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Cahiers de recherches médiévales et

humanistes
Journal of medieval and humanistic studies 

20 | 2010
Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/crm/12197
DOI : 10.4000/crm.12197
ISSN : 2273-0893

Éditeur
Classiques Garnier

Édition imprimée
Date de publication : 30 décembre 2010
ISSN : 2115-6360
 

Référence électronique
Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, « Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen
Âge » [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 13 octobre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/crm/12197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.12197

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© Cahiers de recherches médiévales et humanistes


1

SOMMAIRE

Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge


Michelle Szkilnik

Le roman idyllique à la fin du Moyen Âge : un paradis pervers ?


Douglas Kelly

Féerie et idylles : des amours contrariées


Christine Ferlampin-Acher

Du rêve idyllique au leurre courtois


Mirages littéraires dans Le Dit de la Pastoure de Christine de Pizan
Jean-Claude Mühlethaler

Adolescence, anxiety and amusement in versions of Paris et Vienne


Rosalind Brown-Grant

Thisbé travestie : Floridan et Elvide ou l’idylle trafiquée


Yasmina Foehr-Janssens

Le Même et l’Autre, entre amour et croisade


L’héritage du roman idyllique dans le Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de
Bretagne
Catherine Gaullier-Bougassas

Le « roman familial » du Florimont en prose (ms. BnF, fr. 1488)


Miroir aux alouettes ou miroir de l’idylle ?
Marion Vuagnoux-Uhlig

Élections et pouvoirs politiques II

Pour une histoire des élections médiévales et modernes


Corinne Péneau

À l’ombre de Pharamond : la royauté élective


Jelle Koopmans

Schisme impérial, schisme pontifical


Le regard des sources françaises sur les élections doubles dans la première moitié du XIV e siècle
Gilles Lecuppre

Élection et collégialité
La pratique élective au sein du chapitre de Saint-Germain l’Auxerrois de Paris au XV e siècle
Anne Massoni

Comment choisir ceux qui sont idoines ?


Rituels électoraux et vote auriculaire dans le Conseil général de la République de Genève (fin du XVIIe siècle)
Raphaël Barat

Les élections dans l’ordre de la noblesse à la jurade de Bordeaux (de 1550 à 1789)
Laurent Coste

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2

1793 : Envoyés des cantons et vœux des citoyens dans le premier référendum
Serge Aberdam

Aspetti dell’oralità nella letteratura italiana medievale

Introduction
Andrea Fassó

Les « Cantari » et la tradition écrite du conte populaire


Carlo Donà

Chanteurs et vagabonds
Production et diffusion de la littérature populaire
Glauco Sanga

La parole des prédicateurs


Indices d’oralité dans les reportationes dominicaines (XIV e-XVe siècle)
Silvia Serventi

Études christiniennes

Thisbé dans la Cité des Dames


Christopher Lucken

Varia

Le motif de la coutume dans la lyrique des trouvères


Marie-Geneviève Grossel

Un inédit de la Bibliothèque municipale de Versailles, le manuscrit M 139, livre d’heures à


l’usage de Rouen
Valérie Ruf-Fraissinet

Outils informatiques pour l’édition et le traitement des textes, des images, du langage
Mattia Cavagna

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3

Michelle Szkilnik (dir.)

Idylle et récits idylliques à la fin du


Moyen Âge

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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Idylle et récits idylliques à la fin du


Moyen Âge
Michelle Szkilnik

1 Grand siècle de l’histoire, le XVe siècle ne semble pas être, en France, celui du roman. La
fiction arthurienne, bien que toujours goûtée et recopiée, s’essouffle et ne produit plus
d’œuvres originales, si on excepte Le Conte du Papegau1. Les mises en prose de romans ou
de chansons de geste abondent en revanche, signe peut-être de l’épuisement de genres
qui ne survivent que dans des adaptations. Certes on trouve bon nombre de récits
d’aventures, comme Gillion de Trazegnies ou Gilles de Chin. Biographies chevaleresques
dissimulant les scénarios romanesques sous les informations historiques, ils
témoignent de cette obsession de raconter une vérité de type historique, comme si la
fiction était honteuse et devait se parer des voiles de l’histoire. Les quelques études
portant sur les lectures des hommes de la fin du Moyen Âge, comme la Petite anthologie
commentée de succès littéraires compilée par Frédéric Duval, montrent en effet que les
textes de fiction ne représentent qu’une très faible proportion des lectures 2. Parmi ceux
qui ont connu la faveur du public figurent peu d’œuvres originales. F. Duval retient, à
côté de deux épopées, Renaut de Montauban et Fierabras, deux romans arthuriens du XIII e
siècle, le Lancelot en prose et le Tristan en prose, et un seul texte romanesque composé à
la fin du XIVe siècle, Ponthus et Sidoine. Ainsi donc non seulement la production serait-
elle maigre et de qualité médiocre, mais en plus (et assez logiquement), ces textes
seraient-ils peu lus. Il faut toutefois nuancer cette image pessimiste. Bien que le XV e
siècle ait produit beaucoup moins de textes de fiction que le XIII e siècle, bien qu’en
volume, les textes historiques et didactiques l’emportent largement, la littérature de
fiction n’en demeure pas moins substantielle et elle a trouvé un lectorat 3. Le préjugé
tenace qui tend à ignorer ou à rejeter dans la sous-littérature les récits de fiction du
XVe siècle est fort heureusement en train de se dissiper, grâce à des travaux critiques
récents qui soulignent la complexité et la richesse de récits peut-être éloignés de notre
sensibilité mais appréciés aux XVe et XVIe siècles4.
2 Si Arthur n’inspire plus guère les écrivains du XVe siècle, en revanche, ils exploitent
une veine ancienne qui s’avère particulièrement fertile et vient renouveler la
littérature de fiction : celle du récit idyllique. C’est Myrrha Lot-Borodine qui, en 1913,

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s’est la première penchée sur quelques récits du XIIe siècles, Floire et Blancheflor,
Aucassin et Nicolette, L’Escoufle, Galeran de Bretagne et Guillaume de Palerne, pour les définir
comme idylliques5. Le récit idyllique « est la peinture d’un amour ingénu qui naît et se
développe dans deux jeunes cœurs, l’histoire des fiançailles d’enfants qui se sourient et
se tendent les mains dès l’âge le plus tendre »6, amour malheureusement contrarié par
les exigences de la société incarnée par les parents. Ce genre, dont le prototype antique
serait Daphnis et Chloé7, n’aurait connu que deux « pures » réalisations médiévales, Floire
et Blancheflor et Aucassin et Nicolette, avant de sombrer dans un rapide déclin. Un livre
récent de Marion Vuagnoux-Uhlig8 ainsi qu’un recueil d’articles publiés par Jean-
Jacques Vincensini et Claudio Galderisi9 ont profondément modifié la définition de M.
Lot-Borodine et étendu le corpus de la « mouvance idyllique » 10. Plusieurs textes de la
fin du XIVe et du XV e siècles y sont entrés : Ponthus et Sidoine, Eledus et Serene 11, Paris et
Vienne, Pierre et Maguelonne, Floridan et Elvide, Florimont, Cleriadus et Meliadice ; tandis que
d’autres que leur orientation générale exclut a priori présentent cependant des
scénarios idylliques, comme par exemple le Roman de messire Charles de Hongrie, le Roman
de Troyle, voire Artus de Bretagne. C’est à eux que s’intéresse cette collection d’articles.
3 Le récit idyllique connaît donc à la fin du Moyen Âge un regain d’intérêt dont témoigne
la production de textes originaux et le succès remarquable dont ils ont joui à leur
époque et bien au-delà. Les différentes versions dans lesquelles certains nous sont
parvenus, les nombreux manuscrits qui en subsistent, les multiples éditions imprimées
et leur éventuelle inclusion dans la fameuse Bibliothèque Bleue en sont une preuve
éloquente12. L’attrait qu’exercent ces œuvres à une époque où le modèle courtois est
remis en cause, où dans le couple « armes et amours », les armes ont l’air de prendre la
première place, où la vocation guerrière tend à réduire l’amour à un passe-temps
galant13, est étonnant. Pourquoi ces histoires intéressent-elles tant le public du XV e
siècle? Pourquoi le XVe siècle, en quête d’un héritage littéraire qu’il pourrait aisément
se réapproprier, a-t-il tapé la veine idyllique plutôt que la veine arthurienne, alors
même que dans la réalité historique les jeux chevaleresques parfois inspirés de
scénarios arthuriens font fureur ? C’est peut-être précisément parce que le monde
merveilleux d’Arthur est devenu un sujet de jeu et de plaisanterie. Le XV e siècle croit
sans doute aux sorcières, mais plus aux fées ; ainsi le duc de Bourgogne, à qui le héraut
Lembourg vient porter la lettre publiant le pas d’armes du Perron fée organisé par
Philippe de Lalaing, peut se permettre une pointe d’humour en entendant la
description du scénario fantastique imaginé par le chevalier :
Et puis demanda le duc a Lembourcg ou estoit ce Perron Faé et en quel pays, et qu’il
ne ouy jamais parler que en son tamps les dames faees eussent puissance de regner
de seignouries en ses pays, et qu’il pensoit que l’ancien temps du roy Artus
revenoit.14
4 Les récits idylliques en revanche, dès le XIIIe siècle, s’étaient mâtinés de réalisme. Ils
avaient accueilli le monde de la ville. Plus important encore, ils plaçaient au centre de
leur préoccupation la question de la famille et du lignage, des stratégies matrimoniales
et du danger de la mésalliance, questions qui demeurent marginales dans le roman
arthurien. En revanche elles sont d’une actualité particulièrement forte à la fin du
Moyen Âge. Il n’est sans doute pas accidentel que des deux romans de Chrétien mis en
prose au XVe siècle, l’un soit Cligès, qui ébauche bel et bien un scénario idyllique dans la
seconde partie et qui, comme L’Escoufle, raconte le roman des parents avant de passer à
celui des enfants15. En d’autres termes, si le XVe siècle par delà deux siècles de

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littérature a renoué avec le récit idyllique, c’est sans doute parce que le climat
idéologique y était favorable.
5 On objectera que l’idylle, à l’origine au moins, se déroule dans un cadre qui, s’il n’est
pas merveilleux16, est toutefois empreint de fantaisie. La dimension bucolique, présente
dans Daphnis et Chloé, se maintient dans les premiers récits idylliques médiévaux : qu’on
songe par exemple à l’épisode des bergers dans Aucassin et Nicolette. Quant aux autres
œuvres, elles ne mettent pas en scène des bergers, mais elles campent souvent un cadre
champêtre où s’épanouit d’abord le sentiment amoureux. Or la fin du XIV e siècle et le
début du XVe connaissent justement un retour du modèle pastoral, « idéal d’évasion qui
contraste activement avec les conditions négatives de l’existence de la vie de cour »,
mais aussi occasion d’une réflexion sur les rapports entre Nature et Société, « valeurs
urbaines et pastorales »17. Le modèle pastoral, que l’on ne peut certes confondre avec
l’idylle, même s’il partage avec elle le cadre champêtre, se réalise particulièrement
dans deux domaines, la lyrique et le théâtre. Ce double contexte idéologique (intérêt
pour la réalité sociale, en particulier urbaine, attrait pour un idéal bucolique
compensant une réalité difficile) semble avoir entraîné une scission de l’héritage
idyllique transmis par les premiers récits : la fantaisie pastorale qui constituait l’un de
ses pôles a rejoint un autre courant proche et pourtant différent, celui de la pastourelle
et de la bergerie, tandis que la littérature narrative, débarrassée du cadre pastoral,
récupérait essentiellement le noyau dur que constitue l’histoire des amours enfantines
contrariées – le Dit de la Pastoure de Christine de Pizan, entre récit et œuvre lyrique,
constituant une sorte de pont qui relie ces deux massifs18.
6 Cet héritage était donc quelque peu délicat à utiliser, non seulement du fait de son
caractère hybride, mais encore à cause de son potentiel subversif. Les écrivains de la
fin du Moyen Âge en ont eu pleinement conscience, qui ont parfois exploité, plus
souvent cherché à réduire le scandale latent du scénario idyllique. On ne met pas
impunément en scène la révolte d’adolescents amoureux contre leurs parents et contre
la norme sociale que ces derniers incarnent. Si souvent le récit parvient à réconcilier
les exigences de la société et le désir des jeunes gens, ce n’est pas sans des
contorsions19, des ruses narratives qui redoublent les habiles manœuvres des
protagonistes. Ce n’est pas non plus sans des remords, des retours en arrière et des
rectifications : l’histoire des remaniements subis par Paris et Vienne est de ce point de
vue fort instructive20.
7 Les récits idylliques de la fin du Moyen Âge entretiennent un lien étroit et conscient
avec ceux des XIIe et XIIIe siècle. Non seulement ils en reprennent la structure générale,
mettant en scène le heurt entre les jeunes gens et leurs parents, la séparation qui en
résulte et le difficile cheminement vers la réunion finale (qui du reste ne se produit pas
toujours), mais encore ils leur empruntent souvent des motifs précis : celui de l’oiseau
voleur par exemple, illustré dans L’Escoufle de Jean Renart, se retrouve dans Pierre et
Maguelonne, dans Eledus et Serene et dans Florimont. Ce dernier récit, qui n’a de commun
avec le roman d’Aimon de Varennes que le titre, est au demeurant un véritable florilège
de motifs rencontrés dans Floire et Blancheflor, L’Escoufle et Galeran de Bretagne 21. Le
suicide d’Elvide à la fin du tragique récit de Floridan et Elvide rappelle pour sa part celui
de Thisbé. Ce jeu intertextuel, parfois appuyé, relève parfaitement de l’esthétique du
XVe siècle : la pratique de la compilation, celle de la mise en prose, voire du dérimage,
témoignent d’une relecture précise et critique des œuvres antérieures22. Cette relecture
s’accompagne d’une volonté d’appropriation, qui suppose un rajeunissement et une

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réorientation idéologique. C’est bien ces opérations que les premiers récits idylliques
vont subir.
8 Dans les récits des XIIe et XIII e siècles, les jeunes héros vivent d’abord dans un paradis
profane où ils peuvent s’aimer en toute liberté et en toute innocence, et dont ils sont
injustement chassés. Il leur faudra restaurer cet état de grâce et effacer le souvenir des
épreuves subies23. Ces récits sont donc hantés, à des degrés divers, par la nostalgie d’un
paradis perdu. Les idylles heureuses, comme Floire et Blancheflor et Aucassin et Nicolette,
parviennent à le rétablir. À l’inverse, Pyrame et Thisbé échoue, mais au moins les amants
réalisent-ils dans la mort l’union qui leur était refusée dans la vie. Cet âge d’or initial
n’existe pas dans les récits tardifs où bien souvent, les jeunes gens se rencontrent alors
qu’ils sont déjà adolescents, voire jeunes adultes. Point d’enfance commune, un amour
qui naît non à l’ombre des arbres d’un verger mais sous les feux de la cour, un désir
immédiatement bridé par des contraintes sociales qui le frappent du sceau de l’interdit
et du péché. Pierre et Maguelonne s’embrassent dans une garde-robe, sous la
surveillance d’une suivante : piètre paradis ! Si le motif de la gémellité, qui renvoie à un
état primordial de fusion heureuse et d’amour parfait, peut encore transparaître en
filigrane, il a perdu toute fonctionnalité24. Il n’est pas anodin que l’auteur de Florimont
ait déplacé le scénario de l’amoureux introduit secrètement auprès de son amie, qu’il a
emprunté à Floire et Blancheflor. Alors que Floire pénètre dans la tour de l’émir de
Babylone caché dans une corbeille de fleurs pour retrouver celle qu’il aime et dont il a
été longtemps séparé, Florimont est introduit dans la chambre de Filo caché dans une
pièce d’orfèvrerie alors que les deux jeunes gens ne se connaissent pas encore
véritablement : ils se sont rencontrés dans l’atelier où travaille Florimont et le simple
récit des tribulations que le jeune homme s’est infligées pour découvrir Filo et
accomplir la promesse de ses parents a suffi à gagner le cœur de la jeune fille. Florimont
représente sans doute un cas extrême en imaginant deux séries d’épreuves, l’une qui
précède la rencontre amoureuse, l’autre qui la suit. La plupart des autres récits, suivant
le modèle de Floire et Blancheflor, n’en imposent qu’une, consécutive à la séparation des
amoureux. Il n’empêche, Florimont fait apparaître clairement ce que les autres récits
esquissent discrètement : il n’y a pas d’avant, il n’y a pas d’innocence idyllique
originelle dans un paradis amoureux, et si les protagonistes veulent parfois y croire ou
y faire croire, ils sont bien vite ramenés à la réalité.
9 Ce qui hanterait plutôt les héros des récits tardifs, c’est la conscience du péché, le
sentiment aigu et douloureux qu’ils sont eux-mêmes la cause de tous leurs malheurs.
Non seulement ils n’ont connu qu’un bonheur furtif, mais ils vont devoir payer cher ces
quelques bribes volées en cachette. Car aucun doute, les souffrances réservées aux
amoureux sont la juste rétribution d’une faute : la convoitise de Florimont et de Filo, la
lubricité de Pierre, la désobéissance de Paris et Vienne et de Floridan et Elvide. Aussi
l’épreuve de la séparation et les tribulations variées des amoureux prennent-elles un
tout autre sens : elles deviennent un itinéraire pénitentiel, au terme duquel, rachetés et
pardonnés, les amoureux pourront atteindre un bonheur purifié, socialement
acceptable. On en vient à se demander si le paradis que les récits tardifs envisagent
pour leurs jeunes amoureux n’est pas redevenu le paradis chrétien gagné au terme des
épreuves imposées par Dieu : « ne se doit nully esmerveiller se ont a des peines en ce
monde par avant que on aye joye. Et par telles façons et en grant peines et tristesses
pourroit ung chascun chrestien acquerir le royaume de paradis », déclare le narrateur
de Florimont25. La sainte vie que mènent Filo et Maguelonne et qu’elles auraient pu

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mener jusqu’à leur mort si le hasard (ou la Providence ?) n’avait permis la réunion des
amoureux est comme le prélude au bonheur éternel réservé aux bons chrétiens.
10 Ce tour de vis moral26 que subit l’idylle a pour corollaire une transformation radicale du
rôle de la femme. M. Uhlig a bien montré comment, dans les récits des XII e et XIII e
siècles, la femme gagne une indépendance remarquable, grâce par exemple à ses
talents de brodeuse qu’elle monnaye aisément. Fresne et Aelis sont des héroïnes
hardies et déterminées, dont le destin offre « une solution harmonieuse qui conjugue
l’activité féminine aux attentes généalogique et sentimentale du scénario idyllique » 27.
Cette liberté est foncièrement remise en cause dans les textes tardifs. Les femmes qui la
revendiquent encore, comme Criseida ou la dame des Belles Cousines, sont considérées
comme dépravées, abandonnées à des amours deshonnestes28. Si Maguelonne conserve sa
liberté d’action, c’est parce qu’elle la met au service d’œuvres charitables. Filo, toute
pieuse et chaste qu’elle soit, est confinée pour sa part dans un couvent. Rien ne met
plus en évidence la fin du rêve d’égalité entre l’homme et la femme que le sort de
Vienne et de Paris après l’échec de leur tentative de fuite : la jeune fille est enfermée
par son père dans une prison obscure alors que Paris se réfugie outremer où il vivra
toutes sortes d’aventures rocambolesques. Même le cas d’Elvide, qui choisit de se
suicider pour échapper à ses ravisseurs alors que Floridan vient d’être tué sous ses
yeux, témoigne de la restriction de mouvement qui frappe l’héroïne des récits
idylliques tardifs. La seule échappatoire qui lui est accordée est une mort certes
tragique mais aussi honorable que celle de Lucrèce. Ribaude ou vierge chaste, tel est le
choix que lui offrent Nicolas de Clamanges et Rasse de Brunhamel 29.
11 La transformation imposée aux récits idylliques illustre bien le mode d’appropriation
du XVe siècle. Contrairement à ce qu’on a souvent répété, ce n’est pas une époque qui
s’abandonne à la nostalgie. Se parer de l’identité d’un chevalier arthurien à l’occasion
d’un pas d’armes, ce n’est pas faire revivre le passé, mais jouer avec des clichés, non
sans distance humoristique, comme en témoigne la réaction du duc de Bourgogne. Si le
XVe siècle récupère les scénarios idylliques des XII e et XIII e siècles, ce n’est pas pour
déplorer la perte d’un paradis amoureux qui n’a jamais existé, mais au contraire pour
signifier d’emblée que le paradis est devant et non derrière, qu’il faut le mériter par un
comportement exemplaire. Ce paradis n’est pas le lieu où pourrait s’épanouir un désir
innocent, car il n’y a pas de désir innocent. Il y a un désir maîtrisé, orienté par les
exigences sociales. Mais ces contraintes, et c’est là que les récits tardifs délivrent un
message finalement optimiste, ouvrent sur un véritable état d’harmonie. L’amour est
réconcilié avec les droits du lignage et de la famille ; béni par Dieu, il est fécond. Tout
danger de mésalliance est écarté, parce qu’au bout du compte, il s’avère que les deux
amoureux sont d’égal statut, le haut degré de valeur personnelle compensant une
légère différence de noblesse. Loin d’invalider cette leçon, le Dit de la pastoure la
corrobore a contrario. Entre la bergère Marote et le seigneur qu’elle aime, nul amour
durable n’est possible, car ils appartiennent à des cercles qui ne sauraient intersecter,
sinon par accident. Comme le remarque J.-Cl. Mühlethaler, l’option bucolique ne
débouche sur rien et ne peut que prêter à sourire. Marote est certes en proie à la
nostalgie, toutefois ce n’est pas ses premières amours qu’elle regrette, mais le temps
où, simple bergère, elle ne connaissait pas l’amour et son cortège de souffrances.
Comme les jeunes héros des récits idylliques, Marote n’a jamais connu le paradis
amoureux.

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12 Ce point de rencontre des deux héritages que le récit idyllique des XII e et XIII e siècles
lègue au XVe siècle, met pourtant en lumière une différence essentielle entre les deux
courants : alors que l’idylle bucolique « reste en fin de compte stérile, lettre morte » 30,
le récit idyllique tardif, qui ne s’encombre plus d’oripeaux champêtres mais s’installe
résolument à la cour et dans les villes, offre une option viable, un modèle social sans
doute conservateur, mais qui promet l’harmonie. Il est vrai que c’est au prix d’un
sévère recadrage idéologique qui « travestit »31 profondément la fable idyllique.

NOTES
1. Ysaïe le Triste et Artus de Bretagne datent du XIV e siècle, bien que le premier ait sans doute été
écrit à l’extrême fin du XIVe. Le Roman de Perceforest a vraisemblablement fait l’objet d’un profond
remaniement au milieu du XVe siècle, mais il a été composé dans la première moitié du XIV e
siècle.
2. Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève,
Droz, 2007. Alors que F. Duval n’a retenu que six textes de fiction, il en retient sept pour les
lectures historiques, neuf pour les lectures scientifiques, cinq pour les lectures morales, le gros
contingent étant fourni par les lectures religieuses (dix textes). Voir aussi C. Bozzolo et E. Ornato,
« Les lectures des Français aux XIVe-XVe siècles. Une approche quantitative », Ensi firent li
ancessor. Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, publiés par L. Rossi avec la
collaboration de Chr. Jabob-Hugon et U. Bähler, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1996, t. 2,
p. 713-762.
3. Voir F. Bouchet, Le discours sur la lecture en France aux XIV e et XV e siècles : pratiques, poétique,
imaginaire, Paris, Champion, 2008, en particulier p. 313-314.
4. On citera par exemple R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality,
and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; Du Roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury
et F. Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004 ; Le Romanesque aux XIV e et XVe siècles, textes réunis par D.
Bohler, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009. Je me permets de renvoyer aussi à
mon Jean de Saintré, une carrière chevaleresque au XVe siècle, Genève, Droz, 2003.
5. M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard 1913 (réimpression Genève,
Slatkine, 1972).
6. Ibid., p. 3.
7. Cette œuvre de Longus est encore appelée les Pastorales. Voir l’article de R. Brethes,
« Comment lire les Pastorales de Longus ? Le cas d’un roman idyllique sophistiqué », Le Récit
idyllique, Aux sources du roman moderne, sous la direction de J.-J. Vincensini et Cl. Galderisi, Paris,
Classiques Garnier, 2009, p. 103-125.
8. Le Couple en herbe, Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval,
Genève, Droz, 2009.
9. Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, op. cit.
10. Selon l’expression de M. Uhlig, Le Couple en herbe, op. cit.,p. 29 et passim.
11. Sur ce récit de la fin du XIV e siècle dont il a sans doute existé des versions plus anciennes,
voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans le
roman d’Eledus et Serena », ‘Plaist vos oïr bone chanson vaillant ?’ Mélanges offerts à François Suard, éd.

