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L’intégration européenne en débat, 2 : pour un rééquilibrage

Chaire de
philosophie
de l’Europe L’Europe face à la crise :
quel modèle économique et social ?
Jean-Marc FERRY

Leçon n°4
Formé à l’IEP de
Paris, à Paris 1
puis en Allemagne
aux côtés de
Jürgen Habermas,
Jean-Marc Ferry
est d’abord de-
venu chercheur

L’INTEGRATION
au CNRS puis a
rejoint l’Université Libre de
Bruxelles en 1990.
Devenu l’un des philosophes fran-
çais les plus en vue à l’étranger,
il a publié plus d’une vingtaine

EUROPÉENNE
de livres de philosophie politique
dont 5 consacrés à l’Europe.
Il dirige deux collections et fut
le fondateur et président de la
plus importante école doctorale
d’études européennes au sein de

EN DÉBAT, 2
l’Union. Il a rejoint Nantes pour
3 ans en devenant le titulaire de
la « chaire de philosophie de l’Eu-
rope » destinée principalement à
impulser et animer la recherche
sur les questions européennes.

Faculté de Droit et
des Sciences politiques
Chemin de la Censive du Tertre

POUR UN RÉEQUILIBRAGE
BP 81307
44313 Nantes Cedex 3

Tel : 02 40 14 15 15
www.droit.univ-nantes.fr

Séminaire du 04/11/2011

www.univ-nantes.fr/droit

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Pour un rééquilibrage L’intégration européenne en débat, 2 : pour un rééquilibrage

INTÉGRATION NÉGATIVE ET INTÉGRATION POSITIVE

On entend sous l’expression « intégration négative » réalisation, tandis que l’usage de ces moyens, dont la
celle qui résulte d’une stratégie libérale qui s’en tient à considération est décisive, est lui-même conditionné à
lever les obstacles dans le but de décloisonner l’espace la possibilité de les convertir en fonctionnements. C’est
européen. Cependant, cette stratégie, que l’on promeut cela que Sen nomme capability.
au nom d’un « fédéralisme concurrentiel », a des effets Sa vision pragmatique engage le politique au-delà
pervers, du fait que ladite concurrence est loin d’être d’une déclaration de droits nouveaux, et a fortiori, au-
équitable : elle profite aux États les moins disant fiscaux, delà d’une simple confirmation de droits rafraîchis. La
sociaux et environnementaux. La crise du projet euro- Déclaration européenne des droits fondamentaux a
péen appelle sans doute une réforme des institutions sans doute pour vocation d’être le cœur d’une Consti-
de l’Union, mais de façon tout aussi urgente le passage tution pour l’Union, l’élément essentiel d’un Contrat
à une phase d’intégration positive, laquelle suppose des social européen. Mais elle ne sera attractive, pour les
mesures susceptibles de structurer l’espace européen citoyens d’Europe, que si son énoncé est novateur : il
dans un sens plus concrètement déterminé. convient de mettre les citoyens de l’Union européenne
en situation :
L’instauration de minimas environnementaux et so- a) D’être effectivement garantis quant à leur li-
ciaux transversaux, gages d’une concurrence équitable, berté civile et leur intégrité entendue au sens des pre-
va de pair avec l’éclosion de nouveaux droits fondamen- miers droits fondamentaux que sont la sécurité et la
taux ayant pour signification, pour raison, d’accroître tranquillité.
les « capacités » (capabilities) des individus en situation b) D’être dotés des ressources de temps libre, de
socialement difficile. publicité et d’influence propres à rendre effectif l’exer-
Je pense en particulier à la reconnaissance d’un cice de leur participation politique aux décisions qui les
droit universel à un revenu de base inconditionnel. Tou- concernent.
tefois, les droits fondamentaux n’ont habituellement c) D’être effectivement assurés contre la préca-
une vertu politiquement intégratrice que lorsqu’ils rité économique, c’est-à-dire pourvus de l’autonomie
sont conquis dans un processus de lutte pour la recon- matérielle indispensable à la confiance en soi et à l’in-
naissance, plutôt qu’offerts pour structurer un espace sertion sociale.
sur la base des acquis traditionnels de l’État de droit d) D’être positivement soutenus dans les projets
démocratique. C’est pourquoi on ne saurait envisager de vie qui engagent directement les conditions de leur
pour l’espace européen une intégration positive par les existence sur le plan moral de la reconnaissance et de
droits, à moins que la construction européenne ne soit l’identité.
l’occasion et le motif pour une conquête de nouveaux
droits fondamentaux. On remarquera que ces conditions recoupent les
Quels seraient ces nouveaux droits fondamentaux ? quatre grands types de droits fondamentaux individuels :
Voilà une question qui donne à l’imagination politique civils, civiques, sociaux et moraux (en y incluant les
un terrain d’exercice. Il semble toutefois que la doctrine droits dits culturels), une typologie qui s’inspire évi-
ait déjà balisé à peu près tout le champ théorique pos- demment de celle qu’avait proposée Terence Marshall
sible des droits fondamentaux désirables et raisonna- pour caractériser la citoyenneté moderne et démocra-
blement exigibles. Les spécifier dans tel ou tel domaine tique (libérale au sens américain), tout en suggérant
ne constituerait pas une réelle innovation théorique. d’élargir le spectre des droits fondamentaux à un qua-
Il en va différemment, si l’on prend la question sous trième groupe, celui des droits « moraux », ayant trait
l’angle plus pragmatique de ce que l’on nommait na- à l’identité ou, si l’on préfère, à la personnalité (un peu
guère les « libertés positives » ou réelles, une approche sur le modèle des droits d’auteur). Les droits sociaux
qui connaît un regain d’actualité proche de l’engoue- engagent, quant à eux, la solidarité, les droits civiques
ment avec la notion fonctionnelle des capabilities, déve- concernent la citoyenneté active et participative, tandis
loppée par Amartya Sen1 : la liberté positive est fonction que les droits civils protègent l’intégrité des individus.
des accomplissements réels des actions humaines, Les valeurs cardinales ainsi attachées aux droits
lesquels dépendent des moyens nécessaires à leur fondamentaux sont certes classiques, consacrées de
longue date tout en demeurant bien vivantes. C’est jus-
1 Amartya SEN, L’Idée de justice, trad. par Paul Chemla, Paris, Flam- tement ce classicisme qui autorise une interprétation
marion, 2010. Egalement, du même, Repenser l’inégalité, trad. par
consistant à approfondir des principes au niveau de
Paul Chemla, Paris, Seuil, 2000.

