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La Philosophie Sociale D'axel Honneth. La Thã©orie de La Reconnaissance Et L'analyse Des ... (PDFDrive)
La Philosophie Sociale D'axel Honneth. La Thã©orie de La Reconnaissance Et L'analyse Des ... (PDFDrive)
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)
FACULTE DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2010
Conclusion 125
Bibliographie 140
Introduction
Cette étude a pour principal objectif de décrire les moyens théoriques par lesquels Axel
Honneth entend redonner à la critique normative de la société ses lettres de noblesse. Dans
ses plus récents travaux, Axel Honneth propose un projet ambitieux : une reconstruction de
la Théorie critique qui prend la forme d'une philosophie sociale. En reformulant le motif
central de la tradition francfortoise en fonction de sa théorie de la reconnaissance, il élabore
un cadre catégorial susceptible de rendre compte, tant sur le plan descriptif que normatif,
des pathologies sociales contemporaines.
Nombreux sont ceux qui partagent encore les intuitions fondamentales qui
traversent la tradition de la Théorie critique. Même si des désaccords persistent quant à la
manière dont cette entreprise doit aujourd'hui être relancée, cette mésentente exprime
moins la disqualification d'un héritage ayant perdu tout intérêt d'ordre heuristique que la
présence de divergences quant aux idées qui doivent être abandonnées ou poursuivies. Aux
yeux de Honneth, la théorie francfortoise est un modèle de réflexion qui s'inscrit dans la
tradition de la philosophie sociale par le type de questionnement qu'elle emploie. L'auteur
de La Lutte pour la reconnaissance ne se contente pas simplement de discuter de l'actualité
de cette tradition; son projet vise également à renouer avec certaines des intuitions
partagées par les fondateurs de la Théorie critique . En ce sens, les approches en
philosophie sociale qui inspirent Honneth partagent la conviction selon laquelle
l'accélération de la croissance industrielle (et son impact sur les comportements sociaux)
fait obstacle à l'autoréalisation de l'être humain, et par le fait même, à l'émancipation
sociale. Cette thèse est au cœur de notre étude.
1
Emmanuel Renault et Yves Sintomer (dir.), OU en est la théorie critique? (Paris : La découverte, 2003),
p. 23.
Malgré le fait que son ouvrage La société du mépris porte le sous-titre Vers une nouvelle Théorie critique
(Paris : La découverte, 2006), Honneth n'a pas encore énoncé ce projet de manière systématique. Notre effort
consiste donc à réunir des éléments épars afin de clarifier explicitement les grandes lignes de ce programme.
faiblesses; d'autre part, la reconstruction de cette théorie s'effectue parallèlement à la prise
en compte, tant sur le plan historique que sociologique, des transformations affectant les
orientations normatives qui ont accompagné l'évolution des sociétés démocratiques au
cours des dernières décennies. Conséquemment, pour saisir plus clairement le décalage
épistémique qui sépare « la nouvelle » de « l'ancienne » Théorie critique, on ne peut éviter
de reformuler à nouveau frais le projet initial de la Théorie critique. Selon Honneth, une
rupture partielle avec cette tradition est donc nécessaire.
Or, le vocabulaire de la philosophie politique ne semble pas pouvoir nous offrir les
ressources nécessaires pour traiter d'un point de vue critique les phénomènes qui
affecteraient d'une manière subtile, mais non moins réelle, les conditions de possibilité de
l'autoréalisation. Si la tâche de la philosophie politique est de penser l'ordre et la cohésion
sociale (le vivre-ensemble), l'objet de la philosophie sociale est plutôt celui de penser le
désordre - c'est-à-dire les perturbations qui viennent nuire à la possibilité pour les membres
d'une société de mener une vie qui serait « réussie ». Il s'agit de répondre à cette question :
comment penser certaines situations sociales discriminantes ou certaines expériences
« d'injustice » qui échappent au regard de la philosophie politique contemporaine et qui ne
renvoient pas directement aux catégories dominantes de « démocratie » et de « justice »?
Plus généralement, une des questions les plus fondamentales de la philosophie sociale
contemporaine est la suivante : peut-on encore penser de façon rigoureuse le lien de
causalité entre des phénomènes de malaises sociaux et le mode de production économique?
Pour la tradition francfortoise, les pathologies sociales sont le résultat des tendances
totalitaires de la raison instrumentale ayant pour effet de « coloniser » les relations sociales
et d'altérer les consciences. Ce qui est « pathologique » est un manquement dans
l'évolution sociale, et plus spécifiquement, la conséquence de pratiques sociales orientées
aveuglément par les objectifs de la domination et du contrôle. Déjà présente chez Rousseau,
puis reprise par Marx et Nietzsche par exemple, cette critique s'appuie sur l'hypothèse
qu'une mauvaise socialisation et les contraintes causées par le développement
unidimensionnel de la raison affectent profondément les rapports sociaux au point où l'être
humain serait aujourd'hui « aliéné ». Or, pour prétendre offrir une telle critique normative
de la société, Honneth admet qu'il ne suffit plus d'argumenter comme on le faisait
auparavant ou de simplement se référer à une théorie sociale de nature uniquement
descriptive. Même si ce type de théorie parvient à soumettre son objet d'analyse à un
appareil critique, elle doit de plus indiquer l'instance empirique et la conception du bien
auxquelles se rattache son propre point de vue moral. Si l'autoréalisation mutuelle des
membres de la société est l'idée qui oriente la conception du bien à l'aune de laquelle
Honneth entend analyser ce qui constitue une évolution « manquée », nous allons voir qu'il
trouve dans « la dynamique sociale du mépris » un point d'ancrage extra-théorique afin
d'éviter de s'enfermer dans une pensée abstraite et irréfutable. Selon lui, le problème-clé de
toute Théorie critique qui se prétend à la rigueur est le défi consistant à « ouvrir un accès
catégorial à la réalité sociale, de façon à y faire apparaître un aspect de transcendance
intramondaine »4. Nous allons voir dans cette étude comment Honneth entend combler les
principaux déficits de la Théorie critique.
1
Honneth, La société du mépris, p. 182.
1
Ibid, p. 185.
nous voulons rendre explicite. Toutefois, Honneth admet que cette distinction est arbitraire
dans la mesure où les analyses portant sur les perturbations sociales doivent permettre
ultimement de retrouver des points de convergence entre la tradition critique d'inspiration
marxiste et la philosophie politique dominante d'inspiration rawlsiennne. La comparaison
entre ces deux approches philosophiques devrait permettre de clarifier les liens entre
« injustice » et « pathologie sociale ». Cependant, Honneth croit qu'avant de se pencher sur
les liens entre les catégories dominantes des deux types de discours :
il faudrait maintenir les deux perspectives séparées, si bien que je me penche
d'abord, en ce moment, sur l'élaboration d'une analyse de la société orientée
vers le diagnostic des pathologies sociales avec l'aide du concept de
reconnaissance. Ceci pour être en mesure de montrer que l'évolution du
capitalisme néo-libéral actuel va dans une direction où les conditions
d'autoréalisation seront, pour nous tous, considérablement meurtries5.
Il semble que, parmi les écrits de Honneth, le recueil d'articles traduits et rassemblés sous
le titre de La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique est celui qui témoigne
le mieux du large éventail couvert par le projet honnethien en philosophie sociale. Par ce
projet d'envergure, Honneth vise essentiellement à reconstruire le noyau éthique de la
Théorie critique en procédant, d'une part, à la ré-élaboration de la théorie de la
reconnaissance pour offrir à la fois un nouveau cadre et un concept formel d'éthicité faisant
office de fondement normatif, et d'autre part, à l'analyse des pathologies sociales
contemporaines perçues en terme de « paradoxes du capitalisme » et de « reconnaissance
idéologique ».
Dans ses récents travaux, Honneth offre un point de vue moral et un accès catégorial
pour conduire l'analyse des perturbations sociales dans le cadre du « nouveau »
capitalisme. De nombreux phénomènes « d'injustices » morales et politiques étaient
largement contenus par les politiques progressistes de l'ère sociale-démocrate, et qui, dans
le cadre du capitalisme néo-libéral, vont refaire surface sous d'autres formes très difficiles à
percevoir avec les schémas d'analyses disponibles. Pourtant, le témoignage d'un
changement de sensibilité affectant les diagnostics portés sur l'époque serait présent dans la
littérature contemporaine, dans les domaines de la sociologie de la culture, de la
psychologie sociale, dans la tendance au management des émotions dans les milieux de
5
Ibid., p. 180.
travail, dans certaines évolutions scientifiques et technologiques récentes. Honneth réserve
une part importante de ses écrits à ces phénomènes intrinsèquement liés aux récentes
transformations du mode de production et aux changements affectant les sociétés
démocratiques. Ce diagnostic et les thèses qu'il avance sur le lien entre le capitalisme et les
pathologies sociales font l'objet du dernier chapitre de notre mémoire. Préalablement, nous
allons voir que pour pouvoir défendre de telles thèses, Honneth se dote d'un outillage
conceptuel qui lui permet d'articuler une grammaire morale des conflits sociaux fondée sur
une théorie intégrée de l'homme et de la société : la théorie de la reconnaissance.
Le problème qui surgit de la multiplicité des emplois du terme reconnaissance est que le
contenu moral du concept de reconnaissance varie selon qu'une signification ou une autre
8
Ibid, p. 47.
9
Ibid, p. 46.
Notre étude est orientée par un ensemble de questions posées à l'œuvre de Honneth
et qui correspondent à trois domaines à la fois distincts et inter-reliés1 :
1) La question normative : quels sont les critères normatifs de l'autoréalisation
individuelle?
2) La question d'ordre empirique : comment les pathologies sociales détruisent-elles
les conditions de l'autonomie individuelle?
3) La question sociale (qui est à la fois normative et empirique) : comment une société
peut-elle assurer à ses membres les conditions d'une vie réussie?
Pour le dire en une formule, nous nous demandons en quoi la théorie honnethienne
de l'intersubjectivité présociale présuppose une conception de la vie bonne qui a la fonction
d'offrir un point de vue moral à partir duquel il serait possible d'opérer la critique des
évolutions manquées. Nous croyons que c'est à la lumière d'un concept explicite de
progrès moral que Honneth s'autorise à condamner certaines formes nouvelles
d'aliénations et de reconnaissances idéologiques.
Le premier chapitre de ce mémoire est consacré aux moyens proposés par Honneth
pour reconstruire le motif central de la Théorie critique. Il cherche à dégager les idées qui
devront être abandonnées ainsi que celles qui vont lui servir en vue d'une réactualisation.
Malgré l'évolution historique complexe de la pensée francfortoise, et le fait indéniable que
les différentes collaborations (Horkheimer, Adorno, Benjamin, Marcuse, Fromm, Pollock,
Lôwenthal, Neumann, Habermas, etc.) ne sont pas réductibles les unes aux autres, Honneth
entend néanmoins dégager un noyau éthique qui puisse servir de base pour une nouvelle
version de la Théorie critique. Les principaux représentants de l'École de Francfort
partagent un même schéma d'analyse permettant de diagnostiquer dans le développement
historique du capitalisme une forme de relation sociale qui aurait pour effet de limiter ou
d'entraver les conditions de possibilité du déploiement « complet », « sain » ou « vrai » de
la vie humaine. Selon Honneth, ce schéma forme l'unité théorique sous-tendant l'ensemble
des travaux de l'École de Francfort. Depuis le jeune Horkheimer jusqu'à Habermas, cette
unité théorique se divise en trois grandes intuitions : 1) l'idée d'une forme déficiente de
10
L'intérêt de cette subdivision en trois questions est qu'elle offre des pistes de lectures qui sont
commensurables avec les théories contemporaines de la justice sans toutefois abandonner le terrain de la
philosophie sociale.
8
Le second chapitre est consacré aux moyens théoriques par lesquels Honneth entend
ouvrir un accès catégorial à la réalité sociale de façon à y faire apparaître un aspect de
transcendance intramondaine. Nous allons voir comment il est possible d'envisager un
retour aux questions sociales par l'entremise d'une phénoménologie du mépris et d'un
rapprochement avec la sociologie française à partir d'un point de vue « post-
métaphysique ». Honneth situe les conditions de possibilité d'un développement à la fois
psychosocial et moral dans le cadre des sphères normatives relevant de la reconnaissance
mutuelle. Il entend énoncer positivement les conditions de possibilité d'une identité non
lésée sur la base d'une analyse des blessures morales. L'intuition théorique fondamentale
qui oriente ce projet est une tentative de reformuler la théorie de la rationalité (et la critique
concomitante de la raison instrumentale) sur la base d'une théorie de la reconnaissance. Il
cherche à reconstruire le motif central de la Théorie critique dans le cadre du paradigme de
l'activité communicationnelle élaboré préalablement par Habermas. Honneth vise ainsi à
faire valoir dans les termes de la philosophie actuelle une nouvelle conception de
l'interaction sociale. Selon cette approche, les relations instrumentales (qui se présentaient
comme les causes des maux sociaux dans l'ancienne Théorie critique) doivent désormais
être analysées selon les spécificités du nouveau modèle d'interaction sociale. Nous allons
voir que Honneth considère la seconde nature de nos relations réciproques de
reconnaissance comme étant la forme centrale de la rationalité humaine. Pour le dire
simplement, nous allons voir pourquoi le besoin de reconnaissance réciproque serait capital
pour nous tous au sein du monde vécu. Le besoin de reconnaissance qui correspond à
« l'estime de soi » témoigne d'une forme « intacte », « saine » ou « authentique » de
comportement intersubjectif. Selon le concept formel d'éthicité social développé par
Honneth dans La lutte pour la reconnaissance, « l'estime de soi » formerait le cœur d'une
rationalité qui serait de plus en plus déformée, recouverte et refoulée par des contraintes
utilitaristes et instrumentales ayant pour effet de nuire à l'agir social, à la solidarité et au
vivre-ensemble.
Dans le troisième chapitre, nous allons présenter le diagnostic critique que propose
Honneth dans La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique: les transformations
survenues dans les sociétés occidentales - qui doivent être interprétées comme des progrès
normatifs libérant les possibilités d'émancipation individuelle - favorisent d'une manière
tout à fait paradoxale le développement de nouvelles contraintes venant contrecarrer
l'extension de ces mêmes possibilités d'autoréalisation. Ces contraintes paradoxales
auraient pour effet de produire de nouvelles formes de souffrances sociales. Quoique
Honneth admette que ses propres réflexions sur le rôle négatif des relations instrumentales
10
n'ont pas encore été suffisamment thématisées dans son œuvre (et la raison tient au fait
que, dans La lutte pour la reconnaissance, il construit sa réflexion sur un schéma
dichotomique, celui du mépris versus la reconnaissance", opposition sur laquelle il revient
plus tard), Honneth développe une troisième catégorie: les situations de
«méconnaissance» (Verkennung, en allemand, ou misrecognition, en anglais). Honneth
doit redéfinir son approche pour prendre en compte les enjeux moraux touchant à la
reconnaissance institutionnelle et doit reformuler la catégorie marxienne de travail social en
fonction de nouvelles données sociologiques incontournables: les contraintes paradoxales.
Dans les rapports au sein de l'entreprise, dans les rapports de travail, les sujets
expérimentent des formes de reconnaissances sociales fallacieuses. En se basant sur le
modèle des contraintes paradoxales, nous allons voir comment il est possible de soutenir la
thèse selon laquelle certains sujets peuvent se trouver injustement dans des situations
d'oppression et de mépris social. Honneth tente de répondre à ce problème par le concept
de « méconnaissance » que l'on peut considérer comme un substitut au vieux concept
d'idéologie. À la fin de ce troisième chapitre, nous allons présenter un exemple empirique
de mépris social et de reconnaissance idéologique en comparant le cas de « l'entrepreneur-
travailleur » avec la figure de « l'esclave heureux ». Honneth élabore un ensemble de
critères servant à départager concrètement ce qui est ou non un cas de « méconnaissance ».
En somme, pour résumer la problématique générale qui traverse nos trois chapitres,
on se demande si Honneth parvient à faire valoir un point de vue moral qui puisse nous
autoriser à critiquer de manière rigoureuse de nouvelles formes d'aliénations et de
pathologies sociales. À la fin du parcours nous aurons en main les éléments permettant de
voir dans quelles situations, et selon quels critères, il est aujourd'hui possible d'affirmer
qu'un individu est victime (ou non) d'une forme aliénante et moralement contestable de
mépris social.
Cette première période est placée sous le signe du marxisme révolutionnaire et cesse
lorsque Horkheimer en prend la direction en 193113. Sous l'impulsion de son nouveau
directeur, l'Institut réoriente sa mission et se consacre à :
un programme de recherche original, caractérisé d'une part par une volonté de
redéploiement philosophique du marxisme, d'autre part, par la mise en place de
projets interdisciplinaires dans lesquels la critique de l'économie politique
n'occupait plus la place centrale. C'est cette problématique initiale et ses
reformulations postérieures que l'on nomme aujourd'hui « théorie critique »,
alors que les chercheurs qui furent membres de l'Institut (Horkheimer, Fromm,
Marcuse, Adorno, Habermas, Honneth...), collaborateurs proches (Kracauer,
Benjamin, Wellmer...) ou inspirés par ses travaux sont regroupés sous
l'appellation d'École de Francfort14.
12
Miguel Abensour, « La théorie critique : une pensée de l'exil? », dans Martin Jay L'imagination dialectique
(Paris : Payot, 1977), p. 418-419.
13
Gérard Raulet, « L'aporie de la théorie critique », sous la direction d'Emmanuel Renault et Yves Sintomer
(Paris : La découverte, 2003), p. 33.
Renault et Sintomer, Où en est la théorie critique, p. 7.
12
Il ne fait aucun doute que la tradition qui nous occupe est imposante et difficilement
saisissable d'un coup d'œil. L'histoire de la Théorie critique concerne des disciplines si
diverses qu'une étude exhaustive de tous les sujets abordés exigerait à son tour le travail de
toute une équipe de spécialistes de pratiquement toutes les disciplines, de la musicologie à
la sinologie, en passant par la psychanalyse et la littérature. Pour donner un aperçu de
l'ampleur de cette tradition et pour décrire sommairement l'évolution historique de la
Théorie critique on peut dire qu'elle est :
' Selon Miguel Abensour : « Plutôt que d'une école, il s'agit d'un cercle, ou mieux d'un mouvement, au sens
où l'on parle d'un mouvement d'avant-garde ». Voir « Postface. La Théorie critique : une pensée de l'exil? »,
dans L'imagination dialectique. L'école de Francfort 1923-1950 de. Martin Jay (Paris : Payot, 1977), p. 418.
Selon Yves Cusset et Stéphane Haber : « l'école de Francfort n'existe pas, tout au plus on peut situer son
commencement en divers endroits ». Voir Le vocabulaire de l'école de Francfort (Paris : Ellipses, 2002), p. 3.
Sur ces questions voir aussi les travaux de Martin Jay.
Cusset et Haber, Le vocabulaire de l'école de Francfort, p. 3.
17
II est nécessaire d'adopter une terminologie adéquate afin d'éviter tout malentendu inutile. En cohérence
avec l'usage orthographique des principaux éditeurs, traducteurs et commentateurs francophones des travaux
de Honneth, en particulier ceux réunis dans l'ouvrage La société du mépris, il nous semble préférable dans le
présent contexte d'écrire « Théorie critique » avec une majuscule sur le premier mot lorsqu'il est question de
la version francfortoise de la théorie critique de la société. Autrement, nous proposons d'écrire « théorie
critique » lorsqu'il est question d'une théorie en général qui se caractérise par le fait qu'elle présente un
caractère critique admis généralement. Ainsi, parce qu'il y a plusieurs théories critiques qui ont été proposées
dans l'histoire de la philosophie, toutes ces théories ne sont pas réductibles à la Théorie critique dont il est
question dans cette étude, et inversement, la Théorie critique de l'Ecole de Francfort ne prétend pas épuiser
toutes autres formes possibles de théorie critique.
