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Dossier

Variations

Sébastien Abis et Karine Bennafla


Sébastien Abis est membre du comité de rédaction de Confluences
Méditerranée, administrateur au Centre international de hautes études
agronomiques méditerranéennes (CIHEAM) et chercheur associé à
l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Karine Bennafla, université de Lyon 3, IUF-Centre of African Studies,
Edimbourg.

Afriqu’Orient :
des relations à explorer
Si l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, d’une part, et
l’Afrique subsaharienne d’autre part font chacune l’objet
d’une littérature abondante, force est de constater que les
relations entre ces deux aires régionales constituent, elles, un
thème peu exploré et peu analysé . Cet « angle mort », ou
du moins délaissé, de la recherche peut paraître étonnant. Et
sans aucun doute regrettable car des dynamiques politiques,
économiques, diplomatiques et militaires s’y déploient pour
le meilleur et pour le pire.

Proximités et distances
Certes, le Sahara incarne une césure géographique sur le continent
africain : entre un nord marqué par des populations arabo-berbères
en majorité musulmanes et un sud désigné jadis par les chroniqueurs
arabes comme bled es-sudan (pays des Noirs) et caractérisé par un
kaléidoscope d’ethnies et de langues ; entre un milieu climatique
tempéré et un monde tropical ; entre une civilisation urbaine et une
civilisation rurale ; entre une culture de l’écrit et une culture de l’oral…
Cependant, ces divergences ne doivent pas laisser penser que le
désert ait été et soit une barrière infranchissable. Bien au contraire, il a

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constitué à travers les siècles une passerelle pour les échanges humains
et économiques, surtout à partir des 7e-8e siècles après J.-C., avec
l’amélioration des techniques de bât pour le dromadaire, l’islamisation
et l’instauration d’Etats et d’économies florissantes de part et d’autre
du Sahara 1. Nomades, caravaniers et marchands ont franchi le Sahara
dans un sens ou dans l’autre. Aujourd’hui encore, de nombreux
migrants font cette traversée pour gagner les terres nord-africaines ou
européennes.
Doit-on aussi rappeler que sur les 22 Etats de la Ligue arabe, près
de la moitié, 9 pour être plus précis (Algérie, Djibouti, Egypte, Libye,
Maroc, Mauritanie, Somalie, Soudan et Tunisie) sont des pays africains ?
Que ceux-ci comptent parmi les Etats les plus vastes en superficie ou
les plus peuplés du continent africain ? Que Le Caire, longtemps centre
culturel et politique du monde arabe, reste la seconde ville africaine
en termes de population, désormais dépassée par Lagos au Nigeria ?
N’est-il pas important de pointer que les liens entre les monarchies
du Golfe et les pays africains sont en pleine expansion, notamment
dans les domaines de la finance, des infrastructures ou encore des
investissements fonciers agricoles ? Faut-il souligner que le colonel
Kadhafi avait beau jeu de répéter, dans les années 1990 et 2000, que la
Libye était plus africaine que méditerranéenne 3 ? Et bien sûr, comment
ne pas mentionner les événements récents dans le Sahel qui tendent
à renforcer l’attention stratégique des chancelleries des pays nord-
africains, inquiets de voir la sécurité se dégrader dans leur voisinage
méridional avec le développement de trafics illégaux (armes, cocaïne),
la résurgence de mouvements locaux de rébellion et l’infiltration de
cellules terroristes ?
Ces rappels simples et non exhaustifs des liens entre Afrique
subsaharienne et Afrique du Nord-Moyen-Orient peuvent donner lieu
à contre-argumentation. Ainsi, le Maroc est le seul Etat du continent
à ne pas être membre de l’Union africaine, et ce, depuis son retrait de
l’organisation en 1984, pour protester contre l’adhésion de la République
arabe sahraouie et démocratique (RASD). De même, la Tunisie, seule
hirondelle du « printemps arabe »(car elle est bien l’unique pays à
faire aujourd’hui l’expérience de la transition démocratique depuis la
révolution de janvier 2011), est davantage tournée vers l’Europe pour
son économie, son commerce et même sa culture. Une telle orientation
diverge, par exemple, avec celle de l’Algérie : l’immensité du territoire
algérien a rendu son destin contemporain africain et directement
concerné par ce qui se déroule dans le désert du fait, entre autres, de

