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MATHIEU GAUTHIER

LA PHILOSOPHIE SOCIALE D'AXEL HONNETH.


LA THÉORIE DE LA RECONNAISSANCE ET
L'ANALYSE DES PATHOLOGIES SOCIALES

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2010

© Mathieu Gauthier, 2010


Résumé
Dans ses plus récents travaux, Axel Honneth propose un projet ambitieux : reconstruire la
Théorie critique dans le cadre d'une nouvelle philosophie sociale. En reformulant le motif
central de la tradition francfortoise en fonction de la théorie de la reconnaissance, il élabore
un cadre catégorial susceptible de rendre compte, tant sur le plan descriptif que normatif,
des pathologies sociales contemporaines. Honneth vise ainsi à faire valoir un point de vue
moral qui puisse nous permettre de critiquer de manière rigoureuse les nouvelles formes
d'aliénation définies en terme de mépris social. Cette étude est consacrée aux moyens
théoriques par lesquels Honneth entend rendre à nouveau crédible une théorie à la fois
normative et descriptive de la société suivant laquelle les pathologies sociales
contemporaines peuvent être interprétées en termes de « paradoxes du capitalisme » et de
« reconnaissance idéologique ».
Remerciements
Merci à Jocelyn Maclure, à Sandria, à mes correctrices, ainsi qu'aux familles et amis qui
m'ont aidé à réaliser ce projet.
Table des matières
Résumé ii
Remerciements iii
Table des matières iv
Introduction 1

Chapitre 1 L'héritage intellectuel de la Théorie critique et l'analyse des


pathologies sociales 11
1.1. État de la question 11
1.1.1. Définitions et précautions méthodologiques 11
1.1.2. L'inévitable rupture 14
1.1.3. Philosophie sociale et Théorie critique 16
1.2. Les déficits de la Théorie critique 21
1.2.1. Le déficit sociologique 22
1.2.2. Le déficit normatif 24
1.2.3. La sous-estimation de l'État de droit 29
1.3. Le noyau éthique de la Théorie critique 31
1.3.1. L'idée d'une forme déficiente de rationalité sociale 31
1.3.2. L'idée de pathologie sociale de la raison 32
1.3.3. Le concept d'intérêt émancipatoire 34
1.3.4. Le noyau éthique 35
1.4. D'où parle une théorie critique de la société? 37
1.4.1. Deux tentatives opposées pour sortir l'héritage de l'impasse 37
1.4.2. De la théorie de la communication à la théorie de la reconnaissance 40
1.5. Conclusion : le renouvellement de la Théorie critique 44

Chapitre 2 La reconstruction de la Théorie critique sur la base de la


théorie de la reconnaissance 47
2.1. Introduction 47
2.2. La théorie de la reconnaissance 48
2.2.1. Une solution de rechange à la version linguistique du paradigme de la
communication 48
2.2.2. La lutte pour la reconnaissance 51
2.3. La reconnaissance comme « autre de la justice » 62
2.3.1. L'unité du descriptif et du normatif. 62
2.3.2. Une philosophie sociale et pratique reposant sur des prémisses « post-
métaphysiques » 64
2.3.3. Critique du rôle de la raison instrumentale pour l'analyse des pathologies
sociales 70
2.4. Conclusion : du noyau éthique au concept d'éthicité 74
Chapitre 3 Les paradoxes du capitalisme et le concept de
« reconnaissance comme idéologie » 78
3.1. Introduction 78
3.2. Les paradoxes du capitalisme 82
3.2.1. Introduction au concept de paradoxe 82
3.2.2. Déficits du modèle « classique » de contradiction 83
3.2.3. Trois arguments en défaveur du modèle classique des contradictions 85
3.2.4. Reconstruction de la catégorie du travail social en fonction du critère de l'estime
sociale 91
3.3. L'ère sociale-démocrate et la révolution néo-libérale 94
3.3.1. Les acquis normatifs de la social-démocratie 94
3.3.2. Les principaux domaines de l'intégration normative des sociétés capitalistes.. 95
3.3.3. La révolution néo-libérale 98
3.4. Application du modèle des contraintes paradoxales aux quatre sphères d'action
normative 101
3.4.1. Le nouvel individualisme flexible et désolidarisé 101
3.4.2. Le discours sur la responsabilité individuelle et la sphère du droit 104
3.4.3. L'incertitude de la performance et l'égalité des chances 107
3.4.4. Les relations intimes et la figure de l'entrepreneur 108
3.5. Les paradoxes de l'individuation 109
3.6. La reconnaissance comme idéologie 113
3.6.1. Les conditions et la recherche d'un critère 113
3.6.2. L'idéologie managériale et le cas du « travailleur-entrepreneur » 120
3.7. Conclusion : Prendre autrui comme moyen 123

Conclusion 125

Bibliographie 140
Introduction
Cette étude a pour principal objectif de décrire les moyens théoriques par lesquels Axel
Honneth entend redonner à la critique normative de la société ses lettres de noblesse. Dans
ses plus récents travaux, Axel Honneth propose un projet ambitieux : une reconstruction de
la Théorie critique qui prend la forme d'une philosophie sociale. En reformulant le motif
central de la tradition francfortoise en fonction de sa théorie de la reconnaissance, il élabore
un cadre catégorial susceptible de rendre compte, tant sur le plan descriptif que normatif,
des pathologies sociales contemporaines.

Nombreux sont ceux qui partagent encore les intuitions fondamentales qui
traversent la tradition de la Théorie critique. Même si des désaccords persistent quant à la
manière dont cette entreprise doit aujourd'hui être relancée, cette mésentente exprime
moins la disqualification d'un héritage ayant perdu tout intérêt d'ordre heuristique que la
présence de divergences quant aux idées qui doivent être abandonnées ou poursuivies. Aux
yeux de Honneth, la théorie francfortoise est un modèle de réflexion qui s'inscrit dans la
tradition de la philosophie sociale par le type de questionnement qu'elle emploie. L'auteur
de La Lutte pour la reconnaissance ne se contente pas simplement de discuter de l'actualité
de cette tradition; son projet vise également à renouer avec certaines des intuitions
partagées par les fondateurs de la Théorie critique . En ce sens, les approches en
philosophie sociale qui inspirent Honneth partagent la conviction selon laquelle
l'accélération de la croissance industrielle (et son impact sur les comportements sociaux)
fait obstacle à l'autoréalisation de l'être humain, et par le fait même, à l'émancipation
sociale. Cette thèse est au cœur de notre étude.

Le programme2 de réactualisation poursuivi par Honneth s'opère simultanément sur


deux plans distincts : d'une part, sur le plan analytique, il procède à l'évaluation des thèses
et des concepts hérités de la tradition francfortoise afin d'en apprécier les forces et les

1
Emmanuel Renault et Yves Sintomer (dir.), OU en est la théorie critique? (Paris : La découverte, 2003),
p. 23.
Malgré le fait que son ouvrage La société du mépris porte le sous-titre Vers une nouvelle Théorie critique
(Paris : La découverte, 2006), Honneth n'a pas encore énoncé ce projet de manière systématique. Notre effort
consiste donc à réunir des éléments épars afin de clarifier explicitement les grandes lignes de ce programme.
faiblesses; d'autre part, la reconstruction de cette théorie s'effectue parallèlement à la prise
en compte, tant sur le plan historique que sociologique, des transformations affectant les
orientations normatives qui ont accompagné l'évolution des sociétés démocratiques au
cours des dernières décennies. Conséquemment, pour saisir plus clairement le décalage
épistémique qui sépare « la nouvelle » de « l'ancienne » Théorie critique, on ne peut éviter
de reformuler à nouveau frais le projet initial de la Théorie critique. Selon Honneth, une
rupture partielle avec cette tradition est donc nécessaire.

L'interprétation honnethienne induit une réorganisation des thèses de la Théorie


critique dont il convient de préciser les incidences méthodologiques. Puisque la tâche
première de la philosophie sociale consiste à diagnostiquer, parmi les processus de
développement qui concernent l'ensemble de la société, ceux qui constituent une entrave
pour l'ensemble des membres de la société, les critères dont elle dépend pour justifier sa
critique doivent être d'ordre éthique. Honneth reformule, d'une manière synthétique, les
thèses fondamentales de la tradition francfortoise à la lumière du motif éthique qui lui serait
implicite et en fonction d'une tradition de pensée qui se donne pour tâche principale de
diagnostiquer les évolutions sociales pathogènes.

Or, le vocabulaire de la philosophie politique ne semble pas pouvoir nous offrir les
ressources nécessaires pour traiter d'un point de vue critique les phénomènes qui
affecteraient d'une manière subtile, mais non moins réelle, les conditions de possibilité de
l'autoréalisation. Si la tâche de la philosophie politique est de penser l'ordre et la cohésion
sociale (le vivre-ensemble), l'objet de la philosophie sociale est plutôt celui de penser le
désordre - c'est-à-dire les perturbations qui viennent nuire à la possibilité pour les membres
d'une société de mener une vie qui serait « réussie ». Il s'agit de répondre à cette question :
comment penser certaines situations sociales discriminantes ou certaines expériences
« d'injustice » qui échappent au regard de la philosophie politique contemporaine et qui ne
renvoient pas directement aux catégories dominantes de « démocratie » et de « justice »?
Plus généralement, une des questions les plus fondamentales de la philosophie sociale
contemporaine est la suivante : peut-on encore penser de façon rigoureuse le lien de
causalité entre des phénomènes de malaises sociaux et le mode de production économique?
Pour la tradition francfortoise, les pathologies sociales sont le résultat des tendances
totalitaires de la raison instrumentale ayant pour effet de « coloniser » les relations sociales
et d'altérer les consciences. Ce qui est « pathologique » est un manquement dans
l'évolution sociale, et plus spécifiquement, la conséquence de pratiques sociales orientées
aveuglément par les objectifs de la domination et du contrôle. Déjà présente chez Rousseau,
puis reprise par Marx et Nietzsche par exemple, cette critique s'appuie sur l'hypothèse
qu'une mauvaise socialisation et les contraintes causées par le développement
unidimensionnel de la raison affectent profondément les rapports sociaux au point où l'être
humain serait aujourd'hui « aliéné ». Or, pour prétendre offrir une telle critique normative
de la société, Honneth admet qu'il ne suffit plus d'argumenter comme on le faisait
auparavant ou de simplement se référer à une théorie sociale de nature uniquement
descriptive. Même si ce type de théorie parvient à soumettre son objet d'analyse à un
appareil critique, elle doit de plus indiquer l'instance empirique et la conception du bien
auxquelles se rattache son propre point de vue moral. Si l'autoréalisation mutuelle des
membres de la société est l'idée qui oriente la conception du bien à l'aune de laquelle
Honneth entend analyser ce qui constitue une évolution « manquée », nous allons voir qu'il
trouve dans « la dynamique sociale du mépris » un point d'ancrage extra-théorique afin
d'éviter de s'enfermer dans une pensée abstraite et irréfutable. Selon lui, le problème-clé de
toute Théorie critique qui se prétend à la rigueur est le défi consistant à « ouvrir un accès
catégorial à la réalité sociale, de façon à y faire apparaître un aspect de transcendance
intramondaine »4. Nous allons voir dans cette étude comment Honneth entend combler les
principaux déficits de la Théorie critique.

Aujourd'hui, il y aurait deux grandes alternatives pour poursuivre cette tradition :


d'une part, on trouve l'option philosophique ouverte par Habermas qui entreprend une
discussion avec et dans la philosophie politique; et d'autre part, la poursuite d'une tradition
au sein de la philosophie sociale dont la tâche principale consiste à identifier et décrire les
pathologies sociales dans les sociétés modernes capitalistes. La seconde alternative
correspond à la proposition de Honneth pour continuer et réorienter le développement de la
Théorie critique en direction d'une critique radicale de la société. C'est cette avenue que

1
Honneth, La société du mépris, p. 182.
1
Ibid, p. 185.
nous voulons rendre explicite. Toutefois, Honneth admet que cette distinction est arbitraire
dans la mesure où les analyses portant sur les perturbations sociales doivent permettre
ultimement de retrouver des points de convergence entre la tradition critique d'inspiration
marxiste et la philosophie politique dominante d'inspiration rawlsiennne. La comparaison
entre ces deux approches philosophiques devrait permettre de clarifier les liens entre
« injustice » et « pathologie sociale ». Cependant, Honneth croit qu'avant de se pencher sur
les liens entre les catégories dominantes des deux types de discours :
il faudrait maintenir les deux perspectives séparées, si bien que je me penche
d'abord, en ce moment, sur l'élaboration d'une analyse de la société orientée
vers le diagnostic des pathologies sociales avec l'aide du concept de
reconnaissance. Ceci pour être en mesure de montrer que l'évolution du
capitalisme néo-libéral actuel va dans une direction où les conditions
d'autoréalisation seront, pour nous tous, considérablement meurtries5.

Il semble que, parmi les écrits de Honneth, le recueil d'articles traduits et rassemblés sous
le titre de La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique est celui qui témoigne
le mieux du large éventail couvert par le projet honnethien en philosophie sociale. Par ce
projet d'envergure, Honneth vise essentiellement à reconstruire le noyau éthique de la
Théorie critique en procédant, d'une part, à la ré-élaboration de la théorie de la
reconnaissance pour offrir à la fois un nouveau cadre et un concept formel d'éthicité faisant
office de fondement normatif, et d'autre part, à l'analyse des pathologies sociales
contemporaines perçues en terme de « paradoxes du capitalisme » et de « reconnaissance
idéologique ».

Dans ses récents travaux, Honneth offre un point de vue moral et un accès catégorial
pour conduire l'analyse des perturbations sociales dans le cadre du « nouveau »
capitalisme. De nombreux phénomènes « d'injustices » morales et politiques étaient
largement contenus par les politiques progressistes de l'ère sociale-démocrate, et qui, dans
le cadre du capitalisme néo-libéral, vont refaire surface sous d'autres formes très difficiles à
percevoir avec les schémas d'analyses disponibles. Pourtant, le témoignage d'un
changement de sensibilité affectant les diagnostics portés sur l'époque serait présent dans la
littérature contemporaine, dans les domaines de la sociologie de la culture, de la
psychologie sociale, dans la tendance au management des émotions dans les milieux de

5
Ibid., p. 180.
travail, dans certaines évolutions scientifiques et technologiques récentes. Honneth réserve
une part importante de ses écrits à ces phénomènes intrinsèquement liés aux récentes
transformations du mode de production et aux changements affectant les sociétés
démocratiques. Ce diagnostic et les thèses qu'il avance sur le lien entre le capitalisme et les
pathologies sociales font l'objet du dernier chapitre de notre mémoire. Préalablement, nous
allons voir que pour pouvoir défendre de telles thèses, Honneth se dote d'un outillage
conceptuel qui lui permet d'articuler une grammaire morale des conflits sociaux fondée sur
une théorie intégrée de l'homme et de la société : la théorie de la reconnaissance.

On trouve régulièrement la question des formes déterminées de reconnaissance


mutuelle au cœur des problématiques d'ordre politique ou moral en philosophie
contemporaine. Aujourd'hui, défend Honneth, « ce que l'on a en vue, lorsque l'on parle du
"moral point of view", se rapporte d'abord aux qualités, souhaitables ou exigibles, des
relations que les sujets entretiennent entre eux » . Honneth montre qu'un des problèmes les
plus fréquemment rencontrés dans l'une ou l'autre des approches contemporaines - visant à
établir les principes normatifs d'une théorie de la société reposant sur les implications
morales du concept de reconnaissance - tient à la plurivocité des catégories fondamentales
de ce concept :
Ainsi, dans le contexte argumentatif d'une éthique féministe, le concept de
reconnaissance est surtout utilisé pour caractériser cette forme d'attention
aimante et de sollicitude [...] dont le rapport de la mère à l'enfant est le modèle
empirique; par contre, dans le contexte de l'éthique habermassienne de la
discussion, il convient d'entendre par « reconnaissance » cette sorte de respect
mutuel de la singularité comme de l'égalité de toutes les autres personnes,
respect mutuel dont le comportement discursif des participants à une discussion
argumentative constitue l'exemple paradigmatique; et enfin, dans le cadre des
recherches engagées par le communautarisme, la catégorie de reconnaissance
est employée aujourd'hui pour caractériser diverses formes d'évaluation
positive de modes de vie étrangers, évaluations positives qui se constituent
typiquement dans l'horizon de la solidarité sociale .

Le problème qui surgit de la multiplicité des emplois du terme reconnaissance est que le
contenu moral du concept de reconnaissance varie selon qu'une signification ou une autre

Axel Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », dans La reconnaissance à l'épreuve, sous la


direction de Jean-Paul Payet et Alain Battegay, (Villeneuve-d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion,
2008) : p. 47.
7
Ibid, p. 47-48.
est privilégiée dans la logique argumentative. Même si Honneth croit qu'il est tentant d'en
conclure que chacun des différents contenus significatifs du concept de reconnaissance est
attaché à une perspective morale spécifique, la question qui persiste est celle de savoir si
tous ces différents points de vue renvoient ultimement à une racine unitaire, et donc, à une
justification normative commune. La pluralisation des significations et le fondement des
implications morales qui sont à la base de chacune des différentes formes de
reconnaissance peuvent-ils faire l'objet d'un même traitement dans le cadre d'une seule et
même théorie? Cette question déborde largement le contexte de notre étude mais, dans tous
les cas, nous prenons acte du fait que des changements dans les débats autour des concepts
centraux en philosophie politique et sociale auraient attiré plus que jamais l'attention sur le
concept de reconnaissance :
que ce soit dans les discussions sur le multiculturalisme ou dans
l'autocompréhension théorique du féminisme, l'idée normative selon laquelle
les individus ou les groupes sociaux doivent être reconnus ou respectés dans leur
"différence" est rapidement apparue comme un principe commun .

En fait, Honneth y voit l'effet indéniable d'un enrichissement de la sensibilité morale :


une série de nouveaux mouvements sociaux nous auraient rendus attentifs à la
dimension politique de l'expérience vécue du mépris social ou culturel, et nous
aurions ainsi pris conscience que la reconnaissance de la dignité des personnes
ou des groupes constitue la part essentielle de notre conception de la justice9.

Nous voulons montrer pourquoi Honneth développe un concept de reconnaissance qui


revendique un lien fort avec la philosophie morale et politique. En exposant les différents
modes de reconnaissance à la source des interactions intersubjectives, Honneth cherche à
décrire les structures générales d'une vie « réussie ». Honneth reconstruit
phénoménologiquement, et sur des prémisses post-métaphysiques, l'évolution normative
des rapports de reconnaissance qui lui servira à l'élaboration d'un concept formel d'éthicité
sociale nous apparaissant comme un possible fondement normatif pour construire une
nouvelle Théorie critique.

8
Ibid, p. 47.
9
Ibid, p. 46.
Notre étude est orientée par un ensemble de questions posées à l'œuvre de Honneth
et qui correspondent à trois domaines à la fois distincts et inter-reliés1 :
1) La question normative : quels sont les critères normatifs de l'autoréalisation
individuelle?
2) La question d'ordre empirique : comment les pathologies sociales détruisent-elles
les conditions de l'autonomie individuelle?
3) La question sociale (qui est à la fois normative et empirique) : comment une société
peut-elle assurer à ses membres les conditions d'une vie réussie?

Pour le dire en une formule, nous nous demandons en quoi la théorie honnethienne
de l'intersubjectivité présociale présuppose une conception de la vie bonne qui a la fonction
d'offrir un point de vue moral à partir duquel il serait possible d'opérer la critique des
évolutions manquées. Nous croyons que c'est à la lumière d'un concept explicite de
progrès moral que Honneth s'autorise à condamner certaines formes nouvelles
d'aliénations et de reconnaissances idéologiques.

Le premier chapitre de ce mémoire est consacré aux moyens proposés par Honneth
pour reconstruire le motif central de la Théorie critique. Il cherche à dégager les idées qui
devront être abandonnées ainsi que celles qui vont lui servir en vue d'une réactualisation.
Malgré l'évolution historique complexe de la pensée francfortoise, et le fait indéniable que
les différentes collaborations (Horkheimer, Adorno, Benjamin, Marcuse, Fromm, Pollock,
Lôwenthal, Neumann, Habermas, etc.) ne sont pas réductibles les unes aux autres, Honneth
entend néanmoins dégager un noyau éthique qui puisse servir de base pour une nouvelle
version de la Théorie critique. Les principaux représentants de l'École de Francfort
partagent un même schéma d'analyse permettant de diagnostiquer dans le développement
historique du capitalisme une forme de relation sociale qui aurait pour effet de limiter ou
d'entraver les conditions de possibilité du déploiement « complet », « sain » ou « vrai » de
la vie humaine. Selon Honneth, ce schéma forme l'unité théorique sous-tendant l'ensemble
des travaux de l'École de Francfort. Depuis le jeune Horkheimer jusqu'à Habermas, cette
unité théorique se divise en trois grandes intuitions : 1) l'idée d'une forme déficiente de

10
L'intérêt de cette subdivision en trois questions est qu'elle offre des pistes de lectures qui sont
commensurables avec les théories contemporaines de la justice sans toutefois abandonner le terrain de la
philosophie sociale.
8

rationalité sociale, 2) l'idée de pathologies sociales et 3) l'idée d'un intérêt d'émancipation.


L'intuition fondamentale qui regroupe ces trois idées est qu'un certain type d'organisation
sociale entrave l'autoréalisation et la liberté de l'ensemble des membres de la société.
Honneth fait donc ressortir l'implicite moral présupposé dans le motif central: l'idéal d'une
vie sociale réussie. Dans un langage permettant de clarifier, pour le présent, ce que la
Théorie critique concevait pour le passé, Honneth croit qu'il est possible de réactualiser ce
type de critique normative de la société.

La réussite de ce projet dépend de la capacité pour une nouvelle théorie de rendre


encore plausible, d'une part, l'analyse des pathologies sociales pour le temps présent et,
d'autre part, les hypothèses concernant les motivations et intentions qui traversent les
rapports interpersonnels. Ce problème du rapport entre la théorie et le monde social sert à
Honneth de fil conducteur pour élaborer une autre théorie à la fois en rupture et en
continuité avec l'héritage francfortois: la théorie de la reconnaissance. À la fin du premier
chapitre, nous allons présenter la question de savoir d'où parle une théorie qui se donne
pour ambition de juger (sur les plans moral, éthique et politique) les circonstances entravant
le processus de réalisation de soi? Car, nous allons le voir, pour satisfaire aux exigences de
la philosophie sociale, Honneth doit disposer à la fois d'une hypothèse sur les conditions
empiriques de l'autoréalisation de l'être humain et fournir le point de vue moral à partir
duquel il est possible de défendre cet idéal. C'est pourquoi Honneth doit être en mesure de
définir non seulement les conditions qui garantissent (ne serait-ce que minimalement) aux
membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi, mais il doit également
rendre explicite la conception de la justice sociale ou du bien commun qui sous-tend sa
propre théorie. Autrement dit, si Honneth s'autorise à juger les pathologies sociales comme
étant des phénomènes relevant d'une « perturbation » de la société ou d'une « perversion »,
c'est qu'il tente de proposer en contrepartie une hypothèse sur ce que serait une société qui
puisse garantir à ses membres l'accès à une vie « pleinement réussie ».

Le second chapitre est consacré aux moyens théoriques par lesquels Honneth entend
ouvrir un accès catégorial à la réalité sociale de façon à y faire apparaître un aspect de
transcendance intramondaine. Nous allons voir comment il est possible d'envisager un
retour aux questions sociales par l'entremise d'une phénoménologie du mépris et d'un
rapprochement avec la sociologie française à partir d'un point de vue « post-
métaphysique ». Honneth situe les conditions de possibilité d'un développement à la fois
psychosocial et moral dans le cadre des sphères normatives relevant de la reconnaissance
mutuelle. Il entend énoncer positivement les conditions de possibilité d'une identité non
lésée sur la base d'une analyse des blessures morales. L'intuition théorique fondamentale
qui oriente ce projet est une tentative de reformuler la théorie de la rationalité (et la critique
concomitante de la raison instrumentale) sur la base d'une théorie de la reconnaissance. Il
cherche à reconstruire le motif central de la Théorie critique dans le cadre du paradigme de
l'activité communicationnelle élaboré préalablement par Habermas. Honneth vise ainsi à
faire valoir dans les termes de la philosophie actuelle une nouvelle conception de
l'interaction sociale. Selon cette approche, les relations instrumentales (qui se présentaient
comme les causes des maux sociaux dans l'ancienne Théorie critique) doivent désormais
être analysées selon les spécificités du nouveau modèle d'interaction sociale. Nous allons
voir que Honneth considère la seconde nature de nos relations réciproques de
reconnaissance comme étant la forme centrale de la rationalité humaine. Pour le dire
simplement, nous allons voir pourquoi le besoin de reconnaissance réciproque serait capital
pour nous tous au sein du monde vécu. Le besoin de reconnaissance qui correspond à
« l'estime de soi » témoigne d'une forme « intacte », « saine » ou « authentique » de
comportement intersubjectif. Selon le concept formel d'éthicité social développé par
Honneth dans La lutte pour la reconnaissance, « l'estime de soi » formerait le cœur d'une
rationalité qui serait de plus en plus déformée, recouverte et refoulée par des contraintes
utilitaristes et instrumentales ayant pour effet de nuire à l'agir social, à la solidarité et au
vivre-ensemble.

Dans le troisième chapitre, nous allons présenter le diagnostic critique que propose
Honneth dans La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique: les transformations
survenues dans les sociétés occidentales - qui doivent être interprétées comme des progrès
normatifs libérant les possibilités d'émancipation individuelle - favorisent d'une manière
tout à fait paradoxale le développement de nouvelles contraintes venant contrecarrer
l'extension de ces mêmes possibilités d'autoréalisation. Ces contraintes paradoxales
auraient pour effet de produire de nouvelles formes de souffrances sociales. Quoique
Honneth admette que ses propres réflexions sur le rôle négatif des relations instrumentales
10

n'ont pas encore été suffisamment thématisées dans son œuvre (et la raison tient au fait
que, dans La lutte pour la reconnaissance, il construit sa réflexion sur un schéma
dichotomique, celui du mépris versus la reconnaissance", opposition sur laquelle il revient
plus tard), Honneth développe une troisième catégorie: les situations de
«méconnaissance» (Verkennung, en allemand, ou misrecognition, en anglais). Honneth
doit redéfinir son approche pour prendre en compte les enjeux moraux touchant à la
reconnaissance institutionnelle et doit reformuler la catégorie marxienne de travail social en
fonction de nouvelles données sociologiques incontournables: les contraintes paradoxales.
Dans les rapports au sein de l'entreprise, dans les rapports de travail, les sujets
expérimentent des formes de reconnaissances sociales fallacieuses. En se basant sur le
modèle des contraintes paradoxales, nous allons voir comment il est possible de soutenir la
thèse selon laquelle certains sujets peuvent se trouver injustement dans des situations
d'oppression et de mépris social. Honneth tente de répondre à ce problème par le concept
de « méconnaissance » que l'on peut considérer comme un substitut au vieux concept
d'idéologie. À la fin de ce troisième chapitre, nous allons présenter un exemple empirique
de mépris social et de reconnaissance idéologique en comparant le cas de « l'entrepreneur-
travailleur » avec la figure de « l'esclave heureux ». Honneth élabore un ensemble de
critères servant à départager concrètement ce qui est ou non un cas de « méconnaissance ».

En somme, pour résumer la problématique générale qui traverse nos trois chapitres,
on se demande si Honneth parvient à faire valoir un point de vue moral qui puisse nous
autoriser à critiquer de manière rigoureuse de nouvelles formes d'aliénations et de
pathologies sociales. À la fin du parcours nous aurons en main les éléments permettant de
voir dans quelles situations, et selon quels critères, il est aujourd'hui possible d'affirmer
qu'un individu est victime (ou non) d'une forme aliénante et moralement contestable de
mépris social.

' ' Honneth, La société du mépris, p. 176-177.


Chapitre 1 L'héritage intellectuel de la Théorie critique
et l'analyse des pathologies sociales

1.1. État de la question


1.1.1. Définitions et précautions méthodologiques
Avec pour premier directeur Cari Grûnberg, l'Institut de recherche sociale (Institut fur
Sozialforschung) est fondé en 1923, l'année même où vont paraître Histoire et conscience
de classe de Lukâcs et Marxisme et philosophie de Korsh. À son début, l'activité théorique
de l'Institut est conçue comme étant une contribution à la transition du capitalisme au
socialisme. Selon Abensour :
la théorie critique s'est frayé une voie en ayant recours à deux types
d'expérimentations : la réactivation d'un « parti philosophique » tel que celui
des jeunes-hégéliens dans les années 1840 en Allemagne, et l'essai, dans le
champ de la philosophie, d'une pratique collective « d'avant-garde », assez
proche de ce point de vue, semble-t-il, du Collège de sociologie en France, dont
certains membres avaient traversé le surréalisme12.

Cette première période est placée sous le signe du marxisme révolutionnaire et cesse
lorsque Horkheimer en prend la direction en 193113. Sous l'impulsion de son nouveau
directeur, l'Institut réoriente sa mission et se consacre à :
un programme de recherche original, caractérisé d'une part par une volonté de
redéploiement philosophique du marxisme, d'autre part, par la mise en place de
projets interdisciplinaires dans lesquels la critique de l'économie politique
n'occupait plus la place centrale. C'est cette problématique initiale et ses
reformulations postérieures que l'on nomme aujourd'hui « théorie critique »,
alors que les chercheurs qui furent membres de l'Institut (Horkheimer, Fromm,
Marcuse, Adorno, Habermas, Honneth...), collaborateurs proches (Kracauer,
Benjamin, Wellmer...) ou inspirés par ses travaux sont regroupés sous
l'appellation d'École de Francfort14.

12
Miguel Abensour, « La théorie critique : une pensée de l'exil? », dans Martin Jay L'imagination dialectique
(Paris : Payot, 1977), p. 418-419.
13
Gérard Raulet, « L'aporie de la théorie critique », sous la direction d'Emmanuel Renault et Yves Sintomer
(Paris : La découverte, 2003), p. 33.
Renault et Sintomer, Où en est la théorie critique, p. 7.
12

Si « l'École de Francfort » est un terme vague et régulièrement contesté15, il sert néanmoins


à désigner un vaste mouvement avant-gardiste et intellectuel d'origine allemande qui
regroupait divers cercles et collaborateurs. Le terme « Théorie critique » dénote, quant à lui
et de manière pas toujours claire, une sorte de « paradigme épistémologique »16 associé de
près ou de loin, selon les interprétations, au marxisme occidental et à la sociologie critique.
Dans un contexte philosophique, l'expression « Théorie critique » est préférable à celle de
« l'École de Francfort », car elle fait d'abord référence à la pensée et aux projets
spécifiquement théoriques des Francfortois; c'est-à-dire non seulement à la problématique
initiale telle qu'elle a été explicitée par les membres de l'Institut à partir de 1931, mais
également à ses reformulations. Consécutivement, quoiqu'il nous semble périlleux d'en
proposer ici une définition catégorique, nous utiliserons néanmoins l'expression « Théorie
critique » pour désigner la tradition de la philosophie sociale issue de la Théorie critique de
l'École de Francfort17. Enfin, comme l'École de Francfort s'est déplacée, entre autres, à la
New School, l'emploi du terme « Théorie critique » est pour nous un choix plus approprié.

Il ne fait aucun doute que la tradition qui nous occupe est imposante et difficilement
saisissable d'un coup d'œil. L'histoire de la Théorie critique concerne des disciplines si
diverses qu'une étude exhaustive de tous les sujets abordés exigerait à son tour le travail de
toute une équipe de spécialistes de pratiquement toutes les disciplines, de la musicologie à
la sinologie, en passant par la psychanalyse et la littérature. Pour donner un aperçu de
l'ampleur de cette tradition et pour décrire sommairement l'évolution historique de la
Théorie critique on peut dire qu'elle est :

' Selon Miguel Abensour : « Plutôt que d'une école, il s'agit d'un cercle, ou mieux d'un mouvement, au sens
où l'on parle d'un mouvement d'avant-garde ». Voir « Postface. La Théorie critique : une pensée de l'exil? »,
dans L'imagination dialectique. L'école de Francfort 1923-1950 de. Martin Jay (Paris : Payot, 1977), p. 418.
Selon Yves Cusset et Stéphane Haber : « l'école de Francfort n'existe pas, tout au plus on peut situer son
commencement en divers endroits ». Voir Le vocabulaire de l'école de Francfort (Paris : Ellipses, 2002), p. 3.
Sur ces questions voir aussi les travaux de Martin Jay.
Cusset et Haber, Le vocabulaire de l'école de Francfort, p. 3.
17
II est nécessaire d'adopter une terminologie adéquate afin d'éviter tout malentendu inutile. En cohérence
avec l'usage orthographique des principaux éditeurs, traducteurs et commentateurs francophones des travaux
de Honneth, en particulier ceux réunis dans l'ouvrage La société du mépris, il nous semble préférable dans le
présent contexte d'écrire « Théorie critique » avec une majuscule sur le premier mot lorsqu'il est question de
la version francfortoise de la théorie critique de la société. Autrement, nous proposons d'écrire « théorie
critique » lorsqu'il est question d'une théorie en général qui se caractérise par le fait qu'elle présente un
caractère critique admis généralement. Ainsi, parce qu'il y a plusieurs théories critiques qui ont été proposées
dans l'histoire de la philosophie, toutes ces théories ne sont pas réductibles à la Théorie critique dont il est
question dans cette étude, et inversement, la Théorie critique de l'Ecole de Francfort ne prétend pas épuiser
toutes autres formes possibles de théorie critique.
13

passée dans les années 30 d'une analyse critique de la société susceptible de


fonder les conditions d'une pratique rationnelle et émancipatrice à des formes
de recherche psycho-sociologique plus empiriques lors de l'exil américain à la
fin des années 30 et dans les années 40, pour s'orienter sous l'impulsion
exclusive de Horkheimer et Adorno (à la fin des années 40 et dans les années
50) vers une critique radicale de la raison et de la civilisation, puis vers un
enfermement de la théorie sur elle-même et sur la conscience de son
impuissance pratique, pour revenir avec Habermas (à la fin des années 60 et
dans les années 70) à une tentative de reconstruction de la raison moderne18.

Cette présentation simplifiée demeure évidemment réductrice19, mais elle révèle néanmoins
les grandes lignes d'une histoire difficile à circonscrire avec précision et concision. Au
regard d'un tel casse-tête doxographique, il semble hasardeux de prétendre pouvoir
légitimement condenser ce continuum en différentes périodes bien figées. En outre, en
accord avec Raulet, il n'apparaît pas nécessaire de trancher définitivement sur la question
de savoir, en toute exactitude, s'il y a une ou deux Théories critiques (ou même trois ou
quatre avec les apports d'Habermas et ceux plus récents de Honneth)20. Il est toutefois
possible d'employer l'expression « Théorie critique » dans un sens philosophique plus
générique faisant aujourd'hui l'objet d'un consensus.

Premièrement, nous partageons l'intuition de Jay selon laquelle il y aurait une


profonde cohérence dans les travaux des principaux membres de l'Institut : « une cohérence
dont les effets pouvaient être perçus dans presque tout ce qu'elle avait pu réaliser, dans les
91

secteurs les plus divers » . Au regard de sa propre démarche visant à retracer l'odyssée
intellectuelle francfortoise, Jay ajoute « [qu'essayer] de donner une vue d'ensemble du
développement de l'Institut semblait donc être, malgré l'inévitable superficialité avec
laquelle étaient abordés certains points, une perspective légitime »2 . Deuxièmement, cette
idée d'une cohésion d'ensemble est également partagée par l'important collectif d'auteurs

Cusset et Haber, Le vocabulaire de l'École de Francfort, p. 3-4.


19
De fait, dans cette version, plusieurs figures majeures de l'École de francfort sont éclipsées. En outre, dans
l'examen critique porté sur l'École de Francfort, Honneth entrevoit plus d'ouverture intellectuelle chez les
figures situées en périphérie (Benjamin, Fromm, Neumann) que chez les auteurs qui constituent son centre
(Horkheimer, Adorno, Marcuse), et cela, en raison de leur distance à l'égard du « réductionnisme
économiciste ». Or, l'unité théorique mise à jour par Honneth (et dont on ne peut retirer d'éléments sans que
cela ne porte atteinte à l'ensemble du projet) n'a nulle part été mieux explicitée que dans le cadre des travaux
des auteurs centraux (de Horkheimer à Habermas).
20
Raulet, « L'aporie de la théorie critique », p. 34.
21
Martin Jay, L'imagination dialectique. L'école de Francfort 1923-1950 (Paris : Payot, 1977), p. 13.
22
Ibid., p. 13.
14

intitulé Oit en est la Théorie critique?. Il ne s'agit pas tant d'une thèse historique, mais
d'une manière de penser et de présenter la continuité à l'intérieur d'une même tradition,
aussi hétérodoxe soit-elle. Troisièmement, selon Abensour, « définir la théorie critique
implique de mettre en valeur une perspective unitaire structurée par de grandes options
théoriques auxquelles les membres donnent leur adhésion, même si ces positions de départ
peuvent s'actualiser différemment, donner naissance à des visées non identiques »23. Enfin,
défendant aussi cette idée de la cohérence avec insistance dans ses récents travaux, Honneth
confirme à plusieurs reprises dans La société du mépris que tous les représentants de la
Théorie critique sont restés attachés, de Horkheimer à Habermas, à certaines idées et
présuppositions fondamentales qui, ultimement, renvoient au programme commun
consistant à produire une analyse critique de la société .

1.1.2. L'inévitable rupture


Une approche en philosophie sociale contemporaine qui tente de reconstruire à nouveaux
frais le cœur théorique de la Théorie critique doit prendre acte des critiques importantes
adressées à l'ancienne tradition francfortoise avant de pouvoir en tirer un héritage comme
tel. Selon Honneth : « Un air de vieillerie et de désuétude, de quelque chose
d'irrémédiablement perdu, entoure les grandes idées philosophiques de la Théorie critique,
qui ne semblent plus avoir de résonance dans l'espace d'expérience d'un présent en
constant développement. » 5 En fait, les changements politiques et épistémologiques des
dernières décennies ont influencé plus qu'on ne le pense habituellement le statut de la
critique sociale dans son ensemble. C'est pourquoi, aux yeux de Honneth, il ne fait aucun
doute qu'une nouvelle Théorie critique doit se constituer en rupture avec l'ancienne :
Aujourd'hui, lorsqu'on tente de définir le lieu d'une « théorie critique », on
s'expose au soupçon de méconnaître la situation actuelle de la pensée
philosophique; en effet, si l'on s'en tient au sens de ses origines, autrement à
l'entreprise interdisciplinaire visant à établir un diagnostic critique de la réalité
sociale, cette tradition n'existe plus depuis longtemps. Par conséquent, si
j'entreprends néanmoins, dans ce qui suit, une tentative de ce type, il ne peut
être question de vouloir explorer des conditions qui permettraient de ranimer
l'ancienne tradition de la théorie francfortoise; je ne crois pas que ce
programme de recherches initial mérite encore d'être développé sans rupture, et

!
Abensour, « Postface. La théorie critique : une pensée de l'exil? », p. 421.
1
Honneth, La société du mépris, p. 102.
'lbid.,p. 101.
15

je ne suis pas non plus convaincu qu'une réalité devenue complexe et qui
change rapidement puisse s'explorer sans autre façon dans le cadre d'une seule
théorie, serait-elle interdisciplinaire.26

Selon l'auteur, il n'est plus possible aujourd'hui de reprendre les analyses de l'ancienne
Théorie critique sans y apporter de majeures modifications. Plusieurs thèses et diagnostics
perdent leur sens une fois transposés tels quels dans l'époque présente. Pour les générations
plus jeunes qui ont grandi en ayant à l'esprit la social-démocratie, la diversité des cultures,
le pluralisme des valeurs, la fin des « grands récits », toute critique de la société qui prétend
trouver sa fondation ultime dans une philosophie de l'histoire suscite une incompréhension
légitime. Par contre, plusieurs idées développées dans le cadre de cette tradition offrent
encore des ressources théoriques pour résoudre des problèmes pourtant bien réels et dont on
ne traite plus en philosophie contemporaine. Le projet et la promesse d'une critique
normative de la société soulèvent encore les passions.

Si Habermas a été considéré comme le chef de file d'une nouvelle génération de la


Théorie critique, le principal représentant aujourd'hui de ce courant est probablement
Honneth. Bien que, selon Honneth, Habermas permette à la Théorie critique d'évoluer du
paradigme de la production à celui de la communication, et qu'il s'agit d'un progrès
théorique, Habermas admettra plus tard qu'on ne peut plus faire intervenir aujourd'hui le
type d'argumentation sur lequel il s'est appuyé pour tenter de combler le déficit normatif de
l'ancienne Théorie critique . Ainsi, même si de nombreux obstacles s'opposent à la
tentative d'actualiser certaines idées provenant de l'ancienne Théorie critique et qu'une
rupture s'impose entre les deux époques, Honneth n'abandonne pourtant pas le projet de
reconstruire les orientations de fond de cette tradition de pensée28. Il propose ainsi de
reprendre cet héritage à partir du type de questionnement propre à la philosophie sociale.