13
Cette présentation simplifiée demeure évidemment réductrice19, mais elle révèle néanmoins
les grandes lignes d'une histoire difficile à circonscrire avec précision et concision. Au
regard d'un tel casse-tête doxographique, il semble hasardeux de prétendre pouvoir
légitimement condenser ce continuum en différentes périodes bien figées. En outre, en
accord avec Raulet, il n'apparaît pas nécessaire de trancher définitivement sur la question
de savoir, en toute exactitude, s'il y a une ou deux Théories critiques (ou même trois ou
quatre avec les apports d'Habermas et ceux plus récents de Honneth)20. Il est toutefois
possible d'employer l'expression « Théorie critique » dans un sens philosophique plus
générique faisant aujourd'hui l'objet d'un consensus.
secteurs les plus divers » . Au regard de sa propre démarche visant à retracer l'odyssée
intellectuelle francfortoise, Jay ajoute « [qu'essayer] de donner une vue d'ensemble du
développement de l'Institut semblait donc être, malgré l'inévitable superficialité avec
laquelle étaient abordés certains points, une perspective légitime »2 . Deuxièmement, cette
idée d'une cohésion d'ensemble est également partagée par l'important collectif d'auteurs
intitulé Oit en est la Théorie critique?. Il ne s'agit pas tant d'une thèse historique, mais
d'une manière de penser et de présenter la continuité à l'intérieur d'une même tradition,
aussi hétérodoxe soit-elle. Troisièmement, selon Abensour, « définir la théorie critique
implique de mettre en valeur une perspective unitaire structurée par de grandes options
théoriques auxquelles les membres donnent leur adhésion, même si ces positions de départ
peuvent s'actualiser différemment, donner naissance à des visées non identiques »23. Enfin,
défendant aussi cette idée de la cohérence avec insistance dans ses récents travaux, Honneth
confirme à plusieurs reprises dans La société du mépris que tous les représentants de la
Théorie critique sont restés attachés, de Horkheimer à Habermas, à certaines idées et
présuppositions fondamentales qui, ultimement, renvoient au programme commun
consistant à produire une analyse critique de la société .
!
Abensour, « Postface. La théorie critique : une pensée de l'exil? », p. 421.
1
Honneth, La société du mépris, p. 102.
'lbid.,p. 101.
15
je ne suis pas non plus convaincu qu'une réalité devenue complexe et qui
change rapidement puisse s'explorer sans autre façon dans le cadre d'une seule
théorie, serait-elle interdisciplinaire.26
Selon l'auteur, il n'est plus possible aujourd'hui de reprendre les analyses de l'ancienne
Théorie critique sans y apporter de majeures modifications. Plusieurs thèses et diagnostics
perdent leur sens une fois transposés tels quels dans l'époque présente. Pour les générations
plus jeunes qui ont grandi en ayant à l'esprit la social-démocratie, la diversité des cultures,
le pluralisme des valeurs, la fin des « grands récits », toute critique de la société qui prétend
trouver sa fondation ultime dans une philosophie de l'histoire suscite une incompréhension
légitime. Par contre, plusieurs idées développées dans le cadre de cette tradition offrent
encore des ressources théoriques pour résoudre des problèmes pourtant bien réels et dont on
ne traite plus en philosophie contemporaine. Le projet et la promesse d'une critique
normative de la société soulèvent encore les passions.
26
Ibid., p. 181.
27
JUrgen Habermas, « Trente ans plus tard : remarques sur Connaissance et intérêt », dans Emmanuel Renault
et Yves Sintomer (dir.), Où en est la Théorie critique? (La découverte, Paris, 2003).
!8
Le lien de proximité et de distance qu'entretient Honneth avec la tradition de la Théorie critique nous
semble plus à propos pour notre problématique qu'une autre approche strictement analytique qui consisterait à
opposer à cette tradition la réalité massive des nouvelles interactions sociales dans la simple intention de la
critiquer.
16
29
Honneth, La société du mépris, p. 39-100.
i0
Ibid., p. 40.
31
Pour ne nommer que quelques noms parmi tous ceux que Honneth rattache directement ou indirectement à
cette discipline.
32
Ibid., p. 4L
"Ibid.
17
34
Ibid, p. 65.
35
1bid, p. 182.
18
Le type d'analyse mené par l'Institut doit pouvoir, d'un côté, s'appuyer sur des données ou
des « faits » vérifiables empiriquement, et de l'autre, définir la perspective morale à partir
de laquelle se construit le jugement critique.
La Théorie critique s'est donné pour tâche principale la critique de son époque. Elle
a tenté d'offrir un lieu pour penser les grandes transformations survenues dans la première
moitié du XXe siècle : l'échec des révolutions prolétaires, la récupération du marxisme sous
des idéologies grossières, la montée du fascisme en Europe, le passage à l'âge libéral du
capitalisme et l'émergence d'une culture de masse, plus précisément :
la critique de la réalité sociale existante ou « critique de l'idéologie »
(Ideologiekritik) se donne pour tâche de révéler le potentiel rationnel que
contiennent l'état présent des forces productives ainsi que les vestiges d'idéaux
bourgeois (autonomie, égalité, justice), face aux obstructions que leur opposent
des rapports de production fétichisés par l'échange marchand et les modes
correspondants de domination politique et culturelle. La stylisation
philosophique de la critique marxienne de la réification marchande dans une
« critique de la raison instrumentale » peut à cet égard être considérée comme
le leitmotiv de la théorie critique .
La Théorie critique cherche alors à mettre en œuvre une pensée significative portant
sur ce qui entrave la liberté et l'émancipation sociale. Le programme initial de la Théorie
critique prend la forme d'un « matérialisme interdisciplinaire » qu'il est possible de diviser
en trois orientations différentes afin d'en dresser un portrait général37 :
1. L'analyse économique du capitalisme avancé. La distinction entre le capitalisme
d'État et le capitalisme libéral. Le premier caractérise aussi bien l'économie
planifiée de l'Union Soviétique que l'économie allemande sous le national-
socialisme et renvoie à une forme de domination économique et politique
particulière. Le second, décrit par Marx, correspond à une phase antérieure du
capitalisme à l'intérieur duquel les sphères de l'économique, du politique et du
culturel ne faisaient encore que se superposer sans s'agglutiner dans des monopoles.
2. La recherche portant sur l'intégration socio-psychologique des individus. Cette
orientation peut être résumée ainsi : « L'outil psychanalytique fourni par Fromm
36
Raphaël Alvarenga et Louis Carré, « Théorie critique », dans DicoPo, Dictionnaire de théorie politique,
sous la direction de Vincent Bourdeau et Roberto Merrill, 2008 [en ligne],
http://www.dicopo.org/spip.php7articlel07 (consulté le 11 mai 2010), s.p.
37
Nous empruntons cette tripartition à Alvarenga et Carré, op. cit.
19
^lbid., s.p.
20
Comme on le sait, Honneth vise à établir les conditions de l'élaboration d'une « nouvelle »
version de la Théorie critique. Au fil d'un dialogue méthodique qu'il va entreprendre avec
les œuvres de Horkheimer, d'Adorno et de Habermas, son examen de la tradition
francfortoise le conduit à rediscuter des sources de validités et des fondements de cette
tradition par l'identification de ses principaux déficits.
39
Abensour, « Postface. La théorie critique : une pensée de l'exil? », p. 420-421.
21
Ce qui apparaît rétrospectivement comme étant les faiblesses de l'ancienne Théorie critique
(avant Habermas) et la source des problèmes susmentionnés peut se résumer dans les
expressions-clés suivantes : 1) Le déficit sociologique et la radicalisation de la théorie
wébéro-marxiste de la réification; 2) le déficit normatif et le concept de Raison historico-
philosophique; et 3) la sous-estimation de l'État de droit démocratique. Même si, dans ce
qui précède, nous avons dit quelques mots sur l'origine des tensions qui surgissent
aujourd'hui de l'héritage francfortois, il faut maintenant reprendre ces déficits un à un pour
rendre compte des raisons qui motivent Honneth à abandonner le modèle de l'ancienne
Théorie critique.
D'une part, parmi les présuppositions et les généralisations qui ont orienté le
développement de la Théorie critique, le réductionnisme économiste est à la fois une source
du problème et la raison pour laquelle cette dernière a perdu le rôle majeur qui fut le sien
dans les diagnostics portés sur l'époque contemporaine :
Pour Honneth, en renonçant à concevoir une forme de reproduction sociale
différente des impératifs fonctionnels, le jeune Horkheimer a très vite perdu de
vue le domaine du social, c'est-à-dire ce domaine dans lequel des sujets
individuels et collectifs développent des actions communes par le biais de la
communication, entrent en conflit sur des interprétations divergentes autant que
sur la distribution des ressources matérielles.42
Les premiers Francfortois auraient alors renvoyé avec trop d'empressement les dimensions
psychologiques individuelles et les phénomènes culturels aux principes fonctionnels de la
41
Renault et Sintomer, Où en est la théorie critique, p. 14.
42
Olivier Voirol, « Préface », dans La société du mépris, de Axel Honneth, p. 11.
23
structure économique. Si l'objectif de la critique est la mise en cause de l'ordre social, il lui
faut procéder à un diagnostic sur la spécificité de ce domaine. Un tel modèle ne peut donc
pas se permettre de faire l'économie d'une description adéquate des éléments structurants.
En réduisant toute forme de reproduction sociale aux impératifs fonctionnels issus du mode
de production économique, la Théorie critique est restée aveugle non seulement aux
pratiques et logiques qui se produisent sur d'autres dimensions, mais aussi aux diverses
formes de souffrances sociales ou des violences morales. D'autre part, la radicalisation de
la théorie wébéro-marxiste de la réification a eu des conséquences rétroactives négatives
plus importantes sur l'économie générale de la Théorie critique que ce que l'on pourrait
penser. En restant fixés sur l'aliénation du prolétariat et l'ajournement de la révolution, les
auteurs n'ont pas été en mesure de définir la forme de « transcendance intramondaine » se
trouvant au fondement de leur diagnostic.
dynamique historique est identifiée au fait qu'une classe sociale particulière, ayant la
vocation de renverser l'ordre social existant, incarne la tendance et l'intérêt de l'humanité à
l'émancipation.
43
/*;W.,p.73.
Honneth, La société du mépris, p. 146
26
propose plutôt d'interpréter ce type de discours comme le lieu d'une série d'instruments
rhétoriques par lesquels les auteurs tentent d'établir une critique radicale de la société en
offrant de nouvelles descriptions servant à faire apparaître sous un jour nouveau des
situations de la culture capitaliste devenues familières et banales à nos yeux. Par contre,
même si la prétention à la vérité de La Dialectique de la raison et les travaux tardifs
d'Adorno ne peut pas être réduite ou être mesurée à l'aune des seuls critères de la
philosophie sociale contemporaine, il n'empêche que toute théorie qui pose une évaluation
sur nos conditions de vie présuppose un tel fondement. Conséquemment, malgré l'abandon
de la théorie hégélo-marxiste de la conscience de classe et la radicalisation la théorie
wébéro-marxiste de la réification, il n'en demeure pas moins que l'objectif de la Théorie
critique demeure celui de découvrir notre monde comme un contexte de vie sociale dont les
orientations et les réalisations peuvent être considérées comme étant « pathologiques » dans
la mesure où elles entrent en contradiction avec les conditions (présupposées ou
hypothétiques) de la vie bonne. Si l'on suit Honneth dans l'interprétation qu'il fait de cette
radicalisation de la théorie de la réification comme un discours d'ordre davantage poétique
que philosophique, la Théorie critique laisse alors tomber non seulement le domaine des
sciences sociales, et les principes épistémologiques sur lesquels elle repose, mais elle va
également devoir revoir le critère de sa critique normative. Enfin, le « sauvetage par
esthétisation » de La Dialectique de la raison ne change rien au fait que Adorno et
Horkheimer restent néanmoins attachés à la figure onto-téléologique de la réification et de
la rédemption.
45
Renault et Sintomer, Où en est la théorie critique, p. 15.
27
En somme, que ce soit sous forme négative avec Adorno ou positive avec
Habermas, on trouve la même conception à l'arrière-plan de la Théorie critique : « un
46
Ibid., p. 18.
41
Ibid., p. 19.
4
* Ibid., p. 23.
Honneth, La société du mépris, p. 108.
29
processus historique de développement est déformé par les relations sociales dans un sens
tel que l'on ne puisse y remédier que de manière pratique »50. Les philosophes de l'École
de Francfort sont ainsi restés fidèles à une définition de la vérité qui s'appuie sur le concept
emphatique de « Raison » issu de la tradition philosophique de l'idéalisme allemand. Ce
concept de vérité hérité de Hegel ne les a jamais abandonnés complètement et resurgit dans
l'expression « raison instrumentale ».
Pour Habermas et Honneth, il faut concéder aux institutions juridiques et politiques une
capacité à répondre de manière minimalement convaincante à un large éventail de
problèmes éthiques et de questions morales. Au plan formel, le système juridique et
constitutionnel des démocraties affiche une conceptualité - d'interprétation et de pensée
juridico-morales - qui doit être considérée comme étant supérieure comparativement à celle
qui était incorporée aux catégories morales dans les institutions politiques des sociétés
traditionnelles. Or, comme nous l'avons vu, l'horizon à partir duquel l'ancienne Théorie
critique a perçu l'histoire qui lui était contemporaine était tellement obscurci qu'il ne
semblait subsister aucun élément qui puisse être identifié à la « raison ».
50
Ibid, p. 103.
51
Alexandre Dupeyrix, « Emmanuel Renault, Yves Sintomer (dir.), Où en est la théorie critique ?, Paris, La
Découverte, coll. «Recherches», 2003, 286 p., 31 €. », Astérion 2 (ju'Het 2004),
http://asterion.revues.org/document99.html (consulté le 11 mai 2010) : s.p.
30
Sans aucun doute, il s'est créé un fossé entre les nouvelles réalités politiques et
l'appareil catégorial de l'ancienne Théorie critique. Pour les raisons décrites
précédemment, les anciens modèles ne permettent plus d'analyser convenablement les
phénomènes de société auxquels le philosophe d'aujourd'hui doit faire face. Qu'il soit
question des débats portant sur le « nouveau capitalisme », les mouvements sociaux,
l'écologie, le multiculturalisme, le cosmopolitisme, le clonage, le néo-libéralisme,
l'intelligence artificielle, la Théorie critique doit être repensée en profondeur afin qu'elle
puisse nous aider à formuler des réponses significatives à ces problématiques. Un tel
modèle doit pouvoir nous offrir un cadre d'actualisation. Selon Honneth, le défi consiste à
clarifier les moyens épistémologiques servant à donner à la critique de la raison
instrumentale une forme plus appropriée au contexte d'aujourd'hui en prenant acte des
libertés acquises dans les démocraties libérales. Pour pallier ce manque, Habermas et
Honneth tentent respectivement de reprendre la question des fondements normatifs de la
Théorie critique dans le but d'expliciter soit un concept de raison communicationnelle, soit
un concept de reconnaissance sociale; deux perspectives qui prétendent résister au
négativisme d'Adorno.
52
Par ailleurs, rien n'empêche quiconque de poursuivre la critique radicale des sociétés démocratiques et de
l'État de droit par la mise au jour des « pathologies sociales » à l'aide d'un discours poétique visant à
déplacer nos convictions axiologiques et ne revendiquant aucune prétention normative. Par contre, on doit
reconnaître avec Habermas et Honneth que, dans ce contexte, le type de vérité revendiquée et la force du
jugement porté sur les choix de société sont grandement amoindris par rapport aux exigences de la
philosophie contemporaine. Tant qu'il s'agit de revendiquer une perspective théorique, il n'est pas possible de
nier les trois déficits susmentionnés.
31
individuelle et sociale. Nous allons voir par exemple dans le prochain chapitre le rôle
fondamental que joue la sphère du droit pour la théorie de la reconnaissance.
La Théorie critique va reprendre cette idée éthique construite sur la relation entre, d'une
part, le maintien des normes de rationalité les plus élevées, et d'autre part, le pouvoir d'une
société à offrir à tous ses membres la possibilité d'une réalisation de soi réussie. Nous
allons voir dans le prochain chapitre comment Honneth entend reprendre cette idée dans le
cadre de sa théorie de la reconnaissance. En effet, la conviction fondamentale implicite
défendue par Hegel et par la Théorie critique est la suivante : une forme intacte de société
est uniquement possible si une instance d'universalité rationnelle peut fournir aux membres
de la société des orientations morales leur permettant de mener leur vie de manière
satisfaisante et rationnelle à la fois. L'autoréalisation de l'être humain dépend donc de sa
relation à une universalité gouvernée par la raison. L'autoréalisation devient possible pour
tous au sein du déploiement d'une praxis commune portée par des visées rationnelles et
universelles. Autrement dit, selon cette idée, seule une pratique effective et rationnelle
portée par les sujets sociaux peut remédier aux troubles irrationnels de « l'époque ».
L'argument qui est supposé fournir la garantie d'une forme « réussie » de vie sociale repose
donc sur le présupposé d'une universalité intramondaine. L'universel rationnel qui se
déploie dans l'histoire doit être conçu comme le potentiel d'une modalité invariante de
capacité humaine objective et disponible de manière pratique.
54
Ibid, p. 106.
33
Ibid, p. 23.
Ibid, p. 94-95.
34
L'analyse des pathologies sociales exige une explication des processus ayant contribué à
leur dissimulation. Selon cette version de l'aliénation, la situation d'anomie sociale aurait
pour propriété de causer par elle-même un aveuglement ou une apathie généralisée dont
l'absence de toute réaction publique est la conséquence paradoxale. Or, il est aujourd'hui
convenu que le recours à ce type d'argumentation doit être complété par des éléments
sociologiques ou historiques afin d'établir un lien de cause à effet entre l'existence de
situations d'anomie sociale et l'absence de réactions ou de comportements publics58. Selon
Renault, même si les notions de « souffrances sociales » et de « pathologie sociale » ne sont
pas encore reconnues comme des idées majeures dans l'histoire des sciences humaines,
elles ont pourtant joué un rôle décisif dans l'émergence de ces dernières. Aujourd'hui, le
concept de pathologie sociale fournit un cadre de problématisation du social et un socle
pour l'analyse critique du temps présent59.
57
Ibid., p. 115.
58
Comme nous allons le voir dans le troisième chapitre, ce n'est que « lorsque ce type d'analyse parvient à
convaincre les destinataires qu'ils se trompent effectivement sur le caractère factuel de telles situations
sociales que leur illégitimité se manifeste publiquement avec quelque chance d'être reconnue » (Honneth, La
société du mépris, p. 115).
9
Emmanuel Renault, Souffrances sociales : sociologie, psychologie et politique (Paris : La découverte,
2008), p. 204-205.
35
60
Le concept de praxis rationnelle et l'idée d'un intérêt d'émancipation sont au centre de la réflexion
habermassienne. Pour Habermas, l'émancipation est liée à un degré très élevé d'entente intersubjective; il faut
une entente sans contrainte entre les individus pour qu'ils puissent coopérer solidairement.
36
3. Pourtant, une vie sociale réussie devrait pouvoir se réaliser selon un idéal pratique
d'autoréalisation coopérative, c'est-à-dire en respectant les conditions et en
rencontrant les exigences d'une praxis rationnelle de coopération mutuelle.
4. Cependant, un phénomène de voilement de la conscience individuelle (aliénation,
réification, aveuglement, etc.) ou de dissimulation des faits accompagne, d'une part,
la déformation sociale de la raison et empêche, d'autre part, les sujets de prendre
conscience de leur situation (exploitation, soumission, domination, etc.); la « fausse
conscience » des sujets entrave par conséquent à la fois l'accès à une vie sociale
réussie (condition pour « guérir » des maux sociaux) et le processus historique de
libération des potentiels émancipatoires.
5. Parce qu'il n'y a pas de destinataires prédéfinis qui puissent réaliser l'idéal éthique
de coopération mutuelle (par la conversion du contenu de la théorie en une praxis
de transformation sociale efficace), la déformation pathologique crée chez les sujets
concernés une forme particulière de souffrance : le sentiment de ne pas pouvoir
accéder à leur réalisation.
6. Cette souffrance est un témoignage empirique (un fait) qui justifie le maintien de
l'intérêt d'émancipation soit dans le cadre d'une théorie normative soit dans le cadre
d'une praxis politique : l'objectif politico-moral de l'autoréalisation mutuelle
implique concrètement le recouvrement d'une rationalité non-aliénée.
éthique consistant à insister sur une forme de pratique commune dans laquelle
les sujets peuvent, ensemble ou en coopération, parvenir à l'autoréalisation61.
Selon Honneth, on ne peut véritablement parler d'une pathologie de la société que si l'on
dispose de certaines hypothèses sur les conditions de l'autoréalisation de l'être humain.