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Afriqu’Orient : des relations à explorer

l’exploitation des champs d’hydrocarbures. Autre argument qui peut


servir à relativiser l’étroitesse des liens Afrique-Moyen-Orient : la
composition des flux d’immigration dans le golfe Arabo-Persique. Parmi
les travailleurs migrants qui séjournent dans le Golfe, les Asiatiques
sont en effet bien plus nombreux que les Africains. Dans le même
registre, on peut aussi indiquer que les dynamiques géoéconomiques
des dernières années ont autant, sinon davantage touché les relations
entre les pays africains et les deux géants asiatiques (Inde et Chine) que
celles entre l’Afrique et l’Orient arabe et musulman.
Ainsi, coexistent diverses tendances plaidant, d’un côté, pour une
recherche approfondie sur l’état et le futur des relations entre le monde
subsaharien et l’aire Afrique du Nord, Proche- et Moyen-Orient. D’un
autre côté, il existe des signaux contradictoires qui peuvent apparaître
comme des freins (objectifs ou psychologiques) à l’investigation.
Parce que la revue Confluences Méditerranée souhaite, sans prétention,
contribuer au défrichement de la recherche et ne pas se limiter aux
sentiers « débattus », ce numéro se veut exploratoire.

Des études qui privilégient (trop ?)


le Sahara et le Maghreb
En lançant ce chantier à la fin de l’année  2013 et en regardant
quelques travaux majeurs, nous avons constaté que les principales
entrées retenues pour aborder les relations Afrique-Orient 4 ciblent le
Sahara – avec une emphase sur sa fonction historique de contact et
de brassage – , la diffusion de l’islam, les tribus (semi-)nomades, les
migrations (à travers le désert mais aussi entre le Yémen et la Corne de
l’Afrique), la diplomatie et les investissements. Faut-il voir là la preuve
d’une difficulté à mener une investigation multi-située ou l’effet d’un
cloisonnement des recherches entre mondes arabe, turco-iranien d’un
côté et Afrique subsaharienne de l’autre ? Serait-ce aussi l’expression de
« l’échec d’une coopération afro-arabe », d’une « désintégration ‘‘par le haut’’
de la coopération multilatérale afro-arabe » comme le suggère René Otayek
dans ce numéro, en bref la conséquence de relations ténues entre ces
différents ensembles géographiques ? Il est indéniable que les pays
d’Afrique du Nord ont, à partir des années 1980, partiellement tourné
le dos à leurs voisins subsahariens (la Libye mise à part), en raison de
l’attrait certain, exercé un temps, par l’arrimage à l’Union européenne

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et, avec lui, la captation possible d’aides financières. La contribution


de Mihoub Mezouaghi revient ainsi sur la déconnexion des espaces
économiques arabes et africains, flagrante à partir des années  1980,
notant que chacune des régions a conçu sa sortie de crise économique
en se tournant d’abord vers l’Europe. Le faible degré d’intégration des
espaces agricoles arabes et africains ne semble pas être contrebalancé
par les dynamiques financières et productives (acquisitions foncières
arabes en Afrique subsaharienne), qui, selon les propos de l’auteur,
relèvent davantage de comportements opportunistes.
Autres signes de ces liens distendus ou d’une divergence des destins
depuis le XXe  siècle entre les deux aires régionales sont « les retombées
mimétiques pour ainsi dire nulles  » des printemps arabes sur les pays
d’Afrique subsaharienne (Jean-Bernard Véron 5), malgré la proximité
géographique, des configurations politiques analogues (régimes
autoritaires usés) et des similitudes culturelles... A défaut de mouvements
de mobilisations populaires massifs contre les gouvernements au sud
du Sahara, la principale répercussion des bouleversements arabes a été
l’insécurité grandissante et la déstabilisation de la zone sahélo-saharienne
après l’effondrement du régime Kadhafi 6. Les turbulences libyennes ont
signifié une réduction des transferts d’épargne de travailleurs migrants,
mais surtout le retour de soldats et exilés (en majorité touaregs), et une
circulation incontrôlée d’armes qui ont concouru à l’éclatement d’une
crise interne au Mali (renversement du président Amadou Toumani
Touré en mars 2012) et sa partition territoriale : en avril 2012, dans la
lignée d’épisodes de rebellions touarègues antérieurs, le Mouvement
national de libération de l’Azawad proclame un Etat indépendant au
nord du Mali, avant d’être débordé par des combattants islamistes,
principalement le groupe Ansar Eddine 7, provoquant l’intervention
militaire française dans le cadre de l’opération Serval en janvier 2013.
Le Mali illustre ainsi le « retour de la problématique identitaire au
Sahara  », ce que Laurence Aïda Ammour analyse comme un autre
« effet secondaire du Printemps arabe » 8.
Certes, le renouveau des échanges de personnes et de marchandises
à travers le désert du Sahara au cours des années  1990 a été mis en
exergue par maints observateurs et ce, à la faveur de disparités
creusées en matière de développement régional, des différentiels
réglementaires 9, du durcissement de la politique migratoire européenne,
de la multiplication des guerres civiles au sud du Sahara ou encore de la
nouvelle politique diplomatique de Mouammar Kadhafi. Amorcée avec
l’embargo onusien (1992), la politique africaine du leader libyen fut