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leur mise en application, laquelle peut en outre réali- instrumental, comme lingua franca, en lieu et place des
ser une transposition des valeurs cardinales : intégrité langues de culture dont l’anglais naturel fait également
(ou protection), publicité (ou participation), solidarité partie. C’est méconnaître profondément la signification
(ou prestations sociales), personnalité (ou promotion des langues nationales pour l’expression et le dévelop-
symbolique) au plan du droit des peuples. C’est, à mon pement du génie humain2. Imposer un anglais d’usage
avis, dans un tel projet que la philosophie politique peut ou de service3 pour tout ce qui prétend – publications,
se montrer productive. C’est là que son point de vue rapports, etc. – à un caractère « scientifique », partant,
propre, le point de vue normatif, peut trouver un épa- pour toute production universitaire, est un moyen sûr
nouissement réaliste, se déployer sans perdre contact d’oblitérer toute chance de créativité supérieure et, par
avec la réalité. conséquent, une façon radicale de stériliser l’authen-
Rendre positive l’intégration horizontale, cela sup- tique production intellectuelle (mis à part ceux qui ont
pose en outre que l’on développe des programmes la chance d’être anglophones de naissance).
d’échanges interuniversitaires et interscolaires, en Le passage à l’intégration positive est une clé de
assortissant ces dispositions d’une politique active de l’intégration civique, proprement politique, en enten-
diffusion des œuvres littéraires et scientifiques dans les dant par là celle qui se marquerait par un élargisse-
différentes langues de l’espace européen. À cet égard, ment, chez les ressortissants de l’Union, de la solidarité
on n’a pas mesuré – c’est un euphémisme – le danger civique, par delà les nations et à travers elles.
que constitue pour le développement de la culture et
des connaissances, notamment dans les sciences de la 2 Wilhelm von HUMBOLDT, Introduction à l’œuvre sur le kavi et
société, les sciences de l’homme et la philosophie, l’im- autres essais, Traduction et introduction de Pierre Caussat, Paris,
Seuil, 1974.
position d’une langue de service ou d’usage, l’anglais 3 Pierre JUDET DE LA COMBE et Heinz WISMANN, L’Avenir des lan-
gues. Repenser les Humanités. Paris, Cerf, 2004

INTÉGRATION POLITIQUE ET INTÉGRATION SYSTÉMIQUE


Toute avancée sur la voie de l’intégration fonction- sion à ses institutions de base. On pourra, à propos de
nelle ou systémique doit être, autant que possible, l’Europe, diagnostiquer une intégration politique réus-
équilibrée, de façon concomitante, par des progrès sie, quand les citoyens de l’Union se sentiront réelle-
dans la conscience civique de solidarité postnationale. ment partie prenante du projet européen, et que sera
Cela signifie pratiquement que tout transfert de fonc- installé dans leur conscience un sentiment de respon-
tions régaliennes à un échelon supranational doit être sabilité collective pour l’édification d’une union poli-
systématiquement équilibré par des gains testables de tique européenne — et, bien entendu, lorsqu’ils se sen-
participation politique du côté des citoyens ou, à tout tiront parfaitement solidaires les uns des autres entre
le moins, par un renforcement de leur représentation nations différentes.
politique effective. Il est clair qu’à l’actif de la construction européenne
Il importe que l’intégration politique progresse à peu ce sont les avancées dans l’intégration systémique qui,
près du même pas que l’intégration systémique. Par les de loin, l’emportent sur les progrès d’une intégration
expressions « intégration systémique », on désigne les politique. Il est tout aussi clair que répondre à la crise
résultats de mesures rationnelles en finalité, que cette du projet européen par des exhortations à « aller de
rationalité soit stratégique ou simplement technique. l’avant » dans les réformes fonctionnelles est une solu-
Ainsi en va-t-il, par exemple, des avancées réalisées, tion de facilité qui, de plus, risque d’accroître le malaise
depuis la C.E.C.A., puis la C.E.E., puis le Grand Marché, lié au discrédit qui gagne la sphère « eurocratique ».
sur la voie de l’union monétaire (dans la zone Euro) et, C’est la tentation de la fuite en avant dans l’intégration
peut-être, de l’union économique (UEM), ainsi que pour systémique pour « répondre » à la crise de l’intégration
l’espace Schengen, les « piliers » sécuritaires (PESD. & civique. Autant vouloir accélérer le processus de décro-
PESC), pour Europol et Eurojust (JAI). chage du système européen par rapport aux opinions
Par différence avec l’intégration dite fonctionnelle publiques nationales.
ou systémique, on parle d’intégration proprement poli- À vrai dire, la tentation fonctionnaliste n’est pas
tique (civique), pour désigner, du côté des citoyens et l’apanage des « technocrates de Bruxelles » : la Com-
résidents permanents, un vécu de coappartenance à mission a bon dos. La tentation fonctionnaliste est pré-
une communauté politique, ce qui suppose une adhé- sente chez tous ceux qui, en général, veulent forcer la