26
Ibid., p. 181.
27
JUrgen Habermas, « Trente ans plus tard : remarques sur Connaissance et intérêt », dans Emmanuel Renault
et Yves Sintomer (dir.), Où en est la Théorie critique? (La découverte, Paris, 2003).
!8
Le lien de proximité et de distance qu'entretient Honneth avec la tradition de la Théorie critique nous
semble plus à propos pour notre problématique qu'une autre approche strictement analytique qui consisterait à
opposer à cette tradition la réalité massive des nouvelles interactions sociales dans la simple intention de la
critiquer.
16

1.1.3. Philosophie sociale et Théorie critique


N'étant réductible ni à la philosophie morale ni à la philosophie politique, la philosophie
sociale possède un domaine d'objets qui lui est propre, ainsi qu'un type de questionnement
autonome. Honneth expose dans le chapitre « Les pathologies du social. Tradition et
actualité de la philosophie sociale »29 les grandes lignes d'une tradition de pensée au sein
de laquelle s'est développée une certaine compréhension de la philosophie sociale :
« l'objet de la philosophie sociale, sa priorité, est de définir et d'analyser les processus
d'évolution de la société qui apparaissent comme des évolutions manquées ou des
perturbations, c'est-à-dire comme des "pathologies du social" » . Le manquement ou la
défaillance sociale mise en évidence par cette discipline ne concerne pas tant les atteintes
portées aux principes de justice, mais plutôt les contraintes qui nuisent aux conditions
sociales permettant aux êtres humains de parvenir à leur épanouissement.

De Rousseau à Habermas, en passant par Hegel, Marx, Nietzsche, Weber, Arendt,


Adorno, Foucault31, le développement de la philosophie sociale a bénéficié d'un
enrichissement significatif grâce à la naissance de la sociologie et sera désormais obligé de
tenir compte des résultats de la recherche empirique. Au cours du XXe siècle, cette
réflexion philosophique se développe jusqu'aux tentatives visant à décrypter le fascisme32.
En regard de l'histoire de cette discipline, Honneth parvient à définir l'exigence théorique
et le questionnement qui lui sont spécifiques.

Depuis ses débuts, la philosophie sociale recoupe plusieurs domaines dont la


philosophie politique et l'éthique. Selon Honneth, la tâche première de la philosophie
sociale consiste à diagnostiquer, parmi les processus de développement social, ceux qui
constituent une entrave pour les membres de la société et réduisent leurs possibilités de
mener une « vie réussie »33. La réorientation de la philosophie sociale selon les prémisses
de la sociologie naissante aura des conséquences sur le statut des jugements portés sur les
pathologies sociales. Selon Honneth, la philosophie sociale avait jusque-là entretenu des

29
Honneth, La société du mépris, p. 39-100.
i0
Ibid., p. 40.
31
Pour ne nommer que quelques noms parmi tous ceux que Honneth rattache directement ou indirectement à
cette discipline.
32
Ibid., p. 4L
"Ibid.
17

liens étroits avec le modèle réflexif de la philosophie de l'histoire. Depuis Rousseau,


l'analyse des pratiques humaines considérées comme étant «pathologiques» ou
« aliénées » n'était au fond que :
le dernier maillon d'un raisonnement qui se rapportait dans son ensemble au
déroulement de l'histoire humaine. Mais en s'insérant dans le cadre de la
philosophie de l'histoire, le sens évaluatif du diagnostic d'aliénation demeurait
entièrement caché derrière des éléments de signification de type descriptif; le
fait qu'en se référant à une pathologie sociale on puisse parvenir à une
appréciation des buts de la vie s'était, d'une certaine manière, perdu dans les
développements narratifs de la théorie34.

En voilant les fondements normatifs au profit d'un métarécit explicatif et en reléguant au


second plan le sens évaluatif du diagnostic critique, le modèle de la philosophie de
l'histoire rencontrait difficilement les exigences de la sociologie naissante. D'après
Honneth, la philosophie sociale va devoir isoler les éléments théoriques non descriptifs afin
de faire ressortir la signification evaluative des diagnostics posés sur les pathologies
sociales. Autrement dit, pour poursuivre dans la voie de l'analyse des pathologies sociales,
il faudra dorénavant démontrer le bien-fondé du critère d'appréciation critique.

Deux choix théoriques distinguent initialement la tradition francfortoise des autres


théories en philosophie sociale : d'une part, la reprise du modèle téléologique proposé par
l'hégélianisme de gauche (sans l'idée classique de « conscience de classe »), et d'autre part,
la proposition d'une forme de critique normative qui s'appuie sur l'idée d'une
transcendance intramondaine. La philosophie sociale est bel et bien le modèle de réflexion
dans lequel s'inscrit la critique normative de la théorie sociale francfortoise :
« Théorie critique de la société » ne désigne ici que le type de théorie sociale
qui partage avec le programme initial de l'École de Francfort, et peut-être avec
la tradition de l'hégélianisme de gauche dans son ensemble, une certaine forme
de critique normative, plus précisément une critique capable d'indiquer
l'instance préscientifique à laquelle se rattache son propre point de vue critique,
autrement dit un intérêt empirique ou une expérience morale qui possèdent
quelque ancrage extra-théorique.35

34
Ibid, p. 65.
35
1bid, p. 182.
18

Le type d'analyse mené par l'Institut doit pouvoir, d'un côté, s'appuyer sur des données ou
des « faits » vérifiables empiriquement, et de l'autre, définir la perspective morale à partir
de laquelle se construit le jugement critique.

La Théorie critique s'est donné pour tâche principale la critique de son époque. Elle
a tenté d'offrir un lieu pour penser les grandes transformations survenues dans la première
moitié du XXe siècle : l'échec des révolutions prolétaires, la récupération du marxisme sous
des idéologies grossières, la montée du fascisme en Europe, le passage à l'âge libéral du
capitalisme et l'émergence d'une culture de masse, plus précisément :
la critique de la réalité sociale existante ou « critique de l'idéologie »
(Ideologiekritik) se donne pour tâche de révéler le potentiel rationnel que
contiennent l'état présent des forces productives ainsi que les vestiges d'idéaux
bourgeois (autonomie, égalité, justice), face aux obstructions que leur opposent
des rapports de production fétichisés par l'échange marchand et les modes
correspondants de domination politique et culturelle. La stylisation
philosophique de la critique marxienne de la réification marchande dans une
« critique de la raison instrumentale » peut à cet égard être considérée comme
le leitmotiv de la théorie critique .

La Théorie critique cherche alors à mettre en œuvre une pensée significative portant
sur ce qui entrave la liberté et l'émancipation sociale. Le programme initial de la Théorie
critique prend la forme d'un « matérialisme interdisciplinaire » qu'il est possible de diviser
en trois orientations différentes afin d'en dresser un portrait général37 :
1. L'analyse économique du capitalisme avancé. La distinction entre le capitalisme
d'État et le capitalisme libéral. Le premier caractérise aussi bien l'économie
planifiée de l'Union Soviétique que l'économie allemande sous le national-
socialisme et renvoie à une forme de domination économique et politique
particulière. Le second, décrit par Marx, correspond à une phase antérieure du
capitalisme à l'intérieur duquel les sphères de l'économique, du politique et du
culturel ne faisaient encore que se superposer sans s'agglutiner dans des monopoles.
2. La recherche portant sur l'intégration socio-psychologique des individus. Cette
orientation peut être résumée ainsi : « L'outil psychanalytique fourni par Fromm

36
Raphaël Alvarenga et Louis Carré, « Théorie critique », dans DicoPo, Dictionnaire de théorie politique,
sous la direction de Vincent Bourdeau et Roberto Merrill, 2008 [en ligne],
http://www.dicopo.org/spip.php7articlel07 (consulté le 11 mai 2010), s.p.
37
Nous empruntons cette tripartition à Alvarenga et Carré, op. cit.
19

devait permettre d'expliquer, au moyen d'une typologie de la personnalité


autoritaire, le processus d'adaptation des consciences individuelles aux exigences
fonctionnelles du système économique et de lancer ainsi un pont entre
l'infrastructure socio-économique et la superstructure idéologique. Ces travaux
partageaient le postulat selon lequel le refoulement individuel des pulsions résulte
de la répression exercée par les institutions sociales. » 38
3. Les études sur la culture et l'art. Les travaux d'Adorno, de Lôwenthal, de Marcuse
et de Benjamin portant, d'une part, sur les formes d'intégration des masses par le
médium du divertissement populaire, et d'autre part, sur la capacité de résistance à
l'ordre social dominant proposée par l'avant-garde artistique.

Le projet initial de la Théorie critique s'inscrit dans le champ des diagnostics du


temps présent fondés sur la combinaison du problème des atteintes portées à la réalisation
de soi de l'homme et le processus historique de la modernisation capitaliste. Une telle
théorie interdisciplinaire n'est en droit de soumettre ses objets d'étude à la critique que
dans la mesure où elle est capable, d'une part, de fournir une définition des forces motrices
sociales qui, dans le processus historique, tendent à dépasser les formes établies de
domination, et d'autre part, de percevoir dans la culture sociale quotidienne la trace de
« transcendance intramondaine ». Comme nous allons le voir, Horkheimer est resté
prisonnier d'une philosophie marxiste de l'histoire qui ne pouvait admettre d'intérêt
préscientifique pour l'émancipation sociale que dans le cadre du prolétariat, tandis
qu'Adorno refusera de percevoir dans la culture sociale quotidienne la moindre trace de
transcendance intramondaine. Ainsi, la tentative de réaliser le programme de recherche
initial, ou plutôt la manière d'assurer sa continuité, ne se fera pas sans dissensions
théoriques internes et culminera à l'abandon du projet initial. Selon Abensour, on peut
percevoir l'éclatement dans les orientations et les directions que vont prendre les membres
de l'Institut à partir de la période d'exil en sol américain et des réorientations normatives
qu'elle va subir au fil du temps :

1) Un infléchissement de la théorie critique vers une position défensive qu'on


ne saurait pourtant réduire à un simple retour au libéralisme. De par une
réflexion sur le judaïsme et par une voie assez proche, semble-t-il, de celle de

^lbid., s.p.
20

Lévinas, Horkheimer invite à pratiquer la seconde théorie critique comme une


nostalgie de l'Autre, sorte de rempart contre la pensée identifiante et le monde
administré.
2) Une tentative de débordement de la théorie critique vers l'utopie : Marcuse.
3) Une radicalisation de la théorie critique dans le sens de la dialectique
négative : Adorno.
4) La définition de la théorie critique comme théorie de la connaissance qui est
aussi théorie de la société : Habermas.39

Si les trois premières voies correspondent à l'éclatement de l'ancienne tradition


francfortoise, la quatrième et dernière orientation est l'œuvre du chef de file de la seconde
génération de la Théorie critique : Habermas. Dans le paradigme de la philosophie de la
communication, la problématique de la réification n'est plus directement associée au
problème de la rationalité instrumentale et formelle, mais au problème de la colonisation du
monde vécu par l'économie et l'État. S'il reste des traces du concept de « réification » chez
Habermas, cette réalité mutilante pourrait correspondre à l'envahissement de l'agir
stratégique dans la communication langagière. Par contre, Habermas ne thématise pas ce
problème en terme de pathologie sociale. Pour cela, il faudra attendre son successeur à
Francfort. Malgré la rupture, la filiation avec cette même tradition telle que revendiquée par
Honneth oblige l'ajout d'une cinquième voie à cette présentation doxographique :

5) La redéfinition de la Théorie critique comme théorie de l'expérience sociale articulée à


une morale de la reconnaissance sise dans le cadre de la philosophie sociale.

Comme on le sait, Honneth vise à établir les conditions de l'élaboration d'une « nouvelle »
version de la Théorie critique. Au fil d'un dialogue méthodique qu'il va entreprendre avec
les œuvres de Horkheimer, d'Adorno et de Habermas, son examen de la tradition
francfortoise le conduit à rediscuter des sources de validités et des fondements de cette
tradition par l'identification de ses principaux déficits.

39
Abensour, « Postface. La théorie critique : une pensée de l'exil? », p. 420-421.
21

1.2. Les déficits de la Théorie critique


Deux critiques sont traditionnellement adressées à l'ancienne Théorie critique : d'une part,
les limites de son apport aux sciences sociales, et d'autre part, ses présupposées
philosophiques découlant d'une conception de l'histoire contestable (jusqu'à son
éclatement, la Théorie critique est restée attachée à la figure onto-téléologique de la
réification et de la rédemption). Ces deux critiques avaient été entrevues par les théoriciens
de la première génération, mais la tâche de remettre plus profondément en doute les
présuppositions revient aux générations suivantes. Ces déficits, se situant sur des plans
théoriques différents, ne sont visibles qu'à partir de cette perspective normative qui, d'une
part, a été mise en œuvre pour être ensuite abandonnée par la théorie francfortoise, et qui,
d'autre part, constitue une composante méthodologique exigée par la philosophie sociale
actuelle. Par conséquent, ces déficits sont directement liés à la possibilité d'offrir une
contre-factualité à l'analyse des pathologies. D'après Honneth :
celui qui entend encore se rattacher de nos jours à cette tradition théorique doit
résoudre au moins deux problèmes sérieux : premièrement, il s'agit de clarifier
la manière dont il faut renouveler l'idée d'une raison se réalisant dans l'histoire
et contenant aussi potentiellement toujours un « excédent » par rapport à sa
réalisation pratique; deuxièmement, il s'agit de désigner les causes sociales qui
empêchent ce potentiel rationnel de se concrétiser adéquatement dans les
pratiques et les institutions sociales. Ces deux problèmes, qui doivent en
définitive au poids de l'héritage non assumé de la philosophie sociale de Hegel,
ne sauraient cependant être résolus avec les mêmes procédés idéalistes qu'il a
jadis utilisés dans ses écrits.40

Ce qui apparaît rétrospectivement comme étant les faiblesses de l'ancienne Théorie critique
(avant Habermas) et la source des problèmes susmentionnés peut se résumer dans les
expressions-clés suivantes : 1) Le déficit sociologique et la radicalisation de la théorie
wébéro-marxiste de la réification; 2) le déficit normatif et le concept de Raison historico-
philosophique; et 3) la sous-estimation de l'État de droit démocratique. Même si, dans ce
qui précède, nous avons dit quelques mots sur l'origine des tensions qui surgissent
aujourd'hui de l'héritage francfortois, il faut maintenant reprendre ces déficits un à un pour
rendre compte des raisons qui motivent Honneth à abandonner le modèle de l'ancienne
Théorie critique.

Honneth, La société du mépris, p. 36.


22

1.2.1. Le déficit sociologique


Selon Honneth et Habermas, le déficit sociologique n'est nulle part plus évident que dans
l'incapacité à rendre compte des spécificités du monde social. Contrairement à ce que visait
le programme initial, la Théorie critique n'a pas réalisé un corpus d'études empiriques qui
seraient devenues incontournables pour les sciences sociales. Le manque de rétroaction
entre les enquêtes empiriques et ses orientations philosophiques a affaibli son influence sur
les recherches scientifiques de types sociologiques. On peut reprocher aujourd'hui à la
Théorie critique de ne pas avoir été en mesure d'offrir une grande théorie capable de diriger
des recherches dans différentes disciplines pour la simple raison qu'elle n'a pas pu fournir
un concept d'interdisciplinarité suffisamment précis et fondé méthodologiquement. De
surcroît, selon Renault et Sintomer, les recherches empiriques de l'Institut n'eurent pas
l'effet de retour sur les problématiques philosophiques générales développées par ses
principaux auteurs . En ce sens, au lieu d'alimenter ou de modifier le jugement normatif,
au lieu de confirmer la description des maux sociaux par un ensemble de données
provenant d'études sociologiques, la légitimité du discours critique francfortois s'est
construite avant tout en fonction de la réflexion philosophique. Ainsi coupé de sa base
empirique - l'analyse de la société -, ce modèle a laissé trop de place aux présuppositions
et aux généralisations diverses.

D'une part, parmi les présuppositions et les généralisations qui ont orienté le
développement de la Théorie critique, le réductionnisme économiste est à la fois une source
du problème et la raison pour laquelle cette dernière a perdu le rôle majeur qui fut le sien
dans les diagnostics portés sur l'époque contemporaine :
Pour Honneth, en renonçant à concevoir une forme de reproduction sociale
différente des impératifs fonctionnels, le jeune Horkheimer a très vite perdu de
vue le domaine du social, c'est-à-dire ce domaine dans lequel des sujets
individuels et collectifs développent des actions communes par le biais de la
communication, entrent en conflit sur des interprétations divergentes autant que
sur la distribution des ressources matérielles.42

Les premiers Francfortois auraient alors renvoyé avec trop d'empressement les dimensions
psychologiques individuelles et les phénomènes culturels aux principes fonctionnels de la

41
Renault et Sintomer, Où en est la théorie critique, p. 14.
42
Olivier Voirol, « Préface », dans La société du mépris, de Axel Honneth, p. 11.
23

structure économique. Si l'objectif de la critique est la mise en cause de l'ordre social, il lui
faut procéder à un diagnostic sur la spécificité de ce domaine. Un tel modèle ne peut donc
pas se permettre de faire l'économie d'une description adéquate des éléments structurants.
En réduisant toute forme de reproduction sociale aux impératifs fonctionnels issus du mode
de production économique, la Théorie critique est restée aveugle non seulement aux
pratiques et logiques qui se produisent sur d'autres dimensions, mais aussi aux diverses
formes de souffrances sociales ou des violences morales. D'autre part, la radicalisation de
la théorie wébéro-marxiste de la réification a eu des conséquences rétroactives négatives
plus importantes sur l'économie générale de la Théorie critique que ce que l'on pourrait
penser. En restant fixés sur l'aliénation du prolétariat et l'ajournement de la révolution, les
auteurs n'ont pas été en mesure de définir la forme de « transcendance intramondaine » se
trouvant au fondement de leur diagnostic.

Du strict point de vue de la méthode, si la critique francfortoise de l'aliénation est


tributaire des modèles rousseauiste (anthropologique) et marxiste (historique), comme le
montre Honneth, et que la philosophie sociale se trouve sous la dépendance de la recherche
sociologique pour fonder son critère d'appréciation, un tel renoncement au domaine du
social est non seulement une faiblesse théorique indéniable, mais cet abandon rend les
jugements moraux difficilement tenables dans le cadre d'un discours rationnel qui prétend
dire quelque chose de « vrai » sur le monde. On constate à quel point ce problème est
récurrent dans les différentes tentatives de fonder le concept de réification. La théorie
freudo-marxiste, qui est à la base du concept de réification, repose elle-même sur les
résultats et l'interprétation d'études empiriques. Elle trouve son impulsion dans le concept
de « conscience » ou de « moi », et se fonde sur l'idée du contrôle des pulsions par un tiers.
S'il est besoin de donner un exemple, il faut expliquer concrètement comment un « moi »
est devenu un « ça », et dire pourquoi cette transformation ne répond pas à des normes x ou
des principes y fondés en raison; et il faut alors montrer comment de tels processus
affectent les attentes morales légitimes des individus, etc. Ce type de démonstration ne peut
pas faire l'économie des données scientifiques en se cantonnant uniquement dans la
poétique de la mutilation.
24

De ce point de vue, le déficit sociologique entraîne avec lui le potentiel heuristique


et la promesse que le modèle de critique francfortois recelait à l'origine. Dans la plus
radicale de ses extensions, la voie ouverte par Adorno dans la Dialectique négative conduit
la Théorie critique non seulement à renoncer aux sciences sociales, mais à renoncer à
l'analyse de pathologies sociales sur une base philosophique. Les déficits sociologique et
normatif sont donc intrinsèquement liés l'un à l'autre. Tous deux conduisent, sur le plan
intra-théorique pour moins, à l'échec du projet initial.

1.2.2. Le déficit normatif


La théorie de la réification de Lukâcs constitue le noyau paradigmatique de la Théorie
critique. Ce noyau est composé, d'une part, de la théorie hégélo-marxiste de la conscience
de classe, et d'autre part, de la théorie wébéro-marxiste de la réification - unies dans une
synthèse originale. Cette synthèse reste fragile et repose sur la possibilité pour la Théorie
critique de rendre compte du lien entre l'idée d'une « conscience de classe » et celle d'un
« intérêt d'émancipation ». Or, la Théorie critique va progressivement abandonner la
théorie hégélo-marxiste de la conscience de classe et radicaliser la théorie wébéro-marxiste
de la réification.

L'ancien cercle de Francfort revendiquait et déployait dans une philosophie de


l'histoire un concept de « Raison » encore explicite. Ce concept doit se comprendre à la
fois comme un « Esprit » agissant dans l'histoire et dans le sens d'une appropriation
idéologico-critique de la philosophie bourgeoise. Selon cette conception, les idéaux
bourgeois qui sont présents aussi bien dans l'art que dans la philosophie doivent être
critiqués à l'aune d'une conception téléologique de l'histoire de l'émancipation sociale.
Cette idée compte sur le fait que le prolétariat, dans la forme que lui donne des groupes
politiques à l'horizon du mouvement ouvrier européen, serait nécessairement amené par le
développement des forces productives à libérer le potentiel de raison de la société
bourgeoise et, ainsi, à le réaliser historiquement. Selon cette idée, le potentiel de progrès
social et moral véhiculé par la classe bourgeoise ne peut se réaliser dans l'histoire que si le
prolétariat se l'approprie et le libère par une révolution radicale de l'ensemble de la société.
Autrement dit, pour la Théorie critique naissante, l'histoire peut être interprétée comme le
progrès de la raison aspirant à se réaliser sous la forme du socialisme, et la réalité de cette
25

dynamique historique est identifiée au fait qu'une classe sociale particulière, ayant la
vocation de renverser l'ordre social existant, incarne la tendance et l'intérêt de l'humanité à
l'émancipation.

Ce concept de « Raison » agissant dans l'histoire et rendant possible tout progrès


social constitue le fondement normatif à partir duquel la Théorie critique pouvait
revendiquer son point de vue moral et montrer a posteriori en quoi l'humanité avait
échouée à réaliser ses potentiels émancipatoires. La fondation normative de la Théorie
critique est alors liée à des potentiels émancipatoires susceptibles d'être eux-mêmes
identifiés dans la pratique. Poser des jugements de valeurs sur le devenir social demande de
pouvoir montrer que « cela peut ou aurait pu être autrement », et donc, d'être en mesure
éventuellement d'indiquer des potentiels émancipatoires disponibles dans la pratique
quotidienne. Selon Honneth, « [fjonder un diagnostic de l'époque présente en s'appuyant
sur la philosophie de l'histoire a nécessairement pour corollaire de renvoyer le critère de la
critique dans un avenir qui n'est plus accessible à aucune falsification, quelle qu'elle
soit »4 . Ainsi, il devient évident qu'on ne peut plus faire appel à un passé (Rousseau) ou à
un avenir (Marx) également hypothétique pour fonder la critique du temps présent.

Dans La Dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer dénoncent la thèse de


l'idéalisme objectif qui voit dans le prolétariat l'identité du sujet et de l'objet. Il deviendra
de plus en plus évident que le prolétariat ne peut nullement incarner le sujet révolutionnaire
tel que Marx l'avait formulé. Pour Adorno, le mouvement de la « raison » dans l'histoire se
va être interpréter selon un rapport dialectique qui favorisera finalement moins la
réalisation des virtualités émancipatoires portées par la lutte des classes que le processus
totalitaire de la réification. Toutefois, la démarche argumentative de Adorno et Horkheimer
ne semble pas avoir pour objectif de proposer une nouvelle interprétation de l'histoire de
l'espèce humaine. Selon Honneth, « c'est seulement lorsque la philosophie de l'histoire qui
fournit le cadre de La Dialectique de la raison est conçue comme une construction
métaphysique reposant sur l'idée d'une déformation pathologique de la "nature" humaine
que l'ouvrage peut être perçu comme une forme illégitime de critique sociale »44. Honneth

43
/*;W.,p.73.
Honneth, La société du mépris, p. 146
26

propose plutôt d'interpréter ce type de discours comme le lieu d'une série d'instruments
rhétoriques par lesquels les auteurs tentent d'établir une critique radicale de la société en
offrant de nouvelles descriptions servant à faire apparaître sous un jour nouveau des
situations de la culture capitaliste devenues familières et banales à nos yeux. Par contre,
même si la prétention à la vérité de La Dialectique de la raison et les travaux tardifs
d'Adorno ne peut pas être réduite ou être mesurée à l'aune des seuls critères de la
philosophie sociale contemporaine, il n'empêche que toute théorie qui pose une évaluation
sur nos conditions de vie présuppose un tel fondement. Conséquemment, malgré l'abandon
de la théorie hégélo-marxiste de la conscience de classe et la radicalisation la théorie
wébéro-marxiste de la réification, il n'en demeure pas moins que l'objectif de la Théorie
critique demeure celui de découvrir notre monde comme un contexte de vie sociale dont les
orientations et les réalisations peuvent être considérées comme étant « pathologiques » dans
la mesure où elles entrent en contradiction avec les conditions (présupposées ou
hypothétiques) de la vie bonne. Si l'on suit Honneth dans l'interprétation qu'il fait de cette
radicalisation de la théorie de la réification comme un discours d'ordre davantage poétique
que philosophique, la Théorie critique laisse alors tomber non seulement le domaine des
sciences sociales, et les principes épistémologiques sur lesquels elle repose, mais elle va
également devoir revoir le critère de sa critique normative. Enfin, le « sauvetage par
esthétisation » de La Dialectique de la raison ne change rien au fait que Adorno et
Horkheimer restent néanmoins attachés à la figure onto-téléologique de la réification et de
la rédemption.

Habermas et Honneth considèrent que le projet de la Théorie critique repose


fondamentalement sur une philosophie de l'histoire de ce type. À leur avis, cette
perspective fait appel à un concept de « raison » mal fondé45. Incontestablement, cette
philosophie de l'histoire ne pouvait plus être soutenue face aux événements historiques
troublants du XXe siècle, infirmant par eux-mêmes le postulat d'une marche
révolutionnaire vers l'émancipation. Il devenait donc difficile d'expliquer pourquoi le
prolétariat, incapable de réaliser son destin historique, se trouvait de plus en plus intégré à
l'ordre capitaliste. Or, si le prolétariat n'est plus l'agent de la rédemption, mais seulement

45
Renault et Sintomer, Où en est la théorie critique, p. 15.
27

et uniquement la victime de la domination, la négation de la réification devient forcément


aussi indéfinie que sa critique devient abstraite. Sans une conception explicite du progrès
social ou moral, il est difficile de défendre une analyse des régressions morales des sociétés
capitalistes. Selon Honneth, en cohérence avec le programme initial de l'École de
Francfort, une classe dominée est toujours aussi une classe potentiellement contestataire; et
si l'on peut dire qu'une conduite est réactionnaire, il est nécessairement possible d'indiquer
nos hypothèses sur ce que serait une conduite progressiste. La Théorie critique peut bien
revendiquer l'usage de normes et proposer les paramètres de sa propre critique; cependant,
elle ne peut pas en même temps prétendre mesurer l'objet de ses recherches à lumière d'une
norme présupposée qu'elle s'entête après coup à nier. Selon Honneth, ce modèle de critique
sociale refuse paradoxalement d'offrir une description adéquate des ses limites et de la
valeur auquel son objet d'analyse peut prétendre. Si la Théorie critique défend la thèse que
le domaine du social est complètement réifié, elle ne peut prétendre en même temps et sous
le même rapport que la réalité sociale est opaque et que la sortie de la réification est
pratiquement impensable. Une telle théorie doit pouvoir décrire, ne serait-ce qu'à titre
hypothétique, une vie sociale qui serait « intacte », « réussie », « libre », « égalitaire » ou
« vraie ». Autrement, l'impossibilité de se sortir de la réification rend caduc l'idée même
qu'un individu puisse prétendre nous renseigner sur cette situation. L'objection est la
suivante : d'où parle-t-il? Or, dans La Dialectique Négative et Minima Moralia, Adorno
abandonne cette exigence de la philosophie sociale. De la critique immanente de la société
on passe à la description poétique du monde social. Avec ce changement de cap, Adorno
est conduit à revisiter le type de « vérité » à laquelle son discours peut prétendre aboutir.
Selon Renault et Sintomer :
La stabilisation des démocraties occidentales, dans un contexte de guerre
froide, de mise en place de l'État providence et d'échec apparemment définitif
de la perspective d'une révolution prolétarienne, n'incite pas Adorno à
abandonner la problématique élaborée dans les années quarante. Il la radicalise
au contraire et, sous son impulsion, l'École de Francfort va penser la théorie
critique suivant un autre modèle. La critique de la raison prendra ultérieurement
la forme d'une Dialectique négative (1966) qui part du principe que «la
dialectique est la conscience rigoureuse de la non-identité» [...] Mais dès
Minima Moralia (1951), il n'est plus question de formuler une philosophie
sociale globale susceptible d'intégrer les différentes sciences sociales. La
critique de la totalité sociale n'est plus conduite que sous la forme de la critique
d'objets particuliers [...] La prise de distance avec le programme initial reste
28

néanmoins considérable, à la fois par la restriction des ambitions


interdisciplinaires et par la rétroaction assez faible des études empiriques sur
l'élaboration philosophique.46

Il faudra attendre la parution de Théorie de l'agir communicationnel en 1981 pour entrevoir


comment Habermas propose de combler le déficit normatif de la théorie critique « sur le
terrain même où Horkheimer et Adorno avaient abandonné le problème : la théorie de
l'histoire comme processus de rationalisation [...]. Pour Habermas, cette analyse reste
unilatérale et n'est guère à même de diagnostiquer les tensions du temps présent »47. La
théorie proposée par Habermas va inspirer Honneth qui considère désormais que le concept
d'agir communicationnel identifie au sein de l'ordre social des exigences normatives qui le
dépassent. Contrairement à son prédécesseur, Honneth se donne comme objectif de
reconstruire « une description théorique des différentes formes de l'injustice sociale qui,
tout en aboutissant à une critique sociale plus déterminée que celle d'Habermas, entretienne
un rapport plus étroit avec les luttes sociales dont dépend pour une part au moins la
rationalisation de la société » . Selon Honneth, de Horkheimer à Habermas, toutes les
versions de la Théorie critique reprennent l'idée selon laquelle les possibilités
d'autoréalisation nécessitent le recours pratique à une universalité rationnelle
intramondaine. Du concept de « travail humain » chez Horkheimer à l'idée d'une
« coopération non coercitive » chez Marcuse, l'idée hégélienne d'une universalité
rationnelle est maintenue également par Habermas « au moyen du concept d'entente
communicationnelle, dont les présupposés idéalisants doivent faire en sorte que, à chaque
nouvelle étape du développement de la société, le potentiel de rationalité discursive
retrouve une validité universelle » . De manière générale, le présupposé qui est implicite à
ce type diagnostic repose sur une conception globale de la raison qui établit un lien entre
« progrès historique » et « devenir moral de la société ». Or, ce lien ne va plus de soi
aujourd'hui.

En somme, que ce soit sous forme négative avec Adorno ou positive avec
Habermas, on trouve la même conception à l'arrière-plan de la Théorie critique : « un

46
Ibid., p. 18.
41
Ibid., p. 19.
4
* Ibid., p. 23.
Honneth, La société du mépris, p. 108.
29

processus historique de développement est déformé par les relations sociales dans un sens
tel que l'on ne puisse y remédier que de manière pratique »50. Les philosophes de l'École
de Francfort sont ainsi restés fidèles à une définition de la vérité qui s'appuie sur le concept
emphatique de « Raison » issu de la tradition philosophique de l'idéalisme allemand. Ce
concept de vérité hérité de Hegel ne les a jamais abandonnés complètement et resurgit dans
l'expression « raison instrumentale ».

1.2.3. La sous-estimation de l'État de droit


Pour saisir le déplacement intellectuel opéré par Habermas et Honneth sur le terrain de la
philosophie sociale et politique, il faut se tourner vers le dernier déficit : la sous-estimation
de l'État de droit démocratique. Sur le strict plan de la théorie politique, le cercle
francfortois n'a jamais convenablement pris au sérieux ce que la démocratie bourgeoise
portait comme « éléments progressistes » ou « potentiels émancipatoires ». Or, la rupture
devait se produire de deux manières :
Habermas inscrit dans la catégorie juridique l'essentiel de la normativité
moderne : le droit a pour tâche d'institutionnaliser les conditions les plus justes
de participation aux délibérations collectives. Honneth, de son côté, doutant
fortement que les prétentions de symétries de reconnaissance, qui sont à la base
du paradigme habermassien, puissent être honorées, et ce pour des raisons qui
tiennent à « la nature même de la conscience de l'injustice », déplace la
réflexion sur le terrain concret de l'« effectivité sociale des principes de
justice ».51

Pour Habermas et Honneth, il faut concéder aux institutions juridiques et politiques une
capacité à répondre de manière minimalement convaincante à un large éventail de
problèmes éthiques et de questions morales. Au plan formel, le système juridique et
constitutionnel des démocraties affiche une conceptualité - d'interprétation et de pensée
juridico-morales - qui doit être considérée comme étant supérieure comparativement à celle
qui était incorporée aux catégories morales dans les institutions politiques des sociétés
traditionnelles. Or, comme nous l'avons vu, l'horizon à partir duquel l'ancienne Théorie
critique a perçu l'histoire qui lui était contemporaine était tellement obscurci qu'il ne
semblait subsister aucun élément qui puisse être identifié à la « raison ».

50
Ibid, p. 103.
51
Alexandre Dupeyrix, « Emmanuel Renault, Yves Sintomer (dir.), Où en est la théorie critique ?, Paris, La
Découverte, coll. «Recherches», 2003, 286 p., 31 €. », Astérion 2 (ju'Het 2004),
http://asterion.revues.org/document99.html (consulté le 11 mai 2010) : s.p.
30

Sans aucun doute, il s'est créé un fossé entre les nouvelles réalités politiques et
l'appareil catégorial de l'ancienne Théorie critique. Pour les raisons décrites
précédemment, les anciens modèles ne permettent plus d'analyser convenablement les
phénomènes de société auxquels le philosophe d'aujourd'hui doit faire face. Qu'il soit
question des débats portant sur le « nouveau capitalisme », les mouvements sociaux,
l'écologie, le multiculturalisme, le cosmopolitisme, le clonage, le néo-libéralisme,
l'intelligence artificielle, la Théorie critique doit être repensée en profondeur afin qu'elle
puisse nous aider à formuler des réponses significatives à ces problématiques. Un tel
modèle doit pouvoir nous offrir un cadre d'actualisation. Selon Honneth, le défi consiste à
clarifier les moyens épistémologiques servant à donner à la critique de la raison
instrumentale une forme plus appropriée au contexte d'aujourd'hui en prenant acte des
libertés acquises dans les démocraties libérales. Pour pallier ce manque, Habermas et
Honneth tentent respectivement de reprendre la question des fondements normatifs de la
Théorie critique dans le but d'expliciter soit un concept de raison communicationnelle, soit
un concept de reconnaissance sociale; deux perspectives qui prétendent résister au
négativisme d'Adorno.

Même lorsqu'on admet que certains mouvements sociaux, certaines institutions,


certaines pratiques ou certaines actions représentent avant tout des formes « régressives »,
« aliénées » ou « pathologiques », la critique de leur orientation éthico-politique ne saurait
se passer d'une base normative appelant une justification méthodologique et un ancrage
extra-théorique. Ainsi, il ne semble plus possible aujourd'hui de faire appel en philosophie
à un universel intramondain qui soit au-dessus, par delà, ou encore en rupture avec les
acquis de l'Etat de droit . D'une manière générale, le défi posé aux héritiers de la Théorie
critique consiste à penser la continuité entre les systèmes politiques en fonction d'un point
de vue normatif qui pose des critères ou des conditions de possibilité à l'émancipation

52
Par ailleurs, rien n'empêche quiconque de poursuivre la critique radicale des sociétés démocratiques et de
l'État de droit par la mise au jour des « pathologies sociales » à l'aide d'un discours poétique visant à
déplacer nos convictions axiologiques et ne revendiquant aucune prétention normative. Par contre, on doit
reconnaître avec Habermas et Honneth que, dans ce contexte, le type de vérité revendiquée et la force du
jugement porté sur les choix de société sont grandement amoindris par rapport aux exigences de la
philosophie contemporaine. Tant qu'il s'agit de revendiquer une perspective théorique, il n'est pas possible de
nier les trois déficits susmentionnés.
31

individuelle et sociale. Nous allons voir par exemple dans le prochain chapitre le rôle
fondamental que joue la sphère du droit pour la théorie de la reconnaissance.

1.3. Le noyau éthique de la Théorie critique


1.3.1. L'idée d'une forme déficiente de rationalité sociale
Selon Honneth, la Théorie critique présuppose un état de négativité sociale qui ne doit pas
être considéré, dans un sens restreint, comme un manquement envers des principes de
justice, mais comme une atteinte aux conditions d'une vie considérée comme « bonne » ou
« réussie ». La terminologie employée par les membres de l'Institut diffère selon le cas,
mais on retrouve à chaque fois une disjonction fondamentale, trop souvent implicite, entre
les relations jugées « pathologiques » et celles « non-pathologiques ». Nous savons que
cette disjonction est présupposée dans tout diagnostic critique. Qu'il s'agisse d'expression
comme « organisation irrationnelle », « monde administré », « société unidimensionnelle »,
« vie réifiée », « colonisation du monde vécu », bref, de telles formules « présupposent
toujours normativement une constitution des relations sociales qui serait intacte dans la
mesure où elle offrirait à tous les membres de la société la possibilité d'une réalisation de
soi réussie »53. Cette idée selon laquelle la cause de l'état négatif de la société se situerait
dans un déficit de rationalité sociale suppose un lien interne entre les relations
pathologiques et la constitution de la raison. Quand on soutient le point de vue du progrès
de la raison dans l'histoire, ce qui apparaît comme étant pathologique est alors le résultat
d'une incapacité de la société à exprimer adéquatement le potentiel rationnel déjà inhérent
aux institutions fondamentales et aux pratiques quotidiennes. Cette conjonction
conceptuelle entre constitution de la raison et relations pathologiques n'est possible qu'en
vertu d'un modèle théorique qui suppose que la médiation de la théorie et de l'histoire
transite à travers un concept de rationalité socialement effective.

Cette idée empruntée à la philosophie politique de Hegel part de l'hypothèse selon


laquelle tout ce que le monde contient de négatif ou de manqué s'explique par une
appropriation insuffisante d'une raison disponible objectivement. Selon Honneth :
Le présupposé de ce diagnostic de l'époque contemporaine de Hegel reposait
sur une conception globale de la raison établissant un lien entre le progrès

Honneth, La société du mépris, p. 105.


32

historique et l'éthique : la raison se déploie dans l'histoire en recréant à chaque


nouvelle étape des institutions « éthiques » universelles dont les prises en
considération permettent aux individus de concevoir leur vie en accord avec des
objectifs socialement reconnus, et leur permettent ainsi de faire une expérience
sensée de la vie. Quiconque refuse que sa vie se définisse par de tels objectifs
rationnels souffre des conséquences de l'indéterminité et développe les
symptômes d'une perte d'orientation.54

La Théorie critique va reprendre cette idée éthique construite sur la relation entre, d'une
part, le maintien des normes de rationalité les plus élevées, et d'autre part, le pouvoir d'une
société à offrir à tous ses membres la possibilité d'une réalisation de soi réussie. Nous
allons voir dans le prochain chapitre comment Honneth entend reprendre cette idée dans le
cadre de sa théorie de la reconnaissance. En effet, la conviction fondamentale implicite
défendue par Hegel et par la Théorie critique est la suivante : une forme intacte de société
est uniquement possible si une instance d'universalité rationnelle peut fournir aux membres
de la société des orientations morales leur permettant de mener leur vie de manière
satisfaisante et rationnelle à la fois. L'autoréalisation de l'être humain dépend donc de sa
relation à une universalité gouvernée par la raison. L'autoréalisation devient possible pour
tous au sein du déploiement d'une praxis commune portée par des visées rationnelles et
universelles. Autrement dit, selon cette idée, seule une pratique effective et rationnelle
portée par les sujets sociaux peut remédier aux troubles irrationnels de « l'époque ».
L'argument qui est supposé fournir la garantie d'une forme « réussie » de vie sociale repose
donc sur le présupposé d'une universalité intramondaine. L'universel rationnel qui se
déploie dans l'histoire doit être conçu comme le potentiel d'une modalité invariante de
capacité humaine objective et disponible de manière pratique.

1.3.2. L'idée de pathologie sociale de la raison


L'idée de pathologie sociale de la raison liée au capitalisme se trouve d'abord
implicitement chez Marx : la cause de la pathologie de la société se situe d'abord dans un
manque de rationalité sociale provenant des effets pervers du capitalisme. L'organisation de
la société sous la domination du capitalisme réprime le potentiel rationnel et donne lieu à
des perturbations ou des pathologies sociales qui réduisent les possibilités d'autoréalisation

54
Ibid, p. 106.
33

intersubjective. Mais c'est à la psychanalyse qu'est empruntée l'idée même de


« pathologies » du social:
Comme dans les autres éléments de la théorie, une figure classique de la pensée
moderne joue, ici aussi, un rôle déterminant : la même importance qui revenait
à Hegel, Marx, Weber et Lukâcs pour le contenu central de la Théorie critique
est conférée à la psychanalyse de Freud. C'est à elle que la Théorie critique
emprunte l'idée selon laquelle les pathologies sociales s'expriment toujours
dans une souffrance qui maintient un intérêt dans le pouvoir émancipateur de la
raison.55

Les membres de la Théorie critique partagent tous la conviction que l'accélération de la


croissance industrielle remet en cause l'autoréalisation de l'être humain, principe qui est
une exigence fonctionnelle de la société et une des conditions de possibilité essentielle à
toute vie humaine56. Pour les membres de l'École de Francfort, ce potentiel rationnel
immanent au processus historique est déformé par le capitalisme, par les pratiques et les
manières de penser qu'il impose. Le lien du sujet (potentiellement autonome) à la vie
collective (réussie) est brisé et cette rupture entraîne des souffrances humaines inédites. De
Horkheimer à Habermas, il a toujours été tenu pour évident que ces tendances de
l'évolution de la société (résultant d'une institutionnalisation ou d'une pratique déficiente
d'un potentiel de la raison déjà engendré dans l'histoire) devaient être critiquées en tant que
pathologies sociales. La source des formes de vie « manquées » ou « ratées » du temps
présent est un déficit d'universalité rationnelle qui doit être expliqué par un processus
historique. Ce processus devait rendre explicite les raisons pour lesquelles les différents
auteurs constatent l'absence de thématisation des situations d'anomie sociale dans l'espace
publique. Dans tous les cas, l'idée de pathologies sociales est conjointe à celle d'une forme
déficiente de rationalité sociale.