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10

D. Boutet et M.-M. Castellani, Villeneuve d’Ascq, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1999, t. 2,


p. 975-992.
12. Voir par exemple l’article récent d’A. M. Babbi, « Destin d’amants : la réception de Paris et
Vienne et Pierre de Provence et la Belle Maguelonne dans la littérature européenne », Le Récit idyllique.
Aux sources du roman moderne, op. cit., p. 153-163.
13. Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce recueil. On évoquera aussi le cas de Jacques de
Lalaing, chevalier à la carrière exemplaire qui ne se prête pourtant que distraitement aux
manœuvres amoureuses des deux grandes dames qui se le disputent. Sur ce point, voir mon Jean
de Saintré, op. cit., p. 55-59.
14. Pas du Perron fée, relation du manuscrit d’Arras BM 915, fol. 35r o.
15. Sur cette ébauche d’idylle, voir l’article de D. Kelly dans ce recueil. Quant à l’autre roman mis
en prose, Erec et Enide, on peut se demander s’il n’esquisse pas lui aussi le thème de la
mésalliance : en épousant la fille d’un humble vavasseur, sans doute avec la bénédiction de tous
les parents et de la cour arthurienne, Erec ne s’est-il pas toutefois exposé au danger de la
recréantise ? Cette recréantise que tout le monde déplore est comparée à un retour en enfance
dans la mise en prose : « de ceste vraie amour murmurerent disans qu’il estoit trop feru en
enfance » (p. 171). Comme Floire, Erec vit auprès de sa femme dans un paradis qui le détourne de
ses devoirs, d’où les récriminations de ses sujets qui vont mettre un terme à cet état de grâce.
Certes, les amants ne vont pas être séparés. Mais leur douloureuse pérégrination commune qui
leur fait perdre leur statut (« Ce seroit grant abus a ung filz de roial estre d’aler tout seul quant il
le puelt faire autrement », p. 173) n’est pas sans évoquer la série d’épreuves qui attend les jeunes
amoureux avant leur réintégration dans la société.
16. Voir dans ce volume l’article de Chr. Ferlampin-Acher, qui montre que féerie et récit
idyllique n’ont jamais fait bon ménage.
17. Voir sur ce point J. Blanchard, La Pastorale en France aux XIV e et XV e siècles. Recherches sur les
structures de l’imaginaire médiéval, Paris, Champion, 1983 ; les citations sont aux p. 49 et 50.
18. Sur le Dit de la pastoure, voir J. Blanchard, La Pastorale en France, op. cit., p. 93-118. Regnault et
Jehanneton, texte auquel J. Blanchard consacre également un long développement (p. 118-141),
évoque bien une relation idyllique contrariée mais par des querelles d’amoureux, comme si les
obstacles extérieurs, suscités par la société dans les récits idylliques, étaient intériorisés et
menaçaient d’autant plus dangereusement l’idéal d’harmonie et de fusion amoureuse.
19. On se reportera particulièrement à l’article de Y. Foehr-Janssens dans ce volume.
20. Voir l’article de R. Brown-Grant dans ce volume.
21. Voir dans ce volume les deux articles consacrés à ce roman très mal connu, celui de M. Uhlig-
Vuagnoux et celui de C. Gaullier-Bougassas.
22. Rien là de bien nouveau : le XIIIe siècle pratiquait aussi la réécriture. Le XVe siècle la pratique
à une autre échelle et avec d’autres procédés.
23. Voir Fr. Wolfzettel, « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », dans Le
Récit idyllique, op. cit., p. 59-77.
24. Voir l’article de Y. Foer-Janssens dans ce volume.
25. Cité dans l’article de M. Uhlig.
26. Sur cet aspect, voir l’article de R. Brown-Grant.
27. Le couple en herbe, op. cit., p. 426.
28. Voir l’article de D. Kelly.
29. Voir l’article de Y. Foehr-Janssens.
30. Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce volume.
31. J’emprunte le mot à l’article de Y. Foehr-Janssens.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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AUTEUR
MICHELLE SZKILNIK
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

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Le roman idyllique à la fin du Moyen


Âge : un paradis pervers ?
Douglas Kelly

1 Dans la seule monographie consacrée au roman idyllique, Myrrha Lot-Borodine étudie


les enfances sentimentales dont « un thème idyllique [...] évoque en nous le rêve de
l’âge d’or, la nostalgie du paradis perdu, où règne l’innocence que le désir lui-même ne
flétrit pas »1. Cependant, dans les romans des XIIe-XIIIe siècles qu’elle analyse, Mme Lot-
Borodine ne retrouve pas cette « légère odeur de perversité »2 qui émanerait d’idylles
pastorales ou bucoliques de l’Antiquité comme Daphnis et Chloé. Or les mœurs perverses
d’une époque ne le sont pas à d’autres époques. La mésalliance et les liaisons libres sont
des perversités dans les romans idylliques jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les impératifs
religieux, chevaleresques et sociaux marquent et contrôlent les joies érotiques de
l’idylle, surtout aux moments où les amoureux se rencontrent et expriment leurs désirs
et leurs projets3.
2 En fait, dans quelques romans de la fin du Moyen Âge, l’union de l’innocence et de la
perversité pose problème. Ou bien l’innocence triomphe quand les joies idylliques des
amours vertueuses ne se réalisent pleinement qu’à partir de la nuit de noces 4, ou bien la
perversité s’impose et le paradis est finalement perdu. L’idylle est bénie ou maudite.
3 « Idylle » n’étant pas un mot courant dans le français du Moyen Âge, un synonyme
pourrait être « paradis » dans le sens du Roman de la rose : « il n’est nus graindres
paradis / d’avoir amie a son devis »5. Cette exclusion du paradis céleste pervertit le sens
religieux du terme et risque même de s’opposer aux normes sociales et morales de
l’époque.
4 Entre les extrêmes de la perversité et de la moralité, l’idylle devient donc ambiguë. Par
exemple, peut-on nommer idylle les amours du jeune Saintré et de la Dame des Belles
Cousines dans le préau de la belle veuve, et désigner du même terme la « druerie » de
celle-ci et de l’abbé ? Non, semble-t-il, si « aux afféteries de la fine amor, si souvent
vécue dans le préau par Belle Cousine et Jehan comme une sorte de jeu, il [l’abbé]
oppose les charmes concrets de sa druerie qui va, en fin de compte, permettre à la dame
de se révéler à elle-même dans toute la complexité de son affectivité » 6.

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5 Il y a donc différentes espèces d’idylles, avec des variantes narratives, variantes qui
reflètent les divers enseignements sur l’amour promulgués dans les traités de
chevalerie écrits aux XIVe et XV e siècles et donc contemporains des romans 7. Cette
diversité est implicite quand Belle Cousine évoque d’anciennes amours romanesques :
celles de Tristan et Lancelot, de Guiron et Gauvain et Ponthus8. Ces illustres amants
n’ont pas aimé tous de la même manière. Il y a loin entre les multiples amours de
Gauvain, la longue fidélité adultère de Lancelot et la « passion chaste » de Ponthus 9.
6 Dans ce qui suit, je propose une première distinction entre les idylles selon la moralité
des amours que nos romans décrivent, surtout en ce qui concerne l’expression de la
passion érotique et l’évaluation morale des enfances sentimentales avant le mariage. La
diversité provient surtout, comme on verra, du caractère des moments passionnés où
les amants connaissent la joie.

Idylle perverse
7 Le problème de l’idylle amoureuse se manifeste peut-être avec le plus grand éclat dans
la forêt de Morois où Tristan et Iseut vivent une vie idyllique, mais aussi, selon
Emmanuèle Baumgartner, « un peu trop idyllique et un peu trop figée » 10. Leur joie
idyllique mais figée se renouvelle dans d’autres endroits moins bucoliques du Tristan en
prose11. La vie dans la forêt n’est donc qu’un moment dans « la riote qui jamés ne faudra
tant com il aient l’ame el cors »12, « vilenie » que les amants auraient sans doute rejetée
avec dédain avant d’avoir bu le philtre (§ 446) pourtant aussi essentiel à leur idylle que
fatal.
8 Le Cligés bourguignon du XV e siècle garde de sa source le refus par Fénice des amours
tristaniennes. Dans son mariage, elle réussit à préserver sa virginité « en esperant de
mieux avoir » avec Cligés à l’avenir13. En même temps, elle rejette tout aussi
catégoriquement Hélène de Troie comme modèle en cherchant à garder secrète sa
liaison dans le « vergier de plaisance » (p. 159) que lui procure Cligés. Pendant ce bref
séjour idyllique, Fénice manque céder à la tentation de l’interdit quand « a pou n’eust
pas voulu estre en paradis, a cause du grant bien ou elle avoit par longue espace de
tampz pretendu, qui lors lui estoit donné et ottroyé » (p. 158). Elle vit donc dans un
jardin de Déduit où, comme dans le roman de Guillaume de Lorris, les habitants
s’amusent, puis se retirent dans l’ombre afin de « donoier » (v. 1292). Comme eux,
Fénice et Cligés « se coucent acolans et baisans l’un l’aultre, acomplissans chascun la
voulenté de sa partie » (p. 159).
9 Leur paradis idyllique ne dure guère. Le jour même où ils entrent pour la première fois
dans ce verger, ils sont découverts. Lorsqu’ils sont obligés de s’enfuir vers la cour du roi
Arthur, le modèle d’Hélène de Troie risque de s’imposer. Mais, grâce à la mort de
l’époux de Fénice, l’ordre revient et les deux amants peuvent se marier et se faire
couronner à Constantinople. L’adultère idyllique mais précaire devient le solide
bonheur conjugal.
10 À la même époque Jean d’Avennes choisit une idylle de basse-cour, ce qu’il appelle « la
droicte galle » d’une vie parmi des paysannes qui « chantent et rient, puis parlent de
leurs amourz avoecq bouviers, porquiers, vacquiers et avoec moy, quy suy le mieulx
amé des aultres »14. Comme une sorte de Franc Gontier vulgaire, Jean pervertit sa
nature noble. Il défend cette inconduite scandaleuse devant la comtesse d’Artois,

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épouse du suzerain de son père : « je vous ose bien dire que se vous aviés esté ung seul
jour aux danses, saieries ou esbatemens quy se font par nuit a nostre ville, vous n’en
vouldriés jamais partir, ains ameriés mieulx a renoncier a terres, seignouries, richesses
et a tout vostre plenier gouvernement » (p. 18-19). Cette folie choque profondément la
comtesse : « vous abaissiés grandement gentillesse » (p. 18), s’écrie-t-elle. Elle se charge
donc de remettre le jeune égaré dans la bonne voie. Elle le fait en se proposant comme
sa dame à qui il obéira en attendant la suprême récompense de l’amour. Enfin décrotté,
Jean se révélera être un chevalier sans égal grâce à l’amour que lui inspire la comtesse.
L’idylle tant désirée se trouvera, croit-il, dans ses bras.
11 Le Roman de Troyle que Louis de Beauvau adapta du Filostrate de Boccace comprend des
éléments peut-être plus pervers pour son époque. Dans ce roman du XV e siècle, Criséida
a deux amants successifs, Troyle d’abord, puis le Grec Diomède. Troyle et Criséida
connaissent un amour à la fois passionné et déshonorant. Ils le savent, le regrettent,
mais s’abandonnent à leur idylle furtive afin d’échapper à l’enfer des désirs inassouvis :
« Et pour le temps a venir ordonnerent que sans aultre moyen ilz puissent retourner
ensemble a leurs desirs, afin que leurs presences puissent estaindre leurs martires
plains d’amours, et souvent enbesoigner leur joyeuse jennesse, plaisante tant comment
elle dure, en doulx et gracieux excercite »15. Cette vie ne dure pas longtemps. Quand les
amants apprennent que Criséida sera échangée contre Anténor, prisonnier des Grecs,
ils pensent à s’enfuir, mais renoncent à ce projet, craignant la perte de l’honneur quand
leur liaison sera connue16. Criséida promet de trouver moyen de revenir à Troie dans les
dix jours. Elle ne revient pas17, ayant rapidement substitué Diomède à Troyle. Idyllique
pendant un temps, le premier amour de Criséida devient funeste après son départ.
12 Au début, Criséida dit vouloir une liaison honnête, car « on ne doit pas se deshonnester
pour lever la peine a autry » (p. 579)18. Mais elle n’est pas une belle dame sans mercy.
Elle finit par glisser dans l’impudique parce que la jeunesse demande des plaisirs.
D’ailleurs le « fait » (p. 584) sera caché, préservant ainsi l’honneur. Étant veuve, ne
peut-elle pas exiger le mariage afin de garder son honneur en public et en privé ?
Criséida refuse cette solution impossible pour Tristan et Iseut. Si on ne se marie pas,
l’amour ne mourra pas (p. 575)19. Il meurt tout de même après la séparation.
13 Criséida sait qu’elle a tort d’aimer Troyle (p. 583). Son cousin Pandaro sait qu’il fait mal
(p. 569, 572-73, 584-85) en plaidant auprès de sa cousine en faveur de Troyle. Lui qui
doit être gardien de sa parente devient entremetteur dans une situation déshonnête.
Troyle, pour sa part, offre comme récompense de livrer à Pandaro sa sœur Pollicène et
même Hélène, « fame de mon frere » (p. 586)20. Cette perversité se justifie pourtant,
selon Troyle, car jadis d’autres « ont amé les seurs, et les seurs les freres, les filles
aucunesfoiz le pere, et les marrastres les fillastres » (p. 568) 21. Bien sûr, Troyle ne
commet pas de telles débauches en aimant une jeune veuve. Mais n’aligne-t-il pas ces
modèles sur son « appetit Cupido » (p. 577) ou « voluntaire » (p. 646) ? Faire l’amour
avec Criséida, c’est le paradis de l’appétit sexuel. Troyle se dit prêt à des pactes
diaboliques afin de satisfaire son désir dans les bras de la belle veuve. « Or, » s’écrie-t-il,
« fusse ge avecquez vous une nuyt d’iver, et puis en fusse cent cinquante en enfer »
(p. 577), ce qu’il désire selon Pandaro « plus que d’aller en Paradis » (p. 583). Aucassin a
sûrement fait école. Troyle parvient à ce paradis pervers tant désiré pendant quelques
mois, puis le perd pour toujours. Plus tard, quand Troyle apprend l’infidélité de
Criséida, l’appétit de Cupidon devient désormais « bestialité », c’est-à-dire perversité 22.

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14 Le Roman de Troyle évoque une idylle où de jeunes amours passionnées finissent mal
parce qu’elles sont « deshonnestes ». Selon l’épilogue adressé aux femmes, la « femme
parfaicte a ferme desir » ; elle « scet prendre plaisir a amer et estre amee, et regarde et
voit ce qui est a faire, et fuit ce que est a laisser, et eslit saigement quant elle vieult
eslire, et aussi tient entierement promesse » (p. 646). Criséida n’est pas une femme
parfaite.

Idylle morale
15 Comment les amants parfaits doivent-ils régler la passion avant le mariage ? Une
réponse à cette question se trouve dans quelques romans, écrits dans les deux derniers
siècles du Moyen Âge, qui transforment le roman idyllique des amours passionnées en
roman moral. Passionnément amoureux, les amants y gardent pourtant l’honneur ainsi
que la chasteté23.
16 Bien sûr, on trouve des amours honorables parce que Fortune empêche de succomber à
l’appétit sexuel comme dans le cas de Troyle et Criséida. C’est ce qui a lieu dans Paris et
Vienne et Floridan et Elvide24. Mais à quel prix ! Ces rébellions contre l’ordre moral
échouent tout en montrant les risques que de tels amants encourent. D’autres se
marient sans obstacle. Mais le mariage tourne mal et une longue séparation éloigne les
époux jusqu’à ce qu’on trouve une solution qui rétablit le mariage et l’amour. C’est le
cas dans l’Histoire des seigneurs de Gavre pour les parents de Louis de Gavre, le fils qui
réunit ses parents. Dans le Roman du comte d’Artois, le comte abandonne son épouse
quand celle-ci se révèle provisoirement stérile. Il y a bien sûr une idylle quand la
comtesse déguisée retrouve la fécondité et rétablit son mariage 25. Semblablement, un
autre époux qui quitte son épouse, Gillion de Trazegnies, n’est plus très jeune quand il
commence à aimer Gracienne en Égypte. Tiraillé d’abord entre son attirance pour la
belle Sarrasine et la fidélité à son épouse Marie (p. 44/66) 26, Gillion se croit libre d’aimer
quand il apprend la fausse nouvelle de la mort de celle-ci. Avant le mariage et la
conversion de Gracienne, la passion reste chaste. On s’embrasse (p. 42/64, 50/76,
105/154) mais sans le « seurplus » (p. 170)27. Si idylle il y a, c’est une idylle morale qui
fait contraste avec celle de son fils Girart (voir n. 17).
17 Une liaison comme celle de Troyle et Criséida est formellement écartée dans Ponthus et
Sidoine. Sidoine ne sera pas « sote »28. L’abstinence est de rigueur afin de préserver
l’honneur. Garder l’honneur n’empêche pourtant pas d’aimer. Sidoine, en aimant, « n’y
pense fors que bien et honneur » (p. 22)29. « Je vous aymeray, » dit-elle à Ponthus, « en
telle maniere que, se je me apercevoye ce que vous y pensisiés nulle villennie, jamés je
ne vous aymeroye » (p. 22). Bien sûr, Ponthus, chez qui l’« appetit Cupido » manque
autant que chez Sidoine, ne pense jamais à nulle vilenie (p. 43-44, 83, 134-135). Il hésite
même à donner un baiser à son amie. Lors d’une séparation, il « l’acolle » mais « encore
ne l’oza baiser ne lui requerre » (p. 123). Sidoine demeure, pendant longtemps et à
travers maintes souffrances, « bonne et necte fame et renommee » (p. 44). Il ne semble
pas y avoir la moindre tentation de passer au « fait » qui unit Troyle et Criséida. Pas
d’infidélités non plus, ce qui d’ailleurs est conforme à la leçon que Ponthus donne à son
cousin Pollidés quand il se marie : « que vous ne habitez à nulle que à elle par folle
plaisance quant au fait » (p. 181).
18 Quand la médisance prétend que Ponthus a séduit Sidoine, il s’éloigne du royaume
pendant sept ans afin de la desblamer. Même quand le mariage a lieu, Ponthus refuse de

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le consommer avant d’avoir repris ses terres que les Sarrasins avaient conquises. Il ne
veut pas déshonorer son épouse de naissance royale en la mettant au lit avec un
homme sans terres, même si cet homme est fils de roi (p. 133). Ainsi Ponthus écarte-t-il
scrupuleusement tout soupçon de mésalliance.On voit que l’idylle telle que celle de
Troyle ou de Fénice est interdite dans le nouveau roman moral. Si idylle il y a, n’est-ce
pas celle de l’exaltation dans la chasteté, « the kind of ecstatic love » discernable dans
l’amitié chevaleresque30 ?
19 Amours sans villenie avant le mariage, ces extases chastes font la mode. Elles se réalisent
à nouveau dans Cleriadus et Meliadice31 lorsque « les deux amans se jouoient et
esbatoient ensemble par la plus grant leesse que on savroit dire ne deviser » 32, mais
sans « villenie ». Si les baisers d’amour ne sont pas défendus, Clériadus pousse pourtant
la fidélité avant le mariage jusqu’à s’abstenir des embrassades de convenance avec
toute dame et demoiselle autre que la bien-aimée (p. 79, 205). Clériadus est aussi parfait
comme amant que comme chevalier33. Seuls Dieu et la Vierge Marie sont aimés plus que
Méliadice (p. 246). Toujours vainqueur dans les combats et les tournois, les joutes et les
expéditions contre les Sarrasins, Clériadus est un modèle sans défauts. Vit-il une
idylle ? Son roman dépeint plutôt une utopie nobiliaire dans laquelle la vie suit un
rituel de cour selon lequel noblesse oblige jusque dans la réglementation de la vie
intime. Ni Sidoine ni Méliadice ne laissent sentir cette « odeur de perversité » qui
émane de romans idylliques comme le Roman de Troyle ou le Cligés bourguignon.
20 Les amants acceptent la même morale de l’abstention dans Charles de Hongrie, roman
écrit une cinquantaine d’années après Cleriadus et Meliadice. Charles y brille par la même
excellence stéréotypée qui distingue Ponthus et Clériadus. Et comme eux, il triomphe
de tout adversaire, il excelle dans toutes ses entreprises, il parvient enfin à regagner ses
terres et à se faire couronner roi. Sa perfection morale est du même acabit. Charles
s’éprend de Satine, la jeune épouse du très vieux roi de Duglouse. L’amour est partagé,
mais reste chaste jusqu’après la mort du vieux roi. Le mariage ne tarde pas à la suivre.
La chasteté préconjugale est la norme chez les amis et compagnons de Charles qui
d’ailleurs tombent amoureux presqu’à l’envi de dames épouses de vieux seigneurs.
L’attente patiente de la mort d’un vieil époux est de rigueur. Si exceptionnellement on
tombe amoureux d’une demoiselle libre, celle-ci est rapidement « employée ». Le
mariage est contracté et célébré. Le rituel reste la norme34. On vit toujours dans une
utopie nobiliaire et morale, non dans le jardin de Déduit des amours illicites.
21 La tentation n’existe-t-elle pas ? Si, parfois. L’Histoire des seigneurs de Gavre l’évoque,
sans pourtant sombrer dans l’amour libre de Troyle et Criséida. Louis de Gavre et
Ydorie, fille du duc d’Athènes, se permettent des baisers passionnés dans la garde-robe
de celle-ci. Mais les gardiens bienveillants sont vigilants. « Au fort », estime Edea,
confidente et gardienne d’Ydorie, « de baisier et acoler est pou de chose, car autant en
emporte le vent »35. Mais l’auteur anonyme de ce roman n’oublie pas la puissance de
« l’appetit Cupido ». Laisser suivre ce « hault et gracieux appetit » (p. 123) aux jeunes
amants peut mener au « fait » déshonorant. Les gardiens ont donc « tousjours l’oel en
aguet que aultre chose n’y euist faitte » (p. 132), ce qui les distingue nettement de
l’entremetteur Pandaro tout en rendant possible l’expression de l’amour.
Heureusement pour l’honneur, le pire n’arrive pas. « Dangier », personnifié ici par les
gardiens, « les en garda » (p. 133). Peut-être plus réalistes quant aux tentations, les
amants y résistent aussi. Leur parasexualité36 est licite et sans vilenie.

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22 L’Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne reste tout juste dans les limites de
l’idylle morale, grâce sans doute à Dieu37. La virginité, sinon la chasteté, y est gardée
avant le mariage comme dans les autres romans moraux. Sont pourtant permis les
baisers et les embrassades38 ainsi que les rencontres dans la chambre de Maguelonne en
présence d’une gardienne sans que les deux amoureux dépassent les bornes de
l’honnête. La tentation, prévue dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, menace pourtant au
fond de la forêt dans laquelle les amoureux se cachent après s’être enfuis des parents
de la jeune demoiselle. Dans un épisode analogue à celui qu’on trouve dans L’Escoufle,
Maguelonne s’endort la tête posée sur le giron de Pierre. Celui-ci, en contemplant
l’extraordinaire beauté de la belle endormie, se permet même « de despoitriner sa
gente poitrine [...] pour voir et taster ses plaisans mamelles. Et en faisant cela estoit si
ravi en amours qu’il luy sembloit qu’il fust en paradis » (p. 53/31). On le dirait bien près
du « donoier » des personnifications dans le jardin de Déduit du Roman de la rose. Est-ce
le diable qui inspire les caresses (p. 63/37) ? Qu’est-ce qui se serait produit si un oiseau
n’avait pas enlevé les joyaux de Maguelonne ? Quoi qu’il en soit, l’incertitude laisse
apparaître la tentation du deshonneste. Cette ambiguïté est manifeste dans les amours et
les sentiments non seulement de païens comme Troyle et Criséida mais aussi de
chrétiens come Cligés et Fénice. Maguelonne semble y penser quand elle se croit
abandonnée de Pierre après s’être enfuie avec lui : « Certes », s’écrie-t-elle, « vous estes
le second Jason et je suis la seconde Medée » (p. 62/36).