C'est pourquoi l'avenir de cette tradition dépend de sa capacité à élaborer une éthique
formelle qui puisse rendre compte des conditions pratiques de l'autoréalisation et de
l'émancipation sociale.
permettrait de s'en émanciper. Honneth croit qu'il faut tenter de sortir la Théorie critique de
ces deux impasses. L'avenir de la critique normative repose donc sur sa capacité à indiquer
l'instance pratique et le moteur social qui porterait en eux l'intérêt d'émancipation. Or, ne
plus pouvoir apporter de preuve empirique de l'existence d'un tel intérêt émancipatoire
rend caduques ses dimensions politiques et normatives. De plus, étant donné le manque de
confiance dans l'identification des maux sociaux, la théorie est en définitive la seule forme
de critique légitime. Or, pour le dire abruptement, le type de critique théorique dont peut se
réclamer le négativisme de type adornien s'exerce sans garants cognitifs et pratiques. Ne
pouvant affirmer l'existence de sujets politiques susceptibles de porter la transformation en
vue d'un progrès moral, ce modèle de critique sociale perd de sa pertinence aux yeux de la
philosophie contemporaine.
63
Ibid, p. 191.
64
Ibid., p. 187.
39
philosophie du langage. Le retour aux questions sociologiques passe donc par la mise au
jour du site d'où émane une forme de rationalité émancipatrice différente de celle proposée
jadis par l'ancienne Théorie critique. Ce programme se constitue en trois temps :
Dans un premier temps, Habermas passe du paradigme marxiste de la
production à celui de l'activité communicationnelle, dans le cadre duquel il
s'agit de montrer que ce n'est pas dans le travail social mais dans l'interaction
sociale que se trouvent les conditions du progrès social. Dans un deuxième
temps, Habermas déploie donc une pragmatique du langage qui se propose
d'éclaircir les présuppositions normatives qui constituent le potentiel de
rationalité de l'activité communicationnelle. Enfin, dans un troisième temps, il
construit sur cette base l'esquisse d'une théorie de la société qui retrace le
processus de la rationalisation de l'activité communicationnelle jusqu'au point
historique où il conduit au développement de différents médias de régulation
sociale.65
Selon Habermas, le nouveau lieu d'où peut se manifester une forme de rationalité « non-
pathologique » est une instance pratique commune à tous les sujets sociaux : la délibération
argumentative. La possibilité d'une entente intersubjective entre sujets dotés de compétence
langagière est préjugée à même l'activité de la communication quotidienne. Ce processus
de l'entente mutuelle est conditionné par la quête d'un accord entre participants. Dans cette
perspective, les exigences normatives de l'entente sont toujours déjà présentes à même la
pratique quotidienne de la compréhension intersubjective. Au moyen du langage, par
l'usage public de la raison dans la recherche d'un accord sur des préoccupations partagées,
certaines orientations normatives se rendent possiblement légitimes socialement. Pour
répondre aux deux impasses provenant des déficits sociologiques et normatifs de l'héritage
francfortois, « Honneth souligne combien, chez Habermas, ce principe d'entente ordinaire
par la communication est essentiel pour offrir un réfèrent pour une théorie critique
soucieuse de fonder son point de vue normatif dans une pratique sociale effective. »66 La
différence fondamentale entre le diagnostic négativiste et la théorie habermassienne réside
donc dans le fait que :
Habermas est capable de proposer un concept systématique de ce qui est
aujourd'hui menacé par la domination des systèmes; là où prédominent, dans
les approches négativistes, les prémisses peu claires d'une anthropologie à
peine articulée, son approche présente une théorie du langage qui est capable de
montrer de façon convaincante que le potentiel de l'être humain qui est
65
Ibid, p. 187-H
66
Ibid, p. 14.
40
Si Habermas fait déboucher sa théorie de la société sur un diagnostic historique qui finit par
converger avec les courants négativistes, « [à] la différence des autres variantes de la
Théorie critique, la reformulation habermassienne contient une conception capable
d'exposer la structure de la pratique qui risque d'être détruite par les tendances de la société
sur lesquelles porte la critique » . Autrement dit, la théorie de l'agir communicationnel
répond, dans sa structure formelle, aux exigences de la philosophie sociale dans la mesure
où elle situe la sphère préscientifique d'émancipation dans l'objectif d'une entente au
moyen de la communication. Honneth considère également ce processus comme une sphère
préscientifique d'émancipation que la critique peut encore invoquer pour rendre compte de
son point de vue normatif. Contrairement à la critique négativiste, une telle perspective
rend possible, dans la structure même de la théorie, une forme de critique morale exercée
de manière pratique via les paramètres de l'éthique de la discussion.
67
Ibid, p. 188
M
Ibid.
69
Ibid, p. 189.
41
70
Ibid, p. 190.
Renault et Sintomer, Où en est la théorie Critique, p. 24.
42
Si la réalité sociale est conçue de cette manière, la conséquence théorique qui en résulte est
la suivante : « toute forme de critique qui cherche à se localiser elle-même dans le cadre de
la réalité sociale doit apparaître comme impossible, ne serait-ce que parce que celle-ci ne
présente plus de structure permettant d'y découvrir des déviations sociales, sans même
parler d'intérêts ou d'attitudes émancipatoires »73. Honneth situe le point de départ
méthodologique du renouvellement de la Théorie critique dans la capacité pour une telle
théorie d'indiquer non seulement son ancrage extra-théorique dans le social, mais
également dans sa disposition à rendre visible ce qui dans la pratique peut favoriser
l'émancipation :
Le rapport spécifique que Horkheimer, en poursuivant la ligne de pensée de
l'hégélianisme de gauche, a établi entre théorie et pratique présuppose une
définition des forces motrices sociales qui, dans le processus historique, tendent
à critiquer et dépasser les formes établies de domination [...] la Théorie critique
dépend par conséquent, en son cœur le plus intime, de la définition quasi-
sociologique d'un intérêt émancipatoire existant dans la réalité sociale elle-
même7 .
Nous avons dit que l'instance préscientifique qui confère une base sociale à la perspective
normative ouverte par Habermas est le processus de rationalisation communicationnelle du
monde vécu. Or, le problème que perçoit Honneth avec un tel processus vient du fait qu'il
s'accomplit hors des consciences individuelles. Selon Honneth, la théorie habermassienne
n'offre pas de réponse convaincante à la question de savoir quelles expériences morales à
l'intérieur de la réalité sociale sont supposées correspondre à son point de vue critique. En
effet, la perspective adoptée par Habermas limite son intervention à l'analyse des
restrictions sociales et cognitives qui s'opposent ou nuisent à une application, sans
entraves, des règles langagières rationnelles et universelles. La première difficulté soulevée
par Honneth est que ce processus désigné comme la rationalisation communicationnelle du
monde vécu s'accomplit à l'insu des sujets. Ainsi :
son déroulement ne repose pas sur des intentions individuelles et, d'une façon
générale, n'est pas non plus intuitivement donné à la conscience des individus.
Le processus émancipatoire dans lequel Habermas ancre la perspective
normative d'une théorie critique ne se répercute d'aucune manière dans les
expériences morales des sujets intéressés [...] en tout cas, il est impossible de
trouver dans la réalité sociale un quelconque répondant de l'instance
préscientifique à laquelle renvoie réflexivement la perspective normative de la
théorie habermassienne75.
75
Ibid, p. 191.
16
Ibid, p. 191.
11
Ibid.
44
Par la mise à jour des thèses formant le cœur de cet héritage, nous avons vu en quoi
la Théorie critique présuppose une thèse morale selon laquelle la finalité normative des
sociétés modernes devrait consister à rendre l'autoréalisation mutuellement possible. Du
point de vue du programme initial inspiré par l'hégélianisme de gauche, la possibilité de
voir cet idéal se réaliser concrètement repose sur le postulat selon lequel des forces
spirituelles agissantes dans le monde posséderaient un potentiel émancipatoire susceptible
de transformer les sociétés humaines vers un plus grand bien commun. Selon l'implicite
morale d'une telle conception téléologique, la possibilité de rendre possible
l'autoréalisation sociale repose sur le dépassement de l'état de domination et de réification
en vue d'une finalité historique, morale, rationnelle et effective. D'un point de vue pratique,
la reconnaissance de ce processus historique par le prolétariat devait entraîner avec elle le
mouvement révolutionnaire des forces motrices sociales orientées par la réalisation de
8
Nous avons vu pourquoi, selon Honneth, même si les apports personnels des différents membres de
l'Institut sont variés et irréductibles les uns par rapport aux autres, l'avenir de la Théorie critique nécessite
néanmoins une reconstruction quasi-systématique de son motif central.
45
principes moraux valables universellement. Pour les raisons dont il a été question dans ce
chapitre, il n'est plus possible aujourd'hui de faire appel à une telle conception téléologique
de l'histoire pour « fonder » une critique normative de la société. On ne peut pas soutenir à
la fois qu'une instance d'universalité rationnelle est le fondement normatif de toute
critique, puis affirmer que la cause des pathologies sociales se situe dans un manque de
rationalité sociale, et enfin, nier par ailleurs toute possibilité de trouver dans le monde une
telle rationalité ou un sujet susceptible de porter cette universalité. Autrement dit, on ne
peut pas dire aux membres d'une société qu'ils doivent tous, d'une part, s'orienter en
fonction de principes qu'ils peuvent comprendre comme étant les fins rationnelles,
historiques et inévitables de leur autoréalisation, ou encore que toute déviation par rapport à
cet idéal ne peut que mener à une régression morale, et d'autre part, ne disposer d'aucune
hypothèse sur les conditions empiriques de l'autoréalisation de l'être humain79.
79
La prochain chapitre sera l'occasion pour nous de discuter de ce point plus en profondeur afin de voir la
manière dont Honneth entend se sortir de cette impasse.
80
Honneth, La société du mépris, p. 185.
46
La « nouvelle » théorie critique doit être à la fois le résultat fondé d'une analyse
précise des processus de développement de l'être humain, et des obstacles qui viennent
perturber ce même développement. S'il est vrai que « [1]'avenir de la philosophie sociale
dépend donc aujourd'hui entièrement de la possibilité de fonder des jugements éthiques
concernant les conditions de possibilités de toute vie humaine »83, les critères normatifs qui
seront à la base de cette théorie devront être issus du domaine social. Le second chapitre de
cette étude est consacré à la manière dont Honneth entend se mesurer à cette exigence :
reformuler la Théorie critique sur la base de la théorie de la reconnaissance.
81
Franck Fischbach, « Axel Honneth, retour aux sources de la théorie critique : la reconnaissance comme
"autre de la justice" », dans Où en est la théorie critique?, sous la direction d'Emmanuel Renault et Yves
Sintomer (Paris : La découverte, 2003), p. 175.
82
La société du mépris, p. 88
n
Ibid., p. 97
Chapitre 2 La reconstruction de la Théorie critique sur
la base de la théorie de la reconnaissance
2.1. Introduction
Dans ce second chapitre, nous voulons présenter la théorie de la reconnaissance
honnethienne en attirant l'attention sur la signification politico-morale du concept de
reconnaissance. Dans la première section de ce chapitre, nous allons montrer pourquoi le
renouvellement de la Théorie critique s'effectue sur la base d'une rupture avec Habermas.
Honneth affirme que, chez Habermas, le « linguistic turn » le conduit à mettre en
équivalence la fonction méthodologique du langage avec son primat factuel. Or, par ce
choix théorique, la théorie habermassienne ferait l'impasse sur les aspects non langagiers
de la communication sociale. Partant de cette critique de la théorie de l'agir
communicationnel, Honneth offre une solution de rechange : la théorie de la
reconnaissance.
Dans la troisième section de ce chapitre, nous tenterons d'établir le lien entre l'idéal
de la réalisation de soi et la conception honnethienne de la vie bonne. La question qui nous
préoccupe est celle de comprendre comment Honneth parvient à reformuler la thèse selon
laquelle la possibilité d'autoréalisation d'un sujet individuel dépend de sa capacité à se
combiner de manière pratique à l'autoréalisation des autres membres de la société. Nous
48
allons montrer qu'en fait, Honneth propose un concept formel d'éthicité suivant lequel la
possibilité d'offrir aux membres des sociétés une forme de vie réussie est un objectif qui
répond aux objections du relativisme éthique. Nous allons indiquer, succinctement, en quoi
cette conception de la vie bonne et le renouvellement de l'analyse des pathologies sociales
peuvent avoir un impact sur les débats contemporains en philosophie politique84. Enfin,
nous allons présenter la critique du rôle du concept de « raison instrumentale » pour
l'analyse des pathologies dans le cadre de la théorie de la reconnaissance.
84
Est définie comme juste, selon Honneth, une société qui garantit à ses membres la chance institutionnelle et
structurelle de se réaliser sur le plan éthique.
85
Honneth, La société du mépris, p. 194.
49
Honneth s'appuie sur des études sociologiques et historiques pour rendre compte du
fait que les motivations à la base du comportement protestataire proviennent d'une
expérience morale plutôt que d'être orientées par des principes moraux :
Avec une grande régularité, l'examen de telles études met en évidence que ce
qui, du point de vue des motivations, est à la base du comportement
protestataire, n'est pas l'orientation en fonction de principes moraux
positivement formulés, mais l'expérience d'atteintes aux idées intuitivement
données de la justice.86
S6
Jbid.,p. 192.
87
Ibid.
50
encore de déshonneur. Selon Honneth, « pour les personnes concernées, de tels cas se
présentent toujours lorsque, contrairement à leur attente, une reconnaissance considérée
comme méritée n'intervient pas. J'aimerais désigner l'expérience morale que les sujets
humains font typiquement dans de telles situations comme le sentiment de subir un mépris
social ».88
Tandis que la théorie habermassienne n'est pas en mesure de fournir les ressources
théoriques pour mener convenablement une critique des atteintes physiques et morales liées
aux exigences d'identité acquises à travers la socialisation, Honneth propose de son côté de
repenser le paradigme de la communication dans les termes de la théorie de la
reconnaissance. Dans ce nouveau cadre, Honneth se demande en quel sens la violation des
conditions normatives de l'interaction se répercute sur les sentiments moraux des sujets
lésés. Sa réponse est la suivante :
dans la mesure où l'expérience de la reconnaissance sociale est une condition
dont dépend le développement de l'identité personnelle dans son ensemble,
l'absence de cette reconnaissance, autrement dit le mépris, s'accompagne
nécessairement du sentiment d'être menacé de perdre sa personnalité. À la
différence de ce qui se passe chez Habermas, il existe donc ici un lien étroit
entre les dommages que subissent les conditions normatives de l'interaction
sociale et les expériences quotidiennes. Lorsque ces conditions sont violées et
que l'on refuse à une personne la reconnaissance qu'elle mérite, elle y réagit en
règle générale par des sentiments moraux qui accompagnent l'expérience du
mépris, et donc par la honte, la colère ou l'indignation89.
L'expérience morale, empiriquement vécue par les sujets sociaux méprisés, devient
l'ancrage extra-théorique de la théorie honnethienne : « les sentiments d'injustices qui
s'accompagnent de formes structurelles de mépris constituent un fait préscientifique
permettant à une critique des rapports de reconnaissance d'apporter la preuve sociale de sa
propre perspective théorique » . Dans cette perspective, les sujets se rencontrent toujours
dans l'horizon d'une attente réciproque de reconnaissance et, ce qui dans la vie sociale
quotidienne est interprété comme étant des formes nouvelles d'injustices sociales, se
manifestent dans les expériences morales vécues. Conséquemment, l'obtention de la
reconnaissance sociale représente alors la condition normative de toute activité
88
Ibid.
89
Ibid., p. 193.
90
Ibid., p. 193.
51
communicationnelle. Il est possible d'entrevoir ici la façon dont Honneth va reformuler les
questions normatives soulevées par sa nouvelle version de la Théorie critique. Dans la
mesure où il propose une théorie par laquelle l'existence sociale d'un intérêt émancipatoire
peut être attestée dans l'expérience intersubjective, la question qui nous occupe est la
suivante : « quelle forme devrait prendre une culture morale qui confère aux intéressés,
méprisés ou exclus, la force individuelle d'articuler leurs expériences dans l'espace public
démocratique »91? Tandis que la conception normative du bien demeure à ce stade encore
formulée de manière négative (le mépris social est une forme de régression morale), nous
pouvons voir qu'elle dessine en creux une conception, positive cette fois, du progrès moral.
Nous allons voir dans ce qui suit comment Honneth s'y prend pour passer de cette
formulation négative à une conception positive de l'éthicité sociale. Disons préalablement
que le cœur normatif des idées de la justice partagées intuitivement par les sujets méprisés
doit être constitué « par les attentes liées au respect de la dignité, de l'honneur ou de
l'intégrité propres » .
91
Ibid, p. 202.
92
Ibid., p. 192.
52
constitue une atteinte qui menace de ruiner l'identité de la personne toute entière »93. Un tel
risque d'effondrement de l'identité personnelle possède sans aucun doute un caractère
moral.
Honneth, La lutte pour la reconnaissance (Paris : Les éditions du Cerf, 2000), p. 161.
94
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 49.
53
La thèse défendue dans l'ouvrage le plus connu de l'auteur est cette idée
fondamentale « que la lutte pour la reconnaissance constitue la force morale qui alimente le
développement et le progrès de la société humaine »95. La Lutte pour la reconnaissance
débute par une présentation de la transformation de la philosophie politique classique
(Aristote) en philosophie sociale (Machiavel et Hobbes). La réflexion se pose sur les
moyens d'harmoniser politiquement les désirs individuels contradictoires et concurrents.
Puis, avec Hegel, la philosophie se penche sur les moyens catégoriaux servant à expliquer
l'émergence d'une organisation sociale moderne qui trouve son équilibre éthique dans la
reconnaissance solidaire de la liberté individuelle de tous ses membres. Comme on le sait,
Honneth reprend l'idée de la reconnaissance comme élément de cohésion éthique et sociale
pour répondre à la thèse classique (Hobbes, utilitaristes, Marx) selon laquelle le moteur des
luttes sociales est l'intérêt collectif et la revendication économique. Cette thèse, si
dominante en science humaine, reste cependant aveugle à l'idée que des demandes d'ordre
moral seraient à l'origine des combats sociaux.
Pour élaborer les critères qui permettent de distinguer un délit moral d'une
contrainte inévitable ou de la loterie naturelle, Honneth propose de partir des expériences
d'humiliations physiques (torture, viol, etc.) qui se transforment en injustice morale dans la
conscience des sujets concernés. Cependant, l'auteur ne cherche pas à argumenter
96
Ibid., p. 200.
55
i. La reconnaissance amoureuse
Dans les cas extrêmes d'avilissement physique de l'être humain, la blessure prive l'individu
du type de rapport à soi autonome lié au corps. Selon Honneth, le type de reconnaissance
auquel correspond en positif cette forme de mépris est Vamour. Par l'amour qu'il reçoit
d'autrui, le rapport positif que l'individu peut adopter à son propre égard est la confiance
en soi. Or, ce rapport positif de reconnaissance ne va pas au-delà des relations sociales
primaires (cadres familiaux, amicaux ou amoureux). Même si Honneth reconnaît qu'on ne
peut généraliser l'extension de ce rapport de reconnaissance pour les autres sphères (et qu'il
doit être distingué d'une autre forme de mépris liée à la privation de droit ou à l'exclusion
sociale), il soutient que le type de mauvais traitements physiques auquel correspond le
manque d'amour a pour effet d'atteindre une condition de possibilité déterminante de la
compréhension de soi. Cette première strate fondamentale de l'assurance émotionnelle est
non seulement liée au corps, mais elle constitue également la présupposition psychique du
développement de toutes les autres formes de respect de soi.
tel refus a des conséquences qui se répercutent dans le rapport pratique du sujet à lui-même.
Pourtant, le sujet doit apprendre à se comprendre comme étant un détenteur de droits de la
même façon que les autres membres de la collectivité. Le type de rapport positif que
l'individu adopte à son propre égard quand il fait l'expérience de la reconnaissance
juridique est celui du respect de soi élémentaire. Dans ce cas, l'individu partage avec ses
pairs les qualités d'un acteur moralement responsable de ses actes et jouissant d'une liberté
reconnue et garantie intersubjectivement par le droit. Des luttes pour la reconnaissance
peuvent alors être enclenchées en visant la généralisation et l'approfondissement de la
sphère de la reconnaissance juridique. De telles luttes peuvent s'appuyer sur le potentiel
normatif que contient inprincipio le registre formaliste du droit.