Dans son analyse du capitalisme, la Théorie critique part de la prémisse marxienne


selon laquelle :
les conditions sociales produisant la pathologie des sociétés capitalistes ont
pour spécificité structurelle précisément de dissimuler les faits qui devraient
tout particulièrement occasionner la critique publique la plus massive. On
trouve dans sa théorie du « fétichisme » ou de la « réification » et chez les
auteurs de la Théorie critique dans des concepts tels que « relation

Ibid, p. 23.
Ibid, p. 94-95.
34

d'aveuglement» (Verblendungzusammenhang), « unidimensionnalité » ou


« positivisme » : dans tous les cas, ces concepts dépeignent un système de
convictions et de pratiques dont la propriété paradoxale est de dérober toute
information sur les conditions sociales au travers desquelles ce système a lui-
même été simultanément produit57.

L'analyse des pathologies sociales exige une explication des processus ayant contribué à
leur dissimulation. Selon cette version de l'aliénation, la situation d'anomie sociale aurait
pour propriété de causer par elle-même un aveuglement ou une apathie généralisée dont
l'absence de toute réaction publique est la conséquence paradoxale. Or, il est aujourd'hui
convenu que le recours à ce type d'argumentation doit être complété par des éléments
sociologiques ou historiques afin d'établir un lien de cause à effet entre l'existence de
situations d'anomie sociale et l'absence de réactions ou de comportements publics58. Selon
Renault, même si les notions de « souffrances sociales » et de « pathologie sociale » ne sont
pas encore reconnues comme des idées majeures dans l'histoire des sciences humaines,
elles ont pourtant joué un rôle décisif dans l'émergence de ces dernières. Aujourd'hui, le
concept de pathologie sociale fournit un cadre de problématisation du social et un socle
pour l'analyse critique du temps présent59.

1.3.3. Le concept d'intérêt émancipatoire


Nous avons vu que le programme de la Théorie critique présuppose un idéal normatif d'une
société orientée par l'intérêt d'émancipation. Devant le constat de la domination de
l'homme par l'homme, dont les dérives du fascisme font preuve, l'objectif moral de toute
théorie critique est de lui opposer un remède pratique et intellectuel. À la question de savoir
« comment cela pourrait-il être autrement? », la Théorie critique proposerait, selon
Honneth, l'idéal de l'autoréalisation coopératrice. Cet idéal se trouve au coeur du noyau de
convictions servant à proposer une praxis émancipatrice pour tous les membres de la

57
Ibid., p. 115.
58
Comme nous allons le voir dans le troisième chapitre, ce n'est que « lorsque ce type d'analyse parvient à
convaincre les destinataires qu'ils se trompent effectivement sur le caractère factuel de telles situations
sociales que leur illégitimité se manifeste publiquement avec quelque chance d'être reconnue » (Honneth, La
société du mépris, p. 115).
9
Emmanuel Renault, Souffrances sociales : sociologie, psychologie et politique (Paris : La découverte,
2008), p. 204-205.
35

société. Même si, de Horkheimer à Habermas60, les différents théoriciens ne s'entendent


pas sur les moyens pour parvenir à cette praxis politique, l'intérêt d'émancipation n'en
demeure pas moins le leitmotiv normatif central de la Théorie critique. Pour justifier
normativement la mise au second plan de préférences ou d'intérêts individuels, la Théorie
critique doit ainsi disposer à la fois d'une conviction pratique et d'un objectif moral. Dans
cette perspective, la possibilité de l'autoréalisation individuelle est donc liée
intrinsèquement à la condition d'une praxis commune ne pouvant être que le résultat d'une
pleine réalisation des individus. Selon Honneth, ce qui est implicitement défendu par la
Théorie critique peut s'exprimer en une proposition morale qui doit résulter d'un examen
rationnel : l'intérêt d'émancipation est rationnel, universel et devrait ultimement
correspondre à l'intérêt de tous et de chacun. La Théorie critique soumet l'universel aux
critères de fondation rationnelle qui doit se rapporter à la coopération sociale.

1.3.4. Le noyau éthique


Afin de faire apparaître plus clairement le noyau éthique présupposé dans la Théorie
critique, nous proposons de reconstruire l'unité du motif selon six points. De cet exercice, il
apparaît plus clairement en quoi le noyau éthique est considéré par Honneth comme la clef
de voûte implicite de la charpente argumentative de la Théorie critique dans son ensemble.

1. La Théorie critique met de l'avant l'idée d'une forme déficiente de rationalité


sociale selon laquelle l'histoire de la civilisation occidentale est gouvernée par une
universalité rationnelle dont le devenir est entravé par le capitalisme. Le processus
de modernisation des sociétés est donc un processus de rationalisation incomplet.
2. Cette forme déficiente de rationalité (instrumentale, stratégique, calculatrice,
économique, déficitaire, etc.) conduit à des pathologies sociales. Ces pathologies
restreignent le « bon » développement des individus en société. En favorisant
davantage le développement de relations purement stratégiques avec soi-même et
les autres sujets, elles font apparaître les individus comme des objets et les
empêchent d'accéder à leur autonomie. Elles nuisent ainsi à la mise en pratique
d'une forme de vie sociale réussie.

60
Le concept de praxis rationnelle et l'idée d'un intérêt d'émancipation sont au centre de la réflexion
habermassienne. Pour Habermas, l'émancipation est liée à un degré très élevé d'entente intersubjective; il faut
une entente sans contrainte entre les individus pour qu'ils puissent coopérer solidairement.
36

3. Pourtant, une vie sociale réussie devrait pouvoir se réaliser selon un idéal pratique
d'autoréalisation coopérative, c'est-à-dire en respectant les conditions et en
rencontrant les exigences d'une praxis rationnelle de coopération mutuelle.
4. Cependant, un phénomène de voilement de la conscience individuelle (aliénation,
réification, aveuglement, etc.) ou de dissimulation des faits accompagne, d'une part,
la déformation sociale de la raison et empêche, d'autre part, les sujets de prendre
conscience de leur situation (exploitation, soumission, domination, etc.); la « fausse
conscience » des sujets entrave par conséquent à la fois l'accès à une vie sociale
réussie (condition pour « guérir » des maux sociaux) et le processus historique de
libération des potentiels émancipatoires.
5. Parce qu'il n'y a pas de destinataires prédéfinis qui puissent réaliser l'idéal éthique
de coopération mutuelle (par la conversion du contenu de la théorie en une praxis
de transformation sociale efficace), la déformation pathologique crée chez les sujets
concernés une forme particulière de souffrance : le sentiment de ne pas pouvoir
accéder à leur réalisation.
6. Cette souffrance est un témoignage empirique (un fait) qui justifie le maintien de
l'intérêt d'émancipation soit dans le cadre d'une théorie normative soit dans le cadre
d'une praxis politique : l'objectif politico-moral de l'autoréalisation mutuelle
implique concrètement le recouvrement d'une rationalité non-aliénée.

On retrouve au cœur de la tradition de la Théorie critique la thèse morale selon laquelle la


finalité normative des sociétés devrait consister à rendre l'autoréalisation mutuellement
possible. L'autoréalisation du sujet individuel réussit uniquement lorsqu'elle se combine
d'une manière pratique avec l'autoréalisation de tous les autres individus de la société. La
réalisation de cet idéal doit se faire au moyen de principes moraux ou de finalités
émancipatrices acceptables universellement. Tel que l'explique Honneth :
Les différents modèles de praxis dont se servent Horkheimer, Marcuse ou
Habermas sont les extensions particulières de cette idée première selon laquelle
la socialisation des êtres humains ne peut réussir que dans les conditions d'une
liberté coopérative. Quelque soit la manière dont l'idée anthropologique prend
forme chez chacun de ces auteurs, en fin de compte ils défendent tous l'idée
37

éthique consistant à insister sur une forme de pratique commune dans laquelle
les sujets peuvent, ensemble ou en coopération, parvenir à l'autoréalisation61.

Selon Honneth, on ne peut véritablement parler d'une pathologie de la société que si l'on
dispose de certaines hypothèses sur les conditions de l'autoréalisation de l'être humain.
C'est pourquoi l'avenir de cette tradition dépend de sa capacité à élaborer une éthique
formelle qui puisse rendre compte des conditions pratiques de l'autoréalisation et de
l'émancipation sociale.

1.4. D'où parle une théorie critique de la société?


1.4.1. Deux tentatives opposées pour sortir l'héritage de l'impasse
Dans le chapitre « La dynamique du mépris. D'où parle une théorie critique de la
société? » , Honneth explore les conditions nécessaires à ranimer un style de critique
théorique inspiré par la tradition francfortoise. D'entrée de jeu, si l'auteur affirme que le
programme initial ne mérite pas d'être repris ou développé sans rupture, Honneth ne veut
pas abandonner pour autant le type de critique théorique de la société promu par le
programme initial. Le renouvellement de cette tradition doit être en mesure de satisfaire à
l'exigence méthodologique consistant à indiquer sociologiquement un intérêt émancipatoire
existant dans la réalité sociale elle-même. Autrement dit, pour sortir la Théorie critique de
l'impasse, Honneth doit trouver le moyen de combler le déficit sociologique en
reconstruisant la structure d'interaction sociale permettant d'y découvrir des déviations
sociales définies comme étant pathologiques.

Selon Honneth, il existe deux types de réponses opposées à la question de savoir


comment envisager aujourd'hui le développement de la Théorie critique : 1) la critique
négativiste de la société et 2) la théorie habermassienne de la communication. Le premier
de ces courants est la critique négativiste de la société influencée par les derniers écrits
d'Adorno. Or, tant qu'il s'agit de conserver le modèle de critique proposé par la
philosophie sociale, la première option est insuffisante. Une telle approche ne parvient ni à
expliquer structurellement, d'une part, de quelles manières les rapports d'interactions
intersubjectives peuvent être perturbés, ni à indiquer, d'autre part, la pratique qui

Honneth, La société du mépris, p. 110.


62
Dans Honneth, La société du mépris, p. 181 -202.
38

permettrait de s'en émanciper. Honneth croit qu'il faut tenter de sortir la Théorie critique de
ces deux impasses. L'avenir de la critique normative repose donc sur sa capacité à indiquer
l'instance pratique et le moteur social qui porterait en eux l'intérêt d'émancipation. Or, ne
plus pouvoir apporter de preuve empirique de l'existence d'un tel intérêt émancipatoire
rend caduques ses dimensions politiques et normatives. De plus, étant donné le manque de
confiance dans l'identification des maux sociaux, la théorie est en définitive la seule forme
de critique légitime. Or, pour le dire abruptement, le type de critique théorique dont peut se
réclamer le négativisme de type adornien s'exerce sans garants cognitifs et pratiques. Ne
pouvant affirmer l'existence de sujets politiques susceptibles de porter la transformation en
vue d'un progrès moral, ce modèle de critique sociale perd de sa pertinence aux yeux de la
philosophie contemporaine.

La théorie habermassienne de la communication est le second courant théorique par


lequel la Théorie critique est aujourd'hui poursuivie. Selon Honneth, cette approche offre
une réponse aux théories négativistes susmentionnées : « Pour sortir du dilemme ainsi
esquissé, seule l'idée qui consiste à développer le modèle de la communication élaboré par
Habermas dans le sens de ses présuppositions intersubjectivistes, voire sociologiques, est
prometteuse »63. La raison principale est que la théorie de la communication est « la
réalisation d'une tentative visant à retrouver les moyens catégoriaux par lesquels l'idée
horkheimerienne d'une critique de la société peut être ranimée à notre époque »64. La
structure de la théorie habermassienne de l'activité communicationnelle a rouvert l'accès à
une sphère émancipatoire de l'action tout en proposant un changement paradigmatique
permettant de reconstruire une théorie critique de la société sur de nouvelles bases.
Contrairement à la critique négativiste, le modèle avancé par Habermas cherche à désigner
comment l'usage pratique de la critique peut réguler l'espace public politique. Habermas
prétend donc relancer l'investigation philosophique vers le domaine du « social »
préalablement abandonné par ses prédécesseurs. Il cherche également à repenser les liens
entre théorie et pratique en portant le regard sur les processus collectifs de formation de la
volonté politique. Il s'efforce de combler les trois déficits mentionnés dans le chapitre
précédent en élaborant une nouvelle perspective à partir des avancées théoriques de la

63
Ibid, p. 191.
64
Ibid., p. 187.
39

philosophie du langage. Le retour aux questions sociologiques passe donc par la mise au
jour du site d'où émane une forme de rationalité émancipatrice différente de celle proposée
jadis par l'ancienne Théorie critique. Ce programme se constitue en trois temps :
Dans un premier temps, Habermas passe du paradigme marxiste de la
production à celui de l'activité communicationnelle, dans le cadre duquel il
s'agit de montrer que ce n'est pas dans le travail social mais dans l'interaction
sociale que se trouvent les conditions du progrès social. Dans un deuxième
temps, Habermas déploie donc une pragmatique du langage qui se propose
d'éclaircir les présuppositions normatives qui constituent le potentiel de
rationalité de l'activité communicationnelle. Enfin, dans un troisième temps, il
construit sur cette base l'esquisse d'une théorie de la société qui retrace le
processus de la rationalisation de l'activité communicationnelle jusqu'au point
historique où il conduit au développement de différents médias de régulation
sociale.65

Selon Habermas, le nouveau lieu d'où peut se manifester une forme de rationalité « non-
pathologique » est une instance pratique commune à tous les sujets sociaux : la délibération
argumentative. La possibilité d'une entente intersubjective entre sujets dotés de compétence
langagière est préjugée à même l'activité de la communication quotidienne. Ce processus
de l'entente mutuelle est conditionné par la quête d'un accord entre participants. Dans cette
perspective, les exigences normatives de l'entente sont toujours déjà présentes à même la
pratique quotidienne de la compréhension intersubjective. Au moyen du langage, par
l'usage public de la raison dans la recherche d'un accord sur des préoccupations partagées,
certaines orientations normatives se rendent possiblement légitimes socialement. Pour
répondre aux deux impasses provenant des déficits sociologiques et normatifs de l'héritage
francfortois, « Honneth souligne combien, chez Habermas, ce principe d'entente ordinaire
par la communication est essentiel pour offrir un réfèrent pour une théorie critique
soucieuse de fonder son point de vue normatif dans une pratique sociale effective. »66 La
différence fondamentale entre le diagnostic négativiste et la théorie habermassienne réside
donc dans le fait que :
Habermas est capable de proposer un concept systématique de ce qui est
aujourd'hui menacé par la domination des systèmes; là où prédominent, dans
les approches négativistes, les prémisses peu claires d'une anthropologie à
peine articulée, son approche présente une théorie du langage qui est capable de
montrer de façon convaincante que le potentiel de l'être humain qui est

65
Ibid, p. 187-H
66
Ibid, p. 14.
40

aujourd'hui en danger est sa capacité à s'entendre avec autrui au moyen de la


communication67.

Si Habermas fait déboucher sa théorie de la société sur un diagnostic historique qui finit par
converger avec les courants négativistes, « [à] la différence des autres variantes de la
Théorie critique, la reformulation habermassienne contient une conception capable
d'exposer la structure de la pratique qui risque d'être détruite par les tendances de la société
sur lesquelles porte la critique » . Autrement dit, la théorie de l'agir communicationnel
répond, dans sa structure formelle, aux exigences de la philosophie sociale dans la mesure
où elle situe la sphère préscientifique d'émancipation dans l'objectif d'une entente au
moyen de la communication. Honneth considère également ce processus comme une sphère
préscientifique d'émancipation que la critique peut encore invoquer pour rendre compte de
son point de vue normatif. Contrairement à la critique négativiste, une telle perspective
rend possible, dans la structure même de la théorie, une forme de critique morale exercée
de manière pratique via les paramètres de l'éthique de la discussion.

1.4.2. De la théorie de la communication à la théorie de la reconnaissance


Nous venons de voir que toute tentative visant à réactualiser la Théorie critique doit être
capable de désigner les expériences empiriques qui, dès les niveaux préscientifiques,
offrent un témoignage du monde assez convaincant pour nous fournir de bonnes raisons de
croire que les considérations normatives mises de l'avant dans cette même théorie ne sont
pas dépourvues de toute base dans la réalité sociale. Le point de départ de l'actualisation
honnethienne peut donc se résumer à la question suivante : « Quelles sont les expériences et
quels sont, d'une façon générale, les phénomènes qui assument, dans la théorie
habermassienne, le rôle d'une preuve quotidienne de la pertinence de la critique? »69. En
déplaçant la Théorie critique du paradigme de la production à celui de la communication, la
théorie habermassienne permet de ré-acheminer la question de la transcendance
intramondaine dans la sphère sociale : « En effet, dans l'activité communicationnelle, les
sujets se rencontrent dans un contexte d'attentes normatives dont la déception redevient
sans cesse une source d'exigences morales visant par-delà les formes de domination

67
Ibid, p. 188
M
Ibid.
69
Ibid, p. 189.
41

établies. »70 En s'appuyant sur le noyau normatif structurellement immanent à la


communication interpersonnelle, tout en présupposant que les règles du langage sous-
jacentes à l'activité communicationnelle possèdent un caractère normatif et potentiellement
universalisable, la théorie habermassienne identifie le potentiel normatif de l'interaction
sociale aux conditions langagières d'une entente sans contrainte. Ainsi, l'instance
préscientifique qui confère un ancrage extra-théorique et une base sociale à ce modèle de
critique théorique est la rationalisation communicationnelle du monde vécu. Ce ne sont
donc plus les rapports de production ou l'action instrumentale qui constituent le cœur
normatif de cette nouvelle version de la Théorie critique, mais l'activité langagière et la
libération du potentiel normatif contenu dans l'entente communicationnelle. Ce processus
est désigné comme étant la rationalisation communicationnelle du monde vécu.

Si la réflexion de Honneth s'inscrit de plain-pied dans ce nouveau paradigme, il


propose néanmoins des modifications majeures. En effet, Honneth n'est pas satisfait
entièrement de la manière dont Habermas présente dans sa théorie les liens entre intérêts
pratiques et théoriques. Même si l'essentiel de l'œuvre de Habermas est marqué par des
intentions similaires à celles qui motivaient le projet initial de l'Institut, Honneth ne croit
pas que cette voie soit complète. Selon Renault, Habermas cherche à renouveler le
programme originel en réglant « les problèmes sur lesquels il avait échoué (philosophie de
l'histoire peu convaincante, déficit normatif et absence de fondation méthodologique de
l'interdisciplinarité). Honneth prétend quant à lui retrouver chez le premier Horkheimer et
chez Adorno de quoi corriger certaines des insuffisances d'Habermas » '.

D'une part, Habermas reconduit l'idée selon laquelle le progrès de la raison -


historiquement effective - est entravé par l'organisation capitaliste de la société. Or, il a été
montré dans le chapitre précédent pourquoi, aujourd'hui, le capitalisme ne peut plus être vu
comme un système unifié de rationalité sociale. D'autre part, à travers l'image d'une
colonisation du monde vécu :
la théorie habermassienne de la société semble néanmoins finir par converger
avec la critique pessimiste de la société que nous avions rencontrée dans les
courants négativistes d'une actualisation de la Théorie critique. En effet, l'une

70
Ibid, p. 190.
Renault et Sintomer, Où en est la théorie Critique, p. 24.
42

et l'autre approches se rejoignent à travers le diagnostic selon lequel


l'émancipation des pouvoirs systémiques risque aujourd'hui de conduire à une
dissolution du noyau social de la société72.

Si la réalité sociale est conçue de cette manière, la conséquence théorique qui en résulte est
la suivante : « toute forme de critique qui cherche à se localiser elle-même dans le cadre de
la réalité sociale doit apparaître comme impossible, ne serait-ce que parce que celle-ci ne
présente plus de structure permettant d'y découvrir des déviations sociales, sans même
parler d'intérêts ou d'attitudes émancipatoires »73. Honneth situe le point de départ
méthodologique du renouvellement de la Théorie critique dans la capacité pour une telle
théorie d'indiquer non seulement son ancrage extra-théorique dans le social, mais
également dans sa disposition à rendre visible ce qui dans la pratique peut favoriser
l'émancipation :
Le rapport spécifique que Horkheimer, en poursuivant la ligne de pensée de
l'hégélianisme de gauche, a établi entre théorie et pratique présuppose une
définition des forces motrices sociales qui, dans le processus historique, tendent
à critiquer et dépasser les formes établies de domination [...] la Théorie critique
dépend par conséquent, en son cœur le plus intime, de la définition quasi-
sociologique d'un intérêt émancipatoire existant dans la réalité sociale elle-
même7 .

Nous avons dit que l'instance préscientifique qui confère une base sociale à la perspective
normative ouverte par Habermas est le processus de rationalisation communicationnelle du
monde vécu. Or, le problème que perçoit Honneth avec un tel processus vient du fait qu'il
s'accomplit hors des consciences individuelles. Selon Honneth, la théorie habermassienne
n'offre pas de réponse convaincante à la question de savoir quelles expériences morales à
l'intérieur de la réalité sociale sont supposées correspondre à son point de vue critique. En
effet, la perspective adoptée par Habermas limite son intervention à l'analyse des
restrictions sociales et cognitives qui s'opposent ou nuisent à une application, sans
entraves, des règles langagières rationnelles et universelles. La première difficulté soulevée
par Honneth est que ce processus désigné comme la rationalisation communicationnelle du
monde vécu s'accomplit à l'insu des sujets. Ainsi :

Honneth, La société du mépris, p. 188.


73
Ibid, p. 186-187.
14
Ibid, p. 183.
43

son déroulement ne repose pas sur des intentions individuelles et, d'une façon
générale, n'est pas non plus intuitivement donné à la conscience des individus.
Le processus émancipatoire dans lequel Habermas ancre la perspective
normative d'une théorie critique ne se répercute d'aucune manière dans les
expériences morales des sujets intéressés [...] en tout cas, il est impossible de
trouver dans la réalité sociale un quelconque répondant de l'instance
préscientifique à laquelle renvoie réflexivement la perspective normative de la
théorie habermassienne75.

En ce sens, si la théorie habermassienne paraît intéressante sur le plan normatif, Honneth


formule tout de même des réserves quant à son potentiel émancipatoire et son application
pratique. Selon Honneth même si un processus émancipatoire du type de la rationalisation
communicationnelle du monde vécu pouvait se réaliser concrètement, historiquement, la
manière dont Habermas le définit fait en sorte que ce même processus ne peut pas se
comprendre comme une instance pouvant se refléter dans la conscience des sujets à la
manière d'une donnée morale. Autrement dit, le contenu normatif d'une telle Théorie
critique ne se répercute pas dans les expériences morales des sujets intéressés. Comme le
résume Honneth : « la conception de Habermas n'est pas liée à l'idée de permettre à une
expérience existante d'injustice sociale de s'exprimer »76. Les travaux d'Habermas
permettent bien d'analyser les atteintes aux règles implicites à l'agir communicationnel,
mais « il est impossible de trouver dans la réalité sociale un quelconque répondant de
l'instance préscientifique à laquelle renvoie réflexivement la perspective normative de la
théorie habermassienne »77. Une part importante des travaux de Honneth sera donc
consacrée à la tâche de construire une théorie qui puisse expliquer à la fois la structure
constitutive de l'identité et l'expérience morale des individus concernés. La reformulation
du cadre théorique de la communication en fonction de la théorie de la reconnaissance est
la réponse qu'offre Honneth afin de redonner une crédibilité au diagnostic critique de la
société capitaliste; un diagnostic qui puisse rendre compte, cette fois-ci, de la déformation
et de la dégradation des rapports sociaux de reconnaissance.

75
Ibid, p. 191.
16
Ibid, p. 191.
11
Ibid.
44

1.5. Conclusion : le renouvellement de la Théorie critique


Dans ce premier chapitre, le réexamen des idées fondamentales de la tradition francfortoise
nous a permis de mettre à jour les propositions éthiques implicites à l'ensemble de la
Théorie critique. L'interprétation honnethienne de ce noyau éthique a le mérite de clarifier
et de résumer les problèmes auxquels doivent se confronter les démarches visant à
reconstruire, sur la base de cet héritage, une critique normative de la société. Selon
Honneth, la poursuite de ce courant théorique (considéré sous l'aspect de son unité78) doit
s'accomplir en fonction des exigences de la philosophie sociale contemporaine. Réussir
dans cette entreprise implique un profond réaménagement théorique du motif central afin
d'offrir une nouvelle proposition qui soit à la fois en rupture et en continuité avec cette
tradition. Dans la mesure où, depuis ses origines, la philosophie sociale a choisi la voie qui
va dans une double direction - celle d'une analyse des pathologies sociales, d'une part, et
celle d'une éthique formelle, d'autre part - , la fécondité de la Théorie critique repose
aujourd'hui sur la possibilité d'offrir un cadre catégorial susceptible de rendre compte, tant
sur le plan descriptif que normatif, des phénomènes de déformation et de dégradation des
rapports sociaux.

Par la mise à jour des thèses formant le cœur de cet héritage, nous avons vu en quoi
la Théorie critique présuppose une thèse morale selon laquelle la finalité normative des
sociétés modernes devrait consister à rendre l'autoréalisation mutuellement possible. Du
point de vue du programme initial inspiré par l'hégélianisme de gauche, la possibilité de
voir cet idéal se réaliser concrètement repose sur le postulat selon lequel des forces
spirituelles agissantes dans le monde posséderaient un potentiel émancipatoire susceptible
de transformer les sociétés humaines vers un plus grand bien commun. Selon l'implicite
morale d'une telle conception téléologique, la possibilité de rendre possible
l'autoréalisation sociale repose sur le dépassement de l'état de domination et de réification
en vue d'une finalité historique, morale, rationnelle et effective. D'un point de vue pratique,
la reconnaissance de ce processus historique par le prolétariat devait entraîner avec elle le
mouvement révolutionnaire des forces motrices sociales orientées par la réalisation de

8
Nous avons vu pourquoi, selon Honneth, même si les apports personnels des différents membres de
l'Institut sont variés et irréductibles les uns par rapport aux autres, l'avenir de la Théorie critique nécessite
néanmoins une reconstruction quasi-systématique de son motif central.
45

principes moraux valables universellement. Pour les raisons dont il a été question dans ce
chapitre, il n'est plus possible aujourd'hui de faire appel à une telle conception téléologique
de l'histoire pour « fonder » une critique normative de la société. On ne peut pas soutenir à
la fois qu'une instance d'universalité rationnelle est le fondement normatif de toute
critique, puis affirmer que la cause des pathologies sociales se situe dans un manque de
rationalité sociale, et enfin, nier par ailleurs toute possibilité de trouver dans le monde une
telle rationalité ou un sujet susceptible de porter cette universalité. Autrement dit, on ne
peut pas dire aux membres d'une société qu'ils doivent tous, d'une part, s'orienter en
fonction de principes qu'ils peuvent comprendre comme étant les fins rationnelles,
historiques et inévitables de leur autoréalisation, ou encore que toute déviation par rapport à
cet idéal ne peut que mener à une régression morale, et d'autre part, ne disposer d'aucune
hypothèse sur les conditions empiriques de l'autoréalisation de l'être humain79.

En outre, en prenant la voie de la radicalisation du diagnostic de la réification et en


abandonnant le domaine du « social », l'ancienne Théorie critique se serait privée
irrémédiablement de sa capacité à définir un intérêt émancipatoire présent dans la sphère
des interactions sociales. Aux prises avec une telle aporie, elle ne peut plus prétendre rendre
compte adéquatement de la dynamique structurante des luttes politiques et du progrès
moral puisqu'elle est incapable d'affirmer son lien avec une dimension pratique. Aux yeux
de Honneth, cette incapacité à désigner clairement un aspect de transcendance
intramondaine est ce qui nuit aujourd'hui le plus gravement au potentiel heuristique de cet
héritage.

Cette impasse à laquelle doivent se confronter toutes les tentatives de


renouvellement est le point de départ que choisit Honneth pour tenter de reprendre le projet
à nouveaux frais. Selon lui, « la tâche visant à ouvrir un accès catégorial à la réalité sociale,
de façon à y faire apparaître un aspect de transcendance intramondaine, me semble être le
problème clé d'une actualisation de la théorie critique de la société »80. Selon Fishbach, le
renouveau de la tradition de la philosophie critique francfortoise est lié à la « réouverture de

79
La prochain chapitre sera l'occasion pour nous de discuter de ce point plus en profondeur afin de voir la
manière dont Honneth entend se sortir de cette impasse.
80
Honneth, La société du mépris, p. 185.
46

la dimension normative longtemps victime des positivismes en tout genre» 81 . Dans le


présent contexte du regain d'intérêt pour la critique normative de la société, le défi que doit
relever Honneth consiste ainsi à découvrir des ressources catégoriales suffisantes pour
élaborer un diagnostic qui puisse éviter les dérives moralisantes et subjectivistes. Il ne suffit
donc pas de faire référence à des expressions vagues comme « communauté d'hommes
libres » ou « coopération non coercitive » ou « société réifiée » pour répondre aux
exigences d'une philosophie sociale rigoureuse. En fait, bien qu'il soit encore possible
d'actualiser l'analyse concrète des pathologies sociales, répondre aux exigences de la
philosophie sociale contemporaine implique bien davantage : selon Honneth, « la
philosophie sociale a, depuis le début, choisi la voie qui va dans la direction d'une éthique
formelle : ce qui doit prévaloir et former le cœur même de la normalité d'une société,
indépendamment de toute culture, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de
cette société une forme inaltérée de réalisation de soi » 2.

La « nouvelle » théorie critique doit être à la fois le résultat fondé d'une analyse
précise des processus de développement de l'être humain, et des obstacles qui viennent
perturber ce même développement. S'il est vrai que « [1]'avenir de la philosophie sociale
dépend donc aujourd'hui entièrement de la possibilité de fonder des jugements éthiques
concernant les conditions de possibilités de toute vie humaine »83, les critères normatifs qui
seront à la base de cette théorie devront être issus du domaine social. Le second chapitre de
cette étude est consacré à la manière dont Honneth entend se mesurer à cette exigence :
reformuler la Théorie critique sur la base de la théorie de la reconnaissance.

81
Franck Fischbach, « Axel Honneth, retour aux sources de la théorie critique : la reconnaissance comme
"autre de la justice" », dans Où en est la théorie critique?, sous la direction d'Emmanuel Renault et Yves
Sintomer (Paris : La découverte, 2003), p. 175.
82
La société du mépris, p. 88
n
Ibid., p. 97
Chapitre 2 La reconstruction de la Théorie critique sur
la base de la théorie de la reconnaissance

2.1. Introduction
Dans ce second chapitre, nous voulons présenter la théorie de la reconnaissance
honnethienne en attirant l'attention sur la signification politico-morale du concept de
reconnaissance. Dans la première section de ce chapitre, nous allons montrer pourquoi le
renouvellement de la Théorie critique s'effectue sur la base d'une rupture avec Habermas.
Honneth affirme que, chez Habermas, le « linguistic turn » le conduit à mettre en
équivalence la fonction méthodologique du langage avec son primat factuel. Or, par ce
choix théorique, la théorie habermassienne ferait l'impasse sur les aspects non langagiers
de la communication sociale. Partant de cette critique de la théorie de l'agir
communicationnel, Honneth offre une solution de rechange : la théorie de la
reconnaissance.

Nous proposons de reprendre brièvement les trois formes de reconnaissance sociale


présentées dans La lutte pour la reconnaissance. Ces trois modèles sont considérés par
Honneth comme des présuppositions communicationnelles d'une formation réussie
d'identité. Ce n'est donc plus l'objectif d'une entente intersubjective qui est première,
comme chez Habermas, mais plutôt la reconnaissance du rôle des rapports sociaux
d'interaction dans lesquels les sujets acquièrent et expérimentent chaque forme de
reconnaissance nécessaire à la constitution de leur identité personnelle. En ce sens, la
théorie de la reconnaissance conduit non seulement à l'élaboration d'une grammaire morale
des conflits sociaux, mais elle offre un cadre catégorial pour défendre l'idée d'une praxis
orientée par l'objectif moral d'une reconnaissance non lésée.

Dans la troisième section de ce chapitre, nous tenterons d'établir le lien entre l'idéal
de la réalisation de soi et la conception honnethienne de la vie bonne. La question qui nous
préoccupe est celle de comprendre comment Honneth parvient à reformuler la thèse selon
laquelle la possibilité d'autoréalisation d'un sujet individuel dépend de sa capacité à se
combiner de manière pratique à l'autoréalisation des autres membres de la société. Nous
48

allons montrer qu'en fait, Honneth propose un concept formel d'éthicité suivant lequel la
possibilité d'offrir aux membres des sociétés une forme de vie réussie est un objectif qui
répond aux objections du relativisme éthique. Nous allons indiquer, succinctement, en quoi
cette conception de la vie bonne et le renouvellement de l'analyse des pathologies sociales
peuvent avoir un impact sur les débats contemporains en philosophie politique84. Enfin,
nous allons présenter la critique du rôle du concept de « raison instrumentale » pour
l'analyse des pathologies dans le cadre de la théorie de la reconnaissance.

2.2. La théorie de la reconnaissance


2.2.1. Une solution de rechange à la version linguistique du paradigme de
la communication
Dans le précédent chapitre, nous avons vu pourquoi Honneth prend ses distances par
rapport à la pragmatique du langage développée par Habermas: cette perspective ne
parvient pas à mettre au jour l'expérience morale des acteurs sociaux dans toute son
ampleur. La mise en équivalence de la fonction méthodologique du langage avec son
primat factuel aurait ainsi conduit l'entreprise habermassienne à négliger les aspects non
langagiers de la communication. Cette distinction conduit Honneth à proposer deux
correctifs au prolongement habermassien. Honneth veut réinvestir le paradigme de la
communication en fonction, premièrement, d'une attention marquée pour le corps humain;
et deuxièmement, d'une attention accrue aux phénomènes négatifs qui puissent rendre
compte du caractère conflictuel ou concurrentiel du social. Ces correctifs, qui sont au cœur
de La lutte pour la reconnaissance, visent à donner au paradigme habermassien de la
communication une perspective enrichie apte à rendre compte de la complexité de la
dimension morale de l'interaction sociale. Ainsi, Honneth se donne pour tâche de
« remplacer la pragmatique universelle de Habermas par une conception anthropologique
capable d'expliquer dans leur ensemble les présuppositions normatives de l'interaction
sociale »85. C'est pourquoi Honneth reprend l'idée de développer le modèle de la
communication élaboré par Habermas dans le sens des présuppositions intersubjectivistes,
mais cette fois, sur un autre plan que celui de la pragmatique du langage. Pour sortir de

84
Est définie comme juste, selon Honneth, une société qui garantit à ses membres la chance institutionnelle et
structurelle de se réaliser sur le plan éthique.
85
Honneth, La société du mépris, p. 194.
49

l'impasse consistant à n'identifier le potentiel normatif de l'interaction sociale qu'aux


conditions langagières d'une entente sans contrainte, Honneth défend donc la thèse que les
expériences morales se forment à travers l'atteinte portée aux exigences d'une identité
acquise par la socialisation.

Cette thèse de Honneth, selon laquelle l'obtention de la reconnaissance sociale est la


condition normative de toute activité communicationnelle, peut être divisée en deux
aspects : d'abord, elle part de l'idée que les sujets ont besoin d'expérimenter différentes
formes de reconnaissance sociale afin de pouvoir réellement participer à la formation
démocratique de la volonté et, ensuite, qu'il faut remplacer l'idée d'une « entente » par
celle de « reconnaissance ». Honneth propose également de remplacer le concept
habermassien d'espace public démocratique par le concept de rapports sociaux
d'interaction dans lequel les sujets acquièrent et expérimentent chaque forme de
reconnaissance nécessaire à la constitution de l'autonomie réelle du sujet.

Honneth s'appuie sur des études sociologiques et historiques pour rendre compte du
fait que les motivations à la base du comportement protestataire proviennent d'une
expérience morale plutôt que d'être orientées par des principes moraux :
Avec une grande régularité, l'examen de telles études met en évidence que ce
qui, du point de vue des motivations, est à la base du comportement
protestataire, n'est pas l'orientation en fonction de principes moraux
positivement formulés, mais l'expérience d'atteintes aux idées intuitivement
données de la justice.86

La solution de rechange à la version linguistique du paradigme de la communication repose


sur le postulat selon lequel les conditions normatives de l'interaction sociale sont
étroitement liées aux expériences morales que font les sujets dans leurs communications
quotidiennes. Honneth veut généraliser les résultats de ces études socio-historiques de
manière à faire voir que les individus se rencontrent « dans l'horizon d'une attente
réciproque d'être reconnus à la fois en tant que personnes morales et pour les prestations
sociales qu'ils accomplissent » . Dans la vie sociale quotidienne, les événements qui sont
perçus comme des injustices morales se présentent comme une forme de non-respect ou

S6
Jbid.,p. 192.
87
Ibid.
50

encore de déshonneur. Selon Honneth, « pour les personnes concernées, de tels cas se
présentent toujours lorsque, contrairement à leur attente, une reconnaissance considérée
comme méritée n'intervient pas. J'aimerais désigner l'expérience morale que les sujets
humains font typiquement dans de telles situations comme le sentiment de subir un mépris
social ».88

Tandis que la théorie habermassienne n'est pas en mesure de fournir les ressources
théoriques pour mener convenablement une critique des atteintes physiques et morales liées
aux exigences d'identité acquises à travers la socialisation, Honneth propose de son côté de
repenser le paradigme de la communication dans les termes de la théorie de la
reconnaissance. Dans ce nouveau cadre, Honneth se demande en quel sens la violation des
conditions normatives de l'interaction se répercute sur les sentiments moraux des sujets
lésés. Sa réponse est la suivante :
dans la mesure où l'expérience de la reconnaissance sociale est une condition
dont dépend le développement de l'identité personnelle dans son ensemble,
l'absence de cette reconnaissance, autrement dit le mépris, s'accompagne
nécessairement du sentiment d'être menacé de perdre sa personnalité. À la
différence de ce qui se passe chez Habermas, il existe donc ici un lien étroit
entre les dommages que subissent les conditions normatives de l'interaction
sociale et les expériences quotidiennes. Lorsque ces conditions sont violées et
que l'on refuse à une personne la reconnaissance qu'elle mérite, elle y réagit en
règle générale par des sentiments moraux qui accompagnent l'expérience du
mépris, et donc par la honte, la colère ou l'indignation89.

L'expérience morale, empiriquement vécue par les sujets sociaux méprisés, devient
l'ancrage extra-théorique de la théorie honnethienne : « les sentiments d'injustices qui
s'accompagnent de formes structurelles de mépris constituent un fait préscientifique
permettant à une critique des rapports de reconnaissance d'apporter la preuve sociale de sa
propre perspective théorique » . Dans cette perspective, les sujets se rencontrent toujours
dans l'horizon d'une attente réciproque de reconnaissance et, ce qui dans la vie sociale
quotidienne est interprété comme étant des formes nouvelles d'injustices sociales, se
manifestent dans les expériences morales vécues. Conséquemment, l'obtention de la
reconnaissance sociale représente alors la condition normative de toute activité

88
Ibid.
89
Ibid., p. 193.
90
Ibid., p. 193.
51

communicationnelle. Il est possible d'entrevoir ici la façon dont Honneth va reformuler les
questions normatives soulevées par sa nouvelle version de la Théorie critique. Dans la
mesure où il propose une théorie par laquelle l'existence sociale d'un intérêt émancipatoire
peut être attestée dans l'expérience intersubjective, la question qui nous occupe est la
suivante : « quelle forme devrait prendre une culture morale qui confère aux intéressés,
méprisés ou exclus, la force individuelle d'articuler leurs expériences dans l'espace public
démocratique »91? Tandis que la conception normative du bien demeure à ce stade encore
formulée de manière négative (le mépris social est une forme de régression morale), nous
pouvons voir qu'elle dessine en creux une conception, positive cette fois, du progrès moral.
Nous allons voir dans ce qui suit comment Honneth s'y prend pour passer de cette
formulation négative à une conception positive de l'éthicité sociale. Disons préalablement
que le cœur normatif des idées de la justice partagées intuitivement par les sujets méprisés
doit être constitué « par les attentes liées au respect de la dignité, de l'honneur ou de
l'intégrité propres » .