Idylle ambiguë
23 Quelques romans forment comme un pont entre l’idylle perverse du Roman de Troyle et
l’idylle morale de Cleriadus. Ils ne vont pas jusqu’aux « bestialités » du Roman de Troyle,
même si on en perçoit des relents. L’ambiguïté morale provient chaque fois du
comportement de la dame aimée39 quand elle n’accorde pas la récompense due à la
passion chaste et dont l’amant se rend digne. Comme dans Jehan d’Avennes, chaque
dame « clearly believes she has acted honourably towards » son amoureux 40. Mais
chacune se trompe, d’où l’ambiguïté morale de l’idylle.
24 Dans deux romans, en esquivant la parasexualité, les dames ont tort. Le Roman de
Cardenois relate un amour de loin par ouï-dire41 : « J’aime je ne say qui »42. Il faut donc
que Cardenois cherche et gagne honorablement l’amour de l’inconnue. Ce roman évite
l’extase chaste de l’idylle morale parce que la dame aimée croit devoir paraître « sans
mercy » (p. 109). Nommée Passebeauté, celle-ci est si « dangereuse » que la possibilité
du « fait » déshonorant n’est jamais possible43.
25 Mais une légère odeur de perversité n’est pas tout à fait absente. On entend l’écho, très
atténué bien sûr, de Troyle quand Cardenois prétend que l’amour de Passebeauté le
rendrait « plus riches » que s’il était « coronéz en paradis » (p. 191) 44. Quant à
Passebeauté elle-même, la demoiselle confesse avoir commis une grave erreur en
dédaignant ostensiblement Cardenois. C’est, admet-elle, un « mesfait » de sa part
(p. 171) et une « felonnie » (p. 172). L’idylle morale se manifeste pourtant quand
Cardenois, gravement voire mortellement blessé en défendant le royaume du père de
Passebeauté, est miraculeusement ressuscité lorsque Passebeauté lui confesse son
amour (p. 183).
26 Comme on l’a vu, la comtesse d’Artois corrige la dégradation de la noblesse chez Jean
d’Avennes grâce à l’amour qu’elle inspire au jeune homme égaré dans les amusements

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et les plaisirs ignobles. Elle encourage les exploits nombreux qui l’élèvent aux hauteurs
de la chevalerie. Or, la comtesse n’est pas veuve. Comme Satine dans Charles de
Hongrie, elle est mariée. Son époux vit encore, mais il est toujours absent.
Paradoxalement, Jean n’entend jamais parler de cet époux. La comtesse essaie de le
détourner vers d’autres amours avec les demoiselles disponibles (p. 151). Mais Jean
aime sincèrement. La comtesse doit donc confesser sa déception 45. Désolé, Jean fuit
dans la forêt où il vit caché dans un vieil arbre pendant sept ans. Quand enfin le vieil
époux de la comtesse meurt, celle-ci retrouve son ancien amoureux, le ramène à la cour
et l’épouse.
27 On ne saurait parler d’idylle dans Cardenois et Jehan d’Avennes, pas même de l’idylle
morale de romans comme Ponthus et Sidoine et l’Histoire des seigneurs de Gavre.
Passebeauté est trop « dangereuse ». Jean d’Avennes n’a pas la patience de Charles de
Hongrie quand la comtesse lui révèle l’existence de son époux. Mais les dénouements
sont bien plus heureux que celui du Saintré d’Antoine de La Sale.
28 Jehan de Saintré offre des ressemblances assez frappantes avec le Roman de Troyle.
Comme Criséida, la Dame des Belles Cousines a deux amours successives. La première
partie de Saintré raconte un amour courtois où la Dame, jeune veuve comme Criséida,
guide son protégé vers la gloire chevaleresque comme le fait pour Jean d’Avennes la
comtesse d’Artois. Elle reste, jusqu’à leur brouille, le mentor de l’éminent chevalier
qu’elle forme46. Mais si Belle Cousine n’est plus mariée47, elle ne parle jamais de mariage
avant de rejeter par dépit son jeune amoureux. C’est en effet l’indépendance, voire
l’insubordination de Saintré qui projette une emprise d’armes sans demander la
permission du roi et de sa dame48, qui provoque le départ de celle-ci dans ses terres,
suivi de « sa malle joie » (p. 522) avec l’abbé. Belle Cousine glisse sur une pente
semblable à celle de Criséida49.
29 Le narrateur condamne les « amours tresfaulces, malvaises et traistresses » (p. 516) de
Belle Cousine et de l’abbé. Puis il fait relater par Saintré l’infidélité de son ancienne
dame comme une nouvelle qui fait rire (p. 520)50 jusqu’à ce qu’on comprenne que cette
farce (p. 522) n’est pas une fiction mais une moralité 51 : « que toutes prendent exemple
a ceste sy tresnoble dame oyseuse, qui par druerie se perdit » (p. 528). Beauvau
enseigne la même leçon dans l’épilogue du Roman de Troyle.
30 Si donc la « druerie » de Belle Cousine et l’abbé est une idylle perverse, doit-on appeler
idylle morale la liaison de Saintré et Belle Cousine avant l’infidélité de celle-ci ? Plus
précisément, y a-t-il « druerie » et, si oui, de quelle espèce ? L’abbé fait savoir sa propre
conception des amours chevaleresques, selon laquelle l’amour s’abaisse au même genre
de farce que celle qu’il vit avec Belle Cousine dans le confessionnal, sorte de garde-robe
sans gardiens ou autres témoins. Les chevaliers multiplient, selon l’abbé, les amours en
trompant leurs amies (p. 478). En hiver ils « se rigollent avec ces fillettes » en
Allemagne, puis en été passent les nuits à « repaistre leurs yeulz de ces tresbelles
dames » en Sicile (p. 480). Oyseus eux aussi, ils se vantent de prouesses qu’ils n’ont
jamais accomplies52.
31 Or l’abbé ne décrit pas la vie chevaleresque et amoureuse de Saintré. Une fois la liaison
établie, Belle Cousine et son jeune écuyer se rencontrent dans la galerie du palais et
dans ses chambres en présence de témoins. Mais la prudence s’impose plus tard. On ne
se retrouve plus dans les chambres de Madame même devant d’autres, comme le font
Ydorie et Louis de Gavre, ni dans la garde-robe, comme Troyle et Criséida. Désormais,
quand Belle Cousine veut un rendez-vous clandestin, ce sera de nuit à la belle étoile

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dans le préau contigu à sa chambre. Comme celle-ci l’explique, « la enssemble parlerons


et deviserons a noz plaisirs » (p. 138).
32 De quels plaisirs parle-t-elle ? De ceux de Troyle et Criséida ou bien de ceux de
Clériadus et Méliadice ?
33 D’abord, sans doute, de ceux qui viennent des entretiens intimes sur les projets de
Madame pour faire parvenir le jeune homme « a la tresexellente vertu de proesce »
(p. 42). Belle Cousine n’est ni « dangereuse » comme Passebeauté, ni rigoureuse comme
la comtesse d’Artois. Les embrassades ne manquent pas53. Les entretiens commencent
et finissent par des baisers « par vrayes amours » (p. 144). Plus tard les gestes amoureux
se multiplient et s’intensifient. Quand Saintré atteint l’âge de 20 à 21 ans et Belle
Cousine lui propose sa première emprise d’armes, Saintré prend congé d’elle « par un
tresamoureux baisier, .x., .xv. et .xx. rendus » (p. 166). À son départ vers Barcelone
« furent donnez baisiers et baisiers renduz sans compte et sans mesure » (p. 190). Lors
de leur première rencontre après son retour, toujours dans le préau la nuit, les baisers
échangés sont encore plus passionnés et nombreux. Quand ils se retrouvent une autre
fois,
Lors commencerent l’un l’autre a festoier, ou furent maintz baisiers donnez et
maintz baisiers rendus. La furent leurs joyes, la furent leurs desirs, et la furent leurs
coeurs de tous leurs maulx garis, ausquelx delis ilz furent, depuis les .xj. heures
jusques a deux heures apprés myenuit, que force leur fut l’un de l’autre deppartir.
(p. 258)
34 S’agit-il là d’une « confession » analogue à celle donnée par l’abbé et qui dura deux
heures (p. 442) ? S’agit-il donc d’une idylle amoureuse où un jeune homme découvre les
délices de l’amour dans un préau de Déduit ? Si le préau n’offre même pas les
commodités de la garde-robe de Criséida ou le confessionnal de l’abbé, doit-on conclure
que Saintré et Madame n’y ont plus rien à désirer ? Ou bien ne s’agit-il enfin que de
baisers, peu de chose, selon la gardienne d’Ydorie, « car autant en emporte le vent » ? Si
l’idylle de Belle Cousine avec l’abbé est décrite comme perverse, celle avec Saintré est
certainement ambiguë en ce qui concerne le « fait » et les gestes. Les raisons du
désamour de Belle Cousine le sont tout autant. Est-il causé par la roue de Fortune
(p. 136, 520, 522)54 ? Par un défaut de caractère55 ? Ou bien par une maladie que
l’indépendance de Saintré suscite bien malgré lui chez sa dame (p. 416, 418) 56 ? Est-ce
un péché comme celui qu’elle commet avec l’abbé (p. 528) ? Évidemment ces causes
éventuelles peuvent se confondre. On constate chez Belle Cousine comme chez Criséida
une métamorphose abrupte, radicale et profonde que, contrairement à Saintré, elle ne
sait corriger ni se faire pardonner. Si Saintré poursuit sa carrière chevaleresque après
la rupture, Belle Cousine et l’abbé semblent persévérer dans la « riote » perverse et
impudique dont parle le Tristan en prose. Mais il n’y a pas de philtre. L’amour a l’odeur
d’un péché diabolique qui rappelle celui de Pierre de Provence.
35 On s’approche donc d’un nouveau paradis,celui de la reine Sibylle 57. Ce paradis est en
fait le paradis de l’Ennemi58. Les belles mélusines s’y métamorphosent en fin de semaine
en couleuvres. Le chevalier allemand qui y descend trouve des plaisirs sans nombre
jusqu’à la fin du monde. Comme Galaad dans la Quête du saint Graal, on y jouit de « deliz
mondains [...] tielz que cuer pourroit penser ne langue dire, qui ne sont deveés a nulle
personne de leans » (p. 97). Mais, au contraire de Galaad, ceux qui se trouvent dans ce
paradis vivent dans le péché, au milieu de perversités et de « delis mondains ». L’idylle
rappelle donc celle de Belle Cousine et son abbé.

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36 Une évolution s’accomplit dans les romans idylliques après les XII e et XIII e siècles. À
l’innocence juvénile et à la nostalgie du paradis amoureux sans odeur de perversité
s’imposent de nouvelles contraintes. D’une part, on se défend du péché et d’autres
dangers qui menacent l’honneur en maîtrisant les passions chastes : « le mal diabolique
a disparu »59. D’autre part, l’idylle pécheresse glisse vers le paradis de la reine Sibylle.
L’idylle, même provisoire ou temporaire, est un paradis pervers parce que corrompu
par le péché. Le paradis du locus amoenus du Roman de la rose est devenu le locus horribilis
de la reine Sibylle60.

NOTES
1. M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913, p. 2-3 ; voir aussi M. Zink,
« Le roman », La littérature française aux XIVe et XV e siècles, éd. D. Poirion, t. I du Grundriß der
romanischen Literaturen des Mittelalters, Heidelberg, Winter, 1988, p. 214-216 ; R. Brown-Grant,
French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, and Desire, Oxford, Oxford University
Press, 2008, p. 32-33, 79-81 ; F. Wolfzettel, « Das gefährdete Paradies : zum idyllischen Roman im
französischen Mittelalter », Romanische Forschungen, 121, 2009, p. 20-21.
2. M. Lot-Borodine, op. cit., p. 5.
3. Cf. U. Ernst, « Virtuelle Gärten in der mittelalterlichen Literatur : Anschauungsmodelle und
symbolische Projektionen », Imaginäre Räume, Vienne, OAW, 2007, p. 178-181.
4. M. Lot-Borodine, op. cit., p. 6 : « dénouement invariablement heureux, qui est le mariage ». Sur
l’amour conjugal, voir É. Gaucher, La biographie chevaleresque : typologie d’un genre (XIII e-XVe siècle),
Paris, Champion, 1994, p. 351-373 ; R. Brown-Grant, op. cit., ch. 3 et 4.
5. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le roman de la rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion,
1965-1970, v. 1297-1298.
6. R. Dubuis, « Introduction : pour une lecture ‘moderne’ de Saintré », Revue des langues romanes,
105.2, 2001, p. 16 [désormais RLR].
7. R. Brown-Grant, op. cit.
8. Antoine de La Sale, Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, trad. M. Quereuil, Paris, Livre de Poche,
1995, p. 48. Voir à ce propos S. L. Hahn, Patterned Diversity : Hierarchy and Love in the Prose Lancelot,
thèse, University of Wisconsin, 1988.
9. M. Szkilnik, Jean de Saintré : une carrière chevaleresque au XV e siècle, Genève, Droz, 2003, p. 61-62.
10. E. Baumgartner, Le « Tristan en prose » : essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz,
1975, p. 151. Sur le caractère « figé » des romans tardifs, voir M. Colombo Timelli, « ‘Banquets,
disners, soupers’ dans le cycle Jehan d’Avennes : suspension ou progrès de la narration ? »,
Fifteenth-Century Studies, 19, 1992, p. 279-280.
11. E. Baumgartner, op. cit., p. 149, n. 2.
12. Le roman de Tristan en prose, t. 2, éd. R. L. Curtis, Leyde, Brill, 1976, § 445; voir E. Baumgartner,
op. cit., p. 105.
13. Le livre de Alixandre empereur de Constentinoble et de Cligés son filz, éd. M. Colombo Timelli,
Genève, Droz, 2004, p. 140 ; cf. F. Wolfzettel, op. cit., p. 27.
14. Jehan d’Avennes, éd. A. M. Finoli, Milan, Cisalpino-Goliardica, 1979, p. 17. Sur de telles
anomalies, voir M. Colombo Timellli, op. cit., p. 280-282, et mon article « La norme et l’anomalie

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dans le roman au milieu du XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury et F. Mora,
Paris, Belles Lettres, 2004, p. 353-366.
15. Le roman de Troyle, éd. G. Bianciotto, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1994,
p. 593.
16. Le motif de la fuite se trouve non seulement dans le Cligés bourguignon mais aussi dans Paris
et Vienne, Floridan et Elvide et Pierre de Provence et la belle Maguelonne.
17. Semblablement, Girart de Trasegnies promet de revenir à la belle Sarrasine Natalie. Mais
« elle avoit beau plourer car oncques depuis ne le vey » (Histoire de Gilion de Trasignyes et de dame
Marie, sa femme, éd. O. L. B. Wolff, Paris et Leipzig, 1839, p. 179). À la longue, l’épisode idyllique
ennuie Girart. Natalie n’a pas voulu devenir chrétienne (p. 146). Girart estime que, comme toute
femme, Natalie est changeante (p. 159).
18. Voir son débat intérieur (p. 575-576).
19. Criséida croit que le mariage guérit de la passion amoureuse ; cf. à ce propos C. Galderisi,
« Du langage érotique au langage amoureux : représentations du créaturel dans le Petit Jehan de
Saintré et dans la nouvelle XCIX des Cent nouvelles nouvelles », Moyen français, 50, 2002, p. 18 ; R.
Brown-Grant, op. cit., p. 85-86.
20. Cf. Troyle, éd. cit., p. 599, 617.
21. Cf. M. Zink, op. cit.,p. 216.
22. Troyle, éd. cit., p. 640, 641, 646.
23. M. Szkilnik, op. cit., p. 50-53.
24. Dans la version longue de Paris et Vienne, les rencontres dans la chambrette secrète de Vienne
sont brèves ; seulement en se quittant ils « s’entrebayserent moult doulcement » (Pierre de la
Cépède, Paris et Vienne, éd. R. Kaltenbacher, Romanische Forschungen, 15, 1904, p. 475 ; voir aussi
p. 481, 518). La version courte ne parle pas de baisers (Paris et Vienne, éd. A. M. Babbi, Milan,
FrancoAngeli, 1992). Dans les deux versions de Floridan et Elvide, les amants n’ont pas d’autre
moyen de communiquer que lors de furtives conversations (éd. H. P. Clive, Oxford, Blackwell,
1959, p. 4 et 5).
25. Voir D. Bohler, « Péninsule ibérique et îles de Bretagne : la géopolitique de l’imaginaire
romanesque au XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 286-87. La comtesse
dans le Roman du comte d’Artois est bien plus entreprenante que les autres épouses dont les maris
s’absentent pendant des années, comme cela arrive dans Jehan d’Avennes et Gillion de Trazegnies.
26. Le second chiffre renvoie à A Critical Edition of The Romance of Gillion de Trazegnies from
Brussels Bibliothèque Royale ms. 9629, éd. F. M. Horgan, thèse, University of Cambridge, 1985. Le ms.
de Bruxelles ne contient pas les passages dans la note 17 ci-dessus.
27. « Leurs amours furent justes et loyales sans y proceder en nulle vilaine pensee. Car jamais
Gilion ne se fust consenti pour ce que encoires elle n'avoit receu le baptesme » (p. 56-57/85).
28. Le Roman de Ponthus et Sidoine, éd. M.-C. de Crécy, Genève, Droz, 1997, p. 19.
29. A. Guillaume, « La représentation du ‘pouvoir’ dans Ponthus et la belle Sidoyne », Moyen
français, 54, 2004, p. 72.
30. R. Brown-Grant, op. cit., p. 57, 73-74.
31. Sur les rapports entre ces deux romans, voir maintenant L. Amor, « Diálogos textuales : una
comparación entre Cleriadus et Meliadice y Ponthus et Sidoine », Fifteenth-Century Studies, 33, 2008,
p. 55-73.
32. Cleriadus et Meliadice, éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984, p. 207 ; voir aussi p. 33, 44, 52,
183-184, 198-200, 204-206, 268, 375, 469, ainsi que L. Amor, op. cit., p. 60-62.
33. M. Szkilnik, op. cit., p. 44-46.
34. Le roman de messire Charles de Hongrie, éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du
Mirail, 1992, p. xvi, xviii.
35. Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993, p. 126.
36. R. Brown-Grant, op. cit., p. 105.

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37. R. Brown-Grant, op. cit., p. 96, 108-109. Ce signe « de la sacralisation de l’amour courtois »
n’est pas sans rapport avec le motif de la croisade dans la représentation du chevalier dont la
conduite est sans tache (C. Gaullier-Bougassas, « La croisade dans le roman chevaleresque du XV e
siècle », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 298). Le phénomène est pareil à la
sacralisation des ordres de chevalerie : voir M. Stanesco, Jeux d’errance du chevalier médiéval :
aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Âge flamboyant, Leyde, Brill, 1988,
p. 143-147.
38. La Belle Maguelonne, éd. A. Biedermann, Paris et Halle, 1913, p. 33-34, 36, 37, 47, 57, 97 ;
L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot,
Aix-en-Provence, Senefiance, 4, 1977, p. 19-20, 21, 27-28, 33, 56.
39. D. Quéruel, « Veuvage, amour et liberté : la Dame des Belles Cousines dans le roman de Jehan
de Saintré », RLR, p. 129-142 ; cf. R. Brown-Grant, op. cit., p. 24, 48-49.
40. R. Dixon, « ‘Homs sui je, dame, vraiement’ : sex, chivalry and identity in Jehan d’Avennes »,
French Studies, 61, 2007, p. 149.
41. L’amour de Pierre pour Maguelonne débute de la même manière (p. 3-4/2, 31-32/18-19). Sur
cet amour de loin, cf. É. Gaucher, op. cit., p. 366.
42. Roman de Cardenois, éd. M. Cocco, Bologne, Pàtron, 1975, p. 51. Cf. Paris et Vienne, éd. cit.,
p. 402 : « Maintenant est amoreuse Vienne, tant que plus n’en peut, et ne scet de qui », et éd. A.
M. Babbi, p. 62.
43. L’auteur insiste sur ce phénomène (p. 80, 108, 111, 117, 156, 167, 168, 206). Dans l’Histoire
d’Olivier de Castille et Artus d’Algarbe, Elaine se comporte de la même manière envers Olivier, avec
des effets semblables sur le chevalier amoureux (R. Brown-Grant, op. cit., p. 69-70). Sur le motif de
l’amoureux éconduit, voir R. E. V. Stuip, « Wat doet de afgewezen minnaar in de Histoire des
Seigneurs de Gavre ? », Tussentijds : Bundel studies aangeboden aan W. P. Gerritsen, Utrecht, H&S, 1985,
p. 252-262.
44. Dans l’église lors de son adoubement « ouy Cardenois la messe en grant devotion, mais je
croy qu’il contemploit plus a sa dame que en l’office divinal » car Passebeauté est son dieu
(p. 87-88).
45. R. Dixon, op. cit., p. 141-154.
46. M. Szkilnik, op. cit., p. 69.
47. Mais elle « épouse » l’abbé après avoir été « confessée » par lui (p. 442 ; cf. p. 450).
48. Comme dans Ponthus et Sidoine, « il n’est point d’action réussie sans acceptation de
l’autorité » (A. Guillaume, op. cit., p. 70).
49. Cf. C. Gaullier-Bougassas, op. cit., p. 301-303.
50. Dans Cleriadus, une histoire d’infidélité conjugale fait rire Clériadus qui réconcilie pourtant
les époux (p. 185-189).
51. D. Poirion, « Écriture et ré-écriture au Moyen Âge », Littérature, 41, 1981, p. 111.
52. Cf. G. Angeli, « La transformation narrative du débat : les Quinze joyes de mariage et Jehan de
Saintré », Rhétorique et mise en prose au XVe siècle, éd. S. Cigada et A. Slerca, Milan, Vita e Pensiero,
1991, p. 51-55.
53. Sur ce qui suit et la portée de ces intimités ambiguës, voir R. Dubuis, RLR, p. 21-22 ; M.
Santucci, « Les gestes dans Jean de Saintré », RLR, p. 108-112.
54. L. Pierdominici, « ‘Chose vraye faict a doubter’ : Saintré, ou l’invitation au mensonge », RLR,
p. 156-158.
55. J. H. M. Taylor, « The pattern of perfection : Jehan de Saintré and the chivalric ideal », Medium
Ævum, 53, 1984, p. 258-262.
56. C. Galderisi, op. cit., p. 13-29.
57. Voir K. Casebier, « History and fiction ? The role of doubt in Antoine de La Sale’s Le Paradis de
la royne Sibille », Fifteenth-Century Studies, 28, 2003, p. 37-50.

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58. Le Paradis de la royne Sibille, dans Antoine de La Sale, La Salade, éd. F. Desonay, Liège et Paris,
1935, p. 96, 104, 106, 129-130 ; cf. p. 70.
59. C. Rollier-Paulian, « L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le
roman du XIVe au XV e siècle (l’exemple de Cleriadus et Meliadice) », Du roman courtois au roman
baroque, op. cit., p. 276.
60. U. Ernst, op. cit., p. 162-163.

RÉSUMÉS
L’idylle dans les romans des XIVe-XVe siècles est marquée et distinguée selon le « paradis »
qu’elle offre aux jeunes amoureux. Trois espèces en sont évidentes : l’idylle perverse, l’idylle
morale et l’idylle ambiguë. En examinant ces trois espèces d’idylle, l’article notera surtout ce qui
distingue les uns des autres les romans qui tombent sous chaque rubrique, selon la valorisation
ou la condamnation de l’idylle et le paradis qu’elle décrit.

The idyll in 14th-15th century romances is characterized and distinguished by the « paradise » it
offers young lovers. Three groups are obvious : the perverse idyll, the moral idyll, and the
ambiguous idyll. Examining these three kinds of idyll the article focuses above all on what
distinguishes the romances that fall under each heading according to the valorization or
condemnation of the idyll and the paradise it proposes.

