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Article à paraître dans La Revue des Droits de l’Homme n°24, juin 2023

La fabrique d’un droit d’asile au Maroc


Circulation des normes, tâtonnements juridiques, et atermoiements politiques

Delphine PERRIN
Chargée de recherche à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement)

Résumé

En septembre 2013, le Maroc a lancé le chantier d’un droit d’asile, qui devait passer par
l’élaboration d’une loi sur l’asile et l’appropriation d’une procédure de reconnaissance des
réfugiés jusqu’ici laissée au HCR. Dans un contexte particulier d’ambitions concordantes, cette
initiative a été suivie d’avancées significatives et de trois projets successifs de loi, avant de
s’essouffler, tandis que le nombre de réfugiés dans le pays n’a cessé de croître. Dix ans après
le lancement du chantier, la déception prévaut, mais l’adoption de la loi sur l’asile est toujours
espérée. Cet article explore les atermoiements d’un Etat tenté de devenir un pays d’asile, soumis
à diverses pressions en ce sens mais se confrontant à des questionnements et des réalités
politiques, géopolitiques, sociales qui suspendent son vol. Il porte par ailleurs une analyse sur
le droit d’asile tel qu’il a été envisagé, discuté et finalement posé dans les trois projets de texte
élaborés en dix ans. Scruter ces projets amène à appréhender très concrètement la manière dont
certaines normes ont circulé, tandis que d’autres sont ignorées, au-delà des discours politiques.

Abstract

In September 2013, Morocco launched the making of refugee law, which had to go through the
drafting of a law on asylum and the appropriation of a procedure for recognizing refugees,
which until now had been left to the UNHCR. In a particular context of concordant ambitions,
this initiative has been followed by significant progress and three successive bills, before
running out of steam, while the number of refugees in the country has kept on growing. Ten
years after the launch of the project, disappointment prevails, but the adoption of the law on
asylum is still hoped for. This article explores the procrastination of a State tempted to become
a country of asylum, subjected to various pressures in this direction but confronting questions
and political, geopolitical and social realities which suspend its flight. It also provides an
analysis of the law on asylum as it has been envisaged, discussed and finally posed in the three
draft texts drawn up over ten years. Scrutinizing these projects leads to a very concrete
understanding of the way in which certain norms have circulated, while others are ignored,
beyond political discourse.

Mots-clés
Maroc, asile, réfugiés, droits, HCR

Keywords
Morocco, asylum, refugees, rights, UNHCR
En septembre 2013, le Maroc lance le chantier d’une « nouvelle politique d’immigration et
d’asile » (NPIA), à l’initiative du Roi1. Celui-ci vient en effet d’approuver le rapport du Conseil
National des Droits de l’Homme (CNDH)2 qui recommande « une politique d’asile et
d’immigration radicalement nouvelle »3. Tandis que la mise en œuvre d’une procédure d’asile
débute rapidement avec la réouverture du Bureau des Réfugiés et Apatrides (BRA) et la mise
en place d’une commission ad hoc de régularisation des réfugiés statutaires du HCR4, une
commission juridique entame le travail législatif en préparant un avant-projet de loi. En 2014,
une Stratégie Nationale d’Immigration et d’Asile (SNIA) est par ailleurs définie pour préparer
l’accès aux droits pour les étrangers régularisés et pour les réfugiés. Le 9 décembre 2015, le
projet de loi sur l’asile 26-14 est programmé par le Secrétariat général du gouvernement (SGG)
pour passer en conseil de gouvernement, avant d’en être retiré le jour même5. Quelques mois
plus tôt, le Roi avait affirmé que le Maroc « ne sera(it) jamais une terre d’asile »6.
Ce panorama d’un temps accéléré illustre une des caractéristiques des dynamiques juridiques
évoluant autour de l’asile et des migrations depuis le début des années 2000 en Afrique, et au
Maroc en particulier. Déjà en 2003, en adoptant la loi 02-03 relative à l’entrée et au séjour des
étrangers7, suivie d’un ensemble de mesures de contrôles des migrations, Rabat avait enclenché
un tournant rapide, qui s’est ensuite ralenti, jusqu’à ce nouveau tournant rapide de 2013, suivi
d’un certain essoufflement. Entre les deux néanmoins, le temps s’étire et fait son œuvre,
contribuant à construire pas à pas des instruments et des chemins à emprunter.
En dépit de l’apparent coup d’arrêt de 2015, des discussions amènent à un second projet de loi
(66-17) en 2017, suivis d’échanges interministériels en 2018, et le projet est soumis au conseil
du gouvernement en septembre 20188. Avec l’organisation du sommet de Marrakech en vue de
l’adoption du « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », dans un
contexte où le Maroc se voit de nouveau critiqué pour le non-respect des droits des migrants9,
plusieurs voix pronostiquent l’adoption toute prochaine du projet de loi sur l’asile, qui viendrait

1
L’hebdomadaire Jeune Afrique a vu dans cette prise de position royale une « nouvelle pique (du Roi) au cabinet
Benkirane », B. Roger, « Maroc : Mohamed VI appuie le CNDH dans la défense des droits des migrants, Jeune
Afrique, 10 septembre 2013.
2
Le CNDH a été créé en mars 2011 sur l’ancien Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH), avec une
indépendance et un mandat élargis. Pour une présentation détaillée (prérogatives, attributions, composition) :
https://www.cndh.org.ma/fr/presentation/presentation-du-conseil-national-des-droits-de-lhomme
3
« Etrangers et droits de l’Homme au Maroc : Pour une politique d’asile et d’immigration radicalement nouvelle».
Le résumé exécutif est disponible ici : https://www.cndh.org.ma/fr/rapports-thematiques/conclusions-et-
recommandations-du-rapport-etrangers-et-droits-de-lhomme-au
4
Haut-Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés.
5
Sara BENJELLOUN (2019), Diplomatie migratoire du Maroc. La nouvelle politique migratoire ou la formation
d’une politique publique engagée pour soutenir la politique étrangère du Maroc, thèse de doctorat, Université
internationale de Rabat et Université Grenoble Alpes.
6
Discours royal, 20 août 2015, https://www.maroc.ma/fr/discours-royaux/discours-integral-de-sm-le-roi-
loccasion-du-62eme-anniversaire-de-la-revolution-du
7
Loi 02-03 relative à l’entrée et au séjour des étranger au Royaume du Maroc, à l’émigration et l’immigration
irrégulières, promulguée le 11 novembre 2003.
8
Selon Younous ARBAOUI (président de la Clinique juridique Hijra), dans son entretien avec LeMatin.ma, le 19
juin 2019 : https://lematin.ma/journal/2019/on-oublie-qu-loi-lasile-aidera-maroc-controler-lentree-sejour-
territoire/317974.html
9
Par exemple, déplacements internes et arrestations en 2018, dénoncés par le GADEM dans ses rapports :
GADEM (2018). Coûts et blessures – Rapport sur les opérations des forces de l’ordre menées dans le nord du
Maroc entre juillet et septembre 2018 – Eléments factuels et analyse. https://www.gadem-asso.org/couts-et-
blessures/ ; GADEM (2018). Expulsions gratuites – Note d’analyse sur les mesures d’éloignement mises en œuvre
hors de tout cadre légale entre septembre et octobre 2018. URL :
https://gallery.mailchimp.com/66ce6606f50d8fd7c68729b94/files/3690d5cc-2b47-404c-a43d-
ca0beeb7e383/20181011_GADEM_Note_Expulsion_gratuite_VF.pdf
et par Amnesty International ici : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/09/morocco-relentless-
crackdown-on-thousands-of-sub-saharan-migrants-and-refugees-is-unlawful/
rappeler, comme en 2014, que le Maroc peut être un modèle dans la région. Il serait alors le
seul pays doté d’un droit d’asile de toute l’Afrique du Nord et même du Proche et Moyen-
Orient (la région « MENA »10 ou les pays « arabes » dans le langage des institutions
internationales).
Le HCR souhaite avant tout qu’une loi soit adoptée – en effet, la procédure de régularisation
des réfugiés par la commission interministérielle ad hoc est suspendue depuis mars 2017, ce
qui a un impact très négatif sur la situation des réfugiés, puisque sans régularisation, ces derniers
ne peuvent obtenir un titre de séjour ni accéder aux droits correspondants. Pour sa part, le
CNDH a encore des réserves sur le projet de loi et adresse ses dernières recommandations en
2018.
Le Pacte mondial de Marrakech est pourtant adopté en décembre 2018 sans que l’on ne parle
plus du projet de loi sur l’asile11. A partir du 2019, ce n’est plus seulement l’asile qui s’efface
devant la migration, c’est l’ensemble de la SNIA qui semble ralentie, si ce n’est à l’arrêt, après
cependant des avancées notables.
Une version actualisée du projet 66-17 est néanmoins soumise en 2019 au secrétariat général
du gouvernement en vue d’entamer le processus d’adoption législatif12. A-t-il ensuite été
suspendu du fait de la crise sanitaire ? En juin 2020, le CNDH appelait à accélérer la cadence13.
Il semble que la circulation interministérielle ait repris en 2022 – sans consultation du HCR ni
du CNDH (dernier, semble-t-il, à avoir fait des recommandations et suscité de nouvelles
modifications). C’est donc de manière très discrète qu’a été amendé et discuté le projet 66-17,
dans les couloirs ministériels en 2022. Va-t-il enfin être adopté, 10 ans après le lancement de la
« nouvelle politique d’immigration et d’asile » ?
Cet article ne cherche pas à apporter de réponse à cette question. A défaut de se vouloir
visionnaire, sa raison d’être est double :
-questionner les atermoiements d’un Etat sans doute sincèrement soucieux de devenir un pays
d’asile, soumis à diverses pressions en ce sens (organisations internationales, partenaires
européens et africains, sociétés civiles, réfugiés) mais se confrontant à des questionnements et
des réalités politiques, géopolitiques, sociales qui suspendent son vol. Tenter de comprendre le
cheminement du projet dans ces méandres.
-porter une analyse sur le droit d’asile tel qu’il a été envisagé, discuté et finalement posé dans
trois textes successifs : l’avant-projet de loi, le projet 26-14 et le projet 66-1714. Mettre en
exergue les inspirations et les choix juridiques, révélateurs de choix politiques.
L’article explore ainsi la fabrique du droit d’asile et entend par ce biais déconstruire un certain
nombre d’idées reçues, notamment celles qui tendent à essentialiser et donc simplifier la
manière dont circulent et s’ancrent les normes juridiques. Il mobilise particulièrement l’analyse
en termes de pluralité des facteurs d’influence dont les interactions varient dans le temps ; en
termes de tâtonnements du droit, voire de bricolage15 ; en termes de poids des personnalités et
des hommes dans les options juridiques – autant d’instruments difficilement tangibles qui
semblent pourtant être les plus à même d’analyser la réalité des processus en cours au Maroc
dans le domaine de l’asile.

10
Middle East and North Africa.
11
En laissant également en suspens le projet de loi n°72-17 relatif à l’entrée et au séjour des étrangers au Royaume
du Maroc et à l’immigration.
12
Selon le rapport SNIA 2020, https://marocainsdumonde.gov.ma/ewhatisi/2021/10/Rapport-2020-5-10-VF.pdf
13
https://www.cndh.org.ma/fr/article/journee-mondiale-des-refugies-le-cndh-reitere-son-appel-renforcer-le-
cadre-juridique-relatif
14
En l’absence d’accès à une version plus récente.
15
Julie ALLARD (2008), « La ‘cosmopolitisation’ de la justice : entre mondialisation et cosmopolitisme »,
Dissensus [En ligne], Dossier "Mondialisation et cosmopolitisme", N° 1 (décembre 2008), URL :
https://popups.uliege.be/2031-4981/index.php?id=213.
Il se base sur l’étude des documents collectés au fil des années (projets de loi, recommandations
écrites de diverses institutions) malgré l’absence de transparence et d’accès public, sur des
entretiens réguliers avec des acteurs impliqués dans certaines organisations internationales,
institutions nationales et ONG, et sur l’observation suivie des débats et du contexte national et
régional depuis 2013.
La contextualisation historique de la présence des réfugiés et de la question de l’asile au Maroc
permet de comprendre leur importance croissante sur les plans politique, géopolitique et social
dans un contexte récent extrêmement dynamique à ces trois égards (I). Les débats juridiques
sur le contenu de la future loi sur l’asile se situent dans une temporalité spécifique et sont donc
marqués par des considérations fortes : le droit d’asile est un droit ancré et ancien, un droit
« universel » et mondialisé, qui fait l’objet d’une doctrine foisonnante, de pratiques
convergentes et d’interprétations officielles (les lignes directrices du HCR, garant du respect de
la Convention de 195116). En même temps, il est réputé « en crise » depuis une trentaine
d’années et a donc connu des évolutions juridiques et pratiques radicales. Il est alors
particulièrement instructif d’observer les chemins que choisit de prendre un Etat sur le point de
s’engager sur la voie de l’asile. Scruter les projets de loi marocains nous amène à appréhender
très concrètement la manière dont certaines normes ont circulé, tandis que d’autres sont
ignorées, au-delà des discours politiques (II).