Honneth s'appuie sur l'argumentation de Mead pour faire voir, dans ce troisième type
de rapport de reconnaissance mutuelle, en quel sens l'individu opère une sorte de
décentrement de soi afin d'adopter la perspective d'un « autrui généralisé ». Ce
décentrement passe alors par un moment cognitif de savoir éthique et un moment affectif
de participation solidaire. Honneth reprend de Mead l'idée que la spécificité de l'estime de
57
En résumé, un tel rapport éthique basé sur la reconnaissance culturelle permet, d'une part,
de rendre possible une forme spécifique d'estime de soi (l'encouragement réciproque), et
d'autre part, il rend également possible une forme de solidarité intersubjective en vertu
d'un principe de différence égalitaire. Dans un contexte social capable de répondre aux
attentes de reconnaissance mutuelle, le principe de différence égalitaire exigerait des sujets
un décentrement (se placer dans la peau de l'autre) tel qu'une véritable relation
« symétrique » entre individus pourrait conduire à un élargissement des modalités de
réalisation de soi : « By this I mean the idea that all members of society are placed, through
a being of recognized for their own achievements and abilities in such a way that they learn
no
to esteem and value themselves » . Sous ces conditions, une forme plus convaincante de
coopération pourrait être garantie selon les modalités des relations d'estime symétriques
entre des individus autonomes. Le concept de solidarité défini ici selon une conception
post-traditionnelle suppose une attention symétrique à la singularité de l'autre « car c'est
seulement dans la mesure où je veille activement à ce que ses qualités propres, en tant
qu'elles ne sont pas les miennes, parviennent à se développer, que nos fins communes
seront réalisées »99. Les sujets ne s'estiment pas l'un l'autre selon le même degré :
97
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 52-53.
98
Honneth, Disrespect. The Normative Foundations of Critical Theory, p. 261.
Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 157.
58
« Symétrique » signifie bien plutôt que chaque sujet reçoit, hors de toute
classification collective, la possibilité de se percevoir dans ses qualités et ses
capacités comme un élément précieux de la société. C'est ce qui explique aussi
que des relations sociales comme celles que nous avons envisagées ici sous le
concept de « solidarité » ouvrent pour la première fois un horizon dans lequel la
concurrence individuelle pour l'estime sociale peut se dérouler sans souffrance,
c'est-à-dire sans soumettre les sujets à l'expérience du mépris.100
100
Ibid., p. 157-158.
59
101
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 53.
102
Ibid.
60
Il est vrai que les trois modèles de reconnaissance recèlent un potentiel d'évolution
normative qui varie dans le temps. La manière dont les présuppositions intersubjectives
permettant la réalisation de soi doivent être créées dépend toujours des conditions
historiques et culturelles du temps présent. Selon Honneth, « cet élément doit restreindre les
prétentions de notre concept formel de l'éthicité : ce qui vaut comme présupposition
intersubjective d'une vie réussie devient une grandeur variable dans l'histoire, grandeur
déterminée par le niveau de développement actuel du modèle de reconnaissance »104. Or,
l'idéal de réalisation de soi est une idée normative qui s'appuie « sur un concept formel
d'éthicité qui, bien que lié à l'histoire, reste formel »105. Un tel concept doit être considéré
comme étant « formel », car bien qu'il perde son atemporalité en tombant
herméneutiquement dans la dépendance d'un présent toujours irréductible, l'idée d'une
éthicité post-traditionnelle et démocratique peut être approfondie suivant des prémisses
postmétaphysiques. Selon l'auteur de La Lutte pour la reconnaissance :
Un concept formel de l'éthicité comprend les conditions qualitatives de
réalisation de soi qui peut être détaché de la diversité des formes de vie
particulières dans la mesure où elles constituent les présuppositions de
l'intégrité personnelle des sujets. Mais, parce que de telles conditions sont de
leur côté ouvertes à des possibilités de développement normatif
supplémentaires, un tel concept formel ne fait pas abstraction des changements
historiques. Au contraire, il est lié à la situation historique singulière dans
laquelle il surgit106.
103
Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, p. 210.
104
Honneth, « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 54.
105
Ibid.
106
Ibid, p. 4.
61
Sur cette base, la critique des pathologies sociales pourrait très bien revendiquer, sur
un plan intra-théorique, un tel « fondement » normatif. Autrement dit, une nouvelle version
de la Théorie critique est autorisée à se construire sur la base de l'éthicité formelle. Selon
Honneth, ce concept doit « présenter un contenu matériel suffisant pour nous apprendre, sur
les conditions de la réalisation de soi, davantage que ce que nous apporte le simple renvoi
kantien à l'autonomie individuelle »107. Si ce contenu matériel correspond aux conditions
requises (selon les trois modèles de reconnaissance) pour réaliser l'objectif d'une
reconnaissance mutuelle non lésée, alors ces mêmes conditions qualitatives pour une « vie
réussie » ne peuvent être déterminées préalablement que par un diagnostic porté sur les
blessures morales. En ce sens, théoriquement et empiriquement, il y a une primauté
méthodologique qui revient aux expériences négatives faites par des acteurs sociaux
confrontés au mépris. Le point d'ancrage extra-théorique se trouve dans l'expérience de la
souffrance causée par les blessures morales. Pour pouvoir reconstruire positivement une
conception formelle de l'éthicité capable de renouveler le motif central de la Théorie
critique, Honneth doit être en mesure de rendre compte des pathologies sociales,
considérées comme des processus de développement qui ont pour effet de nuire aux
conditions intersubjectives et fondamentales de la réalisation de soi. La capacité de se
107
Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, p. 207.
62
prononcer sur les questions éthiques et pratiques s'effectue donc au moyen d'une mise à
jour des pathologies sociales répondant au critère suivant : violer les attentes légitimes de
reconnaissance ou échouer à répondre aux conditions qualitatives de réalisation de soi qui
peuvent être détachées de la diversité des formes de vie particulières.
S'il est en accord avec l'intuition habermassienne selon laquelle la modernité serait
un processus de réalisation incomplet ou inachevé, un objectif qui reste encore à atteindre,
Honneth estime néanmoins que la pragmatique du langage n'offre pas une philosophie
pratique capable de penser d'un point de vue moral les expériences de la souffrance issues
du mépris social. La théorie de la reconnaissance doit pouvoir indiquer empiriquement des
formes efficaces de moralité auxquelles elle peut se rattacher. L'élaboration de cette théorie
est alors pour Honneth l'occasion de réfléchir sur les principes éthiques auxquels les
acteurs sociaux peuvent se référer dans leur lutte pour l'émancipation. Il faut alors éviter
que ces mêmes critères soient purement arbitraires, subjectifs, moralisants ou encore qu'ils
fassent l'objet d'une simple affirmation. De fait, les critères normatifs en fonction desquels
s'effectue la critique honnethienne peuvent être compris comme étant effectivement portés
empiriquement par un moteur social ou par des acteurs sociaux. En ce sens, la philosophie
sociale honnethienne possède un caractère descriptif qui permet de la préserver de la
tentation métaphysique qui consiste à absolutiser abstraitement, par la généralisation à
63
l'excès, la réalité sociale sous l'« angle » d'une seule catégorie - par exemple, celle du
travail dans le marxisme occidental ou le réductionnisme économiciste de la première
tradition francfortoise.
Nous avons dit que l'avenir de la Théorie critique dépend de la manière dont elle
pourra défendre un concept réaliste d'intérêt émancipatoire. Selon Honneth, la souffrance
attribuable aux pathologies sociales devrait faire naître un désir d'émancipation chez les
membres de la société. L'intérêt d'émancipation est donc latent chez les sujets. Il est
incarné dans la disposition des interprétations rationnelles et de moyens pratiques pour se
libérer de la souffrance. Honneth voit le moteur social d'un tel intérêt dans la lutte pour la
reconnaissance, et de prime abord, « sous les formes négatives d'une plainte contre des
conditions sociales qui ne permettent pas une subjectivation réussie, c'est-à-dire un rapport
positif à soi-même »108. Ensuite, l'idée d'un espace de raisons potentiellement communes,
voilées par les pathologies, implique nécessairement la disposition individuelle à formuler
de manière autonome des arguments rationnels contre ces déformations de la vie sociale.
Selon Honneth, « aussi longtemps que la théorie peut compter sur de telles impulsions
rationnelles pour se fonder, elle peut se rapporter de manière reflexive à une praxis
potentielle dans laquelle les explications qu'elle offre sont mises en œuvre pour se libérer
de la souffrance »109. Il est juste de dire qu'avec le concept formel de l'éthicité sociale, la
théorie de la reconnaissance honnethienne offre à la fois un cadre et une réponse provisoire
(tout de même satisfaisante, quoique incomplète) à la question de savoir « quels sont les
expériences, les pratiques et les besoins qui permettent de maintenir, chez l'être humain, un
intérêt à la pleine réalisation de la raison, malgré les déformations ou limitations de la
rationalité sociale »110. En établissant une typologie des formes de reconnaissance et en les
attachant à de fortes prétentions anthropologiques, Honneth voudrait que l'on considère la
reconnaissance comme une condition sine qua non de la réalisation de soi. Telle est bien la
thèse ontologique de la théorie de la reconnaissance : le réel est activité et cette activité est
relationnelle; c'est l'activité rapportant les choses sociales entre elles qui est constitutive de
leur être. Selon Fischbach, l'unité du descriptif et du normatif se tient donc sur le terrain de
108
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 179.
Honneth, La société du mépris, p. 130.
,]0
Ibid.
64
l'agir social en tant que tel : d'une part, l'agir relationnel intersubjectivement structuré est
orienté par la lutte pour la reconnaissance, et d'autre part, la possibilité d'un progrès sur le
plan de l'émancipation sociale (réalisation de soi et solidarité sociale) n'est possible qu'en
vertu de cette structure essentielle à l'activité sociale comme telle. En proposant un concept
formel de l'éthicité qui décrit un type de praxis orienté essentiellement par l'intérêt
d'émancipation et le progrès social, Honneth adopte un point de vue à la fois immanent (à
l'action sociale) et normatif (de l'intégrité morale). Autrement dit, l'agir social serait
intersubjectivement structuré par une quête de reconnaissance préalable aux autres activités
du sujet. L'appréciation de cette thèse n'est pas le propos de ce mémoire, mais il semble
nécessaire de préciser que, pour prendre complètement la mesure de l'entreprise
honnethienne, il faut insister (tel que proposé par Fishbach et Jonas) sur le fait que Honneth
« aborde la société par le biais de l'activité qui s'y déploie, et non pas sous l'angle des
biens qui s'y produisent et s'y échangent - et qu'en faisant cela, il renoue avec l'inspiration
originelle de la philosophie sociale critique dont Marx avait formulé dans les Thèses sur
Feuerbach un principe de base : "toute vie sociale est essentiellement pratiqué" »'". Dans
la perspective honnethienne, il vaudrait mieux reformuler cette thèse ainsi : toute possibilité
d'autonomie individuelle repose essentiellement sur l'interaction sociale (il renoue ici, en
fait, avec Hegel). Voilà donc pourquoi il faut clarifier la forme que doit prendre une
modalité satisfaisante d'intégration de la société, ce qui demande de fournir une conception
de ce que serait une vie sociale « réussie » pour l'ensemble de ses membres.
111
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 188.
65
société est à la fois le lieu où cette activité est, dans l'état actuel des choses, le
plus souvent empêchée et entravée dans son déploiement, et pourtant en même
temps le seul et unique lieu possible de son accomplissement, de son
développement réussi, tant au plan individuel que collectif.113
Selon Honneth, les relations de reconnaissance, y compris celles qui sont prélangagières,
sont la condition de la perpétuation de l'ordre social; les institutions ne sont reconnues
comme étant légitimes que si elles satisfont les attentes fondamentales de reconnaissance
des individus.
En accord avec Renault, il ne nous semble pas nécessaire pour Honneth de recourir
à des arguments de type ontologique (en l'occurrence, l'idée que « la reconnaissance
précède la connaissance »" 4 et l'idée que « l'être se déploie dans l'activité sociale ») pour
défendre la thèse que la lutte pour la reconnaissance est, d'une manière générale, une
caractéristique fondamentale de l'activité sociale. L'analyse des pathologies sociales et le
concept formel de l'éthicité supportent suffisamment son projet de critique normative de la
société sans nécessairement avoir recours à l'ontologie. D'une part, la critique des
pathologies vise à pointer les obstacles qui nuisent directement aux conditions d'autonomie
et de liberté individuelle et sociale. Envisagée sous l'angle de l'idéal de la réalisation de
soi, l'expérience d'une reconnaissance non lésée est suffisante pour soutenir l'idée d'un
intérêt émancipatoire et une forme de progrès moral. Tant que l'on peut montrer
concrètement les méfaits d'une expérience « ratée » de reconnaissance pour un sujet ou
pour la société, et dégager à partir de là son contraire, c'est-à-dire ses « bienfaits », le
recours à un argument ontologique ne semble donc pas nécessaire pour pouvoir ensuite
soutenir l'idée d'un intérêt émancipatoire. D'autre part, cette philosophie sociale part de
prémisses « post-métaphysiques » et se caractérise par une ouverture critique face aux
découvertes des sciences sociales et humaines. Ainsi, le faillibilisme épistémologique
d'inspiration poppérienne appliqué aux questions morales nous permet de penser l'action
sociale en terme de logique de découverte : il est possible de défendre l'idée d'une
application méthodologique des principes fondamentaux de « l'essai et erreur » à l'activité
sociale et démocratique. La théorie de la reconnaissance n'est pas fixiste. Ainsi, comme en
113
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 175.
1
Cette thèse ontologique est présentée dans le chapitre « Invisibilité : sur l'épistémologie de la
"reconnaissance" », dans Honneth, La société du mépris, p. 225-244.
67
La perspective honnethienne reposerait donc sur une interprétation du réel comme activité
relationnelle qui préexiste aux relations sociales. Contrairement à l'ancienne Théorie
critique, ce n'est plus l'économie ou l'activité économique qui fixe fondamentalement les
rapports humains dans la théorie de la reconnaissance, mais plutôt l'activité rapportant les
115
Selon Fischbach, le premier modèle relève clairement de la philosophie de la conscience, pensée contre
laquelle Habermas oppose son paradigme de la communication en montrant que la relation d'un sujet avec
lui-même est toujours médiatisé par sa relation aux autres sujets. Dans, « Axel Honneth et le retour aux
sources de la théorie critique », p. 189.
116
Ibid., p. 190.
68
individus les uns aux autres. Cette activité est ce qui constitue leur être-ouvert-sur-le-
monde, pour reprendre le langage de la phénoménologie heideggérienne.
Autrement dit, l'édification d'une société démocratique est, pour Honneth, l'expression de
choix politiques qui revient à la société civile, tandis que la réfutabilité argumentative et
l'analyse des structures sociales sont les tâches de la critique philosophique.
]7
Ibid., p. 180.
" Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, p. 214.
69
Honneth ne prétend donc pas décrire les pathologies sociales dans les termes francfortois de
l'« aliénation » ou de la « réification », du moins pas comme on le faisait auparavant; il
évite ainsi de reconduire l'argument marxiste et contestable de la fausse conscience -
argument servant à justifier ou expliquer le fait que certains individus agissent de manière
contraire à leurs propres intérêts. La critique honnethienne vise plutôt à indiquer en quoi la
participation à l'activité sociale est une condition nécessaire d'une construction de soi
réussie. Si l'individu se voit restreint dans l'attente de reconnaissance suivant l'un ou
l'autre des trois niveaux de construction de soi, il est probable qu'il se sente victime d'une
forme d'injustice de nature qualitative. C'est en ce sens qu'il s'agit d'une expérience
d'injustice. Une telle forme d'injustice sociale dépasse la question d'une équitable
répartition des biens sociaux jugés fondamentaux. En ce sens, l'avantage avec le point de
vue de « l'autre de la justice » provient du fait qu'il trouve son impulsion et sa légitimité
dans l'expérience de la personne qui subit concrètement le mépris social. Il faudrait
toutefois ensuite se demander si une expérience d'injustice constitue, d'un point de vue
moral, une injustice, ce qui exige une conception de la justice. Mettons entre parathèse cette
119
Fischbach, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 192.
70
difficile question sur laquelle nous reviendrons à la fin de notre mémoire et revenons
maintenant à la tentative honnethienne pour reformuler l'analyse des pathologies à partir de
l'héritage francfortois. Essayons de comprendre pourquoi Honneth croit que « [fjaire appel
à l'héritage de la Théorie critique pour le siècle nouveau implique nécessairement de
retrouver dans l'idée d'une pathologie sociale de la raison une charge explosive encore
susceptible d'être ranimée pour la pensée contemporaine »120.
culturels spécifiques » . En effet, cette idée de pathologie est réinvestie par Honneth et lui
semble être la plus féconde pour l'avenir de la philosophie sociale inspirée par la tradition
francfortoise.
Les pathologies sociales de la société capitaliste rassemblent tout ce que les membres
de l'École de Francfort considéraient comme étant des évolutions sociales manquées; d'une
manière générale, les relations désignées comme étant « perturbées » recoupent autant les
formes d'injustice sociale investies par la philosophie politique que les conditions
d'autoréalisation mises de l'avant par la théorie de la reconnaissance. Par le concept de
pathologie sociale, Honneth se propose de rejoindre le type de questionnement de la
philosophie sociale, mais également le domaine de la philosophie politique. La démarche
honnethienne consiste « à trouver des points de convergence avec cette tradition et à tenter
de mettre à nouveau en évidence le lien entre injustice et pathologie sociale. »'
120
Honneth, La société du mépris, p. 103-104.
121
Renault et Sintomer, Où en est la théorie Critique, p. 11.
122
Honneth, La société du mépris, p. 180.
71
savoir. Ce qui est considéré comme étant pathologique est la conséquence d'attitudes et de
pratiques sociales orientées aveuglément par les objectifs de la domination et du contrôle
social. Dans l'ancienne Théorie critique, la raison instrumentale est perçue comme le
moteur d'un processus qui transforme les rapports intersubjectifs fondamentaux en fonction
de stratégies dominatrices; une fois institutionnalisée, ce processus est devenu une
puissance menaçante pour la vie. Dans La Dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer
ont montré comment la volonté de dominer la nature a mené à la réification du social : la
raison transforme l'être et la pensée en chose, en instrument de domination. Cette tendance
est un instrument à transformer l'autre en même et le vivant en chose : « Le fait a le dernier
mot, la connaissance se contente de sa répétition, le penser se réduit à sa simple tautologie.
Plus la machinerie intellectuelle se soumet à ce qui existe, plus elle se contente de le
reproduire aveuglement » . Ce qui est ici énoncé devient, en 1945, la pétition de principe,
l'assise épistémologique, de la Théorie critique dans sa version la plus négative. Or, jusqu'à
tout récemment, la raison instrumentale est considérée par les francfortois comme le nœud
du problème :
Cette même tendance se retrouve encore chez Habermas, dans la mesure où il
fait déboucher sa Théorie de l'agir communicationnel sur un diagnostic
historique fondé sur le risque de voir le monde vécu « colonisé » par des
systèmes organisés en fonction d'une rationalité fins-moyens; une fois de plus,
la « perturbation » supposée menacer la vie de notre société est identifiée à la
tendance au triomphe des orientations instrumentales, même si leur genèse n'est
plus simplement expliquée par l'objectif de dominer la nature, mais par la
croissance de la rationalité de l'organisation.124
123
Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison : fragments philosophiques (Paris :
Gallimard, 1974), p. 42.
1 24
24
]Honneth, La société du mépris, p. 195.
125
' Ibid.
72
126
Ibid, p. 196.
127
Ibid.
73
En fait, les relations intersubjectives qui n'offrent pas le degré de reconnaissance nécessaire
pour remplir les conditions du développement de l'identité personnelle sont considérées
comme sources potentielles de pathologies sociales. Or, cela ne se déroule qu'au second
pallier (ce qui exclut l'affection exprimée dans les relations intimes). Selon Honneth :
L'idée centrale consisterait à dire que nous comprenons comme la forme
centrale de la rationalité humaine la seconde nature de nos relations réciproques
de reconnaissance - brièvement, le besoin de reconnaissance réciproque qui est
lui-même devenu, pour nous tous, capital au sein du monde vécu. Ce serait le
cœur d'une rationalité qui est de plus en plus déformée dans la modernité,
recouverte et refoulée par des conceptions scientistes et instrumentales. Par
conséquent, c'est la reprise de motifs déjà présents chez Husserl, Heidegger et
Wittgenstein, mais qu'il s'agirait de reformuler dans le sens d'une
phénoménologie de la reconnaissance.128
Selon cette nouvelle conception, les relations instrumentales doivent désormais être
analysées selon les spécificités et les exigences du modèle d'interaction sociale honnethien.