AUTEUR
DOUGLAS KELLY
University of Wisconsin-Madison

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Féerie et idylles : des amours


contrariées
Christine Ferlampin-Acher

1 Si la classification de Jean Bodel suggère une différence entre les romans d’Antiquité et
les romans bretons, la valeur heuristique de la citation des Saisnes ne doit pas être
surestimée. Certains romans n’entrent pas dans la classification du poète et stimulent
la critique, qui les qualifie d’idylliques, réalistes, byzantins, voire gothiques. Ce sont des
textes qui auraient pu semble-t-il trouver grâce aux yeux du poète, car on croit y
reconnaître un reflet du réel, et qui n’ont peut-être d’autre unité que de n’être ni
antiques ni bretons et que j’appellerai pour cette raison « romans du troisième type » 1.
Si la thématique des amours contrariées leur est commune, celle-ci ne constitue pas
une caractéristique suffisante, ne serait-ce que parce qu’on la retrouve dans l’histoire
d’Yvain et Laudine. Une autre caractéristique nécessaire et non suffisante 2 serait
l’absence de féerie, corrélée au refus du merveilleux, souligné par de nombreux
critiques3.
2 La féerie est liée à la mise en scène de la fiction 4, au problème de sa véracité
problématique et à celui du réalisme. Autant de notions complexes qui dépassent le
cadre d’un article. La féerie, toutefois, est plus circonscrite, plus facilement identifiable
et plus immédiatement opératoire car elle correspond à une catégorie médiévale : on
définira comme féerique tout indice textuel présentant un terme de la famille de faé et/
ou s’appuyant, partiellement ou non, sur les schémas narratifs et les personnages mis
en évidence par Laurence Harf-Lancner5.
3 Si l’absence de féerie est communément admise pour les romans de troisième type des
XIIe et XIIIe siècles, le problème se pose différemment pour les textes qui semblent
prendre leur relais à la fin du Moyen Âge. Toujours étrangers aux matières bretonne et
antique et mettant en œuvre des amours contrariées, ils semblent moins réticents face
à la féerie, comme en témoigne Cleriadus et Meliadice6qui utilise le motif du don des fées
et n’hésite pas à baptiser un personnage Porrus le Fayé : cette évolution pourrait
s’expliquer par l’« interférence des matières » dans les textes tardifs, mise en évidence
par R. Trachsler7.

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4 Après avoir discuté la mise à l’écart de la féerie dans les romans de troisième type, du
XIIe au début du XIVe siècle, l’étude des manifestations du féerique dans le corpus tardif
permettra de voir d’une part s’il existe vraiment une cohérence et une continuité
génériques entre ces deux groupes de textes, et d’autre part dans quelle mesure
l’absence de féerique peut être considérée comme une caractéristique nécessaire de
cette mouvance littéraire8. L’hypothèse d’une incompatibilité entre « idylle » et
« féerie » sera alors examinée de façon complémentaire à partir d’un roman tardif
marqué par la féerie, Artus de Bretagne, où les amorces idylliques sont
systématiquement déconstruites.

La mise à l’écart de la féerie dans le roman de


troisième type (du XIIe au début du XIVe siècle)
5 Les romans de troisième type ne constituent pas un ensemble dont la cohérence tient à
un texte fondateur, comme le Brut de Wace pour la matière arthurienne ou les sources
latines pour la matière antique. Ils ne trouvent pas leur caution dans une auctoritas
écrite : le réel semble avoir pris la place du livre source. Cependant le roman médiéval
est toujours, plus ou moins, récriture, et les critiques, de M. Lot-Borodine à M.
Vuagnoux-Uhlig9, sont unanimes pour reconnaître le rôle fondateur de Floire et
Blancheflor. Les fées sont absentes de ce récit, que l’on considère le Conte de Floire et
Blancheflor des années 1150 ou la version de la fin du XII e siècle, peut-être simplement
parce que la tradition féerique n’est pas encore installée à l’époque où le Conte est
élaboré. L’absence des fées dans la tradition ultérieure peut s’expliquer par leur
inexistence dans le texte fondateur : la constitution, postérieure, de cette mouvance,
hors (ou contre ?) la matière arthurienne, aurait renforcé la pertinence de ce trait.
6 Pour M. Lot-Borodine, Aucassin et Nicolette est l’autre texte fondateur de la veine
idyllique (ce qui élargit le champ hors du romanesque). Aucassin et Nicolette présente les
références à la féerie que nous avons cherchées en vain dans Floire et Blancheflor 10. Dans
les deux occurrences relevées (la bête que Nicolette invente, chapitre XII ; le berger qui
a pris Nicolette pour une fée, chapitre XVIII), la féerie est un mensonge ou une illusion,
un fantosmes.Elle est de l’ordre du travestissement de la parole, qu’il s’agisse de
l’invention de Nicolette ou du récit fabuleux du jeune garçon, avec un effet « boule de
neige » qui illustre assez bien l’attitude des poètes par rapport à la féerie : le garçon
dénonce le mensonge féerique, mais ne peut résister à en inventer un autre, à son tour.
Cette double posture (fascination/rejet) est celle qui préside à la parodie : nombreuses
sont les études qui ont mis en évidence dans Aucassin et Nicolette une parodie du
merveilleux romanesque11 et de l’idylle12 (si ce texte est fondateur d’une mouvance, il se
pourrait donc aussi qu’il en déconstruise les codes).
7 Dans les deux textes considérés comme premiers par M. Lot-Borodine, la féerie est donc
soit absente, soit parodiée, alternative qui se confirme si l’on prend en compte un
corpus élargi13. M. Vuagnoux-Uhlig, à partir des relations de genres, reconnaît le rôle
fondateur de Floire et Blancheflor et intègre au corpus Piramus, Narcisse, Tristan, Floris et
Liriopé, Aucassin et Nicolette et Guillaume de Palerne,avant de montrer que Galeran de
Bretagne et L’Escoufle peuvent se lire sous l’angle idyllique. L. Louison, s’intéressant au
roman réaliste comme réaction à l’idéalisme courtois, prend en considération le Roman

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de la Violette, Joufroi de Poitiers, La Manekine, Jehan et Blonde, Le Châtelain de Couci, le Roman


du Comte d’Anjou14. Tous ces récits nous racontent des amours contrariées.
8 Dans ce corpus, on constate l’absence de personnages féeriques et de l’onomastique
féerique traditionnelle (point de Morgue, point de Ninième). Cet effacement de la féerie
est à rapprocher de l’érosion du merveilleux, ce qui explique que la coloration réaliste
ait retenu les critiques. Le destin des héros n’est pas mis en coupe réglée par des devins,
des enchanteurs ou des fées, mais placé sous la responsabilité plus abstraite de la
Fortune ou de la Providence. Par ailleurs le couple parental, comme l’a montré M.
Vuagnoux-Uhlig, joue un rôle moteur dans les récits idylliques, ce qui ne saurait être le
cas lorsque des fées ou Merlin se substituent à des géniteurs problématiques ou
absents. Enfin ce corpus a été caractérisé par la critique par le « déclin des valeurs
guerrières » au profit de la beauté et de l’engin. La trame amoureuse prend le dessus,
tandis que les personnages féminins acquièrent une épaisseur et une autonomie
remarquables15. La fée ne saurait trouver une véritable place : elle entrerait en
concurrence avec ces héroïnes, qui parlent, agissent, aiment, et… brodent ou tissent
comme elles16.
9 Cette mise à l’écart de la féerie s’accompagne souvent d’une dimension parodique,
comme l’a montré I. Arseneau17. Le Roman du Comte d’Anjou de Jehan Maillart (terminé
en 1316)18 se présente comme une histoire veritable (v. 38),qui n’a rien à voir avec les
fables de Gauvain, Tristan, Olivier, Rolant, Perceval, Lancelot, Robichon, Amelot
(v. 1-10)19. Ces trufles (v. 19) mises à l’écart, est promise une aventure veritable / molt
estrange et molt merveilleuse (v. 38-39). La merveille n’est pas exclue : elle est autre.
L’héroïne, qui ressemble à une fée (v. 2442), dont l’identité reste mystérieuse, est
accusée d’avoir mis au monde un monstre (v. 3406 sq.), préfigurant en cela Mélusine. La
féerie n’est que de l’ordre du discours, de la parodie au sens étymologique du terme 20 :
elle renvoie à l’erreur de jugement d’un homme épris ou au mensonge d’une femme
jalouse. Rapprochée du dénigrement des trufles et des fables, cette présence de la féerie
renvoie aussi à la parodie au sens moderne du terme, qui implique une dévalorisation
du modèle littéraire détourné.
10 Sans qu’il soit possible d’être exhaustif, on peut émettre l’hypothèse qu’il existe un
roman en vers qui s’écrit contre le roman arthurien et contre le roman antique, qui,
dans sa diversité, recoupe ce que la critique appelle roman gothique, réaliste, idyllique,
byzantin, et qui soit élude la féerie, soit met celle-ci à l’écart sur le mode parodique. Le
corpus pourrait être élargi à d’autres romans, comme Guillaume d’Angleterre.Dans ce
texte, le rapport à l’Angleterre ne doit pas tromper : ce récit retors, qui raconte les
pérégrinations et les tribulations d’un couple royal, n’est pas arthurien. Le roi devient
marchand et ses enfants sont élevés par des bourgeois. L’amour reconquis et la parenté
avec L’Escoufle (motif de l’oiseau ravisseur) incitent à voir dans ce texte sans référence
antique ou arthurienne un récit du troisième type : la féerie y est totalement absente 21.

Le roman tardif : fée et idylle


11 Si le roman idyllique jusqu’au début du XIVe siècle, en vers, est incompatible avec une
féerie actualisée, un changement semble intervenir par la suite : les amours contrariées
de l’idylle et la féerie coexistent dans certains textes. Cette évolution pourrait
s’expliquer par l’interférence des matières narratives qui caractérise, comme l’a
montré R. Trachsler, la fin du Moyen Âge (même si son étude envisage les matières par

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rapport à la répartition bodelienne et ne prend pas en considération notre corpus).


Cependant, à partir de cinq cas, nous verrons que les romans idylliques tardifs ne sont
pas plus compatibles avec la féerie que les romans de troisième type.

L’absence

12 Les amours contrariées de Pierre de Provence et la belle Maguelonne 22 au XV e siècle ne


donnent lieu à aucune mention féerique. Lorsque le héros contemple la blanche beauté
de sa dame, cette merveille, sa poitrine plus blanche que cristal a veoyr (p. 31), aucune
image féerique ne suit. La dimension chrétienne du texte bloque l’intrusion de la féerie.
Si la fusion entre la Vierge et la fée est attestée ailleurs, ici, les tribulations humaines
du chrétien excluent du champ l’intervention d’une créature surnaturelle 23.

Les mentions féeriques

13 Dans le Roman de messire Charles de Hongrie24, la démythification de la féerie est nette


lorsque l’auteur récrit le début du Lancelot en prose en racontant comment une bonne
femme secourt la reine et son fils la nuit après que le roi a été exécuté pour avoir refusé
d’abjurer, et comment le fou Taupin enlève l’enfant, Charles de Hongrie, pour le
conduire à la dame de Goderes qui l’élève comme son fils, avec ses deux neveux : plus
de Dame du Lac, remplacée par un fou et une femme de haute vertu, excellente
chrétienne (fol. 1-6v).
14 Plus loin la carole enchantée (fol. 33 sq.), qui reprend elle aussi le Lancelot en prose en
combinant la carole du clerc Guinenaus et la Douloureuse Garde, présente des mentions
féeriques explicites : le héros met fin aux enchantements dans la chambre ou la farye
estoit (fol. 35) ; ce n’estoit que toute fairie et enchantements (fol. 35v) ; Charles délivre les
gens qui estoient touz fayés (fol. 35v). Mais d’une part on ne retrouve pas l’onomastique
féerique ou arthurienne qui souvent (comme l’a montré R. Trachsler) signale les
interférences entre les matières, et d’autre part autant le Lancelot du XIII e siècle donnait
de l’épaisseur à la féerie, dont il faisait une merveille polysémique et polyphonique en
variant les points de vue et en approfondissant le champ par l’invention d’un passé,
autant Charles de Hongrie neretient que l’épreuve comme confirmation de la supériorité
du héros : il ne déplace à aucun moment le focus du héros vers la merveille (celle-ci par
exemple n’étant pas l’objet d’un récit rétrospectif) et surtout il se garde bien de faire
rencontrer à Charles une fée, qui risquerait de le séduire. La féerie ne vaut que comme
aventure confirmant le héros et elle n’est là que pour être résumée au roi (fol. 38-38v).
Elle ne se met pas en travers des amours du héros : il n’y a pas de concurrence ou de
collaboration entre la fée et la princesse ; l’issue heureuse ne devra rien à la féerie.
Celle-ci ne pourrait que bloquer le récit : les victimes de la carole magique racontent
comment ils sont restés hors du monde, dans un cerne (fol. 38) qu’ils ne pouvaient
franchir. La féerie est un lieu clos, destinée à la disparition : point de porosité, de
compatibilité, entre les mondes. Quand une chasse au cerf prometteuse conduit le
héros à un monstre qui enlève la reine, le plus grant et le plus merveilleux que oncques on
eust veu (fol. 43) ou qu’il soit question de quatre hommes sauvages (fol. 61v) ou d’un
chevalier ailé (fol. 62), il en va de même. Les manifestations féeriques sont isolées les
unes des autres, point de volonté ordonnatrice supérieure comme dans Perceforest où
l’enchanteur Darnant, la Reine Fée et le luiton Zéphir contribuent à l’organisation de

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merveilles en réseaux. La féerie se réduit à de simples mentions, au moment où elle est


détruite. À Ninième on préfère la béguine. La Pucelle Blanche n’a rien d’une fée. Le cerf
blanc dont il faut se mettre en quête (fol. 107v) n’est qu’un animal apprivoisé (fol. 131)
qui vient quand on l’appelle et met, comme un chien, ses pattes sur les épaules de son
maître. Saupoudrée dans le texte, la féerie perd son sens.

Amorces féeriques dans Eledus et Serene

15 Comme le suggère M. Vuagnoux-Uhlig25, Eledus et Serene, qui reprend l’épisode du milan


de L’Escoufle et raconte l’enfance des deux enfans et leurs amours contrariées, est un
roman idyllique inachevé en vers de la fin du XIVe siècle. Dans un premier temps,
l’onomastique laisse planer un soupçon féerique, finalement déçu : Serene (au nom de
Sirène qui en cette fin de Moyen Âge peut convoquer l’imaginaire mélusinien) et sa
demoiselle Sibille sont de simples mortelles, même si la première offre à son ami un
anneau d’invincibilité qui aurait pu se révéler féerique, mais qui finalement est peu
actif dans la partie du roman conservé (v. 2851 sq.)26. Quant au nom d’Eledus, s’il éveille
chez le lecteur le souvenir du lai d’Eliduc de Marie de France, il ne draine aucun
développement féerique.
16 Deux scènes sont cependant explicitement féeriques. Deux interventions féeriques au
moment de la naissance des héros scandent la succession des générations, qui, comme
souvent dans le roman idyllique, sont l’objet des attentions du narrateur. La grossesse
de la mère d’Eledus est marquée par un rêve prémonitoire à symbolique animale (v. 141
sq.) et les fées dessinent l’avenir du nouveau-né (v. 625-633). Si leurs paroles sont
rapportées directement (v. 627 sq.), les dames ne sont pas décrites, et les conditions de
leur apparition sont passées sous silence : les fées n’ont qu’un rôle programmatique. En
ce qui concerne la deuxième génération, à la naissance, la fille de Serene porte un signe
sur le corps en forme de bran qui lui donne son nom, Brande (v. 6202 sq.), et elle est
enlevée par deux fées qui l’emmènent en Bretagne (v. 6234 sq.) : ce rapt n’est pas décrit
directement et ne fait l’objet que d’un rapport tardif (Mes bien fu puis sceü v. 6236).
Aussitôt cette fille évacuée en Bretagne, naît un fils, nommé Artus (v. 6240). Ces deux
naissances constituent un intermède au milieu des affaires guerrières et viriles
(v. 6193-6243), clairement marqué par la voix conteuse : Ore vous lais cecy ester, / En ma
raison veuilh restorner (v. 6342-6344)27. Rien, dans ce qui nous est donné à lire, ne
prendra le relais. La féerie sert à exclure des personnages qui risqueraient de détourner
l’attention du couple idyllique et qui donc n’ont pas leur place dans le récit : elle n’est
pas intégratrice.
17 Par ailleurs deux chasses, potentiellement féeriques, se révèlent déceptives : Eledus suit
un cerf, passe un gué, rencontre un cerf couronné dont il coupe la tête, et découvre un
château, qui n’a finalement rien de féerique. De même une chasse au sanglier (v. 4461
sq.) conduit le héros à une dame très belle, vêtue d’escarlate,dans un pré : il la vexe, elle
lui propose un pacte. Si le lecteur ne peut manquer de penser à une fée, l’écuyer émet
l’hypothèse qu’elle est une dragonesse (v. 4506), c’est-à-dire vraisemblablement une
Mélusine. Le héros cependant quitte le château sans encombres et ce n’est que plus tard
à Bougie que la dame du pré entre dans la chambre de Maugrier, sans que l’on sache
comment : le chevalier s’étonne (quelle chose es ? v. 4527), elle précise qu’elle est un ange
de Dieu (v. 4929) et lui ordonne d’aller délivrer Serene.

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18 L’auteur retient le don des fées à la naissance, les chasses potentiellement féeriques et
les apparitions féeriques qui relancent l’aventure : il privilégie les motifs féeriques
d’ouverture, ce qui lui permet à la fois de céder à l’engouement pour les fées de la fin
du Moyen Âge et de maintenir celles-ci à distance. L’image d’une féminité forte,
autonome, habile, qui, fondamentale dans l’idylle des XII-XIII e siècles, aurait pu se
déporter vers les fées, s’est en fait déplacée de l’héroïne vers les Amazones, longuement
décrites (v. 6546 sq.) : leur blancheur (en relation avec le toponyme Albespine ou avec
l’éclat de leur teint ou de leurs armes v. 6594, v. 6733) est potentiellement féerique,
mais rien ne vient corroborer cet indice. Elles permettent surtout d’intégrer le modèle
féminin actif et promoteur cher à l’idylle au cadre guerrier qui prédomine dans le récit,
tout en maintenant à distance le modèle féerique.
19 Même si l’inachèvement du roman invite à être prudent, Eledus et Serene ne présente
que des amorces déceptives, qui confortent l’hypothèse d’une incompatibilité entre
féerie et idylle28.

La scène féerique de Ponthus et Sidoine

20 Dans Ponthus et Sidoine29, Brecelien (p. 51) où le héros établit une emprise d’arme est un
toponyme qui à la fois crée un effet de réel, en contexte avec Rennes, et suscite une
ouverture sur la matière arthurienne et la féerie. Le début de l’épisode (c’est le soir, le
chevalier s’isole, il est pensif et merencolieux, p. 52) reprend une topique merveilleuse
bien éprouvée30. Cependant, alors que dans Perceforest les manifestations curiales sont
métamorphosées en jeu merveilleux et féerique31, ici à l’inverse la merveille de l’emprise
est réduite à un spectacle de cour. Nain, cor dont il faut sonner, ermite, des éléments
merveilleux sont là, mais vidés de tout surnaturel, déguisés en faulx visages (p. 54 et
p. 59). La seule merveille est finalement l’anonymat dans laquelle se maintient le héros
pendant l’emprise (p. 56). Une fois celle-ci achevée, à la Pentecôte, Ponthus organise
dans la forêt de Berenton, jouxte la fontaine des Merveilles, que l’en dit de Belleton (p. 72),
une fête : le prix de l’emprise est donné, et la fête donne lieu à un fort bel entremets
(p. 75), suivi de joutes qui sont le clou de la manifestation. La merveille est parfaitement
civilisée et les craintes de Sidoine qui a cru que Ponthus était devenu un homme
sauvage sont bien vaines (p. 74). La mise à l’écart de la féerie est radicale : point de fée,
une mise en scène tout au plus : en revanche l’aventure en Brocéliande constitue une
étape importance dans l’histoire d’amour des deux héros.

La démythification d’un scénario féerique dans Cleriadus et Meliadice

21 Cleriadus et Meliadice emprunte, vers 1435-1445, des éléments à Ponthus pour raconter
l’histoire amoureuse et mouvementée de ses deux héros32. Si, comme dans Ponthus la
merveille est cantonnée dans un épisode (chap. XI-XII-XIII), l’auteur pratique des
prolongements, qui évitent l’épuisement immédiat de la merveille et témoignent de la
fascination durable et de la productivité romanesque de la féerie. Cleriadus rencontre
un écuyer dans une forêt, qui lui parle d’une merveilleuse adventure et de la plus
merveilleuse beste et cruelle que oncques homme vit (p. 118) : l’aventure merveilleuse
commence souvent par un récit qui appâte le héros et crée une tension narrative.
Cleriadus tue la bête, qui s’enfuit dans les bois, puis voit venir un beau chevalier, qui le
remercie et lui explique qu’il avait été métamorphosé en lion par une fée :

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Si est vray que, quant ma damme ma mere fut grosse de moy, en ce temps la,
couroit et encores fait, en aucunes contrees, manieres de fees qui oroient ou bien ou
mal aux enffans. Et ma damme ma mere les fist guecter une foys pour veoir que
c’estoit et ilz s’en courroucerent fort et determinerent a ma naissance que, se je
estoie ung filz, aussitost que je avroye l’aaige de sept ans, que je seroye mis en guise
de lion tresmauvais et horrible jusques a tant que le meilleur chevalier du monde
avroit tiré sang de dessus moy par bataille. (p. 128-129)
22 Désormais il s’appellera Porras (Porrus) le Fayé (p. 129). Il explique qu’il aurait volontiers
accompagné le héros, mais qu’il a autre chose à faire (on ne saura pas quoi p. 129) : il
s’en alla en son païs pour faire et adcomplir ce qu’il doit faire. C’est sur cette pirouette qu’il
disparaît du récit, non sans donner à Cleriadus un anneau, qui n’est pas décrit, mais
qui, il le lui annonce, lui sera utile. Le texte entretient le mystère pour le lecteur tout en
attirant son attention sur de possibles développements à venir : Et lors lui dit la vertus de
l’anel comme vous orrez cy aprés (p. 129). Un récit qui prépare le héros, une forêt, un lion,
un anneau : on pourrait se croire dans le Chevalier au Lion, dont l’épisode de la fontaine
a eu une postérité remarquable à la fin du Moyen Âge. Il n’en est rien : la victoire du
héros est un miracle résultant d’une prière (c’est sur elle que s’ouvre le récit) ; le
chevalier Fayés prend son nom au moment même où il est libéré du sort et une
périphrase précautionneuse est nécessaire pour présenter les fées. Le don des fées à la
naissance est à nouveau une promesse féerique qui engage peu.
23 Cependant l’anneau, lourdement placé en attente, sera repris deux fois. Cleriadus,
déguisé en mendiant, arrive à une fontaine, où il reconnaît son aimée, devenue
servante, qui se met à saigner du nez : la vertu de l’anneau (étancher le sang) est
révélée au lecteur quand Cleriadus s’en sert pour guérir la demoiselle (p. 376). La
fontaine, l’utilisation de l’anneau (il faut mettre la pierre à l’intérieur de la main)
peuvent à nouveau rappeler Le Chevalier au Lion et le saignement de nez de la
demoiselle, peut-être à valeur sexuelle, est aussi une reprise déplacée de la cruentation
qui dénonce le héros dans le roman de Chrétien. Cleriadus et Meliadice est en général
avare de détails inutiles : s’il prend le temps de mentionner le mode d’emploi de
l’anneau, c’est que cet indice signale la parodie. Plus loin, un chevalier blessé d’une
flèche que seul le meilleur chevalier du monde pourra ôter est sauvé par Cleriadus,
grâce à Dieu (p. 509). L’anneau merveilleux sert encore une fois à étancher le sang du
blessé (p. 514). Il est désormais déconnecté de toute dimension merveilleuse : il renvoie
à la fois à un savoir naturel, admis, et au miraculeux.
24 À la fin du roman (entre le double couronnement et le mariage), l’auteur règle
définitivement son compte à la féerie. Le chevalier faé, « de qui autreffoys avez ouy cy
devant parler, que Cleriadus osta, par sa grande vaillance, de la peine ou il estoit et de
la faierie »(p. 601) vient offrir en remerciement à Cleriadus qui l’a délivré un très beau
berceau (p. 603) : c’est certes une fort belle pièce, mais avec ce chevalier, on est passé
du don des fées à la naissance à un simple berceau. Aussitôt après Porrus se fond dans
la foule des invités (p. 604). Arrive alors le chevalier à qui Cleriadus a ôté la flèche
(p. 604) : il apporte des dons, et l’on ne s’attarde guère sur lui. L’essentiel est de
montrer son intégration au monde de la cour, dont la richesse est exaltée dans la
description d’un superbe entremets (p. 605) : avec ces enfants montés sur des lions, sur
des licornes, c’est la fin de la féerie, devenue, comme dans Ponthus,spectacle de cour. La
merveille est d’autant plus marginalisée que le récit se poursuit : l’intégration de la
merveille ne saurait être qu’anecdotique, elle n’est en aucun cas la fin ultime d’un roman

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qui se termine en stabilisant des trônes, en concluant des mariages et en mentionnant


les enfants des deux héros, qui n’ont pas besoin de fées à la naissance (p. 712).
25 Les romans idylliques, quand ils n’excluent pas la féerie, s’attachent à la déconstruire :
il semble y avoir incompatibilité entre idylle et féerie. Si les chansons de geste et leurs
avatars tardifs évoquent des excursions en terre de féerie et s’appuient souvent sur une
onomastique arthurienne pour s’approprier et renouveler la féerie romanesque 33, les
romans idylliques semblent au contraire, quand la féerie n’est pas absente, s’acharner à
la réduire sur le plan narratif à des amorces déceptives, à des mentions sans postérité, à
des enclaves narratives qui tiennent un peu de la réserve d’Indiens, et à la démythifier
sur le plan sémantique pour l’assimiler au naturel ou au miraculeux. Si la pratique de
l’interférence suppose une évaluation positive de l’emprunt, ici, la féerie, quand elle est
présente, est traitée avec une défiance qui rejoint ce qui a été constaté pour les romans
de troisième type. L’idylle n’est donc pas accueillante à la féerie et l’étude des amorces
idylliques dans le roman féerique du XIVe siècle Artus de Bretagne confirmera
l’incompatibilité de ces deux voix romanesques34.