I- Contexte historique et évolution de la présence des réfugiés - Des institutions et


des hommes

En dépit d’un décret adopté le 29 août 1957 « fixant les modalités d’application de la
Convention relative au statut des réfugiés signée à Genève le 28 juillet 1951 » et créant le
Bureau des réfugiés et apatrides auprès du Ministère des affaires étrangères (MAE), le Maroc
ne s’est jamais doté d’une législation et d’une procédure d’asile proprement dites. Le BRA n’a
jamais réellement fonctionné, la commission de recours n’a d’ailleurs pas été créée. Le HCR se
charge de la détermination du statut de réfugiés (DSR) et de l’accès aux droits, en collaboration
avec des associations locales, depuis une soixantaine d’années, même si l’accord de siège avec
le Maroc n’a été conclu qu’en 2007. Les relations avec les autorités n’ont pas toujours été au
beau fixe, les documents du HCR n’étant par exemple souvent pas reconnus comme protégeant
de l’expulsion. Le HCR a aussi pu être qualifié d’ « acteur de la politique européenne
d’externalisation »17, dans un contexte de crise de l’asile (menant à « Convention Plus » dans
l’espoir d’y remédier) et sous la direction de Ruud Lubbers.

A- L’émergence d’une problématique – la mise à l’agenda politique de l’asile

Avant 2004, le HCR n’avait qu’une présence symbolique, une délégation honoraire s’occupant
de près de 300 réfugiés18. C’est à partir de 2004 que l’agence onusienne décide de développer
considérablement ses activités, autour d’une délégation proprement dite, en contractant avec
les associations, en développant des formations. Bien que le HCR invoque l’augmentation du
nombre de demandeurs d’asile au Maroc (incontestable au vu des difficultés nouvelles
d’accéder au territoire européen), J. Valluy corrèle ce changement du HCR avec l’adoption, par
l’Union européenne (UE), du programme de La Haye, qui « institutionnalise les politiques
16
Sur la légitimité et l’autonomie du HCR et plus largement la fabrique des normes internationales, lire Marion
FRESIA, « La fabrique des normes internationales sur la protection des réfugiés au sein du comité exécutif du
HCR », Critique internationale, 2012/1 (n° 54), pp. 39-60. URL : https://www.cairn.info/revue-critique-
internationale-2012-1-page-39.htm
17
Jérôme VALLUY (2007), « Le HCR au Maroc : acteur de la politique européenne d’externalisation de l’asile »,
L’Année du Maghreb, III | 2007, 547-575. URL : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/398?lang=en
18
Ibid.
d’externalisation de l’asile » et prévoit le développement de la capacité d’accueil des pays tiers,
en coopération avec le HCR19. Il est vrai que l’UE et le HCR se sont fixé comme objectif
l’émergence de politiques d’asile dans les pays maghrébins d’ici 201020 et un programme de
renforcement des capacités est déjà à l’œuvre.
Ainsi, la question de l’asile s’invite au Maroc au début des années 2000, sous l’effet conjugué
d’une augmentation de la présence étrangère, y compris en besoin de protection, et d’une
politique du HCR et de l’UE directement liée à la projection externe de la politique
d’immigration et d’asile. Cette question connaît une politisation dès 2005-2006, avec un
développement considérable des associations et des militants faisant suite aux drames de Ceuta
et Melilla21.

Ce n’est pourtant qu’en 2013 que le processus d’élaboration d’un droit d’asile est lancé, et les
influences de l’UE et du HCR ne comptent à cet égard que parmi les divers facteurs ayant
concouru à ce choix politique.
Ces influences de l’UE et du HCR sont demeurées constantes, s’appuyant sur plusieurs
instruments, notamment l’engagement conventionnel conditionné22 et le « renforcement des
capacités ». L’année 2013 est marquée par une évolution remarquable des relations du Maroc
avec l’UE. Rabat est le premier pays à signer un Partenariat pour la mobilité.
La déclaration conjointe établissant un Partenariat pour la mobilité entre l’UE, ses Etats
membres et le Maroc, établie le 7 juin 2013, consacre une partie à la « protection
internationale » dans laquelle il est prévu un appui au développement législatif et institutionnel
marocain en matière de droit d’asile, sur la base de la Convention de Genève de 1951 (al.28) et
la promotion de la capacité des autorités marocaines en charge des procédures d’asile,
notamment un appui technique et une coopération avec l’UE et le HCR (al.29). Le plan prévoit
l’envoi d’experts européens au Maroc et la venue de fonctionnaires marocains en Europe pour
observation et formation.
Frontex (l’Agence européenne de garde-frontières et garde-côtes) et EASO (l’Agence
européenne pour l’asile) ont été engagés en 2014-2016 pour la première fois (et la dernière
jusqu’ici) dans un programme d’assistance technique pour renforcer les systèmes d’asile en
Tunisie, en Jordanie (deux pays sans systèmes d’asile) et au Maroc. Ce dernier avait à l’époque
déjà son premier projet de loi, il avait déjà suivi des formations et bénéficié de l’assistance
technique du HCR (en lien avec des associations, depuis 2004), mais aussi d’Etats membres
comme l’Allemagne23. Le « renforcement des capacités » d’EASO au Maroc, ponctuel, s’est
ainsi ajouté aux formations dispensées par le HCR qui est par ailleurs directement et
constamment présent auprès des autorités. Les formations asile ont été nombreuses au Maroc
depuis dix ans, y compris par la société civile financée par l’UE24.

Les Orientations Royales du 6 novembre 2013 visaient à « élaborer une nouvelle politique
globale relative aux questions de l’immigration et de l’asile, suivant une approche humanitaire

19
Ibid. par.5-6.
20
Delphine PERRIN (2009), « Sémantique et faux-semblants juridiques de la problématique migratoire au
Maghreb », Migrations Société n°123-124, pp.19-49.
21
Entre le 28 et le 29 septembre 2005, puis le 6 octobre, à l’occasion de deux tentatives collectives de passage
dans l’enclave de Ceuta puis celle de Melilla, la répression côtés espagnol et marocain est forte et plusieurs
migrants sont tués. C’est le 1er grand drame humain médiatisé à cette frontière.
22
La coopération, quel que soit le secteur concerné, est conditionnée aux efforts du Maroc dans le contrôle des
frontières et la gestion des migrations.
23
Voir par exemple la formation proposée par GIZ de 2015 à 2017 : https://www.giz.de/en/worldwide/34314.html
24
J. VALLUY note d’ailleurs une « relation faite de rivalités et de complémentarités » qui émerge entre la
Commission européenne (nouvelle sur la scène internationale de la gouvernance des migrations) et le HCR (op.cit.
al. 31).
conforme aux engagements internationaux du Maroc et respectueuse des droits des
immigrés »25. A la lecture du discours royal, il apparaît que ce nouvel engagement participe de
la réaffirmation de la politique africaine du Maroc, mais qu’il permet aussi de répondre aux
attentes de l’UE et des instances internationales26, auxquelles s’ajoutent celles de la société
civile qui se sont exprimées dans le contexte des « printemps » de 201127. Il émerge d’une
coïncidence d’intérêts entre une pluralité de contraintes internes et internationales28.
C’est donc sur la base d’une volonté politique forte, émanant directement du Roi, que la
« nouvelle politique d’immigration et d’asile » est lancée. Cette volonté politique connaît un
affichage institutionnel et trouve une incarnation personnelle. Le Ministère chargé des
Marocains résidant à l’étranger (MCMRE), jusqu’alors limité à ces derniers, est réorganisé et
élargi aux « Affaires de la migration » pour inclure l’immigration – Il devient MCMREAM. Ce
ministère de plein exercice est confié à Anis Birou, qui demeure à ce poste du 10 octobre 2013
au 5 avril 2017 et porte les projets de réforme avec une réelle conviction, qu’il s’agisse des
campagnes de régularisation ou de la politique d’asile.
La conjugaison de ces dynamiques à la fois personnelles et collectives amène au tournant
remarquable de 2013-201429. Il est constitué d’abord d’un chantier législatif, avec le projet
politique d’adopter une loi contre la traite des personnes, une loi sur l’immigration (remplaçant
la loi 02-03) et une loi sur l’asile30. Un avant-projet de loi sur l’asile est préparé dès le 13 mars
2014.
En 2014 est aussi lancée la Stratégie nationale d’immigration et d’asile (SNIA). Adoptée en
conseil de gouvernement le 18 décembre, elle vise l’accès aux droits, notamment à la santé, à
l’éducation, au logement, pour les personnes régularisées, y compris réfugiées. Cet accès à un
statut et à des droits prend deux formes. D’une part, Anis Birou annonce le 11 novembre 2013,
la première campagne de régularisation de la situation administrative des étrangers, qui sera
lancée en janvier 2014. Cette opération a permis de donner une suite favorable à 23 056
demandes sur les 27 649 déposées, soit un taux de régularisation de 83,53%31. Certains
demandeurs d’asile en bénéficieront, bien qu’ils n’en soient pas la cible initiale. Les critères de
régularisation seront en effet élargis, à la demande du CNDH32, permettant d’inclure toutes les
femmes (plus de 10 000 ont été ainsi régularisées) et des Syriens du fait des réticences du BRA
à reconnaître à ces derniers le statut de réfugié. Une seconde campagne de régularisation est

25
Rapport SNIA 2018 : https://marocainsdumonde.gov.ma/wp-content/uploads/2019/01/Politique-Nationale-
dimmigration-et-dAsile-_-Rapport-2018.pdf
26
Les 10 et 11 septembre 2013, se déroulait la session d’examen du rapport initial du Maroc par le comité onusien
pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille. Ce rapport, attendu
en 2004, n’avait été envoyé qu’en juillet 2012 au comité qui avait par ailleurs reçu des observations et
recommandations de plusieurs ONG.
27
Delphine PERRIN (2020), « Dynamiques juridiques et politiques autour des mobilités en Afrique
méditerranéenne et sahélienne : inspirations, ambitions et contraintes », Migrations Société 2020/1 n°179, pp.75-
89.
28
Sylvie MAZZELLA et Delphine PERRIN (dir.) (2019), Introduction, in Frontières, sociétés et droit en
mouvement – Dynamiques et politiques migratoires de l’Europe au Sahel, Bruylant, pp.11-37.
29
Une amélioration des droits et du droit est clairement observée entre 2013 et 2018, sur le plan formel et celui
des pratiques. La justice administrative, par exemple, a annulé plusieurs décisions de refoulement de demandeurs
d’asile qui disposaient de récépissés de dépôt de leurs dossiers (Said MACHAK cité par BENTALEB). Sous
l’influence du contexte national en général, « les meilleures décisions ont été prises en 2013 (en matière d’accès
aux droits) et cela coïncidait avec le lancement de la politique de la migration et d’asile » (LEMSEGUEM, cité
par BENTALEB 2019). Hassan BENTALEB (2019), « Droit des étrangers au Maroc : Un vide juridique qui ne
dit pas son nom - Célébration aujourd’hui de la Journée internationale du migrant », Libération.ma, 17/12/2019,
https://www.libe.ma/Droit-des-etrangers-au-Maroc-Un-vide-juridique-qui-ne-dit-pas-son-nom_a114037.html
30
A ce jour, seule la loi contre la traite des personnes a été adoptée.
31
Site officiel : https://marocainsdumonde.gov.ma/operations-de-regularisation/
32
Voir notamment le communiqué du 26 octobre 2015 : https://www.cndh.org.ma/fr/communiques/migration-la-
commission-nationale-de-recours-adopte-de-nouvelles-mesures-permettant-de
lancée en 2016-2017. 28 400 dossiers de régularisation ont été déposés entre fin 2016 et fin
2017, auprès de 83 préfectures et provinces. Comme lors de la première campagne, la
commission de recours présidée par le CNDH recommanda un assouplissement des critères,
permettant de régulariser de manière plus souple, mais les résultats officiels de cette seconde
campagne n’ont pas été publiés33. Au total, environ 50 000 personnes auraient été régularisées
au cours des deux campagnes – mais bien moins ont pu effectivement obtenir leur titre de
séjour.

