire un intense effort de réflexion,
apparemment sans succès. Petit à petit, la crainte envahit ses traits, puis la panique. Dans un
souffle, il posa à Elrich une nouvelle question :
– Qui suis-je ?
– Quoi ? Vous ne savez plus qui vous êtes ? » L’homme se jeta sur lui et le souleva
littéralement de terre. « Il perd son sang-froid, pensa le médecin. Je suis mort. »
– Dites-moi qui je suis ! Vous avez acheté mon corps, vous devez bien le savoir !
– Non ! Je…je l’ignore ! Je vous l’ai dit : c’est un cadavrier qui vous a amené ici.
J’ignore tout de vous. Je ne sais ni qui vous êtes, ni d’où vous pouvez bien venir ! Vous ne
vous souvenez vraiment de rien ?
– Je me rappelle un visage. Un homme, en armure noire. Je crois que je me suis battu
avec lui, mais j’ignore pourquoi. C’est tout ce qui me vient à l’esprit.
– C’est sans doute dû au choc. Parfois, un événement traumatisant fait oublier des
choses aux gens. Je suppose que c’est ce qui vous arrive.
– Vous supposez ? Je croyais que vous étiez médecin ?
– Je le suis ! Mais je soigne habituellement les vivants, pas les morts. J’ignore
complètement ce qui peut bien se passer dans votre cas. Je ne peux faire que des suppositions.
– Vous devez m’aider ! Il le faut ! Je dois savoir qui je suis !
– Je veux bien, mais comment ? Je ne suis pas sorcier, et encore moins nécromancien.
Je ne peux pas demander aux esprits de me dire ce qui vous est arrivé. Tout ce que je peux
vous dire, c’est le nom du vautour qui vous a trouvé. Mais dans votre état, vous serez anéanti
avant d’avoir pu l’atteindre. Il est rare que l’Eglise laisse courir des morts-vivants dans les
villages, et je doute que vous puissiez survivre à un bûcher. » L’homme lâcha Elrich, qui en
profita pour reprendre une contenance. Il semblait désespéré. Malgré lui, Elrich ressenti le
besoin d’aider ce pauvre erre, coincé entre la vie et la mort. « Remarquez, je peux peut-être
arranger un peu votre aspect. J’ai quelques talents d’embaumeur. »

C’est en opérant son travail sur son corps qu’Elrich détailla réellement l’étranger pour
la première fois. Il avait déjà remarqué que ce dernier était plus grand et mieux bâti que la
moyenne. Ses cheveux noirs formaient une ample crinière autour de son visage taillé à la
serpe. Il était clair que l’homme avait dû être un guerrier, ou au moins connaître de nombreux
combat, car il portait les stigmates de vieilles cicatrices. Apparemment, il avait été plus
chanceux par le passé qu’aujourd’hui, car il y avait survécu, et certaines d’entre elles
semblaient pourtant fort mauvaises. Il remarqua aussi un étrange tatouage à la base de sa
nuque : un serpent se mordant la queue, formant un cercle ininterrompu. Avec minutie, Elrich
sutura les nombreuses plaies ouvertes qu’avait laissé sur le corps son dernier affrontement. Il
termina par la plus grande, et referma sa cage thoracique béante par une cicatrice en forme de
croix. Puis il appliqua divers baumes et onguents censés protéger le corps de la pourriture. Il
ignorait si l’individu qu’il avait face à lui risquait la putréfaction, mais il était certains qu’il
était mort et il préférait ne pas prendre de risque. Finalement satisfait, il s’écarta pour
contempler son œuvre d’un œil critique.
– Voilà, j’ai terminé. Avec des vêtements, vous pourriez même paraître vivant.
– Je suis vivant, médecin.
– Oui, bien sûr. Excusez-moi. J’espère que je ne vous ai pas trop fait souffrir.
– Je n’ai ressentit aucune douleur. Plutôt de simples sensations, lointaines, comme si
elles étaient extérieures à moi-même. Comme si je n’étais qu’un visiteur dans mon propre
corps. » Cet état de fait semblait le troubler au plus haut point, ce qu’Elrich comprenait fort