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marche de la construction européenne en prenant des Par conséquent, la limitation nécessaire dans
raccourcis institutionnels, afin d’accroître l’efficacité l’exercice des souverainetés étatiques devrait chaque
gouvernementale au niveau des processus décision- fois être contrebalancée par des dispositifs propres
nels. à renforcer à proportion la participation des opinions
Il est illusoire de prétendre « aller de l’avant » dans publiques nationales. Eu égard à la façon dont nos dé-
l’intégration systémique, réforme des institutions in- mocraties se configurent, je ne vois d’application pra-
cluse, si l’intégration politique ne suit pas ; autrement tique de ce principe que dans l’ouverture, l’expansion
dit, si ne s’élargit pas la conscience de solidarité civique et l’approfondissement d’un espace public européen1, à
au-delà des cadres nationaux. Avant même qu’il ne soit condition que les innovations juridiques à implications
proprement question de solidarité, l’existence d’une sociales positives prennent le pas sur les réformes ins-
communauté politique en général, qu’elle soit nationale, titutionnelles touchant à une réorganisation des Pou-
prénationale ou postnationale, dépend de l’effectivité voirs publics de l’Union.
reconnue d’un domaine politique capable de transcen- Une telle orientation sociale se heurte malheureu-
der les intérêts particuliers. C’est à cette condition que sement à un certain égoïsme des dirigeants politiques,
les règles de la « gouvernance » européenne peuvent chefs d’État et de gouvernement, qui pensent d’abord à
déjà être respectées. En tout cas, les gains d’efficacité un « plus d’Europe » consistant dans des réformes des-
du côté de la gouvernance n’entraînent pas automati- tinées à simplifier, rationaliser la gouvernance et à ac-
quement des gains de légitimité du côté des opinions croître l’efficacité décisionnelle ; sans parler du pouvoir
publiques, ni des gains de motivation participative du économique qui se soucie surtout d’ouvrir les frontières
côté des citoyens. et décloisonner les marchés pour abaisser les coûts de
Précisons le problème par rapport à la question de production et réaliser des économies d’échelle, sans
la souveraineté, non pas de son partage, qui s’effectue vouloir assumer en contrepartie une coresponsabilité
horizontalement, mais de son transfert, qui s’opère sur sociale à l’égard notamment des licenciements et du
un schéma vertical : une certaine « dispersion verticale chômage de longue durée, tout en refusant d’entendre
de la souveraineté », suivant une expression de Tho- parler de minimas sociaux transversaux.
mas Pogge, est sans doute inévitable et indispensable. Cela nous pose la question d’un gouvernement
Mais lorsqu’on parle là de souveraineté, on pense sur- économique en zone Euro. J’aimerais inscrire cette
tout à un pouvoir décisionnel. Par exemple, en ce qui question dans la continuité de la problématique de
concerne l’Union européenne, il est clair que des fonc- l’intégration. Pour cela, une distinction conceptuelle
tions régaliennes, telles que la Monnaie et la Défense, supplémentaire se recommande, après celles que j’ai
sont transférées, ou en voie de l’être, vers des instances introduites : entre intégration horizontale et intégration
décisionnelles supranationales. verticale, intégration négative et intégration positive,
Cela ne revient certes pas à les immuniser contre intégration systémique et intégration civique. Il s’agit
la concertation horizontale des États membres : à cet à présent de tester la validité d’une distinction entre
égard, les politiques intérieures (monétaire, budgé- intégration supposée « substantielle », par l’identité, et
taire, structurelles) et extérieures (PEV, PESC & PESD) intégration réputée « formelle », par le droit. Je vou-
de l’Union devraient sans doute toujours être mainte- drais montrer que cette opposition est artificielle, en ce
nues sous contrôle effectif et permanent des nations qui concerne l’Europe.
directement concernées. Ce serait une erreur que de
les en soustraire. Mais l’efficacité recommande en 1 En ce qui concerne la structuration médiatique (audiovisuelle) d’un
l’espèce une certaine centralisation. Cela implique une espace public européen, voir mon ouvrage, La Question de l’État
limitation dans l’exercice direct de la souveraineté des européen, Paris, Gallimard, 2000, ch. V, « Le nouvel espace public ».
En ce qui concerne une structuration démocratique (parlementaire),
États. Mais cela ne doit pas se payer d’une perte de mon article, Pour une démocratie participative, Temps européens.
souveraineté des peuples dont la volonté politique est à La revue du Centre Européen de la Culture, Printemps 1997, ainsi
que ma Discussion sur l’Europe avec Paul Thibaud, Paris, Calmann-
la source de la légitimité démocratique. Lévy, 1992.