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Afriqu’Orient : des relations à explorer

scandée par le lancement en 1998 de la Communauté des Etats sahélo-


sahariens (Censad), un cadre de coopération que le gouvernement
tchadien voudrait aujourd’hui « sortir de sa léthargie » 10 au lendemain de
la chute du régime Kadhafi.
Emblématiques d’un ciblage privilégié sur le Sahara sont les numéros
des revues Autrepart (« Migrations entre les deux rives du Sahara »,
2005, n° 36), Méditerranée (« Sahara, cette autre Méditerranée ? », 2002,
t. 99) ou L’année du Maghreb (« Sahara en mouvement, 2011, VII). Deux
ouvrages parus aux éditions Karthala adoptent un focus saharien
similaire, l’un sur Les relations transsahariennes à l’époque contemporaine
(coordonné par Laurence Marfaing et Steffen Wippel en 2004), l’autre
sur « Les nouveaux urbains dans l’espace Sahara-Sahel » (dirigé par Elisabeth
Boesen et Laurence Marfaing en 2012). L’intensification des mobilités
clandestines et la revitalisation d’anciens axes caravaniers par les flux de
biens et de personnes ont ainsi été amplement analysées, notamment
avec les travaux d’Ali Bensaad, de Julien Brachet ou d’Olivier Pliez 11.
Celui-ci, comme Elisabeth Boesen et Laurence Marfaing, relève
l’urbanisation remarquable du désert induite par ces circulations, un
phénomène également souligné par Armelle Choplin dans son ouvrage
consacré à Khartoum 12. La Mauritanie comme le Soudan, la Somalie
(membres de la Ligue arabe) ou le Tchad (où l’arabe dialectal est officiel),
constituent des terrains privilégiés pour observer l’imbrication du
peuplement et de liens culturels afro-arabes, dont l’évidence n’échappe
pas aux analystes et chercheurs qui y travaillent.
Alors que la décennie  1990 a été marquée par plusieurs études
sur le commerce entre l’Afrique du Nord-Moyen-Orient et l’Afrique
subsaharienne, parfois dans le sillage du pèlerinage à la Mecque, les
échanges « par le bas » de biens de consommation courante (bétail,
pétrole, voiture, lait en poudre etc.) font l’objet d’une attention diminuée
à l’heure actuelle, alors que plusieurs auteurs s’alarment en parallèle de
la « criminalisation » des trafics à travers le Sahara – transit de cocaïne
en provenance d’Amérique et armes. Si les analyses géopolitiques se
multiplient, promptes à amalgamer « trafics » et « terrorisme islamique »
et à gloser sur l’espace sahélo-saharien comme nouvelle zone d’ombre
ou grise de la globalisation, plus rares sont les études de terrain et
de première main qui aident à décrypter les ressorts de ces réseaux
d’échanges ancrés dans la longévité et sur des savoirs-circuler locaux 13.
A notre grand regret, aucune contribution sur le commerce de produits
banals, d’usage quotidien, ne figure dans ce numéro.

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Les quelques publications qui traitent des relations entre Afrique