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bien : personne n’aimerait avoir l’impression d’être un étranger dans son corps. « J’ai encore
besoin de ton aide, dit l’homme. Il me faut des vêtements, comme tu l’as dit, et aussi un peu
d’argent. Je te le rendrais dès que je le pourrais.
– Pour les vêtements, pas de problème. Mais je n’ai pas beaucoup d’argent ici, j’en ai
peur. Peut-être que le cadavrier qui t’a amené ici n’a pas encore dépensé celui qu’il t’a
sûrement volé. Il a la fâcheuse habitude de dépouiller les cadavres qu’il trouve avant de les
ramener. Si nous sommes assez rapides, nous pourrons le rattraper au village. Il s’y arrête
souvent plusieurs heures pour se désaltérer dans le bouge qui leur sert de taverne.
– Nous ? Tu veux dire que tu vas m’accompagner ?
– Je suis un scientifique, l’étranger. Et tu constitue un mystère que je veux
comprendre. De plus, tu pourrais avoir encore besoin de mes services pour ton “entretien”.
– Tu as raison. Mais sache toutefois que cela risque d’être dangereux. Ceux qui ont
voulu m’éliminer vont sûrement essayer à nouveau. Tu pourrais prendre un mauvais coup, et
je ne suis pas sûr de pouvoir te protéger.
– Je sais très bien prendre soin de moi. De plus, je ne suis pas manchot avec une
arbalète, tu verras.
– J’espère ne pas en avoir l’occasion. C’est d’accord, nous voyagerons ensemble, au
moins pour l’instant. Donne-moi de quoi me vêtir et partons. »

* * *

Il leur fallut à peine une heure pour rejoindre le village. C’était d’ailleurs plus un
hameau qu’un véritable village. Une douzaine de petites habitations s’égrainaient autour d’un
vide qui devait recevoir de la part des habitants le nom pompeux de place, mais qui était
surtout une vaste mare de boue. La plupart des maisons étaient faites de torchis et de chaume,
et seul deux bâtiments étaient véritablement construit en dur. Le premier arborait un petit
fanion. Elrich expliqua qu’il s’agissait de la demeure du bourgmestre, un gros homme cynique
nommé Jarod. La seconde portait une enseigne rouillée sur laquelle on avait voulu représenter
un chat. Il était aujourd’hui amputé de deux pattes et d’une moitié du visage, sans doute à
cause de la pluie. Sous le lourd ciel gris, l’ensemble était d’une morne austérité et reflétait la
pauvreté de la région, écrasé sous les taxes des nobles et des ecclésiastiques, pour qui le vœu
de pauvreté n’était qu’un lointain souvenir.
L’intérieure de la taverne ne valait pas mieux que l’extérieur. S’y mêlaient des odeurs
de sueur, d’urine et de mauvais alcool, ainsi que d’autres moins identifiables. La tête de cerf
qui servait de décoration avait connu de meilleurs jours, et la crasse gagnait, peu à peu, de
nouveaux territoires. L’ambiance n’était guère animée : seuls quelques rares clients – tous de
pauvres serfs – discutaient autour de la planche qui servait de comptoir. A l’entrée d’Elrich et
de son compagnon, le silence tomba comme une chape de plomb. Une douzaine d’yeux
inquisiteurs se posèrent sur l’homme qui accompagnait le médecin. Il était évident, à les voir,
que les étrangers étaient aussi rares que bienvenus en ces lieux. Elrich commanda deux bières
et s’installa à la table la moins sale qu’il put trouver. Ils attendirent en silence qu’on leur
apporte leurs consommations. Lentement, les conversations reprirent autour d’eux.
– Lequel est-ce ? demanda finalement l’étranger.
– Aucun d’entre eux : il n’est pas ici. Mais sa charrette était bien pleine, et il doit
encore être au cimetière, à coté de l’église, un peu en dehors du village. Il passera sans doute
avant de repartir, ne vous inquiétez pas. En attendant, je suggère que vous vous choisissiez un
nom. Cela facilitera grandement les conversations futures, je pense. Il sera toujours temps de
l’abandonner lorsque nous saurons qui vous êtes. Qu’en pensez-vous ?
– Oui, bien sûr… Un nom… Il toucha la cicatrice sur son torse. Pourquoi pas : Sans-
Cœur ? Après tout, c’est que je suis désormais : un homme sans cœur.