Concernant les réfugiés, une commission ad hoc en charge de la régularisation des réfugiés
reconnus par le HCR est spécifiquement créée le 17 septembre 2013, présidée par la Délégation
interministérielle des droits de l’homme (DIDH). Il s’agit en réalité d’un premier pas dans le
processus de transfert de responsabilité du HCR aux autorités marocaines. Ce transfert est prévu
en deux temps. Dans un premier temps, le HCR continue à mener la DSR, qui doit ensuite être
confirmée par le BRA pour régularisation. Le BRA doit donc auditionner les réfugiés reconnus
comme tels par le HCR et, lorsque leur statut est confirmé, délivre la carte de réfugié, qui permet
d’accéder à la carte de séjour et aux droits afférents, tel que le droit au séjour ou l’accès au
travail sans soumission à la préférence nationale34.
Dans un second temps, lorsque la loi sur l’asile sera adoptée, les responsabilités seront
entièrement transférées au BRA, qui se chargera de la DSR dès la demande d’asile.
Une première phase de régularisation des réfugiés s’est déroulée du 25 septembre au 21
novembre 2013 (on notera la réactivité après le rapport du CNDH du 9 septembre 2013). Sur
853 réfugiés, 545 ont été régularisés, l’ensemble des personnes auditionnées par le BRA ont en
fait été régularisées. Ce sont principalement des Ivoiriens à plus de 45%, des Congolais (plus
de 24%) et des Irakiens (15%). Le 24 décembre 2013, un premier lot de cartes de réfugiés et de
séjour était délivré aux demandeurs d’asile et leurs familles35.
Une seconde phase de régularisation a commencé le 23 juillet 201436, mais la commission a
ensuite suspendu ses travaux à plusieurs reprises – en mars 2015 pour six mois, puis entre mars
2017 et décembre 2018 (du fait de la crise politique ?), de nouveau en 2020 avec la crise
sanitaire. Elle a repris ses activités en 2022, mais à un rythme très faible : au premier quart de
2022, 11 auditions, pour 51 réfugiés, avaient été réalisées37. 45% seulement des réfugiés ont
des documents de résidence valide38. Le Maroc souhaite-t-il encore assumer les responsabilités
d’un pays d’asile ?

Ces dysfonctionnements s’inscrivent dans un essoufflement de la NPIA/SNIA et des reculs


dans les engagements et dans le respect des droits, visibles dès 2017 – alors en crise politique et
sociale -, qui s’accentuent en 2019. Fin 2018, malgré les régularisations, seuls environ 1 000
étrangers bénéficient de la SNIA39 du fait de l’effet cumulé des problèmes de renouvellement
des titres de séjour des régularisés de la première campagne, des difficultés d’obtention des
titres de séjour pour les régularisés de la seconde campagne40 et de la fermeture du BRA. Les
relations entre le HCR et le gouvernement marocain sont par ailleurs compliquées, parfois

33
Même le site officiel marocainsdumonde.gov.ma n’est plus actualisé sur ce sujet depuis 2017/2018.
34
Et exempt de la procédure d’autorisation de travail auprès de l’ANAPEC (Agence nationale de promotion de
l’emploi et des compétences).
35
Rapport SNIA 2018, op.cit.
36
S. BENJELLOUN, op.cit.
37
En septembre 2022, 25 auditions avait permis de recevoir 140 réfugiés – tandis que le HCR enregistrait 3 761
nouvelles demandes d’asile. UNHCR Factsheet Morocco, sept. 2022.
38
Donnée HCP (Haut-Commissariat au Plan (HCP), « La migration forcée au Maroc, résultats de l’enquête
nationale de 2021 », Royaume du Maroc, sept.2021) et entretien HCR 2021.
39
Entretien HCR 2018.
40
En raison de demandes additionnelles de certaines préfectures, comme celle de présenter un bail.
tendues41, depuis 2015 et plus encore 2017 – correspondant généralement à des augmentations
du nombre de réfugiés.
Pourtant, 2017 est marquée par le retour du Maroc dans l’Union africaine, par laquelle il est
également nommé leader sur la question des migrations. Il reçoit aussi un « accord de principe
de son adhésion à la CEDEAO »42. Le Maroc s’investit en Afrique, et s’investit dans la question
migratoire, notamment dans la préparation de l’adoption du Pacte mondial sur les migrations.
Il engage de grandes consultations en septembre 2017, « pour enrichir sa contribution », mais
également pour montrer un processus inclusif, participatif et son intérêt à proposer une
alternative aux politiques occidentales, retranscrit dans sa proposition d’« Agenda africain pour
les migrations » dont il s’est vu confier la charge43. Dès lors, c’est déjà la migration qui intéresse
davantage que l’asile44. Cependant, même la question des migrations est en recul, processus
visible surtout en 2018 malgré l’imminence du sommet de Marrakech et de l’adoption de
l’Agenda africain : essoufflement de la SNIA, tensions politiques (intra-ministérielles et intra-
sociétés civiles). Les personnalités très engagées dans la NPIA sont remplacées : Driss El
Yazami, qui dirigeait le CNDH depuis 2011, est démis de ses fonctions en plein sommet de
Marrakech en décembre 2018 ; Anis Birou est remplacé par Abdelkrim Benatiq en 2017. Ce
dernier récupère un ministère par ailleurs redevenu délégué auprès du ministre des Affaires
étrangères – ce qu’il avait déjà parfois été avant 201345 – autant de signes annonciateurs de
changements.
En 2019, le ministère délégué, confié en octobre à Nezha El Ouafi (du PJD, docteure en
sociologie, connaisseuse des thématiques de l’immigration), ne conserve que la référence aux
MRE46, bien qu’il soit encore chargé de mettre en œuvre la politique gouvernementale
concernant les migrants aux Maroc. Ainsi, non seulement deux politiques très différentes sont
fondues en un seul sous-ministère, mais la migration ne vaut plus un affichage indiquant sa
dimension politique prioritaire.
Ces questions politiques et institutionnelles internes ont joué un rôle indéniable et ont révélé
les atermoiements en matière d’asile. Il est important qu’une telle politique soit « incarnée » et
le rôle des hommes dans les réformes est évident. Mais l’enthousiasme de 2013-2014 est
désormais tempéré, même si le Maroc souhaite toujours être moteur sur la question des
migrations sur le plan diplomatique.

B- Evolution du nombre et de la composition des personnes en besoin de protection

Les positions et décisions en matière d’asile sont influencées par les réalités sur le terrain, de
même que celles-ci sont conditionnées par les contextes politiques. Le nombre très limité de
réfugiés au tout début des années 2000 connaît une forte et rapide progression en 2005-2006
sous le coup de la répression qui s’accentue contre les migrants en 2004-2005, après l’adoption

41
Voir notamment S. BENJELLOUN, op.cit. pp.268-269.
42
Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (espace de libre circulation).
A noter cependant que les ressortissants de seulement 7 Etats, sur les 15 membres de la CEDEAO, sont
actuellement dispensés de visa pour entrer au Maroc, dont 2 (Mali et Guinée) sont soumis à la formalité de l’AEVM
(autorisation électronique de voyage).
43
Cet Agenda a été présenté lors du 30ème sommet de l’UA, le 29 janvier 2018.
44
S. BENJELLOUN, op.cit.
45
Macarena NUNO et Farida SOUIAH, (2013) « Les politiques mises en place par le Maroc envers ses
ressortissants », Hommes & migrations, 1303, URL: http://journals.openedition.org/hommesmigrations/2574
46
De 2017 à 2019, le ministère délégué était encore chargé des MRE (Marocains Résidant à l’Etranger) et des
Affaires de la Migration. Ces dernières disparaissent de l’intitulé en octobre 2019. Nasser Bourita, qui était
ministre des affaires étrangères et de la coopération internationale (MAECI) depuis avril 2017, est devenu pour sa
part ministre des affaires étrangères, de la coopération africaine et des MRE le 9 octobre 2019.
Entre 2019 et 2021, la direction des MRE a elle aussi été mise à l’écart, et même humiliée au Parlement, avec la
crise des MRE non rapatriés du fait de la crise sanitaire.
de la loi 02-03. Les demandes d’asile augmentent (près de 2 000 entre début 2005 et mi-200647)
en vue de rechercher une protection contre les arrestations et les expulsions. 500 aboutiront à
la délivrance de cartes de réfugiés48. Les files d’attente et la visibilisation des demandeurs
d’asile engendrées créent des tensions entre le HCR et le gouvernement marocain.
De manière générale, la présence étrangère a augmenté au Maroc au cours de ces années, sous
l’effet notamment des difficultés accrues pour se rendre légalement en Europe49.
Une seconde augmentation du nombre de réfugiés est visible à partir de 201550, en pleine « crise
de l’asile » en Europe, du fait des guerres en Syrie et au Yémen. Entre 2015 et 2017, se mêlent
parmi les réfugiés les Syriens déjà présents de longue date et les nouveaux arrivés, généralement
par Oujda. Le Maroc, comme son voisin algérien et comme l’UE, impose alors un visa d’entrée
aux ressortissants syriens51.
C’est en 2018 que le nombre de demandes d’asile connaît encore une forte progression, de 20%,
avec une réorientation des profils des demandeurs. Ce sont surtout des hommes seuls, jeunes,
souvent mineurs, venant d’Afrique de l’Ouest. Le HCR voit dans les demandes d’asile d’une
majorité d’entre eux une instrumentalisation pour rester au Maroc le temps de pouvoir passer
en Europe. Le taux de reconnaissance est faible, 80% des demandes sont rejetées, sauf pour les
ressortissants du Cameroun (victimes de Boko Haram, LGBTI52 ou femmes craignant des
mariages forcés) et de Guinée (femmes craignant des mariages forcés, enfants craignant
l’excision)53.
Au 1er octobre 2018, le HCR dénombrait 7 338 réfugiés et demandeurs d’asile (5 353 réfugiés
et 1 985 demandeurs d’asile), principalement de Syrie (3 164) et, bien plus loin, du Yémen, du
Cameroun, de Côte d’Ivoire et de Guinée54. Du fait de la suspension du travail de la commission
ad hoc de régularisation, beaucoup de réfugiés n’ont plus accès au travail et ont donc décidé de
quitter le pays pour se rendre en Europe – en octobre 2018, le taux de départ des réfugiés est
évalué à environ 30%55. Or, les arrestations, lors de tentatives de passage vers l’Europe, de
personnes dotées d’un document du HCR ont réactivé chez les policiers la suspicion de fraude :
tandis que les refoulements de personnes disposant d’une attestation du HCR avaient cessé ces
dernières années, les documents étant reconnus et respectés par les autorités56, ils ont repris,
surtout en 202157.
En septembre 2020, le HCR comptait 7 561 réfugiés reconnus de son côté, dont la majorité était
syrienne58. Selon le rapport bilan 2020 sur la politique d’immigration et d’asile59, 847 personnes
avaient obtenu le statut de réfugié auprès du BRA à la date du 12 mars 2020. Le BRA a confirmé
les DSR du HCR, sauf pour les Syriens et les Yéménites. Certains en déduisent un refus général