Féerie et idylle dans Artus de Bretagne


26 Dans Artus de Bretagne35, deux ouvertures idylliques, parallèles, sont successivement
désamorcées36 lorsque sont racontées les amours de jeunesse d’Artus et Jehanette et
celles de Florence et Estienne.
27 Avant de rencontrer Florence qu’il épousera (et vers laquelle le conduira la fée
Proserpine), Artus rencontre dans les bois Jehanette, dont il tombe amoureux
(fol. 1-10). Une relation se noue, qui a de nombreux points communs avec le roman
idyllique de première génération. Comme pour les héros de récits idylliques, le couple
parental est très présent au début de l’histoire, et en particulier la mère, qui,
possessive, est réticente à ce que son fils Artus la quitte pour aller chasser. Le texte
insiste sur l’éducation donnée au jeune homme par son maître, Gouvernau, dont le nom
renvoie à la sphère tristanienne, dont M. Vuagnoux a montré le potentiel idyllique 37. Si
Arthur est fils de roi, Jehanette est une jeune fille pauvre, qui s’est réfugiée avec sa
mère dans la forêt dans une logete, après que le père, excellent chevalier, a dépensé
toute leur fortune38. Jehanette serait un double féminin de Perceval, si ce n’est qu’en ce
XIVe siècle, la dimension économique prime sur l’héroïsme. Le destin des deux dames a
été celui des pérégrines du roman idyllique, devenues pauvres : la mère préfère être
mendiante loin de chez elle à rester sur les lieux de sa déchéance. Les deux jeunes gens
se rencontrent et se plaisent : leur amour est caché, comme les jeunes amours
idylliques, contrées par les parents qui craignent, comme ce serait le cas ici, une
mésalliance. Dans la forêt, c’est une idylle dans tous les sens du terme qui se noue, un
amour de deux enfans (fol. 1v, le terme est récurrent pour évoquer les héros des récits
idylliques), qui se joue dans une nature accueillante, dans un cadre qui tient autant du
locus amoenus traditionnel que de la forêt du Morois, au bord d’un étang donné par
Artus. Le souci économique, le pragmatisme du héros, vont dans le sens du roman
idyllique, tout comme la pureté des deux enfans qui jouent dans la rosée au milieu des
chants d’oiseaux (fol. 3). Vient le temps de la différenciation sexuelle : Artus demande à
la demoiselle si elle a un ami, ses parents songent à le marier avec Peronne d’Autriche,
une dévergondée. La mère de celle-ci obtient que la pure Jehanette remplace la
demoiselle pour la nuit de noces. La gémellité, qui caractérise souvent les jeunes

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amants idylliques, se retrouve peut-être, déplacée, dans cet échange, d’autant que
Jehanette invente à Artus un double qui lui ressemble exactement et qu’elle est
supposée épouser. L’auteur aurait introduit le thème du double pour entretenir le
potentiel idyllique, mais l’a déplacé, en dotant chaque amant d’un jumeau, au lieu que
chacun d’eux soit le double de l’autre. Un autre double est d’ailleurs proposé à Artus,
son cousin Hector, né la même année, son compagnon inséparable (fol. 4v), qui est fait
chevalier en même temps que lui et contre le gré du père d’Artus qui rappelle la
pauvreté du garçon. Le compagnonnage entre les deux adolescents a des traits
idylliques (comme d’une certaine façon celui d’Ami et d’Amile).
28 Finalement la faute de Peronne est révélée, la demoiselle est chassée et meurt : Artus
part en aventure et Jehanette est mise de côté par le récit qui lui donnera pour époux
Gouvernau, en même temps qu’Artus épousera celle qui lui est destinée par les fées,
Florence. La vie aventureuse de Jehanette pourrait être celle d’une héroïne idyllique : à
ceci près qu’elle ne se marie pas avec son jeune amant et que celui-ci ne fait rien pour
l’épouser. Certes Jehanette et sa mère vivront désormais à la cour des parents d’Artus,
la demoiselle gardera le douaire que, selon la coutume, Artus lui a donné lors de la nuit
de noces, mais de mariage avec Artus, point. Le texte n’en émet même pas l’hypothèse
et signale d’emblée qu’elle deviendra reine et épousera Gouvernau (fol. 10). Point de
sentiments donc, mais l’évidence que la fille doit être heureuse, désormais riche et
promise à la royauté. Alors même qu’après la fuite de Peronne rien ne semblait
l’empêcher de se marier avec Jehanette, Artus ne semble plus y penser : pendant quatre
ans, la vie de cour se poursuit. Ces quatre ans, qui auraient pu correspondre à la
maturation nécessaire à un amour idyllique, pendant lesquels Artus et Jehanette
continuent à jouer ensemble, ne comptent guère : Artus part après un rêve qui lui
annonce son mariage avec Florence (fol. 10). La première amorce idyllique est déjouée.
Le songe et la fée Proserpine, qui organisent le destin des héros, ont la main. Certes le
compagnonnage entre Hector et Artus se conclura comme il se doit : tous deux seront
faits chevaliers et resteront compagnons ; cette histoire annexe, à coloration idyllique
(malgré la transposition des situations) marque la réticence de l’auteur à renoncer
complètement au scénario idyllique.
29 Après les enfances d’Artus viennent celles de Florence (fol. 12v sq.). À nouveau le récit
commence par s’intéresser aux parents, à la naissance de l’enfant, qui est portée au
Mont Périlleux où les fées annoncent son destin (fol. 12v), à sa jeunesse et à son
éducation. Un nouveau scénario idyllique se noue autour de Florence, dont le nom est
de la même famille que ceux de Floire et Blancheflor, Floris et Liriopé 39. Elle est élevée
avec Estienne, le fils du roi de Valfondée, jusqu’au jour où il part aux escoles à Athènes
d’où il revient clers de astronomie et del art de nigremance (fol. 13). À son retour il devient
le conseiller de Florence. La mère de celle-ci meurt. Lors de son enterrement
l’empereur d’Inde tombe amoureux de Florence et la demande en mariage. Ce serait lui
l’opposant, semble-t-il, que suppose le déroulement du scénario idyllique qui s’est
amorcé entre Florence et Estienne. Or la fée Proserpine, dans une apparition nocturne
qui est parallèle au songe d’Artus, annonce à Florence la venue d’Artus. Dès lors l’action
se déplace au Château de la Porte Noire, demeure de la fée, où, Artus accomplit des
exploits, et Estienne n’est plus qu’un auxiliaire zélé des amours des deux héros. Le
scénario idyllique a échoué. Et lorsque beaucoup plus loin Estienne séduit Marguerite
par son discours savant, le scénario n’a rien d’idyllique. Signe que l’auteur est conscient
de la mise à l’écart du scénario idyllique : avant que l’automate ne désigne Artus
comme l’époux promis par les fées, Estienne demande à Florence ce qui se passerait s’il

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était lui-même élu et réactive, un instant, le potentiel idyllique (fol. 100). Tout comme
Artus a renoncé facilement à Jehanette, Estienne, qui d’ailleurs a déjà courtisé
Marguerite, passe à autre chose. La féerie met donc au pas l’idylle dans Artus de
Bretagne : l’épisode de Jehanette, en tête du roman, n’est pas un hors-d’œuvre
maladroit.
30 Féerie et idylle sont donc incompatibles, mais la pulsion syncrétique qui anime le
roman n’a cessé de susciter des tentatives d’hybridation. La mise à l’écart de la féerie
serait un trait définitoire nécessaire, mais non suffisant, pour le corpus idyllique, qui
du XIIe au XV e siècle, semble hétérogène mais qui constitue cependant, plutôt qu’un
genre, une mouvance. Les textes idylliques, au XIIe et au XIII e siècle, à l’époque même
où la littérature est récriture, ont l’originalité, même s’ils reposent sur des reprises, de
ne pas appartenir à une matière qui en borne d’emblée l’horizon. À la fin de Moyen Âge,
alors que se pratiquent intensément les interférences génériques, la mouvance
idyllique reste caractérisée par son opposition aux matières arthurienne et antique. La
rareté des toponymes arthuriens (si ce n’est Brecelien, qui dans Ponthus est chargé d’un
puissant effet de réel), la prédominance du motif du don des fées à la naissance (qui
n’est pas arthurien et qui est plébiscité par les textes qui veulent du féerique sans pour
autant succomber à la tentation bretonne)40, sont les signes à la fois de cette réticence
de l’idylle à accueillir le monde arthurien et de la difficulté à inventer une féerie qui ne
soit pas arthurienne, malgré le succès, tard venu, de Mélusine 41.

NOTES
1. J’ai cherché une appellation pour ces textes. « Roman de troisième type » ou « roman de tiers
état » m’ont retenue car elles pointent le fait que ce corpus, peut-être artificiellement réuni, se
définit d’abord par le fait qu’il n’est ni antique ni breton. « Roman de tiers état », malgré son
inélégance, permet de signaler que ces récits ne sont pas premiers dans l’histoire et la hiérarchie
des genres (ce point demanderait à être approfondi : Floire et Blancheflor dans sa version ancienne
est précoce), et surtout qu’ils sont souvent marqués par l’apparition des laboratores dans
l’intrigue (« idyllique » évoque de même le monde des bergers). Cette appellation ne saurait
établir une trifonctionnalité romanesque, improbable, mais rappelle la fascination médiévale
pour le ternaire, à laquelle n’échappe pas Jean Bodel. Lorsque ce travail a été rédigé, l’article de F.
Wolfzettel, « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique » (dans Le récit idyllique :
aux sources du roman moderne,dir. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009, p.
59-77) n’était pas paru : confrontant le récit idyllique et le roman arthurien (dans une
perspective qui donc déborde mon approche de la féerie), l’auteur met en évidence l’itinéraire
héroïque comme restauration d’un paradis perdu, profane et séculier, dans une perspective qui
rencontre la mise à l’écart de la surnature féerique à laquelle je m’intéresse.
2. Les « romans de troisième type » la partagent avec les romans d’Antiquité.
3. Voir R. Lejeune, « Jean Renart et le roman réaliste », Grundriß der romanischen Literaturen des
Mittelalters. Le roman jusqu’à la fin du XIIIe siècle,Heidelberg, Winter, 1978, t. 4, 1, p. 400-446 ; le
volume La fiction réaliste au XIIIe siècle , Revue des langues romanes , 104, 2000 ; et les synthèses
récentes de C. Rollier-Paulian, L’esthétique de Jean Maillart. De la courtoisie au souci de l’humaine

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condition dans Le Roman du Comte d’Anjou, Orléans, Paradigme, 2007 et L. Louison, De Jean Renart
à Jean Maillart. Les romans de style gothique, Paris, Champion, 2004. On constatera le chemin critique
parcouru d’A. Fourrier (Le courant réaliste dans le roman courtois en France au Moyen Âge, t. I, Paris,
Nizet, 1960) à M. Zink (Roman rose et rose rouge : le Roman de la rose ou Guillaume de Dole, Paris,
Nizet, 1979) et R. Dragonetti (Le mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil,
1987).
4. Les fées sont d’ailleurs souvent, comme le devin Merlin, lui aussi maître de la parole, des
avatars du poète.
5. Les fées au Moyen Âge, Morgane et Mélusine,Paris, Champion, 1984 ; Le monde des fées dans
l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 2003.
6. Éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984.
7. Disjointures-conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française
du Moyen Âge, Tübingen et Basel, Francke, 2000.
8. M. Vuagnoux-Uhlig, Le couple en herbe. Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman
idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009, p. 25, note 43, préfère éviter le terme « genre » et parler de
« mouvance idyllique ».
9. M. Vuagnoux, op. cit.,note 9, et M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard,
1913. Voir aussi Le récit idyllique : aux sources du roman moderne, op. cit.
10. Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1936, XII et XVIII.
11. Sur les problèmes posés par cette notion, voir La tentation du parodique dans la littérature
médiévale, éd. É. Gaucher, Cahiers de recherches médiévales, 15, 2008 ; A. E. Cobby, Ambivalent
Conventions : Formula and Parody in Old French, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1995. En ce qui
concerne Aucassin et Nicolette,la critique est fort riche. Voir la synthèse et les réticences de T.
Hunt, « La parodie médiévale : le cas d’Aucassin et Nicolette », Romania, 100, 1979, p. 341-381.
12. Voir R. Harden, « Aucassin et Nicolette as parody », Studies in Philology, 63, 1966, p. 3 ou G. E.
Sansone, Idillio e ironia in Aucassin e Nicolette, Bari, Adriatica, 1950.
13. Un autre texte me semble devoir être proposé comme fondateur, en particulier du fait du
traitement de l’errance qu’il propose : Apollonius de Tyr. Même si l’ancienne version en vers est
nettement moins attestée que la version en prose, le texte latin a été largement diffusé.
14. La présence dans ce corpus de Tristan, Narcisse ou Piramus pose un problème par rapport à
notre appellation de « roman de troisième type », car ces textes sont bretons ou antiques.
15. Voir par exemple M. Vuagnoux, op. cit., et C. Rollier-Paulian, op. cit., notes 9 et 4.
16. Sur les brodeuses, voir E. Baumgartner, « Les brodeuses et la ville », Un’idea di città =
L’imaginaire de la ville médiévale,éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura /
Mondadori, 1992, p. 89-95 ; M. Gally, « Ouvrages de dames. L’invention poétique au XIII e siècle »,
Revue des langues romanes, 104, 2000, p. 91-110.
17. « D’une merveille l’autre. Écrire en roman après Chrétien de Troyes », thèse de doctorat
soutenue en 2006 à l’Université de Montréal, sous la direction de Francis Gingras.
18. Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931.
19. Les matières de France et de Bretagne sont explicitement mises à l’écart. On notera qu’il en
va de même pour la pastourelle (Amelot, Robichon), ce qui rend le terme « idyllique » peu
satisfaisant.
20. Elle n’est pas donnée objectivement, mais passe par des récits, des assertions, prononcés par
les personnages, ou par des interventions ouvertes de la voix conteuse.
21. Éd. C. Ferlampin-Acher, Paris, Champion, 2007. Sur une lecture parodique, la démythification
des rares indices féeriques et l’hypothèse d’un roman « gothique » selon la définition de L.
Louison, voir l’introduction, en particulier p. 35-37.
22. L’ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R.
Colliot, Senefiance, 4, 1977.
23. Il en va de même dans les versions en prose d’Apollonius de Tyr.

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24. Éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992 (daté par son éditrice des
années 1495-1498).
25. Op. cit., p. 430 sq. Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et
troubles de l’idylle dans le roman d’Eledus et Serena », ‘Plaist vos oïr bone cançon vallant ?’ Mélanges
offerts à François Suard,éd. D. Boutet et M.-M. Castellani, Villeneuve d’Ascq, Université Charles de
Gaulle-Lille 3, 1999, t. 2, p. 975-991.
26. Éd. J. R. Reinhard, Austin, 1923.
27. Le sort de la fille et le nom du fils, arthuriens, soulignent, étant donné la désinvolture avec
laquelle l’auteur se débarrasse de ces deux enfants, l’exclusion de la matière arthurienne.
28. Eledus et Serene reprenant certainement une source occitane, l’absence de féerie peut aussi
être rapprochée de la problématique acclimatation dans le sud des récits arthuriens (spécialistes
des fées même si a priori ils n’en ont pas l’exclusive).
29. Éd. M.-Cl de Crécy, Genève, Droz, 1997.
30. Voir C. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris,
Champion, 2003.
31. Voir C. Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien
bourguignon,à paraître chez Droz, 2010, chap. 3 « Représentations festives et manifestations
publiques ».
32. Éd. G. Zink, Genève, Droz, 1984. Ce roman est parfois classé parmi les romans arthuriens, ce
que G. Zink réfute à juste titre (« Cleriadus et Meliadice, histoire d’une élévation sociale », Mélanges
de langue et de littérature médiévales offerts à Alice Planche,Paris, Belles Lettres, 1984, p. 496-504). C.
Rollier-Paulian confirme ce point de vue en analysant les rapports de ce texte avec le Roman du
Comte d’Anjou : « L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le roman du
XIVe au XVe siècle (l’exemple de Cleriadus et Meliadice) », Du roman courtois au roman baroque, éd. E.
Bury et F. Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 267-277.
33. Voir D. Boutet, « Au-delà et autre monde : interférences culturelles et modèles de
l’imaginaire dans la littérature épique (XIIIe-XVe siècles) », Le monde et l’autre monde, éd. C.
Ferlampin-Acher et D. Hüe, Orléans, Paradigme, 2002, p. 65-78.
34. Sur les fées dans ce roman, voir mon livre Fées, bestes et luitons, Paris, Presses de l’Université
Paris-Sorbonne, 2002, p. 122-135.
35. Les citations sont données à partir du manuscrit BnF, fr. 761. On peut se référer à Artus de
Bretagne. Fac-similé de l’édition de 1584, en collaboration avec N. Cazauran, Paris, Presses de l’École
Normale Supérieure, 1996.
36. Cette succession, qui fait que les deux héros, Artus et Florence, sont à la suite les héros de
deux scénarios idylliques, crée entre eux un effet de parallélisme, qui suggère une sorte de
gémellité, confortant le potentiel idyllique des deux personnages.
37. Op. cit., p. 125 sq.
38. Ce nom de Jehanette, rare dans la tradition romanesque, a une coloration idyllique, comme
celui de Nicolette.
39. La place du végétal dans le récit conforte le potentiel idyllique.
40. Voir mon article « La présence des chansons de geste dans Artus de Bretagne,entre
réminiscence et récriture », à paraître dans Le souffle épique. Mélanges Bernard Guidot, sous la dir.
de M. Ott, Éditions Universitaires de Dijon.
41. Partonopeu de Blois ou Le Bel Inconnu n’échappent pas à l’horizon arthurien.

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RÉSUMÉS
Récit idyllique et féerie semblent incompatibles dans le corpus idyllique ancien (XII e-début du
XIVe siècle). Cette incompatibilité se retrouve quand on examine le traitement de la féerie dans
les récits tardifs (en particulier Charles de Hongrie, Eledus et Serene, Ponthus et Sidoine, Cleriadus et
Meliadice) et elle est confirmée par le caractère déceptif des amorces idylliques dans le roman
féerique Artus de Bretagne.

Early idyllic romances (12th to early 14th centuries) do not usually invoke the world of fairies. This
incompatibility is seen in later idyllic narratives (for instance Charles de Hongrie, Eledus et Serene,
Ponthus et Sidoine, Cleriadus et Meliadice), and is especially exemplified in Artus de Bretagne, a fairy-
tale romance, which initiates idyllic scenarios only to undercut them immediately.

AUTEUR
CHRISTINE FERLAMPIN-ACHER
Université de Rennes 2 CELAM-CETM

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Du rêve idyllique au leurre courtois


Mirages littéraires dans Le Dit de la Pastoure de Christine de Pizan

Jean-Claude Mühlethaler

Non, monseigneur,
C’est trop d’honneur,
Lisette est sa…age,
Reste au villa…age…1
1 Quand Christine de Pizan écrit Le Dit de la Pastoure en 1403, elle vient de terminer Le
Livre du chemin de longue estude et son monumental Livre de la mutacion de Fortune est en
voie d’achèvement. Face à ces récits qui, thématisant la métamorphose de la poétesse
en homme ou en nouvelle Sibylle, retracent son itinéraire vers une écriture morale et
« engagée »2, le Dit apparaît comme un retour à la veine courtoise des premières
œuvres. Une bergère y raconte son aventure aux « vrais amans » 3, puis leur demande
en clôture de prier pour celui qu’elle aime. Mais l’histoire de ses amours a beau
constituer le fil conducteur du récit, la « sentence notable » (v. 32) que cache la
« parabole » (v. 29) ne se limite pas à exprimer une vérité d’ordre courtois, même si la
courtoisie est au cœur des débats à la cour autour de 14004. D’autres pistes s’offrent au
lecteur qui sait aller au-delà de l’écorce de la « fable » (v. 31).
2 Il est tentant, sinon de lire Le Dit de la Pastoure en clé biographique 5, du moins d’y voir la
manifestation d’une « écriture personnelle »6 dans la mesure où, sous le voile de la
fiction pastorale, Christine passe la parole à son double, la bergère Marote qui, comme
elle, pleure sa solitude amoureuse. Dans le prologue, la poétesse évoque la tristesse
dans laquelle l’a plongée la mort de son époux. Si elle écrit, répondant à la requête
d’une personne de renom, elle le fait aussi pour trouver dans le travail créateur une
consolatio à ses propres peines. « Seulete » (v. 459), Marote est saisie dans une posture
que Christine adopte volontiers dans ses poèmes7. Mais le chant de la bergère à la
fontaine éveille l’attention d’un grand seigneur qui, passant par là comme le chevalier
dans les pastourelles du XIII e siècle, est attiré par la charge érotique qu’il perçoit dans la
mélodie. À sa demande, Marote chantera une bergerette8, entrouvrant la porte à
l’échange amoureux :
Lors a chanter commençay
La chançon que je pensay

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Qui la plus nouvelle estoit


Et qui le mieulx me goustoit.9
3 La recherche d’une nouveauté, susceptible de surprendre et de séduire un auditeur
habitué aux divertissements de la cour10, témoigne d’une conscience esthétique
étonnante de la part d’une bergère qui, de ce point de vue, rappelle de loin Aélis dans
L’Escoufle de Jean Renart. À Montpellier où elle doit subvenir à ses propres besoins, la
fille de l’empereur de Rome ne récite-t-elle pas « romans et contes » 11, charmant ses
nobles clients dans une ambiance chargée d’érotisme ?… Comme pour Aélis et
Guillaume encore, l’acmé amoureuse entre Marote et le seigneur se réalise dans un
« Éden sensuel »12, réservé au seul couple ; ils connaissent un bonheur sans mélange
près de la fontaine, bercés par une nature verdoyante qui met les sens en émoi. Dans les
deux récits, l’extase amoureuse peut rappeler au lecteur le souvenir de la rencontre
d’un mortel avec la fée, conférant à la scène les couleurs de la fiction ou du rêve.
Éphémère, le moment de bonheur précède le temps des épreuves qu’annoncent des
failles cachées au cœur même de l’idylle.
4 En choisissant une pièce qui lui « goustoit » (à elle-même), Marote introduit dans la
bergerette ce « sentement » 13 qui fonde la subjectivité propre au discours lyrique du
Moyen Âge finissant. Le passage de la bergerette, qui célèbre le bonheur champêtre, aux
ballades, que la bergère amoureuse chantera seule, pour elle-même, correspond à un
changement de registre : au chant euphorique lié à la première rencontre se substitue
la « complainte » (v. 1552) d’inspiration courtoise14. À l’instar de Christine, Marote
connaît les affres de la séparation et finit par plonger, après un trop bref moment de
bonheur, dans une profonde mélancolie causée par les absences répétées, toujours plus
longues, de son amant.
5 L’effet de miroir n’est pourtant que partiel. Malgré la dysphorie partagée et une activité
créatrice qui rapproche les deux figures féminines, la fiction résiste à la transposition
pure et simple de l’expérience vécue dans le monde pastoral. Le système de relation
entre les acteurs, tel qu’il est mis en place dans le récit, ne correspond pas en tout au
système de relations qu’esquisse le prologue. La différence sociale, qui sépare la
bergère de son amant, s’applique au commanditaire, mais pas à l’époux de Christine.
Jamais la veuve ne s’expose au reproche d’être une « orgueilleusete d’amours » (v. 438),
alors que Marote l’est aux yeux de ses soupirants éconduits. Comme dans certains
romans idylliques (Floire et Blancheflor, L’Escoufle), la question de la mésalliance projette
une ombre inquiétante sur les amours de la bergère et du seigneur, laissant entrevoir
les épreuves à venir ; mais, au contraire des récits des XII e et XIII e siècles, où les
tensions se résolvent avec le mariage final, le dit se clôt sur une impasse, confinant la
bergère dans une douloureuse solitude.
6 Or, dès le début, Marote vit à part dans la société pastorale qui l’a pourtant vu naître et
grandir. Elle s’occupe seule de ses brebis et ne participe pas aux rondes et chants des
bergers. Il convient donc d’interroger les failles qui traversent le texte pour mesurer les
enjeux d’un décor en trompe-l’œil que l’idéalisation du passé dans le souvenir de la
bergère ne camoufle qu’imparfaitement. Le Dit de la Pastoure ne s’en tient pas à une
fiction personnelle ; il éclaire la question de l’amour en l’envisageant exclusivement
d’un point de vue féminin15 et propose une réflexion à caractère métapoétique sur
l’utilisation des registres pastoral et courtois, à laquelle s’ajoute, nous le verrons, une
pensée aux implications plus sociales, voire politiques.