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– Hum ! C’est un nom étrange, mais j’en ai vu de plus bizarre encore. Pourquoi pas,
en effet ? Va pour Sans-Cœur ! »
Alors qu’ils buvaient la pisse qui leur servait de bière, trois hommes d’armes
pénétrèrent dans la taverne. Aucun d’eux ne portait l’uniforme d’une armée régulière : ce
devait être des sicaires, comme il y en avait de plus en plus dans la région ; des brutes
saisissant le moindre prétexte pour occire quelqu’un et qui vivaient de vandalisme et de
pillage. L’un d’eux, un grand chauve arborant une imposante moustache, portait une épée
d’excellent facture, à la garde ouvragée, qu’il avait sans doute dû voler à un nobliau
quelconque. Les trois brigands traversèrent la taverne d’un pas rapide, comme si elle leur
appartenait. Le chauve fît tinter quelques pièces sur la table et ordonna qu’on leur serve à
boire et qu’on prenne soin de leurs chevaux. Sans-Cœur ne les avaient pas quittés des yeux
depuis leur arrivée, ce qu’Elrich remarqua.
– Qu’y a-t-il ?
– Le chauve, là-bas : il porte mon épée.
– Quoi ? Vous en êtes certains ? Je croyais que vous ne vous souveniez de rien.
– C’est vrai. Pourtant… Oui, j’en suis sûr : c’est bien mon épée. Regardez le
pommeau. Il ne vous rappelle rien ? » En effet, le pommeau de l’épée représentait un serpent
se mordant la queue. Le même symbole, tracé à l’encre, ornait la base du cou de Sans-Cœur.
– Qu’allez vous faire ? » s’enquit Elrich. Mais l’autre se levait déjà et s’approchait
des trois hommes, qui ne l’avaient pas encore remarquer. Il se planta calmement dans le dos
du spadassin.
– Où as-tu trouvé cette épée, moustachu ? » Les trois hommes se retournèrent comme
un seul, visiblement peu content d’être interrompu dans leur dégustation.
– Pourquoi ça t’intéresse, l’ami ? fit le chauve.
– Parce que c’est la mienne. » Le visage des trois brutes se durcit un peu plus. L’un
d’eux porta discrètement la main à son arme. Les autres clients commençaient à s’éloigner
aussi furtivement que possible.
– Ah ouais ! Et bien, c’est la mienne, maintenant, l’ami. Dégage !
– Pas avant que tu ne m'aies dit comment tu l’avais eu… l’ami. » Il chargea ce
dernier mot d’une sourde menace. En soupirant, Elrich ouvrit son sac pour y prendre son
arbalète.
– Tu m’agaces, l’étranger. Tu veux cette épée ? » Il dégaina. « C’est dans le ventre
que tu vas l’avoir ! »
L’homme se fendit, mais Sans-Cœur évita sans peine le coup. Il repoussa le coupe-
jarret sur un de ses camarades, les déséquilibrant tous les deux. Poussant son avantage, il
envoya son poing cogner le visage du troisième larron, produisant un bruit sec en lui cassant
le nez. Il l’acheva d’un coup de genou dans l’aine. Pendant ce temps, le dernier compère
s’était relevé. Un coup de pied précis dans la pomme d’Adam le renvoya, suffoquant, rouler
au sol. Le moustachu tenta un coup de taille maladroit. Sans-Cœur saisit la lame à pleine main
et s’en servit comme d’un gourdin pour l’assommer. La garde en serpent fit un bruit mou en
s’enfonçant dans le crâne chauve.
– Sans-Cœur ! » Le cri provenait d’Elrich. Une corde tinta, et le premier compagnon
du mercenaire s’effondra dans un râle, un carreau dans la gorge. Sans-Cœur sentit quelque
chose de froid dans son abdomen et baissa les yeux sur la lame qui lui transperçait le corps. Il
s’en débarrassa négligemment, sous l’œil horrifié du dernier homme et du reste de la taverne.
– Maintenant, crapule, parles ou je t’envoie rejoindre tes compères dans les
Limbes ! »
Terrifié, l’homme tenta de bégayer une explication.
– C’était le cadavrier ! Robert lui a pris ! » Il désignait d’un doigt tremblant l’homme
au crâne fracassé gisant à ses coté. « Moi, j’voulais pas ! Toucher aux croque-morts, ça porte