subsaharienne et Afrique du Nord-Moyen-Orient ciblent bien souvent
le Maghreb, tels l’ouvrage de Stéphanie Pouessel Noirs au Maghreb.
Enjeux identitaires (Karthala, 2012) ou celui, tout aussi récent, dirigé
par Mansouria Mokhefi et Alain Antil Le Maghreb et son Sud : vers
des liens renouvelés (éd. CNRS, 2012) qui s’inscrit dans le champ des
relations internationales. Au-delà d’une histoire en partage – parfois
douloureuse –, en particulier après la conquête arabo-islamique, la
revue Cultures Sud interrogeait, dans une perspective plus artistique et
culturelle, « la timidité, voire la frilosité des relations culturelles » entre les deux
ensembles régionaux à l’occasion d’un numéro « Maghreb-Afrique
noire : quelles cultures en partage ? » (2008).
Ce focus sur le Maghreb n’est évidemment pas écarté dans ce
numéro : par exemple, Louisa Dris-Aït Hamadouche analyse les ressorts
de la politique algérienne au Sahel, laquelle fait l’objet d’un remarquable
consensus interne et s’appuie sur un socle normatif incluant le principe
de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat, le primat
d’une solution politique sur les interventions militaires et la priorité
à la coopération régionale (Union africaine, Nepad) par rapport à
l’implication internationale. Rappelant la prééminence particulière du
chef de l’Etat dans la prise de décision, au détriment du ministère
des Affaires étrangères, l’auteure met en exergue les paradoxes de la
position algérienne, ses contradictions internes au niveau des principes
et surtout, le décalage entre le discours et la politique de terrain,
marquée par une gestion sécuritaire des frontières, l’ouverture de son
territoire aérien aux avions français de Serval. La normalisation des
relations civilo-militaires et une meilleure politique de développement
dans le Sud algérien apparaissent comme des préalables indispensables
pour repenser la politique algérienne au Sahel, selon Louisa Dris-Ait
Hamadouche.
Dans une contribution originale consacrée au système juridique,
Safa Ben Saad note les origines « africaines » du droit maghrébin, lequel
constitue un « système mixte », fruit d’un processus plus ou moins
spontané de métissage juridique. Et Safa Ben Saad de rappeler que
cette empreinte africaine sur le droit au Maghreb est directement liée
aux flux d’arrivées de Subsahariens en Méditerranée musulmane.

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Numéro 90 l Été 2014
Dossier Variations
Afriqu’Orient : des relations à explorer

Des mobilités toujours plus intenses


d’hommes... et de capitaux
Le thème des migrations constitue l’un des angles d’approche
privilégiés pour aborder les liens afro-arabes, sans compter les travaux
sur la traite des esclaves. De nombreux écrits ont été dévolus depuis
dix ans à la (ré)affirmation des pays arabes comme terre d’accueil et
au processus d’installation des Subsahariens en Afrique du Nord 14, y
compris à une échelle urbaine comme l’illustrent les travaux de Julie
Picard sur les Soudanais au Caire, ceux de Mahamet Timéra sur les
Sénégalais à Rabat ou encore l’enquête de Yasmine Berriane sur les
étudiants à Fès, Rabat et Casablanca 15. Employés ou main d’œuvre
inscrits dans des filières anciennes (cf. en Libye ou Mauritanie) ou des
filières nouvelles à l’instar des domestiques éthiopiennes au Liban 16 ;
aventuriers en partance pour l’Europe ; étudiants ou diplomates
(comme ceux de la Banque africaine de développement à Tunis) ;
réfugiés ; commerçants ou individus guidés par la foi musulmane ou
chrétienne (pèlerins, prêtres ou pasteurs)... Le profil des migrants
d’origine subsaharienne dans les pays arabes est devenu très varié,
sans compter qu’une même personne peut combiner ou alterner ces
différentes postures au cours de la vie.
Le thème des migrations subsahariennes contemporaines a remis à
l’ordre du jour la question de l’africanité des pays d’Afrique du Nord
(Pouessel, 2012) et révèle les paradoxes de « la question noire » qui oscille
entre cosmopolitisme et ségrégation dans la plupart des pays arabes. A
cet égard, la décision prise par l’Etat marocain, fin 2013, de naturaliser
les migrants en situation irrégulière (essentiellement subsahariens)
mérite d’être relevée : non seulement elle montre un revirement inédit
de la politique migratoire marocaine (qui ne se cantonne plus à punir
les entrées/sorties irrégulières de son territoire d’une amende et/ou
peine de prison), mais elle constitue une première à l’échelle régionale.
Le royaume est en effet le premier pays arabe à se lancer dans une
procédure de régularisation des migrants subsahariens, même si celle-ci
comporte plusieurs limites dénoncées par les associations de défense
de migrants. Centrale, la thématique des migrations est abordée dans
le présent numéro de façon périphérique parce que l’un des derniers
numéros de Confluences Méditerranée y est entièrement consacré  17
.
Néanmoins, René Otayek revient sur le mouvement ininterrompu des
hommes, signe d’une « intégration par le bas ».