2.2.2. La lutte pour la reconnaissance


Honneth développe un concept de reconnaissance qui revendique un lien fort à la
philosophie morale. Honneth dégage un accès catégorial pour analyser sur le plan social ce
qui viole systématiquement les conditions de reconnaissance. En exposant les différents
modes de reconnaissance à la source des interactions intersubjectives, Honneth cherche à
décrire les structures générales d'une vie réussie. Honneth reconstruit
phénoménologiquement, et sur des prémisses post-métaphysiques, l'évolution normative
des rapports de reconnaissance. Il croit trouver chez Hegel et Mead l'idée d'une « éthicité
post-traditionnelle et démocratique » pertinente pour la philosophie actuelle. De la
rencontre théorique du processus d'individualisation et du concept de reconnaissance, tel
qu'ils ont été mis en place par Hegel et Mead, il est possible de décrire la logique du mépris
social. Dans La Lutte pour la reconnaissance, Honneth écrit : « parce que l'idée normative
que chacun se fait de soi-même - de son "moi", dans la terminologique de Mead - dépend
de la possibilité qu'il a de toujours se voir confirmer dans l'autre, l'expérience du mépris

91
Ibid, p. 202.
92
Ibid., p. 192.
52

constitue une atteinte qui menace de ruiner l'identité de la personne toute entière »93. Un tel
risque d'effondrement de l'identité personnelle possède sans aucun doute un caractère
moral.

Le projet de reconstruire l'évolution de l'éthicité humaine à partir du concept de


reconnaissance revient, comme on le sait, à Hegel. Sous l'influence de Machiavel, Hobbes,
Rousseau et Fichte, Hegel est parvenu à l'idée « que l'accomplissement des sujets humains
dépend du respect ou de l'estime des partenaires avec lesquels ils sont en interaction »94.
Hegel en arriva à développer un modèle de « lutte pour la reconnaissance » fondé sur l'idée
suivant laquelle le progrès moral s'accomplit dans la série de trois formes de
reconnaissance (famille, société bourgeoise et État). Ce modèle affirme que les implications
politico-morales des sphères de reconnaissance sont intrinsèquement liées aux
présuppositions normatives se trouvant au fondement d'une société moderne et libérale,
dans la mesure où une telle société souhaite être constituée de citoyens engagés et
conscients de leur liberté. Même si, dès La Phénoménologie de l'esprit, Hegel abandonne
l'idée que la constitution de la réalité sociale s'expliquerait par un processus d'auto-
évaluation intersubjectif de production du conflit, dans La philosophie du droit, il revient à
sa première distinction entre les trois formes de reconnaissance. Selon Honneth, et sans
entrer dans les détails, la division triadique de l'éthicité autorise aujourd'hui, dans un cadre
paradigmatique tout à fait autre, de s'inspirer du système hégélien de la maturité pour
penser une nouvelle philosophie pratique à partir de ce concept de reconnaissance.

Dans La lutte pour la reconnaissance, Honneth reconstruit le modèle de


reconnaissance élaboré par le jeune Hegel afin de fonder la partie positive de sa théorie se
rapportant aux présuppositions communicationnelles du développement d'une identité
humaine réussie. Ce livre est une tentative pour tirer du modèle hégélien les fondements
d'une théorie sociale à teneur normative. La psychologie sociale moderne, qui reprend cette
approche pour l'enraciner dans les mécanismes de formation de la personnalité humaine,
permet ainsi à Honneth d'articuler, selon ses propres termes, une grammaire morale des
conflits sociaux.

Honneth, La lutte pour la reconnaissance (Paris : Les éditions du Cerf, 2000), p. 161.
94
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 49.
53

Honneth se réfère au concept de reconnaissance pour introduire une théorie de la


morale sociale qui se fonde sur une analyse phénoménologique des blessures morales. Le
concept de reconnaissance est non seulement empiriquement opératoire, mais recèle des
implications d'ordre normatif. D'une part, la reconnaissance est une donnée
anthropologique fondamentale qui permet d'articuler, d'autre part, un point de vue moral
suivant lequel le rapport pratique à soi se constitue dans le rapport à autrui. La
reconnaissance mutuelle peut être considérée comme étant un acte performatif de
confirmation intersubjective et pour être réalisé, cet acte nécessite l'approbation sociale des
capacités et des qualités morales que se prêtent les individus dans le cadre empirique du
monde social vécu. Il s'agit du processus de formation du rapport pratique à soi à travers
des attentes de reconnaissance formulées à l'égard d'un « autrui approbateur ». Ces attentes
de reconnaissance conduisent Honneth à l'élaboration d'une grammaire morale des conflits
sociaux. C'est principalement par l'expérience négative du mépris social que se manifestent
le plus clairement le désir et le besoin de reconnaissance.

La thèse défendue dans l'ouvrage le plus connu de l'auteur est cette idée
fondamentale « que la lutte pour la reconnaissance constitue la force morale qui alimente le
développement et le progrès de la société humaine »95. La Lutte pour la reconnaissance
débute par une présentation de la transformation de la philosophie politique classique
(Aristote) en philosophie sociale (Machiavel et Hobbes). La réflexion se pose sur les
moyens d'harmoniser politiquement les désirs individuels contradictoires et concurrents.
Puis, avec Hegel, la philosophie se penche sur les moyens catégoriaux servant à expliquer
l'émergence d'une organisation sociale moderne qui trouve son équilibre éthique dans la
reconnaissance solidaire de la liberté individuelle de tous ses membres. Comme on le sait,
Honneth reprend l'idée de la reconnaissance comme élément de cohésion éthique et sociale
pour répondre à la thèse classique (Hobbes, utilitaristes, Marx) selon laquelle le moteur des
luttes sociales est l'intérêt collectif et la revendication économique. Cette thèse, si
dominante en science humaine, reste cependant aveugle à l'idée que des demandes d'ordre
moral seraient à l'origine des combats sociaux.

Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 171.


54

En réactualisant l'approche psychosociale de Mead, Honneth cherche ensuite à faire


correspondre des sphères de « reconnaissance » en fonction de types de « mépris ». Dans
cette nouvelle perspective, la recherche d'une amélioration des conditions sociales peut être
interprétée à l'aune d'un cadre normatif. L'objectif est de mesurer la signification éthique
d'un combat historique pour le développement de la société en fonction de « sa
contribution particulière à la réalisation d'un progrès moral dans l'ordre de la
reconnaissance » . Cette thèse repose sur la démonstration empirique que l'expérience du
mépris est à l'origine d'une prise de conscience qui donne l'impulsion morale et la
légitimité politique aux mouvements de résistance sociale et aux soulèvements collectifs.
Selon Honneth, cette démonstration ne peut se faire de manière directe; c'est pourquoi il
propose de distinguer trois formes de reconnaissance qui sont des indicateurs historico-
empiriques nous autorisant à voir le rôle moteur de la « lutte pour la reconnaissance » dans
le processus historique. La lutte pour la reconnaissance offre non seulement une grammaire
des conflits sociaux, mais elle met à jour un des ressorts du progrès social.

Honneth reprend les trois différents types de reconnaissance inspirés par la


philosophie du droit de Hegel : l'amour, le droit et la solidarité. Ces trois modèles fixent les
conditions formelles des rapports d'interactions sociaux (rapports sociaux d'interaction,
mieux, les rapports d'interaction sociale) dans lesquels les individus peuvent être assurés de
leur intégrité morale. Le mépris n'apparaît comme un délit moral que lorsqu'une personne
concernée y voit une action qui l'a intentionnellement méprisée dans un aspect de son bien-
être. Dans un cas ou dans l'autre, prouver qu'il s'agit bien d'une blessure morale ne va pas
de soi, car la blessure morale ou même physique est contenue dans la conscience de la
personne qui affirme ne pas avoir pas été reconnue dans sa dignité ou dans sa
compréhension de soi. Cette argumentation négative fournit pour l'instant une justification
sommaire du concept de l'éthicité et de l'idéal de la réalisation de soi.

Pour élaborer les critères qui permettent de distinguer un délit moral d'une
contrainte inévitable ou de la loterie naturelle, Honneth propose de partir des expériences
d'humiliations physiques (torture, viol, etc.) qui se transforment en injustice morale dans la
conscience des sujets concernés. Cependant, l'auteur ne cherche pas à argumenter

96
Ibid., p. 200.
55

directement et à prouver positivement sa théorie à partir d'une démonstration scientifique


de contenus de conscience particuliers. De même, comme elle n'a pas un accès direct à la
conscience du méprisé, sa théorie ne prétend pas non plus être un baromètre indiquant le
degré de souffrance ressentie dans l'expérience du déni de reconnaissance. Cela reviendrait
à ne pas comprendre l'enchâssement de la théorie de la reconnaissance dans le paradigme
de l'agir communicationnel. Parce qu'elle est envisagée du point de vue du paradigme de la
communication, la relation d'un sujet avec lui-même est toujours-déjà médiatisée par sa
relation aux autres sujets. Les caractéristiques essentielles qui se dégagent de la structure de
la dynamique du mépris sont donc considérées sous l'angle d'un ensemble d'activités
sociales. C'est pourquoi Honneth propose plutôt de dégager la logique de l'acquisition des
formes de rapport à soi à partir des expériences physiques de mépris.

i. La reconnaissance amoureuse
Dans les cas extrêmes d'avilissement physique de l'être humain, la blessure prive l'individu
du type de rapport à soi autonome lié au corps. Selon Honneth, le type de reconnaissance
auquel correspond en positif cette forme de mépris est Vamour. Par l'amour qu'il reçoit
d'autrui, le rapport positif que l'individu peut adopter à son propre égard est la confiance
en soi. Or, ce rapport positif de reconnaissance ne va pas au-delà des relations sociales
primaires (cadres familiaux, amicaux ou amoureux). Même si Honneth reconnaît qu'on ne
peut généraliser l'extension de ce rapport de reconnaissance pour les autres sphères (et qu'il
doit être distingué d'une autre forme de mépris liée à la privation de droit ou à l'exclusion
sociale), il soutient que le type de mauvais traitements physiques auquel correspond le
manque d'amour a pour effet d'atteindre une condition de possibilité déterminante de la
compréhension de soi. Cette première strate fondamentale de l'assurance émotionnelle est
non seulement liée au corps, mais elle constitue également la présupposition psychique du
développement de toutes les autres formes de respect de soi.

ii. La reconnaissance juridique


La seconde forme de reconnaissance mutuelle se manifeste dans l'attitude positive qu'un
sujet adopte vis-à-vis de lui-même quand il fait l'expérience d'un type de reconnaissance
basée sur le droit. Ainsi, refuser à un individu la pleine responsabilité morale concédée en
droit à toute personne juridique est un rabaissement qui atteint profondément l'individu. Un
56

tel refus a des conséquences qui se répercutent dans le rapport pratique du sujet à lui-même.
Pourtant, le sujet doit apprendre à se comprendre comme étant un détenteur de droits de la
même façon que les autres membres de la collectivité. Le type de rapport positif que
l'individu adopte à son propre égard quand il fait l'expérience de la reconnaissance
juridique est celui du respect de soi élémentaire. Dans ce cas, l'individu partage avec ses
pairs les qualités d'un acteur moralement responsable de ses actes et jouissant d'une liberté
reconnue et garantie intersubjectivement par le droit. Des luttes pour la reconnaissance
peuvent alors être enclenchées en visant la généralisation et l'approfondissement de la
sphère de la reconnaissance juridique. De telles luttes peuvent s'appuyer sur le potentiel
normatif que contient inprincipio le registre formaliste du droit.

iii. La reconnaissance sociale


Un troisième type de blessure résulte d'une dépréciation de la valeur sociale de certaines
formes de réalisation de soi. Ce type de mépris atteint l'individu dans ses capacités
particulières avec ses partenaires d'interaction. Les modèles de dévalorisation des formes
de vies ont pour effet de nuire à V estime de soi. Déprécier la valeur sociale de certaines
formes de réalisation de soi rend difficile pour l'individu concerné de se rapporter
positivement à lui-même comme sujet d'estime. Pour se développer, les individus ont
fondamentalement besoin de l'encouragement d'autrui et de l'approbation intersubjective.
Pour le dire simplement, le sujet doit pouvoir se sentir soutenu par la société dans ses
relations pratiques à lui-même. Le vecteur par lequel transite la reconnaissance culturelle
est le travail social considéré comme la prestation ou la contribution qu'apportent les
différents sujets à la communauté éthique des valeurs. Le déni de reconnaissance éprouvé
dans des cas de blâme ou de stigmatisation peut déboucher sur des luttes pour la
reconnaissance.

Honneth s'appuie sur l'argumentation de Mead pour faire voir, dans ce troisième type
de rapport de reconnaissance mutuelle, en quel sens l'individu opère une sorte de
décentrement de soi afin d'adopter la perspective d'un « autrui généralisé ». Ce
décentrement passe alors par un moment cognitif de savoir éthique et un moment affectif
de participation solidaire. Honneth reprend de Mead l'idée que la spécificité de l'estime de
57

soi comme rapport éthique de reconnaissance contient intrinsèquement la possibilité d'un


élargissement des modalités de réalisation de soi :
étant donné que l'individu entretenant un rapport pratique à soi a besoin de
s'assurer de soi-même en tant qu'être non seulement autonome mais aussi
individué, il doit également être en mesure d'adopter la perspective d'un
« autrui généralisé » qui lui procurera l'approbation intersubjective de sa
prétention à la singularité et à l'irremplaçabilité. La possibilité d'une telle
vérification éthique de soi est assurée par un rapport de reconnaissance
réciproque dans lequel ego et autrui se rencontrent dans l'horizon de valeurs et
d'objectifs pouvant leur signifier réciproquement qu'ils n'ont pas à renoncer à
l'idée que leurs propres capacités et efforts ont une signification pour autrui.
Dans la mesure où cette forme de reconnaissance doit présupposer l'expérience
vitale de charges et de responsabilités partagées, elle comporte toujours, en plus
du moment cognitif du savoir éthique, le moment affectif d'une participation
solidaire. L'attitude positive qu'un sujet peut adopter vis-à-vis de lui-même
quand il est reconnu de cette façon est celle de / 'estime de soi (Margalit)97.

En résumé, un tel rapport éthique basé sur la reconnaissance culturelle permet, d'une part,
de rendre possible une forme spécifique d'estime de soi (l'encouragement réciproque), et
d'autre part, il rend également possible une forme de solidarité intersubjective en vertu
d'un principe de différence égalitaire. Dans un contexte social capable de répondre aux
attentes de reconnaissance mutuelle, le principe de différence égalitaire exigerait des sujets
un décentrement (se placer dans la peau de l'autre) tel qu'une véritable relation
« symétrique » entre individus pourrait conduire à un élargissement des modalités de
réalisation de soi : « By this I mean the idea that all members of society are placed, through
a being of recognized for their own achievements and abilities in such a way that they learn
no

to esteem and value themselves » . Sous ces conditions, une forme plus convaincante de
coopération pourrait être garantie selon les modalités des relations d'estime symétriques
entre des individus autonomes. Le concept de solidarité défini ici selon une conception
post-traditionnelle suppose une attention symétrique à la singularité de l'autre « car c'est
seulement dans la mesure où je veille activement à ce que ses qualités propres, en tant
qu'elles ne sont pas les miennes, parviennent à se développer, que nos fins communes
seront réalisées »99. Les sujets ne s'estiment pas l'un l'autre selon le même degré :

97
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 52-53.
98
Honneth, Disrespect. The Normative Foundations of Critical Theory, p. 261.
Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 157.
58

« Symétrique » signifie bien plutôt que chaque sujet reçoit, hors de toute
classification collective, la possibilité de se percevoir dans ses qualités et ses
capacités comme un élément précieux de la société. C'est ce qui explique aussi
que des relations sociales comme celles que nous avons envisagées ici sous le
concept de « solidarité » ouvrent pour la première fois un horizon dans lequel la
concurrence individuelle pour l'estime sociale peut se dérouler sans souffrance,
c'est-à-dire sans soumettre les sujets à l'expérience du mépris.100

Une telle conception de la solidarité met en scène un potentiel émancipatoire non


négligeable.

iv. La logique par paliers de l'acquisition des formes de rapport à soi


Nous allons maintenant voir comment la tripartition des formes de rapport à soi (la
confiance en soi, le respect de soi et Y estime de soi) doit être envisagée dans la perspective
d'une logique du développement au sens que lui donnent Piaget et Kohlberg. Cette
tripartition repose sur des différenciations qui ne sont apparues que dans les sociétés
modernes. La relation juridique (troisième registre) ne peut nous apparaître et prendre place
dans le cadre éthique de l'estime sociale qu'à partir du moment où elle se soumet aux
exigences d'une morale postconventionnelle. Honneth fait intervenir ici une philosophie de
l'histoire soutenue par la phénoménologie des blessures morales qui met en scène une sorte
de construction logique de l'acquisition des formes de rapports à soi. Sous la forme
de paliers de reconnaissance, cette logique est alors un processus d'apprentissage pratique
par lequel les sujets moraux élargissent et affinent progressivement leurs expériences et
leurs attentes de reconnaissance.

Au premier niveau se trouve la reconnaissance amoureuse. Cette socialisation


primaire constitue la condition sine qua non de l'entrée des individus socialisés dans les
autres sphères de reconnaissance. La reconnaissance amoureuse revêt dès lors un caractère
universel et anhistorique. Au second et troisième niveau, la reconnaissance juridique et la
reconnaissance culturelle apparaissent au contraire comme les produits d'un processus
historique de différenciation des sphères sociales. La nature postconventionnelle d'une
relation juridique tendant à l'universalité formelle implique un niveau d'apprentissage
ultérieur pour le sujet, ainsi qu'un décentrement par rapport aux aspects conventionnels de
l'estime de soi. L'État est l'universel concret qui dépasse les relations individualistes. La

100
Ibid., p. 157-158.
59

sphère du droit, donc la reconnaissance juridique et le respect de soi, précèdent, dans la


présentation de cette logique, la solidarité communautaire. Autrement dit, le formalisme et
l'universalité du droit moderne résultent en effet d'une dissociation progressive du droit
d'avec les statuts sociaux reproduits par un monde vécu traditionnel (prestige, honneur,
rang, privilège, etc.). En somme, le droit et la morale modernes constituent, de par leur
prétention à l'universalité, des substrats privilégiés, mais non exclusifs, d'orientation
pratique pour les demandes spécifiques de reconnaissance émergeant des luttes politiques et
sociales. La « lutte pour la reconnaissance » est donc orientée de manière pratique en
fonction d'une conception éthique et historique du progrès social. Même si les trois sphères
de reconnaissances ont une réalité indépendante de l'histoire, elles sont (dans le cadre
théorie de la reconnaissance) néanmoins incluses dans un idéal régulateur de justice sociale
au sein duquel les processus d'individualisation et d'inclusion sociale tendraient à se
recouper.

v. L'objectif moral d'une reconnaissance non lésée et le concept de l'éthicité sociale


Par les trois types de reconnaissance (amoureuse, juridique et sociale), l'individu est en
mesure de se référer à lui-même sous les modalités positives de la confiance en soi (qui se
développe dans les relations sociales primaires), du respect de soi (qui se développe dans
l'expérience de reconnaissance juridique) et de Y estime de soi (qui s'acquiert par le travail
social). Cette tripartition met à jour « les conditions formelles des rapports d'interaction
dans lesquels les êtres humains peuvent être assurés de leur "'dignité" et de leur
intégrité »101. Selon Honneth : « Cette argumentation conduit à des conséquences
normatives qui nous incitent à élargir la conception traditionnelle de la morale sociale. Le
contenu normatif de l'objectif d'une reconnaissance non lésée ne peut être entièrement
circonscrit par le concept de justice, mais doit être reconstruit dans le cadre d'une
conception formelle de la vie bonne »' 2. Honneth est conduit à proposer un concept formel
d'éthicité sociale résumant l'ensemble des conditions intersubjectives dont il faut prouver
qu'elles constituent les présupposés nécessaires de la réalisation individuelle de soi. Cette
conception de la vie bonne repose donc ultimement sur l'idée d'une réalisation de soi
réussie (Honneth veut réactualiser le noyau éthique de la Théorie critique). Dans un tel

101
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 53.
102
Ibid.
60

contexte, la liberté de se réaliser soi-même dépend de conditions qui ne peuvent être


remplies que dans l'interaction sociale. Parce que les demandes de reconnaissance ont un
fond moral qui oriente les luttes pour la reconnaissance, elles donnent lieu à l'exposition
des conditions qualitatives de réalisation de soi détachées des particularismes historiques. À
partir de prémisses post-métaphysiques, Honneth rend explicite sa conception de la vie
bonne en fonction de « l'idéal d'une société dans laquelle les acquis universalistes de
l'égalité et de l'individualisme se sont tellement imprimés dans les modèles d'interaction
que tous les sujets se voient reconnus comme des personnes à la fois autonomes et
individualisées, égales et pourtant particulières »103.

Il est vrai que les trois modèles de reconnaissance recèlent un potentiel d'évolution
normative qui varie dans le temps. La manière dont les présuppositions intersubjectives
permettant la réalisation de soi doivent être créées dépend toujours des conditions
historiques et culturelles du temps présent. Selon Honneth, « cet élément doit restreindre les
prétentions de notre concept formel de l'éthicité : ce qui vaut comme présupposition
intersubjective d'une vie réussie devient une grandeur variable dans l'histoire, grandeur
déterminée par le niveau de développement actuel du modèle de reconnaissance »104. Or,
l'idéal de réalisation de soi est une idée normative qui s'appuie « sur un concept formel
d'éthicité qui, bien que lié à l'histoire, reste formel »105. Un tel concept doit être considéré
comme étant « formel », car bien qu'il perde son atemporalité en tombant
herméneutiquement dans la dépendance d'un présent toujours irréductible, l'idée d'une
éthicité post-traditionnelle et démocratique peut être approfondie suivant des prémisses
postmétaphysiques. Selon l'auteur de La Lutte pour la reconnaissance :
Un concept formel de l'éthicité comprend les conditions qualitatives de
réalisation de soi qui peut être détaché de la diversité des formes de vie
particulières dans la mesure où elles constituent les présuppositions de
l'intégrité personnelle des sujets. Mais, parce que de telles conditions sont de
leur côté ouvertes à des possibilités de développement normatif
supplémentaires, un tel concept formel ne fait pas abstraction des changements
historiques. Au contraire, il est lié à la situation historique singulière dans
laquelle il surgit106.

103
Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, p. 210.
104
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 54.
105
Ibid.
106
Ibid, p. 4.
61

Ce point est fondamental : le contenu invariant du concept honnethien de l'éthicité est


l'objectif moral d'une reconnaissance non lésée. Cet objectif est défini en fonction du
concept (de réalisation de soi) qui est formellement « universalisable », c'est-à-dire qu'il
échappe par nature aux particularismes variants et relatifs des luttes pour la reconnaissance.
Dans la mesure où elles constituent les présuppositions à l'intégrité humaine, les conditions
qualitatives de réalisation de soi peuvent être envisagées comme le « fondement » d'une
critique normative de la société. En vertu de cette universalité formelle, ces conditions
qualitatives peuvent ensuite être reformulées, par ailleurs, en principes ou en normes
(applicables dans un contexte x ou y) en fonction des choix et des valeurs propres à une
société particulière. Le caractère normatif d'une telle théorie s'appuie donc sur la visée
éthique d'une réalisation d'objectifs pratiques librement choisis en fonction d'une
autonomie garantie par le droit et la certitude quant à la valeur de ses propres capacités.

Sur cette base, la critique des pathologies sociales pourrait très bien revendiquer, sur
un plan intra-théorique, un tel « fondement » normatif. Autrement dit, une nouvelle version
de la Théorie critique est autorisée à se construire sur la base de l'éthicité formelle. Selon
Honneth, ce concept doit « présenter un contenu matériel suffisant pour nous apprendre, sur
les conditions de la réalisation de soi, davantage que ce que nous apporte le simple renvoi
kantien à l'autonomie individuelle »107. Si ce contenu matériel correspond aux conditions
requises (selon les trois modèles de reconnaissance) pour réaliser l'objectif d'une
reconnaissance mutuelle non lésée, alors ces mêmes conditions qualitatives pour une « vie
réussie » ne peuvent être déterminées préalablement que par un diagnostic porté sur les
blessures morales. En ce sens, théoriquement et empiriquement, il y a une primauté
méthodologique qui revient aux expériences négatives faites par des acteurs sociaux
confrontés au mépris. Le point d'ancrage extra-théorique se trouve dans l'expérience de la
souffrance causée par les blessures morales. Pour pouvoir reconstruire positivement une
conception formelle de l'éthicité capable de renouveler le motif central de la Théorie
critique, Honneth doit être en mesure de rendre compte des pathologies sociales,
considérées comme des processus de développement qui ont pour effet de nuire aux
conditions intersubjectives et fondamentales de la réalisation de soi. La capacité de se

107
Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, p. 207.
62

prononcer sur les questions éthiques et pratiques s'effectue donc au moyen d'une mise à
jour des pathologies sociales répondant au critère suivant : violer les attentes légitimes de
reconnaissance ou échouer à répondre aux conditions qualitatives de réalisation de soi qui
peuvent être détachées de la diversité des formes de vie particulières.

2.3. La reconnaissance comme « autre de la justice »


2.3.1. L'unité du descriptif et du normatif
Si la tâche principale de la philosophie sociale consiste à diagnostiquer des processus
sociaux du développement qui portent préjudices aux possibilités d'une « vie réussie » pour
les membres de la société, c'est parce qu'elle possède une double dimension : d'une part,
un moment descriptifVisant à produire un cadre théorique susceptible de rendre intelligible
les pathologies sociales, et d'autre part, un moment normatif, visant à formuler
positivement les critères éthiques des formes réussies de la vie sociale. Cette unité du
descriptif et du normatif permet à Honneth de présenter sa pensée comme une théorie
critique de la société conséquente. Nous avons vu pourquoi l'on peut dire que la dimension
normative de la théorie de la reconnaissance procède d'un point de vue moral immanent à
l'activité sociale - et non à partir d'un point de vue métaphysique surplombant.

S'il est en accord avec l'intuition habermassienne selon laquelle la modernité serait
un processus de réalisation incomplet ou inachevé, un objectif qui reste encore à atteindre,
Honneth estime néanmoins que la pragmatique du langage n'offre pas une philosophie
pratique capable de penser d'un point de vue moral les expériences de la souffrance issues
du mépris social. La théorie de la reconnaissance doit pouvoir indiquer empiriquement des
formes efficaces de moralité auxquelles elle peut se rattacher. L'élaboration de cette théorie
est alors pour Honneth l'occasion de réfléchir sur les principes éthiques auxquels les
acteurs sociaux peuvent se référer dans leur lutte pour l'émancipation. Il faut alors éviter
que ces mêmes critères soient purement arbitraires, subjectifs, moralisants ou encore qu'ils
fassent l'objet d'une simple affirmation. De fait, les critères normatifs en fonction desquels
s'effectue la critique honnethienne peuvent être compris comme étant effectivement portés
empiriquement par un moteur social ou par des acteurs sociaux. En ce sens, la philosophie
sociale honnethienne possède un caractère descriptif qui permet de la préserver de la
tentation métaphysique qui consiste à absolutiser abstraitement, par la généralisation à
63

l'excès, la réalité sociale sous l'« angle » d'une seule catégorie - par exemple, celle du
travail dans le marxisme occidental ou le réductionnisme économiciste de la première
tradition francfortoise.

Nous avons dit que l'avenir de la Théorie critique dépend de la manière dont elle
pourra défendre un concept réaliste d'intérêt émancipatoire. Selon Honneth, la souffrance
attribuable aux pathologies sociales devrait faire naître un désir d'émancipation chez les
membres de la société. L'intérêt d'émancipation est donc latent chez les sujets. Il est
incarné dans la disposition des interprétations rationnelles et de moyens pratiques pour se
libérer de la souffrance. Honneth voit le moteur social d'un tel intérêt dans la lutte pour la
reconnaissance, et de prime abord, « sous les formes négatives d'une plainte contre des
conditions sociales qui ne permettent pas une subjectivation réussie, c'est-à-dire un rapport
positif à soi-même »108. Ensuite, l'idée d'un espace de raisons potentiellement communes,
voilées par les pathologies, implique nécessairement la disposition individuelle à formuler
de manière autonome des arguments rationnels contre ces déformations de la vie sociale.
Selon Honneth, « aussi longtemps que la théorie peut compter sur de telles impulsions
rationnelles pour se fonder, elle peut se rapporter de manière reflexive à une praxis
potentielle dans laquelle les explications qu'elle offre sont mises en œuvre pour se libérer
de la souffrance »109. Il est juste de dire qu'avec le concept formel de l'éthicité sociale, la
théorie de la reconnaissance honnethienne offre à la fois un cadre et une réponse provisoire
(tout de même satisfaisante, quoique incomplète) à la question de savoir « quels sont les
expériences, les pratiques et les besoins qui permettent de maintenir, chez l'être humain, un
intérêt à la pleine réalisation de la raison, malgré les déformations ou limitations de la
rationalité sociale »110. En établissant une typologie des formes de reconnaissance et en les
attachant à de fortes prétentions anthropologiques, Honneth voudrait que l'on considère la
reconnaissance comme une condition sine qua non de la réalisation de soi. Telle est bien la
thèse ontologique de la théorie de la reconnaissance : le réel est activité et cette activité est
relationnelle; c'est l'activité rapportant les choses sociales entre elles qui est constitutive de
leur être. Selon Fischbach, l'unité du descriptif et du normatif se tient donc sur le terrain de

108
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 179.
Honneth, La société du mépris, p. 130.
,]0
Ibid.
64

l'agir social en tant que tel : d'une part, l'agir relationnel intersubjectivement structuré est
orienté par la lutte pour la reconnaissance, et d'autre part, la possibilité d'un progrès sur le
plan de l'émancipation sociale (réalisation de soi et solidarité sociale) n'est possible qu'en
vertu de cette structure essentielle à l'activité sociale comme telle. En proposant un concept
formel de l'éthicité qui décrit un type de praxis orienté essentiellement par l'intérêt
d'émancipation et le progrès social, Honneth adopte un point de vue à la fois immanent (à
l'action sociale) et normatif (de l'intégrité morale). Autrement dit, l'agir social serait
intersubjectivement structuré par une quête de reconnaissance préalable aux autres activités
du sujet. L'appréciation de cette thèse n'est pas le propos de ce mémoire, mais il semble
nécessaire de préciser que, pour prendre complètement la mesure de l'entreprise
honnethienne, il faut insister (tel que proposé par Fishbach et Jonas) sur le fait que Honneth
« aborde la société par le biais de l'activité qui s'y déploie, et non pas sous l'angle des
biens qui s'y produisent et s'y échangent - et qu'en faisant cela, il renoue avec l'inspiration
originelle de la philosophie sociale critique dont Marx avait formulé dans les Thèses sur
Feuerbach un principe de base : "toute vie sociale est essentiellement pratiqué" »'". Dans
la perspective honnethienne, il vaudrait mieux reformuler cette thèse ainsi : toute possibilité
d'autonomie individuelle repose essentiellement sur l'interaction sociale (il renoue ici, en
fait, avec Hegel). Voilà donc pourquoi il faut clarifier la forme que doit prendre une
modalité satisfaisante d'intégration de la société, ce qui demande de fournir une conception
de ce que serait une vie sociale « réussie » pour l'ensemble de ses membres.

2.3.2. Une philosophie sociale et pratique reposant sur des prémisses


« post-métaphysiques »
L'entreprise honnethienne cherche à identifier « une structure commune à tous les types
d'action » à l'aide du paradigme de la lutte pour la reconnaissance. La lutte pour la
reconnaissance exprimerait le genre commun d'une diversité d'activités sociales112. Même
si Honneth va jusqu'à proposer une thèse ontologique selon laquelle la reconnaissance
exprime l'essence de toute forme d'agir relationnel, il faut toutefois préciser que cette
intrusion dans le domaine de l'ontologie est esquissée à partir de prémisses post-
métaphysiques. La pensée post-métaphysique s'inscrit comme une position mitoyenne

111
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 188.
65

entre le fondationalisme fort inspiré de la philosophie kantienne et le relativisme moral des


post-modernes. Tout comme Habermas, Honneth part du principe que les questions
pratiques, à l'instar des questions théoriques, sont susceptibles de prétention à la validité
sous le couvert de la réfutabilité de leurs contenus particuliers. Le fondationalisme faible de
la raison pratique invite à un réalisme moral modéré par lequel les questions morales sont
abordées en fonction de la lutte pour la reconnaissance, et donc, des conflits historiques se
déroulant dans la sphère du monde vécu.

La philosophie pratique que propose Honneth s'appuie sur la donnée


anthropologique selon laquelle « l'homme n'est homme que parmi les hommes ». Selon
cette formule fichtéenne, le rapport pratique à soi se constitue dans un rapport à autrui.
Nous avons vu en quoi l'articulation de cette donnée anthropologique fondamentale de la
reconnaissance à un point de vue moral consiste à adopter la perspective de tout autre sujet
capable de se prononcer sur les questions pratiques; ce passage s'effectue au moyen d'une
mise au jour des expériences vécues de déni de reconnaissance, dont les symptômes
psychologiques sont les sentiments de mépris. L'intérêt pour la praxis se traduit chez
Honneth par la substitution du concept transcendantal d'autonomie (Kant) par un concept
intersubjectif d'autonomie (Habermas). Si on peut dire que Honneth s'approprie le
glissement qui fait passer le paradigme de la conscience monologique de soi à la raison
communicationnelle et dialogique, ce glissement de paradigme le conduit à proposer un
concept intersubjectif d'autonomie où les règles pratiques sont validées au sein de rapports
quotidiens de communication. Mais, à l'inverse du projet Habermassien duquel s'inspire
Honneth, son point de vue cherche à fonder une conception éthique de la justice sociale qui
est présentée en terme de bien - et non pas en termes de principe, comme c'est le cas avec
les approches procédurales. Selon Honneth, les règles pratiques sont validées au sein de
rapports quotidiens de communication et non en fonction d'une idée universelle ou
formelle. En ce sens, la théorie honnethienne aborde la société d'abord du point de vue de
l'immanence, c'est-à-dire de l'activité humaine définie comme une praxis et une interaction
sociale avant tout. Selon Fischbach, Honneth est conduit à défendre un point de vue
philosophique indissociablement pratique et social :
« pratique » sera pris ici en un sens qui dépasse largement le champ de / 'agir ou
de l'activité comprise comme activité d'autoréalisation - cela en tant que la
66

société est à la fois le lieu où cette activité est, dans l'état actuel des choses, le
plus souvent empêchée et entravée dans son déploiement, et pourtant en même
temps le seul et unique lieu possible de son accomplissement, de son
développement réussi, tant au plan individuel que collectif.113

Selon Honneth, les relations de reconnaissance, y compris celles qui sont prélangagières,
sont la condition de la perpétuation de l'ordre social; les institutions ne sont reconnues
comme étant légitimes que si elles satisfont les attentes fondamentales de reconnaissance
des individus.

En accord avec Renault, il ne nous semble pas nécessaire pour Honneth de recourir
à des arguments de type ontologique (en l'occurrence, l'idée que « la reconnaissance
précède la connaissance »" 4 et l'idée que « l'être se déploie dans l'activité sociale ») pour
défendre la thèse que la lutte pour la reconnaissance est, d'une manière générale, une
caractéristique fondamentale de l'activité sociale. L'analyse des pathologies sociales et le
concept formel de l'éthicité supportent suffisamment son projet de critique normative de la
société sans nécessairement avoir recours à l'ontologie. D'une part, la critique des
pathologies vise à pointer les obstacles qui nuisent directement aux conditions d'autonomie
et de liberté individuelle et sociale. Envisagée sous l'angle de l'idéal de la réalisation de
soi, l'expérience d'une reconnaissance non lésée est suffisante pour soutenir l'idée d'un
intérêt émancipatoire et une forme de progrès moral. Tant que l'on peut montrer
concrètement les méfaits d'une expérience « ratée » de reconnaissance pour un sujet ou
pour la société, et dégager à partir de là son contraire, c'est-à-dire ses « bienfaits », le
recours à un argument ontologique ne semble donc pas nécessaire pour pouvoir ensuite
soutenir l'idée d'un intérêt émancipatoire. D'autre part, cette philosophie sociale part de
prémisses « post-métaphysiques » et se caractérise par une ouverture critique face aux
découvertes des sciences sociales et humaines. Ainsi, le faillibilisme épistémologique
d'inspiration poppérienne appliqué aux questions morales nous permet de penser l'action
sociale en terme de logique de découverte : il est possible de défendre l'idée d'une
application méthodologique des principes fondamentaux de « l'essai et erreur » à l'activité
sociale et démocratique. La théorie de la reconnaissance n'est pas fixiste. Ainsi, comme en

113
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 175.
1
Cette thèse ontologique est présentée dans le chapitre « Invisibilité : sur l'épistémologie de la
"reconnaissance" », dans Honneth, La société du mépris, p. 225-244.
67

sciences, le contenu normatif de la théorie de la reconnaissance peut évoluer, changer, se


métamorphoser, s'adapter et progresser selon les contextes de l'histoire humaine. Nous
reviendrons sur cette question en conclusion.

Selon Honneth, le terme « philosophie de la praxis » se rapporte à deux traditions


philosophiques bien différentes : d'une part, il réfère à une tradition de pensée
philosophique « dans laquelle la constitution et la reproduction des sociétés sont présentées
d'après le modèle - encore présent dans le concept de travail - d'une relation de l'homme
avec lui-même »; et d'autre part, il existe une autre tradition de théorie sociale dans laquelle
la base de la société peut être envisagée du point de vue d'une théorie de l'activité.
Contrairement aux philosophies de la conscience sévèrement critiquées par Habermas115,
Honneth considère que le second modèle de philosophie pratique résiste à la critique
habermassienne. Dans les termes de Fischbach, il est possible de soutenir l'idée que :
le paradigme de l'action, et plus généralement de l'agir et de l'activité, peut en
effet être développé indépendamment de tout ancrage dans une philosophie de
la conscience : d'abord parce qu'un agir ne présuppose pas nécessairement un
sujet, mais peut au contraire le précéder et aboutir au sujet ou participer de sa
constitution comme sujet, de la formation de son identité de sujet. Ce qui veut
dire qu'une philosophie de l'action, entendue dans le second sens, implique
elle-même une critique des philosophies de la conscience, notamment de l'idée
que le sujet se constitue comme tel soit dans un rapport de proximité immédiate
de soi à soi, soit dans un rapport réflexif avec lui-même. Là où une philosophie
de la conscience ou bien pose une certitude immédiate de soi à la source de la
subjectivité, ou bien place le sujet dans un rapport réflexif à lui-même, c'est-à-
dire, dans les deux cas, privilégie les attitudes contemplatives ou théorétiques,
une philosophie de la praxis en revanche pose qu'une certaine action (le travail,
la communication, etc.), qu'un rapport actif au monde et aux autres est premier
et que c'est seulement d'une telle activité que quelque chose comme la
conscience ou la subjectivité peut émerger.

La perspective honnethienne reposerait donc sur une interprétation du réel comme activité
relationnelle qui préexiste aux relations sociales. Contrairement à l'ancienne Théorie
critique, ce n'est plus l'économie ou l'activité économique qui fixe fondamentalement les
rapports humains dans la théorie de la reconnaissance, mais plutôt l'activité rapportant les

115
Selon Fischbach, le premier modèle relève clairement de la philosophie de la conscience, pensée contre
laquelle Habermas oppose son paradigme de la communication en montrant que la relation d'un sujet avec
lui-même est toujours médiatisé par sa relation aux autres sujets. Dans, « Axel Honneth et le retour aux
sources de la théorie critique », p. 189.
116
Ibid., p. 190.
68

individus les uns aux autres. Cette activité est ce qui constitue leur être-ouvert-sur-le-
monde, pour reprendre le langage de la phénoménologie heideggérienne.

Pour pouvoir aspirer au titre provisoire de « nouvelle Théorie critique », la théorie


honnethienne doit offrir les règles de son applicabilité éthique, c'est-à-dire proposer une
praxis en fonction de principes moraux : « La théorie ne peut se réclamer d'un intérêt pré-
théorique et pré-scientifique à l'émancipation et en retour influer cette pratique
émancipatrice qu'à la condition de renoncer à toute illusion d'autonomie de l'activité
théorique»117. Il faut donc éviter de prendre une attitude de surplomb (la critique
négativiste de type adornienne) ou d'envisager la théorie sous un rapport contemplatif
immédiat. Le passage à « l'autre de la justice » n'est pas un point de départ dans la pensée
de Honneth, car la théorie critique qu'il avance repose, d'une part, sur les manifestations
empiriques et l'expérience de la souffrance due au mépris social, et d'autre part, sur
l'extension du paradigme de la communication afin d'expliquer la base de l'action humaine
dans les termes de la communication et de la reconnaissance mutuelle. Si Honneth veut
éviter de prendre un point de vue externaliste et s'il désire renoncer à l'illusion de
l'autonomie du champ théorique, il ne défend pas pour autant une théorie militante dans le
sens premier du terme. La nouvelle théorie critique n'a pas pour fonction d'indiquer aux
citoyens quelles devraient être les raisons de considérer telles ou telles options politiques.
Elle ne prétend pas remplir la place qui représente
le lieu du particulier dans le dispositif relationnel d'une forme moderne
d'éthicité - car décider si ces valeurs positives pointent plutôt en direction d'un
républicanisme politique, d'un ascétisme à fondement écologique ou d'un
existentialisme collectif, décider si elles supposent des transformations d'ordre
socio-économique ou si elles sont au contraire compatibles avec les conditions
d'existence d'une société capitaliste, cela n'est plus du ressort de la théorie,
mais des luttes sociales à venir

Autrement dit, l'édification d'une société démocratique est, pour Honneth, l'expression de
choix politiques qui revient à la société civile, tandis que la réfutabilité argumentative et
l'analyse des structures sociales sont les tâches de la critique philosophique.