Dans ce nouveau modèle théorique, le processus de rationalisation sociale perd sa position
centrale. Le critère principal qui le remplace est celui du besoin de reconnaissance
réciproque, autrement dit, Y estime sociale. Munie d'un tel critère, la théorie que propose
Honneth ne peut plus être qu'un simple diagnostic critique uniquement porté sur le
processus de développement de la rationalisation sociale; pour pouvoir se permettre de
condamner les pathologies sociales, la nouvelle théorie doit montrer les perturbations, les
manquements ou les régressions du point de vue de la reconnaissance, donc du mépris
social. Tel que nous l'avions annoncé en introduction, ce qui était auparavant perçu par
Adorno ou Horkheimer comme des maux sociaux causés par la tendance totalitaire de la
m
Ibid., p. 171.
74
raison instrumentale va être désormais analysé dans les termes du mépris social. Si
Honneth considère la seconde nature de nos relations réciproques de reconnaissance
comme étant la forme centrale de la rationalité humaine, alors le déni de reconnaissance
réciproque peut être interprété comme une source de pathologies sociales. Honneth veut
attirer l'attention sur un nouveau critère servant à rendre compte dans des termes actuels ce
que disaient jadis les francfortois au sujet de la raison instrumentale : l'estime de soi est le
rapport de reconnaissance réciproque dans lequel « moi » et « l'autre » nous pouvons nous
rencontrer dans l'horizon de valeurs et d'objectifs pouvant nous signifier réciproquement
que nous n'avons pas à renoncer à l'idée que nous nous faisons de nos propres capacités et
que nos efforts ont une signification partagée. L'estime sociale serait ainsi devenue le cœur
d'une rationalité qui est de plus en plus déformée dans la modernité, recouverte et refoulée
par des contraintes, des stratégies et des conceptions utilitaristes et instrumentales. Nous
retrouvons ici le thème qui traverse l'histoire de la philosophie sociale de Rousseau à
Adorno. Nous allons approfondir la réactualisation de cette question dans le prochain
chapitre.
argumenter et défendre son point de vue critique (porté sur certaines formes de socialisation
dites « pathologiques ») doivent être parties prenantes du cœur du social - c'est-à-dire
inscrits dans les trois sphères de reconnaissance normative. La théorie de la reconnaissance
est donc l'occasion pour lui de réactualiser le noyau éthique de la Théorie critique car il
permet de :
1. repenser l'idée d'une forme déficiente de raison en la remplaçant par l'idée d'une
forme déficiente de reconnaissance;
2. reconstruire l'analyse des pathologies sociales à l'aune d'une conception formelle
d'une vie qui serait réussie;
3. reconduire l'intérêt d'émancipation tel qu'il est porté par les sujets concernés et
engagés dans les luttes pour la reconnaissance.
Honneth se situe dans l'horizon francfortois dans la mesure où l'enchâssement par la
négative de la théorie de la reconnaissance à une théorie morale s'inscrit en quelque sorte
dans la lignée ouverte par la dialectique négative d'Adorno, mais plus fondamentalement,
la reformulation de la théorie critique comme interne et reconstructive à la société moderne
du capitalisme avancé est sans aucun doute un retour au programme initial. Honneth veut
privilégier d'abord une approche qui puisse montrer en quoi il y a des formes « fausses » ou
« trompeuses » de reconnaissance. Il veut également proposer une théorie qui soit capable
de s'appuyer normativement sur l'idée d'une réalisation de soi réussie - « par "réalisation
de soi" il faut entendre un point de repère permettant de s'interroger sur un ordre social
pour savoir s'il assure à ses membres des possibilités satisfaisantes de formation de
l'identité »129. L'analyse des pathologies est donc la tâche première de cette philosophie
sociale qui mesure le progrès social à la lumière de l'idéal d'une société dans laquelle les
acquis universalistes de l'égalité et de l'individualisme se sont tellement imprimés dans les
modèles d'interaction que tous les sujets se voient reconnus comme des personnes à la fois
autonomes et individualisées, égales et pourtant particulières. Honneth cherche ainsi à
mettre en évidence des points de convergences avec l'ancienne Théorie critique et des types
d'injustices sociales que ni Habermas, ni la philosophie politique n'arrivent à décrire ou à
critiquer convenablement. Nous pouvons dire que la théorie de Honneth permet de rendre
compte des pathologies sociales considérées comme des processus de développement qui
U9
ibid, p. m .
76
m
lbid.
131
Emmanuel Renault, « Entre libéralisme et communautarisme : une troisième voie? », dans Où en est la
théorie critique?, 251 -268.
77
mutuelle. Même provisoire et sous la forme d'un « travail en cours », une telle philosophie
sociale est en soi un projet de grande envergure.
Chapitre 3 Les paradoxes du capitalisme et le concept de
« reconnaissance comme idéologie »
3.1. Introduction
À ce point de notre étude, la théorie de la reconnaissance que propose Honneth ne nous dit
pas encore comment parvenir à juger les problèmes sociaux qui, dans l'ancienne Théorie
critique, étaient associés aux perturbations de la raison instrumentale. À cette étape, armés
d'une phénoménologie des blessures morales, d'une grammaire des conflits sociaux et
d'une conception formelle de l'éthicité sociale, il nous faut encore préciser comment
Honneth entend porter un jugement critique sur ces réalités. Pour défendre son diagnostic
des pathologies sociales, le philosophe ne peut se contenter d'un simple renvoi à une
conception formelle de la vie bonne. Tandis que, dans La lutte pour la reconnaissance,
Honneth construit sa réflexion à partir d'un schéma dichotomique (celui du mépris versus
la reconnaissance), dans La société du mépris, l'auteur revient sur cette opposition et
propose une troisième catégorie : le concept de « reconnaissance comme idéologie ». Ce
concept est l'alternative honnethienne à celui de « raison instrumentale ».
Dans La société du mépris, Honneth écrit sur les tendances à la marchandisation qui
affectent l'agir social. Selon lui, l'évolution actuelle du nouveau capitalisme « va dans une
direction où les conditions d'autoréalisation seront, pour nous tous, considérablement
meurtries » . La thèse qui revient régulièrement dans l'ouvrage est la suivante : l'idéal de
l'autoréalisation devient, sous certaines circonstances, une contrainte qui affecte les
rapports sociaux de manière négative. Nous allons présenter dans ce chapitre l'analyse
consistant à déchiffrer certains phénomènes paradoxaux ayant pour effet de rendre l'accès à
la reconnaissance difficile. Honneth entrevoit dans les phénomènes de « méconnaissance »
au travail un rétrécissement des possibilités objectives d'autoréalisation individuelle et une
détérioration des relations de solidarité. Honneth repense les catégories marxistes du
« travail social » et du « travail aliéné » depuis l'horizon ouvert par le paradigme de la
communication. Aux yeux de Honneth, il ne fait pas de doute que les rapports de
132
Honneth, La société du mépris, p. 180.
79
Honneth met à jour les attentes normatives, notamment en matière à'estime sociale,
que les agents associent à leur participation aux interactions sociales. Qu'il soit question de
la reconnaissance intersubjective ou de la reconnaissance garantie institutionnellement,
nous savons que toute forme de reconnaissance au sens honnethien revêt un caractère
moral. La question centrale qui nous occupe dans ce chapitre est celle de savoir comment
rendre compte des phénomènes qui, dans la sphère du travail, peuvent être jugés comme
étant néfastes pour l'estime de soi et l'autonomie individuelle. Plus précisément, on se
demande si Honneth parvient à nous offrir un critère permettant de porter un jugement
moral sur les situations de « reconnaissance comme idéologie »133. Dans l'analyse de ces
pratiques de « méconnaissance », Honneth croit qu'il est possible de renouveler le type de
critique normative héritée de la théorie critique francfortoise dans la mesure où une telle
théorie offre un ensemble de critères servant à distinguer dans la réalité ce qui est
« idéologique » de ce qui ne l'est pas. Sur la base de ces critères de distinction, même si
une personne se sent socialement reconnue, rétrospectivement, en tant qu'observateur, il est
possible d'affirmer que cette auto-identification est trompeuse; dans de tels cas, nous allons
voir que l'assignation d'identité ne remplit pas la promesse de reconnaissance qu'elle
prétend offrir, et que finalement, l'individu a tort de vouloir s'y identifier.
Selon la traduction établie par Olivier Voirol du chapitre « La reconnaissance comme idéolodie » dans La
société du mépris, la « reconnaissance comme idéologie », le « faux adressage » et la « méconnaissance » sont
synonymes.
134
Dans ce mémoire, nous nous intéressons à la manière dont Honneth traite de la sphère du travail et de la
reconnaissance institutionnelle parce qu'il s'agit du lieu de socialisation où les tendances au mépris sont les
plus visibles. La thèse qui nous intéresse est l'idée que l'organisation capitaliste de la société entraîne la
destruction des relations de reconnaissance médiatisées par le travail. C'est pourquoi il n'est pas question ici
de la reconnaissance culturelle ou du débat avec Nancy Fraser sur cette question.
80
l'instrumentalisation des valeurs à des fins utilitaires et stratégiques. Dans certains cas, la
reconnaissance idéologique se présente sous forme de contrainte et forcerait pour dire ainsi
« l'agent libre » à jouer le jeu d'une « fausse » présentation de soi. Pour les sujets
concernés, cela ne va pas sans conséquences négatives, tant sur le plan professionnel que
sur celui de la vie privée. Nous allons donc voir comment, sous l'effet de structures
d'obligations institutionnelles, des sujets sont contraints à certaines expériences de mépris
liées au monde du travail. Dans de tels cas, la récupération de l'idéal normatif
d'autoréalisation de soi par des dispositifs institutionnels conduit concrètement certains
individus à des formes de soumission volontaire; cette forme de mépris social doit être
interprétée comme un renoncement volontaire à son intégrité morale. Afin de clarifier
l'argumentation par laquelle Honneth entend mettre à jour de telles situations de « faux
adressage », nous devons regrouper ensemble cinq points qui nous sont présentés de
manière éparse dans La société du mépris.
En premier lieu, nous allons présenter les raisons pour lesquelles Honneth propose
de remplacer le modèle classique des contradictions (issu de l'interprétation marxienne de
la dialectique du maître et de l'esclave) par celui des « contraintes paradoxales ». Puis, nous
allons suivre Honneth dans la reconstruction de la catégorie du travail social en fonction
d'un nouveau critère : Y estime sociale.
En second lieu, nous allons résumer le diagnostic que pose Honneth sur le
« nouveau » capitalisme. La thèse défendue par l'auteur est la suivante : « la structure du
capitalisme contemporain produit des contradictions paradoxales en dose considérable » .
Articulée à notre problématique générale, on se demande pourquoi Honneth soutient que la
réorganisation néo-libérale du système économique capitaliste exerce, chez les membres de
la société, une pression à l'adaptation qui altère de manière durable les récents progrès
normatifs dans leur fonction et leur signification136. Pour répondre à cette interrogation,
nous examinerons en troisième lieu l'application du modèle des contraintes paradoxales
aux quatre sphères normatives de reconnaissance mutuelle (l'individu, le droit, l'égalité des
chances dans l'accès aux positions statuaires et les relations amoureuses). L'analyse de
135
Honneth, La société du mépris, p. 289.
n6
lbid
81
l37
/Z>K/.,p.321.
82
Honneth offre une réponse tout à fait originale à cette suite d'interrogations : il
propose de décrire le capitalisme néo-libéral comme un générateur de dynamiques
paradoxales afin d'expliquer l'écart croissant entre les besoins de reconnaissance et la
réalité sociale. Il défend la thèse selon laquelle les idéaux qui soutenaient les progrès
normatifs des décennies passées ont été détournés de sorte qu'ils servent étrangement à
légitimer une nouvelle étape de l'expansion capitaliste; ce qui a pour fâcheux résultats de
nuire aux exigences d'émancipation inscrites dans ces idéaux (en les travestissant) et de
rendre ainsi l'évolution des pathologies sociales difficilement visible dans l'espace public.
Selon ce diagnostic, l'apologie de l'idéal romantique d'autoréalisation partout célébré
servirait en fait de nouvelles formes de domination dont les effets seraient répartis
socialement de façon inégale; et dans ces circonstances, Honneth propose une critique des
138
Ce texte rédigé avec Martin Hartmann dans La société du mépris, p. 275-304.
139
no _ _ __ _
Ibid., p. 276
iW
Ibid.,p.31.
83
nouvelles conditions de travail et des dimensions sociales qui lui sont associées en se
basant simplement sur les exigences de liberté démocratique et de justice toujours
pertinentes.
Honneth offre une vue d'ensemble sur ces processus de développement paradoxaux :
les dernières décennies du XXe siècle sont marquées par une avancée des revendications de
reconnaissance permettant une intégration normative dans les sphères d'activités
institutionnalisées. Selon l'auteur:
Les aspirations normatives à la réalisation de soi se sont rapidement
développées depuis trente ou quarante ans dans les sociétés occidentales, parce
que des processus d'individuation de nature très différente ont coïncidé à ce
moment précis de l'histoire. Ces attentes sont désormais tellement intégrées
dans le « profil » institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale,
qu'elles ont perdu leur finalité interne et sont devenues un principe de
légitimation du système.141
Des changements sociologiques, politiques et économiques vont créer une conjoncture dans
laquelle l'autorité morale de l'ordre social dominant va être garantie par un ensemble de
nouvelles dynamiques idéologiques : « Le concept de paradoxe rend compte de ce
processus de mutation d'un idéal normatif d'émancipation en impératif idéologique voué à
la légitimation de nouvelles contraintes au service du système économique »142. Selon
Honneth, les dispositifs qui promettaient jadis un gain de liberté qualitative pour les sujets
individuels se seraient parfois mués, dans l'ère néo-libérale, en formes idéologiques de
reconnaissance sociale.
w
Ibid, p. 311.
Voirol, « Préface », La société du mépris, p. 31.
84
i144
Ibid., p. 275.
145
Ibid, p. 37.
86
concept de contradiction : « Des effets paradoxaux se démarquent justement par le fait que
leurs moments positifs [progressistes] et négatifs [réactionnaires] s'entremêlent de manière
complexe et que les améliorations apportées à la situation s'accompagnent aussi de
dégradations »146. Le concept de paradoxe élaboré par Honneth tente de rendre compte de
l'influence croissante d'un capitalisme nouveau favorisant « la désinhibition de la logique
d'action orientée vers la valorisation capitaliste qu'elle était censée empêcher»147.
Autrement dit, dans l'ère social-démocrate, une logique d'action fondée normativement a
été entreprise pour restreindre les contraintes exercées par le développement du capitalisme.
Toutefois, par des effets complexes et paradoxaux, les processus de valorisation du
capitalisme ont mené à l'érosion du contenu normatif initial fondant les institutions sociales
orientées vers la justice et l'émancipation sociale. Ainsi, ce qui permet au « nouveau »
capitalisme (l'idéologie néo-libérale) de se rendre moralement légitime aux yeux de tous,
c'est le fait d'être en mesure de récupérer les principes normatifs mis de l'avant par les
institutions et par les luttes sociales orientées vers l'émancipation; autant de luttes nourries
pourtant par la critique des contraintes exercées par le capitalisme sur les membres de la
société.
Deuxièmement, un autre argument avancé par Honneth est que le modèle classique
des contradictions ne peut servir à rendre compte des processus par lequel le capitalisme
parvient à formuler de nouvelles justifications aux injustices sociales. À l'inverse, le
modèle des effets paradoxaux serait capable de prendre acte, par exemple, du discours d'un
« capitalisme rendu "éthique", qui serait parvenu à formuler des nouvelles justifications des
inégalités sociales, de l'injustice et du préjudice en se référant à un vocabulaire existant
"d'autodescription normative" »148. Parler en terme de contradictions paradoxales revient à
dire que les inégalités sociales et l'injustice liées au modèle de valorisation du capitalisme
ne perdraient pas leur légitimité aux yeux de la société civile malgré l'influence des valeurs
et des acquis normatifs mis en place par l'État-social. Un modèle adéquat doit rendre
compte de la fonction de nouveaux labels à la mode dont se réclament les entreprises dites
« socialement responsables », « vertes », « durables » ou « éthiques ». Pour le dire
14b
Ibid.,p. 287.
141
Ibid, p. 288.
148
Ibid
87
rapidement, il permet de montrer en quoi il est possible de considérer ces étiquettes comme
relevant d'un discours visant à redorer l'image ternie du capitalisme.
Enfin, le modèle proposé par Honneth renonce à une reconstruction des conflits
sociaux contemporains dans le cadre restrictif d'une théorie des classes sociales parce que
les phénomènes pathologiques concernent à la fois les riches et les pauvres. Honneth ne
conteste pas la réalité des inégalités conventionnelles (morales et politiques). Il ne s'agit
« en aucun cas de contester la possibilité d'identifier certaines conséquences négatives
accompagnant le "nouveau" capitalisme comme spécifiques à des milieux ou des couches
sociales » . Autrement dit, loin de nier les rapports asymétriques entre les classes sociales,
Honneth conteste l'autorité épistémologique du paradigme marxiste de la lutte des classes
pour rendre compte de manière adéquate des phénomènes d'inégalités morales. Il y a des
phénomènes de domination qui ne peuvent être isolés et identifiés selon les frontières
dessinées par la catégorie de « classe sociale ». Ce point est plus complexe qu'il ne le
semble à première vue. Il oblige à la nuance parce qu'il ne vaut pas nécessairement pour
l'ensemble de la pensée de Honneth. Par exemple, même dans ses récents écrits, il consacre
un article à l'analyse de la conscience morale dans le cadre de la domination de classe1 -
article dans lequel il critique la thèse de la fin de la lutte des classes. Dans cet article,
Honneth montre que sous la lutte entre classes « dominantes » et « opprimées » se joue un
conflit qui est en quelque sorte invisible selon nos critères d'analyses dominants. Honneth
cherche à répondre à la question de savoir pourquoi les classes méprisées n'arrivent pas à
se faire entendre sur la place publique. Enfin, il montre qu'il y a un potentiel normatif
contenu dans les sentiments d'injustice chez les membres des classes opprimées. Honneth
ne conteste donc pas le fait qu'il y ait bel et bien des groupes sociaux plus riches et d'autres
plus pauvres, certains plus puissants et d'autres plus faibles, et que certaines formes de
mépris touchent plus souvent les classes défavorisés. Bien au contraire, Honneth propose
de repenser nos catégories afin de rendre visible les nouvelles formes d'inégalités morales,
politiques et juridiques. En ce sens, le cadre strict et fixe de la théorie classique des classes
sociales ne renvoie pas assez précisément à la nouvelle réalité sociologique.
149
ibid.
150
Dans le chapitre « Conscience morale et domination de classe. De quelques difficultés dans l'analyse des
potentiels normatifs d'action », La société du mépris, p. 203-224.
88
Pour rendre compte du type de mépris social sur lequel se fonde la reproduction de
l'ordre social, deux facteurs militent en faveur du modèle des contraintes paradoxales;
d'une part, les sujets tendent aujourd'hui à concevoir leur comportement comme étant de
plus en plus individualisé (malgré les interdépendances sociales); d'autre part, on ne peut
plus aujourd'hui décrire les conflits sociaux structurants comme on le faisait auparavant,
c'est-à-dire qu'on ne peut plus soutenir sérieusement l'existence d'un groupe homogène
comme le prolétariat qui, de plus, serait en lutte contre un autre groupe tout aussi homogène
représenté par la bourgeoisie. En fait, à la différence des conflits divisibles relatifs aux
richesses, les conflits sociaux prennent aujourd'hui l'aspect de conflits indivisibles dont la
nature exclut l'idée d'un monde structuré seulement entre deux classes - dont l'une, la plus
riche matériellement, aurait également le monopole des richesses qualitatives ou
symboliques. Autrement dit, la question de la redistribution de la richesse (quantitative et
qualitative) ne peut plus être réduite au domaine strictement économique. Selon Honneth,
« [c]es deux facteurs dépouillent ainsi de sa base empirique toute théorie de la
contradiction, qui pose des sujets collectifs les uns contre les autres, et compliquent
l'identification d'acteurs comme étant "réactionnaires" ou "progressistes". »151 C'est donc
moins l'exploitation économique à travers la plus-value qui intéresse Honneth que la
privation symbolique et affective du dominé; ce n'est plus tant la réification de la force de
travail en marchandise que le déni de sa dignité, condition de l'estime de soi, qui est
analysé par ce nouveau modèle. La prise en compte du sentiment d'injustice ressenti par le
« méprisé » le conduit à ce déplacement qui fait passer l'angle de l'objectivité, d'une part,
d'une situation d'exploitation quantifiable par l'extorsion d'une plus value, d'autre part, à
la prise en compte de la subjectivité des individus, du corps propre, des émotions et
l'évaluation qu'ils portent sur eux-mêmes.
contraire, Honneth veut offrir un instrument critique qui puisse rendre compte des autres
dimensions qui échappent au réductionnisme économiste : « En effet, privés de pouvoir sur
les moyens de production, les travailleurs perdent aussi la possibilité de diriger leur activité
de manière autonome, possibilité qui constitue le présupposé social sans lequel ils ne
peuvent se reconnaître mutuellement comme des partenaires coopérant dans un cadre de vie
communautaire. Mais si l'organisation capitaliste de la société entraîne la destruction des
relations de reconnaissance médiatisées par le travail, alors le conflit historique
qu'engendre un tel système doit être compris comme une lutte pour la reconnaissance »152.