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Alors que la mobilité des hommes et des marchandises est amplement


analysée, y compris dans une perspective historique, les flux de capitaux
et les investissements économiques entre les aires régionales suscitent un
intérêt plus récent. Ce numéro aborde les changements géopolitiques,
économiques et culturels des relations entre Méditerranée, monde
arabe et Afrique subsaharienne, par exemple la hausse des IDE arabes
au sud du Sahara ou le développement d’une diplomatie économique
des Etats nord-africains. Car, comme le pointe René Otayek dans sa
contribution sur la production islamique de la mondialisation, « l’échec
du multilatéralisme a laissé le champ libre aux initiatives bilatérales ».
Si le développement des relations sino-africaines ou de la
« Chinafrique » fait couler beaucoup d’encre, la multiplication des
investissements en provenance des pays du Golfe au sud du Sahara
dans les secteurs économique, financier ou culturel, comme dans
l’aide humanitaire, est tout aussi remarquable 18 et participe de la
diffusion d’un islam conservateur d’inspiration wahhabite. A travers
la contribution de Mihoub Mezouaghi, ce numéro revient sur le
phénomène « imparfaitement cerné » des rachats de terres agricoles par
les pays du Golfe ou la Libye en Afrique, à l’origine de vifs controverses
et fantasmes 19. Et pour cause : les données sur les investissements des
pays du Golfe sont très difficiles à obtenir, comme le souligne Romain
Calvary dans ce numéro. Pour contourner cette difficulté, cet auteur
a choisi de retracer le parcours individuel d’un investisseur du Golfe,
l’homme d’affaires saoudien Mohamed Al-Amoudi, premier investisseur
en Ethiopie. Romain Calvary nous renseigne sur les relations entre les
pays du Golfe et la Corne de l’Afrique en adoptant un prisme original
qui diffère de l’analyse, à macro-échelle, des relations d’Etat à Etat. Ici,
un destin économique individuel façonné par des origines familiales
multi-situées, des motivations personnelles, des conjonctures politico-
économiques favorables (proximité avec un prince saoudien). Réalisée
indépendamment d’une volonté politique saoudienne, l’aventure
entrepreneuriale de M. Al-Amoudi et ses bonnes relations avec la classe
dirigeante éthiopienne sont néanmoins susceptibles de servir après
coup les intérêts du gouvernement saoudien, que ce soit à des fins
diplomatiques ou pour intensifier les relations économiques bilatérales.
Consacré aux liens bancaires et financiers entre le monde arabe
et l’Afrique subsaharienne l’article d’Estelle Brack aborde un
aspect souvent peu détaillé, à savoir l’attrait grandissant du monde
subsaharien pour les acteurs arabes depuis les années 2000 : à côté des
banques marocaines (Attijariwafa Bank, BMCE, Crédit populaire du

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Maroc) qui ont fait une irruption remarquée en Afrique subsaharienne


depuis 2008, les banques du Proche et du Moyen-Orient ou les fonds
d’investissement (principalement issus de l’Arabie saoudite, du Qatar,
du Koweït et des Émirats arabes unis) avancent leurs pions en Afrique,
sans parler du potentiel d’expansion des institutions de finance
islamique déjà implantées au Soudan, au Kenya, au Nigeria, en Afrique
du Sud ou au Sénégal par exemple.
Pour de nombreux investisseurs maghrébins, l’intérêt pour le Sud de
l’Afrique semble gagner en importance 20. A ce titre, il n’est pas anodin
de voir le groupe algérien Cévital, parmi les plus grandes firmes privées
du continent africain, accroître ses investissements en direction de
l’Afrique sub-saharienne. L’intérêt recrudescent des pays maghrébins
envers l’Afrique subsaharienne est le plus manifeste avec le cas marocain,
un exemple non détaillé dans ce numéro. Rappelons juste que depuis
son intronisation, le roi Mohamed VI n’a eu de cesse de multiplier
les visites au sud du Sahara, tandis que le nombre de représentations
diplomatiques marocaines s’est étoffé (21 aujourd’hui). La longueur de
la tournée royale de février-mars  2014 (Mali, Côte d’Ivoire, Guinée,
Gabon), ponctuée par la signature de nombreux accords bilatéraux et le
financement d’opérations socio-économiques (hôpitaux, cimenteries,
usines d’engrais etc.), souligne l’importance des liens personnels noués
par le souverain marocain avec d’autres chefs d’Etat africains, à l’image
de ceux qui existaient entre Hassan II et Omar Bongo ou Mobutu Sese
Seko (enterré à Rabat).
Banque et finances, télécommunications, agroalimentaire, énergie
renouvelable, hydraulique agricole, immobilier, assurances... : les secteurs
où s’exportent une expertise et un savoir-faire marocains au sud du
Sahara sont divers, grâce au dynamisme des banques et de groupes
comme Maroc Telecom, l’Office chérifien des phosphates, Addoha ou
Alliances. Encouragé par l’Union européenne et les alliés du royaume
(France, Etats-Unis) qui voient dans le Maroc un pays musulman modéré
et un garant de la paix et de la stabilité régionales, le renouveau de la
coopération marocaine s’accorde avec son ambition affichée de devenir
un hub financier et économique entre Europe et Afrique.
Si, comme la Chine, l’Inde, les Etats-Unis ou d’autres, le royaume
chérifien a saisi l’importance de l’enjeu subsaharien (ressources, marché
de consommation), il développe une vision stratégique au-delà des aspects
économiques et sécuritaires, comme en témoignent l’intensification de
sa coopération culturelle, l’accueil accru d’étudiants subsahariens (8000)
et son offre élargi de formation religieuse adressée aux imams mais