]7
Ibid., p. 180.
" Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, p. 214.
69

La philosophie pratique honnethienne a donc pour tâche d'expliciter la manière dont


la société et les rapports intersubjectifs se constituent et se reproduisent. C'est pour
l'élaboration d'un tel cadre qu'il faut adopter un point de vue immanent : le lieu d'où parle
une Théorie critique de la société est un point de vue issu de l'action sociale elle-même.
Cette théorie interprète toute forme théorique ou toute production intellectuelle en tant
qu'activité faisant partie d'un monde social essentiellement relationnel. Et le caractère
politique de cette activité est intrinsèquement lié à cette condition première de l'être-au-
monde :
les individus espèrent toujours faire une expérience positive de cette activité et
trouver en elle les conditions d'une vie réussie - ce qui a lieu lorsque la part
prise à l'activité débouche sur des expériences de reconnaissance. Mais lorsque
l'agir social et l'activité relationnelle subissent des déformations systématiques
[...] alors les individus ne peuvent plus avoir de l'activité relationnelle qui les
constitue en les traversant qu'une expérience négative : la part qu'ils prennent à
l'activité sociale n'étant plus reconnue, ils font, sous la forme de la
méconnaissance et du mépris, l'expérience d'une restriction injustifiée de leur
activité - la participation à l'activité sociale se transformant alors et
contradictoirement en une expérience de la passivité, en l'épreuve d'un pâtir"9.

Honneth ne prétend donc pas décrire les pathologies sociales dans les termes francfortois de
l'« aliénation » ou de la « réification », du moins pas comme on le faisait auparavant; il
évite ainsi de reconduire l'argument marxiste et contestable de la fausse conscience -
argument servant à justifier ou expliquer le fait que certains individus agissent de manière
contraire à leurs propres intérêts. La critique honnethienne vise plutôt à indiquer en quoi la
participation à l'activité sociale est une condition nécessaire d'une construction de soi
réussie. Si l'individu se voit restreint dans l'attente de reconnaissance suivant l'un ou
l'autre des trois niveaux de construction de soi, il est probable qu'il se sente victime d'une
forme d'injustice de nature qualitative. C'est en ce sens qu'il s'agit d'une expérience
d'injustice. Une telle forme d'injustice sociale dépasse la question d'une équitable
répartition des biens sociaux jugés fondamentaux. En ce sens, l'avantage avec le point de
vue de « l'autre de la justice » provient du fait qu'il trouve son impulsion et sa légitimité
dans l'expérience de la personne qui subit concrètement le mépris social. Il faudrait
toutefois ensuite se demander si une expérience d'injustice constitue, d'un point de vue
moral, une injustice, ce qui exige une conception de la justice. Mettons entre parathèse cette

119
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 192.
70

difficile question sur laquelle nous reviendrons à la fin de notre mémoire et revenons
maintenant à la tentative honnethienne pour reformuler l'analyse des pathologies à partir de
l'héritage francfortois. Essayons de comprendre pourquoi Honneth croit que « [fjaire appel
à l'héritage de la Théorie critique pour le siècle nouveau implique nécessairement de
retrouver dans l'idée d'une pathologie sociale de la raison une charge explosive encore
susceptible d'être ranimée pour la pensée contemporaine »120.

2.3.3. Critique du rôle de la raison instrumentale pour l'analyse des


pathologies sociales
Selon Renault et Sintomer, la Théorie critique a pour spécificité de mettre à jour les liens
entre mœurs sociales et aliénation : « L'originalité de la théorie critique fut d'avancer qu'un
tel phénomène historique, dont l'accession du national-socialisme au pouvoir constituait
l'illustration la plus tragique, ne pouvait pas s'expliquer seulement par l'économie politique
ou la théorie de l'idéologie mais renvoyait également à des ressorts psychosociaux et
191

culturels spécifiques » . En effet, cette idée de pathologie est réinvestie par Honneth et lui
semble être la plus féconde pour l'avenir de la philosophie sociale inspirée par la tradition
francfortoise.
Les pathologies sociales de la société capitaliste rassemblent tout ce que les membres
de l'École de Francfort considéraient comme étant des évolutions sociales manquées; d'une
manière générale, les relations désignées comme étant « perturbées » recoupent autant les
formes d'injustice sociale investies par la philosophie politique que les conditions
d'autoréalisation mises de l'avant par la théorie de la reconnaissance. Par le concept de
pathologie sociale, Honneth se propose de rejoindre le type de questionnement de la
philosophie sociale, mais également le domaine de la philosophie politique. La démarche
honnethienne consiste « à trouver des points de convergence avec cette tradition et à tenter
de mettre à nouveau en évidence le lien entre injustice et pathologie sociale. »'

Pour la tradition francfortoise, la source des pathologies sociales est le fait de la


raison instrumentale qui avait pour effet de « coloniser » les autres formes d'action et de

120
Honneth, La société du mépris, p. 103-104.
121
Renault et Sintomer, Où en est la théorie Critique, p. 11.
122
Honneth, La société du mépris, p. 180.
71

savoir. Ce qui est considéré comme étant pathologique est la conséquence d'attitudes et de
pratiques sociales orientées aveuglément par les objectifs de la domination et du contrôle
social. Dans l'ancienne Théorie critique, la raison instrumentale est perçue comme le
moteur d'un processus qui transforme les rapports intersubjectifs fondamentaux en fonction
de stratégies dominatrices; une fois institutionnalisée, ce processus est devenu une
puissance menaçante pour la vie. Dans La Dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer
ont montré comment la volonté de dominer la nature a mené à la réification du social : la
raison transforme l'être et la pensée en chose, en instrument de domination. Cette tendance
est un instrument à transformer l'autre en même et le vivant en chose : « Le fait a le dernier
mot, la connaissance se contente de sa répétition, le penser se réduit à sa simple tautologie.
Plus la machinerie intellectuelle se soumet à ce qui existe, plus elle se contente de le
reproduire aveuglement » . Ce qui est ici énoncé devient, en 1945, la pétition de principe,
l'assise épistémologique, de la Théorie critique dans sa version la plus négative. Or, jusqu'à
tout récemment, la raison instrumentale est considérée par les francfortois comme le nœud
du problème :
Cette même tendance se retrouve encore chez Habermas, dans la mesure où il
fait déboucher sa Théorie de l'agir communicationnel sur un diagnostic
historique fondé sur le risque de voir le monde vécu « colonisé » par des
systèmes organisés en fonction d'une rationalité fins-moyens; une fois de plus,
la « perturbation » supposée menacer la vie de notre société est identifiée à la
tendance au triomphe des orientations instrumentales, même si leur genèse n'est
plus simplement expliquée par l'objectif de dominer la nature, mais par la
croissance de la rationalité de l'organisation.124

De Horkheimer à Habermas, les pathologies sont évaluées en fonction du développement


de la rationalité humaine. Selon Honneth, il s'agit ici véritablement d'une faiblesse
théorique dans la mesure où « ne peuvent donc être considérées comme des déviations par
rapport à un idéal nécessairement présupposé comme étalon catégorial d'une forme de
société "saine" ou intacte, que les réductions que subissent les orientations cognitives de la
personne humaine » . La difficulté que soulève Honneth est importante : un tel schéma ne
permet d'émettre un jugement ou de conduire l'analyse critique que sur les pathologies qui

123
Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison : fragments philosophiques (Paris :
Gallimard, 1974), p. 42.
1 24
24
]Honneth, La société du mépris, p. 195.
125
' Ibid.
72

sont commensurables avec le langage conceptuel du développement de la rationalité


humaine. Autrement dit, en définissant les pathologies en fonction d'une théorie de la
rationalité d'un type particulier (hégélo-marxiste), toutes les pathologies qui ne se
présentent pas dans cette perspective (celle du développement de la rationalité) ne peuvent
donc plus être perçues. Dans cet angle mort de la Théorie critique se trouvent non
seulement les perturbations que Durkheim identifie au processus de l'individualisation,
mais également les pathologies de la vie sociale qui sont liées aux conditions structurelles
de la reconnaissance mutuelle. Honneth abandonne une perspective aussi réductrice en
raison des hypothèses fondamentales liées à sa théorie de la reconnaissance. Il est devant
l'obligation d'établir sa critique des pathologies sur d'autres critères que l'idée des
réductions des orientations cognitives.

S'il n'est désormais plus admissible de limiter le diagnostic critique au schéma


étroit d'une théorie de la rationalité, le critère servant à apprécier ce qui doit être considéré
comme étant un phénomène social « pathologique » ne peut pas non plus être constitué par
les conditions rationnelles de l'entente sans contrainte. Selon Honneth, on ne peut remettre
à jour la tradition critique de type francfortoise que si « les concepts fondamentaux d'une
analyse de la société [peuvent] être reconstruits de façon à pouvoir saisir les déformations
ou les déficits dans la structure de la reconnaissance sociale ». Ainsi, les pathologies
sociales se découvrent dans les interactions qui nuisent aux conditions de réalisation de soi;
elles doivent nécessairement être constituées par les présuppositions intersubjectives du
développement de l'identité personnelle. Dans les termes de l'auteur :
De telles présuppositions se trouvent dans les formes de communication sociale
dans lesquelles l'individu grandit, acquiert une identité sociale et doit enfin
apprendre à se concevoir comme le membre à la fois unique et égal en droits
aux autres membres d'une société. Or, si ces formes de communication sont
telles qu'elles n'offrent pas le degré de reconnaissance nécessaire pour venir à
bout de ces différents problèmes d'identité, il faut y voir l'indice d'un
développement pathologique de la société.

126
Ibid, p. 196.
127
Ibid.
73

Nous avons vu que les conditions, qui correspondent aux présuppositions


communicationnelles d'une formation réussie d'identité, sont définies selon les trois formes
de reconnaissance sociale susmentionnées :
1. l'affection exprimée dans les relations intimes amoureuses ou amicales;
2. la reconnaissance morale de l'individu en tant que membre responsable d'une
société; et
3. l'appréciation sociale des prestations et la reconnaissance par les pairs des capacités
sociales d'un individu.

En fait, les relations intersubjectives qui n'offrent pas le degré de reconnaissance nécessaire
pour remplir les conditions du développement de l'identité personnelle sont considérées
comme sources potentielles de pathologies sociales. Or, cela ne se déroule qu'au second
pallier (ce qui exclut l'affection exprimée dans les relations intimes). Selon Honneth :
L'idée centrale consisterait à dire que nous comprenons comme la forme
centrale de la rationalité humaine la seconde nature de nos relations réciproques
de reconnaissance - brièvement, le besoin de reconnaissance réciproque qui est
lui-même devenu, pour nous tous, capital au sein du monde vécu. Ce serait le
cœur d'une rationalité qui est de plus en plus déformée dans la modernité,
recouverte et refoulée par des conceptions scientistes et instrumentales. Par
conséquent, c'est la reprise de motifs déjà présents chez Husserl, Heidegger et
Wittgenstein, mais qu'il s'agirait de reformuler dans le sens d'une
phénoménologie de la reconnaissance.128

Selon cette nouvelle conception, les relations instrumentales doivent désormais être
analysées selon les spécificités et les exigences du modèle d'interaction sociale honnethien.
Dans ce nouveau modèle théorique, le processus de rationalisation sociale perd sa position
centrale. Le critère principal qui le remplace est celui du besoin de reconnaissance
réciproque, autrement dit, Y estime sociale. Munie d'un tel critère, la théorie que propose
Honneth ne peut plus être qu'un simple diagnostic critique uniquement porté sur le
processus de développement de la rationalisation sociale; pour pouvoir se permettre de
condamner les pathologies sociales, la nouvelle théorie doit montrer les perturbations, les
manquements ou les régressions du point de vue de la reconnaissance, donc du mépris
social. Tel que nous l'avions annoncé en introduction, ce qui était auparavant perçu par
Adorno ou Horkheimer comme des maux sociaux causés par la tendance totalitaire de la

m
Ibid., p. 171.
74

raison instrumentale va être désormais analysé dans les termes du mépris social. Si
Honneth considère la seconde nature de nos relations réciproques de reconnaissance
comme étant la forme centrale de la rationalité humaine, alors le déni de reconnaissance
réciproque peut être interprété comme une source de pathologies sociales. Honneth veut
attirer l'attention sur un nouveau critère servant à rendre compte dans des termes actuels ce
que disaient jadis les francfortois au sujet de la raison instrumentale : l'estime de soi est le
rapport de reconnaissance réciproque dans lequel « moi » et « l'autre » nous pouvons nous
rencontrer dans l'horizon de valeurs et d'objectifs pouvant nous signifier réciproquement
que nous n'avons pas à renoncer à l'idée que nous nous faisons de nos propres capacités et
que nos efforts ont une signification partagée. L'estime sociale serait ainsi devenue le cœur
d'une rationalité qui est de plus en plus déformée dans la modernité, recouverte et refoulée
par des contraintes, des stratégies et des conceptions utilitaristes et instrumentales. Nous
retrouvons ici le thème qui traverse l'histoire de la philosophie sociale de Rousseau à
Adorno. Nous allons approfondir la réactualisation de cette question dans le prochain
chapitre.

2.4. Conclusion : du noyau éthique au concept d'éthicité


Deux alternatives cherchent à poursuivre l'ancienne tradition critique : d'une part, la
poursuite de la philosophie sociale centrée sur l'identification des pathologies sociales des
sociétés capitalistes contemporaines, et d'une part, une discussion avec (et dans) la
philosophie politique. Ces deux alternatives représentent deux moments différents à
l'intérieur d'une même théorie. Tandis que nous avons indiqué dans quel horizon Honneth
entre en débat avec la philosophie politique, nous voulions avant tout démontrer comment
la théorie de la reconnaissance est par ailleurs un instrument critique.

Honneth propose de reconstruire la Théorie critique en fonction de l'analyse des


pathologies sociales et d'une phénoménologie du mépris. D'une part, la manière de
répondre aux questions éthiques et morales liées à l'injustice sociale définie en terme de
mépris est garantie par la possibilité de rendre compte empiriquement de l'expérience de la
souffrance causée par les blessures morales. Il ne part pas d'une critique externaliste du
capitalisme avancé. D'autre part, les expériences de déni de reconnaissance expriment en
négatif des attentes normatives positives. Les critères normatifs que prend Honneth pour
75

argumenter et défendre son point de vue critique (porté sur certaines formes de socialisation
dites « pathologiques ») doivent être parties prenantes du cœur du social - c'est-à-dire
inscrits dans les trois sphères de reconnaissance normative. La théorie de la reconnaissance
est donc l'occasion pour lui de réactualiser le noyau éthique de la Théorie critique car il
permet de :
1. repenser l'idée d'une forme déficiente de raison en la remplaçant par l'idée d'une
forme déficiente de reconnaissance;
2. reconstruire l'analyse des pathologies sociales à l'aune d'une conception formelle
d'une vie qui serait réussie;
3. reconduire l'intérêt d'émancipation tel qu'il est porté par les sujets concernés et
engagés dans les luttes pour la reconnaissance.
Honneth se situe dans l'horizon francfortois dans la mesure où l'enchâssement par la
négative de la théorie de la reconnaissance à une théorie morale s'inscrit en quelque sorte
dans la lignée ouverte par la dialectique négative d'Adorno, mais plus fondamentalement,
la reformulation de la théorie critique comme interne et reconstructive à la société moderne
du capitalisme avancé est sans aucun doute un retour au programme initial. Honneth veut
privilégier d'abord une approche qui puisse montrer en quoi il y a des formes « fausses » ou
« trompeuses » de reconnaissance. Il veut également proposer une théorie qui soit capable
de s'appuyer normativement sur l'idée d'une réalisation de soi réussie - « par "réalisation
de soi" il faut entendre un point de repère permettant de s'interroger sur un ordre social
pour savoir s'il assure à ses membres des possibilités satisfaisantes de formation de
l'identité »129. L'analyse des pathologies est donc la tâche première de cette philosophie
sociale qui mesure le progrès social à la lumière de l'idéal d'une société dans laquelle les
acquis universalistes de l'égalité et de l'individualisme se sont tellement imprimés dans les
modèles d'interaction que tous les sujets se voient reconnus comme des personnes à la fois
autonomes et individualisées, égales et pourtant particulières. Honneth cherche ainsi à
mettre en évidence des points de convergences avec l'ancienne Théorie critique et des types
d'injustices sociales que ni Habermas, ni la philosophie politique n'arrivent à décrire ou à
critiquer convenablement. Nous pouvons dire que la théorie de Honneth permet de rendre
compte des pathologies sociales considérées comme des processus de développement qui

U9
ibid, p. m .
76

ont pour effet de nuire aux conditions intersubjectives et fondamentales de la réalisation de


soi. Une telle théorie est autorisée à se prononcer de manière critique sur les orientations
éthiques et politiques d'une société. De ce point de vue sera critiqué ce qui, hors de la
diversité des formes de vie particulières, viole les attentes légitimes de reconnaissance, ou
qui échoue à répondre aux conditions qualitatives de réalisation de soi.

Honneth affirme également que le développement de la nouvelle Théorie critique


est un « mouvement vers la philosophie politique » qui doit, en premier lieu, distinguer
les catégories fondamentales de l'injustice de celles des pathologies sociales. Il s'agit bien
de deux moments d'une même théorie, les deux côtés d'une médaille : d'une part, on trouve
l'intention chez Honneth d'offrir une troisième voie entre le libéralisme et le
communautarisme131, et de l'autre, la nouvelle version de la Théorie critique offerte par
Honneth fait appel à une praxis théorique par laquelle il est possible de critiquer les maux
sociaux. La critique s'effectue à la lumière d'une ébauche formelle d'une vie réussie.
L'idéal de réalisation de soi que défend Honneth n'est pas simplement un idéal
perfectionniste, c'est-à-dire une idée abstraite vers laquelle les sociétés devraient tendre
pour assurer à leurs membres la meilleure vie sociale possible, car il correspond à
l'orientation générale des structures de base de l'activité sociale orientée par la
reconnaissance mutuelle. Autrement dit, il s'agit d'un idéal régulateur de justice sociale au
sein duquel les processus d'individualisation et d'inclusion sociale tendraient à se recouper.
En détachant les éléments structurels de l'éthicité, la théorie honnethienne décèle au sein
des sphères de reconnaissance des valeurs de surplomb - l'amour, l'égalité, la solidarité -
qui, tout en étant ancrées dans un monde social vécu donné, régulent de façon normative les
rapports interpersonnels. Cette ébauche n'est pourtant pas sans intérêt pour la philosophie
politique : elle permet d'établir un point de vue moral sur les décisions politiques et les
normes juridiques qui sont susceptibles d'influencer de manière importante les interactions
sociales. Le point de vue du mépris et le critère de l'estime de soi peuvent servir
d'argument pour la défense de principes ou de normes sociales orientées en fonction d'un
élargissement (en terme de progrès moral) des relations de solidarité et de reconnaissance

m
lbid.
131
Emmanuel Renault, « Entre libéralisme et communautarisme : une troisième voie? », dans Où en est la
théorie critique?, 251 -268.
77

mutuelle. Même provisoire et sous la forme d'un « travail en cours », une telle philosophie
sociale est en soi un projet de grande envergure.
Chapitre 3 Les paradoxes du capitalisme et le concept de
« reconnaissance comme idéologie »

3.1. Introduction
À ce point de notre étude, la théorie de la reconnaissance que propose Honneth ne nous dit
pas encore comment parvenir à juger les problèmes sociaux qui, dans l'ancienne Théorie
critique, étaient associés aux perturbations de la raison instrumentale. À cette étape, armés
d'une phénoménologie des blessures morales, d'une grammaire des conflits sociaux et
d'une conception formelle de l'éthicité sociale, il nous faut encore préciser comment
Honneth entend porter un jugement critique sur ces réalités. Pour défendre son diagnostic
des pathologies sociales, le philosophe ne peut se contenter d'un simple renvoi à une
conception formelle de la vie bonne. Tandis que, dans La lutte pour la reconnaissance,
Honneth construit sa réflexion à partir d'un schéma dichotomique (celui du mépris versus
la reconnaissance), dans La société du mépris, l'auteur revient sur cette opposition et
propose une troisième catégorie : le concept de « reconnaissance comme idéologie ». Ce
concept est l'alternative honnethienne à celui de « raison instrumentale ».

Dans La société du mépris, Honneth écrit sur les tendances à la marchandisation qui
affectent l'agir social. Selon lui, l'évolution actuelle du nouveau capitalisme « va dans une
direction où les conditions d'autoréalisation seront, pour nous tous, considérablement
meurtries » . La thèse qui revient régulièrement dans l'ouvrage est la suivante : l'idéal de
l'autoréalisation devient, sous certaines circonstances, une contrainte qui affecte les
rapports sociaux de manière négative. Nous allons présenter dans ce chapitre l'analyse
consistant à déchiffrer certains phénomènes paradoxaux ayant pour effet de rendre l'accès à
la reconnaissance difficile. Honneth entrevoit dans les phénomènes de « méconnaissance »
au travail un rétrécissement des possibilités objectives d'autoréalisation individuelle et une
détérioration des relations de solidarité. Honneth repense les catégories marxistes du
« travail social » et du « travail aliéné » depuis l'horizon ouvert par le paradigme de la
communication. Aux yeux de Honneth, il ne fait pas de doute que les rapports de

132
Honneth, La société du mépris, p. 180.
79

reconnaissance sont étroitement liés à la répartition et à l'organisation du travail social;


c'est pourquoi il cherche à donner à la catégorie du travail une importance plus grande que
celle accordée par Habermas dans Théorie de l'agir communicationnel. Par la réévaluation
de l'expérience du travail dans le cadre du paradigme de l'activité communicationnelle,
Honneth parvient à indiquer certaines circonstances dans lesquelles l'interaction sociale
serait instrumentalisée à des fins idéologiques.

Honneth met à jour les attentes normatives, notamment en matière à'estime sociale,
que les agents associent à leur participation aux interactions sociales. Qu'il soit question de
la reconnaissance intersubjective ou de la reconnaissance garantie institutionnellement,
nous savons que toute forme de reconnaissance au sens honnethien revêt un caractère
moral. La question centrale qui nous occupe dans ce chapitre est celle de savoir comment
rendre compte des phénomènes qui, dans la sphère du travail, peuvent être jugés comme
étant néfastes pour l'estime de soi et l'autonomie individuelle. Plus précisément, on se
demande si Honneth parvient à nous offrir un critère permettant de porter un jugement
moral sur les situations de « reconnaissance comme idéologie »133. Dans l'analyse de ces
pratiques de « méconnaissance », Honneth croit qu'il est possible de renouveler le type de
critique normative héritée de la théorie critique francfortoise dans la mesure où une telle
théorie offre un ensemble de critères servant à distinguer dans la réalité ce qui est
« idéologique » de ce qui ne l'est pas. Sur la base de ces critères de distinction, même si
une personne se sent socialement reconnue, rétrospectivement, en tant qu'observateur, il est
possible d'affirmer que cette auto-identification est trompeuse; dans de tels cas, nous allons
voir que l'assignation d'identité ne remplit pas la promesse de reconnaissance qu'elle
prétend offrir, et que finalement, l'individu a tort de vouloir s'y identifier.

La lecture critique des usages sociaux et politiques de la rhétorique de la


reconnaissance dans les milieux de travail134 touche à la question morale de

Selon la traduction établie par Olivier Voirol du chapitre « La reconnaissance comme idéolodie » dans La
société du mépris, la « reconnaissance comme idéologie », le « faux adressage » et la « méconnaissance » sont
synonymes.
134
Dans ce mémoire, nous nous intéressons à la manière dont Honneth traite de la sphère du travail et de la
reconnaissance institutionnelle parce qu'il s'agit du lieu de socialisation où les tendances au mépris sont les
plus visibles. La thèse qui nous intéresse est l'idée que l'organisation capitaliste de la société entraîne la
destruction des relations de reconnaissance médiatisées par le travail. C'est pourquoi il n'est pas question ici
de la reconnaissance culturelle ou du débat avec Nancy Fraser sur cette question.
80

l'instrumentalisation des valeurs à des fins utilitaires et stratégiques. Dans certains cas, la
reconnaissance idéologique se présente sous forme de contrainte et forcerait pour dire ainsi
« l'agent libre » à jouer le jeu d'une « fausse » présentation de soi. Pour les sujets
concernés, cela ne va pas sans conséquences négatives, tant sur le plan professionnel que
sur celui de la vie privée. Nous allons donc voir comment, sous l'effet de structures
d'obligations institutionnelles, des sujets sont contraints à certaines expériences de mépris
liées au monde du travail. Dans de tels cas, la récupération de l'idéal normatif
d'autoréalisation de soi par des dispositifs institutionnels conduit concrètement certains
individus à des formes de soumission volontaire; cette forme de mépris social doit être
interprétée comme un renoncement volontaire à son intégrité morale. Afin de clarifier
l'argumentation par laquelle Honneth entend mettre à jour de telles situations de « faux
adressage », nous devons regrouper ensemble cinq points qui nous sont présentés de
manière éparse dans La société du mépris.

En premier lieu, nous allons présenter les raisons pour lesquelles Honneth propose
de remplacer le modèle classique des contradictions (issu de l'interprétation marxienne de
la dialectique du maître et de l'esclave) par celui des « contraintes paradoxales ». Puis, nous
allons suivre Honneth dans la reconstruction de la catégorie du travail social en fonction
d'un nouveau critère : Y estime sociale.

En second lieu, nous allons résumer le diagnostic que pose Honneth sur le
« nouveau » capitalisme. La thèse défendue par l'auteur est la suivante : « la structure du
capitalisme contemporain produit des contradictions paradoxales en dose considérable » .
Articulée à notre problématique générale, on se demande pourquoi Honneth soutient que la
réorganisation néo-libérale du système économique capitaliste exerce, chez les membres de
la société, une pression à l'adaptation qui altère de manière durable les récents progrès
normatifs dans leur fonction et leur signification136. Pour répondre à cette interrogation,
nous examinerons en troisième lieu l'application du modèle des contraintes paradoxales
aux quatre sphères normatives de reconnaissance mutuelle (l'individu, le droit, l'égalité des
chances dans l'accès aux positions statuaires et les relations amoureuses). L'analyse de

135
Honneth, La société du mépris, p. 289.
n6
lbid
81

Honneth va se porter sur les pressions et les transformations « paradoxales » qu'exerce


l'idéologie néo-libérale sur les acquis normatifs constitués pendant l'ère sociale-démocrate.

En quatrième lieu, nous proposons de suivre Honneth dans l'approfondissement de


son analyse des contradictions paradoxales en nous consacrant exclusivement à la première
des sphères de reconnaissance : les paradoxes de 1'individuation. La régression morale
favorisée par la réorganisation du travail sous l'ère néo-libérale est illustrée par les effets
pervers de l'idéologie managériale : l'exigence d'autoréalisation devient une exigence
institutionnelle produisant des nouvelles formes de contraintes sociales. Le diagnostic qui
est établi est le suivant : l'idéal normatif de la réalisation de soi est transformé et
instrumentalisé en une force productive de l'économie capitaliste.

En cinquième lieu, nous allons prendre la pleine mesure du concept de


« méconnaisance » (un substitut au concept d'idéologie) en vue d'y présenter une
application concrète du modèle des contraintes paradoxales. Nous allons expliciter les
quatre conditions qui doivent être remplies pour que, dans les interactions sociales, des
promesses de reconnaissance puissent revêtir une fonction idéologique. Muni de ces
critères, on comprend pourquoi Honneth fait valoir le diagnostic selon lequel
« l'individualisme de l'autoréalisation qui s'est progressivement imposé depuis un demi-
siècle a été tellement instrumentalisé, standardisé, fictionnalisé, qu'il s'est inversé en un
système d'exigences largement déshumanisé, sous les effets duquel les sujets semblent
aujourd'hui plus souffrir que s'épanouir » . Le détournement des avancées normatives au
profit d'une instrumentalisation systématique des idéaux de réalisation de soi aurait ainsi
pour effet de contraindre les individus à adopter des comportements favorisant les postures
de soumission volontaire. Nous terminerons ce chapitre par l'analyse spécifique d'une
forme « idéologique » de reconnaissance : le cas de « l'entrepreneur-travailleur ». Ce cas
est un exemple de « profil » institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction social du
mépris.

l37
/Z>K/.,p.321.
82

3.2. Les paradoxes du capitalisme


3.2.1. Introduction au concept de paradoxe
Dans le chapitre « Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche » /iS ,
Honneth tente de décrire comment « les progrès normatifs des décennies passées se sont
transformés en leur contraire, en une culture de désolidarisation et de mise sous tutelle, et
sont devenus des mécanismes d'intégration sociale sous la pression d'une dé-domestication
néo-libérale du capitalisme »13 . L'auteur se penche sur les raisons pour lesquelles des
principes orientés initialement vers le progrès vont se muer en des contraintes initiant de
nouvelles formes de souffrances et de pathologies. La question qui l'occupe est la suivante :
malgré le fait que les principaux idéaux normatifs des dernières décennies gardent encore
une « actualité performative », comment expliquer qu'ils se soient transformés au point de
devenir des moyens de légitimation du « nouveau » capitalisme? Comment comprendre que
l'accroissement des possibilités de réalisation de soi conquises au cours du XXe siècle
donne lieu aujourd'hui à une récupération de ces idéaux par le néolibéralisme et se tourne
contre les individus? Dans les termes francfortois, Honneth se demande donc : « pourquoi
un potentiel d'une raison reconnaissante (anerkennende Vernunff) ne joue pas
convenablement dans les sociétés capitalistes occidentales contemporaines? »140.

Honneth offre une réponse tout à fait originale à cette suite d'interrogations : il
propose de décrire le capitalisme néo-libéral comme un générateur de dynamiques
paradoxales afin d'expliquer l'écart croissant entre les besoins de reconnaissance et la
réalité sociale. Il défend la thèse selon laquelle les idéaux qui soutenaient les progrès
normatifs des décennies passées ont été détournés de sorte qu'ils servent étrangement à
légitimer une nouvelle étape de l'expansion capitaliste; ce qui a pour fâcheux résultats de
nuire aux exigences d'émancipation inscrites dans ces idéaux (en les travestissant) et de
rendre ainsi l'évolution des pathologies sociales difficilement visible dans l'espace public.
Selon ce diagnostic, l'apologie de l'idéal romantique d'autoréalisation partout célébré
servirait en fait de nouvelles formes de domination dont les effets seraient répartis
socialement de façon inégale; et dans ces circonstances, Honneth propose une critique des

138
Ce texte rédigé avec Martin Hartmann dans La société du mépris, p. 275-304.
139
no _ _ __ _
Ibid., p. 276
iW
Ibid.,p.31.
83

nouvelles conditions de travail et des dimensions sociales qui lui sont associées en se
basant simplement sur les exigences de liberté démocratique et de justice toujours
pertinentes.

Honneth offre une vue d'ensemble sur ces processus de développement paradoxaux :
les dernières décennies du XXe siècle sont marquées par une avancée des revendications de
reconnaissance permettant une intégration normative dans les sphères d'activités
institutionnalisées. Selon l'auteur:
Les aspirations normatives à la réalisation de soi se sont rapidement
développées depuis trente ou quarante ans dans les sociétés occidentales, parce
que des processus d'individuation de nature très différente ont coïncidé à ce
moment précis de l'histoire. Ces attentes sont désormais tellement intégrées
dans le « profil » institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale,
qu'elles ont perdu leur finalité interne et sont devenues un principe de
légitimation du système.141

Des changements sociologiques, politiques et économiques vont créer une conjoncture dans
laquelle l'autorité morale de l'ordre social dominant va être garantie par un ensemble de
nouvelles dynamiques idéologiques : « Le concept de paradoxe rend compte de ce
processus de mutation d'un idéal normatif d'émancipation en impératif idéologique voué à
la légitimation de nouvelles contraintes au service du système économique »142. Selon
Honneth, les dispositifs qui promettaient jadis un gain de liberté qualitative pour les sujets
individuels se seraient parfois mués, dans l'ère néo-libérale, en formes idéologiques de
reconnaissance sociale.

3.2.2. Déficits du modèle « classique » de contradiction


Pour éviter les écueils théoriques du modèle classique de contradiction, Honneth propose
de reconstruire le sens du concept de « contrainte » du capitalisme, provenant du modèle
marxiste (classique) des contradictions, en utilisant la fécondité qu'offre la notion de
« paradoxe ». Le schéma d'analyse qui consiste à mettre en contradiction un processus jugé
positif d'émancipation sociale avec les rapports structurels de l'économie venant empêcher
la réalisation de ce processus n'est pas nouveau. Dans la tradition de la Théorie critique,
mais aussi chez Hegel, Marx et Weber, ce modèle d'évolution a servi de base pour parvenir

w
Ibid, p. 311.
Voirol, « Préface », La société du mépris, p. 31.
84

à une explication d'ensemble de la manière dont a pu se produire un écart entre les


principes moraux qui fondent l'horizon normatif de nos sociétés modernes occidentales et
la réalité sociale. Parmi les différentes versions de cette approche - qui suggèrent que le
système capitaliste opère une restriction structurelle sur les potentiels normatifs - figuraient
les idées d'une « scission tragique » chez Hegel, d'un « développement contradictoire »
chez Marx et Horkheimer, ou encore d'un « désenchantement » chez Weber.

Pour Marx, l'évolution de la pensée et de la société humaine suit une course


dialectique par laquelle plusieurs modes de production (féodalisme, esclavagisme,
capitalisme et communisme) se succèdent dans l'histoire. Chaque mode devient le théâtre
des contradictions entre les institutions et les forces productives. La tradition marxiste va
reprendre cette théorie, selon laquelle les tendances internes du système capitaliste recèlent
des contradictions indépassables qui déclenchent des crises économiques de manières
systématique et récurrente. C'est pourquoi le marxisme occidental considère que le mode
de production capitaliste ne peut être critiqué de façon appropriée qu'à la condition de
mettre en évidence la contradiction structurelle au cœur même des lois de développement
des sociétés. Cependant, selon Honneth, Marx ne cherchait pas seulement à dégager des
lois internes selon lesquelles la logique de valorisation propre au capital produit une crise
économique; il lui importait également « de montrer que ce processus représente aussi un
développement social perverti, dans la mesure où il empêche de mener une vie satisfaisante
parmi les hommes »143. Quand bien même Marx ne fait pas de philosophie morale à
proprement parler et que, en outre, son entreprise n'avait pas les visées prescriptives que les
militants marxistes lui trouvent d'ordinaire, son modèle des contradictions du capitalisme
fera école en philosophie et dans les sciences sociales.

Selon Honneth, il faut aujourd'hui tenir compte des impératifs de valorisation du


capitalisme contemporain en prenant acte des moments normatifs qui lui sont immanents :
[a]u cours des cent cinquante dernières années, on a pris l'habitude d'analyser
les processus de développement des sociétés capitalistes à l'aide d'un schéma
mettant en contradiction un processus jugé positif de rationalisation ou
d'émancipation avec les rapports structurels de l'économie qui bloquent,
ralentissent ou même colonisent ce processus. Certes, avec le temps, le contenu
de ces termes de rationalisation ou d'émancipation s'est progressivement
143
Honneth, La société du mépris, p. 54.
85

enrichi normativement, alors même que l'on conservait simultanément l'idée


que le système de valorisation capitaliste opère une restriction structurelle.
Mais, même lorsqu'on tablait sur une logique tenace de rationalisation
communicationnelle du monde vécu, le modèle de développement dominant
consistait encore à concevoir une tendance à l'opposition croissante aux lois
d'un monde fonctionnel de l'économie en phase d'autonomisation.144

Si Habermas avait diagnostiqué avant Honneth l'érosion « des ressources classiques de


motivation de l'activité capitaliste », Honneth abandonne quant à lui la refonte du schéma
classique fondé sur la notion de « contradiction ». Contrairement à l'approche
habermassienne, Honneth tente de montrer comment le capitalisme contemporain serait
parvenu à mobiliser de nouvelles ressources motivationnelles afin de garantir sa perpétuité.
Honneth veut expliquer comment le capitalisme néo-libéral a été en mesure de s'imposer
avec un succès foudroyant dans la sphère du travail. Il propose un modèle apte à rendre
compte des conséquences de l'affaiblissement de l'État-social sur les sujets et les
institutions de base de la société. Il veut mettre au jour les situations où l'État-social
n'arrive plus à neutraliser politiquement les impératifs de valorisation du capitalisme
formulés dans le but de garantir sa perpétuité. Honneth propose alors de remplacer le
modèle d'analyse des contradictions du capitalisme par celui des « paradoxes » visant à
signifier « que certains des idéaux d'émancipation institutionnalisés dans l'histoire ne
parviennent pas à se réaliser en pratique dans les sociétés contemporaines car ils ont été
entre-temps déformés en leur contraire normatif sous la pression de nouveaux impératifs
économiques »145.

3.2.3. Trois arguments en défaveur du modèle classique des


contradictions
Honneth opère le déplacement du concept de contradiction « classique » vers celui de
paradoxe afin de prendre acte 1) des nouvelles voies de valorisation du capitalisme, 2) des
nouvelles justifications des inégalités sociales, et 3) des déficits de la théorie de la lutte des
classes conçue selon le modèle d'une esthétique de la production.

Premièrement, l'analyse des tendances paradoxales du capitalisme permet d'éviter


les oppositions tranchées auxquelles conduisent souvent les diagnostiques fondés sur le

i144
Ibid., p. 275.
145
Ibid, p. 37.
86

concept de contradiction : « Des effets paradoxaux se démarquent justement par le fait que
leurs moments positifs [progressistes] et négatifs [réactionnaires] s'entremêlent de manière
complexe et que les améliorations apportées à la situation s'accompagnent aussi de
dégradations »146. Le concept de paradoxe élaboré par Honneth tente de rendre compte de
l'influence croissante d'un capitalisme nouveau favorisant « la désinhibition de la logique
d'action orientée vers la valorisation capitaliste qu'elle était censée empêcher»147.
Autrement dit, dans l'ère social-démocrate, une logique d'action fondée normativement a
été entreprise pour restreindre les contraintes exercées par le développement du capitalisme.
Toutefois, par des effets complexes et paradoxaux, les processus de valorisation du
capitalisme ont mené à l'érosion du contenu normatif initial fondant les institutions sociales
orientées vers la justice et l'émancipation sociale. Ainsi, ce qui permet au « nouveau »
capitalisme (l'idéologie néo-libérale) de se rendre moralement légitime aux yeux de tous,
c'est le fait d'être en mesure de récupérer les principes normatifs mis de l'avant par les
institutions et par les luttes sociales orientées vers l'émancipation; autant de luttes nourries
pourtant par la critique des contraintes exercées par le capitalisme sur les membres de la
société.

Deuxièmement, un autre argument avancé par Honneth est que le modèle classique
des contradictions ne peut servir à rendre compte des processus par lequel le capitalisme
parvient à formuler de nouvelles justifications aux injustices sociales. À l'inverse, le
modèle des effets paradoxaux serait capable de prendre acte, par exemple, du discours d'un
« capitalisme rendu "éthique", qui serait parvenu à formuler des nouvelles justifications des
inégalités sociales, de l'injustice et du préjudice en se référant à un vocabulaire existant
"d'autodescription normative" »148. Parler en terme de contradictions paradoxales revient à
dire que les inégalités sociales et l'injustice liées au modèle de valorisation du capitalisme
ne perdraient pas leur légitimité aux yeux de la société civile malgré l'influence des valeurs
et des acquis normatifs mis en place par l'État-social. Un modèle adéquat doit rendre
compte de la fonction de nouveaux labels à la mode dont se réclament les entreprises dites
« socialement responsables », « vertes », « durables » ou « éthiques ». Pour le dire

14b
Ibid.,p. 287.
141
Ibid, p. 288.
148
Ibid
87

rapidement, il permet de montrer en quoi il est possible de considérer ces étiquettes comme
relevant d'un discours visant à redorer l'image ternie du capitalisme.

Enfin, le modèle proposé par Honneth renonce à une reconstruction des conflits
sociaux contemporains dans le cadre restrictif d'une théorie des classes sociales parce que
les phénomènes pathologiques concernent à la fois les riches et les pauvres. Honneth ne
conteste pas la réalité des inégalités conventionnelles (morales et politiques). Il ne s'agit
« en aucun cas de contester la possibilité d'identifier certaines conséquences négatives
accompagnant le "nouveau" capitalisme comme spécifiques à des milieux ou des couches
sociales » . Autrement dit, loin de nier les rapports asymétriques entre les classes sociales,
Honneth conteste l'autorité épistémologique du paradigme marxiste de la lutte des classes
pour rendre compte de manière adéquate des phénomènes d'inégalités morales. Il y a des
phénomènes de domination qui ne peuvent être isolés et identifiés selon les frontières
dessinées par la catégorie de « classe sociale ». Ce point est plus complexe qu'il ne le
semble à première vue. Il oblige à la nuance parce qu'il ne vaut pas nécessairement pour
l'ensemble de la pensée de Honneth. Par exemple, même dans ses récents écrits, il consacre
un article à l'analyse de la conscience morale dans le cadre de la domination de classe1 -
article dans lequel il critique la thèse de la fin de la lutte des classes. Dans cet article,
Honneth montre que sous la lutte entre classes « dominantes » et « opprimées » se joue un
conflit qui est en quelque sorte invisible selon nos critères d'analyses dominants. Honneth
cherche à répondre à la question de savoir pourquoi les classes méprisées n'arrivent pas à
se faire entendre sur la place publique. Enfin, il montre qu'il y a un potentiel normatif
contenu dans les sentiments d'injustice chez les membres des classes opprimées. Honneth
ne conteste donc pas le fait qu'il y ait bel et bien des groupes sociaux plus riches et d'autres
plus pauvres, certains plus puissants et d'autres plus faibles, et que certaines formes de
mépris touchent plus souvent les classes défavorisés. Bien au contraire, Honneth propose
de repenser nos catégories afin de rendre visible les nouvelles formes d'inégalités morales,
politiques et juridiques. En ce sens, le cadre strict et fixe de la théorie classique des classes
sociales ne renvoie pas assez précisément à la nouvelle réalité sociologique.