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malheur ! Mais le butin en valait la peine, et c’était facile ! J’sais pas où il l’avait trouvé,
promis ! J’sais rien !
– Vous avez tué le cadavrier ?
– Ouais ! Mais j’savais pas qu’il avait volé l’épée. On a cru qu’il l’avait chiper à un
de ses cadavres.
– Il l’a fait. » Sans-Cœur approcha son visage à quelques centimètres de celui du
hors-la-loi. « Je suis mort. »
Il enfonça la lame dans la gorge du bandit, l’essuya, et prit le fourreau au coté du
chauve. Il revint vers Elrich en l’attachant à sa ceinture. Nul dans la taverne ne dit un mot.
Elrich lança quelques pièces sur le comptoir et les deux hommes sortirent. Le cadavrier mort,
ils n’avaient plus rien à faire ici.

* * *

Au cœur de son cocon, la chose remua. Tant de siècles s’étaient écoulés sans qu’elle
n’en ait conscience, tant de vies avaient pris fin pour qu’elle grandisse. Là, à l’abri comme
un bébé dans l'utérus de sa mère, elle attendait sans vraiment s’en rendre compte.
Inexorablement, l’heure de sa naissance approchait. La douce voix féminine continuait à la
bercer de ses paroles apaisantes, aux accords maternels, pleins d’amour. Si l’être ne
comprenait pas les mots, il pouvait en sentir le sens : elle lui parlait de la vie, de la
jouissance, du pouvoir. Le ton mélodieux de la voix l’entourait comme une couverture douce
et chaude ; il s’y sentait bien, protégé, rassuré. Oui, le moment venu, tout irait bien. Sa
naissance serait un renouveau, elle marquerait le début d’un nouvel âge pour le monde ; un
âge d’or, dur et glacé comme le métal, sans pitié ni espoir.
Un dernier crépuscule avant la Nuit.

* * *

Sans-Cœur et Elrich campait au bord du grand fleuve qui serpentait à travers toute la
région. Après le fiasco du village, Elrich avait eu l’idée de se rendre chez un nécromancien,
pensant qu’un sorcier, aussi noire que soit son âme, pourrait peut-être apporter des
éclaircissements sur la situation de son étrange compagnon. N’ayant rien de mieux à proposer,
Sans-Cœur s’était rangé à cette solution, ni meilleure ni pire que les autres. Cela faisait
maintenant trois jours qu’ils voyageaient en direction de la cité d’Ambard, une des plus
grandes villes du Royaume, situé dans l'Archevêché de Stale.
Le Royaume de Pariass était dominé depuis plus de trois siècles par l’Eglise du Dieu
Unique et ses prêtres. Le chef politique du pays était – officiellement du moins – le roi Simon,
mais la domination du clergé était sensible partout, et le royaume était découpé en
archevêchés plutôt qu’en province. Les archevêques rendaient compte au Pape, qui siégeait à
Emryss, la capitale, et ce pape n’était soumis qu’en théorie à l’autorité du roi. En fait, pour
toutes les questions de religion, les décisions du pape étaient incontestables. Et ces derniers
temps, tout était question de religion à Pariass.
Le chaos qui avait suivi les grandes guerres de religions commençait à peine à
retomber. Les persécutions que l’Inquisition infligeait à ceux qu’elle jugeait “déviants”
n’avaient, elles, toujours pas cessé. Il n’était pas rare de voir se dresser sur la place des villes
ou des villages les sinistres silhouettes des potences, ou d’y sentir l’odeur des bûchers. On
jetait au supplice indifféremment mages, sorcières, hérétiques et toute autre personne gênante
pouvant être, même à tort, suspectée de ces méfaits. La justice divine était rapide, partant du
principe que les soupçons qu’un inquisiteur pouvait concevoir lui était soufflé par Dieu, et que
Dieu ne permettrait pas qu’on accuse à tort un innocent. Bref, un simple doute équivalait