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7 Que les miniatures des manuscrits de la British Library ou de la Bibliothèque Nationale


de France16 ne nous induisent pas en erreur ! Il ne s’agit pas, pour Christine, de
présenter « de façon naïve et gracieuse le travail à la campagne » 17 ou de pratiquer la
poésie pastorale à la manière des Bucoliques de Virgile. Bien plus que le souvenir de la
première églogue, c’est celui des Géorgiques qui s’impose, quand on lit la description du
« mestier de la bergerie » (v. 79). Le poète latin prescrivait comment il faut s’occuper de
la nourriture et du bien-être des animaux18 ; la bergère de Christine de Pizan énumère
les soins qu’elle prodigue aux moutons, brebis et agneaux. Comme Virgile 19, elle évoque
la « rongne »20, à laquelle Jean de Brie consacre de son côté un bref chapitre dans Le Bon
Berger, traité rédigé en 1379 et dont un exemplaire se trouvait dans la bibliothèque de
Charles V.
8 Christine de Pizan pourrait avoir été plus directement influencée par Jean de Brie 21. Le
Bon Berger donne ses titres de noblesse à un état qui remonte à Abel en rappelant à ses
lecteurs que plusieurs rois de l’Ancien Testament ont commencé par garder les
moutons22. Le berger est sous sa plume une image du bon prince ; l’harmonie qui règne
dans le monde pastoral est celle qu’on souhaite pour le royaume de France 23. Tel n’est
pas, nous le verrons, le discours de Christine de Pizan, chez qui la bergerie s’identifie,
dans le souvenir de Marote, aux années heureuses où, s’occupant de ses moutons, elle
vivait en accord avec la nature et ignorait les affres de l’amour. Bien que le récit
suggère, par l’emploi de l’imparfait, un temps cyclique 24, l’énumération des travaux de
la bergère (v. 78-126) ne s’inspire pas du traité de Jean de Brie. Dans le sillage de Virgile,
qui oppose les travaux d’été aux travaux d’hiver, celui-ci décrit les tâches du berger en
suivant l’ordre des mois, créant un effet d’objectivité liée à l’expérience que renforce le
recours à la prose. Le passage correspondant du Dit est au contraire marqué par la
subjectivité d’un énoncé mémoriel où la seule indication temporelle – le mois de
« may » (v. 96) – renvoie à un printemps à la fois éternel 25 et irrémédiablement perdu.
Les vers consacrés aux habits font éclater au grand jour les différences d’éclairage dans
les deux textes, l’un évoquant la dure vie quotidienne du berger, l’autre qui en fait
ressortir le seul côté festif :

Jean de Brie, Christine de Pizan,


Le Bon Berger Le Dit de la Pastoure

Bergers : Bergers :
chausse de blanchet gros, ou de camelin ; gans blans (v. 175) ;
soulliers taconnez de fort cuyr ; aumosnieres (v. 175).
buhos (gaines) d’ung vieulx houseaulx ; Bergère :
tacons et semeles de fort cuyr ; Surcot vert, cote jolie (v. 347) ;
ses bobelins26 ; Graille ceinture (v. 349) ;
brayes de grosse toille et forte ; Bourse, espinglier (v. 350) ;
brayette de fil tissu de deux dois de large Cotelet faitis (v. 351) ;
(p. 69-71). Pelice legiere (v. 354) ;
Chainse crespé et delié (v. 355).

9 Alors que Christine de Pizan saisit les bergers au moment de la danse (v. 160-175) et que
tout, dans les habits de la bergère (v. 347 sq.), dit l’élégance et la séduction de cette
jeune personne, Jean de Brie conseille des vêtements grossiers, adaptés à des hommes
que leur métier expose fréquemment aux intempéries. C’est seulement dans le domaine
des « outilz » (v. 177) indispensables au berger que les indications des deux auteurs
convergent. Relevons en passant, chez Jean de Brie aussi bien que chez Christine de

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Pizan ou Jean Froissart27, la place accordée aux instruments de musique ! Associant le


berger à la joie du chant, ils font de lui – comme déjà Virgile 28 – une figure au moins
virtuelle du poète :

Jean de Brie, Christine de Pizan,


Le Bon Berger29 Le Dit de la Pastoure

la boiste a l’ongement en ung estuy de trenche pain, cysiaulx, forsetes


cuyr ; (v. 179) ;
ung canivet pour oster la rongne ; boiste a ointure, esguilletes (v. 180) ;
ung cyseaux pour coupet la laine ; aloine, cernoir, cordele (v. 181) ;
alesne à coudre soulliers ; une grande tace belle (v. 182) ;
un aguillier à mettre ses aguilles ; fil, aiguille et deel (v. 183) ;
coutel à forte alemele à trencher son lanieres pendans (v. 186) ;
pain ; la grant clef (v. 187) ;
la gaine du coutel d’une vieille savate ; le mastin on tient (v. 192) ;
cordelle de gros fil de chanvre ; la houlete bien taillée (v. 195) ;
ung fourreau de vieulx cuyr pour la panetiere a pain (v. 198).
mettre les flaiaux ; Instruments : flajol, tabour, musete ou
porter et ceindre sa panetière ; chevriete (v. 145-147).
la laisse du chien ;
noblement paré de sa houlette ;
baston et corgées de trois lanyères de
cuyr ;
grant chappeau de feutre rond ;
Instruments : flaiaux, fretel, estyve,
douçaine, musette, chevriete.

10 Même dans ce passage, Christine de Pizan se démarque de Jean de Brie. Les « gans
blans » et les « aumosnieres » (v. 175) que portent les bergers, évoqués juste avant la
liste des outils, sont des attributs traditionnels d’amoureux 30 plutôt que de paysans.
Leur présence, impensable dans Le Bon Berger, met la liste qui suit en perspective : loin
de se limiter à leur fonction utilitaire, les outils deviennent, sous la plume de Christine,
les éléments d’un tableau représentant des « bergiers qui gays se tiennent » (v.178).
Tandis que Jean de Brie, par le recours répété à l’adjectif vieux – « vieille savate »,
« vieulx cuyr » (p. 73) –, suggère la simplicité, voire la pauvreté des bergers, Christine
de Pizan n’évoque à aucun moment leur vie rude. L’absence, dans sa liste, du couteau
pour « oster la rongne » (p. 72) ou du « grant chappeau de feutre rond et bien large »
(p. 78), qui protège le berger de la pluie et du vent, participe des « effets de
déréalisation » relevés par Joël Blanchard31. Mais ceux-ci n’aboutissent pas vraiment à
une prise en charge par les « figures pastorales des valeurs courtoises », car de subtiles
failles dans l’harmonie bucolique font ressortir le caractère à nos yeux parodique de la
scène.
11 La liste des outils du berger place Le Dit de la Pastoure non seulement dans le sillage du
Bon Berger, mais l’apparente aux pièces relatives à L’Oustillement au vilain, dans
lesquelles le jongleur dresse l’inventaire des biens domestiques 32. Une telle liste a pour
effet, du moins pour un public averti, de situer le texte dans le registre bas, celui du
stilus humilis emblématiquement fixé dans la roue de Virgile. Du XIII e au XV e siècle, de
Mathieu de Vendôme33 à L’Infortuné, que nous citons ici, les auteurs des arts poétiques
rappellent qu’il faut adapter les propos aux personnages :
Pour personnages de labours
Ou aussi de gens de mestiers,
Soit de villes ou de faulx bourgs,

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41

Soient maçons ou charpentiers,


Ou forgerons, ou argentiers,
Parlent de louër leurs outilz
En leur mestiers en tous quartiers.34
12 Au choix d’un personnage correspond un choix stylistique qui conditionne le lexique
utilisé. Christine de Pizan a beau qualifier les « pastoureaulx » de « gentilz » (v. 229), ils
n’en mangent pas moins du « pain faitis »35 accompagné de fromage ; ils offrent à leurs
amies noix, noisettes, châtaignes et raisin. Comme les outils, la nourriture contribue à
créer une atmosphère champêtre36 et relève d’un style rustique propre à susciter, par
certains détails, le sourire d’un public de cour. Les bergers, menant « feste a
desmesure » (v. 211), offrent une image dégradée du ballet aristocratique 37. Leurs
distractions, loin de se limiter au « jeu de merelles et du baston », comme le veut Jean
de Brie38, semblent fort variés (v. 317), même si le texte ne mentionne explicitement
que la « pelote » (v. 170), les quilles et les billes. Surtout, les bergers pratiquent
« l’escremie » (v. 297) sous les yeux de leurs amies, avec des épées de bois et des
boucliers fabriqués à l’aide d’écorces. « La veissiez vous de beaulx coups » (v. 301),
s’exclame Marote, utilisant une formule qui, héritée de la tradition épique et
romanesque, trahit l’ironie du propos. Par leur imitation maladroite des passe-temps
aristocratiques, les bergers prêtent à (sou)rire, qu’ils jouent au tournoi ou qu’ils
chantent une chanson aux relents populaires :
Larigot va larigot,
Mari, tu ne m’aimes mie,
Pour ce a Robin suis amie.39
13 Non seulement « larigot » désigne une flûte rustique, mais le substantif, isolé dans un
récit où domine le vocabulaire courtois, sert à caractériser l’argot des bergers 40. En
plus, le chant plaide joyeusement pour le droit à tromper son mari plus qu’il ne célèbre
l’amour d’une bergère pour un berger. Ce triangle érotique ne transpose pas le triangle
courtois, avec sa loi du secret, dans le monde pastoral. Les bergers chantent l’érotisme
et non un amour sublimé, de sorte que l’idylle bucolique, liée aux sens en émoi,
s’apparente plutôt au monde des fabliaux ou de la nouvelle, voire aux amours
enfantines des romans idylliques. Mesurée à la courtoisie (apparente) qui la marque de
son sceau, la pastorale de Christine de Pizan tient de la parodie.
14 La position en retrait de Marote, qui ne participe pas aux jeux des armes et de l’amour,
confirme le point de vue, distant et amusé, que la narratrice porte sur les bergers, les
percevant à travers des lunettes teintées de courtoisie. Son attitude révèle le malaise de
la bergère qui, dès le départ, rêve d’un monde plus parfait, au diapason de ses
aspirations personnelles. Christine met ainsi en évidence la littérarité 41 de la bergerie et
rien ne traduit mieux la distance esthétique de Marote que les deux bergerettes qu’elle
chante à la requête du seigneur. Elle y recourt à un vocabulaire courtois pour célébrer
le « joli mestier » (v. 626) des bergers et des bergères qui tressent le muguet en
« chappellet de flours » (v. 670). Le je de la chanteuse ne s’y inscrit que de manière
fugitive, au début de la première bergerette :
Il n’est si jolis mestier
Com de mener en pasture
Ces aigneaulx sus la verdure,
Jamais faire aultre ne quier.42
15 Contrairement au chant de la bergère dans les pastourelles 43 du XIIIe siècle, où s’exhale le
désir44, la bergerette clame ici le refus d’aimer. C’est bien là une chanson « nouvelle »,

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42

inattendue. Dès qu’il est question d’amour, le je s’efface, comme si la chanteuse ne se


sentait pas concernée : à travers la pièce lyrique, Marote résume la situation qui est la
sienne au moment où le noble seigneur l’aborde. Le regard distant qu’elle porte sur les
« amouretes » (v. 633) des bergers reste implicite dans la seconde bergerette, laquelle
offre le tableau idéalisé de la vie pastorale, tel qu’un noble l’attend d’une poésie
destinée à la cour. Marote sacrifie au goût de son auditeur en célébrant les « fines
amours » (v.672) des bergers qui échangent fleurs et chants dans un bosquet idyllique.
16 Mais si bergers et bergères sont qualifiés de gentilz 45 et ne pratiquent jamais la
« rethorique rurale46 » condamnée par les arts poétiques, seule la compagnie du noble
est présentée comme courtoise (v. 551). Seul le seigneur, capable de parler avec « grant
courtoisie » (v. 611), trouve le chemin du cœur de Marote. Le choix des termes introduit
une nuance, une gradation dans la perfection47 : la véritable courtoisie reste réservée à
une élite, les bergers ne peuvent qu’imiter les nobles avec plus ou moins de bonheur.
Robin a beau être assis sur un manteau bleu, couleur de la loyauté en amour 48, son
« large coutel » (v. 256) détonne dans le cadre courtois qu’il tâche de créer pour
Marion :
Atout un large coutel,
Assis sus son bleu mantel,
Si fent la couldre par mi
Et dit que, par Saint Remi !
Esclisse fera de couldre,
Ensemble veult les bous couldre,
Si ara de flours chapiau
Moult bien suroré d’orpeau
Que s’amie a en sa bourse.49
17 En répétant les gestes des fins amants, Robin s’en tient aux signes extérieurs. C’est là
une attitude qui, à en croire les Cent ballades d’amant et de dame de Christine de Pizan, ne
saurait être considérée comme une preuve d’amour aussi longtemps que l’amant ne
confirme pas le symbolisme conventionnel par ses actes, servant la dame « de loyal
cuer parfait »50. Bien que Robin invoque saint Rémi (qui a oint Clovis), suggérant une
association possible avec le bleu des armoiries de France, il n’en est pas anobli pour
autant. Le bleu ne s’allie ici pas vraiment à l’or, car le chapeau de fleurs n’est pas encore
réalisé ; de surcroît, l’orpeau n’a de l’or que l’apparence, étant fait de fils de cuivre ou de
laiton. Tout cela tient du déguisement et du jeu ; traversée de dissonances registrales,
la scène laisse entendre ce « chant à côté » qu’est, selon son étymologie, la parodie. Il
faut attendre l’arrivée de la noble compagnie pour que l’éclat de l’or pur resplendisse
dans le monde pastoral, pour que le paraître corresponde enfin à l’être, autrement dit
au statut social et à la dignité morale des personnages :
Frains dorez, selles couvertes
Avoyent blanches et vertes
Et de diverses couleurs
Faittes aux devises leurs.51
18 Si Marote porte – comme déjà les bergers et les bergères de Froissart 52 – un « chainse
(…) blanc », elle possède aussi un « surcot vert »53. Or ce sont, avant même qu’elle l’ait
rencontré, les couleurs du noble seigneur et de sa suite, arrivant sur des chevaux aux
freins dorés et aux selles « couvertes blanches et vertes ». Pour la seconde rencontre,
Marote choisira sa plus belle robe et revêtira consciemment la devise (v. 512) du prince.
Le vert de sa « cotte » et le blanc de son « chainse », mis en évidence à la rime, se
répondent cette fois à seulement deux vers de distance :

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Mais ainçois bien m’atornay


D’estroitte cotte de vert ;
Mon peliçon fu couvert
D’un beau ridé chainse blanc.54
19 Le vert et le blanc font partie des quatre couleurs personnelles du roi de France, mais ce
sont plus précisément les couleurs que le maréchal Boucicaut avait faites siennes,
quand il avait institué l’Ordre de l’Escu vert à la dame blanche le 11 avril 1400 55. Christine
les associe à Charles d’Albret dans la louange qu’elle adresse à ce membre illustre de
l’ordre dans une ballade :
Bon chevalier, ou tous biens sont compris,
Noble, vaillant et de royal lignage,
Qui par valeur avez armes empris,
Dont vous portez la dame en verde targe.56
20 Les habits de fête choisis par Marote se prêtent ainsi à une lecture plurielle. Couleurs de
la pureté et de l’amour naissant, le blanc et le vert se lisent d’abord comme une
déclaration de la bergère au seigneur. C’est ce que comprennent les bergers, étonnés
par la recherche vestimentaire de Marote :
T’a ton pere fiancée,
Ou se tu as nouvelle pensée ?57
21 Mais en portant la devise du seigneur, Marote fait aussi acte d’allégeance, affichant son
appartenance à sa mesnie. En filigrane s’inscrit dans le texte la louange d’un prince de
lignage royal – Charles d’Albret est fils de Marguerite de Bourbon – qui pourrait être le
mécène de la poétesse. Serait-ce lui le destinataire du Dit de la Pastoure comme il l’est du
Debat des deux amans58 ?
22 Charles Ier d’Albret fut nommé connétable de France en 1402. Sur cet arrière-fond, les
amours de la bergère et du seigneur, de l’idylle aux absences prolongées de l’amant,
pourraient avoir des implications plus concrètes, liées au contexte politique.
L’insertion, dans le Dit, de l’histoire de Pâris et de « Senonné » 59 (v. 1378), puis des
amours d’Hercule et d’Omphale, semble le confirmer. Les deux récits mythologiques ne
confèrent pas seulement au texte de Christine la valeur exemplaire des fables héritées
de l’Antiquité ; ils thématisent la relation problématique entre arma et amor, entre vie
publique et vie affective. En rappelant à son amie le sort de Senonné pour la mettre en
garde contre un amour trop haut placé, Lorete choisit un exemple tiré de la matière
troyenne, ce qui est loin d’être innocent : la noblesse française ne descend-elle pas en
droite ligne des princes de Troie60 et le récit ovidien n’est-il pas connu, à la fin du
Moyen Âge, grâce aux épîtres insérées dans la mise en prose du roman de Benoît de
Sainte Maure61 ?… Quelle que soit la version, l’idylle entre Pâris et Senonné (Œnone)
prend fin, quand le berger royal découvre qu’il est le fils de Priam. Comme le seigneur,
à qui Marote a donné son cœur, il part à l’aventure… et tombe amoureux de la « roÿne
Heleyne » (v. 1420), une dame de son rang, causant ainsi – ce que Lorete tait, mais que
le public ne saurait ignorer – la ruine de Troie. Le récit mythologique se présente
comme une variante pessimiste du roman idyllique, dans laquelle le couple, séparé
pendant le long temps des épreuves, ne finit pas par se retrouver pour renouer avec le
bonheur perdu.
23 Roman idyllique avorté, le récit mythologique invite à relire le Dit sous cet éclairage :
ne préfigure-t-il pas, selon Lorete, le malheur inéluctable qui guette Marote ? Lorete ne
fait pas de Pâris un amant volage, homme et donc infidèle, tel que le dénonce la Vieille
désabusée du Roman de la Rose 62. Elle met en garde son amie contre un rêve des plus

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fragiles qui ne peut s’inscrire dans la durée : l’amour des débuts n’est qu’un leurre,
l’idylle une illusion ! Pâris, en suivant sa vocation guerrière, a oublié son amie, ce qui
aux yeux de la bergère prouve à quel point le monde bucolique et l’univers du chevalier
sont incompatibles. Quand le prince déclare à Marote que lui et ses compagnons sont
aussi des « pastouriaux » (v. 1102), cela est vrai tout au plus métaphoriquement : il est
le (bon) berger de ses sujets63, mais il ne saurait pour autant partager la simple vie du
peuple. Sa fonction sociale, son rang et son honneur l’appellent ailleurs, il se doit de
s’exposer au hasard des combats et des tournois. N’a-t-il d’ailleurs pas, selon l’aveu
même de Marote, le renom d’être un « vaillant » (v. 2273) parmi les preux ?
24 En passant sous silence les conséquences fatales des exploits de Pâris, Lorete construit
son message de manière comparable à celui que les sculptures de La Fontaine amoureuse
de Guillaume de Machaut transmettent au spectateur. Sur le marbre de la fontaine, à
l’extérieur, est représenté le rapt d’Hélène, tandis qu’à l’intérieur, invisible à celui qui
ne se penche pas sur le bassin, « estoit la bataille » 64 d’Hector et d’Achille. Endroit de la
médaille, la passion amoureuse attisée par Vénus occulte la guerre qui en est l’envers.
Pâris65 – dont la rencontre avec les trois déesses est longuement développée – est le
contre-modèle dont le prince de La Fontaine amoureuse doit éviter le côté sombre ; le
poète, qu’il rencontre juste avant son départ en exil, au moment crucial où se joue le
conflit entre l’amour et le devoir66, va lui servir de guide dans cette entreprise. Leur
songe commun révèle au prince comment transformer sa situation en un idéal courtois
vécu et assumé. Par la sublimation, le seigneur arrive à maîtriser la tristesse de la
séparation et, grâce au songe (autrement dit à la poésie), il retrouve la joie et la force
d’agir en homme d’état responsable.
25 Si la force persuasive du rêve, de la fiction littéraire, permet chez Guillaume de
Machaut de trouver une issue à une situation de crise, tel n’est pas le cas de Christine
de Pizan. À la courbe euphorique que dessine La Fontaine amoureuse, Le Dit de la Pastoure
répond par une courbe dysphorique qui conduit à la solitude mélancolique de Marote.
Alors que dans l’œuvre du maître champenois la complainte du prince sert de point de
départ au récit, la complainte de la bergère délaissée est l’aboutissement de son
parcours amoureux. Que Christine réponde à Machaut nous semble confirmé par un
détail à première vue infime, mais qui en dit long sur le statut des deux textes. Après
que Marote a confié ses rêves d’amour à Lorete, son amie s’exclame : « Hé Dieux ! que
c’est bien songé ! » (Pastoure, v. 883). Le vers fait écho au vers sur lequel se clôt La
Fontaine amoureuse, comme y fait écho la posture du seigneur qui, allongé sur l’herbe,
pose sa tête dans le « giron »67 de Marote dans un moment de détente et de bonheur :
« Dites moy, fu ce bien songié ? » (v. 2848).
26 Au contraire de Machaut, chez qui le songe représente une force régénératrice, Lorete
dénonce, en parlant de « songe », l’illusion d’un bonheur impossible. Marote souscrit
sans le vouloir à ce jugement, alors même qu’elle oppose au mythe de Pâris et Senonné
une lecture ad usum proprium du mythe d’Hercule et d’Omphale afin de prouver que la
toute-puissance d’Amour brise jusqu’aux barrières sociales les plus fortes :
Mais Amours si le lia
Et si fort humelia
Qu’il ne lui desplaisoit mie
Charpir laine avec s’amie.68
27 Hercule se transforme certes en berger amoureux, mais c’est au prix d’une perte
d’identité qui obéit au mécanisme du renversement parodique : sa métamorphose
conduit à une féminisation et un abaissement qui, impliquant l’oubli de l’aventure, le