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INTÉGRATION FORMELLE ET INTÉGRATION SUBSTANTIELLE


On met en équivalence, mais à titre provisoire : unification culturelle. Quant à l’« unité politique », elle
• Intégration formelle et intégration par le droit ; renvoie à l’Etat défini comme le système d’institutions
• Intégration substantielle et intégration par l’iden- centrales détenant le monopole de l’éducation légitime.
tité. En effet, c’est, aux yeux de Gellner, le système pédago-
gique « exo-éducatif » qui détient le primat fonctionnel
Tandis que l’intégration « substantielle » par l’iden- dans la construction des nations modernes. C’est ce
tité commune (quelle qu’en soit la stratégie, moder- système qui permet d’homogénéiser culturellement et
niste ou traditionnaliste) ne satisfait pas le concept nor- linguistiquement un espace social, de sorte qu’y soient
matif de l’être-européen, l’intégration « formelle » par levées les « barrières de la communication ». L’impo-
le droit commun pourrait représenter une étape sur la sition d’une langue véhiculaire, formelle, et « libre de
voie d’une identité politique consistante qui, sans être présupposés » en est une condition importante. D’où
identitaire, pourrait résulter d’une conception pratique, l’importance décisive de l’inculcation, par l’Ecole, d’un
visant à réaliser, à l’échelle du continent, la structura- savoir « universel », propre à favoriser l’insertion des
tion à trois niveaux d’une union cosmopolitique. ressortissants dans la société et l’économie, afin de
répondre aux besoins des sociétés industrielles émer-
Deux questions alors : gentes. Enfin, le principe lui-même de la congruence
• Quel droit commun européen ? entre unité nationale et l’unité politique représente
• Quelle identité commune européenne ? l’exigence nationaliste proprement dite, c’est-à-dire
l’exigence de faire correspondre un Etat à une nation.
La réponse à ces questions ne sera pas descriptive « Un Etat pour une nation ; une nation pour un Etat » :
mais strictement normative. Il ne s’agit pas davantage telle serait la devise nationaliste qui récuse donc tout
de dire ce qu’il en est du droit européen réellement autant l’empire (plusieurs nations pour un seul Etat)
existant, que de faire un inventaire des héritages et tra- que les situations plus rares où une même nation se
ditions composant une supposée identité européenne. voit pour ainsi dire écartelée entre plusieurs Etats.
Sur les deux questions d’un droit commun européen Ce qui nous intéresse, dans notre contexte, c’est la
et d’une identité commune européenne, je propose le transposition tentée de ce schéma de construction na-
concept normatif qui résulterait donc d’une tentative de tionale à la construction européenne. Il s’agit aussi bien
réaliser, à l’échelle du continent, une structure d’union de tentatives manquées que de tentations sans cesse
cosmopolitique. reconduites. Cependant, la stratégie constructiviste se
donne de nouveaux objets.
Quelle identité commune européenne ? En particulier, ce n’est plus le système pédagogique
qui sera requis pour « lever les barrières de la com-
La visée pratique d’une identité commune euro- munication », ou encore, pour homogénéiser ou unifier
péenne mobilise des stratégies concurrentes d’intégra- culturellement l’espace quasi continental que repré-
tion. Ces stratégies engagent certaines conceptions du sente l’Europe en construction, mais plutôt le système
rapport entre culture et politique. médiatique, principalement, les grands médias de dif-
Je distingue entre, d’une part, une stratégie moder- fusion qui opèrent suivant la relation « point => masse »,
niste ou constructiviste et, d’autre part, une stratégie mais également le réseau Internet qui renvoie plutôt à
traditionnaliste, voire fondamentaliste. des médias de communication, multipoints <=> multi-
La stratégie moderniste s’inspire des constructions points », plus les différents services ressortissant aux
nationales en un sens proche de la façon dont Ernest télécommunications, le tout composant ladite « société
Gellner avait pu les présenter et les analyser dans son de l’information ».
ouvrage sur « Nations et nationalisme »1. Gellner défi- En tout cas, dans la stratégie constructiviste-moder-
nissait le « principe nationaliste » comme ce principe niste, le système médiatique entendu au sens large se
politique qui « exige la congruence de l’unité natio- présente comme un équivalent fonctionnel du système
nale et de l’unité politique ». Ce qu’il entendait, dans pédagogique : il serait à la construction européenne
cette proposition, par l’expression « unité nationale », ce que l’Ecole fut aux constructions nationales. Par
c’est l’homogénéité d’un corps social, résultant d’une exemple, lors de l’accord de coopération de la chaîne
allemande Arte avec La Sept, le président de la chaine
allemande, Monsieur Willibald Hilf, avait pu déclarer
1 Ernest GELLNER, Nations et nationalisme, trad. par Bénédicte
Pineau, Paris, Payot, 1989. que cette union fusionnelle donnait, suivant ses propres