47
Environ la moitié des 1 843 demandes d’asile proviennent de ressortissants du Nigéria et de République
démocratique du Congo, à un moment où seuls 219 réfugiés sont reconnus comme tels par le HCR. D. PERRIN
2009, op.cit.
48
J. VALLUY, op.cit.
49
Ali BENSAÂD (dir.) (2005), Marges et mondialisation, les migrations transsahariennes, Maghreb-Machrek
n°185, automne 2005.
50
Entretien HCR 2021.
51
Le Maroc impose un visa aux ressortissants de la plupart des pays sources de réfugiés : Syrie, Libye, Yémen,
Soudan, Erythrée, Ethiopie, Cameroun, Centrafrique… ce qui est un moyen d’empêcher leurs arrivées.
52
Lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et intersexes.
53
Entretien HCR 2021.
54
Factsheet HCR, oct. 2018.
55
Entretien HCR 2018.
56
Un moratoire général sur tous les refoulements avait aussi été instauré de décembre 2013 à février 2015. Nadia
KHROUZ (2019), L’étranger au Maroc – Droits et pratiques, L’Harmattan, coll. Mobilités africaines.
57
Entretien HCR 2021.
58
Factsheet sept.2020
59
Rapport sur la politique nationale d’immigration et d’asile, 2020, p.82.
https://marocainsdumonde.gov.ma/ewhatisi/2021/10/Rapport-2020-5-10-VF.pdf
de reconnaître des réfugiés arabes au Maroc, et plus généralement dans les pays arabes60. Le
rapport 2020 du Ministère indique pourtant que « 1 363 Syriens ont été auditionnés (par la
commission interministérielle ad-hoc) et bénéficient de la protection internationale et
nationale »61. Dès le commencement du travail de la commission du BRA en 2013, les Syriens
étaient exclus. Environ 5 000 ont pu être régularisés dans le cadre de la 1ère campagne de
régularisation des migrants (par voie de recours, tel que recommandé par le CNDH comme
indiqué plus haut), puis le HCR a réussi à négocier des titres de séjour pour les réfugiés syriens.
Mais aujourd’hui les Syriens n’ont plus de voie d’accès aux droits et à la légalité, ni par une
campagne de régularisation ni comme réfugiés. Le HCR ne prend d’ailleurs plus la peine de les
envoyer au BRA pour audition62. Les raisons invoquées du rejet d’accueillir et de protéger les
Syriens63 sont multiples: dimension politique de l’asile, pratique différente de l’islam, risques
sécuritaires64,…
Les Syriens semblent donc souffrir d’une approche prima facie (collective, avant examen
individuel) qui, à l’inverse de celle du HCR leur reconnaissant immédiatement un besoin de
protection en tant que « groupe à risque » 65, les classe dans une catégorie à risques pour l’Etat
ou la société et les exclut de l’accès à la protection – en suggérant aussi que les Syriens étant
des « frères » jouissant de l’hospitalité d’un pays arabe et musulman, ils n’auraient pas besoin
de l’asile66. Du fait de ces perceptions contradictoires, les Syriens au Maroc ont des statuts
variables, certains ayant un titre de séjour sans être reconnus refugiés, d’autres étant reconnus
réfugiés par le HCR sans disposer de la carte de réfugié délivré par l’Etat, et beaucoup se situant
dans des limbes administratives et l’irrégularité. Le nombre de Syriens a dans tous les cas
diminué ces dernières années, surtout avec la suspension des lignes aériennes pendant la crise
sanitaire. Ceux qui arrivent encore viennent d’Algérie, attendent à Nador de pouvoir passer en
Europe, et sont victimes d’arrestations et de refoulement à la frontière67.

Cet état de fait s’inscrit dans une explosion du nombre de personnes en recherche de protection,
qui a doublé en deux ans. Au 30 juin 2022, 19 278 personnes étaient recensées, partagées de
manière quasiment égale entre réfugiés et demandeurs d’asile. Elles provenaient principalement
de Syrie (5 251), Guinée, Côte d’Ivoire, Yémen, Cameroun, Centrafrique mais aussi désormais
du Soudan68.
L’augmentation de la présence des Soudanais s’est révélée flagrante dès 2021, liée sans doute
à la situation dramatique en Libye où se rendait la plupart d’entre eux. Originaires de plusieurs
parties du Soudan, cette population très démunie arrivant généralement à Oujda fait l’objet
d’une priorisation par le HCR pour certains d’entre eux, par une accélération des procédures
d’asile, et l’accent mis sur l’accès aux services, afin qu’ils restent au Maroc plutôt qu’ils
n’essaient de partir, d’autant que le resserrement des contrôles sur les départs du Maroc ont
rendu les passages quasiment impossibles. Cette priorisation est dans les faits relative. En effet,

60
S. BENJELLOUN, op.cit. A noter que la Mauritanie accueille volontiers les réfugiés syriens.
61
op.cit. p.82.
62
Entretien HCR 2021.
63
A noter néanmoins que de nombreux Syriens vivent depuis des décennies au Maroc, généralement en situation
régulière.
64
Le Roi lui-même présente les raisons de l’imposition du visa d’entrée aux Syriens et aux Libyens, et les craintes
associées à l’arrivée de réfugiés, dans son discours du 20 août 2015 : https://www.maroc.ma/fr/discours-
royaux/discours-integral-de-sm-le-roi-loccasion-du-62eme-anniversaire-de-la-revolution-du
65
Sur les diverses approches prima facie, Jean-François DURIEUX (2008), “The many faces of ‘prima facie’ :
Group-based Evidence in Refugee Status Determination”, Refuge, vol.25 n.2, pp.151-163.
66
C’est en quelque sorte ce qui ressort du discours royal du 20 août 2015, qui distingue asile (associé à
l’irrégularité) et hospitalité (liée à la régularité). « Le Maroc restera comme toujours une terre d'accueil pour ses
hôtes qui s'y rendent dans la légalité. Le Maroc ne sera jamais une terre d'asile ». A lire dans son intégralité, op.cit.
67
AMDH Nador.
68
Factsheet Maroc juillet 2022.
les Sud-Soudanais ne sont pas soumis à la procédure de DSR s’ils ont des papiers d’identité.
Or, la plupart d’entre eux n’en ont pas et doivent donc suivre la procédure de DSR69.
Les Sud-Soudanais font partie des nationalités bénéficiant d’une reconnaissance prima facie de
leur statut de réfugié par le HCR, aux côtés des Syriens, des Yéménites, des Centrafricains, et
des Palestiniens, pour faciliter leur accès à la protection, dès l’enregistrement. Les autres
nationalités doivent attendre.
C’est le cas des Sénégalais dont le nombre parmi les demandeurs d’asile a augmenté, en lien
avec les campagnes de déplacements du gouvernement. En effet, lorsqu’il est procédé à des
déplacements collectifs d’étrangers du nord du pays vers l’intérieur, pour les éloigner de la
frontière espagnole, les demandes auprès du HCR augmentent, afin d’obtenir des récépissés
susceptibles de permettre d’être remis en liberté en cas d’arrestations. Selon le HCR, la
priorisation de certains dossiers est nécessaire, du fait d’un trop grand nombre de demandes
pour la petite équipe marocaine. En lien avec ces limites capacitaires, le représentant de
l’organisation onusienne déplore « l’instrumentalisation des documents du HCR » par quelques
étrangers, qui retardent le traitement des demandes d’asile de tous70. Cette suspicion de « faux
demandeurs d’asile » vis-à-vis de ceux se trouvant dans les zones frontalières du Maroc est très
ancrée, elle justifiait il y a déjà quinze ans de déconseiller aux demandeurs d’asile de se rendre
dans le nord du pays, et même de s’éloigner du siège du HCR71.
Les Ivoiriens, qui ont bénéficié d’un bon taux de reconnaissance sur quelques années, voient
pour leur part leur situation évoluer. Le 17 juin 2022, le HCR a retiré la Côte d’Ivoire des pays
à risque, et déclaré officiellement la cessation du statut de réfugié pour ses ressortissants.
Indiquant que les conditions de retour étaient réunies, l’organe onusien a recommandé aux Etats
d’accueil de lever le statut de réfugié pour les ressortissants ivoiriens.

Quelques réinstallations permettent d’alléger à la fois la charge du Maroc et l’inquiétude de


réfugiés. La réinstallation concerne les personnes sélectionnées par le HCR, qui ont le moins
de chances d’intégration au Maroc, comme les LGBTI, les mineurs non accompagnés (MNA),
les femmes vulnérables (jeunes mères, victimes de torture, etc). Les places offertes par les Etats
d’accueil sont en faible nombre. Fin 2021, 100 places annuelles étaient garanties par le Canada
(qui en avait mis 150 pendant un temps pour compenser la politique de fermeture du président
américain Trump) ; 150 places pour les Etats-Unis72. Chaque Etat opte pour des profils. Le
Canada, par exemple, privilégie des femmes chef de famille, francophones (les Ivoiriennes sont
alors facilement acceptées), mais ne souhaite pas de MNA. En revanche, les Etats-Unis sont un
des rares pays à accueillir volontiers ces derniers, et privilégient par ailleurs les LGBTI. Il est
difficile pour les Syriens d’être réinstallés, du fait des contraintes des vérifications sécuritaires ;
les ressortissants d’Afrique de l’Ouest et du Centre le sont donc plus volontiers. Les pays
membres de l’UE, qui demandent des progrès en matière d’asile au Maroc, n’apparaissent pas
comme offrant des places de réinstallation73 pour compenser les efforts et rassurer sur la
solidarité à venir.

II - Débats et questionnements sur le contenu de la future loi - Emprunts juridiques et


« vision africaine »74

69
Entretien HCR 2021.
70
Ibid.
71
N. KHROUZ, op.cit.
72
Entretien HCR 2021.
73
Ibid.
74
Selon les termes du discours royal lors du 30ème sommet de l’UA, op.cit.
Si la plupart des pays africains du sud du Sahara sont dotés d’une loi sur les réfugiés, le Maroc
est vu, en 2013-2014, comme un modèle, une source d’inspiration dans la région nord-africaine,
et même dans l’ensemble des pays « MENA » dépourvus de cadre ou de politique d’asile. A
l’intérieur de ce groupe hétérogène d’Etats qui partagent une absence de considération et de
protection des réfugiés, une problématique particulière aux pays maghrébins a émergé au cours
des années 1990. Du fait de leur proximité historique et géopolitique avec les pays européens,
la Tunisie, le Maroc et l’Algérie sont soumis à une pression particulière de l’UE pour
contribuer, en amont, au contrôle de ses frontières extérieures et développer des mécanismes
de containment des migrants sur la rive sud de la Méditerranée75. Parmi ces mécanismes figure
la mise en place de politiques d’accueil favorisant le maintien volontaire des étrangers dans ces
pays, diminuant ainsi la poursuite des parcours vers l’Europe. Du fait de cet intérêt européen
pour le développement de politiques d’asile au Maghreb, le débat sur le refuge au Maroc, en
Tunisie s’est focalisé sur le rapport à l’Europe plutôt qu’aux réfugiés. Ainsi, tout au long des
années 2000, tandis que les Etats maghrébins avaient tous adopté des législations répressives
qui elles aussi correspondaient aux intérêts européens, mais pas seulement76, la résistance à
l’élaboration de lois sur les réfugiés rassemblait gouvernements et sociétés civiles qui, dans un
même élan, dénonçaient le lien avec et le risque d’externalisation de l’asile, c’est-à-dire
l’intention européenne de sous-traiter la protection des réfugiés au Maghreb et d’alléger ainsi
son fardeau.
Le risque est bien réel, conforté à la fois par les attitudes de rejet et de criminalisation de la
migration dans les pays européens ces vingt dernières années, et par le droit. La directive
européenne Procédures77 prévoit en effet pour les Etats européens la possibilité de considérer
comme irrecevables les demandes d’asile des personnes qui seraient liées à un « pays de
premier asile » ou un « pays tiers sûr »78. L’existence d’une législation et d’une politique d’asile
est un élément déterminant pour considérer un Etat comme tel, d’où l’appui européen au
développement de politiques et législations sur l’asile, comme prévu dans la Déclaration pour
un partenariat de mobilité – mais ce ne semble pas être un prérequis. Selon le représentant du
HCR79, l’adoption de la loi ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle dans la mesure
où le Maroc coche déjà beaucoup de cases du « pays tiers sûr » (ou pays de premier asile) et ne
conclura pas d’accord de réadmission sur les étrangers.