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souvent à une preuve de culpabilité, et toute tentative de nier était prise pour de
l’insoumission ou, pire, pour de l’hérésie.
Pourtant, il y avait encore des mages au Royaume, la plupart vivant cachés ou au
moins en marge de la société normale. Quelques-uns, toutefois, disposaient d’assez de
pouvoir ou d’influence pour exister plus ou moins au grand jour. L’Inquisition était certes
puissante, mais les inquisiteurs n’était pas idiots : ils savaient faire la différence entre les gens
qu’on peut impunément condamner et ceux qu’il valait mieux laisser en paix. Un de ceux-là
vivait à Ambard où il se payait le luxe d’être conseiller du Duc ; poste qui lui assurait une
certaine sécurité, tant qu’il ne marchait pas sur les plates bandes du clergé, en particulier de
l’Archevêque. C’était cet homme, Osel d’Abelrance, qu’Elrich et Sans-Cœur souhaitaient
rencontrer.
Mais il n’y était pas encore, loin s’en faut. Il leur restait encore au moins quatre jour de
voyage une fois le fleuve traversé. La traversée elle-même ne poserait pas de problème : il y
avait un village, un peu plus loin, qui disposait d’un bac. Ils l’auraient rejoint demain soir, si
tout se passait comme prévu. Pour l’heure, Elrich était rompu de fatigue. Peu habitué aux
longs voyages, sa résistance à l’épuisement, bien qu’héroïque pour un homme de son âge,
s’avérait bien inférieure à celle de son étrange compagnon. Ce dernier ne semblait sentir
aucune fatigue, malgré les heures de routes difficiles qu’ils avaient accumulés. En y
réfléchissant, Elrich se dit que Sans-Cœur n’avait presque rien bu ou mangé, ni répondu à
aucun autre besoin naturel, comme s’il était complètement libéré des contraintes de la chaire.
Encore un mystère que sa science lui permettrait sans doute de résoudre.

Chose rare dans ces contrées, la nuit se déroula sans encombre. Sans-Cœur avait
assuré la garde pendant les trois-quarts du temps, et il n’avait pas dormi durant le tour
qu’Elrich avait insisté pour prendre. Décidément, les ressources de ce corps mort-vivant
semblaient inépuisables. Dès que l’aube pointa, les deux hommes reprirent leur chemin,
longeant le fleuve vers le sud. Mis à part une corneille qui les accompagna pendant la moitié
du trajet, ils ne firent aucune rencontre. Finalement, ils arrivèrent au village.
Seul point de traversée du fleuve sur des kilomètres, le village du bac, ainsi qu’il était
sobrement appelé, servait de lieu de passage à tous ceux qui souhaitaient rejoindre Ambard
depuis l’est du royaume. De fait, le commerce y était assez florissant, et les auberges souvent
pleines de pèlerins, de marchands et d’aventuriers en quête de fortunes faciles. Le village lui-
même s’étalait le long du fleuve, sur les deux rives, comme une gaine. Il était protégé des
brigands qui pullulaient dans la région par une imposante palissade en bois. Une route pavée
le traversait de part en part. Elle n’était interrompue que par le fleuve lui-même, à l’endroit où
voyageurs et caravanes devaient embarquer pour passer, et reprenait sur l’autre rive. Les
maisons étaient plus luxueuses et mieux entretenues ici que dans le hameau qu’Elrich et Sans-
Cœur avaient quitté. Le sol n’y était cependant pas moins boueux, dès qu’on s’éloignait de
l’avenue principale, et le village avait visiblement plus que son compte de pauvres bougres.
On pouvait aussi voir de-ci, de-là, quelques fermes dispersées dans la campagne avoisinante.
Dès qu’ils furent entrer dans la place, Elrich se mit en quête d’un lieu pour passer la
nuit. Pendant ce temps, Sans-Cœur flânait dans les rues. Au détour d’une ruelle, il aperçut la
corneille. Sans savoir pourquoi, deux certitudes lui vinrent aussitôt à l’esprit : c’était cette
corneille qui les avait suivis durant le voyage de la veille, et il la connaissait depuis plus
longtemps, beaucoup plus longtemps. La corneille poussa un cri rauque en regardant derrière
Sans-Cœur, qui réagit aussitôt par réflexe. Il imprima à son corps un mouvement tournant,
tout en s’accroupissant et en dégainant son épée. La lame pénétra dans la jambe de son
agresseur comme dans du beurre, lui tranchant net le pied gauche. Il s’effondra en hurlant.
Deux autres ombres s’avançaient déjà pour continuer la curée. Ces hommes étaient sans
contextes des assassins entraînés, à la façon dont ils avaient effectué leur approche : si la