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termes, « le coup d’envoi à l’unification intellectuelle et un schéma vertical d’intégration. Il n’est pas question
culturelle du continent ». de soumettre les Etats membres à un Etat suprana-
Contre cette utopie technocratique les arguments tional souverain ; et pas davantage question de voire
ne manquent pas : dans ces Etats autant de barrières ou d’obstacles à la
• On pointe d’abord une superficialité des médias constitution du grand espace. Le vieux rêve fédéraliste,
de masse, et cela, doublement : d’abord, les contenus consistant, depuis Denis de Rougemont3, à prendre les
sont superficiels, « sémantiquement dégénérés », a-t- Etats nationaux comme en étau entre le niveau local
on même pu dire (Habermas) ; ensuite, contrairement des villes ou des régions et le niveau supranational de
aux théories anciennes, en particulier celle de l’Ecole l’union fédérative, ce vieux rêve a vécu : l’Europe poli-
de Francfort, théorie surnommée malicieusement de tique se fera par les Etats et non pas contre eux, ou elle
la « seringue hypodermique » par Paul Lazarsfeld (les ne se fera pas !
médias injecteraient des contenus manipulatoires dans
les cervelles d’un public atomisé et passif), les médias La stratégie traditionnaliste décrit un mouvement
agiraient plutôt en surface des identités personnelles. inverse de celui, moderniste et constructiviste, que
De fait, si l’on compare avec l’Ecole, ils n’interviennent l’on vient d’évoquer. Il s’agit ici de partir du patrimoine
pas, comme cette dernière, en amont de la société civile culturel existant et de le cultiver en « augmentant » la
et, pour ainsi dire, entre la famille et la société civile, « fondation », grâce aux vertus édifiantes de la narra-
mais plutôt comme une médiation en aval, c’est-à-dire, tion, et en s’y « reliant », afin, comme disait Hannah
plutôt, entre la société civile et l’Etat2. Quant au but Arendt citant Tocqueville, de ne pas rompre « le fil
de la communication médiatique, à la différence de la d’Ariane de la tradition », sans lequel « nous avançons
communication pédagogique, il n’est pas tant de former dans les ténèbres »4.
que d’informer et divertir. Le choix des mots n’est pas anodin : augmentation
• On objecte ensuite que les médias qui composent renvoie au latin auctoritas, et relier renvoie au latin re-
l’espace audiovisuel européen ne vont pas nous euro- ligere, à quoi on rapporte la religion. C’est justement
péaniser mais, plutôt, nous américaniser, si ce n’est parce que nous sommes « isolés », « égarés », que le
déjà fait. Or la réponse « euronationaliste » qui consiste projet européen offre l’opportunité d’un inventaire des
à élever des barrières de quotas dits « européens » est héritages et traditions que nous avons en commun
dérisoire. On ne contre pas une lame de fond culturelle et qu’il nous incombe donc de cultiver, c’est-à-dire
avec des mesures bureaucratiques. d’« augmenter » : métaphysique grecque, droit romain,
• On dénonce un contresens sur l’esprit européen : liberté germanique, christianisme, humanisme, ratio-
il ne s’agit pas, à présent, d’homogénéiser culturelle- nalisme, droits de l’homme, etc. L’inventaire a d’ail-
ment un espace, par exemple, en vue de réaliser un leurs été dressé officiellement dans le cadre du Conseil
corps politique au sens de Jean-Jacques Rousseau. Il de l’Europe, et c’est en référence à ce patrimoine euro-
s’agit plutôt de faire dialoguer entre elles des identi- péen que « nous » pourrions nous reconnaître une iden-
tés régionales et nationales diverses, tout en faisant tité commune.
confiance à l’enrichissement qui en résulterait pour La stratégie traditionnaliste peut ici se prévaloir
l’ensemble. Telle est la nouvelle philosophie, voire d’une élégance philosophique, du fait qu’elle se prête
l’idéologie prégnante quant au rapport « européen » à au mouvement réfléchissant dont parlait Kant, notam-
la diversité culturelle, suivant la devise de l’Union : in ment, à propos de l’Esthétique. C’est le mouvement
varietate concordia. Depuis Edgard Morin et en écho qui procède du singulier en direction d’un universel qui
à certaine philosophie de la communication et du lan- n’est pas déjà donné. Hannah Arendt s’en réclamait
gage (Francis Jacques), on parle de « dialogisme » pour pour une pensée du politique. Corrélativement, elle
exprimer l’idée d’une synergie qui sait tirer parti des avait des mots désobligeants pour le procédé dogma-
différences. Le dialogisme, comme principe de vivre tique (Kant) de ces « technologues » (Arendt) qui partent
ensemble, se veut au-delà du pluralisme. à l’inverse de « vérités de raison » pour aller déterminer
• On déplore une erreur sur le « sens politique » des cas particulier sans tenir compte, ainsi que disait
de la construction européenne, voire sur le sens de Vico contre Descartes, des « entrelacs complexes de
l’Europe politique : il ne se laisse pas penser suivant l’existence ».
le modèle des Etats-nations, car, déjà, l’unité politique Cependant, la stratégie traditionnaliste, « fonda-
souhaitable ne doit pas, estime-t-on, se réaliser sur
3 Denis de ROUGEMONT, Vingt-huit siècles d’Europe, Paris, C. de
Bartillat, 1990.
2 Jean-Marc FERRY, La Question de l’Etat européen, Paris, Galli- 4 Hannah ARENDT, La Crise de la culture, trad. par Pierre Lévy, Pa-
mard, 2000. ris, Éd. Gallimard, 1972.