149
ibid.
150
Dans le chapitre « Conscience morale et domination de classe. De quelques difficultés dans l'analyse des
potentiels normatifs d'action », La société du mépris, p. 203-224.
88

Pour rendre compte du type de mépris social sur lequel se fonde la reproduction de
l'ordre social, deux facteurs militent en faveur du modèle des contraintes paradoxales;
d'une part, les sujets tendent aujourd'hui à concevoir leur comportement comme étant de
plus en plus individualisé (malgré les interdépendances sociales); d'autre part, on ne peut
plus aujourd'hui décrire les conflits sociaux structurants comme on le faisait auparavant,
c'est-à-dire qu'on ne peut plus soutenir sérieusement l'existence d'un groupe homogène
comme le prolétariat qui, de plus, serait en lutte contre un autre groupe tout aussi homogène
représenté par la bourgeoisie. En fait, à la différence des conflits divisibles relatifs aux
richesses, les conflits sociaux prennent aujourd'hui l'aspect de conflits indivisibles dont la
nature exclut l'idée d'un monde structuré seulement entre deux classes - dont l'une, la plus
riche matériellement, aurait également le monopole des richesses qualitatives ou
symboliques. Autrement dit, la question de la redistribution de la richesse (quantitative et
qualitative) ne peut plus être réduite au domaine strictement économique. Selon Honneth,
« [c]es deux facteurs dépouillent ainsi de sa base empirique toute théorie de la
contradiction, qui pose des sujets collectifs les uns contre les autres, et compliquent
l'identification d'acteurs comme étant "réactionnaires" ou "progressistes". »151 C'est donc
moins l'exploitation économique à travers la plus-value qui intéresse Honneth que la
privation symbolique et affective du dominé; ce n'est plus tant la réification de la force de
travail en marchandise que le déni de sa dignité, condition de l'estime de soi, qui est
analysé par ce nouveau modèle. La prise en compte du sentiment d'injustice ressenti par le
« méprisé » le conduit à ce déplacement qui fait passer l'angle de l'objectivité, d'une part,
d'une situation d'exploitation quantifiable par l'extorsion d'une plus value, d'autre part, à
la prise en compte de la subjectivité des individus, du corps propre, des émotions et
l'évaluation qu'ils portent sur eux-mêmes.

Autant dire que Honneth ne conteste pas la définition marxiste du capitalisme


suivant laquelle le contrôle exercé par une seule classe sur les moyens de production
institue un ordre social qui reproduit sur le plan qualitatif une distribution inéquitable de la
richesse sur le plan quantitatif. Il ne remet pas non plus en cause l'hypothèse que le
capitalisme détruit les liens de reconnaissance que le travail instaure entre les hommes. Au

Honneth, La société du mépris, p. 288-289.


89

contraire, Honneth veut offrir un instrument critique qui puisse rendre compte des autres
dimensions qui échappent au réductionnisme économiste : « En effet, privés de pouvoir sur
les moyens de production, les travailleurs perdent aussi la possibilité de diriger leur activité
de manière autonome, possibilité qui constitue le présupposé social sans lequel ils ne
peuvent se reconnaître mutuellement comme des partenaires coopérant dans un cadre de vie
communautaire. Mais si l'organisation capitaliste de la société entraîne la destruction des
relations de reconnaissance médiatisées par le travail, alors le conflit historique
qu'engendre un tel système doit être compris comme une lutte pour la reconnaissance »152.

En fait, Honneth s'inspire du jeune Marx en proposant d'interpréter les conflits


sociaux comme une lutte morale que les travailleurs opprimés mènent pour rétablir les
conditions sociales d'une pleine reconnaissance. Il va sans dire que Marx et Honneth
partagent l'idée selon laquelle, dans les sociétés capitalistes, se joue un affrontement
stratégique visant à l'acquisition du pouvoir et des moyens de production. Cependant,
Honneth refuse de succomber à la tendance consistant à réduire le spectre des exigences de
reconnaissance à la seule dimension de l'autoréalisation dans le travail. Du point de vue de
la réception marxienne de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, le processus
de développement social n'est toujours envisagé que sous cet aspect moral restrictif: les
relations de reconnaissance entre humains ne peuvent pas être analysées autrement que
selon le critère de la satisfaction des besoins matériels. Or, comme nous allons le voir à la
fin de ce présent chapitre, au lieu de servir à l'interprétation théorique des conflits sociaux,
le critère de la satisfaction des besoins matériels inspiré du marxisme va plutôt servir pour
identifier au cas par cas une situation de « reconnaissance idéologique » d'une situation de
reconnaissance véritable. Ce qui se trouvait en amont dans la pensée de Marx se trouve
désormais en aval dans celle que propose Honneth.

Chez Marx, l'enjeu du conflit moral est l'émancipation du travail; cet enjeu
représente une condition dont dépendent nécessairement l'autoréalisation et la coopération
mutuelle. L'activité sociale que représente le travail doit être comprise comme un effort
visant à restaurer des rapports de reconnaissance réciproque entre les hommes. Cependant,
non seulement ce cadre d'interprétation intègre une série de présupposés relevant de la

152
Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 175.
90

philosophie de l'histoire (et auxquels Marx n'accordera dans la suite de son œuvre qu'une
fonction secondaire), mais ce faisant, « il élimine du spectre moral des luttes sociales de
son temps tous les aspects de la reconnaissance intersubjective qui ne découlent pas
directement du processus de travail, conçu comme activité coopérative autogérée, pour
ramener implicitement ces luttes au seul objectif de l'autoréalisation de l'homme dans la
production »153. Si Marx a formulé la conception de la lutte des classes permettant
d'interpréter la sphère sociale du travail comme un média de reconnaissance, et par le fait
même comme, comme le champ d'expression d'une forme possible de mépris, cependant,
« en orientant unilatéralement son modèle dans le sens d'une esthétique de la production,
Marx s'est fermé à la possibilité théorique de situer l'aliénation du travail dans le tissu
relationnel de la reconnaissance intersubjective, d'une manière qui lui permît de mettre en
évidence sa signification morale pour les luttes sociales de son temps »154. De plus, en
limitant les implications morales du travail à l'acte de production, ce modèle se ferme à la
possibilité de rendre compte des problèmes qui résultent du non-respect des exigences
morales comme telles. Ainsi, un modèle qui réduit le spectre des exigences de
reconnaissance à sa seule dimension matérielle (en l'occurrence, à l'intérêt purement
économique) ne peut parvenir à se distinguer radicalement des modèles utilitaristes. Selon
Honneth, même dans son œuvre de maturité, « Marx n'a jamais pu comprendre
systématiquement la lutte des classes sociales - qui constitue pourtant une partie essentielle
de sa théorie - comme une forme de ce conflit d'origine morale dans lequel l'analyse doit
pouvoir identifier différents niveaux de l'extension des relations de reconnaissance. C'est la
raison pour laquelle il n'a jamais pu ancrer les objectifs normatifs de son propre projet dans
ce processus social qui, sous la catégorie de "lutte des classes", était au cœur de ses
préoccupations théorique »' . Contre les modèles utilitaristes qui mettent de l'avant l'idée
que les conflits sociaux s'expliquent simplement sur la concurrence interindividuelle pour
les moyens d'existence, la théorie de la reconnaissance honnethienne propose comme on le
sait de rapporter les conflits sociaux au non-respect de règles implicites de reconnaissance
mutuelle.

]S3
lbid.,p.m.
]54
Ibid.
155
Ibid, p. 181.
91

Si le dispositif conceptuel développé par Marx pose le travail comme un vecteur


essentiel de la reconnaissance mutuelle, il n'offre pas les ressources nécessaires pour
l'analyse des pathologies sociales liées aux sphères de reconnaissance. Le défi consiste
alors à expliquer en quoi la reconstruction de la catégorie du travail selon une théorie de la
reconnaissance élargie permettrait de mettre au jour les conflits qui se jouent dans ces
autres dimensions du social. Honneth considère donc que ce n'est pas tant le travail en soi
qui est « aliénant » ou « aliéné », car l'objet de la critique doit porter plutôt sur les
possibilités concrètes pour les sujets d'échapper aux affres du mépris social. Aujourd'hui,
les diagnostics inspirés de la pensée de Marx doivent être révisés à la lumière d'une théorie
qui puisse rendre crédible un critère permettant d'indiquer empiriquement, et en prenant
des cas précis, comment certains phénomènes auraient pour effet de court-circuiter les
rapports de reconnaissance mutuelle.

3.2.4. Reconstruction de la catégorie du travail social en fonction du


critère de l'estime sociale
Honneth est conscient qu'il doit indiquer, dans la structure de la reconnaissance sociale, les
causes structurelles responsables du type de déformation qu'il associe à Yidéologie
managériale. Il doit pouvoir établir s'il existe ou non un lien systématique entre des
expériences de mépris particulières et le développement structurel de la société en général.
Étant donné l'exigence d'ancrer empiriquement la théorie de la reconnaissance dans un
moment de l'histoire, Honneth doit rendre compte de l'état empirique dans lequel se
trouvent à chaque fois les incarnations institutionnelles des types de reconnaissance
mutuelle. Dans le cadre de cette nouvelle version de la Théorie critique, Honneth propose
une reconstruction des modalités de la catégorie du travail afin d'établir, à partir du critère
de l'estime sociale, les causes structurelles responsables de la déformation de la
reconnaissance sociale. Selon Fichbach : « L'attitude de Honneth relativement à la
catégorie du "travail" est d'ailleurs exemplaire ici, puisqu'il s'agit pour lui de résister à
l'absolutisation de cette catégorie, sans renoncer pour autant à en faire un usage empirique
permettant de mettre au jour les attentes normatives, notamment en matière d'estime
sociale, que les agents associent à leur participation à la sphère du travail social. »156 Même

156
Fischback, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 177.
92

s'il s'agit encore d'un programme en cours, Honneth indique néanmoins le type d'études
dont aurait besoin une nouvelle Théorie critique :
cela demanderait pour notre société des études portant à la fois sur les pratiques
de socialisation, les formes familiales et les rapports d'amitié, sur le contenu et
sur la culture de l'application du droit positif, et enfin sur les modèles factuels
de l'estime sociale. Or, en tenant compte d'études comparables concernant cette
dernière dimension de la reconnaissance, on peut non seulement supposer, mais
encore affirmer sans risque de se tromper, que l'estime sociale d'une personne
se mesure très largement à la contribution qu'elle apporte à la société en tant
que travail formellement organisé. Concernant l'estime sociale, les rapports de
reconnaissance sont très étroitement liés à la répartition et à l'organisation du
travail social. Il faut, par conséquent, donner, dans le cadre du programme de
théorie critique ici esquissé, à la catégorie du travail, une importance plus
grande que celle accordée par la Théorie de l'agir communicationnelle ' .

Honneth vise ainsi à maintenir en vue le rôle de la sphère du travail dans le cadre de la
reconnaissance sociale définie en fonction de l'estime sociale. Pour ce faire, la réévaluation
de l'expérience du travail doit être effectuée de manière à libérer, d'une part, ce concept des
illusions de la philosophie de l'histoire hégélo-marxiste ou des philosophies de la
conscience, et d'autre part, de la conception habermassienne du travail qui abandonne sa
signification normative. Selon Honneth :
Ces tendances contraires font surgir la question de savoir jusqu'à quel point le
concept de travail peut être neutralisé sans que l'on perde en même temps la
signification d'une source centrale d'expériences morales. En effet, d'un côté,
le processus du travail social ne doit plus être stylisé, comme encore dans la
tradition du marxisme occidental, en processus de formation d'une conscience
émancipatoire; de l'autre côté, il faut qu'il reste néanmoins si étroitement lié
aux expériences morales que son rôle pour la préservation de la reconnaissance
sociale ne risque pas d'être perdu de vue.158

D'un côté, la réévaluation du processus du travail doit pouvoir rendre compte des rapports
moraux empiriquement effectifs dans l'activité sociale, relations qui viennent affecter les
individus en profondeur, sans pour autant en tirer la conclusion hâtive que ce processus
représente en lui-même la seule dimension émancipatrice, comme c'est le cas dans le
marxisme occidental. De l'autre côté, l'expérience du travail ne joue plus aucun rôle
systématique dans le cadre catégorial de la théorie sociale habermassienne. Or, Honneth ne
peut se satisfaire d'une théorie qui soit aveugle au processus par lequel la formation de

l51
lbid.,p. 197-198.
]5
*Ibid.,p. 198.
93

l'identité individuelle est liée à la reconnaissance du travail effectué. Du point de vue de la


théorie de la reconnaissance, la manière dont le travail social est distribué, organisé et
évalué se fait en fonction d'une conception qui inclut « le besoin individuel de voir sa
propre activité socialement reconnue »159. L'expérience du travail doit donc jouer un rôle
central dans l'économie d'une telle théorie critique. Par exemple, pour reprendre une
problématique issue de la critique féministe, le cadre catégorial de la théorie de la
reconnaissance doit rendre compte du travail ménager non rémunéré. Cet exemple tend à
prouver que l'organisation du travail social est étroitement liée aux normes éthiques qui
régulent chaque fois le système d'estime sociale.

Honneth met de l'avant une conception du travail qui comporte en son centre un point
de vue normatif :
la définition culturelle de la hiérarchie des tâches détermine le degré d'estime
social que l'individu peut escompter pour son activité et pour les qualités qui
s'y associent, les chances de formation d'une identité individuelle, en passant
par l'expérience de la reconnaissance, sont directement liées à l'organisation et
à la répartition du travail. Dans cette zone préscientifique de la reconnaissance
et du mépris, il faut disposer, pour nous ouvrir les yeux, d'un concept de travail
normativement assez exigeant pour être, d'une façon générale, capable
d'intégrer le besoin de voir reconnues ses propres prestations et qualités1 .

La théorie honnethienne doit être en mesure d'indiquer comment la fonction socialisante du


travail affecte en profondeur l'identité des acteurs sociaux. Nous avons vu pourquoi
Honneth propose de comprendre le modèle théorique de la reconnaissance, non pas
seulement comme un cadre explicatif permettant de rendre compte des luttes sociales, mais
aussi comme l'horizon d'interprétation d'un processus de formation morale. Dans ce qui
suit, Honneth interprète les changements économiques, socioculturels et politiques
intervenus dans l'histoire récente à la lumière des acquis normatifs reposant sur les
conditions de possibilité de l'estime sociale et de l'élargissement de l'autoréalisation
mutuelle. En appliquant le modèle des contraintes paradoxales aux sphères de
reconnaissance mutuelle, il nous sera possible de montrer comment Honneth parvient à
déchiffrer (dans certains rapports de travail spécifiques) les perturbations qui viennent
affecter (selon une logique paradoxale) l'estime sociale des sujets concernés.

159
Ibid., p. 199.
Sb0
lbid., p. 200.
94

3.3. L'ère sociale-démocrate et la révolution néo-libérale


3.3.1. Les acquis normatifs de la social-démocratie
Honneth définit l'ère sociale-démocrate comme la période historique « au cours de laquelle
s'est formé, vingt ans après la Seconde Guerre mondiale, dans les pays occidentaux
développés, un capitalisme régulé au niveau national capable de produire [...] les
conditions d'une égalité des chances effective dans le domaine de la formation, de la
politique sociale et de l'emploi »' . Même si les partis sociaux-démocrates ne constituaient
pas une majorité gouvernementale à l'époque, cette période présente néanmoins les traits
d'un régime politique social-démocrate qui se serait imposé en occident. Le vent social-
démocrate a permis l'institutionnalisation de normes orientées vers des progrès normatifs
exceptionnels qui vont au-delà de ce qui était auparavant considéré comme conciliable avec
les conditions d'existence du capitalisme.

Du point de vue de l'histoire du capitalisme, cette période aurait assuré un


maximum de démocratie et de justice sociale. Ce contexte est en quelque sorte le berceau
des théories de la justice et de la démocratie; des auteurs comme Rawls et Habermas
auraient soutenu la thèse selon laquelle la sociale-démocratie elle-même et le capitalisme en
général ne peuvent raisonnablement être critiqués d'un autre point de vue que celui de ses
acquis normatifs. L'ère social-démocrate aurait, à leurs avis, directement contribué à
conférer une validité sociale aux normes de démocratie et de justice. On peut ajouter que
les dispositifs institutionnels de l'ère social-démocrate ont fait surgir un troisième type de
revendication normative, posant la reconnaissance des cultures dominées et la préservation
des cultures minoritaires comme conditions de la réalisation de soi. Ce contexte a rendu
possible un développement et une dissémination inouïe de l'idéal de la réalisation de soi.

Les changements normatifs (en vue d'un progrès social) qui vont affecter les
institutions pendant l'ère sociale-démocrate induisent nécessairement une modification des
significations sociales et politiques de ces mêmes institutions. La dynamique de
transformation sociale qui s'effectue selon le modèle de la lutte pour la reconnaissance met
en jeu un « surplus de validité » qui finit par s'institutionnaliser. Selon la théorie de la

161
Ibid., p. 276-277.
95

reconnaissance honnethienne, il y a des idées et des valeurs communes, considérées comme


étant « universalisâmes », qui se trouvent au fondement de ces sphères. Le « surplus de
validité » normative contenu dans ces dernières comporte à la fois un potentiel de
transformation qui s'étend au-delà de l'ordre social établi et qui « fait voir des réalités
comme les faits moraux d'une discrimination impossible à légitimer »162. Les sphères de la
reconnaissance possèdent alors « un potentiel normatif puisque les idées qui les fondent
contiennent toujours un surplus d'exigences et d'obligations morales susceptibles d'être
légitimées par rapport à leur réalisation effective dans la réalité sociale. »163 C'est sur la
base de cette « contrefactualité » inscrite dans le surplus de validité des sphères de
reconnaissance que vont s'imposer des progrès sociaux dans les institutions. On suppose
que les frontières entre les sphères normatives et les normes institutionnelles doivent être
poreuses pour que l'élargissement des sphères de reconnaissance ait véritablement un
impact sur les normes institutionnelles et gouvernementales.

3.3.2. Les principaux domaines de l'intégration normative des sociétés


capitalistes
Nous savons que l'idée d'une lutte pour la reconnaissance, étant comprise comme le cadre
d'interprétation critique des processus de développements sociaux, sert à décrire l'histoire
des luttes sociales comme un processus orienté qui exige l'anticipation hypothétique d'un
état final qui fournit le point de vue à partir duquel il convient d'ordonner et d'évaluer les
événements particuliers de l'histoire des sociétés. C'est donc en se référant aux idéaux
moraux qui constituent en quelque sorte le fondement des sphères de reconnaissance que
les sujets sont appelés à faire valoir des aspirations moralement légitimes. Or, ici Honneth
propose de rejoindre Parsons, avec quelques libertés, dans sa représentation de l'évolution
des sociétés modernes présentée dans Le Système des sociétés modernes*64. Pour offrir une
vue d'ensemble sur les processus de développement des sociétés capitalistes, Honneth
reprend les trois sphères de l'intégration normative des sociétés capitalistes de Parsons et
les redéfinit en fonction de sa propre théorie de la reconnaissance. Honneth propose ainsi

]62
lbid, p. 279.
m
Ibid., p. 27S.
164
Talcott Parsons, Le Système des sociétés modernes (Bruxelles : Dunod, 1973).
96

d'illustrer l'élargissement des normes de reconnaissance en prenant ces sphères comme des
points de comparaison. Aux trois sphères de Parsons, Honneth en ajoute une quatrième :
On peut dire avec Parsons que la mise en place d'un système économique
capitaliste dans les sociétés modernes n'a réussi que parce que, simultanément,
ont été institutionnalisés : (a) l"'individualisme" comme représentation de soi
dominante, (b) l'idée d'égalité universelle comme forme de régulation juridique
et (c) l'idée de performance (Leistung) comme principe d'attribution statuaire.
En complément de ces conceptions, nous considérons en outre (d) qu'avec
l'idée romantique de l'amour est apparu un lieu d'évasion utopique préservant
la vision, pour des membres de la société pris de plus en plus dans des
contraintes calculatrices, d'un dépassement émotionnel des instrumentantes de
la vie quotidienne.165

Ces quatre sphères constituent les principaux domaines de l'intégration normative des
sociétés capitalistes puisque les idées qui les fondent contiennent un surplus d'obligations
morales susceptible d'être revendiqué au-delà de l'ordre social établi. Chacune d'elles
résume une tension entre l'idée normative et la réalité, entre les valeurs et les faits. En leur
nom, les sujets peuvent manifester et faire valoir des aspirations légitimes car elles
incarnent les formes sociales et morales de reconnaissance mutuelle :
Nous pouvons en conclure qu'il y a au moins quatre sphères de la
reconnaissance dans lesquelles les sujets peuvent éprouver moralement les
relations sociales données comme relevant de torts ou d'exclusions
injustifiables. La marge de manœuvre qui existe dans chacun des cas pour
l'articulation du "surplus de validité" normative se mesure au degré de
neutralisation politique des impératifs de valorisation capitaliste : plus l'État
est en mesure d'endiguer les tendances à l'accumulation du capital à l'aide
d'une politique économique et sociale régulatrice et plus grandes sont les
chances, pour les membres de la société, de pouvoir faire appel au potentiel
moral dans les quatre sphères et, le cas échéant, de l'imposer
institutionnellement1 6.

Cette esquisse des diverses formes de promesses morales permet de considérer la période
sociale-démocrate comme une phase de développement des sociétés se caractérisant par un
nombre impressionnant de progrès normatifs.

Honneth, La société du mépris, p. 211.


166
Ibid., p. 279.
97

Voici en résumé les quatre sphères mentionnées dans lesquelles se profilent des
développements moraux pointant vers un élargissement des normes de reconnaissances
respectives :
1. Dans la sphère individuelle, l'augmentation généralisée du niveau de vie et du
temps libre permet à la majeure partie de la population de concevoir sa propre vie,
« non plus comme un processus figé d'adoption séquentielle de rôles familiaux et
professionnels »167, mais comme l'opportunité de mener sa vie de manière
autonome, expérimentale, authentique, etc. Le principe de réalisation de soi,
pointant vers l'idéal d'une plus grande autonomie individuelle, atteint les
populations sous la forme d'une promesse : l'idéal romantique de l'authenticité.
2. De nouveaux droits sociaux et des protections des libertés furent créés dans la
sphère moderne du droit (droit du travail, droit pénal, droit de la famille).
L'extension des droits permet non seulement de meilleures conditions économiques
et sociales, mais donne lieu également à un accroissement de la protection juridique
de manière à protéger davantage les libertés fondamentales de « tous les membres
de la société » en comparaison aux périodes antérieures du capitalisme. Honneth
mentionne les progrès concernant la protection des minorités sociales :
parallèlement à l'extension des droits subjectifs s'opère une généralisation de
l'égalité devant la loi, faisant pour la première fois bénéficier de la jouissance des
droits civiques des groupes jusque-là exclus (les étrangers) ou des minorités
culturelles accédant à des droits spécifiques (droits culturels). Il s'agit d'une phase
de développement social concordant avec les principes du libéralisme politique.
3. Progrès du principe de la performance : un progrès moral s'effectue également sur
le plan de l'égalité des chances, avec le mouvement des femmes et les réformes en
matière de politique éducative, par un accroissement accru des possibilités de « tout
un chacun de prendre part avec succès à la concurrence des performances ».
L'ouverture et la plus grande perméabilité des dispositifs de formations
professionnelles ont réduit l'emprise des barrières sociales traditionnelles;
désormais les travaux ménagers sont considérés comme des contributions et des
performances méritant une reconnaissance matérielle correspondante.

167
Ibid, p. 280.
98

4. La conception et la pratique de la relation intime se libèrent du joug de l'institution


familiale traditionnelle (strictement paternaliste) et du jeu des influences
économiques. Les sujets sociaux ont un plus grand contrôle sur le type de relation
intime qu'ils désirent. Selon Honneth, les nouvelles formes de relations intimes « se
nouent en fonction de la valeur des sentiments et non plus en vue d'une protection
pour toute la vie ou pour la future génération. »168 Les relations amoureuses
peuvent se fonder et se revendiquer autrement qu'en fonction de la seule dimension
de la reproduction sociale.
Selon Honneth, le compromis social-démocrate a rendu possible à la fois une augmentation
et une généralisation des normes institutionnalisées dans le surplus de validité de la culture
du capitalisme. C'est donc à titre d'indicatrices de ce progrès qu'il faut entrevoir les
sphères de reconnaissance susmentionnées comme un instrument d'analyse justifié. Or,
avec la révolution néo-libérale, la tendance à la généralisation de ces progrès moraux pour
l'ensemble de la société va subir un affaiblissement que le modèle des contraintes
paradoxales permet de mettre à jour.

3.3.3. La révolution néo-libérale


Honneth désigne sous la formule de « la révolution néo-libérale » l'étape suivant l'ère
sociale-démocrate. Les changements dont il est question, concernent les développements
économiques qui ont mené, à partir des années 1980, « à délégitimer le capitalisme régulé
par l'État dans ses différentes fonctions intégratives »169. Le capitalisme est décrit, d'une
part, comme un système économique, intégré normativement, qui poursuit ses lois propres
de mise en valeur, et d'autre part, comme « un système social qui condamne les institutions
sociales et politiques à des opérations régulières d'adaptation aux mutations des structures
• 170

économiques » . Par l'idée d'une révolution néo-libérale, Honneth veut rendre compte des
transformations orientées par de nouvelles structures d'organisation économique qui vont
affecter les quatre sphères de reconnaissance. Dans cette perspective, « la révolution néo-
libérale » correspond à la fois au processus de valorisation économique du « nouveau »

m
lbid,p.2S\.
169
Ibid, p. 282.
170
Ibid.
99

capitalisme, et à l'expansion des standards d'évaluation liés aux quatre sphères d'action
normative.

D'après Renault, cette période, qu'il associe au « postfordisme », peut se définir


ainsi :
D'une part, sous l'effet combiné des dynamiques de libéralisation et de
connexion des marchés financiers et des dérégulations impulsées par les
politiques néolibérales, les États-nations ont perdu la maîtrise d'un certain
nombre de leurs instruments de politique économique. Le post-fordisme s'est
ainsi accompagné d'un recul de la maîtrise démocratique des évolutions
sociales, de sorte que l'exigence de démocratie est devenue un mot d'ordre de
résistance et demeure une revendication centrale, aussi bien dans les luttes pour
une autre mondialisation que dans des expériences politiques comme celles de
la démocratie locale. D'autre part, le post-fordisme a vu s'inverser les
dynamiques redistributives et s'accroître considérablement les inégalités à
l'échelle nationale comme à l'échelle globale.171

Avec la révolution néo-libérale, les standards d'évaluation liés aux structures économiques
- qui permettaient dans l'ère sociale-démocrate de limiter ou de canaliser les contraintes
immédiates de valorisation à la lumière des principes normatifs institutionnalisés - vont
subir un affaiblissement. Un ensemble de processus nouveaux conduisent l'État-social à
une désorganisation touchant spécifiquement les engagements relatifs aux modèles sociaux-
démocrates d'organisation politique. Dans le cadre de l'internationalisation des flux
financiers, la révolution néo-libérale comprend les processus d'affaiblissement des mesures
d'assistance étatique au profit du pouvoir grandissant des entreprises transnationales.
Honneth n'est pas à court d'exemples concernant les cultures et les pratiques de gestion au
sein des entreprises qui participent à renforcer cette tendance générale; d'après lui, le néo-
libéralisme favorise l'accroissement de l'influence des actionnaires proportionnellement à
l'affaiblissement des autres groupes qui participent aux activités des entreprises.

Honneth abonde dans le sens de l'hypothèse défendue par Boltanski et Chiapello


dans Le Nouvel Esprit du capitalisme selon laquelle « les pratiques capitalistes ont besoin
de justifications car elles ne peuvent mobiliser à elles seules suffisamment de ressources
motivationnelles »172. Si, entre les années 1930 et 1960, le capitalisme de la « grande

171
Emmanuel Renault, «Du fordisme au postfordisme: Dépassement ou retour de l'aliénation?», Actuel
Marx 1/39 (2006); p. 92.
Honneth, La société du mépris, p. 283.
100

industrie » offrait aux salariés une certaine stabilité (carrière à long terme, environnement
social protecteur, logements pour ouvriers, centres de vacances, structure de formation
continue, etc.), le nouveau capitalisme a pour principal ordre de justification le
développement orienté « par projets ». Selon ce nouvel esprit, il est devenu avantageux de
s'engager dans de nouveaux projets en consentant un engagement personnel élevé avec une
« flexibilité » du point de vue des ressources émotionnelles et motivationnelles. De ce point
de vue, le « nouveau » capitalisme serait parvenu à mobiliser de nouvelles ressources
motivationnelles « parce qu'il contribue, en apparence du moins, et dans la perspective de
groupes d'intérêts socialement influents qui confirment son propre modèle d'intégration, à
maintenir dans des conditions socio-économiques nouvelles des acquis institutionnalisés au
1 7^

cours de la période sociale-démocrate, ou à les transposer sous une forme modernisée » .


Selon Honneth, le critère le plus important pour décrire ce « nouveau » capitalisme est la
manière dont son discours de légitimation instrumentalisé les idéaux normatifs de
développement personnels pour poursuivre ses lois propres de mise en valeur.
Dans le contexte socio-historique de la « révolution néo-libérale », les processus de
transformations doivent être interprétés comme les conditions structurelles qui modifient
les formes de luttes et leurs effets. Selon Honneth, ce n'est pas les luttes en tant que telles
qui conduisent à des effets paradoxaux, mais la pression des contraintes de valorisation du
capitalisme sur les modèles de signification touchant aux quatre sphères susmentionnées :
1) de l'individualisme, 2) du droit, 3) de la performance et 4) de l'amour. C'est le rôle de
modèle significatif joué par les processus de valorisation qui se transforme en contrainte
spécifiquement paradoxale. Honneth reprend cette phrase, écrite par Habermas dans son
étude sur les problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, selon laquelle « les
sociétés capitalistes ont toujours été dépendantes de conditions marginales culturelles
qu'elles ne pouvaient engendrer d'elles-mêmes »174. La thèse que défend Honneth est que
ce « nouveau » capitalisme est :
en lui-même déjà structuré de manière contradictoire et qu'il transpose ces
contradictions à l'intérieur de nouvelles sphères d'actions non économiques : il
s'ensuit des effets paradoxaux, précisément lorsque les sujets continuent de se
voir à la lumière de normes caractéristiques de ces sphères d'action (et cela en

173
/6K/., p. 286.
174
Cité dans La société du mépris, p. 285.
101

quelque sorte avec l'approbation d'un capitalisme flexible également sur le plan
normatif).175

Dans le cadre de cette réorganisation néo-libérale du système économique, l'élargissement


des marges d'autonomie individuelle va conduire à des « exigences inacceptables,
d'augmentations de la discipline ou de l'instabilité, qui, prises ensemble, ont pour effet de
détruire toute solidarité sociale »176. Des dynamiques sociales, qui se développent en marge
de la valorisation capitaliste, qui sont souvent structurées par des principes de solidarité ou
de réalisation de soi, contribuent de manière « paradoxales » à éroder la portée
émancipatrice des normes et des valeurs articulées et institutionnalisées dans ces quatre
sphères. Suivant cette thèse, « ce nouveau capitalisme désorganisé et orienté vers les
valeurs actionnariales influe, d'une manière ou d'une autre, sur les sphères d'action
supérieures structurées normativement et engendre des développements menant à des
renversements partiels des acquis normatifs institutionnalisés dans ces sphères »177. En
récupérant ainsi les idéaux de réalisation de soi provenant de l'interaction sociale et des
luttes pour la reconnaissance, le capitalisme trouve une nouvelle manière de se reproduire
et de justifier l'ordre établi.

3.4. Application du modèle des contraintes paradoxales aux


quatre sphères d'action normative
3.4.1. Le nouvel individualisme flexible et désolidarisé
La première des sphères d'action normative qui ait vu sa signification s'inverser en son
contraire sous la pression de la restructuration néo-libérale du capitalisme est la
généralisation sociale de l'individualisme romantique précédemment décrit. Tandis que,
selon Honneth, il s'agissait encore d'un progrès normatif pendant la période sociale-
démocrate, le sens de la liberté dans la conduite de sa propre existence s'est
« imperceptiblement transformé au cours des deux dernières décennies, en raison de son
intégration clandestine dans le processus économique, à titre d'exigence de qualification et
1 78
de comportement » Honneth ne dit pas que le modèle d'interprétation de

17S
/6/c/.,p288
176
/fcK/.,p.289
111
Ibid, p. 284.
m
l b i d . , p . 290.
102

l'individualisme romantique a perdu de sa vigueur ou de sa validité, au contraire, c'est par


lui que de nombreux individus parviennent à une compréhension de soi « significative ».
Or, les effets que la récupération de l'exigence morale de réalisation de soi fait peser sur les
sujets ont une double portée : 1) la désolidarisation entre travailleurs et 2) une disposition à
adapter son existence en fonction de nouvelles contraintes.

Premièrement, des pressions et des stratégies diverses ont fait du modèle de


l'individualisme romantique une idéologie pour justifier des dispositifs de séparation
sociale. Le fait que les individus comprennent leurs emplois respectifs comme une étape
« expérimentale » du processus de réalisation de soi sert de justification pour ce que
Honneth décrit précisément comme étant :
la suppression des avantages liés à l'ancienneté dans l'entreprise, la destruction
des garanties légales assurant un statut, les exigences accrues de disponibilité à
la flexibilité. En outre, les profils de qualification des activités bien rémunérées
dans le secteur industriel et dans le secteur tertiaire incorporent plus
massivement des exigences extra-fonctionnelles propres à une performance
marquée par l'instabilité créative et biographique. Une telle mutation normative
de l'individualisme romantique, devenu l'idéologie et le facteur de production
du nouveau capitalisme, s'accompagne de tendances à la désolidarisation, dans
la mesure où les employés sont toujours moins à même de développer des liens
à long terme avec leurs collègues ou avec leurs lieux de travail.179

Le travail n'est plus conçu comme une fatalité ou comme un devoir social, mais en tant que
moment ou étape non définitive du processus de la réalisation de soi. Les mutations
affectant le monde du travail peuvent bien être conçues comme un approfondissement
véritable de l'idéal romantique, mais comme nous allons le voir dans ce qui suit, dans
certains cas une telle promesse n'est que vœux pieux.

Dans le cadre du capitalisme en réseau, on demande au travailleur d'être de plus en


plus disposé à adapter son existence aux diverses attentes et tendances valorisées dans son
milieu de travail. Cette propension qui consiste à exiger « sans limite des compétences
subjectives, à travers lesquelles s'estompent les frontières entre la sphère privée et la sphère
publique professionnelle »180, implique corrélativement une mobilisation des aptitudes
informelles propres au « monde vécu », et cela, à des fins utilitaires. L'affaiblissement de la

179
ibid
180
Ibid., p. 291.
103

frontière entre les champs d'action privés et professionnels rend possible une intégration
économique des sphères d'activités qui échappaient auparavant à la valorisation (et à tout
ce que peut aujourd'hui exiger l'idéologie managériale). Les frontières qui séparaient jadis
la vie au travail et la vie privée sont devenues poreuses au point de soulever de sérieuses
questions morales et éthiques - dont celle de savoir à quel point un tel enchevêtrement peut
conduire à des conditions de travail discriminatoires.

L'emprise de l'informel sur l'économique et, réciproquement, de l'économique sur


l'informel rendent de plus en plus difficiles les relations véritablement « authentiques »;
dans un tel contexte la question difficile qui se pose à tous est celle de savoir si les relations
que les sujets entreprennent avec leurs partenaires d'interaction sont dominées ou non par
des intérêts instrumentaux. On ne sait plus si l'on doit considérer nos collègues comme des
amis ou nos amis comme des « partenaires » professionnels privilégiés. Même si les sujets
sont encouragés à pratiquer des relations sous le signe de « l'authenticité », il est difficile
de savoir si l'on peut se faire une idée juste des intentions des uns et des autres. Les
compétences informelles et émotionnelles sont de plus en plus intégrées à des processus de
travail rattachés à la valorisation du capitalisme; car les impératifs économiques pénètrent
et colorent autant les relations amicales que professionnelles. Dans le contexte
professionnel, on encourage les personnalités qui « s'adaptent » avec flexibilité aux
changements qu'ils devront affronter, celles qui expriment un « authentique » intérêt en
regard des nouveaux défis qui leur seront présentés par les employeurs. Or, c'est donc
corrélativement à ce discours prétendument «progressiste » que l'idéal d'authenticité sert
également à légitimer des relations capitalistes de valorisation.

Selon Honneth, les modèles relationnels d'amitié s'établissent en intégrant de


nouvelles formes d'échanges et en fonction d'intérêts instrumentaux. Cette propension à
intégrer économiquement des sphères d'activité se répercute dans les dimensions de
réciprocités interpersonnelles structurées par l'asymétrie et la solidarité. Honneth maintient
que le danger avec une telle mutation se trouve dans le fait :
[qu']il devient de plus en plus difficile pour les sujets de faire clairement la part
des choses entre ce qui relève, dans les relations intersubjectives, d'aspects
instrumentaux et d'aspect non instrumentaux. En d'autres termes, dans le
capitalisme en réseau, les modèles relationnels de l'amitié s'établissent
104

également au regard d'intérêts instrumentaux alors que, des relations


instrumentales peuvent toujours se transformer en relations amicales. À cet
égard, des formes difficiles à clarifier de relations intermédiaires sont courantes
entre des modèles amicaux et instrumentaux et sont perçues comme floues par
les sujets eux-mêmes. Car il est presque impossible de dire avec certitude
comment se constituent les "véritables" intentions sur la base desquelles
1 XI
d'autres personnes viennent à notre rencontre.
On pourrait résumer cette idée en termes habermassiens en soutenant que, à la fois, la
rationalité économique est colonisée par le monde vécu, et que le monde vécu est colonisé
en retour par la rationalité économique. Dans un tel contexte, la signification initiale de
l'idéal d'authenticité pointant en direction de l'émancipation des sujets s'est transformée,
paradoxalement, en un instrument de légitimation des relations capitalistes de valorisation.
Les contributions par lesquelles on reconnaît la valeur d'un salarié et le travail effectué sont
de moins en moins appréciées pour elles-mêmes. Certaines valeurs deviennent invisibles ou
sont considérées dorénavant comme obsolètes. Il est normal que des changements dans le
monde du travail conduisent les individus à une sorte d'insécurité. Mais, la difficulté de
saisir les « véritables » motivations qui poussent les sujets à entrer en amitié dans les
réseaux professionnels se double de l'insécurité quant à la valeur sociale de leurs propres
qualifications.