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corneille n’avait pas été là, ils auraient sans doute réussit à tuer Sans-Cœur sans qu’il ne les
ait seulement entendus. Mais en combat face-à-face, ils n’avaient pas une chance. Avec une
vitesse et une précision extraordinaire, Sans-Cœur fit tournoyer son arme jusqu’à la gorge du
premier tueur, dont la tête se détacha. Il poursuivit son mouvement et amena la pointe de son
épée au niveau du sternum du second. Le guerrier la détourna d’un geste habile, mais il reçut
le coup de poing qui suivait de plein fouet. Son nez éclata sous l’impact et il tomba au sol, où
Sans-Cœur l’embrocha aussitôt. Un second cri de l’oiseau l’alerta d’un danger. Il se jeta au
sol, trop tard pour esquiver le trait qui se ficha dans son épaule. En se retournant, il put voir
l’archer se débattre avec la corneille, qui tentait de lui arracher les yeux. Il ramassa le couteau
d’un des hommes et le lança. Il toucha le dernier tueur en plein cœur, le tuant sur le coup.
L’oiseau noir vint se percher sur la tête du cadavre et lui goba un œil, avant de reporter son
attention sur Sans-Cœur, qui s’était approché du survivant.
– Qui êtes-vous ? Pourquoi m’avoir attaqué ?
– Ce sont… les ordres… » siffla l’homme, presque évanoui à cause de la douleur. Il
continuait à serrer son moignon de cheville, espérant vainement stopper l’écoulement du sang.
– Les ordres de qui ? Qui veut ma mort ? Parles, bon sang !
– Je ne sais pas… comment elle s’appelle… Elle a payé, ça suffit… Aide-moi, je t’en
prie… J’suis en train de crever…
– Où l’as-tu rencontrée ? Peux-tu me conduire à elle ?
– Je suis… en train de crever !… » La voix du hors-la-loi n’était plus qu’un murmure.
– Chierie ! D’accord, je t’emmène voir un médecin. »
Sans-Cœur balança sans ménagement le sicaire sur son épaule et couru en direction de
l’auberge où Elrich devait l’attendre. Aussitôt, la corneille le suivit en voletant au-dessus de
sa tête. Les croquants regardaient cet étrange équipage avec une curiosité mêlée de crainte,
mais personne ne tenta de les arrêter. Lorsqu’ils arrivèrent enfin à l’auberge, le sicaire était
évanoui. Sans-Cœur déblaya une table d’un revers de bras et y allongea l’homme.
– Elrich ! ! Dépêche-toi, il est en train de crever !
– Hey ! Vous avez pas l’droit d’faire ça ! » fit l’aubergiste.
– Il va mourir si on ne s’occupe pas de lui, alors laissez-nous faire. Je paierais pour le
dérangement.
– Non, pas question ! Personne viens mourir dans mon auberge !
– Ecoute, l’ami : soit tu laisses mon ami soigner cet homme, soit il y aura deux
mourants ici. » Le regard excédé de Sans-Cœur ne laissait pas place à la discussion.
Blêmissant, l’aubergiste s'écarta en laissant passer Elrich. Ce dernier pris aussitôt la situation
en main.
– Vous, là ! Allez chercher de l’eau chaude et votre tord-boyaux le plus raide ! Vite !
Sans-Cœur, déchire ta chemise et fais-en des bandes. Mademoiselle ! » Il se tourna vers la
jeune fille qui faisait office de serveuse. « Allez chercher ma sacoche là-haut, dans la
chambre. Dépêchez-vous, il a perdu beaucoup de sang. »
Toutes les personnes sollicitées s'exécutèrent, impressionnée malgré elles par le ton
autoritaire du vieux médecin. Pendant ce temps, Elrich posa un garrot primitif en utilisant sa
ceinture.
– Je suppose qu’il est inutile de te demander comment il a été blessé, mon ami.
– Il m’a attaqué avec deux autres assassins. C’est le seul qui a survécu, et donc le seul
qui puisse encore nous aider à résoudre cette sinistre farce. Il faut qu’il vive.
– Je vais faire de mon mieux, mais il a vraiment perdu beaucoup de sang. Ce ne sera
pas facile. Ah ! Merci, mademoiselle. » Il sourit à la fille qui lui tendait sa sacoche.
L’aubergiste arrivait avec une bassine d’eau et une bouteille couverte de poussière sous le
bras. Elrich sortit ses instruments et se mit au travail. Après avoir nettoyé sommairement la