Chez Marx, l'enjeu du conflit moral est l'émancipation du travail; cet enjeu
représente une condition dont dépendent nécessairement l'autoréalisation et la coopération
mutuelle. L'activité sociale que représente le travail doit être comprise comme un effort
visant à restaurer des rapports de reconnaissance réciproque entre les hommes. Cependant,
non seulement ce cadre d'interprétation intègre une série de présupposés relevant de la
152
Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 175.
90
philosophie de l'histoire (et auxquels Marx n'accordera dans la suite de son œuvre qu'une
fonction secondaire), mais ce faisant, « il élimine du spectre moral des luttes sociales de
son temps tous les aspects de la reconnaissance intersubjective qui ne découlent pas
directement du processus de travail, conçu comme activité coopérative autogérée, pour
ramener implicitement ces luttes au seul objectif de l'autoréalisation de l'homme dans la
production »153. Si Marx a formulé la conception de la lutte des classes permettant
d'interpréter la sphère sociale du travail comme un média de reconnaissance, et par le fait
même comme, comme le champ d'expression d'une forme possible de mépris, cependant,
« en orientant unilatéralement son modèle dans le sens d'une esthétique de la production,
Marx s'est fermé à la possibilité théorique de situer l'aliénation du travail dans le tissu
relationnel de la reconnaissance intersubjective, d'une manière qui lui permît de mettre en
évidence sa signification morale pour les luttes sociales de son temps »154. De plus, en
limitant les implications morales du travail à l'acte de production, ce modèle se ferme à la
possibilité de rendre compte des problèmes qui résultent du non-respect des exigences
morales comme telles. Ainsi, un modèle qui réduit le spectre des exigences de
reconnaissance à sa seule dimension matérielle (en l'occurrence, à l'intérêt purement
économique) ne peut parvenir à se distinguer radicalement des modèles utilitaristes. Selon
Honneth, même dans son œuvre de maturité, « Marx n'a jamais pu comprendre
systématiquement la lutte des classes sociales - qui constitue pourtant une partie essentielle
de sa théorie - comme une forme de ce conflit d'origine morale dans lequel l'analyse doit
pouvoir identifier différents niveaux de l'extension des relations de reconnaissance. C'est la
raison pour laquelle il n'a jamais pu ancrer les objectifs normatifs de son propre projet dans
ce processus social qui, sous la catégorie de "lutte des classes", était au cœur de ses
préoccupations théorique »' . Contre les modèles utilitaristes qui mettent de l'avant l'idée
que les conflits sociaux s'expliquent simplement sur la concurrence interindividuelle pour
les moyens d'existence, la théorie de la reconnaissance honnethienne propose comme on le
sait de rapporter les conflits sociaux au non-respect de règles implicites de reconnaissance
mutuelle.
]S3
lbid.,p.m.
]54
Ibid.
155
Ibid, p. 181.
91
156
Fischback, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique », p. 177.
92
s'il s'agit encore d'un programme en cours, Honneth indique néanmoins le type d'études
dont aurait besoin une nouvelle Théorie critique :
cela demanderait pour notre société des études portant à la fois sur les pratiques
de socialisation, les formes familiales et les rapports d'amitié, sur le contenu et
sur la culture de l'application du droit positif, et enfin sur les modèles factuels
de l'estime sociale. Or, en tenant compte d'études comparables concernant cette
dernière dimension de la reconnaissance, on peut non seulement supposer, mais
encore affirmer sans risque de se tromper, que l'estime sociale d'une personne
se mesure très largement à la contribution qu'elle apporte à la société en tant
que travail formellement organisé. Concernant l'estime sociale, les rapports de
reconnaissance sont très étroitement liés à la répartition et à l'organisation du
travail social. Il faut, par conséquent, donner, dans le cadre du programme de
théorie critique ici esquissé, à la catégorie du travail, une importance plus
grande que celle accordée par la Théorie de l'agir communicationnelle ' .
Honneth vise ainsi à maintenir en vue le rôle de la sphère du travail dans le cadre de la
reconnaissance sociale définie en fonction de l'estime sociale. Pour ce faire, la réévaluation
de l'expérience du travail doit être effectuée de manière à libérer, d'une part, ce concept des
illusions de la philosophie de l'histoire hégélo-marxiste ou des philosophies de la
conscience, et d'autre part, de la conception habermassienne du travail qui abandonne sa
signification normative. Selon Honneth :
Ces tendances contraires font surgir la question de savoir jusqu'à quel point le
concept de travail peut être neutralisé sans que l'on perde en même temps la
signification d'une source centrale d'expériences morales. En effet, d'un côté,
le processus du travail social ne doit plus être stylisé, comme encore dans la
tradition du marxisme occidental, en processus de formation d'une conscience
émancipatoire; de l'autre côté, il faut qu'il reste néanmoins si étroitement lié
aux expériences morales que son rôle pour la préservation de la reconnaissance
sociale ne risque pas d'être perdu de vue.158
D'un côté, la réévaluation du processus du travail doit pouvoir rendre compte des rapports
moraux empiriquement effectifs dans l'activité sociale, relations qui viennent affecter les
individus en profondeur, sans pour autant en tirer la conclusion hâtive que ce processus
représente en lui-même la seule dimension émancipatrice, comme c'est le cas dans le
marxisme occidental. De l'autre côté, l'expérience du travail ne joue plus aucun rôle
systématique dans le cadre catégorial de la théorie sociale habermassienne. Or, Honneth ne
peut se satisfaire d'une théorie qui soit aveugle au processus par lequel la formation de
l51
lbid.,p. 197-198.
]5
*Ibid.,p. 198.
93
Honneth met de l'avant une conception du travail qui comporte en son centre un point
de vue normatif :
la définition culturelle de la hiérarchie des tâches détermine le degré d'estime
social que l'individu peut escompter pour son activité et pour les qualités qui
s'y associent, les chances de formation d'une identité individuelle, en passant
par l'expérience de la reconnaissance, sont directement liées à l'organisation et
à la répartition du travail. Dans cette zone préscientifique de la reconnaissance
et du mépris, il faut disposer, pour nous ouvrir les yeux, d'un concept de travail
normativement assez exigeant pour être, d'une façon générale, capable
d'intégrer le besoin de voir reconnues ses propres prestations et qualités1 .
159
Ibid., p. 199.
Sb0
lbid., p. 200.
94
Les changements normatifs (en vue d'un progrès social) qui vont affecter les
institutions pendant l'ère sociale-démocrate induisent nécessairement une modification des
significations sociales et politiques de ces mêmes institutions. La dynamique de
transformation sociale qui s'effectue selon le modèle de la lutte pour la reconnaissance met
en jeu un « surplus de validité » qui finit par s'institutionnaliser. Selon la théorie de la
161
Ibid., p. 276-277.
95
]62
lbid, p. 279.
m
Ibid., p. 27S.
164
Talcott Parsons, Le Système des sociétés modernes (Bruxelles : Dunod, 1973).
96
d'illustrer l'élargissement des normes de reconnaissance en prenant ces sphères comme des
points de comparaison. Aux trois sphères de Parsons, Honneth en ajoute une quatrième :
On peut dire avec Parsons que la mise en place d'un système économique
capitaliste dans les sociétés modernes n'a réussi que parce que, simultanément,
ont été institutionnalisés : (a) l"'individualisme" comme représentation de soi
dominante, (b) l'idée d'égalité universelle comme forme de régulation juridique
et (c) l'idée de performance (Leistung) comme principe d'attribution statuaire.
En complément de ces conceptions, nous considérons en outre (d) qu'avec
l'idée romantique de l'amour est apparu un lieu d'évasion utopique préservant
la vision, pour des membres de la société pris de plus en plus dans des
contraintes calculatrices, d'un dépassement émotionnel des instrumentantes de
la vie quotidienne.165
Ces quatre sphères constituent les principaux domaines de l'intégration normative des
sociétés capitalistes puisque les idées qui les fondent contiennent un surplus d'obligations
morales susceptible d'être revendiqué au-delà de l'ordre social établi. Chacune d'elles
résume une tension entre l'idée normative et la réalité, entre les valeurs et les faits. En leur
nom, les sujets peuvent manifester et faire valoir des aspirations légitimes car elles
incarnent les formes sociales et morales de reconnaissance mutuelle :
Nous pouvons en conclure qu'il y a au moins quatre sphères de la
reconnaissance dans lesquelles les sujets peuvent éprouver moralement les
relations sociales données comme relevant de torts ou d'exclusions
injustifiables. La marge de manœuvre qui existe dans chacun des cas pour
l'articulation du "surplus de validité" normative se mesure au degré de
neutralisation politique des impératifs de valorisation capitaliste : plus l'État
est en mesure d'endiguer les tendances à l'accumulation du capital à l'aide
d'une politique économique et sociale régulatrice et plus grandes sont les
chances, pour les membres de la société, de pouvoir faire appel au potentiel
moral dans les quatre sphères et, le cas échéant, de l'imposer
institutionnellement1 6.
Cette esquisse des diverses formes de promesses morales permet de considérer la période
sociale-démocrate comme une phase de développement des sociétés se caractérisant par un
nombre impressionnant de progrès normatifs.
Voici en résumé les quatre sphères mentionnées dans lesquelles se profilent des
développements moraux pointant vers un élargissement des normes de reconnaissances
respectives :
1. Dans la sphère individuelle, l'augmentation généralisée du niveau de vie et du
temps libre permet à la majeure partie de la population de concevoir sa propre vie,
« non plus comme un processus figé d'adoption séquentielle de rôles familiaux et
professionnels »167, mais comme l'opportunité de mener sa vie de manière
autonome, expérimentale, authentique, etc. Le principe de réalisation de soi,
pointant vers l'idéal d'une plus grande autonomie individuelle, atteint les
populations sous la forme d'une promesse : l'idéal romantique de l'authenticité.
2. De nouveaux droits sociaux et des protections des libertés furent créés dans la
sphère moderne du droit (droit du travail, droit pénal, droit de la famille).
L'extension des droits permet non seulement de meilleures conditions économiques
et sociales, mais donne lieu également à un accroissement de la protection juridique
de manière à protéger davantage les libertés fondamentales de « tous les membres
de la société » en comparaison aux périodes antérieures du capitalisme. Honneth
mentionne les progrès concernant la protection des minorités sociales :
parallèlement à l'extension des droits subjectifs s'opère une généralisation de
l'égalité devant la loi, faisant pour la première fois bénéficier de la jouissance des
droits civiques des groupes jusque-là exclus (les étrangers) ou des minorités
culturelles accédant à des droits spécifiques (droits culturels). Il s'agit d'une phase
de développement social concordant avec les principes du libéralisme politique.
3. Progrès du principe de la performance : un progrès moral s'effectue également sur
le plan de l'égalité des chances, avec le mouvement des femmes et les réformes en
matière de politique éducative, par un accroissement accru des possibilités de « tout
un chacun de prendre part avec succès à la concurrence des performances ».
L'ouverture et la plus grande perméabilité des dispositifs de formations
professionnelles ont réduit l'emprise des barrières sociales traditionnelles;
désormais les travaux ménagers sont considérés comme des contributions et des
performances méritant une reconnaissance matérielle correspondante.
167
Ibid, p. 280.
98
économiques » . Par l'idée d'une révolution néo-libérale, Honneth veut rendre compte des
transformations orientées par de nouvelles structures d'organisation économique qui vont
affecter les quatre sphères de reconnaissance. Dans cette perspective, « la révolution néo-
libérale » correspond à la fois au processus de valorisation économique du « nouveau »
m
lbid,p.2S\.
169
Ibid, p. 282.
170
Ibid.
99
capitalisme, et à l'expansion des standards d'évaluation liés aux quatre sphères d'action
normative.
Avec la révolution néo-libérale, les standards d'évaluation liés aux structures économiques
- qui permettaient dans l'ère sociale-démocrate de limiter ou de canaliser les contraintes
immédiates de valorisation à la lumière des principes normatifs institutionnalisés - vont
subir un affaiblissement. Un ensemble de processus nouveaux conduisent l'État-social à
une désorganisation touchant spécifiquement les engagements relatifs aux modèles sociaux-
démocrates d'organisation politique. Dans le cadre de l'internationalisation des flux
financiers, la révolution néo-libérale comprend les processus d'affaiblissement des mesures
d'assistance étatique au profit du pouvoir grandissant des entreprises transnationales.
Honneth n'est pas à court d'exemples concernant les cultures et les pratiques de gestion au
sein des entreprises qui participent à renforcer cette tendance générale; d'après lui, le néo-
libéralisme favorise l'accroissement de l'influence des actionnaires proportionnellement à
l'affaiblissement des autres groupes qui participent aux activités des entreprises.
171
Emmanuel Renault, «Du fordisme au postfordisme: Dépassement ou retour de l'aliénation?», Actuel
Marx 1/39 (2006); p. 92.
Honneth, La société du mépris, p. 283.
100
industrie » offrait aux salariés une certaine stabilité (carrière à long terme, environnement
social protecteur, logements pour ouvriers, centres de vacances, structure de formation
continue, etc.), le nouveau capitalisme a pour principal ordre de justification le
développement orienté « par projets ». Selon ce nouvel esprit, il est devenu avantageux de
s'engager dans de nouveaux projets en consentant un engagement personnel élevé avec une
« flexibilité » du point de vue des ressources émotionnelles et motivationnelles. De ce point
de vue, le « nouveau » capitalisme serait parvenu à mobiliser de nouvelles ressources
motivationnelles « parce qu'il contribue, en apparence du moins, et dans la perspective de
groupes d'intérêts socialement influents qui confirment son propre modèle d'intégration, à
maintenir dans des conditions socio-économiques nouvelles des acquis institutionnalisés au
1 7^
173
/6K/., p. 286.
174
Cité dans La société du mépris, p. 285.
101
quelque sorte avec l'approbation d'un capitalisme flexible également sur le plan
normatif).175
17S
/6/c/.,p288
176
/fcK/.,p.289
111
Ibid, p. 284.
m
l b i d . , p . 290.
102
Le travail n'est plus conçu comme une fatalité ou comme un devoir social, mais en tant que
moment ou étape non définitive du processus de la réalisation de soi. Les mutations
affectant le monde du travail peuvent bien être conçues comme un approfondissement
véritable de l'idéal romantique, mais comme nous allons le voir dans ce qui suit, dans
certains cas une telle promesse n'est que vœux pieux.
179
ibid
180
Ibid., p. 291.
103
frontière entre les champs d'action privés et professionnels rend possible une intégration
économique des sphères d'activités qui échappaient auparavant à la valorisation (et à tout
ce que peut aujourd'hui exiger l'idéologie managériale). Les frontières qui séparaient jadis
la vie au travail et la vie privée sont devenues poreuses au point de soulever de sérieuses
questions morales et éthiques - dont celle de savoir à quel point un tel enchevêtrement peut
conduire à des conditions de travail discriminatoires.
m
Ibid.
]S2
lbid, p. 293.
105
de Marshall183 et de Vobruba, Honneth croit que les droits sociaux sont précisément ceux
qui doivent assurer « un droit à un revenu disponible qui n'est pas déterminé d'après la
valeur des requérants sur le marché »184. Non seulement, « les droits culturels et les droits
politiques peuvent se concrétiser seulement si les sujets disposent d'un certain niveau de
• ISS
vie, qu'ils ne peuvent pas toujours assurer par eux-mêmes » , mais les inégalités sociales
sont liées à des conditions initiales différentes qui transcendent souvent la bonne volonté et
la portée des sujets. Dans cette perspective, on ne peut demander aux individus de prendre
uniquement sur eux-mêmes la responsabilité de leurs conditions de vie respectives.
En regardant la société actuelle, Honneth estime que le discours sur la responsabilité
personnelle s'incarne paradoxalement, c'est-à-dire contre l'individu, dans le renforcement
des exigences pour accéder aux prestations d'aides sociales et dans la montée d'un
paternalisme d'assistance guidé par l'État-social. À l'origine, l'objectif de ce système
d'aide sociale était de fournir aux personnes démunies les moyens de subvenir à leurs
besoins. Depuis les années 1980, des catégories de bénéficiaires distinguent ceux qui sont
ou non redevables de ceux qui doivent réintégrer le marché du travail. Comme l'explique
Honneth, les sujets qui désirent bénéficier des prestations sociales doivent être disposés à
« fournir en retour des contre-prestations, en étant par exemple disposés à accepter
n'importe quelle offre de travail, sans lesquelles un droit n'est plus même considéré comme
légitime » . Ainsi, la justification de principe quant à l'intérêt de l'aide assistancielle et
l'exigence des services sociaux pour soulager les sujets démunis s'érode devant la force des
phénomènes de re-moralisation néo-libérale. Honneth dénonce la façon dont les progrès
normatifs sont ici noyés dans un discours sur la responsabilité individuelle :
Comme l'a montré Klaus Gùnther, ce discours ignore dans quelle mesure
l'attribution de responsabilité individuelle dépend de conditions internes et
externes qui doivent être rassemblées pour que des sujets puissent être tenus ou
non, de manière fondée, pour responsables de leurs actes. Lorsque la
responsabilité est encouragée sans la prise en considération de ces conditions,
elle se transforme en un "impératif aux allures paradoxales, justement lorsqu'il
est avéré que, pris dans les conditions d'une société de plus en plus complexe,
les sujets ne peuvent plus, dans maints aspects de leur existence, assumer des
183
Thomas H. Marshall, « Staatsbiirgerrechte und soziale Klassen », dans Bùrgerechte und soziale Klassen.
Zur Soziologie des Wohlfahrtsstaates (Francfort : Campus, 1992).
184
Honneth, La société du mépris, p. 293-294.
iS5
Ibid., p.294.
186
Ibid, p. 295.
106
À l'inverse de la thèse selon laquelle l'individualisme est un repli généralisé des sujets dans
la sphère privée, Ehrenberg cherche à montrer qu'il s'agit plutôt de la généralisation de
l'exigence d'autonomie. Cette exigence impose un changement des rapports entre privé et
public, car l'autonomie exigée dans le domaine public prend ses appuis dans le domaine
privé. Autant dans le domaine privé que public, la réussite impose de plus en plus
l'instrumentalisation de soi. Il faut désormais savoir communiquer, pouvoir négocier, être
motivé, apprendre à gérer son temps, etc. Le résultat de cette pression continue est celui de
la fragilisation des individus, qui doivent se produire eux-mêmes dans un monde de plus en
plus morcelé. Cette production de soi s'accompagne de souffrances psychiques et des
w
lbid.
m
Ibid, p. 296.
189
Ibid, p. 296-297.
107
troubles qui affectent la capacité à agir. Selon Ehrenberg, ce nouvel individualisme culmine
dans un type de dépression traduisant un manque d'énergie vital et de désir.
déstabilisation des fondements des relations intersubjectives basées sur autre chose que
l'intérêt et l'utilité; par conséquent, les actions orientées uniquement en fonction de la
carrière et de la réputation deviennent non seulement prioritaires, mais également
obligatoires.
191
Ibid, p. 302.
109
192
Ibid, p. 303.