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mentaliste » au sens strict, se heurte, elle aussi, à des une signification normative et non pas positive, empi-
critiques et objections : rique ou factuelle, suivant, par exemple, des critères
• La stratégie traditionnaliste est conservatrice. géographiques, religieux ou culturels.
L’identité européenne s’emmitoufle dans des héritages
qu’elle croit propres à l’Europe et qu’elle voudrait pré- C’est d’ailleurs ainsi qu’en dispose l’esprit « consti-
server à l’identique sans parfois chercher à les confron- tutionnel » advenu notamment avec le traité d’Amster-
ter à des traditions étrangères. dam et la Déclaration de Laeken : « La seule frontière
• Elle se fonde sur un préjugé d’innocence ou d’inno- que trace l’Union européenne est celle de la démocra-
cuité des traditions auxquelles elle se rapporte de façon tie et des droits de l’homme ». Tel est encore l’esprit
acritique, considérant qu’il n’est que de « comprendre du texte quasi constitutionnel issu de la Convention sur
le sens », maître mot de l’herméneutique des traditions, l’avenir de l’Europe, dans son titre consacré aux « va-
ce que l’on a pu juger irresponsable après Auschwitz. leurs de l’Union », valeurs reconnues de la démocratie
Contre cette attitude confiante, on a pu faire valoir que et de l’Etat de droit.
toutes les traditions ne se valent pas, certaines sont Cette considération porte à suggérer qu’au fond il
meilleures que d’autres, et puisqu’une sélection se fait n’y a pas lieu, en ce qui concerne l’Union européenne,
entre elles de toute façon, autant que cette sélection se d’opposer une intégration substantielle, par l’identité
fasse consciemment5. Ce qui est critiquable, de ce point commune, à une identité formelle, par le droit commun.
de vue, ce n’est pas en soi de se relier à une fondation, Une telle opposition me semble, en l’espèce, abs-
ni, ce faisant, de vouloir cultiver les traditions propres, traite et somme toute fausse, si l’on réfléchit au fait
mais de le faire sur un mode essentiellement narratif et que l’identité européenne n’est pas énonçable dans les
interprétatif qui ne s’accorde pas au geste d’une appro- concepts d’une ontologie des prédicats, suivant donc
priation réfléchie ou critique, problématisante, laquelle les catégories de la qualité, mais plutôt dans les termes
requiert en outre le registre différent de l’argumenta- d’une pragmatique des relations nouées sur le fil de
tion. prétentions à la validité transnationale, prétentions évi-
• Plutôt que de rechercher pour les Européens une demment faillibles quant au contenu propositionnel mis
identité qui, à la fois, leur serait « commune » et « propre » historiquement en exergue.
à l’Europe, demandons nous plutôt si ce « propre », en Pour le principal il s’agit de prétentions à la justesse
ce qui concerne l’Europe, ne consiste pas à se relier à normative : valeurs de base, droits fondamentaux, prin-
d’autres identités ; si le « propre » de l’Europe n’est pas cipes constitutifs. C’est pourquoi il devient dans cette
au contraire – telle est la thèse de Rémi Brague6 – de ne mesure artificiel, en ce qui concerne l’Europe politique,
justement pas avoir de « propre », mais de recueillir des d’opposer et même de distinguer entre une intégration
héritages, non un patrimoine, qui lui viennent d’ailleurs par l’identité commune et une intégration par le droit
et qu’il lui incombe également — c’est son messianisme commun.
à elle — de transmettre à d’autres qu’elle-même : de
« civiliser les barbares » que furent aussi bien les Quel droit commun européen ?
peuples qui la composent.
• Si l’on admet cela, alors le « patrimoine » que se L’esquisse que je proposerais à ce sujet n’a à peu
reconnaît l’Europe tout en sachant qu’elle ne le tient pas près rien à voir avec ce qu’un juriste spécialiste du droit
d’elle-même mais de civilisations extérieures qu’elle européen pourrait attendre. On dira que c’est une ré-
a pour ainsi dire fait entrer en elle au point d’en faire ponse de « philosophe ». En effet, parce que, justement,
ses piliers (Athènes et Jérusalem) — ce « patrimoine il ne s’agit pas de projeter un rêve, mais de développer
rétrospectif » ne doit plus constituer une frontière de les implications d’un principe, celui-là même que me
l’identité commune, mais une ressource pour se por- semble prescrire le style original de la construction. A
ter vers d’autres identités en proclamant des valeurs cet égard, posons deux thèses :
proposées à l’acceptation, ce qui conditionne l’appar- • L’Union politique est l’idée régulatrice de l’inté-
tenance européenne. Être européen revêt pour le coup gration européenne7 ;
• Le cosmopolitisme juridique est le principe auquel
5 Voir mon entretien avec Jürgen HABERMAS, « L’Allemagne, la correspond son mode d’intégration.
mémoire et l’histoire », Globe, n° 30, juillet-août 1988. Publié en avril
1998 dans sa version intégrale originale in : Die neue Gesellschaft -
Frankfurter Hefte, sous le titre : « Grenzen des Neohistorismus », et
repris in : Jürgen HABERMAS, Die Nachholende Revolution, Frank-
furt/Main, Suhrkamp, 1990. 7 Gérard MAIRET, « Sur la critique cosmopolitique du droit politique
6 Rémi BRAGUE, Europe, la voie romaine, Paris, Criterion, 1992- », dans Gérard DUPRAT (dir.), L’Union européenne, droit, politique,
1993. démocratie, Paris, PUF, 1996.