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plaie et l’avoir arrosé d’alcool, il recousit comme il put le moignon. Il termina l’opération en
bandant la plaie avec le linge de Sans-Cœur, qu’il imbiba aussi d’alcool.
– Voilà ! C’est tout ce que je peux faire. Il s’en tirera s’il passe la nuit, je pense. Il n’y
a plus qu’à attendre et à prier.
– Je ne savais pas que tu croyais en Dieu, Elrich.
– Evidemment que je crois en Dieu. Simplement, je pense qu’il a mieux à faire que
résoudre tous nos petits problèmes. Par conséquent je m’efforce d’y remédier moi-même,
voilà tout. Ce n’est pas Dieu qui me gène, ce sont ses prêtres.
– Modère tes paroles. On pourrait te prendre pour un hérétique.
– Et toi pour un monstre : nous voilà donc quitte. » Il rit, suivi bientôt par Sans-
Cœur, et cela soulagea un peu leur tension. Ils portèrent ensemble le blessé jusque dans leur
chambre, et Elrich redemanda de l’alcool. « Pas pour lui, pour nous. Alors ne nous donne pas
l’infâme bibine que tu as amenée tout à l’heure.

Installé au chevet du sicaire, Sans-Cœur et Elrich n’avaient rien d’autre à faire qu’à
patienter. Le vin aidant, Elrich se mit peu à peu à parler de lui, chose que son compagnon
aurait bien été en peine de faire, puisqu’il était amnésique.
Le médecin expliqua qu’il avait commencé sa vie comme fils d’un barbier, ce qui
ressemblait le plus à un médecin dans les campagnes. C’est là qu’il avait commencé à
apprendre deux ou trois rudiments sur l’art de guérir. Mais ce fut la guerre qui lui fournit sa
vocation.
A l’époque, le Royaume était coupé en deux par une révolte d’hérétique, rebelles à
l’autorité de la Très Sainte Eglise. Les campagnes étaient à feu et à sang, chaque camp
perpétrant des actes innommables au nom de Dieu. Tous les hommes ou presque se trouvaient
pris dans la tourmente. Le plus sympathique des voisins ou la plus aimante épouse pouvaient
se changer en meurtriers si la frénésie religieuse s’emparait d’eux. L’Inquisition brûlait
coupables et innocents avec la même vigueur pendant que des milices hérétiques incendiaient
les églises et pillaient les villages. Tous étaient devenu des fous au service de Dieu.
C’est dans ces circonstances pour le moins chaotique qu’Elrich, alors âgé d’à peine
dix-huit ans, fut enrôlé dans l’armée. Le roi, poussé par le pape, avait en effet lancé ses
troupes régulières dans la bataille. C’est ainsi qu’Elrich fut confronté pour la première fois à
toute l’horreur dont les hommes sont capables. Barbier et fils de barbier, il se retrouva
bombardé au rang de chirurgien des troupes. Rapidement, il se rendit compte que le terme de
boucher était beaucoup plus approprié à sa fonction. Ceux qui ne périssaient pas d’hémorragie
ou d’infection finissaient estropié à vie, et les conditions dans lesquelles il devait opérer
rendait presque impossible tout espoir de les sauver. La médecine, tel qu’il la pratiquait
aujourd’hui, était inconnue et souvent associée à la magie. Et jour après jour, son dégoût face