110
Selon ce diagnostic, l'idéal de la réalisation de soi aurait été ainsi instrumentalisé sur
deux plans : dans les effets médiatiques et dans les rapports de travail. D'une part, la
représentation de la réalisation de soi est un procédé qui a fait ses preuves dans la majorité
des stratégies de l'industrie culturelle :
l'industrie de la mode et de la consommation semble être en mesure de
propager des images de la vie authentique, et propose des modèles sur lesquels
les sujets se règlent ensuite dans leur quête d'identité. La tentative pour se
réaliser soi-même au cours de sa vie est organisée, d'une manière pour ainsi
dire inconsciente, par les offres culturelles que la publicité adresse aux
individus avec un sens très calculé des différences d'âge, de milieu et de
sexe.195
D'autre part, dans les rapports de travail (de manière plus importante que les effets
médiatiques connus et largement analysés), d'autres mutations économiques viennent
modifier radicalement les conditions intersubjectives de l'intégrité personnelle. Une
idéologie managériale particulière se serait imposée, d'une façon d'abord hésitante, puis de
plus en plus fortement et massivement, au point où il est difficile de résister au mot
d'ordre : « les individus ont été requis de se présenter comme des sujets capables de
s'adapter et d'accepter les changements de vie pour assurer leur succès professionnel ou
social »196. Cette réévaluation de l'apport individuel et de l'exigence d'adaptation
personnelle dans le cadre de l'activité économique implique des travailleurs un plus grand
investissement. Cette tendance à l'initiative individuelle du personnel devient, dans
certaines entreprises, un élément de prestige et un bien de positionnement incontournable.
m
lbid, p. 3 \ 5 .
194
lbid, p. 3\7.
195
Ibid, p. 318-319.
196
Ibid, p. 317.
Ill
Selon Honneth, les salariés ne sont plus considérés « comme de simples exécutants
dépendants de leur direction, mais comme des sujets créatifs, "entrepreneurs" d'eux-
mêmes »197. Il s'agit de nouveaux concepts de management fondés sur l'autonomie, sur
l'autogestion qui, à l'origine, visaient à répondre aux besoins d'autoréalisation des
travailleurs. Or, selon Honneth, ces stratégies managériales post-tayloristes ont un effet
paradoxal inédit :
Leur motivation doit se mouler entièrement sur le profil demandé, ils doivent
être disposés à présenter tout changement de poste comme le résultat d'une
décision personnelle et il faut que leur engagement profite globalement à
l'ensemble de l'entreprise. Ainsi est né, en l'intervalle de deux décennies
seulement, un nouveau système d'exigences qui fait dépendre l'emploi de la
présentation convaincante de la volonté du salarié de se réaliser à travers son
travail; et ce renversement crée à son tour l'espace de légitimation qui permet
de justifier les mesures de déréglementation, en invoquant l'obsolescence des
garanties catégorielles qui empêchent le salarié de prendre toutes les
responsabilités qu'il voudrait. La pression qui est ainsi mise sur les employés et
les ouvriers prend une forme extrêmement paradoxale : pour préserver leurs
chances de travailler dans l'avenir, ils doivent organiser fictivement leur
biographie professionnelle sur le modèle de la réalisation de soi, bien qu'elle ne
réponde pour une grande part qu'à un désir de sécurité économique et
sociale.198
Cette tendance n'est pas le résultat d'une évolution unique, ni d'une stratégie
intentionnelle, « par laquelle un patronat intelligent et coopératif aurait intégré la critique
"hédoniste" du capitalisme des années 1960 [mais] semble bien plutôt être le résultat
involontaire d'une combinaison de différents processus possédant chacun son histoire et sa
dynamique propre »199. Il n'empêche qu'avec les changements institutionnels qui ont
affecté le capitalisme ces dernières années, l'idéal pratique de l'autoréalisation est devenu
l'idéologie et la force productive d'un système économique déréglementé.
Les attentes légitimes de reconnaissance des sujets servent en fait de levier pour
justifier une série de transformations des conditions de travail : « le nouvel individualisme,
aujourd'hui, est aussi utilisé comme un facteur de production, au sens où l'on invoque les
besoins apparemment changés des salariés pour exiger d'eux plus d'implication, plus de
flexibilité et plus d'initiative personnelle qu'on ne le faisait dans le contexte d'un
m
l b i d , p. 3\9.
198
lbid, p. 320.
199
lbid.
112
capitalisme tempéré par l'État social »200. On pourrait objecter à Honneth que le patronat ne
fait que répondre aux demandes des travailleurs pour plus d'autonomie, de responsabilité
(pouvoir de décision ou d'influence) et de flexibilité (télé-travail, conciliation travail-
famille). Ainsi, les transformations dont il est question ici ne seraient que le résultat des
luttes menées par les travailleurs et les syndicats. Or, Honneth répondrait à cette objection
en disant que ces demandes sont légitimes et que les changements vers une plus grande
flexibilité et responsabilité devraient normalement servir l'intérêt des travailleurs.
Cependant, nous allons voir que dans les cas de « faux adressage », des promesses de
reconnaissance ne sont pas tenues, que les attentes des travailleurs sont parfois
instrumentalisées au point où elles ont perdu leur finalité interne et servent à justifier des
exigences illégitimes qui ont pour effets de créer plus de souffrances que de bénéfices en
terme de qualité de vie. Les contraintes exercées spécifiquement dans la sphère individuelle
par les transformations structurelles liées au déploiement du néo-libéralisme semblent
confirmer la pertinence du modèle des paradoxes pour la critique de l'idéologie
managériale :
Les aspirations à la réalisation individuelle de soi se sont rapidement
développées depuis trente ou quarante ans dans les sociétés occidentales, parce
que des processus d'individuation de nature très différente ont coïncidé à ce
moment précis de l'histoire. Ces attentes sont désormais tellement intégrées
dans le « profil » institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale,
qu'elles ont perdu leur finalité interne et sont devenues un principe de
légitimation du système. Le résultat de ce renversement paradoxal, au cours
duquel des processus qui promettaient jadis un gain de liberté qualitative se
sont mués en une idéologie de la désinstitutionnalisation, est l'apparition d'une
multitude de symptômes individuels de vide intérieur, un sentiment d'inutilité
et de désarroi.201
Honneth rapporte que la pression exercée par le renversement paradoxal de ces idéaux en
de multiples contraintes produirait des formes de malaises sociaux peu étudiés - des
souffrances qui échappent à ce que Bourdieu et ses collaborateurs avaient soulevé dans La
misère du monde102. Les exigences de flexibilité, de maîtrise de soi, d'autonomie, de
responsabilité et la « mercantilisation rampante de l'ensemble de la société » réactualisent
la question sociale « que la moitié du XXe siècle croyait avoir définitivement
200
lbid.
201
lbid., p. 311.
202
lbid, p. 321.
113
203
lbid, p. 322.
Honneth nous renvoie ici précisément à la thèse d'Ehrenberg qui suppose que l'exigence diffuse d'être soi-
même soumet en quelque sorte les individus à une pression psychique excessive.
205
lbid, p. 259.
114
206
/*/</., p. 261.
207
/6K/., p. 261.
208
lbid, p. 261-262.
209
lbid, p. 260.
115
Cependant, Honneth admet qu'on ne peut plus présupposer qu'il n'y a pas de domination
de la reconnaissance. Si l'on peut dire que des dispositifs d'estime peuvent offrir les
conditions d'acquisition d'une valeur de soi rehaussée dans des contextes sociaux précis,
Honneth admet que l'on peut également montrer - rétrospectivement et dans d'autres
contextes historiques que celui qui nous est contemporain - que des expériences d'estime
de soi ont les propriétés négatives d'une soumission douce.
2,0
l b i d , p. 268.
211
lbid., p. 247.
116
212
lbid., p. 250-251.
213
lbid., p. 260.
214
lbid., p. 259.
117
Telles que présentées par Honneth, trois conditions doivent être remplies pour que des
formes de reconnaissance sociale puissent revêtir une fonction idéologique : d'une part, les
énoncés de reconnaissance doivent être crédibles selon deux modes: l)il faut qu'elles
soient à la fois positives (composante réaliste) et 2) crédibles (composante rationnelle);
d'autre part, ces énoncés doivent contenir 3) une valeur nouvelle (une performance
particulière). Nous allons voir plus loin qu'une quatrième composante evaluative
(composante matérielle) sera ajoutée à ces restrictions.
signifiante à des aptitudes ou à des vertus réelles chez leurs destinataires » . On peut
considérer les idéologies, qui ne visent pas des comportements manifestant effectivement la
valeur qu'il exprime en terme de progrès normatif, comme relevant d'une autre catégorie
que celle de la reconnaissance sociale : « Par conséquent, les idéologies dont l'efficacité
repose sur la reconnaissance sociale ne sauraient conduire à l'exclusion de leurs
destinataires mais doivent au contraire contribuer à leur intégration. »217 Autrement dit, les
discours comportant un caractère directement discriminatoire ne font pas partie de la
2l$
lbid., p. 260.
216
lbid, p. 263.
2,7
lbid.
118
Honneth veut éviter la voie habituelle de la critique de l'idéologie selon laquelle est jugé
idéologique le caractère irrationnel d'un système de conviction. Le critère de crédibilité
implique également d'exclure les modèles de reconnaissance par lesquels les sujets
éprouvent consciemment des restrictions de leurs marges d'autonomie. Il faut distinguer :
1) certains modèles de reconnaissance qui agissent en normalisateur, lorsqu'une personne
ou un groupe de personnes sont reconnus à travers la référence à des qualités ou des
imputations d'identité qui sont restrictives, dépassées et injustement maintenues; et 2) les
modèles de reconnaissance idéologiques qui n'ont pas besoin de recourir à la contrainte et
fonctionnent uniquement grâce à des énoncés axiologiques rationnels d'un point de vue
évaluatif219. Ce point est fondamental pour comprendre en quoi Honneth propose ici une
version améliorée du concept d'idéologie qui ne mobilise pas l'argument de la fausse
conscience. Il ne s'agit pas d'expliquer la raison pour laquelle des sujets acceptent de se
soumettre malgré eux à des contraintes simplement en supposant qu'ils agissent contre leur
gré sous l'effet d'un aveuglement du type de la réification. Honneth propose un ensemble
de critères qui évitent ce type de raccourci théorique.
Dans le cas des modèles de reconnaissance normalisants, les énoncés ne peuvent être
susceptibles d'être décrits comme étant idéologiques car ils signifient qu'une personne est
reconnue à travers la référence à des qualités ou des imputations d'identité que cette
218
lbid. p. 263-264.
219
lbid, p. 264.
119
personne éprouve comme des restrictions de ses marges d'autonomie. C'est pourquoi, un
tel modèle « ne peut pas motiver les sujets à développer une image de soi affirmative les
conduisant à accepter de plein gré des tâches et des privations qui leur sont imposées »220.
À l'inverse, les idéologies de la reconnaissance sont efficaces parce qu'elles n'ont pas
recours à une telle contrainte. Dans le cas des idéologies de la reconnaissance, il ne s'agit
pas d'énoncés dont le but est explicitement de convaincre l'individu d'adopter un rapport à
soi en parfait accord avec l'ordre de domination existant, et cela malgré lui, car « [a]u lieu
d'exprimer effectivement une valeur, ces idéologies de la reconnaissance veillent à assurer
une disposition motivationnelle afin que s'effectuent sans résistance les devoirs et les
tâches attendus »221. C'est en ce sens qu'il s'agit de contraintes paradoxales : le sentiment
de valorisation doit éveiller des dispositions motivationnelles qui entraînent le sujet à se
soumettre de son propre chef.
En plus de devoir être positifs et crédibles, les énoncés de reconnaissance doivent être
suffisamment différenciés pour exprimer une valeur nouvelle ou une performance
particulière. C'est pourquoi Honneth croit que les énoncés de reconnaissance à la lumière
desquelles les individus sont appelés à s'identifier doivent proposer des nouvelles valeurs :
l'énoncé de valeur qu'ils appliquent à eux-mêmes leur permet d'éprouver des
distinctions particulières et donc quelque contraste en comparaison, soit du
passé, soit de l'ordre social établi. En revanche, s'agissant uniquement de
l'élargissement d'une forme établie de reconnaissance sociale vers un cercle
social jusque-là exclu de cette dernière, alors ce sentiment de valorisation qui
éveille des dispositions motivationnelles pour une soumission volontaire
222
pourrait bien faire défaut.
Les idéologies de la reconnaissance sociale doivent alors susciter chez le sujet un rapport à
soi qui soit non seulement crédible, mais aussi attrayant au point de le disposer à accepter
de plein gré certaines tâches et à rendre certains services sans qu'on le lui demande
directement. Le rapport à soi qu'entretient le sujet sous la pression d'une telle exigence doit
pouvoir se transformer dans un sens qui ouvre la perspective psychique d'une estime de soi
rehaussée en s'appropriant les vertus associées à cette valorisation.
220
lbid.
221
lbid., p. 262.
222
lbid, p. 265.
120
223
lbid, p. 270.
121
Il s'agit ici d'un cas où l'exigence d'autoréalisation fait pression sur les salariés de manière
à susciter un nouveau rapport à soi qui incite à la soumission volontaire : « la flexibilisation
et la dérégulation du travail qui accompagnent les transformations néo-libérales du
capitalisme exigent des capacités de se transformer soi-même en marchandise à des fins
productives, que la dénomination valorisante d"'entrepreneur de soi-même" contribue
précisément à créer »224. Comme il ne s'agit pas ici d'un cas d'interaction entre deux êtres
humains, mais d'un cas de reconnaissance qu'exercent les institutions sociales, son
accomplissement dans le monde vécu relève des dispositions individuelles et des pratiques
institutionnelles. Comme on l'a vu, pour parvenir à son accomplissement, un cas de
reconnaissance idéologique doit pouvoir remplir les conditions suivantes : être perçue
comme étant rationnelle, attrayante et suffisamment crédible de la part des salariés. Ce
n'est qu'en rencontrant ces conditions que l'énoncé ou l'acte de reconnaissance peut
atteindre le domaine des quatre sphères normatives de la reconnaissance. L'efficace
idéologique doit offrir aux sujets de bonnes raisons évaluatives pour parvenir à accroître
l'estime de soi. Le sentiment de valorisation et le désir qu'il fait naître doivent éveiller des
dispositions motivationnelles pour une soumission volontaire. Or, même si un énoncé de
reconnaissance est évalué par le sujet comme étant crédible, attrayant et rationnel, il
manque encore un critère pour faire voir son caractère idéologique.
224
lbid.
225
lbid, p. 272.
122
reconnaissance justifiée doit pointer vers une amélioration des conditions matérielles des
destinataires. Il y a donc idéologie de reconnaissance quand une institution émet des
promesses de reconnaissance qu 'elle ne peut satisfaire.
On peut donc soutenir que cette pratique de reconnaissance est idéologique parce qu'elle ne
satisfait pas au critère des exigences matérielles susmentionnées. Dans le cas de
« l'entrepreneur-travailleur », les dispositions institutionnelles ne suivent pas de manière à
réaliser de facto l'idée mise en évidence dans l'énoncé de reconnaissance. L'idéologie
managériale ne dépasse pas le stade purement symbolique et ne va pas jusqu'à la réalisation
concrète de la promesse contenue dans l'acte de reconnaissance.
Dans le nouveau capitalisme, dont une des caractéristiques est d'offrir une plus
grande flexibilité, les employés qui devront faire preuve d'ouverture envers les nouveaux
projets; ils devront posséder des aptitudes relationnelles et disposer de bonnes compétences
devant les défis qui leurs seront présentés. Ils devront également être en mesure de
s'engager personnellement dans la mission de l'entreprise et « agir de façon autonome en se
montrant dignes de confiance ». Dans ce nouveau langage normatif, l'autonomie est
conférée à ceux qui s'abandonnent aux poncifs des différentes cultures d'entreprise. Ce
type d'obligation professionnel n'est pas néfaste en lui-même; et la question de savoir dans
quelle mesure l'on peut vérifier l'extension de son impact au-delà du domaine
226
lbid., p. 272-273.
123
professionnel et ses méfaits sur la sphère privée n'en est pas une que l'on peut régler si
facilement. Par contre, du point de vue de la théorie de la reconnaissance honnethienne,
dans la mesure où il s'agit véritablement de formes de mépris social, il est intéressant de
voir en quoi les exigences à l'autoréalisation et la quête personnelle d'une vie
expérimentale qui sont imposées aux travailleurs peuvent devenir des formes de
reconnaissance ayant pour conséquences de perturber la nature des rapports
interindividuels, d'influencer la conception de l'éthique au travail, et par le fait même, la
signification de l'estime de soi des sujets les plus touchés.
pouvoir se fonder sur une conception de la vie bonne, il semble plutôt que son projet
d'établir la grammaire morale des conflits sociaux le conduit dans ses travaux récents à
mettre à jour des situations de mépris, de non-reconnaissance, bref, un certain type de
conflit qui concerne la philosophie sociale contemporaine. Par l'utilisation d'un critère
permettant de distinguer les processus de reconnaissance « véritable » de la reconnaissance
« idéologique » porteuse du mépris, la forme de critique normative du social qu'il met de
l'avant désigne des réalités et des modalités de reconnaissance institutionnelles qui se
tournent en leur contraire. Le paradoxe tient au fait que la reconnaissance et la négation de
reconnaissance dans le « faux adressage » ne s'opposent pas, mais cohabitent. Elles ne sont
pas deux alternatives ou deux réalités disjunctives mais, étrangement, dans l'économie de
l'analyse honnethienne des paradoxes du capitalisme, la reconnaissance et sa négation
apparaissent dans une synthèse originale comme une cause pour expliquer l'origine des
pathologies sociales. La reconnaissance et le mépris sont ici présentés comme un des
facteurs détériorant la qualité des rapports intersubjectifs. Honneth considère en effet que
ce qui advient dans le type de culture d'entreprise soumise en grande partie aux valeurs de
l'idéologie managériale a pour effet de déborder la sphère strictement professionnelle pour
venir finalement « coloniser » ou « interférer » la vie privée des individus. Suivant ce
processus paradoxal, la cohabitation du mépris et de la reconnaissance est ce qui nuit aux
conditions qui permettent aux individus d'accéder réellement à l'expérience de
reconnaissance. En plus de favoriser l'extension du domaine de la souffrance individuelle
(le cas de la dépression généralisée dans les milieux de travail en fait foi), il semble que,
pour reprendre le langage de Rousseau, à force de devoir toujours paraître à la hauteur des
valeurs véhiculées par l'idéologie managériale, dont l'idée de la responsabilité personnelle,
les travailleurs sont contraints pour s'adapter à leur environnement social à se mettre en
scène et accepter des formes subtiles de soumission volontaire, de ruse et de mensonge.
Pour reprendre le langage des francfortois, Honneth indique en quoi il est possible de
décrire comment les entreprises instrumentalisent les besoins individuels de reconnaissance
en prétendant (faussement) répondre aux aspirations de réalisation de soi.
Conclusion
Il est facile de mettre le doigt sur les limites de la théorie de la reconnaissance. Il est plus
difficile de montrer la profonde unité qui organise le chantier théorique dans lequel
Honneth s'est engagé. De la grande diversité des théories qui revendiquent aujourd'hui un
renouveau de la critique de la société capitaliste inspirée du marxisme ou de la tradition
francfortoise, Honneth est sans contredit l'un des penseurs qui prend le plus au sérieux les
difficultés, les déficits, les apories et les critiques qui ont été adressés à cet héritage
intellectuel. Nous avons tenté de présenter le plus clairement possible comment la
philosophie sociale honnethienne tente de répondre à ces difficultés et les dépasser dans le
cadre d'une nouvelle théorie. Toute perspective philosophique qui entend traiter
d'aliénation ou de réification devra un jour s'y confronter. La théorie de la reconnaissance
honnethienne s'évertue à lier l'expérience sociale des sujets soumis au mépris social avec
une morale de la reconnaissance. Honneth procède donc à une reconstruction de l'appareil
catégorial de la Théorie critique de manière à montrer son actualité pour les enjeux et
débats actuels.
Tout au long de notre étude, notre attention s'est portée sur le point de vue moral à
partir duquel Honneth propose de reconstruire une nouvelle théorie capable de relancer
l'analyse des pathologies sociales du temps présent et nous offrir des perspectives
nouvelles et originales sur ces réalités. L'interprétation qu'il fait du motif central de la
Théorie critique (le noyau éthique) lui permet de reformuler dans les termes d'aujourd'hui
une partie importante des réflexions développées par l'ancien groupe francfortois. Nous
avons montré comment la rénovation entreprise par Honneth s'effectue d'abord par deux
déplacements majeurs: d'une part, Honneth situe sa réflexion dans le paradigme de
l'activité communicationnelle tel qu'il a été préalablement défini par Habermas, et d'autre
part, il reconduit l'analyse des pathologies sociales en prenant appui sur la théorie de la
reconnaissance. Même s'il s'agit encore d'un projet inachevé, il est nécessaire de suivre pas
à pas la réflexion de Honneth afin de dresser le plus fidèlement possible le portrait général
de cet ambitieux programme.