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La deuxième thèse s’appuie sur une expérience de sico-moderne, westphalienne de l’ordre international
pensée, qui consiste à tester la valeur heuristique de gardé par les principes de non-ingérence, d’intégrité
la structure qu’en son temps Kant avait pu esquisser territoriale, et de souveraineté étatique. Cette concep-
dans son « projet de paix perpétuelle » pour caractéri- tion est aujourd’hui ébranlée par une tendance à rela-
ser juridiquement une union cosmopolitique8. Il s’agit tiviser le principe de non-ingérence, et l’on pourrait
d’une structure articulant trois « niveaux de relations en outre demander pourquoi invoquer les droits de
du droit public ». C’est de cette « structure juridique de l’homme, qui sont des droits fondamentaux individuels,
base » que je voudrais proposer un commentaire relatif plutôt que les droits des peuples, lorsqu’il y va de ten-
à son « actualité européenne ». tatives génocidaires perpétrées par un Etat contre une
partie, ethniquement ciblée, de sa population.
1. Le premier niveau « de relations du droit public » En même temps, l’actuelle tendance à contester un
est celui d’un ius civitatis, ou encore, Staatsrecht ou, ordre international privilégiant le droit des Etats sur
parfois, Staatsbürgerrecht, soit un droit interne, éta- ceux des individus et des peuples non étatiques, sou-
tique ou civique, qui met en relations des nationaux tient un processus institutionnel que l’on a pu com-
entre eux et avec leur État. prendre comme une transition historique du droit inter-
Le socle ou la clé de voûte du ius civitatis peut être national vers un droit cosmopolitique entendu comme
désigné — c’est une actualisation européenne du cane- droit commun de l’humanité. L’Union européenne par-
vas kantien — dans les droits fondamentaux individuels ticipe de ce processus. Mais avant de voir cela d’un peu
que l’on peut, on l’a dit, classer en quatre catégories : plus près, j’aimerais montrer en quel sens elle réalise
droits civils fondamentaux, qui garantissent l’intégrité un approfondissement intéressant des potentialités
des individus ; droits civiques ou politiques fondamen- normatives recelées dans le deuxième niveau de rela-
taux, qui organisent la participation des citoyens ; droits tion juridique, soit, celui du droit des peuples.
sociaux fondamentaux, qui promeuvent la solidarité C’est là une originalité importante de l’Union :
entre les sociétaires ; enfin, les droits moraux fonda- l’enrichissement remarquable de ce « niveau 2 ». Cet
mentaux (en incluant les droits culturels et linguis- enrichissement peut être interprété comme une trans-
tiques), qui protègent la personnalité, l’identité symbo- position / extension tendancielle, processuelle, des pré-
lique personnelle des ressortissants. dicats axiologiques relevés pour le « niveau1 » vers le
Quant à ce premier niveau, qui est celui des nations, « niveau 2 ». Considérons les transpositions éventuelle-
l’Union européenne ne présente aucune innovation ment opérées en référence aux quatre ordres de droits
conceptuelle. On peut éventuellement regretter que fondamentaux et aux valeurs qui leur sont respective-
tous les Etats membres n’aient pas développé dans la ment attachées :
même mesure les droits fondamentaux, en particulier a. Intégrité. Là, le droit des gens européen n’in-
ces « droits de solidarité » que sont les droits sociaux, nove pas par rapport au DIG, si ce n’est dans le sens
afin notamment que la zone Euro puisse offrir un mo- d’une atténuation des principes de souveraineté et de
dèle social homogène. non-ingérence.
2. Le deuxième niveau de droit, entrant dans la b. Participation. Il est vrai que le DIG à déjà ef-
structure juridique d’une union cosmopolitique, est ce- fectué une transposition, notamment avec le droit des
lui du ius gentium ou Völkerrecht, c’est-à-dire le droit peuples à disposer d’eux-mêmes, ainsi que l’organi-
des peuple ou « droit des gens », qu’après John Rawls sation de leur participation aux résolutions de l’O.N.U.
on peut regarder comme le concept normatif du droit Cependant, l’Union européenne a développé beaucoup
international général. Il s’agit en effet d’un droit met- plus loin la participation de ses Etats membres aux dé-
tant en relations des nations, plutôt que des nationaux ; cisions communautaires, en se souciant d’assurer une
en tout cas, des peuples. égalité proportionnelle dans l’élaboration, l’adoption
Il est vrai que le droit international général a ten- et la promulgation des principaux actes normatifs de
dance à considérer que seuls les peuples étatiques l’Union.
entrent dans son champ de compétence. On a même c. Solidarité. C’est là une des deux grandes inno-
pu lui reprocher de restreindre son concept positif aux vations de l’Union européenne. On sait en effet que le
seuls droits des Etats, en leur transférant en quelque DIG n’organise aucune solidarité institutionnelle au ni-
sorte la valeur d’intégrité, attachée aux droits civils fon- veau mondial sur un schéma redistributif. En revanche,
damentaux, ce qui correspond à une conception clas- l’Union européenne a engagé un commencement de
réalisation des mécanismes de solidarité juridiquement
8 Emmanuel KANT, Vers la Paix perpétuelle (1795), trad. par Jean
encadrés. Ainsi en va-t-il des Fonds d’Action Structu-
Darbellay (édition bilingue), Paris, PUF, 1958, 1974. rels, Fonds de Cohésion, Fonds régionaux, destinés