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Afriqu’Orient

aussi, depuis 2013, aux cadres africains de l’Eglise. Le Maroc dispose


de plusieurs atouts : une proximité géographique, sa stabilité politique,
des liens historiques avec l’Afrique de l’Ouest qui remontent au Moyen
Age (héritage des Almoravides puis des Saadiens), la suspension des
initiatives africaines de Kadhafi. Et surtout, des ressources symboliques
et religieuses non négligeables : un islam intégrant les influences soufies,
l’aura du roi, reconnu « Commandeur des croyants » par les adeptes de
la confrérie Tidjaniya (présents au Mali et Sénégal).
Le discours « historique » du souverain prononcé à Abidjan en
février  2014 lors du forum maroco-ivoirien donne le cadre d’une
politique marocaine impulsive en faveur d’une «  coopération Sud-Sud
destinée à lutter contre le sous-développement, l’exclusion, la pauvreté et promouvoir
une renaissance africaine ». Le redéploiement actuel marocain en Afrique
met ainsi largement l’accent sur le développement humain et durable,
et les questions agricoles et alimentaires figurent en bonne place parmi
les actions de coopération. Il n’est pas anodin d’avoir récemment vu
le Gabon mettre en place une stratégie de développement agricole
répondant au nom de « Gabon vert », par mimétisme avec celle du
« plan Maroc vert » instituée depuis 2008 par le royaume chérifien 21.
Les efforts marocains de médiation lors de crises africaines (en 2002,
dans le conflit du fleuve Mano et plus récemment, dans la crise du
Mali) rivalisent, bien entendu, avec les velléités de leadership algérien.
D’ailleurs, l’offensive économique et diplomatique marocaine peut
être aussi lue comme une action de désenclavement stratégique (au
regard des tensions avec les voisins algérien et espagnol) doublée d’un
lobbying en faveur d’une solution d’autonomie à la question sahraouie.

Iran, Egypte : tensions et coopération


avec l’Afrique
En comparaison du Maroc, les analystes sont moins diserts sur
la coopération entre l’Afrique subsaharienne et le monde turco-
iranien 22. De ce point de vue, l’article de Bouha Nouhou apporte
un éclairage assez inédit sur les relations irano-africaines, rappelant
la rhétorique de solidarité tiers-mondiste du régime islamique, sa
posture de « pays défenseur des Etats opprimés » désireux de partager
ses progrès technologiques avec un continent riche en ressources et
les affinités nouées avec des Etats parias africains (le Soudan dirigé
par Omar el-Béchir ou le régime de Robert Mugabe au Zimbabwe).

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Afriqu’Orient : des relations à explorer