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rendent fatalement ridicule aux yeux d’un public aristocratique69. Le parcours héroïque
qu’on attend du chevalier est décidément incompatible avec l’idylle à deux dans un
cadre pastoral ! L’« amour bone et seüre »70, telle qu’Œnone, horrifiée par les ravages de
la guerre, l’offre à Pâris dans la version en prose du Roman de Troie, n’est pas un idéal
propre à séduire le chevalier. Le jeune prince ne prête pas plus l’oreille aux sombres
prophéties de sa sœur Cassandre71 qu’au rêve de bonheur, auquel l’invite la nymphe
délaissée !
28 Dans Le Dit de la Pastoure, l’occultation des horreurs de la guerre ne fait que donner plus
de poids à la conclusion que chacun doit rester à sa place, comme le pense Lorete,
double raisonnable de Marote. Cette vision d’une société statique et hiérarchique
domine, on le sait, tout au long du Moyen Âge qui y voit un garant d’ordre et de
stabilité. Christine de Pizan la fait sienne dans Le Livre du corps de policie dont la
première partie s’adresse aux princes, la seconde aux chevaliers, la troisième enfin « a
l’université de tout le peuple »72. Tous les états, enseigne la poétesse, ont « leurs devoirs
en leurs offices »73 et ne sauraient s’y soustraire sans mettre en péril le bien commun.
29 La bergère ne peut donc s’éloigner du monde pastoral sans se retrouver dans un entre-
deux sans répondant dans la réalité. Confrontée aux absences répétées du seigneur, que
justifie son statut social, Marote adopte la posture caractéristique de l’amant courtois :
le repli sur soi et la plongée dans des souvenirs teintés de regrets. Au temps circulaire
du monde pastoral, sur lequel s’ouvre le récit, fait pendant, à la fin du parcours, une
nouvelle forme d’immobilisme, liée au ressassement mélancolique. Aussi statiques l’une
que l’autre, ni l’option bucolique, ni l’option courtoise n’ouvrent la voie à un amour qui
puisse s’inscrire dans la durée et dans la réalité. En se rencontrant toujours en marge
du monde pastoral, la bergère et le seigneur marquent leur refus d’une bucolique qui
prête à sourire. Ces brefs moments d’entente font miroiter le rêve, illusoire et
éphémère, d’une transgression possible des normes sociales, mais le choix courtois
rétablit la distance en réinscrivant la bergère dans sa solitude : il lui impose de célébrer
dans la douleur l’altérité de l’être aimé et absent.
30 Alors que chez Guillaume de Machaut, la fin’amor aboutit à un dépassement de soi et à
une maîtrise de la réalité à travers la fiction et la sublimation, l’idéal représente une
impasse chez Christine de Pizan. L’imaginaire bucolique et l’imaginaire courtois, figés
par la tradition, ne parviennent pas à une fusion qui permettrait de les régénérer. À la
confiance du clerc dans le pouvoir de la littérature répond le « désenchantement 74 » du
Dit de la Pastoure : le récit exprime une méfiance face à la rhétorique amoureuse 75, il met
en évidence l’inadéquation au monde d’un héritage littéraire qui n’offre pas de solution
aux aspirations de Christine, car la bergère – même « encourtoisée » – ne réussit pas à
s’intégrer à la société aristocratique.
31 Si l’on admet que Charles d’Albret est le commanditaire de l’œuvre, le Dit thématise, en
filigrane, la difficile relation entre la poétesse et le mécène. Malgré la fascination pour
un héritage culturel commun, partagé à de rares moments privilégiés, la distance entre
l’écrivaine et le prince ne s’abolit pas pour donner lieu à une connivence telle que la
décrit Guillaume de Machaut dans La Fontaine amoureuse. Le sentement de l’une et la
vocation guerrière de l’autre ne trouvent pas de terrain d’entente stable ; la posture
courtoise de Marote signe la fin de son rêve égalitaire et marque la distance, codifiée,
qui règle les rapports entre la poétesse et le prince. Elle ne peut lui dire son amour (son
attachement) que de loin, s’unissant aux autres dans une prière à sa gloire. Comme la
bergère, l’écrivaine doit rester à sa place, au service d’un seigneur digne d’admiration,

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qu’elle célèbre… et divertit, quand ses activités lui en laissent le temps. Alors que, pour
Christine, la littérature sert ou devrait servir à véhiculer des enjeux existentiels et
personnels, elle relève du loisir pour la noblesse. Tel est l’antagonisme, fondamental,
que le Dit ne parvient pas à résoudre, de sorte que l’idylle sous ses différentes formes –
bucolique, amoureuse, sociale – reste en fin de compte stérile, lettre morte.
32 Il faudra attendre la fin de la vie de Christine de Pizan et l’apparition de Jeanne d’Arc
sur les champs de bataille pour qu’une simple bergère puisse s’élever et trouver sa
place parmi les chevaliers et, par ricochet, dans l’histoire. La Pucelle incarne un nouvel
idéal, digne d’être chanté, où s’allient exceptionnellement les qualités de la pastoure et
celles du guerrier :
Une fillete de .XVI. ans
(N’est-ce pas chose fors nature ?),
A qui armes ne sont pesans,
Ains semble que sa norriture
Y soit, tant y est fort et dure !76
33 La bergère en armes est une manifestation « fors nature ». Mais cette fois, loin de se
trouver en inadéquation avec le monde, elle se transforme en instrument de Dieu dans
l’histoire des hommes. Son intervention providentielle relève du miracle et,
emblématiquement, le chant à la louange de Jeanne d’Arc égrène ses strophes comme
autant de versets bibliques77. Au contraire du Dit de la Pastoure, qui signale les limites
d’une écriture bucolique ou courtoise tout au plus capable d’offrir une consolation
éphémère, Le Ditié de Jehanne d’Arc illustre l’utilité d’un discours né sous le poids des
événements. Le miracle s’oppose à la fiction, la littérature « engagée » 78 au rêve
illusoire de bonheur, tel que le propose la tradition courtoise ou idyllique. En fin de
compte, Le Dit de la Pastoure propose une réflexion sur la difficulté, voire l’impossibilité
d’actualiser des modèles d’écriture dépassés, réduits à la fonction de passe-temps.
Christine de Pizan dénonce un désir mimétique79 stérile : quand le seigneur joue au
pastoureau et que Marote adopte la posture de la dame courtoise, ils tentent et échouent
à façonner la réalité selon leurs souvenirs littéraires. Parlera-t-on, du moins pour la
bergère, d’un bovarysme avant l’heure ?

NOTES
1. Alphonse Daudet, « Les Douaniers », Lettres de mon moulin, Lausanne, La Guilde du Livre, s. d.,
p. 96.
2. Cf. S. Kay, The Place of Thought. The Complexity of One in Late Medieval French Didactic Poetry,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007, chap. 6 ; J.-C. Mühlethaler, « Une génération
d’écrivains ‘embarqués’ : le règne de Charles VI ou la naissance de l’engagement littéraire en
France », Formes de l’engagement littéraire (XVe–XXIe siècles), éd. J. Kaempfer, S. Florey et J. Meizoz,
Lausanne, Antipodes, 2006, p. 15-32.
3. « Le Dit de la Pastoure », v. 36, Œuvres poétique de Christine de Pisan, éd. M. Roy, New York,
Johnson Reprint, 1965 (= Paris, 1891), vol. II, p. 224. Toutes les citations sont tirées de cette
édition.

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4. J. Blanchard, La pastorale en France aux XIVe et XV e siècles. Recherches sur les structures de
l’imaginaire médiéval, Paris, Champion, 1983, p. 116-117.
5. G. L. Smith, « De Marotele au Lai mortel : la subversion discursive du code courtois dans deux
ouvrages de Christine de Pizan », Au champ des escriptures. III e Colloque international sur Christine de
Pizan, éd. E. Hicks, D. Gonzalez et P. Simon, Paris, Champion, 2000, parle encore de « fable
autobiographique » (p. 654).
6. C’est le point de vue défendu par D. Lechat, « Dire par fiction ». Métamorphoses du je chez
Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan, Paris, Champion, 2005, p. 386-392.
7. Cf. L. J. Walters, « The figure of the seulette in the works of Christine de Pizan and Jean
Gerson », Desireuse de plus avant enquerre… Actes du VIe Colloque international sur Christine de Pizan,
éd. L. Dulac, A. Paupert, C. Reno et B. Ribémont, Paris, Champion, 2008, p. 119-139. L’adjectif
revient au v. 2057 du Dit de la Pastoure.
8. Le Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 627-648. Elle en chante encore une seconde (v. 667-677) : nous y
reviendrons.
9. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 621-624.
10. Sur la notion de nouveauté, cf. N. Labère, Défricher le jeune plant. Étude du genre de la nouvelle au
Moyen Âge, Paris, Champion, 2006, p. 59-67.
11. Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974, v. 5525.
12. L’expression est de Marion Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe. ‘Galeran de Bretagne’ et
‘L’Escoufle’ à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009, p. 360, dont on relira avec
profit les pages consacrées à la scène de L’Escoufle (p. 351-364).
13. Sur cet aspect-clé du lyrisme, cf. D. Lechat, « La place du sentement dans l’expérience lyrique
aux XIVe et XVe siècles », Perspectives médiévales, supplément au n° 28, 2002 (L’expérience lyrique au
Moyen Âge), p. 193-207. Mais, comme le relève P. Jeserich, Musica naturalis. Tradition und Kontinuität
spekulativ-metaphysischer Musiktheorie in der Poetik des französischen Spätmittelalters, Stuttgart,
Steiner, 2008, p. 366-371, il faut rattacher le « sentement » à l’instinctus naturalis qui, dans la
conception boécienne de la musique, est à la base de l’acte créateur : le terme cache des enjeux
philosophico-poétiques.
14. Sur les insertions lyriques et leur dimension narrative, cf. S. Lefèvre, « Le poète ou la
pastoure », Revue des langues romanes, 92, 1988, p. 346-352.
15. Comme le note G. L. Smith, The Medieval French Pastourelle Tradition, Poetic Motivations and
Generic Transformations, Gainesville, University Press of Florida, 2009, p. 189, le Dit est « a feminine
rewriting of the pastourelle and a feminized, pastoral rewriting of the more contemporary dit
amoureux ».
16. Londres, British Library, Harley 4431, fol. 223 ; Paris, BnF, fr. 836, fol. 48.
17. N. Kobayashi, « La dernière étape de l’enluminure des Œuvres de Christine de Pizan », Art de
l’enluminure 18, 2006, p. 63 (commentaire aux miniatures des manuscrits cités à la note 13).
18. Virgile, Georgiche, éd. et trad. G. Biagio Conte, Milan, Mondadori, 1980, livre III, v. 295 :
Incipiens (…) edico (…).
19. Georgiche, éd. cit., livre III, v. 299 (scabiem, podagras).
20. Le Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 109 : il s’agit de la gale.
21. W. D. Paden, « Christine de Pizan as a reader of the medieval pastourelle », Conjunctures.
Medieval Studies in Honor of Douglas Kelly, éd. K. Busby et N. J. Lacy, Amsterdam, Rodopi, 1994,
p. 395-400, est à notre connaissance le seul à esquisser la comparaison, dégageant, au-delà des
effets de réel chez Christine, sa « more playful » (p. 400) vision de la bergerie.
22. Le Bon Berger ou Le vray regime et gouvernement des bergers et bergères composé par le rustique
Jehan de Brie, réimprimé sur l’édition de Paris (1541), éd. P. Lacroix, Paris, Liseux, 1879, chap. III : « De
l’honneur et estat du bergier ». Cf. G. Holmér, « Jean de Brie et son traité de l’art de la bergerie »,
Studia neophilologica, 39, 1967, p. 128-149.

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23. Cf. L. Staley, Languages of Power in the Age of Richard II, Philadelphia, Pennsylvania State
University Press, 2006, p. 291-293.
24. Cf. J. Blanchard, « La pastorale et le ressourcement des valeurs courtoises au XV e siècle »,
Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 39, 1987, p. 9-10.
25. On ne tond pas les brebis en mai (et ce n’est d’ailleurs pas le travail du berger) : les différents
travaux de la bergère se répartissent sur toute l’année, comme le décrit Jean de Brie.
26. Les bobelins sont des chaussures à l’usage du peuple, proches du brodequin.
27. Dans la Pastourelle VII, Froissart offre une liste (v. 33-59) dont certains éléments se recoupent
avec ceux énumérés par Christine (The Lyric Poems of Jean Froissart, éd. R. R. McGregor, Chapel Hill,
University of North Carolina Press, 1975, p. 163-164).
28. Voir l’ouverture de la première églogue où Tityre, la flûte à la main, taquine la silvestrem
musam (v. 2).
29. Le Bon Berger, éd. cit., p. 71-81.
30. Ainsi, pour nous en tenir à un texte déjà cité, Aélis fait une ceinture et une « aumosniere
d’orfroi » à l’intention de la dame de Montpellier (L’Escoufle, éd. cit., v. 5560-5563).
31. J. Blanchard, La pastorale en France, op. cit., p. 99 et 103.
32. Voir à ce sujet M Jeay, Le commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (XII e–
XVe siècles), Genève, Droz, p. 232-243, mais qui n’évoque pas Le Dit de la Pastoure.
33. « Ars versificatoria » I, 75, Les arts poétiques du XII e et du XIIIe siècle. Recherches et documents sur
la technique littéraire du Moyen Âge, éd. E. Faral, Paris, Champion, 1982, p. 135-136.
34. « L’Instructif de la seconde rhétorique », Le jardin de plaisance et fleur de rhétorique.
Reproduction en fac-similé de l’édition publiée par Antoine Vérard vers 1501, Paris, Didot, 1910, fol. 14v
(nous soulignons).
35. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 230 : il s’agit d’un pain de qualité inférieure. La rime gentilz / faitis
fait emblématiquement ressortir les interférences registrales du passage.
36. Relevons qu’il n’est jamais question de nourriture en lien avec la noble compagnie ou les
amours de Marote et du seigneur.
37. J. Blanchard, La pastorale en France, op. cit., p. 100.
38. Le Bon Berger, éd. cit., p. 69.
39. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 244-246.
40. Cf. S. Lefèvre, « Le poète ou la pastoure », art. cit., p. 347. Le terme fonctionne comme
« chanter le dalalo » (v. 150) qui, dans Regnault et Jehanneton (éd. M. Du Bos, Paris, Boccard, 1923),
caractérise la rusticité des bergers.
41. Au sens où la définit Y. Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris,
Éditions Amsterdam, 2007, p. 59-63.
42. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 627-630.
43. Sur le détournement de la pastourelle dans Le Dit de la Pastoure, cf. J. Blanchard, La Pastorale en
France, op. cit., p. 101-102 ; W. D. Paden, « Christine de Pizan as a reader of the medieval pastourelle
», art. cit., p. 387-390, qui souligne l’importance de Froissart et notamment de la pastourelle VIII.
44. Cf. M. Zink, La pastourelle. Poésie et folklore au Moyen Âge, Paris, Bordas, 1972, p. 91-96.
45. Dit de la Pastoure, op. cit., v. 352, 359, 394, 445.
46. Jean Molinet, « L’Art de rhétorique », Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois,
Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 249. Christine de Pizan déclare dès le prologue qu’elle
recherchera les rimes « leonimes » (v. 16) et même le chant des bergers (v. 244-246) ne recourt
pas à la rime imparfaite. L’élaboration formelle en dit long sur l’esthétisation et la littérarité du
monde pastoral.
47. La différence entre gentil et courtois est clairement énoncée dans Le Debat de deux amans (
Œuvres poétiques, éd. cit., vol. II, p. 58), v. 309-310 : « Sot il assez que gentillece monte / Courtoisie
(…) ». La noblesse de comportement (gentillesse) est soumise à la courtoisie dont elle rehausse
l’éclat.

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48. Comme le rappelle l’Amant dans les Cent ballades d’amant et de dame, éd. J. Cerquiglini, Paris,
UGE (10/18), 1982, ballade XCI, v. 2-5.
49. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 258-265 (nous soulignons).
50. Les cent ballades d’amant et de dame, éd. cit., ballade XCII, v. 3.
51. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 509-512 : cf. v. 517-521, où l’or et l’argent contribuent à l’éclat des
vêtements.
52. Pastourelle VII, v. 51-56 (The Lyric Poems of Jehan Froissart, éd. cit., p. 163-164).
53. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 355-356 et 348.
54. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 749-752.
55. Cf. D. Lalande, Jean II le Meingre, dit Boucicaut (1366-1421). Étude d’une biographie héroïque,
Genève, Droz, 1988, p. 93-94.
56. « Autres Ballades » III, v. 1-4, Œuvres poétiques de Christine de Pisan, éd. M. Roy, Paris, Didot,
1886, vol. I, p. 210. La ballade II est aussi à la louange de Charles d’Albret.
57. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 770-771.
58. Selon la ballade XXI des Autres ballades, éd. cit., p. 231-232.
59. C’est-à-dire Œnone selon la cinquième épître des Héroïdes d’Ovide (« Œnone Paridi »).
60. Cf. C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard (Folio), 1985, chap. I.
61. Christine de Pizan s’inspire probablement de la version dite Prose 5 du Roman de Troie, comme
en témoigne le nom de Senonné : voir Les Epistres des dames de Grece, éd. L. Barbieri, Paris,
Champion, 2007, p. 93-98 (« Cenona a Paris »).
62. Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 1992,
v. 13219-13232. La rime « Senoné » / « doné » et le vers 1379 (« Si lui a son cuer donné ») du Dit de
la Pastoure font écho aux v. 13219-13220 du Roman de la Rose : « Que fist Paris de Enoné / Ki cuer et
cors li ot doné ? ».
63. Comme il l’est dans Le Livre du corps de policie, éd. A. J. Kennedy, Paris, Champion, 1998, livre I,
chap 9.
64. Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, v. 1330, éd. et trad. J. Cerquiglini-Toulet, Paris,
Stock (Moyen Âge), 1993, p. 116.
65. Cf. M. J. Ehrhart, « Guillaume de Machaut’s Dit de la fonteinne amoureuse, the choice of Paris,
and the duties of rulers », Philological Quarterly, 59, 1980, p. 119-139.
66. Voir La Fontaine amoureuse, éd. cit., v. 1181-1198, qui énumèrent les devoirs du prince.
67. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 1609. Dans la Fontaine amoureuse, le seigneur s’endort dans le
« giron » (v. 1545) du poète, posture qui est à l’origine du songe partagé par les deux hommes.
68. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 1466-1469.
69. René d’Anjou se moque d’Hercule réduit à l’état de « fol » par Omphale dans Le Livre du Cœur
d’amour épris, éd. et trad. F. Bouchet, Paris, Livre de Poche (Lettres gothiques), 2003, p. 414-418
(v. 1970-2008).
70. Les Epistres des dames de Grece, éd. cit., p. 96.
71. Œnone s’y réfère explicitement dans l’épître (Les Epistres, éd. cit., p. 96-97).
72. Le Livre du corps de policie, éd. cit., p. 1. Sur la description du « peuple » (où ne figurent pas les
bergers) et ses implications politiques, cf. S. Dudash, « Christine de Pizan and the ‘menu
peuple’ », Speculum, 78, 2003, p. 796-802 ; T. Adams, « The political significance of Christine de
Pizan’s Third Estate in the Livre du corps de policie », Journal of Medieval History, 35.4, 2009,
p. 385-398.
73. Ibid., p. 92 : « office » désigne la fonction dans la société.
74. Le terme est de S. Lefèvre, « Le poète ou la pastoure », art. cit., p. 354.
75. Cf. G. L. Smith, The Medieval French Pastourelle Tradition, op. cit., p. 236-237.
76. Christine de Pizan, Le Ditié de Jehanne d’Arc, v. 273-277, éd. A. J. Kennedy et K. Varty, Oxford,
Blackwell, 1977, p. 34.

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77. Sur la présence de la Bible dans le Ditié, cf. J.-F. Kosta-Théfaine, La poétesse et la guerrière.
Lecture du « Ditié de Jehanne d’Arc » de Christine de Pizan, Lille, BookEdition, 2008, p. 11-30.
78. Sur cette notion, voir notre article cité à la note 2.
79. Le terme est emprunté à René Girard, Les origines de la culture, Paris, Hachette (Littératures),
2006, p. 61-68.

RÉSUMÉS
Récit des amours entre une bergère et un puissant seigneur, Le Dit de la Pastoure (1403), écrit
probablement pour Charles Ier d’Albret, est marqué du sceau de la désillusion. Bien plus qu’une
transposition dans le monde pastoral de son expérience de veuve, Christine de Pizan y propose
une réflexion sur la fonction de la littérature et le statut de l’écrivain à la cour, prenant à contre-
pied la vision qu’en avait Guillaume de Machaut. Elle dénonce l’inadéquation d’un rêve mariant
bucolique et courtoisie aussi bien avec la réalité sociale de son époque qu’avec ses aspirations
personnelles. Au fil des chants de la bergère, Le Dit de la Pastoure interroge la tradition lyrique. Il
soumet également la tradition narrative à un regard critique : par sa courbe dysphorique, le récit
refuse de faire sien le caractère ludique de la pastourelle, qu’il semble suivre au début. Il parodie
aussi l’idéal bucolique et se démarque du roman idyllique dont les amours de Pâris et Sénonné
offrent une variante pessimiste qui oriente la lecture du récit tout entier. Dans le meilleur des
cas, la fiction (pastorale, mythologique, amoureuse) offre un éphémère moment d’évasion, dans
le pire elle est un leurre dangereux. Le Dit de la Pastoure débouche sur un constat d’échec : il
s’avère impossible d’actualiser des modèles d’écriture dépassés, d’ancrer l’idylle dans le vécu.

The Dit de la Pastoure (1403), a narrative that was probably written for Charles I d’Albret, relates
the love story of a shepherdess and a mighty lord in a disenchanted manner. In this text,
Christine de Pizan does not merely transfer her experience as a widow into the pastoral world
but offers a reflection on the function of literature and the status of the writer at court : her
vision is the opposite of that of Guillaume de Machaut. Indeed, she denounces the discrepancy
between an ideal made of pastoral and courtesy and the social reality of her time, as well as her
personal desires. As the songs of the shepherdess unwind, the Dit sheds critical light on lyrical
tradition. It also questions narrative traditions : through its progressive dysphoria, the text
rejects the playful tone of the pastourelle that it seems to adopt at first. The text also parodies the
pastoral ideal and leaves behind the roman idyllique, as in the love story of Pâris and Sénonné that
presents a pessimistic variant and serves as a guide for reading the whole narrative. At best, the
(pastoral, mythological or love) fiction offers a short moment of escape ; in the worst case it is a
dangerous lure. In the end, the Dit de la Pastoure leads to an acknowledgement of failure : it turns
out to be impossible to overcome obsolete models of writing and to link idyll to real life.