3.4.2. Le discours sur la responsabilité individuelle et la sphère du droit


Une seconde sphère de reconnaissance est déterminée par le discours sur la responsabilité
individuelle propre à l'esprit du nouveau capitalisme. Elle concerne le domaine du droit. Si
l'on doit considérer l'établissement et l'extension des droits de participation politique et des
libertés civiles comme participant activement aux avancées normatives de la période
sociale-démocrate, sous la révolution néo-libérale on assisterait à l'érosion des conditions
préalables à la réalisation effective de ces droits. Selon Honneth : « L'institutionnalisation
des droits sociaux par l'État-social est en même temps une manière d'avouer que les droits
politiques et les autres droits participatifs ne peuvent se concrétiser dans les faits qu'à la
condition de disposer de ressources matérielles minimales. »182 En s'inspirant des travaux

m
Ibid.
]S2
lbid, p. 293.
105

de Marshall183 et de Vobruba, Honneth croit que les droits sociaux sont précisément ceux
qui doivent assurer « un droit à un revenu disponible qui n'est pas déterminé d'après la
valeur des requérants sur le marché »184. Non seulement, « les droits culturels et les droits
politiques peuvent se concrétiser seulement si les sujets disposent d'un certain niveau de
• ISS

vie, qu'ils ne peuvent pas toujours assurer par eux-mêmes » , mais les inégalités sociales
sont liées à des conditions initiales différentes qui transcendent souvent la bonne volonté et
la portée des sujets. Dans cette perspective, on ne peut demander aux individus de prendre
uniquement sur eux-mêmes la responsabilité de leurs conditions de vie respectives.
En regardant la société actuelle, Honneth estime que le discours sur la responsabilité
personnelle s'incarne paradoxalement, c'est-à-dire contre l'individu, dans le renforcement
des exigences pour accéder aux prestations d'aides sociales et dans la montée d'un
paternalisme d'assistance guidé par l'État-social. À l'origine, l'objectif de ce système
d'aide sociale était de fournir aux personnes démunies les moyens de subvenir à leurs
besoins. Depuis les années 1980, des catégories de bénéficiaires distinguent ceux qui sont
ou non redevables de ceux qui doivent réintégrer le marché du travail. Comme l'explique
Honneth, les sujets qui désirent bénéficier des prestations sociales doivent être disposés à
« fournir en retour des contre-prestations, en étant par exemple disposés à accepter
n'importe quelle offre de travail, sans lesquelles un droit n'est plus même considéré comme
légitime » . Ainsi, la justification de principe quant à l'intérêt de l'aide assistancielle et
l'exigence des services sociaux pour soulager les sujets démunis s'érode devant la force des
phénomènes de re-moralisation néo-libérale. Honneth dénonce la façon dont les progrès
normatifs sont ici noyés dans un discours sur la responsabilité individuelle :
Comme l'a montré Klaus Gùnther, ce discours ignore dans quelle mesure
l'attribution de responsabilité individuelle dépend de conditions internes et
externes qui doivent être rassemblées pour que des sujets puissent être tenus ou
non, de manière fondée, pour responsables de leurs actes. Lorsque la
responsabilité est encouragée sans la prise en considération de ces conditions,
elle se transforme en un "impératif aux allures paradoxales, justement lorsqu'il
est avéré que, pris dans les conditions d'une société de plus en plus complexe,
les sujets ne peuvent plus, dans maints aspects de leur existence, assumer des
183
Thomas H. Marshall, « Staatsbiirgerrechte und soziale Klassen », dans Bùrgerechte und soziale Klassen.
Zur Soziologie des Wohlfahrtsstaates (Francfort : Campus, 1992).
184
Honneth, La société du mépris, p. 293-294.
iS5
Ibid., p.294.
186
Ibid, p. 295.
106

responsabilités au sens plein du terme. Le caractère impératif de la


responsabilité imposée s'accroît dans la mesure où les individus doivent
assumer des responsabilités pour des faits desquels ils ne sont de facto pas
1 87
responsables.
Dans le cadre de l'ère social-démocrate, la responsabilité personnelle possédait des traits
émancipateurs et tablait sur la part raisonnable de l'initiative individuelle. Or, dans le cadre
néo-libéral du capitalisme en réseau, ce discours se retourne contre les sujets sous forme de
contraintes nouvelles : « les citoyens et les citoyennes tendent de plus en plus à percevoir
leurs performances, leurs succès et leurs échecs de manière individuelle, si bien que toute
référence à un ensemble plus large ne semble plus guère possible »188. Non seulement la
propagation des structures du capitalisme en réseau renforce la décomposition de la
représentation sociopolitique du lien social, mais l'image du réseau comme mode essentiel
d'autodescription sociale nuit aux expériences concrètes de solidarité. En s'appuyant sur les
travaux d'Ehrenberg, Honneth voit dans cette surenchère de la responsabilité personnelle,
et du surmenage qu'elle occasionne, la source de pathologies psychiques inouïes :
Plus grande est la responsabilité des individus à assumer leur situation et plus
grand est également le risque de surmenage. Alain Ehrenberg a ainsi défendu la
thèse selon laquelle le nombre de maladies dépressives augmente à mesure que
s'accroît le sentiment d'insuffisance, lui-même étant le résultat d'exigences de
responsabilité décuplées. Selon Ehrenberg, le "déprimé" est "un homme en
panne" - c'est un être humain persuadé de n'avoir pas été à la hauteur, non pas
un être ayant enfreint des règles ou ayant été lésé dans ses droits.189

À l'inverse de la thèse selon laquelle l'individualisme est un repli généralisé des sujets dans
la sphère privée, Ehrenberg cherche à montrer qu'il s'agit plutôt de la généralisation de
l'exigence d'autonomie. Cette exigence impose un changement des rapports entre privé et
public, car l'autonomie exigée dans le domaine public prend ses appuis dans le domaine
privé. Autant dans le domaine privé que public, la réussite impose de plus en plus
l'instrumentalisation de soi. Il faut désormais savoir communiquer, pouvoir négocier, être
motivé, apprendre à gérer son temps, etc. Le résultat de cette pression continue est celui de
la fragilisation des individus, qui doivent se produire eux-mêmes dans un monde de plus en
plus morcelé. Cette production de soi s'accompagne de souffrances psychiques et des

w
lbid.
m
Ibid, p. 296.
189
Ibid, p. 296-297.
107

troubles qui affectent la capacité à agir. Selon Ehrenberg, ce nouvel individualisme culmine
dans un type de dépression traduisant un manque d'énergie vital et de désir.

3.4.3. L'incertitude de la performance et l'égalité des chances


Contrairement aux sociétés féodales, les sociétés industrielles modernes vont rendre
possible la suppression des assignations statuaires au profit de critères universalistes. Dans
ce cadre, le principe de performance a un contenu émancipateur dans la mesure où il
contribue à étendre l'accès des sujets (sur la base de leurs efforts) aux positions statutaires
en s'opposant à l'exclusion reliée à la naissance ou à l'origine. L'extension du domaine
d'activités liées à la performance contribue à remplacer les modèles de dépendance
personnels prédominants par d'autres qui seraient en quelque sorte moins tributaires des
valeurs paternalistes, c'est-à-dire qu'ils s'appuient sur d'autres dispositifs de sélection que,
par exemple, ceux de la filiation familiale ou de la succession garantie par les membres
d'une même classe sociale.

Ce que Honneth nomme « l'incertitude de la performance » peut être décrit dans le


sentiment de ne pas savoir si la reconnaissance du travail d'un individu se fonde sur des
critères objectifs ou sur la base d'une affection personnelle et arbitraire. Plusieurs autres
facteurs concourent à rendre incertaine, pour les sujets, la « vraie » valeur de leurs
performances :
Et, si le contenu pratique du principe de performance se modifie ainsi, le débat
dominant sur la performance dans les discours politiques et économiques
transforme un noyau d'émancipation potentielle en un moyen servant non
seulement à saper des éléments de bien-être social libérés de l'efficacité,
comme on le voit dans le discours sur la responsabilité personnelle, mais aussi à
suggérer la possibilité d'une participation statuaire là où de fait elle n'existe
190
pas.
Il s'agit ici d'une forme de reconnaissance mensongère dans la mesure où l'on fait miroiter
en vain la possibilité pour le sujet de s'émanciper en faisant de lui le responsable de sa
propre condition. La possibilité de progresser dans la hiérarchie institutionnelle se retourne
paradoxalement en une situation professionnelle (et extraprofessionnelle) par laquelle les
relations de solidarité avec autrui s'étiolent et le poussent à se replier en solitaire dans sa
zone d'incertitude. Le principe de performance devient ainsi une sorte de dispositif de
190
Ibid, p. 301.
108

déstabilisation des fondements des relations intersubjectives basées sur autre chose que
l'intérêt et l'utilité; par conséquent, les actions orientées uniquement en fonction de la
carrière et de la réputation deviennent non seulement prioritaires, mais également
obligatoires.

3.4.4. Les relations intimes et la figure de l'entrepreneur


Enfin, en s'appuyant sur les travaux de Illouz, Honneth montre comment, dans les relations
intimes et amoureuses, les mutations du nouveau capitalisme transfèrent la représentation
entrepreneuriale d'un agir calculateur sur le rapport à soi des sujets, de manière à faire
prévaloir dans le domaine privé le modèle du calcul d'utilité. La représentation romantique
de l'amour comme passion « pure » que l'on oppose au monde instrumental va être très tôt
déterminée par les relations d'échange et d'utilité - par exemple, en limitant les mariages
entre membres d'une même classe sociale. Historiquement, la propagation sociale de l'idéal
romantique gagne du terrain et s'intensifie au point de faire dépendre de plus en plus les
relations de couple sur des enjeux d'échanges. Ainsi « objectivé » et « commercialisé » au
cours du XXe siècle, l'amour, selon Illouz, s'exprime symboliquement et les relations
affectives sont maintenues par des pratiques stratégiques et ritualisées. Néanmoins, l'idéal
romantique reste en vigueur dans une sorte d'équilibre entre usage stratégique de symbole,
consommation et virtuosité créatrice. Honneth envisage cet équilibre comme un « bon »
compromis :
les obligations d'assistance qui ont pénétré les relations intimes du couple en
tant que normes de reconnaissance depuis l'émergence de l'idéal romantique de
l'amour restent également en vigueur de manière tout à fait singulière dans le
processus de soumission des pratiques amoureuses à l'économie. À notre avis,
sous la pression du mouvement des femmes au cours de la période sociale-
démocrate, ces normes ont même permis aux relations de couple de prendre
davantage le trait d'un partenariat et à ce que la répartition des tâches
domestiques et de l'éducation des enfants soit de plus en plus perçue, également
du côté des hommes, comme un défi moral.191

Il faut attendre la révolution néo-libérale pour constater la précarité de cette


interdépendance entre consommation et culture sentimentale au sein du couple. Selon
Honneth, on assiste au développement d'une nouvelle forme de rationalité de
consommation qui est conforme aux structures en réseau du nouveau capitalisme et qui

191
Ibid, p. 302.
109

menace la stabilité du couple et le maintien des relations intimes non entièrement


instrumentalisées. Il ne s'agit pas seulement de faire dépendre les relations amoureuses de
calculs de type utilitaire en vue d'accroître le plaisir individuel; Honneth soutient au
contraire que :
[c]e qui semble émerger comme nouveau modèle de comportement est la
tendance à calculer sur le long terme les chances de compatibilité de telles
relations amoureuses avec les exigences de mobilité futures correspondant à
une planification de carrière toujours plus à court terme. S'il devait en être
ainsi, ajoute-t-il, alors cette facette attachée à l'amour depuis fort longtemps
sous la forme de pratiques de consommation, mais qui ne s'était toutefois
jamais autonomisée face au pouvoir des sentiments, parviendrait à prédominer
au cœur même de la relation amoureuse. La rationalité économique à laquelle
les partenaires avaient jusqu'à présent recours en commun pour stabiliser
rituellement leurs relations incertaines dans la durée deviendrait alors le moyen
qu'ils brandiraient l'un contre l'autre en se scrutant mutuellement.192

La fragilisation de l'équilibre entre la pratique de l'amour romantique et les contraintes


structurelles provenant du nouveau capitalisme renforce donc la prédominance de la
représentation entrepreneuriale d'un agir calculateur sur le rapport à soi, et cela, au point de
fragiliser les progrès normatifs qui avaient percé la conception dominante des relations
intimes. Les défis moraux que sont devenus la répartition des tâches domestiques,
l'éducation des enfants, etc., mais aussi l'autonomie des sentiments mutuels et leur
appartenance limitée au seul domaine privé, sont minés par des calculs « prosaïques » en
vue de l'utilité et du profit personnel (qu'il soit d'ordre matériel ou symbolique).

3.5. Les paradoxes de Hndividuation


Dans le chapitre Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de I 'individuation,
Honneth approfondit et affine son analyse de la première des quatre sphères d'action
normative : le nouvel individualisme. De la rencontre du mouvement structurel
d'individuation, de l'idéal romantique d'authenticité et de la multiplication des rapports
sociaux, les individus sont aujourd'hui appelés à envisager leur propre parcours
biographique comme le matériau d'une découverte expérimentale de soi-même. Ce nouvel
individualisme marque également « les organismes essentiels de la société » qui vont
intégrer à leur tour cet idéal comportemental jusqu'à en faire « une norme d'existence qui,

192
Ibid, p. 303.
110

parce qu'elle augmente l'efficacité des sujets, permet de justifier de profondes


193
restructurations » . Comme nous l'avons vu, la généralisation de cette exigence
d'épanouissement n'entre pas en conflit avec les exigences fonctionnelles de l'économie
capitaliste. Au contraire écrit Honneth, « on ne peut se défendre de l'impression qu'elles
sont entre-temps devenues, par un curieux abus, une force productive de la modernisation
capitaliste »194. L'exigence d'autoréalisation se serait pour ainsi dire renversée d'une
manière paradoxale sous la forme d'une exigence institutionnelle produisant des nouvelles
formes de contraintes sociales.

Selon ce diagnostic, l'idéal de la réalisation de soi aurait été ainsi instrumentalisé sur
deux plans : dans les effets médiatiques et dans les rapports de travail. D'une part, la
représentation de la réalisation de soi est un procédé qui a fait ses preuves dans la majorité
des stratégies de l'industrie culturelle :
l'industrie de la mode et de la consommation semble être en mesure de
propager des images de la vie authentique, et propose des modèles sur lesquels
les sujets se règlent ensuite dans leur quête d'identité. La tentative pour se
réaliser soi-même au cours de sa vie est organisée, d'une manière pour ainsi
dire inconsciente, par les offres culturelles que la publicité adresse aux
individus avec un sens très calculé des différences d'âge, de milieu et de
sexe.195

D'autre part, dans les rapports de travail (de manière plus importante que les effets
médiatiques connus et largement analysés), d'autres mutations économiques viennent
modifier radicalement les conditions intersubjectives de l'intégrité personnelle. Une
idéologie managériale particulière se serait imposée, d'une façon d'abord hésitante, puis de
plus en plus fortement et massivement, au point où il est difficile de résister au mot
d'ordre : « les individus ont été requis de se présenter comme des sujets capables de
s'adapter et d'accepter les changements de vie pour assurer leur succès professionnel ou
social »196. Cette réévaluation de l'apport individuel et de l'exigence d'adaptation
personnelle dans le cadre de l'activité économique implique des travailleurs un plus grand
investissement. Cette tendance à l'initiative individuelle du personnel devient, dans
certaines entreprises, un élément de prestige et un bien de positionnement incontournable.
m
lbid, p. 3 \ 5 .
194
lbid, p. 3\7.
195
Ibid, p. 318-319.
196
Ibid, p. 317.
Ill

Selon Honneth, les salariés ne sont plus considérés « comme de simples exécutants
dépendants de leur direction, mais comme des sujets créatifs, "entrepreneurs" d'eux-
mêmes »197. Il s'agit de nouveaux concepts de management fondés sur l'autonomie, sur
l'autogestion qui, à l'origine, visaient à répondre aux besoins d'autoréalisation des
travailleurs. Or, selon Honneth, ces stratégies managériales post-tayloristes ont un effet
paradoxal inédit :
Leur motivation doit se mouler entièrement sur le profil demandé, ils doivent
être disposés à présenter tout changement de poste comme le résultat d'une
décision personnelle et il faut que leur engagement profite globalement à
l'ensemble de l'entreprise. Ainsi est né, en l'intervalle de deux décennies
seulement, un nouveau système d'exigences qui fait dépendre l'emploi de la
présentation convaincante de la volonté du salarié de se réaliser à travers son
travail; et ce renversement crée à son tour l'espace de légitimation qui permet
de justifier les mesures de déréglementation, en invoquant l'obsolescence des
garanties catégorielles qui empêchent le salarié de prendre toutes les
responsabilités qu'il voudrait. La pression qui est ainsi mise sur les employés et
les ouvriers prend une forme extrêmement paradoxale : pour préserver leurs
chances de travailler dans l'avenir, ils doivent organiser fictivement leur
biographie professionnelle sur le modèle de la réalisation de soi, bien qu'elle ne
réponde pour une grande part qu'à un désir de sécurité économique et
sociale.198

Cette tendance n'est pas le résultat d'une évolution unique, ni d'une stratégie
intentionnelle, « par laquelle un patronat intelligent et coopératif aurait intégré la critique
"hédoniste" du capitalisme des années 1960 [mais] semble bien plutôt être le résultat
involontaire d'une combinaison de différents processus possédant chacun son histoire et sa
dynamique propre »199. Il n'empêche qu'avec les changements institutionnels qui ont
affecté le capitalisme ces dernières années, l'idéal pratique de l'autoréalisation est devenu
l'idéologie et la force productive d'un système économique déréglementé.

Les attentes légitimes de reconnaissance des sujets servent en fait de levier pour
justifier une série de transformations des conditions de travail : « le nouvel individualisme,
aujourd'hui, est aussi utilisé comme un facteur de production, au sens où l'on invoque les
besoins apparemment changés des salariés pour exiger d'eux plus d'implication, plus de
flexibilité et plus d'initiative personnelle qu'on ne le faisait dans le contexte d'un

m
l b i d , p. 3\9.
198
lbid, p. 320.
199
lbid.
112

capitalisme tempéré par l'État social »200. On pourrait objecter à Honneth que le patronat ne
fait que répondre aux demandes des travailleurs pour plus d'autonomie, de responsabilité
(pouvoir de décision ou d'influence) et de flexibilité (télé-travail, conciliation travail-
famille). Ainsi, les transformations dont il est question ici ne seraient que le résultat des
luttes menées par les travailleurs et les syndicats. Or, Honneth répondrait à cette objection
en disant que ces demandes sont légitimes et que les changements vers une plus grande
flexibilité et responsabilité devraient normalement servir l'intérêt des travailleurs.
Cependant, nous allons voir que dans les cas de « faux adressage », des promesses de
reconnaissance ne sont pas tenues, que les attentes des travailleurs sont parfois
instrumentalisées au point où elles ont perdu leur finalité interne et servent à justifier des
exigences illégitimes qui ont pour effets de créer plus de souffrances que de bénéfices en
terme de qualité de vie. Les contraintes exercées spécifiquement dans la sphère individuelle
par les transformations structurelles liées au déploiement du néo-libéralisme semblent
confirmer la pertinence du modèle des paradoxes pour la critique de l'idéologie
managériale :
Les aspirations à la réalisation individuelle de soi se sont rapidement
développées depuis trente ou quarante ans dans les sociétés occidentales, parce
que des processus d'individuation de nature très différente ont coïncidé à ce
moment précis de l'histoire. Ces attentes sont désormais tellement intégrées
dans le « profil » institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale,
qu'elles ont perdu leur finalité interne et sont devenues un principe de
légitimation du système. Le résultat de ce renversement paradoxal, au cours
duquel des processus qui promettaient jadis un gain de liberté qualitative se
sont mués en une idéologie de la désinstitutionnalisation, est l'apparition d'une
multitude de symptômes individuels de vide intérieur, un sentiment d'inutilité
et de désarroi.201

Honneth rapporte que la pression exercée par le renversement paradoxal de ces idéaux en
de multiples contraintes produirait des formes de malaises sociaux peu étudiés - des
souffrances qui échappent à ce que Bourdieu et ses collaborateurs avaient soulevé dans La
misère du monde102. Les exigences de flexibilité, de maîtrise de soi, d'autonomie, de
responsabilité et la « mercantilisation rampante de l'ensemble de la société » réactualisent
la question sociale « que la moitié du XXe siècle croyait avoir définitivement

200
lbid.
201
lbid., p. 311.
202
lbid, p. 321.
113

surmontée »203. De plus, en deçà de ce seuil visible, se vivent d'autres formes de


souffrances sociales qui échappent aux analyses empiriques parce qu'elles se déroulent
dans le domaine psychique. L'augmentation du nombre de dépressions peut être considérée
comme un indicateur de ces phénomènes pathologiques de masse204.

3.6. La reconnaissance comme idéologie


3.6.1. Les conditions et la recherche d'un critère
Le concept de paradoxe a précédemment servi à expliquer comment les exigences
d'autoréalisation peuvent être instrumental i sées dans les relations de travail, et comment
elles prennent les traits idéologiques ayant pour effet de légitimer des formes subtiles de
domination. Il s'agit maintenant de montrer comment l'exigence de reconnaissance sociale
peut concrètement produire des effets disposant les sujets à se conformer aux impératifs
idéologiques du mode de production capitaliste. D'abord, il faut montrer de quelle manière
les expériences de reconnaissance parviennent à rendre possible les conditions de
possibilité pour de nouvelles formes de soumission volontaire. Pour soutenir un tel
diagnostic, il faut présenter le critère à partir duquel Honneth fait la distinction entre
reconnaissance « justifiée » et « idéologique ».

Pour distinguer les formes idéologiques des formes justifiées de reconnaissance,


Honneth propose d'analyser des systèmes d'énoncés se trouvant non pas dans les rapports
intersubjectifs en tant que tels, mais dans les règles et dispositions institutionnelles. C'est
bien parce « qu'il convient de clarifier le sens que prend cette reconnaissance dispensée non
plus seulement par des personnes mais également par des institutions sociales »2 5 que
Honneth passe du concept de la reconnaissance intersubjective, vers lequel il était orienté
dans Lutte pour la reconnaissance, à celui de la reconnaissance garantie
institutionnellement.

Dans le but de redéfinir son concept de reconnaissance, Honneth part de « la


possibilité d'une forme appropriée et rationnelle de reconnaissance consistant à faire valoir

203
lbid, p. 322.
Honneth nous renvoie ici précisément à la thèse d'Ehrenberg qui suppose que l'exigence diffuse d'être soi-
même soumet en quelque sorte les individus à une pression psychique excessive.
205
lbid, p. 259.
114

publiquement et de manière performative certaines qualités préexistantes de l'être


humain »206. Il cherche à rendre compte du caractère moral de la reconnaissance. Bien que
l'acte de reconnaissance soit médiatisé par des motifs évaluatifs, son caractère moral se
comprend par un renvoi au concept kantien de respect selon lequel « toute représentation
d'une valeur nous engage à soumettre notre action à une limitation qui contrarie notre
amour-propre »207. Pour Honneth, la reconnaissance est donc un acte supposant une
limitation du sujet, une forme de décentrement conférant à autrui sa valeur sociale :
On peut poursuivre ce raisonnement en considérant que reconnaître
quelqu'un signifie percevoir en lui des qualités qui nous incitent de
manière intrinsèque à nous comporter non plus de manière égocentrique
mais conformément aux intentions, besoins ou désirs de cette autre
personne. Il est dès lors évident que l'attitude de reconnaissance doit
présenter les traits d'une action morale parce qu'elle se laisse imprégner
par la valeur d'autres personnes : l'attitude réglée sur la reconnaissance
s'oriente non pas vers ses propres intentions mais vers les qualités
évaluatives de l'autre [...] En accord avec de nombreux autres auteurs, je
considère que l'horizon normatif des sociétés modernes est marqué par
l'idée qu'il revient à chacun de se voir conférer une valeur en tant qu'être
de besoins, en tant que sujet autonome doté des mêmes droits que ses
semblables, et tant que sujet capable d'accomplir un certain nombre de
choses, ce qui correspond aux différentes formes de l'attitude de
reconnaissance (amour, respect juridique, estime sociale).208

Dans La lutte pour la reconnaissance, la reconnaissance intersubjective impliquait « un


comportement réactif par lequel nous répondons de manière rationnelle à des qualités que
nous avons appris à percevoir chez les sujets humains selon le degré d'intégration »209.
Dans La société du mépris, la définition est élargie de manière à rendre compte du caractère
idéologique de certains actes de reconnaissance. Il y aurait alors différentes définitions pour
décrire cette réalité de la reconnaissance. Selon Honneth, elle peut désigner également un
comportement réactif aux énoncés évaluatifs venant nuire au développement d'une image
de soi affirmative et respectueuse. De ce point de vue, la reconnaissance peut agir comme
un dispositif de production de promesse sociale qui affecte le sujet dans ses capacités de
choix en créant « une disponibilité à adopter un réseau de pratiques et de comportements en

206
/*/</., p. 261.
207
/6K/., p. 261.
208
lbid, p. 261-262.
209
lbid, p. 260.
115

concordance avec la fonction de reproduction de la domination sociale. »210 Que ce soit au


sens de la reconnaissance intersubjective (condition de possibilité de la réalisation de soi)
ou de la reconnaissance garantie institutionnellement (exemple empirique de
reconnaissance) dont il s'agit, la conception honnethienne de la reconnaissance implique
une limitation de l'égocentrisme et revêt dans tous les cas un caractère moral. Par contre, il
n'y a que la reconnaissance garantie institutionnellement qui puisse être considérée comme
étant idéologique. S'il faut le spécifier, une condition de possibilité pour l'équilibre
psychologique des individus ne saurait revêtir un caractère idéologique. Il faut qu'un tiers
partie « colonise » ou « court-circuite » le rapport de reconnaissance entre deux partenaires
d'interaction. En ce sens, l'instrumentalisation du besoin de reconnaissance mutuelle par un
tiers posera éventuellement problème pour l'estime de soi.

Dans le chapitre « La reconnaissance comme idéologie », Honneth se défend d'avoir


fait l'impasse sur les phénomènes négatifs d'assujettissement. Tel que présenté dans le
second chapitre de cette étude, l'approche théorique privilégiée par Honneth lui sert à
décrire certaines pratiques de domination émanant du pouvoir comme des phénomènes de
privation de reconnaissance et de mépris social :
Au fond, toute cette approche doit son impulsion critique à son point de départ
qui réside dans les manifestations sociales d'absence ou de déficit de
reconnaissance : elle cherche à porter son attention sur les pratiques
d'humiliation ou d'atteinte à la dignité par lesquelles les sujets se voient privés
d'une forme légitime de reconnaissance sociale et donc aussi d'une condition
décisive pour la formation de leur autonomie. D'un autre côté, cette manière de
formuler la question montre aussi clairement que la « reconnaissance » a
toujours été traitée conceptuellement comme l'opposée des pratiques de
domination et d'assujettissement.211

Cependant, Honneth admet qu'on ne peut plus présupposer qu'il n'y a pas de domination
de la reconnaissance. Si l'on peut dire que des dispositifs d'estime peuvent offrir les
conditions d'acquisition d'une valeur de soi rehaussée dans des contextes sociaux précis,
Honneth admet que l'on peut également montrer - rétrospectivement et dans d'autres
contextes historiques que celui qui nous est contemporain - que des expériences d'estime
de soi ont les propriétés négatives d'une soumission douce.

2,0
l b i d , p. 268.
211
lbid., p. 247.
116

Pour mettre à jour le caractère idéologique de la reconnaissance, Honneth nous


invite à procéder à des clarifications sémantiques et conceptuelles : il faut laisser de côté
dans ce contexte l'usage du terme « reconnaissance » en tant que concept décrivant le
comportement rationnel par lequel nous pouvons réagir aux qualités d'une personne ou
d'un groupe, pour utiliser plutôt le terme de « pratique de reconnaissance » qui mobilise
des motifs évaluatifs rattachés de manière interne à notre horizon de valeurs. Ensuite, pour
répondre à la question du critère servant à identifier de telles pratiques, Honneth propose de
mettre à jour le « noyau irrationnel » des idéologies de la reconnaissance qui se trouve dans
« l'écart entre une promesse evaluative et une réalisation matérielle » 12. Enfin, ce critère
permettra par la suite d'analyser les modèles de reconnaissance institutionnelle qui créent
chez le sujet une disposition à la soumission.

Les pratiques et règles institutionnelles « contiennent » des représentations


définissant les qualités humaines devant faire l'objet d'une évaluation de reconnaissance.
Honneth distingue deux types d'institutions : (1) les institutions qui véhiculent directement
une représentation evaluative des sujets humains et par lesquelles les modèles de
reconnaissance accèdent socialement à l'expression publique; (2) les institutions qui « ne
dispensent pas intentionnellement de la reconnaissance mais qui peuvent néanmoins être
13
comprises comme des cristallisations de modèles de reconnaissance. » Honneth sous-
entend ici que les institutions de la famille et du droit moderne doivent être définies comme
deux « incarnation^] stabilisée[s] de formes spécifiques de reconnaissance que les sujets
s'accordent mutuellement de manière intersubjective en raison de qualités précises. »214 En
revanche, les routines organisationnelles, les valeurs mises de l'avant dans les cultures
d'entreprises, les règles fixant la rémunération du travail, la protection contre la maladie,
etc., se présentent comme des « sédimentations » de pratiques de reconnaissance inscrites
dans le monde vécu. Selon l'auteur :
L'orientation de telles sédimentations peut bien sûr aussi se retourner lorsque
les organisations assument un rôle précurseur dans l'instauration ou la
découverte de nouvelles qualités humaines; dans ce cas, les modèles de
reconnaissance qui ont été modifiés sont tout d'abord adoptés dans les pratiques

212
lbid., p. 250-251.
213
lbid., p. 260.
214
lbid., p. 259.
117

et les règlements d'une institution avant de pouvoir s'exprimer dans la pratique


narrative d'un monde vécu donné. Ce second cas de reconnaissance
institutionnelle est assurément d'une importance particulière pour savoir dans
quelle mesure certains modèles de reconnaissance présentent un caractère
idéologique parce qu'ils créent une disposition à la soumission volontaire.215

Telles que présentées par Honneth, trois conditions doivent être remplies pour que des
formes de reconnaissance sociale puissent revêtir une fonction idéologique : d'une part, les
énoncés de reconnaissance doivent être crédibles selon deux modes: l)il faut qu'elles
soient à la fois positives (composante réaliste) et 2) crédibles (composante rationnelle);
d'autre part, ces énoncés doivent contenir 3) une valeur nouvelle (une performance
particulière). Nous allons voir plus loin qu'une quatrième composante evaluative
(composante matérielle) sera ajoutée à ces restrictions.

La fonction idéologique des formes de reconnaissance doit mettre en place une


disposition motivationnelle afin que s'effectuent sans résistance les devoirs et les tâches
attendues; les idéologies ne peuvent avoir une efficacité réelle que si elles contribuent à
l'intégration des sujets - et non pas à leur exclusion comme dans le cas du racisme ou de la
misogynie. Les discours de conviction sociale doivent être considérés comme crédibles par
les destinataires et se caractérisent par le fait d'exprimer positivement la valeur d'un sujet
ou d'un groupe social. Cette condition limitative peut être résumée ainsi : « tous les
énoncés de valeur capables de renforcer l'image de soi d'une personne ou d'un groupe de
personnes doivent également être réalistes, au sens où ils doivent renvoyer de manière
71 f\

signifiante à des aptitudes ou à des vertus réelles chez leurs destinataires » . On peut
considérer les idéologies, qui ne visent pas des comportements manifestant effectivement la
valeur qu'il exprime en terme de progrès normatif, comme relevant d'une autre catégorie
que celle de la reconnaissance sociale : « Par conséquent, les idéologies dont l'efficacité
repose sur la reconnaissance sociale ne sauraient conduire à l'exclusion de leurs
destinataires mais doivent au contraire contribuer à leur intégration. »217 Autrement dit, les
discours comportant un caractère directement discriminatoire ne font pas partie de la

2l$
lbid., p. 260.
216
lbid, p. 263.
2,7
lbid.
118

gamme des énoncés de valeur qui entrent dans la définition de la reconnaissance


honnethienne.

Le critère de crédibilité possède aussi une composante rationnelle, plus fondamentale


que la précédente, qui est également liée au domaine des motifs évaluatifs :
Pour le dire simplement et de manière positive, les idéologies de la
reconnaissance ne peuvent utiliser que les énoncés axiologiques se situant
d'une certaine façon au niveau du vocabulaire évaluatif du présent de
chaque période considérée. En revanche, les énoncés qui expriment
visiblement des qualités ayant été entre-temps discréditées ne seront pas
perçus comme crédibles par leurs destinataires [...] une femme à qui on
ferait encore aujourd'hui l'éloge de ses vertus de ménagère a peu de
raisons de s'identifier à ces énoncés au point de renforcer durablement le
sentiment de sa propre valeur.218

Honneth veut éviter la voie habituelle de la critique de l'idéologie selon laquelle est jugé
idéologique le caractère irrationnel d'un système de conviction. Le critère de crédibilité
implique également d'exclure les modèles de reconnaissance par lesquels les sujets
éprouvent consciemment des restrictions de leurs marges d'autonomie. Il faut distinguer :
1) certains modèles de reconnaissance qui agissent en normalisateur, lorsqu'une personne
ou un groupe de personnes sont reconnus à travers la référence à des qualités ou des
imputations d'identité qui sont restrictives, dépassées et injustement maintenues; et 2) les
modèles de reconnaissance idéologiques qui n'ont pas besoin de recourir à la contrainte et
fonctionnent uniquement grâce à des énoncés axiologiques rationnels d'un point de vue
évaluatif219. Ce point est fondamental pour comprendre en quoi Honneth propose ici une
version améliorée du concept d'idéologie qui ne mobilise pas l'argument de la fausse
conscience. Il ne s'agit pas d'expliquer la raison pour laquelle des sujets acceptent de se
soumettre malgré eux à des contraintes simplement en supposant qu'ils agissent contre leur
gré sous l'effet d'un aveuglement du type de la réification. Honneth propose un ensemble
de critères qui évitent ce type de raccourci théorique.

Dans le cas des modèles de reconnaissance normalisants, les énoncés ne peuvent être
susceptibles d'être décrits comme étant idéologiques car ils signifient qu'une personne est
reconnue à travers la référence à des qualités ou des imputations d'identité que cette

218
lbid. p. 263-264.
219
lbid, p. 264.
119

personne éprouve comme des restrictions de ses marges d'autonomie. C'est pourquoi, un
tel modèle « ne peut pas motiver les sujets à développer une image de soi affirmative les
conduisant à accepter de plein gré des tâches et des privations qui leur sont imposées »220.
À l'inverse, les idéologies de la reconnaissance sont efficaces parce qu'elles n'ont pas
recours à une telle contrainte. Dans le cas des idéologies de la reconnaissance, il ne s'agit
pas d'énoncés dont le but est explicitement de convaincre l'individu d'adopter un rapport à
soi en parfait accord avec l'ordre de domination existant, et cela malgré lui, car « [a]u lieu
d'exprimer effectivement une valeur, ces idéologies de la reconnaissance veillent à assurer
une disposition motivationnelle afin que s'effectuent sans résistance les devoirs et les
tâches attendus »221. C'est en ce sens qu'il s'agit de contraintes paradoxales : le sentiment
de valorisation doit éveiller des dispositions motivationnelles qui entraînent le sujet à se
soumettre de son propre chef.

En plus de devoir être positifs et crédibles, les énoncés de reconnaissance doivent être
suffisamment différenciés pour exprimer une valeur nouvelle ou une performance
particulière. C'est pourquoi Honneth croit que les énoncés de reconnaissance à la lumière
desquelles les individus sont appelés à s'identifier doivent proposer des nouvelles valeurs :
l'énoncé de valeur qu'ils appliquent à eux-mêmes leur permet d'éprouver des
distinctions particulières et donc quelque contraste en comparaison, soit du
passé, soit de l'ordre social établi. En revanche, s'agissant uniquement de
l'élargissement d'une forme établie de reconnaissance sociale vers un cercle
social jusque-là exclu de cette dernière, alors ce sentiment de valorisation qui
éveille des dispositions motivationnelles pour une soumission volontaire
222
pourrait bien faire défaut.
Les idéologies de la reconnaissance sociale doivent alors susciter chez le sujet un rapport à
soi qui soit non seulement crédible, mais aussi attrayant au point de le disposer à accepter
de plein gré certaines tâches et à rendre certains services sans qu'on le lui demande
directement. Le rapport à soi qu'entretient le sujet sous la pression d'une telle exigence doit
pouvoir se transformer dans un sens qui ouvre la perspective psychique d'une estime de soi
rehaussée en s'appropriant les vertus associées à cette valorisation.

220
lbid.
221
lbid., p. 262.
222
lbid, p. 265.
120

Ces trois limitations conceptuelles permettent d'expliciter les conditions sous


lesquelles les idéologies de la reconnaissance entraînent les individus à se soumettre
volontairement aux ordres d'autrui. La forme et le contenu des énoncés de reconnaissance
idéologique mobilisent des motifs évaluatifs possédant un pouvoir de conviction rationnel
de manière à motiver les destinataires d'y recourir en toute conscience. Or, parce que de
telles idéologies rationnelles se rattachent à l'horizon de valeur qui embrasse la culture
normative de la reconnaissance dans les sociétés modernes, et qu'elles ne peuvent éviter de
se référer sémantiquement aux sphères normatives - aux principes de l'autonomie, de
l'égalité juridique, de la performance ou de l'amour - l'identification des formes
injustifiées de reconnaissance n'est pas toujours évidente concrètement. Pour nous y
retrouver, Honneth propose d'appliquer ces limitations et conditions à un cas empirique : le
« travailleur-entrepreneur ».

3.6.2. L'idéologie managériale et le cas du « travailleur-entrepreneur »


Honneth investit un cas qui possède à son avis tous les signes permettant d'identifier
l'apport idéologique que prennent certaines formes de reconnaissance. À partir d'un cas de
figure, il dégage un critère servant à départager le « vrai » du « faux ». En appliquant les
critères susmentionnés au cas du « travailleur-entrepreneur », il observe que le changement
d'accentuation - qui convainc le sujet à se comporter d'une nouvelle manière et d'accepter
de se soumettre aux nouvelles règles du jeu dans le monde du travail - correspond en fait
au discours sur l'autoréalisation individuelle appliquée à l'organisation du travail dans le
secteur de l'industrie et des services. Selon Honneth :
L'idée de requalifier les salariés comme entrepreneurs d'eux-mêmes nous incite
à voir tout changement d'emploi ou tout nouveau contrat de travail comme le
produit d'une décision propre orientée par la seule valeur intrinsèque des
travaux respectifs. Sur ce point, la transformation des manières de s'adresser
aux salariés semble également imposer une nouvelle accentuation de l'ancien
principe de la performance (Leistung), puisqu'on présuppose dès à présent chez
les salariés des capacités d'être autonomes, créatifs et flexibles qui étaient
jusqu'ici réservées à l'entrepreneur classique. Cette nouvelle forme de
reconnaissance entend signifier que toute main-d'œuvre qualifiée est en mesure
de planifier son propre parcours professionnel comme une entreprise risquée de
mobilisation autonome de ses compétences.223

223
lbid, p. 270.
121

Il s'agit ici d'un cas où l'exigence d'autoréalisation fait pression sur les salariés de manière
à susciter un nouveau rapport à soi qui incite à la soumission volontaire : « la flexibilisation
et la dérégulation du travail qui accompagnent les transformations néo-libérales du
capitalisme exigent des capacités de se transformer soi-même en marchandise à des fins
productives, que la dénomination valorisante d"'entrepreneur de soi-même" contribue
précisément à créer »224. Comme il ne s'agit pas ici d'un cas d'interaction entre deux êtres
humains, mais d'un cas de reconnaissance qu'exercent les institutions sociales, son
accomplissement dans le monde vécu relève des dispositions individuelles et des pratiques
institutionnelles. Comme on l'a vu, pour parvenir à son accomplissement, un cas de
reconnaissance idéologique doit pouvoir remplir les conditions suivantes : être perçue
comme étant rationnelle, attrayante et suffisamment crédible de la part des salariés. Ce
n'est qu'en rencontrant ces conditions que l'énoncé ou l'acte de reconnaissance peut
atteindre le domaine des quatre sphères normatives de la reconnaissance. L'efficace
idéologique doit offrir aux sujets de bonnes raisons évaluatives pour parvenir à accroître
l'estime de soi. Le sentiment de valorisation et le désir qu'il fait naître doivent éveiller des
dispositions motivationnelles pour une soumission volontaire. Or, même si un énoncé de
reconnaissance est évalué par le sujet comme étant crédible, attrayant et rationnel, il
manque encore un critère pour faire voir son caractère idéologique.

Aux sous-composantes évaluatives rationnelles et réalistes, appartenant à la


catégorie plus générale de la crédibilité de la reconnaissance, Honneth propose d'ajouter la
composante matérielle. Selon ce critère, la forme de reconnaissance idéologique doit être
perçue comme étant non seulement rationnelle sur le plan évaluatif, mais doit également
être crédible sur le plan matériel. Ainsi, « quelque chose dans le monde physique des faits
institutionnels ou des manières de se comporter doit changer pour que le destinataire puisse
être réellement convaincu qu'il est reconnu d'une nouvelle manière. »225 Selon ce nouveau
critère, il faut remplir une autre condition pour pouvoir considérer une forme de
reconnaissance comme étant idéologique : la réalisation matérielle doit remplir la promesse
evaluative. Les idéologies de la reconnaissance font miroiter la promesse d'une nouvelle
situation pour le salarié qui soit désirable, positive, crédible et réalisable; l'acte de

224
lbid.
225
lbid, p. 272.
122

reconnaissance justifiée doit pointer vers une amélioration des conditions matérielles des
destinataires. Il y a donc idéologie de reconnaissance quand une institution émet des
promesses de reconnaissance qu 'elle ne peut satisfaire.

Dans cette perspective, les nouvelles formes idéologiques de la reconnaissance se


caractériseraient par l'impossibilité de rendre effectif le raccord entre les présupposés
institutionnels de la reconnaissance et l'ordre social dominant. C'est à l'aune des exigences
matérielles que se mesure la crédibilité d'une reconnaissance justifiée. Selon Honneth :
ce critère de réalisation matérielle s'avère solide lorsque nous l'appliquons à
l'exemple que j'ai décrit auparavant. Si la nouvelle manière de s'adresser aux
employés et aux travailleurs qualifiés en tant qu'« entrepreneurs d'eux-
mêmes » comprend certes de manière evaluative la promesse de reconnaître un
degré accru d'individualité et de motivation au travail, elle ne se soucie
précisément pas, en soi, des dispositions institutionnelles permettant une
véritable réalisation de ces nouvelles valeurs : bien plus, les destinataires sont
contraints, dans des conditions de travail inchangées, de simuler des
motivations, de la flexibilité et des compétences, là même où tout support pour
ces derniers fait défaut dans le processus d'apprentissage individuel.226

On peut donc soutenir que cette pratique de reconnaissance est idéologique parce qu'elle ne
satisfait pas au critère des exigences matérielles susmentionnées. Dans le cas de
« l'entrepreneur-travailleur », les dispositions institutionnelles ne suivent pas de manière à
réaliser de facto l'idée mise en évidence dans l'énoncé de reconnaissance. L'idéologie
managériale ne dépasse pas le stade purement symbolique et ne va pas jusqu'à la réalisation
concrète de la promesse contenue dans l'acte de reconnaissance.