à sa propre impuissance grandissait.
Un jour, sa garnison du se replier dans un village reculé. Là, il fit la connaissance
d’une étrange bonne femme que les villageois prenaient pour une sorcière. Elle avait, paraît-il,
de grands pouvoirs de guérison. Curieux et pas qu’un peu désespéré, il s’arrangea pour la
rencontrer. Ils sympathisèrent assez vite, et comme la sorcière en question n’avait rien d’une
vieille mégère, bien au contraire, ils finirent par devenir amants. Elle lui montra deux ou trois
choses sur les plantes qui guérissent et sur les moyens de lutter contre la gangrène et le
pourrissement. Lui, de son coté, lui enseigna les rudiments de chirurgie qu’il connaissait, ainsi
que les techniques et le savoir qu’il avait appris sur les champs de batailles. Durant l’hiver
qu’il passa, lui et la troupe, dans cette vallée, il appris plus qu’en dix ans auprès de son père.
Puis la guerre pris fin. Elle fut la dernière grande guerre de religion de Pariass.
Démobilisé, Elrich continua à exercer son talent pour tous ceux qui en avaient besoin.
Persuadé que sa science ne pourrait progresser que s’il étendait son savoir sur le corps, il

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devint embaumeur. C’était là un moyen de gagner sa vie, car la carrière de médecin ne
rapportait pas beaucoup, mais surtout de pouvoir étudier de près l’anatomie humaine. Il mena
cette double vie, guérissant les vivants et réparant les morts, pendant près de six ans.
Mais les miracles qu’il réussissait parfois à obtenir éveillèrent l’intérêt de l’Inquisition.
Un jour, il fut dénoncé par un jeune prêtre à l’archevêque de Stale. Aussitôt Elrich fut arrêter
puis soumis à la question ; les inquisiteurs et leurs bourreaux le torturèrent pendant trois jours
et trois nuits. Finalement, il fut conduit devant le tribunal et jugé. Il n'échappa au bûcher que
par chance : l’un des juges avait, par le passé, fait appel à ses services pour soigner sa sœur. Il
écopa tout de même d’une peine de six ans de cachot et d’une interdiction formelle d’exercer
son art.
Quand il sortit enfin de son petit enfer, il s’isola le plus loin possible du reste du
monde. C’est ainsi qu’il atterrit dans le hameau où Sans-Cœur et lui s’était rencontré. Là-bas,
loin de tout, il reprit ses recherches sur le corps humain. Il lui arrivait même de soigner des
gens, de temps à autres. Il vécut en reclus toutes ces années, évitant autant que possible
d’attirer sur lui l’attention de l’Eglise. Jusqu’à ce que finalement, un homme mort se relève
dans sa modeste chaumière.
«  Voilà, mon ami, conclut-il. Tu connais maintenant toute l’histoire de ma vie. J’ai vu
tant d’horreur que parfois, je t’envie d’avoir tout oublier. Mais assez parler : l’aube approche,
et notre patient semble vouloir s’en tirer. Je vais essayer de dormir un peu. Bonne nuit,
guerrier.
– Bonne nuit, médecin. »

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