Afin de desserrer l’étau des sanctions économiques internationales,


la coopération iranienne vers l’Afrique s’est intensifiée au cours des
années 1990, en particulier dans les domaines économique, industriel,
puis militaire (sous Mahmoud Ahmadinejad) : de la création d’usines
d’assemblage automobile (Sénégal) ou de tracteurs (Ouganda) à
l’ouverture de lignes maritimes avec le Kenya en passant par l’import-
export ou le partage de technologies nucléaires (civil) avec le Nigeria,
le partenariat de l’Iran avec le continent s’étend, bien qu’assombri en
2010 par l’affaire de livraison d’armes aux rebelles casamançais. Cette
politique de coopération iranienne en Afrique s’inscrit en concurrence
avec celle des monarchies sunnites du Golfe, Arabie saoudite en tête.
Puissant trait d’union entre Méditerranée et Afrique, le bassin du Nil
est depuis quelques années le siège de tensions interétatiques entre pays
d’aval et pays d’amont (Ethiopie en tête) à propos du partage des eaux.
Analysant cette dispute cristallisée autour du projet éthiopien de grand
barrage de la Renaissance (prévu fin 2017), Pierre Blanc y décèle le signe
d’un rééquilibrage des relations de puissance dans le bassin, en lien avec
l’affirmation de l’Ethiopie comme pays émergent et le déclin de l’hydro-
hégémonie égyptienne. Le réaménagement des rapports de force entre
pays subsahariens et pays arabes (Egypte-Soudan) s’accompagne d’une
confrontation entre discours de légitimation, l’idée d’une « souveraineté
territoriale absolue  » des premiers s’opposant au principe de «  première
appropriation  » des seconds. Cet exemple rappelle que l’Egypte aura
sans doute besoin de réviser sa diplomatie africaine dans les années à
venir, mais aussi que la géopolitique des ressources (eau, terres arables,
matières premières) pourrait bien conditionner le futur des relations
entre Etats nord-africains, moyen-orientaux et subsahariens.
Ce numéro, qui entend apporter un éclairage sur les relations
Afrique-Orient, rassemble exclusivement des contributions du monde
arabe. Certes, le titre de la revue et l’aire régionale dont elle se prévaut
explique en partie l’asymétrie des contributions reçues, avec un
manque de perspective depuis l’Afrique subsaharienne ou le monde
turco-iranien. La réalisation de ce numéro nous invite donc à y donner
une suite, laquelle serait d’interroger la Méditerranée en décentrant le
regard, ou tout au moins en le déplaçant depuis d’autres régions du
monde, pays émergents et pays des Suds en priorité.
C’est aussi la fonction d’une revue comme Confluences Méditerranée
que d’essayer de poser quelques jalons nouveaux dans le domaine de
la réflexion stratégique et de la recherche académique, en essayant de
« penser autrement » la Méditerranée et ses pays riverains. En 2010, un

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Afriqu’Orient

tel exercice avait été mené dans le cadre du numéro 74, qui, sonnant au
titre provocateur de la « Méditerranée sans l’Europe », proposait des
clefs de lecture sur la présence croissante de puissances extrarégionales
et le renforcement de rapports entre Etats méditerranéens et
moyen-orientaux non-membres de l’Union européenne. Depuis, en
Méditerranée, la pénétration des pays émergents (Chine, Inde, Brésil),
la réaffirmation des anciens grands (Russie) ou le rôle de certains
acteurs périphériques (Iran, Qatar) se sont confirmés et amplifiés.
Le numéro actuel, que nous avons intitulé « Afriqu’Orient »,
est à découvrir comme une première étape dans un parcours qui se
prolongera. Si les liens sont anciens, il est tout à fait probable que les
relations politiques, économiques, sociales et culturelles s’accroissent
dans les années à venir entre les « mondes arabe et turco-iranien » et les
« mondes africains ». L’économie et les entrepreneurs pourraient en être
les principaux moteurs, à défaut de pouvoir compter sur des hommes
politiques artisans d’un tel mouvement. La culture, les réseaux sociaux
ou le sport devraient également participer à ces rapprochements, tandis
que la gestion des risques (sanitaires, environnementaux) constituera un
test récurrent pour observer si ces espaces voisins cheminent vers plus
d’interdépendances ou restent dans la déconnexion. Sur une planète
où les relations dites « Sud-Sud » s’accélèrent, il serait étonnant que les
couloirs de l’Afriqu’Orient ne soient pas plus empruntés. ■

Notes

1. La revue Autrepart de l’Institut de recherche pour le développement


(IRD), initiatrice en 2000 d’un numéro « Afrique noire et monde arabe »
(n° 16), s’y est attelée en dépassant un classique focus maghrébin.
2. Voir Karine Bennafla, « Mise en place et dépassement des frontières
entre Maghreb et Afrique noire : approche géohistorique », Cultures Sud,
n° 169, avril-juin 2008 ; p. 15-21.
3. Voir Zidan Mubarak Mohammed, « La Libye a-t-elle vraiment tourné le dos
à la Méditerranée ? », Confluences Méditerranée n° 74, 2010 ; p. 97-107.
4. Expression volontairement choisie pour ce numéro, mais qui reste
soumise à la critique.
5. In « Quelles retombées des printemps arabes sur l’Afrique
subsaharienne ? », Afrique Contemporaine, n° 245, 2013 ; p. 14.
6. Voir Andrea Dessi, Dario Cristiani, Wolfgang Mühlberger and Giorgo
Musso (2014), Africa and the Mediterranean Evolving Security Dynamics
after the Arab Uprisings, Mediterranean Paper Series, The German Marshall
Fund of the United States, http://www.iai.it/pdf/mediterraneo/GMF-IAI/
Mediterranean-paper_25.pdf (consulté le 20 août 2014).
7. Voir Salim Chena et Antonin Tisseron, « Rupture d’équilibres au Mali »,
Afrique contemporaine, n° 245, 2013 ; p. 71-84.