Dans le nouveau capitalisme, dont une des caractéristiques est d'offrir une plus
grande flexibilité, les employés qui devront faire preuve d'ouverture envers les nouveaux
projets; ils devront posséder des aptitudes relationnelles et disposer de bonnes compétences
devant les défis qui leurs seront présentés. Ils devront également être en mesure de
s'engager personnellement dans la mission de l'entreprise et « agir de façon autonome en se
montrant dignes de confiance ». Dans ce nouveau langage normatif, l'autonomie est
conférée à ceux qui s'abandonnent aux poncifs des différentes cultures d'entreprise. Ce
type d'obligation professionnel n'est pas néfaste en lui-même; et la question de savoir dans
quelle mesure l'on peut vérifier l'extension de son impact au-delà du domaine

226
lbid., p. 272-273.
123

professionnel et ses méfaits sur la sphère privée n'en est pas une que l'on peut régler si
facilement. Par contre, du point de vue de la théorie de la reconnaissance honnethienne,
dans la mesure où il s'agit véritablement de formes de mépris social, il est intéressant de
voir en quoi les exigences à l'autoréalisation et la quête personnelle d'une vie
expérimentale qui sont imposées aux travailleurs peuvent devenir des formes de
reconnaissance ayant pour conséquences de perturber la nature des rapports
interindividuels, d'influencer la conception de l'éthique au travail, et par le fait même, la
signification de l'estime de soi des sujets les plus touchés.

3.7. Conclusion : Prendre autrui comme moyen


En résumé, le diagnostic critique que propose Honneth est le suivant : les transformations
survenues dans les sociétés occidentales, qui doivent être interprétées comme des progrès
normatifs libérant les possibilités d'émancipation individuelle, favorisent d'une manière
tout à fait paradoxale le développement de nouvelles contraintes venant contrecarrer
l'extension de ces mêmes possibilités d'autoréalisation. Ce processus a comme
conséquence d'augmenter les chances que se développent de nouvelles formes de
souffrances collectives. Les phénomènes empiriques mis au jour par Honneth se renforcent
mutuellement créant ainsi une dynamique sociale particulière au sein de laquelle des effets
paradoxaux affectent les sujets plus profondément qu'elle ne le laisse présager à première
vue. Ce diagnostic est à nos yeux un des exemples les plus probants du type de critique que
peut soutenir une « nouvelle » Théorie critique réactualisée selon les nouveaux paramètres
épistémologiques issus du paradigme de la communication.

La perspective psychosociale mise de l'avant par Honneth permet d'analyser le


mépris social dans le cadre de la formation intersubjective de l'identité personnelle; tandis
que son analyse des paradoxes du capitalisme, plus près des théories sociales et politiques,
l'inscrit dans le contexte situé des dispositifs de subjectivation qui évite à nos yeux le
recours massif à des arguments invérifiables de type onto-ontologique qui traversent
l'ancienne Théorie critique. Cependant, l'analyse de la reconnaissance comme idéologie
chez Honneth est davantage une exploration socio-anthropologique se situant dans
l'horizon de la philosophie sociale post-métaphysique qu'une intervention sur le terrain de
la philosophie politique. Quand bien même Honneth prétend qu'une telle perspective doit
124

pouvoir se fonder sur une conception de la vie bonne, il semble plutôt que son projet
d'établir la grammaire morale des conflits sociaux le conduit dans ses travaux récents à
mettre à jour des situations de mépris, de non-reconnaissance, bref, un certain type de
conflit qui concerne la philosophie sociale contemporaine. Par l'utilisation d'un critère
permettant de distinguer les processus de reconnaissance « véritable » de la reconnaissance
« idéologique » porteuse du mépris, la forme de critique normative du social qu'il met de
l'avant désigne des réalités et des modalités de reconnaissance institutionnelles qui se
tournent en leur contraire. Le paradoxe tient au fait que la reconnaissance et la négation de
reconnaissance dans le « faux adressage » ne s'opposent pas, mais cohabitent. Elles ne sont
pas deux alternatives ou deux réalités disjunctives mais, étrangement, dans l'économie de
l'analyse honnethienne des paradoxes du capitalisme, la reconnaissance et sa négation
apparaissent dans une synthèse originale comme une cause pour expliquer l'origine des
pathologies sociales. La reconnaissance et le mépris sont ici présentés comme un des
facteurs détériorant la qualité des rapports intersubjectifs. Honneth considère en effet que
ce qui advient dans le type de culture d'entreprise soumise en grande partie aux valeurs de
l'idéologie managériale a pour effet de déborder la sphère strictement professionnelle pour
venir finalement « coloniser » ou « interférer » la vie privée des individus. Suivant ce
processus paradoxal, la cohabitation du mépris et de la reconnaissance est ce qui nuit aux
conditions qui permettent aux individus d'accéder réellement à l'expérience de
reconnaissance. En plus de favoriser l'extension du domaine de la souffrance individuelle
(le cas de la dépression généralisée dans les milieux de travail en fait foi), il semble que,
pour reprendre le langage de Rousseau, à force de devoir toujours paraître à la hauteur des
valeurs véhiculées par l'idéologie managériale, dont l'idée de la responsabilité personnelle,
les travailleurs sont contraints pour s'adapter à leur environnement social à se mettre en
scène et accepter des formes subtiles de soumission volontaire, de ruse et de mensonge.
Pour reprendre le langage des francfortois, Honneth indique en quoi il est possible de
décrire comment les entreprises instrumentalisent les besoins individuels de reconnaissance
en prétendant (faussement) répondre aux aspirations de réalisation de soi.
Conclusion
Il est facile de mettre le doigt sur les limites de la théorie de la reconnaissance. Il est plus
difficile de montrer la profonde unité qui organise le chantier théorique dans lequel
Honneth s'est engagé. De la grande diversité des théories qui revendiquent aujourd'hui un
renouveau de la critique de la société capitaliste inspirée du marxisme ou de la tradition
francfortoise, Honneth est sans contredit l'un des penseurs qui prend le plus au sérieux les
difficultés, les déficits, les apories et les critiques qui ont été adressés à cet héritage
intellectuel. Nous avons tenté de présenter le plus clairement possible comment la
philosophie sociale honnethienne tente de répondre à ces difficultés et les dépasser dans le
cadre d'une nouvelle théorie. Toute perspective philosophique qui entend traiter
d'aliénation ou de réification devra un jour s'y confronter. La théorie de la reconnaissance
honnethienne s'évertue à lier l'expérience sociale des sujets soumis au mépris social avec
une morale de la reconnaissance. Honneth procède donc à une reconstruction de l'appareil
catégorial de la Théorie critique de manière à montrer son actualité pour les enjeux et
débats actuels.

Tout au long de notre étude, notre attention s'est portée sur le point de vue moral à
partir duquel Honneth propose de reconstruire une nouvelle théorie capable de relancer
l'analyse des pathologies sociales du temps présent et nous offrir des perspectives
nouvelles et originales sur ces réalités. L'interprétation qu'il fait du motif central de la
Théorie critique (le noyau éthique) lui permet de reformuler dans les termes d'aujourd'hui
une partie importante des réflexions développées par l'ancien groupe francfortois. Nous
avons montré comment la rénovation entreprise par Honneth s'effectue d'abord par deux
déplacements majeurs: d'une part, Honneth situe sa réflexion dans le paradigme de
l'activité communicationnelle tel qu'il a été préalablement défini par Habermas, et d'autre
part, il reconduit l'analyse des pathologies sociales en prenant appui sur la théorie de la
reconnaissance. Même s'il s'agit encore d'un projet inachevé, il est nécessaire de suivre pas
à pas la réflexion de Honneth afin de dresser le plus fidèlement possible le portrait général
de cet ambitieux programme.
126

Dans le premier chapitre de notre travail, nous avons fait ressortir les impasses de la
première Théorie Critique et montré pourquoi cette relecture débouche sur une critique de
la notion habermassienne de l'agir communicationnel. Honneth soulève les limites de la
théorie horkheimienne, liées au fait qu'elle ne rend pas compte du social, de sa
conflictualité et du développement des démocraties libérales. En prenant acte des exigences
de la philosophie sociale contemporaine, nous avons montré également en quoi la version
négativiste d'inspiration adornienne de la Théorie critique ne peut plus servir de modèle
philosophique et sociologique pour conduire l'analyse des pathologies sociales du temps
présent. Selon Honneth, une telle approche demeure aveugle au type de progrès moraux liés
aux libertés civiles et aux luttes pour la démocratisation des décisions politiques. Or, tant
qu'il s'agit de faire dialoguer les discours en philosophie sociale, d'une part, et ceux en
philosophie politique contemporaine, d'autre part, ce n'est pourtant que par rapport à une
conception positive (même sous forme hypothétique ou provisoire) et explicite du progrès
(moral, social ou historique) que les pathologies sociales peuvent être jugées à bon droit
comme des exemples de développements « manques », des formes « perturbées » de vie ou
encore des phénomènes de réification.

Nous avons présenté la théorie de la reconnaissance en attirant l'attention sur la


signification politico-morale du concept de reconnaissance. Honneth croit être en mesure
d'analyser les mécanismes d'exclusion de l'espace démocratique comme des causes
structurelles de perturbations sociales profondes. De son point de vue, l'espace
démocratique présuppose une multiplicité d'infrastructures normatives apparaissant comme
les conditions même de la participation. Il n'était pas possible de décrire cette infrastructure
normative sans présenter brièvement les trois formes de reconnaissance telles qu'ils sont
développés par Honneth dans La lutte pour la reconnaissance. Ces trois modèles doivent
être considérés comme les présuppositions communicationnelles d'une formation réussie
d'identité. Ce n'est plus l'objectif d'une entente intersubjective qui constitue les conditions
de la participation à l'espace démocratique, mais la reconnaissance du rôle des rapports
sociaux d'interaction dans lesquels les sujets acquièrent et expérimentent chaque forme de
reconnaissance nécessaire à la constitution de leur identité personnelle. En ce sens, la
théorie de la reconnaissance permet non seulement l'élaboration d'une grammaire morale
des conflits sociaux, mais elle offre un cadre catégorial solide pour mettre de l'avant l'idée
127

d'une praxis orientée par l'objectif moral d'une reconnaissance non lésée. C'est donc à
partir de ce double point de vue - résultant à la fois du regard porté sur les rapports
intersubjectifs empiriques et enrichi d'un concept formel d'éthicité - que Honneth
s'autorise à penser de manière critique les pathologies sociales contemporaines.

À l'aide d'une théorie apte à énoncer les conditions intersubjectives de la réalisation


de soi, Honneth suggère d'interpréter la dynamique du mépris social comme un processus
producteur de pathologies. Depuis le cadre offert par sa théorie de la reconnaissance, il
entrevoit l'instance pratique intramondaine de justification des prétentions normatives de la
critique théorique dans le sentiment d'injustice émanant de l'expérience négative que font
les sujets sociaux lorsque leurs attentes de reconnaissance sont affectées - autant que dans
leurs efforts pour accéder aux conditions de reconnaissance mutuelle. Honneth rend
théoriquement explicite à la fois un processus pratique d'émancipation sociale et une
posture critique explicitant les choix politiques, juridiques et sociaux qui devraient être
favorisés par une collectivité pour permettre à tous ses membres de disposer des conditions
d'une réalisation de soi « réussie ». Pourtant, l'accroissement des possibilités de réalisation
de soi conquises par les luttes et mouvements sociaux au XXe siècle donne lieu aujourd'hui
à une récupération de ces idéaux par les institutions orientées par le néo-libéralisme. Il
fallait montrer comment Honneth arrive à concevoir une théorie critique de la société qui
revendique un lien fort à son fondement normatif dans un contexte où les exigences
d'émancipation dont elle se réclame se muent en idéologie.

277

Suite à une série de critiques , Honneth s'est trouvé en situation de devoir


redéfinir son concept de reconnaissance en tenant compte cette fois-ci du caractère moral
des phénomènes de mépris sociaux d'ordre institutionnel. En guise de réponse à ses
détracteurs, Honneth met de l'avant un concept de « reconnaissance comme idéologie » et
élabore un diagnostic critique sur le nouvel « esprit » du capitalisme. Dans une série de
thèses liées les unes aux autres, il indique concrètement comment et pourquoi les
contraintes paradoxales issues de la révolution capitaliste néo-libérale ont pour effets de
nuire aux conditions de réalisation de soi. Nous avons suivi Honneth dans son analyse des

Nous n'avons pas eu le temps d'aborder spécifiquement ces critiques dans le cadre limité de ce travail. Il
s'agit sans doute ici d'éléments problématisés entre autres dans le cadre du débat entre Honneth et Fraser.
128

méfaits que la récupération de l'exigence morale de réalisation de soi fait peser sur les
sujets. Cette analyse vise à décrire comment la désolidarisation entre travailleurs favorisée
par l'idéologie managériale peut, d'une part, induire une disposition à la soumission
volontaire, et d'autre part, garantir la pérennité d'un ordre social hiérarchique et inégalitaire
qui compte sur la dynamique du mépris pour assurer sa reproduction. Honneth parvient
ainsi à trouver une explication, par exemple, au fait inouï que de plus en plus de travailleurs
adaptent leurs comportements en fonction des pressions et des contraintes émanant des
nouvelles cultures d'entreprises.

En appliquant l'analyse des pathologies sociales (qu'il tire de son modèle des
contraintes paradoxales) aux quatre sphères d'action normative, Honneth affine son
diagnostic : premièrement, il met en lumière les stratégies diverses qui ont fait du modèle
de l'individualisme romantique une idéologie pour justifier des dispositifs de séparation
sociale. Dans cette première sphère, le fait que les individus comprennent leurs emplois
respectifs comme une étape « expérimentale » du processus de réalisation de soi sert de
justification pour leur imposer des conditions de travail qui dissolvent la frontière entre la
vie privée et la vie professionnelle. Deuxièmement, en s'appuyant sur les travaux
d'Ehrenberg, Honneth voit dans cette surenchère de la responsabilité personnelle, et du
surmenage qu'elle occasionne, la source de nouvelles pathologies psychiques de masse (la
dépression se généralise et vient remplacer la névrose). Troisièmement, la possibilité et la
tentation de progresser dans la hiérarchie institutionnelle (mener sa carrière) se retourne
paradoxalement en une situation professionnelle (et extraprofessionnelle) par laquelle les
relations de solidarité avec autrui s'étiolent et font place à des rapports interpersonnels
toujours plus intéressés et stratégiques. Quatrièmement, selon Honneth, dans les relations
intimes et amoureuses, les mutations du nouveau capitalisme inscrivent la représentation
entrepreneuriale d'un agir calculateur dans le rapport à soi des sujets, et cela, de manière à
faire prévaloir dans le domaine privé le modèle du calcul d'utilité.

Nous avons décidé d'aborder en profondeur la première de ces quatre sphères afin de
faire ressortir le diagnostic porté par Honneth sur les paradoxes de 1'individuation. Nous
avons montré pourquoi les attentes légitimes de reconnaissance des sujets servent en fait de
levier pour justifier une série de transformations des conditions de travail. Loin d'être une
129

réponse de l'employeur pour une plus grande autonomie du travailleur, les transformations
liées à la sphère de 1'individuation ne sont pas que le résultat des luttes menées par les
travailleurs et les syndicats. Les changements vers une plus grande flexibilité et
responsabilité devraient normalement servir l'intérêt des travailleurs. Cependant, nous
avons montré comment, dans les cas de « faux adressage », des promesses de
reconnaissance ne sont pas tenues, que les attentes des travailleurs sont parfois
instrumentalisées au point où elles ont perdu leur finalité interne et servent à justifier des
exigences illégitimes qui ont pour effets de créer plus de souffrances que de bénéfices en
terme de qualité de vie. Les contraintes exercées spécifiquement dans la sphère individuelle
par les transformations structurelles liées au déploiement du néo-libéralisme semblent
confirmer la pertinence du modèle des paradoxes pour la critique de l'idéologie
managériale.

En fin de parcours, par l'analyse de « l'entrepreneur-travailleur », Honneth indique


concrètement un cas de reconnaissance idéologique. Ce cas relève du paradoxe social parce
que, précisément, l'idéal normatif de la réalisation de soi est transformé et instrumentalisé
en une force productive de l'économie capitaliste. Nous constatons alors qu'il s'agit d'un
phénomène exemplaire de « faux adressage » ou de « méconnaissance » au travail. Honneth
établit quatre critères pour se permettre de juger que, dans de telles situations, la promesse
de reconnaissance n'est pas tenue par l'institution qui l'octroie. Les attentes de
reconnaissance des travailleurs servent parfois à justifier des exigences illégitimes qui ont
pour effets de créer plus de souffrances que de bénéfices en terme de qualité de vie. En tant
que concept offrant un critère permettant de juger d'un point de vue normatif certaines
tendances sociales comme étant pathologiques ou non, le concept d'une « reconnaissance
comme idéologie » sert donc à mettre au jour les tendances qui forcent certains individus à
« l'agir stratégique », à la tartufferie et à la présentation de soi mensongère. Les individus
qui se font prendre au jeu ont l'impression de se réaliser tandis que, selon Honneth, en
réalité ils se font exploiter. Au bout de ce remaniement théorique, aussi prudent que
conséquent, on doit reconnaître que Honneth réussi à éviter habilement de sombrer dans les
apories de l'ancienne Théorie critique. Il arrive d'une manière originale à relancer sur de
nouvelles bases les thèses cardinales de la philosophie sociale qui se développe depuis
Rousseau. Une fois les nouvelles catégories, le motif éthique et les critères appliqués à un
130

exemple empirique de méconnaissance, cet instrument critique devient incontournable pour


qui prétend aujourd'hui traiter des problématiques touchant les thèmes de la raison
instrumentale, de la réification, de l'aliénation, du mensonge social et des rapports
inauthentiques.

Dans La réification, petit traité de théorie critique , Honneth tente d'élaborer


d'autres modes de reconnaissance, plus fondamentaux encore que les trois formes
initialement développées dans La Lutte pour la reconnaissance. Honneth élargit encore une
fois la signification de son concept de reconnaissance. Au niveau institutionnel, Honneth
ajoute un sens existentiel (ontologique) à la reconnaissance. Cet approfondissement lui
permet de dégager une fois de plus les conditions d'une expérience humaine que nous
devons considérer comme étant « non pathologique ». Honneth tente de repenser et de
reformuler le concept de la réification de manière à le sortir une fois pour toute du
réductionnisme économique. Il insiste alors pour décrire la réification comme une
pathologie sociale en ce sens où elle est définie comme un processus ayant pour résultat
d'atrophier une « praxis originaire » définie comme étant les conditions de possibilité du
rapport d'un individu à lui-même, aux autres et au monde. Cela va exactement dans le sens
de notre conclusion au précédent chapitre. Tant que l'on peut montrer concrètement (par
des critères et des faits vérifiables) comment certains discours ou certains phénomènes ont
pour effet de nuire à l'estime qu'un individu peut se faire de lui-même, et donc de conduire
à des formes de mépris et de souffrances sociales, la notion de réification demeure encore
pertinente en philosophie sociale. Selon le petit traité sur la réification, il y aurait des
formes de réification subjectives, intersubjectives et objectives. Dans tous ces cas, Honneth
nous invite à comprendre la réification comme une forme d'oubli de la reconnaissance. La
réification est une infraction à des présuppositions nécessaires de notre monde social
concret. Elle implique donc une violation des principes moraux généralement admis et se
trouvant à la base des institutions sociales fondamentales.

8
Nous n'avons pas discuté directement des thèses de cet ouvrage dans notre étude. Cela nous aurait
demandé plus de temps et d'espace. Par contre, la lecture de La réification, petit traité de théorie critique,
nous a permis de comprendre à quel degré Honneth entre en rupture avec « l'ancienne » Théorie critique et à
saisir la manière dont il réactualise les problématiques philosophiques encore fécondes de cet héritage
intellectuel.
131

Dans le cas de « l'entrepreneur-travailleur », Honneth ne parle pas directement d'un


cas à proprement parler de réification. Il soutient que les vrais cas de réification (tel qu'elle
est définie selon les termes de l'ancienne théorie critique) sont quasi-improbables dans la
vie sociale concrète. En de rares exceptions historiques, nous sommes autorisés à parler de
situations exceptionnelles où la reconnaissance primordiale est annulée. Or, dans les
exemples de l'esclavage et du commerce des corps, la routinisation des pratiques
dépersonnalisantes aurait tellement progressée que l'on peut encore parler aujourd'hui dans
ces cas de réification. Honneth soutient que des formes fictives de réification dans
lesquelles des personnes traitées comme si elles n'étaient que de simples choses prennent
une place grandissante dans nos sociétés démocratiques. En ce sens seulement, si l'on
reprend la reformulation honnethienne du concept de réification dans les cas de « l'esclave
heureux » et de « l'entrepreneur-travailleur », il s'agirait ici d'une forme de réification
fictive définie non pas comme objective (rapport au monde), mais plutôt en fonction d'un
cas particulier d'autoréification.

Selon Honneth, on reconnaît un processus d'autoréification à l'expérience que fait


le sujet consistant pour lui de saisir ce qu'il éprouve psychiquement comme objets à
observer ou à produire selon des normes spécifiques. Dans notre cas d'espèce,
/ 'autoréification serait alors le résultat d'une contrainte externe (en l'occurrence
institutionnelle) qui entraînerait le sujet dans une sorte de renoncement actif aux conditions
qui lui permettent d'effectuer un choix en toute liberté. La « perversion » serait ici le fruit
d'un mélange entre le premier et le second type de réification; en l'occurrence, les rapports
à soi et aux autres seraient déformés et instrumentai!ses. Selon Honneth, celui à qui l'on
fait croire qu'il est un « travailleur-entrepreneur » doit se soumettre à un régime
d'évaluation des risques, en vue d'accroître son succès ou son mérite, dans un agir
stratégique qui nécessite l'exposition de soi au regard et en fonction du jugement d'autrui.
Dans le cadre du travail, l'idéologie managériale oblige l'employé à se définir selon les
catégories mises de l'avant par l'employeur. L'attractivité de la reconnaissance agit en
quelque sorte comme une nouvelle ruse de la domination, comme une figure de
l'aliénation. La perspective honnethienne apporte donc un correctif important à une
conception de la reconnaissance qui inscrit le demandeur dans une relation de dépendance à
l'égard de l'octroyeur - l'employeur est ici dans une situation asymétrique et dans un
132

rapport de force vis-à-vis de l'employé. Cette expérience négative peut être la source de
souffrances pour le travailleur à qui l'on fait miroiter une situation avantageuse qui, au
final, ne se manifeste jamais, malgré les sacrifices, les efforts et les attentes légitimes de la
part de celui-ci.

Honneth reconnaît les limites épistémologiques d'une telle charge contre les formes
paradoxales de mépris social. La difficulté première tient au fait qu'on ne peut prétendre
avoir directement accès à la conscience des individus sujets aux souffrances précédemment
décrites. Ainsi, l'accès direct aux « preuves empiriques » qui attesteraient scientifiquement
de « la réalité empirique » de tels phénomènes pathologiques est sans aucun doute une part
importante de la recherche qui reste encore à développer afin de solidifier l'argumentation.
Selon Honneth, le fait qu'il est difficile de prouver les liens de causalité (ou de causes à
effets) entre les phénomènes décrits comme des pathologies sociales et le mouvement de
désolidarisation qu'il rend possible au sein du monde vécu tient du fait que « ces
contradictions ne sont plus perçues comme étant liées au capitalisme, puisque les sujets ont
"appris", en tant qu'"entrepreneurs d'eux-mêmes", à assumer la responsabilité de leur
destin »229. Honneth ne reconduit pas ici simplement l'argument marxiste de la fausse
conscience dans sa forme initiale; il fait plutôt appel à la possibilité que « l'agent » ne soit
pas aussi libre que ce que certains penseurs peuvent le croire. En fait, sur cette question de
la liberté, les thèses avancées par Honneth sur les paradoxes et les pathologies sociales ne
sont pas d'une nature bien différente des thèses qu'on retrouve d'une manière générale en
philosophie politique. Dans les deux cas, on ne soutient pas tant que les agents sont dans les
faits libres, mais plutôt qu'ils en ont la capacité et qu'ils doivent être vus ainsi par le
pouvoir public.

La démonstration négative des conditions nécessaires au respect de l'intégrité


morale fournit une première ébauche de justification pour mener une critique normative de
la société en fonction d'une conception de la liberté positive garantie par l'expérience
« réussie » ou « non-ratée » de la reconnaissance et de / 'estime de soi. Selon Honneth :
sans un certain degré de confiance en soi, d'autonomie légalement garantie et
d'assurance quant à la valeur de ses propres capacités, on ne peut imaginer
aucune forme réussie de réalisation de soi, si l'on entend par là le libre

Honneth, La société du mépris, p. 286.


133

accomplissement des buts qu'un individu choisit de fixer sa propre vie. Le terme
"liberté" ne peut en effet signifier, relativement à ce processus, la seule absence
de contrainte ou d'influence extérieure, il doit aussi comprendre l'absence de
blocages intérieurs, d'inhibitions et d'angoisses psychiques. Or, cette seconde
forme de liberté, traduite en termes positifs, doit se comprendre comme une
sorte de confiance tournée au-dedans, qui conforte l'individu tant dans
l'expression de ses besoins que dans l'usage de ses capacités. Il nous est
cependant apparu que de telles formes d'assurance, qui permettent au sujet
d'entretenir avec lui-même des rapports dépourvus d'angoisse, constituent des
dimensions de la relation positive à soi, des dimensions auxquelles on n'accède
que par l'expérience de la reconnaissance. Dans cette mesure, la liberté de la
réalisation de soi dépend des présupposés qui échappent à l'emprise du sujet
humain lui-même, parce qu'il ne peut les réaliser qu'avec l'aide de ses
partenaires d'interaction. Les différents modèles de reconnaissance représentent
les conditions intersubjectives dont nous devons nécessairement supposer la
réalité, si nous voulons décrire les structures générales d'une vie réussie230.

Cette définition de la liberté positive fait écho aux travaux de Taylor concernant les limites
de la « liberté négative » . C'est à la lumière de cette autre conception de la liberté que
Honneth tend à développer l'idée d'une théorie critique de la société qui puisse expliquer
certains processus de transformation sociale en fonction d'exigences normatives
structurellement inscrites dans la relation de reconnaissance mutuelle. L'idée d'une éthicité
post-traditionnelle tend à justifier l'idéal moral d'une société dans laquelle « les acquis
universalistes de l'égalité et de l'individualisme se sont tellement imprimés dans les
modèles d'interaction que tous les sujets se voient reconnus comme des personnes à la fois
autonomes et individualisées, égales et pourtant particulières »232. Et cet idéal, repose sur
l'analyse des expériences du mépris social qui, selon Honneth, révèlent que l'essence de la
morale réside dans la protection de l'intégrité humaine.

Dans les relations privées, dans les rapports au sein de l'entreprise, dans les rapports
au travail, les sujets expérimentent des formes de reconnaissance sociale qui sont
nécessaires pour pouvoir participer à la vie démocratique. Il y a des sujets qui se trouvent
dans des situations d'oppression sans manifester de résistance et sans se sentir
nécessairement blessés ou méprisés. C'est la figure de l'esclave heureux que Honneth
emprunte à l'histoire des esclaves noirs. L'esclave heureux est « une personne ayant trouvé

Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, p. 208.


231
lbid
Ibid.
lbid., p. 210.
134

une identité satisfaisante et qui se sent socialement reconnue alors que rétrospectivement,
en tant qu'observateurs, nous sommes convaincus qu'elle a tort de s'identifier à cette
assignation d'identité » . S'il est possible de défendre l'idée que, premièrement, dans
certaines circonstances, un individu subit des pressions telles qu'il renonce à faire certains
choix significatifs, cela revient à dire que sous certaines contraintes vérifiables
empiriquement il n'arrive pas à agir librement. En ce sens, nous pourrions considérer avec
raison que des obstacles empêchent parfois les sujets d'accéder à une pleine autonomie
morale et à l'exercice de cette autonomie dans la mesure où les choix siginificatifs auxquels
les individus renoncent lui sont pourtant nécessaires en tant que conditions à la réalisation
de soi.

Honneth cherche à défendre l'idée que certaines injustices sociales peuvent


représenter simultanément des pathologies sociales. Les analyses des expériences du mépris
qui touchent aux conditions de possibilité de l'autoréalisation des sujets humains, et de leur
capacité d'autonomie, aussi descriptives soient-elles, pourraient avoir des implications pour
les débats de fond en philosophie morale et politique. Pour Honneth :
Une fois qu'on a mis cette perspective en évidence [le diagnostic des
pathologies sociales], la prochaine étape consiste alors à faire apparaître la
relation entre l'injustice et les pathologies sociales. Et c'est en quelque sorte
l'entreprise la plus compliquée de toutes. Marx y est parvenu, pour un certain
temps, mais avec des prémisses anthropologiques problématiques, et la question
aujourd'hui est de savoir si nous pouvons y parvenir sans reproduire à nouveau
l'essentialisme anthropologique de Marx. Il y a sans aucun doute des recherches
qui vont dans ce sens - le philosophe canadien Charles Taylor a toujours eu cela
en tête. Mais cet objectif demeure, à mes yeux, un grand défi.234

Or, le vocabulaire de la philosophie politique n'étant pas le même que celui de la


philosophie sociale, il reste encore bien du chemin à faire pour parvenir à relever le défi
que soulève ici Honneth. Pour l'instant, à notre avis, les concepts fondamentaux de
l'analyse honnethienne des paradoxes du capitalisme présentent une voie intéressante pour
effectuer la saisie reflexive des déformations et des déficits dans la structure de la
reconnaissance sociale. En tant que troubles durables de la reconnaissance, les pathologies
sociales identifiées par Honneth provenant des mécanismes de reconnaissance idéologiques

33
Honneth, La société du mépris, p. 177.
234
lbid., p. 180.
135

possèdent probablement de quoi inquiéter, ne serait-ce que minimalement, les concepts


« d'autonomie », de «justice » et de « liberté » qui dominent la philosophie politique. Or,
selon Honneth, la mise en évidence de « fausses » évolutions sociales est une tâche qui
exige de disposer d'hypothèses et de referents normatifs esquissant les conditions qui
doivent être mises de l'avant par les sociétés afin de rendre possible, ne serait-ce qu'en
pensée, la réalisation de soi. Les thèses que nous avons exposées dans ce mémoire offrent
ainsi des pistes de réflexion pour d'autres travaux en philosophie politique concernant
l'élaboration éventuelle de normes pouvant être prises en considération par les institutions
se trouvant à la structure de base de la société235. Le point de vue critique que propose
Honneth permet de défendre un principe moral selon lequel chaque sujet dans son
universalité doit avoir la chance de pouvoir articuler ses revendications d'une manière libre
et sans contraintes. En ce sens, la critique des dynamiques sociales qui dégradent les
conditions de vie des travailleurs demeure toujours féconde et pertinente.

En outre, les critiques exprimées à l'égard du projet de Honneth semblent justifiées.


Pourtant, les commentaires se succèdent et se répètent. Parmi les critiques236 qui reviennent
le plus souvent, notons : 1) le reproche relevant du fait que Honneth doit nécessairement
reconduire une conception téléologique de l'histoire pour que la reformulation de sa
nouvelle version de la Théorie critique soit crédible; 2) le reproche selon lequel la
reconnaissance est un concept explicatif, englobant et prétentieux à la base d'un méta-récit
réduisant l'entièreté des motivations qui traversent les rapports interpersonnels à cette seule
dimension; 3) le souci de dégager les présuppositions normatives de la vie sociale prend
davantage la forme d'une ontologie plutôt qu'une théorie sociale; 4) la sous-estimation de
la complexité du psychisme humain; et 5) le manque d'unité et le caractère émoussé de la
théorie de la reconnaissance ne remplissent pas les exigences théoriques ou
méthodologiques pour constituer une véritable théorie de la justice.

235
Ce qui pourrait être revendiqué dans un cadre politique est l'idée d'un droit à décider collectivement de la
manière dont le membres veulent faire usage des mondes culturels et sociaux dominants. Il est possible
d'exiger la reconnaissance de sa propre valeur dans son propre lieu de travail, c'est-à-dire de penser à une
norme par laquelle les conditions de travail permettraient aux individus de s'attribuer raisonnablement une
valeur morale pour le travail effectué.
2
Nous tentons ici de synthétiser les critiques provenant entre autres de E. Renault, R. Foster, S. Thompson,
S. Nour, N. Fraser, J. Butler, A. Le Goff, D. Weinstock, etc.
136

Dans La lutte pour la reconnaissance Honneth n'a jamais demandé qu'on interprète
sa théorie de la reconnaissance comme le texte unique de toute psychologie rationnelle ou
comme une théorie de l'être - même si dans ses plus récents travaux, l'auteur fait prendre à
sa théorie un tournant ontologique inattendu. Il semble bien qu'il tente d'introduire au cœur
de son projet l'idée d'une reconnaissance existentielle (antérieure aux trois formes
substantielles présentées préalablement dans sa théorie de la reconnaissance). Il reprend
dans Réification le concept heideggérien de « Sorge ». Ce concept de reconnaissance
existentielle définit une modalité d'être qui aurait préséance sur toutes les autres formes de
reconnaissance. Honneth défend cette antériorité sur les plans à la fois génétique et
conceptuel. Selon lui, cette orientation devrait permettre l'élaboration d'une condition
transcendantale de la reconnaissance : « Pour l'architectonique de ma propre théorie de la
reconnaissance, il en résulte le fait que je dois admettre désormais l'existence d'un stade de
la reconnaissance antérieur à celui que visaient mes travaux plus anciens - un stade qui, par
rapport à ce dernier, représente une sorte de condition transcendantale. »237 En plus de
devoir composer avec cette plus grande ouverture à l'ontologie, ce qui nous oblige en
quelque sorte à réinterpréter ou clarifier les thèses précédentes, il serait effectivement
intéressant de voir Honneth compléter ses concepts touchant l'intersubjectivité par une
redéfinition des concepts de pulsions, de processus, de désirs ou de défenses tels qu'ils sont
développés présentement en psychologie sociale et en psychanalyse. Par ailleurs, si
Honneth voulait vraiment combler le déficit sociologique de la Théorie critique, il aurait
avantage à se baser plus souvent sur les résultats d'études en sociologie du travail pour
défendre ses thèses concernant la « reconnaissance comme idéologie ». Enfin, l'ambition
chez Honneth de proposer une véritable théorie de la justice est bien ce qui nous semble le
plus fortement contestable. Une confrontation avec les perspectives de Habermas, Rawls et
Walzer nous semble incontournable pour apprécier ses interventions en philosophie
politique. Cependant, nous avons montré pourquoi l'analyse des pathologies sociales est
une approche originale qui ne sert pas à dégager des enjeux normatifs dans le but
d'échafauder une théorie de la justice. S'il faut le préciser, la situation de décalages
(moraux et matériels) inévitablement ressentis par les « opprimés » et les exclus du système

17
Axel Honneth, « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus », Esprit 7 (juillet
2008) : p. 94.
137

dominant (juridique, politique, etc.) est non seulement une source de revendications et de
luttes concrètes, mais elle offre également un contenu non négligeable pour la recherche
fondamentale.

Depuis ses débuts, la Théorie critique est inspirée par la tradition de l'hégélianisme de
gauche dans le fait qu'elle considère qu'une théorie véritablement critique devrait être
capable de contribuer à sa manière à l'émancipation des pathologies et des mensonges
sociaux. Cette dimension pratique fait partie de ses tâches théoriques. Pour rejoindre cette
exigence éthique et politique, elle doit proposer une pratique intellectuelle vertueuse par
l'explication des phénomènes aliénants et dissimulés. Elle prétend ainsi contribuer, à sa
façon, à l'amélioration du sort fait aux individus vulnérables et à l'expansion de la
domination de l'humain par lui-même. Si la déformation de la raison fait obstacle à
l'autoréalisation des membres d'une société, une théorie critique conséquente devrait alors
viser, dans certaines limites, la prise de conscience ou le recouvrement pratique d'une
rationalité non-aliénée. Dans cette perspective, il n'est pas faux de considérer les travaux de
Honneth sur les pathologies sociales, sur les contraintes paradoxales et sur les expériences
de mépris (ou de déni de soi), comme un geste qui va dans ce sens. Nous croyons avoir
montré en quoi sa conception positive du progrès social et son modèle d'analyse des
régressions morales (par la négative) peuvent apparaître comme une synthèse féconde.
Honneth propose de voir ce type de critique sociale comme une tentative visant à changer
les présupposés qui sous-tendent les discours évaluatifs sur les buts de l'agir collectif d'une
société donnée. La mise au jour critique conduit à « une reformulation si radicale de la
description des conditions de la vie sociale qu'elle confère subitement à toute chose la
signification nouvelle d'une situation pathologique »238. Selon Voirol :
Par sa description des formes morales du mépris et des exigences de
reconnaissance sociale, cette nouvelle Théorie critique déploie en outre un
vocabulaire moral d'expression des attentes de reconnaissance des sujets lésés et
peut, à sa manière, contribuer à enrichir l'horizon des luttes pour la
reconnaissance, concourant ainsi à étendre les conditions de l'autoréalisation des
sujets humains, contre une « société du mépris » qui progresse à grand pas.239

238
Honneth, La société du mépris, p. 143.
239
Ibid., p. 34.
138

Mais la question d'ordre politique qui devrait faire l'objet d'une autre étude sur les travaux
de Honneth est cette idée de l'intérêt émancipatoire à laquelle Horkheimer, Marcuse,
Adorno et Habermas se sont tous attachés. Il s'agit de l'idée qu'une autoréalisation devient
possible pour tous les sujets individuels seulement dans le déploiement d'un agir commun
porté par des visées rationnelles universelles. Puisque le potentiel rationnel immanent au
processus historique serait déformé par le capitalisme, par les pratiques et par les manières
de penser qu'il impose, le lien du sujet à la collectivité s'en trouve brisé; cet état de
séparation sociale entraîne des souffrances humaines auxquelles seule une pratique
effective portée par les sujets sociaux pourrait éventuellement remédier40. La réponse que
Honneth donne à cette question devrait nous permettre de voir comment Honneth entend
réactualiser le noyau éthique de l'ancienne Théorie critique.

Pour faire déborder cette question de l'intérêt émancipatoire dans le cadre des
débats en philosophie politique, il s'agirait alors de se demander si, lorsque les préférences
communes remplissent les conditions institutionnelles minimales qui assurent l'autonomie
de l'individu, certains choix collectifs de société peuvent néanmoins être critiqués comme
étant régressifs, déviants, malsains dans la mesure où ils entrent en conflit avec les
conditions de l'autoréalisation et les idéaux partagées collectivement. En suivant Honneth,
on pourrait alors se demander si l'autonomie morale des agents n'est pas véritablement
garantie seulement par le respect (la non-violation) des conditions de possibilité de la
réalisation de soi et de l'intégrité morale? Puis dans un autre ordre d'idée : quelle instance
publique serait autorisée à légiférer sur ces questions? Comment passer de l'ordre descriptif
au prescriptif? Est-ce seulement souhaitable? Pour commencer à répondre à ces questions,
il faudrait d'abord mener une réflexion sur la manière dont peut s'effectuer, dans le cadre
honnéthien, le passage de l'expérience de l'injustice à l'engagement pour la reconnaissance
dans la lutte active. Honneth sera conduit tôt ou tard à exposer explicitement et de manière
plus convaincante la conception de la «justice » qui est présupposée dans l'idée de « l'autre
de la justice ».

Cette thèse est discutée dans un ouvrage de Honneth traduit récemment en français sous le titre de Les
pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (Paris : La découverte,
2008).
139

Pour conclure, nous croyons que Honneth ne semble pas toujours assumer
directement la validité normative par laquelle une conception alternative de la vie bonne est
esquissée et défendue à l'aide d'arguments éthiques issus de sa théorie de la
reconnaissance. En raison des arguments épistémologiques241 qui excluent à ses yeux ce
type de démarche, il propose « de n'assumer qu'indirectement la prétention à la validité
normative en s'appuyant sur le fait qu'une description radicalement nouvelle est susceptible
de changer notre perception de la réalité sociale au point que nos convictions axiologiques
n'en restent pas indemnes »242. Cette mise entre parenthèse de la prétention à la validité
normative lui servirait-elle de rempart contre la critique ou est-ce l'occasion pour lui de
défendre une perspective philosophique visant d'abord à mettre au jour une autre version
des convictions axiologiques quant à la réalité du monde social? Sans prétendre pouvoir
répondre à cette question, il est tout de même juste de dire que par la description des formes
morales du mépris et des profondes exigences de reconnaissance sociale, la « nouvelle »
Théorie critique proposée par Honneth peut contribuer à sa manière à repenser les
conditions de l'autoréalisation et à déjouer les nouvelles ruses de l'ordre social dominant.
Enfin, la reconstruction patiente des orientations de fonds de la Théorie critique (qui passe
par le dépassement de ses principaux déficits théoriques) montre non seulement l'actualité
de cet héritage intellectuel, mais Honneth offre également des perspectives précieuses et
incontournables pour affronter certains enjeux politiques et sociaux par les armes de la
philosophie sociale contemporaine.

Il y a deux arguments principaux à notre avis: d'une part, un renoncement à la fondation rationnelle et aux
hypothèses métaphysiques; d'autre part, le renoncement à l'idée d'une perfection sociale.
Honneth, La société du mépris, p. 144.
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