75
Delphine PERRIN (2006), « La nouvelle politique juridique de l’Europe en matière de contrôle et de limitation
des migrations », L’Année du Maghreb I pp. 117-137.
76
D. PERRIN 2009 et 2020, op.cit.
77
Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes
pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte de la directive 2005/85/CE).
78
Le Maroc pourrait par exemple être considéré pays de premier asile (art.35) si le demandeur a) s’est vu
reconnaître la qualité de réfugié dans ce pays et peut encore se prévaloir de cette protection; ou b) jouit, à un autre
titre, d’une protection suffisante dans ce pays, y compris du bénéfice du principe de non-refoulement, à condition
qu’il soit réadmis dans ce pays.
Il pourrait, alternativement, être considéré comme un « pays tiers sûr » (art.38), c’est-à-dire si le demandeur est
traité ainsi : a) il n’a rien à craindre ni pour sa vie ni pour sa liberté en raison de sa race, sa religion, sa nationalité,
son appartenance à un groupe social particulier ou de ses opinions politiques ; b) il n’existe aucun risque
d’atteintes graves au sens de la directive 2011/95/UE ; c) le principe de non-refoulement est respecté
conformément à la convention de Genève ; d) l’interdiction prévue par le droit international de prendre des mesures
d’éloignement contraires à l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, y est
respectée ; et e) la possibilité existe de solliciter la reconnaissance du statut de réfugié et, si ce statut est accord, de
bénéficier d’une protection conformément à la convention de Genève.
Sur l’origine, l’évolution et la légalité de ces notions, Violeta MORENO-LAX (2015), “The legality of the ‘safe-
third country’ notion contested: insights from the law of treaties”, in G.S. Goodwin-Gill and P. Weckel (eds),
Migration and Refugee Protection in the 21st Century: legal aspects, The Hague Academy of international law
centre for Research (Martinus Nijhoff), pp.665-721.
79
Entretien HCR 2018.
Il faut en effet préciser que cette possibilité d’irrecevabilité n’aurait un impact sur le Maroc,
que si l’étranger concerné pouvait être « réadmis » facilement dans ce pays tiers sûr ou de
premier asile. Or, le Maroc refuse catégoriquement, et depuis plusieurs années, la conclusion
d’un accord de réadmission avec l’UE, du fait même de la volonté européenne d’inclure
l’engagement de Rabat à réadmettre ses nationaux mais aussi des étrangers - la déclaration
portant Partenariat de mobilité prévoyait d’ailleurs la relance des négociations pour la
conclusion d’un accord de réadmission entre l’UE et le Maroc, qui ne concernerait pas
seulement les ressortissants marocains, mais aussi ceux des Etats tiers (al.13). Conclure un tel
accord pourrait mener à la « réadmission » d’étrangers parvenus en Europe après avoir passé
quelque temps au Maroc.
Il est néanmoins sans doute injustifié de donner tant d’importance à la clause européenne du
« pays tiers sûr/pays de premier asile », au moment de considérer l’élaboration d’un droit
d’asile au Maroc. Tout d’abord, les précédents récents de collaboration européenne avec la
Turquie80 et le Rwanda81 révèlent que les pratiques systématiques de renvoi des demandeurs
d’asile sont le résultat de négociations bilatérales en marge du droit européen et indépendantes
des accords préexistants. Ni la Turquie, ni le Rwanda par ailleurs n’étaient et ne sont considérés
comme pays tiers sûrs, ce qui n’empêche pas les expulsions vers ces pays tiers. Seule compte,
en effet, la volonté politique des deux parties d’agir ainsi, comme résultat de négociations
opportunes82.
Par ailleurs, la question de la protection des réfugiés, et le débat de savoir si une loi sur l’asile
doit être adoptée, ne peut se limiter au rapport du Maroc ou de la Tunisie avec l’UE. Développer
un droit et une politique d’asile vise à donner au Maroc les moyens de mieux protéger les
victimes de violations graves de leurs droits. C’est aussi lui permettre de remplir ses
engagements internationaux. Cette ambition a une légitimité intrinsèque qui exempte de toute
autre considération politique. Comment justifier de nier les droits des personnes en besoin de
protection dans le pays du seul fait que cela profiterait à l’Europe ?
A l’occasion des révolutions et mouvements sociaux de 2011, une différence importante est
apparue entre les sociétés civiles tunisienne et marocaine83. Tandis que plusieurs ONG
marocaines ont associé les droits des Marocains, dans le Royaume et à l’étranger, à ceux des
étrangers au Maroc, d’autres en Tunisie ont maintenu une distinction entre les revendications
pour les nationaux d’une part et les étrangers d’autre part. Aujourd’hui encore, une part de la
société civile tunisienne rejette la perspective du développement d’un droit d’asile du fait de la
méfiance vis-à-vis de l’UE84. Le projet de loi préparé dans le contexte post accueil des réfugiés
issus de la guerre en Libye demeure dans un tiroir, que même la société civile ne réclame pas
d’ouvrir. Au Maroc, cette focalisation sur l’attitude potentiellement déstabilisante de l’UE est
dépassée, au profit d’une approche en termes de droits des personnes avant tout. Par ailleurs,

80
Sur la nature et les conséquences de la Déclaration UE-Turquie, voir diverses analyses juridiques ici :
https://eumigrationlawblog.eu/?s=turkey&search=Go
81
Pour une analyse de l’accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda : Nikolas FEITH TAN (2022), “Externalisation
of asylum in Europe: Unpacking the UK-Rwanda Asylum Partnership Agreement”, 17 May 2022, URL:
https://eumigrationlawblog.eu/externalisation-of-asylum-in-europe-unpacking-the-uk-rwanda-asylum-
partnership-agreement/
82
On peut ajouter que l’accord conclu entre l’Espagne et le Maroc en 1992 prévoit la réadmission des Marocains
et des non-Marocains, mais que cet accord n’a commencé à être appliqué par le Maroc qu’en 2012 (Nora EL
QADIM (2015), Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc / Union européenne, Dalloz), voire en 2018,
et seulement au cas par cas négocié informellement (Xavier FERRER-GALLARDO and Lorenzo GABRIELLI
(2021), “The Ceuta Border Peripeteia: Tasting the Externalities of EU Border Externalization”, Journal of
Borderlands Studies).
83
Delphine PERRIN (2016), “Regulating Migration and Asylum in the Maghreb: What Inspiration for an
Accelerated Legal Development ?”, dans Migration in the Mediterranean, S. Trevisanut et F. Ippolito (dir.),
Cambridge University Press, 2016, pp.192-214.
84
Entretiens avec des membres de la société civile tunisienne, 2019.
en se donnant l’objectif d’élaborer une politique d’asile, le Maroc faisait aussi le choix d’entrer
dans la catégorie des Etats de droit, respectables, pas ceux constamment sous pression
internationale pour mettre à niveau leurs législations, régulièrement pointés du droit pour leurs
lacunes et leurs violations. Derrière l’ambition d’élaborer un droit d’asile apparaît une volonté
indéniable d’élévation géopolitique. Ces intentions de départ vont être confrontées à une série
de défis.

A- L’ambition et l’inspiration : comment faire le droit d’asile et quel droit faire ?

Quelques remarques sur la fabrique du droit, avant d’explorer plus avant les projets de loi. Pour
le Maroc, même si le dahir du 29 août 1957 avait entamé la démarche, il s’agit de créer du droit
dans un domaine nouveau. En effet, le dahir de 1957 était court et lacunaire, il n’a pas été suivi
des décrets d’application nécessaires, il a été très peu voire pas appliqué. Par ailleurs, même si
le droit international primaire (les conventions internationales) de référence est le même
aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, les lignes directrices (du HCR), les interprétations
communes (au sein du l’UE) et les pratiques en matière d’asile se sont considérablement
étoffées et diversifiées au cours des années suivantes, en particulier depuis les années 1990, et
constituent autant de sources d’inspiration.
Lorsqu’un Etat crée du droit dans un domaine nouveau, il s’inspire généralement de l’existant85.
Le droit d’asile a ceci de spécifique que c’est un droit bien établi, aux échelles internationale,
régionales et nationales. Les législateurs ont ainsi une base solide d’inspiration, en particulier
parce que la Convention de Genève sur le statut des réfugiés de 1951 est un traité universel,
largement reconnu (146 ratifications). Le HCR, qui est garant de l’interprétation et l’application
de la Convention, dispense recommandations et formations pour le développement de
politiques d’asile en conformité avec les standards internationaux du droit d’asile. Il existe
néanmoins une variété de voies juridiques, qui dépendent de choix politiques, du fait de
l’existence de cadres juridiques régionaux développés depuis (UE, Afrique, Amérique latine),
d’une pluralité de législations et de pratiques nationales et d’une réflexion constante sur les
« bonnes pratiques » et l’évolution des dispositifs juridiques.
Pour cette raison, il est très instructif de suivre l’évolution des projets de loi et le travail législatif
de sa genèse (l’impulsion politique) à l’adoption finale (le vote au Parlement). Le droit d’asile
doit définir un cadre, des droits, des procédures. Il doit être conforme au droit international qui,
rappelons-le, prime sur le droit interne, comme le rappelle très justement la Constitution
marocaine de 2011 dans son préambule. Parmi les « conventions internationales ratifiées par le
Maroc », qui s’imposent donc en droit interne, figurent la Convention de Genève sur le statut
des réfugiés de 1951, ainsi que la Convention de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine –
devenue UA) sur les aspects propres aux réfugiés en Afrique, signée en 1969 et entrée en
vigueur en 1974. Le Maroc figurait parmi les 41 premiers signataires et l’a ratifiée le 14
novembre 1974. Nous verrons qu’en dépit d’une posture « africaniste », le Maroc n’entend pas
adapter sa législation sur l’asile à la Convention africaine.
Les travaux de la commission d’experts qui a été mise en place en septembre 2013 pour élaborer
un premier projet de loi révèlent sans surprise des débats concernant l’importation de
dispositions de directives européennes, notamment la Directive européenne Procédures déjà
citée. L’examen des recommandations de divers acteurs montre aussi que la mention de la
Convention de l’UA sur les aspects propres aux réfugiés en Afrique est réclamée de manière
récurrente, depuis le début du processus et jusqu’encore dans les dernières recommandations
du CNDH en 2018.

85
William TWINNING (2004), “Diffusion of Law: A Global Perspective”, The Journal of Legal Pluralism and
Unofficial Law, 49, pp.1-45.
La question se situe bien au-delà de l’origine européenne ou africaine de la norme juridique à
inclure dans le projet de loi marocain. Derrière l’inspiration, se trouve l’intérêt que souhaite
poursuivre le gouvernement marocain, l’ambition qu’il se fixe en tant que futur pays d’asile.
Au cours de la fabrique du droit, les législateurs s’inspirent de modèles existants dans lesquels
ils piochent des normes qui correspondent aux intérêts de l’Etat86, aux objectifs poursuivis tels
qu’ils ont été définis par le gouvernement, ou tels qu’ils sont compris par les rédacteurs. Ceux-
ci sont parfois « plus royalistes que le Roi »87 : en présupposant les intérêts du gouvernement,
généralement celui de contrôler et maîtriser, ils proposent a priori, avant soumission, des
rédactions très restrictives, y compris contraires au droit international auquel l’Etat est soumis.
Le droit d’asile exprime un équilibre entre le pouvoir de l’Etat de contrôler l’accès à son
territoire et la protection des victimes de violations des droits humains. C’est cette tension
fondatrice qui représente le dilemme essentiel de la protection des réfugiés à la base de la
convention de Genève88.
Le droit européen de l’asile tel qu’il ressort des textes élaborés depuis le début des années 2000
pour harmoniser les règles au sein du l’UE a créé un ensemble de mécanismes et d’approches
s’appuyant sur des lacunes de la Convention de Genève, qui permettent de limiter la portée et
l’étendue du droit d’asile89. Cette boîte à outils restrictifs du droit d’asile a inspiré d’autres Etats
dans le monde90 désireux eux aussi de légitimer et légaliser une approche moins généreuse.
Bien que la Constitution marocaine de 2011 soit particulièrement marquée par la prise en
compte des droits des étrangers91, les projets de loi comme les débats montrent une volonté de
limiter et contrôler l’ouverture à la protection, un biais largement partagé des Etats. On retrouve
au travers des diverses sources les tâtonnements pour combiner des intérêts pluriels et parfois
antagonistes.