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Numéro 90 l Été 2014
Dossier Variations
Afriqu’Orient : des relations à explorer

8. Laurence Aïda Ammour « Le retour de la problématique identitaire au


Sahara : un effet secondaire du printemps arabe », in Philippe Denécé (sous
la dir.), La face cachée des révolutions arabes, Ellipses, 2012, pp.463-479.
9. On songe aux politiques de subvention à la consommation sur les
denrées de base pratiquées en Afrique du Nord qui alimentent la fuite de
ces produits vers les Etats subsahariens.
10. Selon la déclaration d’Idriss Déby, au sommet extraordinaire de la
Censad à N’Djamena, le 16 février 2013.
11. Citons, entre autres, Olivier Pliez, Les cités du désert : des villes
sahariennes aux saharatowns, Marseille-Toulouse, IRD, PUM, 2011 ; 163
p ; Ali Bensaad, (dir.), Immigration sur Emigration. Le Maghreb à l’épreuve
des migrations subsahariennes, Paris, Karthala, 2008 ; 452 p ; Julien
Brachet, « De quelques aspects des dimensions politiques et économiques
des circulations migratoires au Sahara central », L’Année du Maghreb, VII,
2011 ; p. 251-260.
12. Armelle Choplin , Nouakchott au carrefour de la Mauritanie et du monde,
Paris, Karthala, 2009 ; 372 p.
13. Judith Scheele, « Circulations marchandes au Sahara : entre licite et
illicite », Hérodote, n° 42, 2011 ; p. 143-162.
14. Voir Michel Peraldi (dir.), D’une Afrique à l’autre. Migrations
subsahariennes au Maroc, Paris, Karthala, 2011 ; A. Bensaad, 2008, op. cit.
15. Julie Picard, Le Caire des migrants africains chrétiens. Impasse migratoire
et citadinités religieuses, thèse de géographie, Université Toulouse/EHESS,
2013 ; Mahamet Timera, « La religion en partage, la ”couleur” et l’origine
comme frontière » in « Les migrants sénégalais au Maroc », Cahiers d’études
africaines, n° 201, 2011 ; p. 145-167 ; Johara Berriane, « Les étudiants
subsahariens au Maroc : des migrants parmi d’autres ? », Méditerranée,
n° 113, 2009 ; p. 147-150.
16. Assaf Dahdah, « Mobilités domestiques internationales et nouvelles
territorialités à Beyrouth (Liban) : le cosmopolitisme beyrouthin en
question », Espace populations sociétés, n° 2/3, 2011 ; p. 267-279.
17. Sylviane de Wangen et Pedro Vianna (dirs.), « Méditerranée, mare nostrum
pour les migrants ? », Confluences Méditerranée, n° 87, L’Harmattan, 2013.
18. David Gutelius, « Islam in Northern Mali and the War on Terror », Journal
of Contemporary African Studies, vol. 25, 1, 2007 ; p. 59-76 ; Jean-Louis
Triaud et Leonardo Villalon, « L’islam subsaharien entre économie morale
et économie de marché : contraintes du local et ressources du global »,
Afrique contemporaine, n° 231, 2009 ; p. 23-42.
19. Florence Brondeau, « Les investisseurs étrangers à l’assaut des terres
agricoles africaines. Réflexions sur le dernier avatar des politiques agricoles
postcoloniales », EchoGéo, n° 14, 2010, http://echogeo.revues.org/12008
(consulté le 18 août 2014) ; Gérard Chouquer, Terres porteuses. Entre faim
de terres et appétit d’espace. Arles, Actes Sud, 2012.
20. Voir Sylvie Daviet, « Maghreb des entrepreneurs : les horizons du Sud »,
in L’Année du Maghreb, IX/2013, CNRS Editions, pp. 193-210.
21. Voir Najib Akesbi, « La nouvelle stratégie agricole du Maroc annonce-
t-elle l’insécurité alimentaire du pays ? », Confluences Méditerranée, n° 78,
2011 ; p. 107-120.
22. Sur la Turquie, voir Kamal Bayramzadeh, « Les effets de l’arrivée au
pouvoir de l’AKP sur la politique africaine de la Turquie », in Sebastian
Santander, L’Afrique, nouveau terrain de jeu des émergents, Paris, Karthala,
2014 ; p. 139-158 et Olivier Mbabia, « Ankara en Afrique : stratégies
d’expansion », Outre-Terre 3, n° 29, 2011 ; p. 107-119.

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Numéro 90 l Été 2014

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