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à lutter contre la désertification économique, et, bien 3. Le troisième niveau de relations du droit public est
sûr, la Politique Agricole Commune. Le Cadre Financier celui du ius cosmopoliticum ou Weltbürgerrecht, droit
Pluriannuel (CFP) de 2014-2020 intensifiera, on l’es- cosmopolitique ou droit des citoyens du monde ; en
père, cet aspect important, « positif », de l’intégration attendant : droit des citoyens d’Europe. Ce n’est ni un
européenne. niveau de droit interne globalisé, ni un niveau de droit
d. Personnalité. Les droits collectifs de person- international renforcé, mais un niveau transnational qui
nalité, tels que les droits touchant à la culture et à la relie entre eux les différents nationaux (les étrangers)
langue des nations membres, en incluant les peuples dans un même espace, tout en réorganisant les rela-
non étatiques comme les Roms et les gens du voyage, tions entre résidents étrangers et migrants de l’Union
sont affirmés dans l’Union, et partiellement honorés. avec les Etats membres.
On sait combien la rhétorique officielle de l’UE mani- Le droit cosmopolitique est amorcé dans l’Union
feste l’importance de la diversité et de sa préservation. européenne par diverses dispositions, bien qu’il ne soit
Toutefois, force est de constater que l’anglais tend à pas encore reconnu comme tel par la doctrine.
devenir la lingua franca officielle, pas seulement en • Ce sont d’abord les quatre libertés de circulations,
tant que langue administrative et politique, ou « langue parmi lesquelles on retiendra la liberté de circulation
de service », mais également, ce qui est problématique, des personnes, ainsi que le principe de leur libre instal-
en tant que « langue de culture », en tout cas, comme lation, en tant que citoyens européens, sur tout l’espace
langue scientiste, puisqu’elle devient pratiquement de l’Union.
la langue obligée des publications universitaires dans • C’est également la faculté donnée aux citoyens de
presque tous les domaines. l’Union d’exercer un recours juridictionnel pour faire
valoir leurs droits subjectifs auprès d’un tribunal euro-
A propos du « deuxième niveau » de « relations du péen, éventuellement contre leur propre Etat national.
droit public », il me semble que l’aspect le plus déci- • C’est encore la faculté, pour un citoyen européen
sif pour l’avenir de l’Union a trait à la solidarité, à son se trouvant en dehors de l’Union, de trouver asile, aide
élargissement au-delà des frontières nationales. Dans et assistance auprès du consulat ou de l’ambassade de
le contexte des réflexions (à peine) prospectives sur la l’un des Etats membres.
deuxième moitié des années 2010, on préconise des On peut soutenir que l’Union européenne est la
transferts plus importants d’hommes et de capitaux du seule entité « juspolitique » au monde, qui ait ainsi en-
« Nord » vers le « Sud » de la zone Euro. On évoque gagé un commencement de réalisation de ce concept
la possibilité d’un « nouveau Welfare, ou encore, d’un jusqu’alors seulement philosophique, qu’est le droit
« socle social européen ». Cela fait signe vers l’instau- cosmopolitique.
ration de minimas transversaux : de santé, d’éducation J’avais précédemment parlé d’un « socle social uni-
et — pourquoi pas ? — de revenu. versel ». Cela fait signe vers des droits qui présentent
Il y va d’une autre conception de la justice politique un caractère cosmopolitique. On peut imaginer que le
et de la justice sociale : non pas chercher une égalisa- socle social européen consisterait en une éducation de
tion ex post des revenus et des patrimoines ¬— donc, base, une santé de base et un revenu de base. Mais une
par l’instrument fiscal — mais faire que chacun ait une telle perspective n’est nullement inscrite dans l’agenda
« propriété » au sens large du mot. La justice, de ce de l’intégration européenne. Ce qui est à l’ordre du jour,
point de vue, n’exigerait pas tant l’égalité des conditions c’est plutôt la réalisation d’un « gouvernement écono-
matérielles, ni même l’égalité effective des chances, mique » de l’Union, un programme politique ambigu qui
qu’un socle social universel. pourrait fédérer droites et gauches sous la bannière
d’un « fédéralisme exécutif ».

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L’intégration européenne en débat, 2 : pour un rééquilibrage

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L’EUROPE FACE A LA CRISE. QUEL MODELE ECONOMIQUE ET SOCIAL ?

Leçon n°1 - Civilité, Légalité, Publicité, 1. Le legs civilisationnel de l’Europe historique.


[21 octobre 2011].
Leçon n°2 - Civilité, Légalité, Publicité, 2. Défis et dilemmes actuels de l’Europe politique. [21
octobre 2011].
Leçon n°3 - L’intégration européenne en débat, 1. Des différenciations déroutantes.
[04 novembre 2011].
Leçon n°4 - L’intégration européenne en débat, 2. Pour un rééquilibrage.
[04 novembre 2011].
Leçon n°5 - D’un gouvernement économique en zone euro. L’idée d’un « fédéralisme exécutif » :
mythes et limites. [02 décembre 2011].

Conception Faculté de Droit et des Sciences politiques de Nantes - Avril 2012 © Université de Nantes
Leçon n°6 - Europe : les scénarios de sortie de crise en zone Euro. [16 décembre 2011].
Leçon n°7 - Approches différentielles de la notion de crise. [03 février 2012].
Leçon n°8 - De la crise de système à la crise d’identité 1 : Cadres théoriques. [17 février 2012].
Leçon n°9 - De la crise de système à la crise d’identité 2 : Modèles critiques. [02 mars 2012].
Leçon n°10 - L’Europe face à la crise. Pour une articulation réfléchie entre efficacité écono-
mique et justice politique. [09 mars 2012].
Leçon n°11 - Pour un socle social européen. Expliciter le lien entre l’économique et le social.
[30 mars 2012].
Leçon n°12 - Crise du Welfare et critique du Workfare. [06 avril 2012].
Leçon n°13 - La déconnexion de l’économique et du social. [13 avril 2012].

www.univ-nantes.fr/droit

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