Il n’est pas aisé d’analyser cette fabrique juridique du fait du manque fondamental de
transparence sur le travail législatif relatif à l’asile, ce qui souligne son caractère politique et
sensible. Ni l’avant-projet de loi ni les projets de lois qui ont suivi n’ont été publiés ni partagés
avec la société civile. Ils n’ont circulé officiellement qu’entre la Délégation interministérielle
aux droits de l’homme (DIDH), les ministères, le HCR et le CNDH - et encore, pas dans la
phase post-2019 -, et seulement « sous le manteau » auprès d’autres acteurs. La société civile
s’en est plainte ouvertement, sans impact. L’approche « inclusive » pourtant proclamée par le
Roi92 ne vaut-elle pas pour la dimension nationale ?

86
Ibid.
87
Contrairement à ce qu’affirme une experte interrogée par Sara BENJELLOUN dans le cadre de sa thèse (« En
règle générale, dans le droit, il ne faut pas être plus royaliste que le Roi », op.cit. p.261), mais qui fait justement
partie de ce type d’experts. La fonctionnaire déclare : « le gouvernement doit toujours chercher à garder une
certaine marge en faisant le moins de concessions possibles ». Cette lecture restrictive du droit d’asile est
effectivement largement partagée, mais on trouve de nombreux contre-exemples de gouvernements ayant opté
pour des approches plus protectrices des réfugiés, notamment en Amérique latine, mais aussi en Europe, et
d’experts proposant de telles approches.
88
Vincent CHETAIL (2019), International Migration Law, Oxford University Press.
89
D. PERRIN 2006, op.cit.
90
Hélène LAMBERT (2019), “Europe’s power to influence the laws and practice of international protection
worldwide”, in Mazzella S., Perrin D. (dir.), Frontières, sociétés et droit en mouvement, op.cit., pp.149-162.
91
Le Titre II (Libertés et droits fondamentaux), qui s’adresse aussi bien aux Marocains qu’aux ressortissants
étrangers, précise que ces derniers jouissent des libertés fondamentales reconnues aux citoyennes et citoyens
marocains et que ceux d’entre eux qui résident au Maroc peuvent participer aux élections locales en vertu de la
loi, de conventions internationales ou de pratiques de réciprocité (art.30) – ce qui n’a finalement pas été mis en
œuvre. Cet article hétéroclite indique aussi que les conditions d’extradition et d’octroi du droit d’asile sont définies
par la loi.
92
Discours de l’Agenda 2018.
Les principaux acteurs impliqués dans le travail législatif ont donc été au nombre de trois. La
DIDH, créée en avril 2011 pour accompagner le gouvernement dans le domaine législatif, a été
chargée de coordonner l’élaboration de trois dispositifs juridiques spécifiques dédiés à l’asile,
à la traite des personnes et à l’immigration. Elle a donc initié et chapeauté la préparation de
l’avant-projet de loi présenté le 13 mars 2014. Le HCR est par ailleurs impliqué depuis l’origine
dans le projet d’élaborer une loi et une politique d’asile. Il a aussi fait des recommandations
écrites sur les projets de loi auxquels il a eu accès. Ses dernières recommandations, adressées
en 2016, auraient été acceptées dans le projet de 201893. L’institution onusienne ne devrait pas
en ajouter, mais elle interviendra de nouveau au niveau du travail parlementaire. Le troisième
acteur clé du processus d’élaboration d’un droit d’asile est le CNDH. Sollicité pour contribuer
à améliorer les textes, il est même le dernier à avoir fait des recommandations sur le projet de
loi 66-17, adressées fin 2018 à la Chambre des Conseillers.
Exclues du processus, les associations ont cherché à peser sur lui, sans indication précise sur
un projet qu’on ne leur avait pas transmis. Certaines l’ont fait directement, en publiant leurs
recommandations (Droit et Justice, GADEM par exemple), d’autres de manière plus diffuse,
par des entretiens dans la presse94.

Un avant-projet de loi a été proposé le 13 mars 2014, issu des travaux d’un comité de rédaction
réuni sous l’égide de la DIDH. Bien que succinct, il touchait à tous les aspects d’une politique
d’asile, y compris l’intégration des réfugiés et l’accueil des demandeurs d’asile, confiés à la
société civile. Le projet de loi (PL) 26-14 est très différent de l’avant-projet, et semble peu
s’inspirer des diverses recommandations ayant porté sur l’avant-projet, adressées par des
experts internationaux, le HCR, l’association Droit et Justice notamment. Il a été mis à l’ordre
du jour du conseil du gouvernement le 16 décembre 2015 avant d’en être retiré le jour même95.
Les contextes politiques, géopolitiques et socio-économiques dans lesquels ce travail législatif
intervient pèsent évidemment. Le PL 26-14 est proposé en pleine « crise migratoire » en
Europe, un climat qui ne favorise pas un plus grand engagement, alors même que des millions
de Syriens fuient. Le Maroc, après l’Algérie, impose un visa d’entrée aux ressortissants syriens
et libyens, tournant le dos aux départs collectifs. A l’époque où le PL 66-17 est en cours de
discussion, un incident met en lumière la situation de Syriens bloqués à la frontière entre
l’Algérie et le Maroc96, dans un contexte tendu entre les deux voisins instrumentalisant la
question de l’asile et des migrations. Le PL semble ensuite être adressé aux membres du
gouvernement (le 9 septembre 2018) à une période propice, en pleine préparation du sommet
de Marrakech, mais c’est aussi en 2018 que le tournant défavorable à la NPIA et à la SNIA est
clairement pris (voir plus haut), précédé et suivi d’une crise politique interne.
Le projet de loi qui finira par être adopté par le conseil de gouvernement et présenté au
Parlement promet d’être bien différent de ses versions précédentes. Néanmoins, celles-ci
permettent de dégager les grands points d’achoppement qui ont pu compliquer la tâche des
rédacteurs jusqu’ici et seront sans doute encore au cœur des débats.

B- Les grands points d’achoppement

Les trois projets de loi sont très différents les uns des autres, ils ne reflètent pas un cheminement
vers un projet progressivement et régulièrement amélioré, mais plutôt le résultat d’équipes
distinctes évoluant dans des contextes séparés. Ils partagent une absence de préambule à même

93
Entretien HCR 2021.
94
Telles que la Clinique Juridique Hijra (CJH).
95
S. BENJELLOUN op.cit.
96
https://www.hrw.org/fr/news/2017/05/05/algerie/maroc-des-syriens-bloques-la-frontiere
de présenter l’esprit et les inspirations juridiques et d’exposer les principes fondateurs, comme
le fait par exemple la loi mexicaine97.
Le PL26-14 est le projet le plus élaboré. Long de 39 articles, il en consacre 23 aux procédures
et aux organes. Il apparaît relativement comme le plus généreux, accordant par exemple aux
protégés subsidiaires les mêmes droits qu’aux réfugiés. A l’inverse, avec ses 38 articles, le
dernier projet de loi (66-17) est plus succinct sur la procédure et les organes. Il semble ignorer
la complexité de la procédure de DSR, ce qui révèle peut-être un manque de concertation avec
le HCR. Son approche est aussi plus restrictive : il ne mentionne plus la possibilité de suspendre
un ordre de quitter le territoire en cas de recours contre le rejet d’une demande d’asile98 ; il
réduit les droits des protégés subsidiaires relativement à ceux des réfugiés (et omet d’ailleurs
de préciser la procédure pour les premiers) ; et introduit la possibilité de procédures accélérées.
Nous ne consacrons pas de commentaires, ci-dessous, aux définitions mal formulées. On peut
cependant mentionner le caractère farfelu de certaines formulations, dans les PL26-14 et 66-
17, qui semblent des tournures toute personnelles ou des « résumés » de définitions juridiques
pourtant bien établies. C’est par exemple le cas de la définition du réfugié, que ni le PL 26-14
ni le PL 66-17 ne reprend convenablement de la Convention de Genève. Ceci sera
vraisemblablement corrigé avant la version finale, mais le CNDH a néanmoins jugé nécessaire
de le pointer. La même remarque est valable pour les motifs d’exclusion du statut de réfugié,
dont le PL66-17 présente une liste plus longue que celle de la Convention de Genève, comme
le CNDH l’a relevé. Déjà concernant l’avant-projet de loi, l’expert international avait fait
remarquer que les critères d’exception à l’interdiction du refoulement devaient être listés
précisément, conformément à l’article 33 de la Convention de Genève, sans possibilité d’en
ajouter. Ces problèmes sont récurrents dans les trois projets de loi, sans que l’on sache vraiment
s’il s’agit d’erreurs d’inattention et de manque de rigueur, ou d’un déficit assumé de
considération pour les normes de droit international. Même si « le diable est dans les détails »,
les commentaires qui suivent ne reprennent pas ces divers points, dans l’espoir qu’ils seront
simplement corrigés, et limitent l’analyse à quelques débats de fond.

1.Définitions et statuts

Comme le droit d’asile constitue une exception au paradigme du contrôle migratoire, la


question de la définition des personnes pouvant bénéficier de l’asile est essentielle99. Dès
l’avant-projet de loi de 2014 et jusqu’au plus récent, le réfugié est défini en référence à la
Convention de Genève sur le statut des réfugiés de 1951100, le texte universel de référence.
Cette définition a révélé ses limites. S’il est possible de l’interpréter de manière large101, elle
est réputée exclure les personnes fuyant une violence généralisée, comme la guerre, du fait de
la nécessité pour le réfugié de devoir démontrer que sa crainte est personnellement justifiée par
l’un des motifs expressément mentionnés.
Dans la Convention de l’UA sur les aspects propres aux réfugiés en Afrique, entrée en vigueur
en 1974, la définition de la Convention de Genève est complétée, pour considérer comme
réfugiée « toute personne qui, du fait d’une agression, d’une occupation extérieure, d’une