126
Dans le premier chapitre de notre travail, nous avons fait ressortir les impasses de la
première Théorie Critique et montré pourquoi cette relecture débouche sur une critique de
la notion habermassienne de l'agir communicationnel. Honneth soulève les limites de la
théorie horkheimienne, liées au fait qu'elle ne rend pas compte du social, de sa
conflictualité et du développement des démocraties libérales. En prenant acte des exigences
de la philosophie sociale contemporaine, nous avons montré également en quoi la version
négativiste d'inspiration adornienne de la Théorie critique ne peut plus servir de modèle
philosophique et sociologique pour conduire l'analyse des pathologies sociales du temps
présent. Selon Honneth, une telle approche demeure aveugle au type de progrès moraux liés
aux libertés civiles et aux luttes pour la démocratisation des décisions politiques. Or, tant
qu'il s'agit de faire dialoguer les discours en philosophie sociale, d'une part, et ceux en
philosophie politique contemporaine, d'autre part, ce n'est pourtant que par rapport à une
conception positive (même sous forme hypothétique ou provisoire) et explicite du progrès
(moral, social ou historique) que les pathologies sociales peuvent être jugées à bon droit
comme des exemples de développements « manques », des formes « perturbées » de vie ou
encore des phénomènes de réification.
d'une praxis orientée par l'objectif moral d'une reconnaissance non lésée. C'est donc à
partir de ce double point de vue - résultant à la fois du regard porté sur les rapports
intersubjectifs empiriques et enrichi d'un concept formel d'éthicité - que Honneth
s'autorise à penser de manière critique les pathologies sociales contemporaines.
277
Nous n'avons pas eu le temps d'aborder spécifiquement ces critiques dans le cadre limité de ce travail. Il
s'agit sans doute ici d'éléments problématisés entre autres dans le cadre du débat entre Honneth et Fraser.
128
méfaits que la récupération de l'exigence morale de réalisation de soi fait peser sur les
sujets. Cette analyse vise à décrire comment la désolidarisation entre travailleurs favorisée
par l'idéologie managériale peut, d'une part, induire une disposition à la soumission
volontaire, et d'autre part, garantir la pérennité d'un ordre social hiérarchique et inégalitaire
qui compte sur la dynamique du mépris pour assurer sa reproduction. Honneth parvient
ainsi à trouver une explication, par exemple, au fait inouï que de plus en plus de travailleurs
adaptent leurs comportements en fonction des pressions et des contraintes émanant des
nouvelles cultures d'entreprises.
En appliquant l'analyse des pathologies sociales (qu'il tire de son modèle des
contraintes paradoxales) aux quatre sphères d'action normative, Honneth affine son
diagnostic : premièrement, il met en lumière les stratégies diverses qui ont fait du modèle
de l'individualisme romantique une idéologie pour justifier des dispositifs de séparation
sociale. Dans cette première sphère, le fait que les individus comprennent leurs emplois
respectifs comme une étape « expérimentale » du processus de réalisation de soi sert de
justification pour leur imposer des conditions de travail qui dissolvent la frontière entre la
vie privée et la vie professionnelle. Deuxièmement, en s'appuyant sur les travaux
d'Ehrenberg, Honneth voit dans cette surenchère de la responsabilité personnelle, et du
surmenage qu'elle occasionne, la source de nouvelles pathologies psychiques de masse (la
dépression se généralise et vient remplacer la névrose). Troisièmement, la possibilité et la
tentation de progresser dans la hiérarchie institutionnelle (mener sa carrière) se retourne
paradoxalement en une situation professionnelle (et extraprofessionnelle) par laquelle les
relations de solidarité avec autrui s'étiolent et font place à des rapports interpersonnels
toujours plus intéressés et stratégiques. Quatrièmement, selon Honneth, dans les relations
intimes et amoureuses, les mutations du nouveau capitalisme inscrivent la représentation
entrepreneuriale d'un agir calculateur dans le rapport à soi des sujets, et cela, de manière à
faire prévaloir dans le domaine privé le modèle du calcul d'utilité.
Nous avons décidé d'aborder en profondeur la première de ces quatre sphères afin de
faire ressortir le diagnostic porté par Honneth sur les paradoxes de 1'individuation. Nous
avons montré pourquoi les attentes légitimes de reconnaissance des sujets servent en fait de
levier pour justifier une série de transformations des conditions de travail. Loin d'être une
129
réponse de l'employeur pour une plus grande autonomie du travailleur, les transformations
liées à la sphère de 1'individuation ne sont pas que le résultat des luttes menées par les
travailleurs et les syndicats. Les changements vers une plus grande flexibilité et
responsabilité devraient normalement servir l'intérêt des travailleurs. Cependant, nous
avons montré comment, dans les cas de « faux adressage », des promesses de
reconnaissance ne sont pas tenues, que les attentes des travailleurs sont parfois
instrumentalisées au point où elles ont perdu leur finalité interne et servent à justifier des
exigences illégitimes qui ont pour effets de créer plus de souffrances que de bénéfices en
terme de qualité de vie. Les contraintes exercées spécifiquement dans la sphère individuelle
par les transformations structurelles liées au déploiement du néo-libéralisme semblent
confirmer la pertinence du modèle des paradoxes pour la critique de l'idéologie
managériale.
8
Nous n'avons pas discuté directement des thèses de cet ouvrage dans notre étude. Cela nous aurait
demandé plus de temps et d'espace. Par contre, la lecture de La réification, petit traité de théorie critique,
nous a permis de comprendre à quel degré Honneth entre en rupture avec « l'ancienne » Théorie critique et à
saisir la manière dont il réactualise les problématiques philosophiques encore fécondes de cet héritage
intellectuel.
131
rapport de force vis-à-vis de l'employé. Cette expérience négative peut être la source de
souffrances pour le travailleur à qui l'on fait miroiter une situation avantageuse qui, au
final, ne se manifeste jamais, malgré les sacrifices, les efforts et les attentes légitimes de la
part de celui-ci.
Honneth reconnaît les limites épistémologiques d'une telle charge contre les formes
paradoxales de mépris social. La difficulté première tient au fait qu'on ne peut prétendre
avoir directement accès à la conscience des individus sujets aux souffrances précédemment
décrites. Ainsi, l'accès direct aux « preuves empiriques » qui attesteraient scientifiquement
de « la réalité empirique » de tels phénomènes pathologiques est sans aucun doute une part
importante de la recherche qui reste encore à développer afin de solidifier l'argumentation.
Selon Honneth, le fait qu'il est difficile de prouver les liens de causalité (ou de causes à
effets) entre les phénomènes décrits comme des pathologies sociales et le mouvement de
désolidarisation qu'il rend possible au sein du monde vécu tient du fait que « ces
contradictions ne sont plus perçues comme étant liées au capitalisme, puisque les sujets ont
"appris", en tant qu'"entrepreneurs d'eux-mêmes", à assumer la responsabilité de leur
destin »229. Honneth ne reconduit pas ici simplement l'argument marxiste de la fausse
conscience dans sa forme initiale; il fait plutôt appel à la possibilité que « l'agent » ne soit
pas aussi libre que ce que certains penseurs peuvent le croire. En fait, sur cette question de
la liberté, les thèses avancées par Honneth sur les paradoxes et les pathologies sociales ne
sont pas d'une nature bien différente des thèses qu'on retrouve d'une manière générale en
philosophie politique. Dans les deux cas, on ne soutient pas tant que les agents sont dans les
faits libres, mais plutôt qu'ils en ont la capacité et qu'ils doivent être vus ainsi par le
pouvoir public.
accomplissement des buts qu'un individu choisit de fixer sa propre vie. Le terme
"liberté" ne peut en effet signifier, relativement à ce processus, la seule absence
de contrainte ou d'influence extérieure, il doit aussi comprendre l'absence de
blocages intérieurs, d'inhibitions et d'angoisses psychiques. Or, cette seconde
forme de liberté, traduite en termes positifs, doit se comprendre comme une
sorte de confiance tournée au-dedans, qui conforte l'individu tant dans
l'expression de ses besoins que dans l'usage de ses capacités. Il nous est
cependant apparu que de telles formes d'assurance, qui permettent au sujet
d'entretenir avec lui-même des rapports dépourvus d'angoisse, constituent des
dimensions de la relation positive à soi, des dimensions auxquelles on n'accède
que par l'expérience de la reconnaissance. Dans cette mesure, la liberté de la
réalisation de soi dépend des présupposés qui échappent à l'emprise du sujet
humain lui-même, parce qu'il ne peut les réaliser qu'avec l'aide de ses
partenaires d'interaction. Les différents modèles de reconnaissance représentent
les conditions intersubjectives dont nous devons nécessairement supposer la
réalité, si nous voulons décrire les structures générales d'une vie réussie230.
Cette définition de la liberté positive fait écho aux travaux de Taylor concernant les limites
de la « liberté négative » . C'est à la lumière de cette autre conception de la liberté que
Honneth tend à développer l'idée d'une théorie critique de la société qui puisse expliquer
certains processus de transformation sociale en fonction d'exigences normatives
structurellement inscrites dans la relation de reconnaissance mutuelle. L'idée d'une éthicité
post-traditionnelle tend à justifier l'idéal moral d'une société dans laquelle « les acquis
universalistes de l'égalité et de l'individualisme se sont tellement imprimés dans les
modèles d'interaction que tous les sujets se voient reconnus comme des personnes à la fois
autonomes et individualisées, égales et pourtant particulières »232. Et cet idéal, repose sur
l'analyse des expériences du mépris social qui, selon Honneth, révèlent que l'essence de la
morale réside dans la protection de l'intégrité humaine.
Dans les relations privées, dans les rapports au sein de l'entreprise, dans les rapports
au travail, les sujets expérimentent des formes de reconnaissance sociale qui sont
nécessaires pour pouvoir participer à la vie démocratique. Il y a des sujets qui se trouvent
dans des situations d'oppression sans manifester de résistance et sans se sentir
nécessairement blessés ou méprisés. C'est la figure de l'esclave heureux que Honneth
emprunte à l'histoire des esclaves noirs. L'esclave heureux est « une personne ayant trouvé
une identité satisfaisante et qui se sent socialement reconnue alors que rétrospectivement,
en tant qu'observateurs, nous sommes convaincus qu'elle a tort de s'identifier à cette
assignation d'identité » . S'il est possible de défendre l'idée que, premièrement, dans
certaines circonstances, un individu subit des pressions telles qu'il renonce à faire certains
choix significatifs, cela revient à dire que sous certaines contraintes vérifiables
empiriquement il n'arrive pas à agir librement. En ce sens, nous pourrions considérer avec
raison que des obstacles empêchent parfois les sujets d'accéder à une pleine autonomie
morale et à l'exercice de cette autonomie dans la mesure où les choix siginificatifs auxquels
les individus renoncent lui sont pourtant nécessaires en tant que conditions à la réalisation
de soi.
33
Honneth, La société du mépris, p. 177.
234
lbid., p. 180.
135
235
Ce qui pourrait être revendiqué dans un cadre politique est l'idée d'un droit à décider collectivement de la
manière dont le membres veulent faire usage des mondes culturels et sociaux dominants. Il est possible
d'exiger la reconnaissance de sa propre valeur dans son propre lieu de travail, c'est-à-dire de penser à une
norme par laquelle les conditions de travail permettraient aux individus de s'attribuer raisonnablement une
valeur morale pour le travail effectué.
2
Nous tentons ici de synthétiser les critiques provenant entre autres de E. Renault, R. Foster, S. Thompson,
S. Nour, N. Fraser, J. Butler, A. Le Goff, D. Weinstock, etc.
136
Dans La lutte pour la reconnaissance Honneth n'a jamais demandé qu'on interprète
sa théorie de la reconnaissance comme le texte unique de toute psychologie rationnelle ou
comme une théorie de l'être - même si dans ses plus récents travaux, l'auteur fait prendre à
sa théorie un tournant ontologique inattendu. Il semble bien qu'il tente d'introduire au cœur
de son projet l'idée d'une reconnaissance existentielle (antérieure aux trois formes
substantielles présentées préalablement dans sa théorie de la reconnaissance). Il reprend
dans Réification le concept heideggérien de « Sorge ». Ce concept de reconnaissance
existentielle définit une modalité d'être qui aurait préséance sur toutes les autres formes de
reconnaissance. Honneth défend cette antériorité sur les plans à la fois génétique et
conceptuel. Selon lui, cette orientation devrait permettre l'élaboration d'une condition
transcendantale de la reconnaissance : « Pour l'architectonique de ma propre théorie de la
reconnaissance, il en résulte le fait que je dois admettre désormais l'existence d'un stade de
la reconnaissance antérieur à celui que visaient mes travaux plus anciens - un stade qui, par
rapport à ce dernier, représente une sorte de condition transcendantale. »237 En plus de
devoir composer avec cette plus grande ouverture à l'ontologie, ce qui nous oblige en
quelque sorte à réinterpréter ou clarifier les thèses précédentes, il serait effectivement
intéressant de voir Honneth compléter ses concepts touchant l'intersubjectivité par une
redéfinition des concepts de pulsions, de processus, de désirs ou de défenses tels qu'ils sont
développés présentement en psychologie sociale et en psychanalyse. Par ailleurs, si
Honneth voulait vraiment combler le déficit sociologique de la Théorie critique, il aurait
avantage à se baser plus souvent sur les résultats d'études en sociologie du travail pour
défendre ses thèses concernant la « reconnaissance comme idéologie ». Enfin, l'ambition
chez Honneth de proposer une véritable théorie de la justice est bien ce qui nous semble le
plus fortement contestable. Une confrontation avec les perspectives de Habermas, Rawls et
Walzer nous semble incontournable pour apprécier ses interventions en philosophie
politique. Cependant, nous avons montré pourquoi l'analyse des pathologies sociales est
une approche originale qui ne sert pas à dégager des enjeux normatifs dans le but
d'échafauder une théorie de la justice. S'il faut le préciser, la situation de décalages
(moraux et matériels) inévitablement ressentis par les « opprimés » et les exclus du système
17
Axel Honneth, « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus », Esprit 7 (juillet
2008) : p. 94.
137
dominant (juridique, politique, etc.) est non seulement une source de revendications et de
luttes concrètes, mais elle offre également un contenu non négligeable pour la recherche
fondamentale.
Depuis ses débuts, la Théorie critique est inspirée par la tradition de l'hégélianisme de
gauche dans le fait qu'elle considère qu'une théorie véritablement critique devrait être
capable de contribuer à sa manière à l'émancipation des pathologies et des mensonges
sociaux. Cette dimension pratique fait partie de ses tâches théoriques. Pour rejoindre cette
exigence éthique et politique, elle doit proposer une pratique intellectuelle vertueuse par
l'explication des phénomènes aliénants et dissimulés. Elle prétend ainsi contribuer, à sa
façon, à l'amélioration du sort fait aux individus vulnérables et à l'expansion de la
domination de l'humain par lui-même. Si la déformation de la raison fait obstacle à
l'autoréalisation des membres d'une société, une théorie critique conséquente devrait alors
viser, dans certaines limites, la prise de conscience ou le recouvrement pratique d'une
rationalité non-aliénée. Dans cette perspective, il n'est pas faux de considérer les travaux de
Honneth sur les pathologies sociales, sur les contraintes paradoxales et sur les expériences
de mépris (ou de déni de soi), comme un geste qui va dans ce sens. Nous croyons avoir
montré en quoi sa conception positive du progrès social et son modèle d'analyse des
régressions morales (par la négative) peuvent apparaître comme une synthèse féconde.
Honneth propose de voir ce type de critique sociale comme une tentative visant à changer
les présupposés qui sous-tendent les discours évaluatifs sur les buts de l'agir collectif d'une
société donnée. La mise au jour critique conduit à « une reformulation si radicale de la
description des conditions de la vie sociale qu'elle confère subitement à toute chose la
signification nouvelle d'une situation pathologique »238. Selon Voirol :
Par sa description des formes morales du mépris et des exigences de
reconnaissance sociale, cette nouvelle Théorie critique déploie en outre un
vocabulaire moral d'expression des attentes de reconnaissance des sujets lésés et
peut, à sa manière, contribuer à enrichir l'horizon des luttes pour la
reconnaissance, concourant ainsi à étendre les conditions de l'autoréalisation des
sujets humains, contre une « société du mépris » qui progresse à grand pas.239
238
Honneth, La société du mépris, p. 143.
239
Ibid., p. 34.
138
Mais la question d'ordre politique qui devrait faire l'objet d'une autre étude sur les travaux
de Honneth est cette idée de l'intérêt émancipatoire à laquelle Horkheimer, Marcuse,
Adorno et Habermas se sont tous attachés. Il s'agit de l'idée qu'une autoréalisation devient
possible pour tous les sujets individuels seulement dans le déploiement d'un agir commun
porté par des visées rationnelles universelles. Puisque le potentiel rationnel immanent au
processus historique serait déformé par le capitalisme, par les pratiques et par les manières
de penser qu'il impose, le lien du sujet à la collectivité s'en trouve brisé; cet état de
séparation sociale entraîne des souffrances humaines auxquelles seule une pratique
effective portée par les sujets sociaux pourrait éventuellement remédier40. La réponse que
Honneth donne à cette question devrait nous permettre de voir comment Honneth entend
réactualiser le noyau éthique de l'ancienne Théorie critique.
Pour faire déborder cette question de l'intérêt émancipatoire dans le cadre des
débats en philosophie politique, il s'agirait alors de se demander si, lorsque les préférences
communes remplissent les conditions institutionnelles minimales qui assurent l'autonomie
de l'individu, certains choix collectifs de société peuvent néanmoins être critiqués comme
étant régressifs, déviants, malsains dans la mesure où ils entrent en conflit avec les
conditions de l'autoréalisation et les idéaux partagées collectivement. En suivant Honneth,
on pourrait alors se demander si l'autonomie morale des agents n'est pas véritablement
garantie seulement par le respect (la non-violation) des conditions de possibilité de la
réalisation de soi et de l'intégrité morale? Puis dans un autre ordre d'idée : quelle instance
publique serait autorisée à légiférer sur ces questions? Comment passer de l'ordre descriptif
au prescriptif? Est-ce seulement souhaitable? Pour commencer à répondre à ces questions,
il faudrait d'abord mener une réflexion sur la manière dont peut s'effectuer, dans le cadre
honnéthien, le passage de l'expérience de l'injustice à l'engagement pour la reconnaissance
dans la lutte active. Honneth sera conduit tôt ou tard à exposer explicitement et de manière
plus convaincante la conception de la «justice » qui est présupposée dans l'idée de « l'autre
de la justice ».
Cette thèse est discutée dans un ouvrage de Honneth traduit récemment en français sous le titre de Les
pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (Paris : La découverte,
2008).
139
Pour conclure, nous croyons que Honneth ne semble pas toujours assumer
directement la validité normative par laquelle une conception alternative de la vie bonne est
esquissée et défendue à l'aide d'arguments éthiques issus de sa théorie de la
reconnaissance. En raison des arguments épistémologiques241 qui excluent à ses yeux ce
type de démarche, il propose « de n'assumer qu'indirectement la prétention à la validité
normative en s'appuyant sur le fait qu'une description radicalement nouvelle est susceptible
de changer notre perception de la réalité sociale au point que nos convictions axiologiques
n'en restent pas indemnes »242. Cette mise entre parenthèse de la prétention à la validité
normative lui servirait-elle de rempart contre la critique ou est-ce l'occasion pour lui de
défendre une perspective philosophique visant d'abord à mettre au jour une autre version
des convictions axiologiques quant à la réalité du monde social? Sans prétendre pouvoir
répondre à cette question, il est tout de même juste de dire que par la description des formes
morales du mépris et des profondes exigences de reconnaissance sociale, la « nouvelle »
Théorie critique proposée par Honneth peut contribuer à sa manière à repenser les
conditions de l'autoréalisation et à déjouer les nouvelles ruses de l'ordre social dominant.
Enfin, la reconstruction patiente des orientations de fonds de la Théorie critique (qui passe
par le dépassement de ses principaux déficits théoriques) montre non seulement l'actualité
de cet héritage intellectuel, mais Honneth offre également des perspectives précieuses et
incontournables pour affronter certains enjeux politiques et sociaux par les armes de la
philosophie sociale contemporaine.
Il y a deux arguments principaux à notre avis: d'une part, un renoncement à la fondation rationnelle et aux
hypothèses métaphysiques; d'autre part, le renoncement à l'idée d'une perfection sociale.
Honneth, La société du mépris, p. 144.
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