97
Proposition de l’expert international lors de l’élaboration de l’avant-projet.
98
Recommandée dès l’avant-projet et introduite dans le PL 26-14.
99
V. CHETAIL, op.cit.
100
Défini ainsi à l’article 1er : « Toute personne… craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa
religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve
hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection
de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence
habituelle …, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »
101
Notamment via la référence à l’appartenance à un « groupe social » qui a permis d’ouvrir la protection, par
exemple, aux femmes craignant des persécutions spécifiques comme l’excision ou le mariage forcé.
domination étrangère ou d’événements troublant gravement l’ordre public dans une partie ou
dans la totalité de son pays d’origine ou du pays dont elle a la nationalité, est obligée de quitter
sa résidence habituelle pour chercher refuge dans un autre endroit à l’extérieur de son pays
d’origine ou du pays dont elle a la nationalité ». Cette approche régionale généreuse102, qui a
également été l’option choisie en Amérique centrale en 1984103, s’associait à un projet
ambitieux de solidarité entre les Etats parties pour se partager la charge de la protection,
notamment en cas d’afflux massif de réfugiés. Or, la Convention ne prévoit pas concrètement
les mécanismes et obligations de solidarité, et n’explique pas comment les procédures de DSR
pourraient être adaptées104. Ayant eu initialement peu d’impact législatif, le modèle de loi qui
sera produit après la conférence panafricaine de 1979 permit, grâce au rôle de diffusion et
d’influence du HCR, d’être repris dans plusieurs législations, surtout en Afrique de l’Est, mais
aussi au Nigéria, au Ghana ou au Libéria – tous des Etats anglophones. Cependant, depuis la
fin des années 1990, le constat de l’effet de la Convention est accablant, les droits des réfugiés
sont largement et profondément violés105 et le manque de solidarité entre Etat-membres est
criant.
La référence à la Convention africaine a néanmoins été recommandée dès l’avant-projet de loi
marocain par l’expert belge et le représentant du Ministère des affaires de la Migration, plus
tard par les ONG, ainsi que par le HCR et le CNDH du début jusqu’au dernier projet, sans
résultat. Formellement, elle mettrait la législation marocaine en conformité avec une
Convention internationale dûment ratifiée. Symboliquement, elle illustrerait l’adhésion du
Maroc à une approche africaine des réfugiés, distincte de la tendance européenne. Difficile,
pour un Etat qui proclame porter une approche africaine d’ignorer ainsi un des rares instruments
juridiques africains sur l’asile. Enfin, d’un point de vue pragmatique, le Maroc ne se situant pas
au cœur d’une région source de réfugiés, à la différence des pays des Grands Lacs, l’impact sur
les procédures et sur les ressources ne s’annoncerait pas ingérable. D’autant que la Convention
africaine est déjà d’application directe par les tribunaux marocains106. Pourtant, et malgré les
voix appelant, tant au sein des commissions juridiques qu’à l’extérieur, à s’inspirer et
évidemment mentionner la Convention africaine, celle-ci n’est pas même évoquée, dans aucune
des trois versions de projets de loi.
La majorité des rédacteurs a préféré s’inspirer du droit européen, qui permet une gestion plus
restrictive. En effet, plutôt que d’élargir la définition restreinte du réfugié de la Convention de
Genève, qui peut exclure un grand nombre de personnes ayant fui leur pays, les Etats européens
ont choisi de créer des statuts alternatifs, moins protecteurs.
Les projets de loi envisagent pour le Maroc de pouvoir octroyer, outre le statut de réfugié, la
protection subsidiaire ou la protection temporaire, deux statuts alternatifs définis dans le droit
européen. La protection subsidiaire est née d’une volonté d’apporter une protection à des
personnes n’entrant pas dans la définition conventionnelle du réfugié - car dans l’incapacité de
lier leur besoin de protection à l’un des cinq motifs énumérés par la Convention de Genève –,
102
Pour une approche critique de la définition du réfugié vue comme « large » et « généreuse », lire Marina
SHARPE (2012), “The 1969 African Refugee Convention : Innovations, Misconceptions and Omissions”, McGill
Law Journal Vol.58 :1. URL : https://lawjournal.mcgill.ca/article/the-1969-african-refugee-convention-
innovations-misconceptions-and-omissions/
M. Sharpe reprend notamment la position selon laquelle la Convention africaine a été utilisée pour justifier une
lecture restrictive de la Convention de 1951 (p.21).
103
Voir la Déclaration de Carthagène sur les réfugiés (Amérique centrale) : https://www.unhcr.org/fr/about-
us/background/4b14f4a5e/declaration-carthagene-refugies-adoptee-colloque-protection-internationale.html
104
Pour une analyse de la Convention, son esprit initial et sa mise en œuvre, George OKOTH-OBBO (2001),
“Thirty years on: a legal review of the 1969 OAU Refugee Convention governing the specific aspects of refugee
problems in Africa”, Refugee Survey Quarterly, Vol. 20, No. 1, pp.79-138.
105
Ibid, et Luc CAMBRÉZY (2007), « Réfugiés et migrants en Afrique : quel statut pour quelle
vulnérabilité ? », REMI, vol. 23, pp.13-28.
106
Echanges avec un expert international impliqué dans le processus, 2023.
sans ouvrir à une interprétation large du réfugié. Avec d’importantes réserves sur le risque de
faire de la protection subsidiaire une protection au rabais, le HCR a été contraint d’accepter
cette approche, recommandant qu’elle complète la Convention de Genève, par la possibilité
d’octroyer protection sur une base « situationnelle » (comme la violence généralisée) plutôt
qu’individuelle107. La directive Qualifications initialement adoptée en 2004 puis révisée en
2011108 ne suit que partiellement ce conseil. Elle définit la protection subsidiaire en référence à
la Convention européenne des droits de l’homme109 et à la Convention internationale contre la
torture (CAT), et protège la personne pour laquelle « il y a des motifs sérieux et avérés de croire
que (…), si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le
pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes
graves définies à l’article 15 », ces atteintes graves étant : la peine de mort ; la torture ou
traitements dégradants ou inhumains ; des menaces graves et individuelles contre la vie ou la
personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou
international. Même si ces atteintes sont d’ordre individuel pour certaines, d’ordre collectif pour
d’autres, la définition ne permet pas une reconnaissance collective d’un besoin de protection,
eu égard à une situation donnée.
Les projets de loi marocains reprennent de manière très partielle (voire incertaine) cette
définition, en lien sans doute avec la CAT110 – l’évolution des définitions ne cesse d’interroger,
ne sont-elles pas basées sur des références juridiques claires ? La question d’accorder une
protection équivalente aux réfugiés et aux protégés subsidiaires a un temps divisé les Etats
européens111, mais en dehors de la durée du titre de séjour (3 ans pour les réfugiés, 1 an pour
les protégés subsidiaires), les statuts se sont progressivement alignés. Alors que la version 2004
de la Directive Qualifications distinguait les droits des deux catégories de protégés112, la version
de 2011 accorde à l’ensemble des protégés les mêmes droits et en fait la liste : maintien de
l’unité familiale, avec la possibilité d’une approche élargie de la famille, accès à l’emploi, à la
formation, à l’éducation, à la protection sociale, à la santé (avec pour standard les droits des
nationaux), au logement (avec pour standard les droits des étrangers), etc.
La future loi asile marocaine est plus floue sur cette question. Les projets de loi prévoient
d’accorder des titres de séjour de durées identiques à celles prévues par le droit européen (3 ans
et 1 an). Le PL 26-14 envisageait des droits égaux entre protégés et réfugiés, sur la base des
droits énumérés dans la Convention de Genève et « les Conventions portant sur le statut des
réfugiés ratifiées par le Royaume » - qui pouvait faire référence à la Convention de l’UA sans
la mentionner expressément. Il précisait (art.11) que réfugiés et protégés avaient droit au
regroupement familial et à l’exercice une activité professionnelle. Le PL 66-17 supprime cette

107
UNHCR Statement on Subsidiary Protection Under the EC Qualification Directive for People Threatened by
Indiscriminate Violence, Janvier 2008. URL: https://www.unhcr.org/protection/operations/479df9532/unhcr-
statement-subsidiary-protection-under-ec-qualification-directive.html
108
Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes
relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir
bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant
bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte).
109
Sylvie SAROLEA, Luc LEBOEUF (dir.) (2014), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la
directive Qualifications, 2ème édition, Université catholique de Louvain, en ligne :
https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:152995/datastream/PDF_01/view
110
Art.6 du PL 26-14 : « à l’égard duquel il y a de sérieux motifs de croire que, s’il était renvoyé (…), il encourrait
un risque réel de subir de graves atteintes contre sa vie et notamment la torture ou autres traitements cruels,
inhumains et dégradants » ; art.25 du PL66-17 : « lorsqu’il existe des preuves irréfragables que son éloignement
(vers son pays de nationalité ou de résidence) l’expose à un risque réel qui met en danger sa vie ou son intégrité
physique ».
111
Daphné BOUTEILLET-PAQUET (2002), « Quelle protection subsidiaire dans l'Union européenne ? », Les
frontières du droit d'asile, Hommes et Migrations, n°1238, juillet-août 2002, pp. 75-87.
112
Sur le droit au regroupement familial et l’accès au travail notamment.
précision, et reste muet sur les droits du protégé subsidiaire. On sait seulement que le réfugié a
droit au regroupement familial, sur une base restreinte (enfants mineurs et conjoint), dont les
conditions seront indiquées par voie réglementaire, et aux droits prévus par la Convention de
Genève. Cette dernière indication mériterait des précisions. En effet, l’exposé des droits dans
la Convention de 1951 est assez complexe. Les droits énumérés, présentés comme une
progression, sont par ailleurs limités, car émergeant à une période préalable à l’adoption des
grands textes internationaux de protection des droits. Il faut donc aller plus loin113, ce que font
toutes les législations européennes. Le manque, en parallèle, de loi « cadre » sur l’immigration
(le PL sur l’entrée et le séjour des étrangers et à l’immigration étant lui aussi à l’arrêt) est un
facteur aggravant et concordant du manque de visibilité sur les droits des étrangers en situation
régulière et sur la catégorie dans laquelle les réfugiés seront placés.
La possibilité d’une protection temporaire, inspirée elle aussi du droit européen114 en cas
d’afflux massifs de réfugiés, a été envisagée dès l’avant-projet de loi (en cas d’afflux de
personnes fuyant des situations de conflit ou de violence généralisée), repris avec quasiment la
même définition dans le PL26-14, puis modifié dans le PL66-17 (art.29).
L’approche par la protection temporaire est particulièrement problématique. Tout d’abord, elle
ne prévoit qu’un accueil précaire et conditionné : pour une durée de 6 mois renouvelable une
seule fois « sauf nécessité impérieuse » une 3ème fois (quid si la situation perdure ? Les
demandes d’asile pourraient-elles être traitées sur une base individuelle ?), les personnes
pourront bénéficier « dans la limite des moyens disponibles, des droits et services de base »
(art.30) – une précision dont le CNDH réclame la suppression pour respecter le principe
constitutionnel de non-discrimination. Même le droit de travailler leur serait refusé115. En outre,
le choix de la protection temporaire, comme celui de la protection subsidiaire, marque
définitivement le refus de s’inspirer de la Convention africaine de 1969, qui incluait les
différents cas de figure dans un même statut de réfugié. Enfin, cette approche se distingue aussi
de la pratique bien établie du HCR, y compris au Maroc, et de certains Etats pour faire face à
une situation collective, celle de la reconnaissance prima facie.
Les rédacteurs successifs ont opté pour un cadre plus restrictif légitimé par le précédent
européen116, un cadre surtout plus confus permettant de garder une large marge de manœuvre
et de s’engager le moins possible. Le texte est d’ailleurs muet sur l’institution compétente pour
déclencher cette protection et sur quels critères.

2.Les procédures de demande d’asile

La loi créera vraisemblablement un Bureau Marocain des Affaires des Réfugiés (la référence
aux Apatrides, faite dans le PL 26-14, a disparu dans le PL 66-17). Tandis que le PL 26-14
prévoyait de le placer sous l’autorité du MAE, le dernier PL ne fait aucune mention de la tutelle,
laissant la voie aux conjectures. Sara Benjelloun pronostique une tutelle du Ministère de
l’Intérieur117, tandis qu’une « bonne pratique » en matière d’institution d’asile118 privilégie

113
V. CHETAIL, op.cit.
114
Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l'octroi d'une
protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre
entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet
accueil. Jamais mise en œuvre face aux divers épisodes d’ « afflux massifs » connus par l’UE depuis 2001, elle l’a
été pour la première fois en 2022 à l’occasion des arrivées collectives liées à la guerre en Ukraine.
115
S. Benjelloun, op.cit.
116
Néanmoins, malgré son activation tardive (21 ans après l’adoption de son cadre juridique), la protection
temporaire protège efficacement les Ukrainiens dans l’UE depuis plus d’un an.
117
Comme c’est le cas de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) depuis 2010.
118
Expert international, commission 2013.
celle du ministère de la justice119 ou de la migration. La question de l’indépendance du futur
Bureau est préoccupante. La lutte incessante entre ministères pour le contrôle de la tutelle
suggère une concurrence entre velléités d’influencer les décisions qui y seront prises. S’ajoute
une préoccupation quant au professionnalisme devant présider à la procédure de DSR120. Le
futur Bureau sera-t-il issu de l’actuel BRA, sachant que celui-ci a montré ses déficiences, qui
tiennent tant à son concept qu’à sa pratique (voir plus haut). Actuellement, le BRA consiste en
une commission mixte, composée de différents départements ministériels et du HCR. Il faudra
sans doute revoir sa composition, et préciser la place du HCR dans la procédure.
Si le PL 26-14 était confus sur la procédure à suivre pour obtenir la protection subsidiaire, le
PL 66-17 est tout simplement muet, ce qui se justifie difficilement. De manière générale, les
demandeurs d’asile doivent déposer leur requête auprès du Bureau, dès leur arrivée sur le
territoire, en particulier s’ils sont en situation irrégulière.
La loi 02-03 sur l’entrée et le séjour des étrangers a soulevé jusqu’ici des questions sur le lien
entre demande d’asile et entrée régulière car, tout en inscrivant dans la loi l’obligation de non
refoulement (art.29), elle soumet la délivrance d’une carte de résidence aux réfugiés à leur
entrée régulière sur le territoire ainsi qu’à leur séjour régulier (art.17). Néanmoins, en 2018, le
HCR considérait que, dans les faits, les autorités marocaines respectaient le droit de demander
asile, sans considération de la régularité de l’entrée121. Le PL66-17 distingue la situation des
demandeurs en situation régulière et irrégulière, afin de ne pas justifier un séjour irrégulier des
personnes entrées de manière irrégulière. Il leur réserve une procédure particulière qui, sous
couvert d’être présentée comme « prioritaire » s’apparente à une procédure accélérée.
La question des procédures accélérées est délicate, elle suscite l’opposition de plusieurs ONG
et n’a pas la faveur du HCR. En Europe, elles ont connu un champ de plus en plus élargi, afin
de répondre à une demande des Etats de pouvoir rejeter plus facilement les demandes d’asile,
initialement en cas de « demandes manifestement infondées » (absence de document d’identité,
demandes plurielles, etc), puis sur la base de la clause du « pays d’origine sûr », du « pays tiers
sûr », etc122.
Les différentes versions de projet de loi (art.48 de l’APL, art.20 du PL 26-14) ont introduit la
possibilité de procédures « prioritaires ». Le PL 66-17 (art.14) reprend l’idée d’un examen
prioritaire des demandes pour les personnes handicapées, les personnes vulnérables (mineurs,
victimes de traite, victimes de violence sexuelle ou de torture) pour tenir compte des besoins
spécifiques de ces personnes. Mais il ajoute les étrangers entrés irrégulièrement sur le territoire
(art.7), ce qui correspond davantage à l’intérêt des autorités d’éviter une autorisation de séjour.
Or, l’article 7 soumet aussi la demande d’asile à la condition que le demandeur « apporte des
motifs pertinents justifiant » l’entrée illégale, soumettant ainsi la demande d’asile à une
condition supplémentaire à sa seule déclaration, telle que prévue par la Convention de Genève.
L’article 14 associe, sous le même vocable (« prioritaire ») et dans la même disposition, deux
catégories de demandeurs : l’une, vulnérable, pour semble-t-il accorder plus facilement la
protection (donc avec une charge de la preuve individuelle allégée), l’autre, suspecte de fraude,
pour refuser plus facilement la protection (avec une charge de la preuve individuelle alourdie).
Cette confusion ne peut qu’inquiéter car les expériences passées ont montré que la possibilité
de restriction l’emporte toujours sur celle de l’ouverture.
Actuellement, il n’existe pas de dispositif d’asile aux frontières, malgré l’énonciation, à l’article
38 de la loi 02-03, de la possibilité pour les étrangers de demander leur admission sur le
territoire au titre de l’asile. En 2018, le représentant du HCR ne voyait pas forcément l’absence

119
La pratique des Etats européens, et dans le monde, est à cet égard diversifiée.
120
Echanges avec l’expert international.
121
Entretien HCR 2018.
122
V. MORENO-LAX, op.cit ; D. PERRIN 2006, op.cit.
de procédure à la frontière comme un obstacle au dépôt de la demande d’asile, limitée à
l’époque au bureau du HCR à Rabat123.
La crise sanitaire a néanmoins entraîné une évolution des pratiques. En 2021, le HCR a
développé des procédures délocalisées sur la base de points de relais dans différentes régions
du pays. Grâce à des partenaires locaux, le HCR a pu mener des entretiens pendant la crise
sanitaire et en a tiré enseignement pour améliorer les mécanismes et les procédures. C’est à
Oujda, où arrivent surtout des Soudanais ne pouvant risquer le voyage vers Rabat, que le modèle
semble le plus avancé. Il s’appuie notamment sur l’Organisation Marocaine des Droits Humains
(OMDH), qui travaille avec un consortium d’associations et de communautés de « leaders
réfugiés ». Le centre d’assistance juridique d’Oujda informe les personnes et pré-enregistre les
demandes d’asile, communique les informations au HCR, qui peut enregistrer la demande à
distance et fixer les rendez-vous qui seront ensuite menés. Le HCR se déplace ensuite à
Oujda124, la priorité étant que ceux arrivant à Oujda sachent qu’ils peuvent demander asile et
comment. Ce système aurait été répliqué à Nador, et plus faiblement à Marrakech, Casablanca
et Agadir125.
Il est à espérer que le système d’asile à venir s’inspire de la possibilité de traiter les demandes
d’asile dans plusieurs points du territoire, proches des frontières ou dans les wilayas – selon
diverses recommandations -, pour éviter d’imposer des déplacements aux personnes
concernées, en particulier de manière irrégulière. Le PL 26-14 mentionne la possibilité de
déposer une demande d’asile auprès du BMRA, « auprès de ses représentations locales ou de
ses représentants détachés aux poste-frontières » (art.15). Le PL 66-17 est muet sur ce point,
mais sachant qu’il préconise des procédures prioritaires, voire accélérées, on peut s’interroger
sur la mise en place d’équipes formées aux frontières ou sur divers points du territoire.

3.Voies de recours

Il n’existe actuellement aucun recours contre les décisions de refus du HCR. En effet, celles-ci
n’étant pas des décisions administratives, elles ne peuvent être soumises à un tribunal
administratif126. Cette situation d’absence de contrôle juridictionnel ne peut qu’être améliorée.
La loi doit prévoir un recours en appel de la décision rendue en première instance. C’est la voie
choisie par le PL 66-17 (art.34), mais ce recours ne semble pas suspensif d’un éloignement
(seule la demande d’asile l’est)127. Dans ses recommandations, le CNDH réclame de préciser
que le demandeur est autorisé à demeurer sur le territoire jusqu’à l’épuisement des voies de
recours.
De manière générale, les projets de loi sont peu prolixes sur la situation des demandeurs d’asile.
Si l’on comprend que la demande d’asile protège un temps (1ère instance) de l’expulsion, il n’est
en revanche donné aucune information, dans le dernier PL, sur les conditions dans lesquelles
se trouveront les demandeurs d’asile, en termes de logement, d’aide financière,
d’accompagnement dans la procédure et même d’autorisation de séjour. Il est donc laissé
beaucoup à la voie réglementaire qui, outre d’allonger encore les délais, échappe au regard des
parlementaires.

123
Entretien HCR 2018.
124
Entretien HCR 2021.
125
Le Factsheet du HCR de septembre 2022 ne mentionne néanmoins pas ces nouvelles procédures, mais
seulement la collaboration avec des « groupes de travail de protection » à Oujda, Tanger, Casablanca, Fès/Meknès,
dont l’objectif est « d’identifier et référer les personnes ayant des besoins spécifiques aux services concernés ».
op.cit.
126
Entretien avocat 2021.
127
Alors que le PL 26-14 prévoyait la possibilité d’une demande de suspension d’un éloignement en cas de recours
contre un rejet de demande d’asile (art.24).
Conclusion

De l’exploration de ces quelques « points d’achoppement », il ressort plusieurs considérations.


Il ne semble pas que le Maroc, au travers des gouvernements qui se sont succédés depuis 2013,
ait une idée claire des contours du droit d’asile qu’il entend mettre en place. Les variations
importantes entre les trois versions provisoires (à trois époques différentes) indiquent sans
doute un déficit de cadrage initial, de directives claires sur l’objectif poursuivi, ou sont
simplement révélatrices des divergences de vues entre les acteurs et les secteurs impliqués dans
la fabrique de ce droit d’asile, des divergences rendues possibles par la variété des voies
possibles en dépit d’un cadre juridique existant solide.
Il est évident que la question de l’asile et de la migration reste un dossier sensible, partagé entre
plusieurs compétences ministérielles, et faisant ainsi ressortir des tensions notamment celles
récurrentes entre le Ministère des Affaires Etrangères et le Ministère de l’Intérieur. La variation
des contenus des projets, le silence autour de leur (non)adoption sont des indicateurs de cette
sensibilité, et des atermoiements plus globaux sur les implications d’un engagement en matière
d’asile. Sur le plan interne, les difficultés se sont accumulées, les projets ne sont plus portés par
aucun ministère.
Le risque est que le lancement du processus ait été un projet royal, qui répondait à une
coïncidence d’intérêts et d’ambitions à une période donnée. Ce qui pourrait expliquer
l’essoufflement dès 2018, après la crise politique, en période de désengagement du Roi. Au
niveau global, dans sa dimension de projection extérieure, le Maroc reste engagé sur la question
de la migration – même si l’asile est en-deçà. Il a été la plume de l’Agenda africain 2018-2030.
Le 36ème sommet de l’UA, début 2023, a été l’occasion de rappeler l’apport et l’engagement du
Royaume dans la promotion d’une vision africaine commune sur les migrations. Cependant,
sur le plan interne, on peut noter une certaine dépolitisation de cette question - en parallèle de
tensions politiques et politiciennes internes - et le développement d’une approche plus
pragmatique, concernant les moyens d’une politique d’asile : si la loi est adoptée, il faudra
discuter des décrets d’application, de la mise en œuvre, du budget. Le HCR offre beaucoup aux
réfugiés (aide au logement, frais médicaux, allocation éducation notamment) que l’Etat
marocain ne procure pas encore aux étrangers, en dépit de progrès, par exemple dans l’accès à
l’éducation et à la santé. Avec l’adoption de la loi, viendra la question des coûts, des calculs ;
la peur éventuelle, aussi, de l’appel d’air, d’être seul pour faire face à cet engagement.
Ainsi, les tergiversations pourraient être liées au passage de la grande politique (projet pour le
pays et pour l’Afrique, modèle, changement) à la petite politique (celle des coûts et des étapes).
Le « modèle marocain » peut aujourd’hui être relativisé, en particulier en Afrique qui compte
de nombreux pays d’asile. Dans ses relations en Afrique d’ailleurs, Rabat met surtout en avant
sa contribution à la fabrique d’une vision africaine sur les migrations.
La future loi asile sera pourtant davantage inspirée du droit européen de l’asile que du droit
africain, comme nous l’avons montré, au risque aussi de faire du « sous-droit européen » : avec
les restrictions, sans les protections. Le Maroc peut voir dans cette approche un moyen de se
rassurer sur l’ampleur de son engagement et sur le maintien de sa capacité à contrôler ses
frontières. Le modèle européen n'a cependant pas prouvé son efficacité à cet égard : les
mécanismes restrictifs ont entraîné davantage de violations des droits humains, davantage de
coûts et davantage d’entrées irrégulières dans l’UE.
Régulièrement annoncée comme au bord de l’adoption, la loi sur l’asile est encore davantage
attendue en 2023, pour les dix ans de la NPIA. Le HCR, qui a besoin du Maroc comme
partenaire dans la région et le considère toujours comme un référent sur la question des
mobilités, tente de relancer la dynamique et le dialogue entre partenaires, dans l’espoir de voir
enfin ce texte aboutir. Le HCR se trouve dans cette délicate situation d’être encore en charge
de la protection des réfugiés, y compris la charge de la DSR, sans la capacité de délivrer le titre
qui permet l’accès aux droits. Plus qu’un aboutissement, la loi à venir constituera le nouveau
point de départ d’un processus encore long de débats, de discussions et de tâtonnements sur la
voie de la fabrique de l’asile.
Il faudra pour cela dépasser l’amateurisme qui a présidé aux travaux de ces dernières années,
le manque de sérieux dans la préparation des procédures, l’absence de considération dans
l’appréhension des réfugiés. Le Maroc peut-il encore s’afficher en modèle au sein de l’Afrique,
mobiliser la même rhétorique qu’il y a cinq ou six ans alors que les droits sont clairement en
recul depuis ? Quelle est encore la sincérité de l’engagement marocain au regard du processus
lancé il y a 10 ans ?

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