AUTEUR
JEAN-CLAUDE MÜHLETHALER
Université de Lausanne

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Adolescence, anxiety and


amusement in versions of Paris et
Vienne
Rosalind Brown-Grant

1 Idyllic romances, tales which feature the struggle of a pair of young lovers to overcome
parental opposition to their relationship1, were highly popular with medieval
audiences from the twelfth to the fifteenth centuries, two of the most famous early
examples being Floire et Blancheflor and Aucassin et Nicolette. One late medieval idyllic
romance which was widely disseminated in Europe through its various printed editions
and translations is Paris et Vienne. In this tale, Paris, the eponymous hero, who is of
lesser birth than Vienne, the heroine, being the son of her father’s vassal, earns the
affection of his beloved first by serenading her and then by fighting incognito in a
series of tournaments in her honour. However, due to the refusal of Vienne’s father,
the dauphin, to allow the couple to marry, they each have to resort to an elaborate ruse
in order, finally, to obtain his consent. Thus, Paris, who has been exiled from court,
uses his disguise as a Saracen to help free the dauphin from imprisonment in the Holy
Land and obtains the promise of Vienne’s hand as a reward. Vienne, for her part, makes
herself physically repellent to her father’s preferred suitor, the son of the duke of
Burgundy, by placing rotten chicken meat under her armpits, thereby maintaining her
fidelity to Paris until he returns home to marry her2.
2 This romance first appeared in French in the first half of the fifteenth century in a
version which is preserved in a group of six manuscripts. Authorial credit for this work
is claimed in a prologue by one Pierre de la Cépède, of Marseille, who states that he was
responsible for translating the text into French in 1432 from a Provençal version, which
he asserts was itself a translation from the Catalan. Traces of the tale’s putative
Provençal (though not Catalan) origin can certainly be seen in the spelling used in some
of the earliest manuscripts (such as Paris, BnF fr. 1480), but this spelling was altered in
later copyings in favour of more northern French forms3.
3 The manuscripts of this group are all very similar in content, except for one written at
the Burgundian court in the mid-fifteenth century which emanated from the Lille

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workshop of the illuminator known as the Maître de Wavrin4. This Burgundian


redaction (Brussels, KBR 9632/3), differs from all the others in this group in being sub-
divided into chapters which are systematically introduced by a large red capital letter
for the first word of each chapter and which are frequently accompanied by a rubric
summarising the episode’s contents, as in all the romances that were produced at the
Wavrin workshop at this time5. It also contains two interpolated episodes which are not
found in the other manuscripts of the tale that belong to this group. The first of these
offers a brief account of the sights seen by Paris on his way from Genoa to the Holy
Land, whilst the second provides a lengthy description of the jousts and festivities
organised to celebrate the couple’s wedding when they are finally given permission to
marry6.
4 Apart from the six manuscripts in this group, the tale of Paris and Vienne also exists in
a second, shorter French version which survives in a single manuscript (Paris, BnF fr.
20044)7 and the printed editions of the tale in French which date from 1487 onwards.
This shorter version, which is half the length of the longer, would seem to have been
the basis of all the subsequent translations of the story, such as that of William Caxton
into English (1485)8. It omits the authorial prologue, lacks the prophetic dreams that
the young lovers have at key moments in the narrative and contains far fewer
dialogues and descriptions of tournaments. Like the Burgundian version, it is
systematically divided into chapters, each with its own succinct heading, but it also
differs from all the manuscripts of the longer version in dating the events it recounts to
1271, a claim which is completely without historical foundation. Although scholars are
divided as to which of the two French renderings of the story is the original – for some,
the shorter, « primitive » version came first9, whereas for others, the shorter redaction
is a simplified version of the earlier, longer one10 –, the codicological tradition itself
supports the second of these views since the manuscripts of the longer version are all
older than that of the shorter.
5 One reason why this slimmed-down version of Paris et Vienne was adopted in all the
French printed editions of the tale and was used as the basis for the printed
translations may be the general tendency of such editions of romances to abbreviate
their manuscript sources11. However, there may also be another reason for this
proliferation of versions and for the preference given to the shorter redaction in the
print and translation traditions, one which I want to explore here. As Leah Otis-Cour
has recently argued12, idyllic tales such as Paris et Vienne can be seen as
« canoniquement correct[s] » in putting the Church’s championing of individual
consent above that of the aristocratic practice of parents choosing marriage partners
for their offspring for the purposes of maintaining dynastic status, irrespective of their
child’s wishes. However, given that the robust defence of the notion of consent in these
works would have been problematic for an aristocratic audience, they often employ
elaborate narrative strategies – such as the belated revelation that a seemingly less
noble partner is in fact of suitably high birth – in order to reconcile the child’s desire
for marital autonomy with their need to be accepted back into society. As Douglas Kelly
has observed, such strategies in romances like Paris et Vienne and in the nouvelles of the
fifteenth century – which can also include having a higher authority, such as a king or a
high-ranking male relative, bring an end to the conflict between parent and child – are
necessary in these texts because the actions of the young lovers constitute a marked
deviation from the social norm, one which would have provoked both amusement and
anxiety in the medieval audience13. For Kelly, comic genres such as the nouvelle were

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intended by and large to produce the former response, thus defusing the threat posed
by such youthful autonomy through farce. Conversely, although more serious genres
such as romance may make some use of humour, as is the case in Paris et Vienne, they
are nonetheless more likely to have painted an unsettling picture of the consequences
of departing from these accepted social norms. Ultimately, however, even in these
romances it is not always easy to discern which of these two possible responses is
meant to be evoked in the audience. As Kelly himself observes : « dans ces romans,
l’anomalie peut susciter soit le rire soit l’inquiétude, ou bien on peut hésiter entre les
deux »14.
6 In an earlier study of this tension between amusement and anxiety in the treatment of
adolescence in the longer version of Paris et Vienne, I argued that this work uses humour
as the chief means by which to convey a moral message about the problems created
when a young couple’s desire for marital self-determination comes in conflict with
parental authority15. This critical attitude towards adolescence in Paris et Vienne would
seem to be informed by late medieval discourses on the troubling nature of youth as a
period in the human life-cycle which is characterised by disobedience, deceitfulness,
argumentativeness and immoderate sexual passion16. From its playful prologue, with its
reference to supposed multiple sources, to its highly improbable ending, where the
heroes die at an extraordinarily advanced age, the romance gives an amusing account
of the young couple’s defiance of their parents, their use of trickery to achieve their
goals, their violent verbal outbursts, and their excessive love that borders at times on
idolatry. Furthermore, this longer version of the tale makes extensive use of both
parody and irony : whilst Vienne’s conflict with her father over her wish to withhold
her consent to an unwanted marriage is presented as a parodic account of a virgin-
martyr’s defiance of a tyrannical parent, Paris’s Saracen disguise is shown, ironically, to
work far better as a way of winning Vienne’s hand than his earlier use of chivalric
incognito since it allows him to trick her father into giving his consent to their
marriage. If Paris and Vienne are depicted in light-hearted, anti-heroic guise 17, despite
their story ultimately arriving at a happy ending, it is their respective confidants, the
long-suffering Odoardo and Ysabeau, who act as the voices of reason in the narrative in
their attempts to persuade the young couple to moderate their feelings for each other
and to end their dispute with Vienne’s father. According to this interpretation of the
longer version of Paris et Vienne, the threat posed by the rebellious couple to the
authority of the father is thus undermined through the use of humour which serves to
problematise their status as exemplary figures and even to subvert idyllic romance as a
defence of adolescent autonomy.
7 However, if the tale can be read in this way, Michelle Szkilnik has recently argued that
it is also open to another interpretation, one in which parental authority itself is
subverted, given that the couple’s chief antagonist, Vienne’s father, is hardly shown in
a very positive light18. Such a reading of the longer version is certainly in line with
Kelly’s argument about the difficulty of deciding whether such tales are meant to be
taken simply as a pleasurable form of amusement or as a more serious interrogation of
social norms. Yet, the fact that the story of Paris and Vienne does not exist in a single
version but in several suggests that the text’s potential subversiveness to which
Szkilnik draws our attention, may have been the source of considerable anxiety to its
late medieval audience and so required revision if it was to be made less ambiguous in
its moral import. Thus, whilst both the Burgundian and the shorter renderings of the
tale follow the same basic narrative as that of the longer version, they nonetheless

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adopt a variety of different strategies for reducing the troubling potential of this text to
be read as an apology for adolescent dissent. As we shall see, the Burgundian redaction
does this by attenuating the longer version’s emphasis on the lovers’ use of trickery to
obtain their goal by adding a long, interpolated description of the wedding jousts that
significantly alters the ending of the narrative and the lesson to be taken from it.
Similarly, the shorter version of Paris et Vienne turns this tale into a much more serious
analysis of inter-generational conflict than that found in the longer version. This it
achieves by depicting the couple as courtly lovers rather than as adolescents, by
foregrounding the problem of their social inequality and the effects of their
transgression on their own sense of well-being, and by showing the lovers’ less
duplicitous attitude towards the dauphin himself.
8 Apart from the Burgundian redaction, the majority of manuscripts of the longer
version of Paris et Vienne end with a very rapid dénouement. Once the two families have
been reconciled with their respective children and the couple’s marriage has been
agreed upon, the tale briefly recounts that the kings of France and England, plus
various dukes and barons, attend the wedding ceremony, and describes the three days
of jousting that take place to celebrate it. Whilst Paris and Odoardo’s feats at these
jousts are mentioned in passing, there is no special emphasis placed on their being
judged the victors. The tale finishes with a very quick summary of the rest of the
couple’s lives, noting the numerous children that they had, the titles that their sons
inherited, the marriages made by their daughters, and the pious deeds of almsgiving
that Paris and Vienne performed before their deaths.
9 In the Burgundian manuscript, by contrast, the chivalric and courtly ceremonies that
accompany the wedding are retold in much greater detail, to the extent of adding
almost 10% to the length of the total narrative. Antoinette Naber has claimed that the
pages of this long, interpolated episode « n’ajoutent en fait rien de nouveau au récit » 19.
Yet, in fact, this enhancement of the narrative radically changes the final impression of
the text that the audience takes away from it since, although the Burgundian version
follows the original in recounting the fortuitous piece of trickery that brings about the
happy ending for the lovers, it is not this that now lingers here in the reader’s mind.
Instead, rather than bringing the narrative to a close on the somewhat ambivalent note
that the dilemma of how to reconcile adolescent rebellion with parental authority has
been dealt with thanks to the lovers’ duping of the dauphin, this version pays far
greater attention to retrospectively validating Paris’s worthiness as a marriage partner
for Vienne. Indeed, given that the question of what was thought to constitute « vraie
noblesse », namely birth or worth, was being actively discussed in various literary and
moral works produced at the Burgundian court in this period20, the ending of this
version of Paris et Vienne makes its own important contribution to this debate whilst at
the same time assuaging any lingering anxieties in the reader’s mind about how the
conflict between the generations has been resolved.
10 Practically every detail in this interpolated episode serves to reaffirm the social
hierarchy and to reintegrate Paris within it by means of an elaborate display of family
and class solidarity21, particularly between Vienne’s father and his new son-in-law.
Thus, the dauphin publicly explains to the king and all the other nobles why he has
come to accept Paris as Vienne’s suitor, declaring that the hero was not only his
liberator from the hands of his Saracen captors, but that he was also the knight who
distinguished himself in his incognito of plain white arms at the two great

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tournaments : « Sire, vecy le chevalier par qui je suis sauvé et mis hors des mains des
ennemis de la foy. C’est cellui qui vainqui le tournoy a Vienne et gaigna l’escu de cristal,
c’est cellui qui vainqui le tournoy a Paris et gaigna les trois bannieres et c’est cellui a
qui j’ay donné ma fille » (K, p. 634).
11 As if to reinforce a point that Vienne herself had originally made about Paris’s having
proved himself as being as worthy of marrying her as the son of the king of France,
since his prowess compensated for his lesser birth, this interpolated episode
consistently positions Paris in close proximity to the king and others of the same rank.
Thus, in the king’s entrée into the town prior to the wedding, it is noted that « Apres a
l’autre costé dextre du roy chevauchoit le roy d’Angleterre et le roy de Sezille. Et en la
moyenne d’eulx deux chevauchoit Paris » (K, p. 635). Similarly, at the feast after the
wedding jousts Paris is shown being seated between two kings : « Le roy fist cest
honneur a Paris que a ce soupper il le fist seoir entre lui et le roy d’Angleterre » (K,
p. 645).
12 Furthermore, it is not just Paris whose merit is retrospectively validated but also that
of his father who had been so viciously rebuffed by his lord, the dauphin, when he tried
to request Vienne’s hand in marriage for his son. Messire Jacques is now treated as
being as meritorious as his son and is described in similar terms to those used for Paris
himself, being « de hault affaire, […] hault homme et de belle estature de son aage et de
moult beau contenement » (K, p. 635). Once again, it is the king himself who puts the
seal of approval on both the worthiness of Paris’s biological family and the rightfulness
of his being accepted into his adopted family through marriage when he reveals that
Paris is the winner of the two wedding jousts and announces : « Fleur de chevalerie,
bien est tenu a Dieu le pere et la mere qui vous engendra, car a vaillance n’avez pas
failly. Et bien est heureux nostre beau cousin le daulphin d’avoir ung tel beau filz preux
et hardy » (K, p. 645). Effectively acting, in Kelly’s words, as the « instance supérieure »
who brings about the resolution to inter-generational conflict 22, the king is thus
depicted in the narrative as the irrefutable guarantor of Paris’s worth.
13 By ending with this lengthy description of the wedding jousts, the Burgundian
manuscript thereby shifts the reader’s attention away from the rather unchivalric
trickery that had brought Paris’s quest to a satisfactory conclusion in favour of
reminding the reader of the deeds of prowess that caused Vienne to fall in love with
him in the first place. The way in which the theme of chivalric incognito is recast here
underlines this point as it shows that, no matter how well the hero might seek to hide
his identity, his reputation now speaks for itself since his valorous feats cannot be
mistaken for those of any other knight. Thus, despite his and Odoardo’s best efforts on
the first day of the wedding tournament to disguise themselves in green armour, Paris’s
brilliance on the field of battle soon arouses the suspicions of both the king and the
dauphin that it is indeed he who has won the day. For this reason, at the end of an
equally distinguished second day of combat on the hero’s part, a rather comical
« ambush » of the two knights is arranged by the king and the dauphin at which Paris
and Odoardo are unmasked and their deeds openly acknowledged and praised.
14 Yet this emphasis on the public nature of the display of Paris’s prowess also introduces
a new element into the narrative : the need for him no longer to fight solely in order to
prove himself in Vienne’s eyes but to do so as part of his taking on a more socially
useful role, one involving something more than simply his own personal satisfaction.
This theme of serving the « chose publique » was a staple of late medieval political

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thought and, as I have argued elsewhere23, was a key influence on other pre-marital
romances of the period such as Ponthus et Sidoine and Cleriadus et Meliadice, which were
very popular at the Burgundian court. Unlike the other manuscripts of the longer
version of Paris et Vienne which never broaden out their exclusive focus on the young
lovers’ private pursuit of love, the Burgundian redaction stresses how Paris is rewarded
for his prowess with the very highest of military offices, that of constable of France. As
a mark of the extraordinary honour that this represents, Paris receives this office from
the king at the behest of the previous incumbent of the post, whom he had beaten in
the joust the day before and who exclaims that « je ne say au jour duy homme ou
monde a qui se elle estoit a moy a donner que je la baillasse devant que je en eusse fait
le present au bon chevalier Paris » (K, p. 646). The hero’s exemplary conduct in this
public role is underscored by the fact that he holds this office for fifty years and proves
himself to be the most distinguished constable of France up to the time of the famous
Bertrand du Guesclin (ibid.), all such references to his military apotheosis being
exclusive to this particular version of the text.
15 If the extended dénouement of the Burgundian redaction of Paris et Vienne encourages
the reader to draw from this romance a moral lesson about true nobility proving itself
through chivalric prowess, rather than finishing on the less edifying notion of trickery
being its own reward, the shorter version goes even further in presenting this tale as a
moral exemplum on the perils of adolescent deviation from the social norm. Omitting
the original’s playful and ambiguous authorial prologue in favour of proceeding
directly to present the tale as if it had a factual, historical origin, the shorter redaction
creates a very different relationship for itself with the reader, thus stressing the far
greater seriousness of its account of a young couple’s thwarted desires.
16 Significantly, the hero and heroine in the shorter version are not portrayed as being
quite so young as they are in the longer redaction where Vienne is said to be only
eleven years old and Paris sixteen. Here she is described as being aged only twelve and
Paris fifteen when they first meet and, when the possibility of her being married to
another suitor is first mooted, she is fifteen years old and he eighteen. This shift of
emphasis away from the couple’s extreme youth is important as it is matched by a
difference of tone in their own attitude towards love. Unlike the longer version which
presents their youthful passion as an immoderate burning desire, their love for each
other is portrayed here in less excessive terms as being more like that of classic courtly
lovers who are separated by circumstance, such as those in the works of a Chrétien de
Troyes. The amorous vocabulary employed in the shorter version thus tells of their
being constrained to love as, for example, when Paris is described as finding his
undeclared passion deepen with every passing day : « mais tant plus aloit et plus luy
croissoit l’amour en son cuer » (B, p. 59). In similarly courtly style, much is made of
their suffering in parallel, unbeknownst to each other, until they can eventually reveal
their mutual feelings : whilst Paris is said to be « moult desireulx de veoir Vienne, car
moult amours le destraignent » (B, p. 82), Vienne is portrayed as languishing « comme
celle que amours destraingnent » (B, p. 84).
17 Compared to the longer version, in which the heroine is largely presented as a
tempestuous child, Vienne is here shown to be far more of a resolute domna figure
exerting her will over her loving servant Paris, as can be seen in the rubric of chapter
XVI which baldly states « Coment Vienne disoit a Paris qu’il seroit son mari » (B, p. 88).
Likewise, there is far less prevarication on her part when she insists that the hero

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should arrange for his father to ask the dauphin for her hand : « Je vueil que
incontinent vous deissiez a vostre pere qu’il parle a mon pere et luy diré qu’il me donne
a vous pour fame » (B, p. 89). Once their separation has been enforced, the
representation of their love for each other takes on a more Tristanian colouring :
avoiding the parodic excesses of Paris’s prostration found in the longer version, the
lovers here are simply shown to be evenly matched in the miserable existence that
each is forced to lead when deprived of the other’s company : for Paris, life is « triste et
douloureuse » (B, p. 98) whilst Vienne « passoit son temps a grant douleur » (B, p. 102).
By focussing primarily on the couple’s constancy in love instead of their youthful,
idolatrous fervour for each other, the shorter version thus unequivocally presents Paris
and Vienne as the heroes of the tale, ones who are fully deserving of the reader’s
sympathy.
18 An additional consequence of presenting the couple’s love in this more sober, unhappy
fashion, rather than in terms of adolescent excess, is that it accentuates the seriousness
of the lovers’ having come into conflict with parental authority. Indeed, the shorter
version is altogether much more explicit than the longer about the problematic nature
of this dispute and it is much more conscious of the transgression posed by the unequal
status of the two prospective marriage partners. Paris in particular is shown to be
highly aware of his presumptuousness in loving the heroine as he openly expresses his
regret that « il n’estoit pas de si grant lignee comme Vienne » (B, p. 59). Moreover, the
fact of his social inferiority is developed in this version into far more of a pragmatic
justification of the hero’s use of incognito which, in the longer redaction, appears at
times to be gratuitous. Thus, here it is his confidant Odoardo who persuades Paris to
disguise himself at the two tournaments where he fights in honour of Vienne on the
grounds that his use of incognito will actually redound more greatly to his lady’s glory
than if he were to present himself openly as her champion, since he is of distinctly
lesser birth than her : « Et, se vous y allez et feussés congneu, le Daulphin ne les aultres
ne vous priseroyent pas tant pour ce que vous n’estes pas de si grant lignee comme les
aultres. Aussi, se vous y allez descouvert, et Vienne a l’onneur, pour vous peu luy sera
prisé, et, se elle a l’onneur par ung chevalier qui ne soit congneu, tant plus luy croistra
l’amour en son courage devers luy, qui tant d’onneur luy avra fait » (B, p. 70). Vienne’s
own confidant, Ysabeau, similarly reiterates the problem of Paris’s lower social
standing when, on discovering that he was the victor in the two tournaments, she
reminds Vienne that « nonobstant que Paris ait tant de bien, toutesfoys devez
considerer qu’il n’est pas egal en vous en lignaige ne en estat […] et auxi car il est vostre
vaissal et subgiet et ne fait mestier a vous » (B, p. 81). Even the smitten heroine herself
is forced to acknowledge this inequality when she tries to put a positive gloss on Paris’s
inferior status by stressing how his valorous actions on the field of combat bring much
honour to his lord, the dauphin : « est grant honneur a mon pere qu’il ayt pour vaissal
le milleur chevalier du monde » (B, p. 82).
19 The reduced place given to dialogues and descriptions of tournaments in this shorter
version also means that the key issues raised by the narrative are consistently
foregrounded to the extent that the lovers’ anxieties about the potential scandal which
their actions will provoke are ever-present. Thus, whilst Vienne is adamant about
refusing to give her consent to a marriage with her father’s choice of suitor, the son of
the duke of Burgundy, when she exclaims to Paris that « vous scavez bien que mariage
n’est nul sans consentement de deulx parties », she also expresses her horror at the
idea of a union between them that is not properly sanctioned by matrimony : « vueil

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qu’il se acomplisse par enurs et vollenté de Dieu honnestement et non en pechié ne en


deshonneur de moy » (B, p. 88). Accordingly, at every stage of their attempt to be
together, the lovers are shown to be thoroughly conscious of what is at stake in terms
of the distress and dishonour that they are likely to cause their families. On asking his
father to intercede on his behalf with the dauphin, Paris is only too aware that what he
is requesting is « doubteuse » (B, p. 89), a view with which Messire Jacques readily
concurs, stating that his request is indeed a « folie » (ibid.). Likewise, on finding that his
elopement with Vienne has been thwarted by an impassible river, Paris not only
sincerely avows his fault but also bitterly regrets not having sought his confidant’s
advice before embarking on such a dishonourable venture, an emphasis which is
notably lacking in the original : « Hee mon pere ! Hee ma mere ! comment sera de vous
quant le Dauphin scaira que je luy ayré robé sa fille chere ? O mon doulz conpaignon
Odouart, et pourquoy ne me conseillé ge a vous avant que je feisse ceste follie ? » (B,
p. 96). The hero’s keen awareness of the transgressive nature of his behaviour, which
he expresses in a letter to Odoardo sent from his exile in Genoa, even leads him to see
his lack of success in his amorous endeavours as a sign that he and Vienne are being
punished by God for their actions, « puisque a nostre Seigneur n’a pleu que ayons
acompli nostre vollenté, porter le nous convient en pascience » (B, p. 105). Moreover,
his separation from his beloved takes on a distinctly penitential tone, one that is much
more developed in this version of the tale than in the longer version, as when he learns
that Vienne has been imprisoned by her father for refusing to marry his choice of
suitor and declares : « Ne fust pas mieulx raison et justice que je que ay fait le mal
portasse la penitance ? » (B, p. 117).
20 The young couple’s chief antagonist, Vienne’s father, is depicted in just as negative a
light in the shorter version as in the longer in terms of his brutal dismissal of messire
Jacques, since the tale recounts how « meu de grant felonnie, ne luy laissa achever ses
parolles, mais le print fort aprement » (B, p. 90). However, there is also greater
acknowledgement here of the seriousness of this inter-generational conflict : not only
is the dauphin presented in less exaggeratedly tyrannical fashion than in the original
but far greater attention is paid to his suffering as an anguished parent. Sympathy is
thus expressed on more than one occasion for the dauphin’s distress on discovering
that his daughter has attempted to elope, « il cuyda yssir hors du sens et toute sa court
fust troublee et n’estoit pas sans cause » (B, p. 95, my emphasis), and for his continuing
unhappiness at being unable to change Vienne’s mind no matter how severely he
punishes her : « tant plus faisoit de mal a Vienne et tant plus luy endurcissoit le cuer,
de quoy le Dauphin avoit moult desplaisir, et non pas sans cause » (B, p. 111, my
emphasis).
21 This more sympathetic treatment of the dauphin in the shorter version of Paris et
Vienne is also matched by a difference between the two renderings of the tale in their
representation of his unfortunate imprisonment. In the longer redaction, it is the
dauphin himself who offers to act as a spy when the king of France and the pope first
moot the idea of launching a crusade, the effect of this being, as Michelle Szkilnik
suggests24, that he comes across as a kind of « arroseur arrosé » whose duplicitous
mission ends in ignominy when he is outsmarted by the suspicious Sultan (K, p. 568). In
the shorter version, by contrast, it is the king and pope themselves who entrust this
difficult mission to the dauphin whose plight also garners far more sympathy from the
reader since his failure is attributed to his having been betrayed by fellow Christians
rather than to his having come up against a cleverer opponent than himself : « a la fin,

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luy vausist petit son travail, car aucuns mauvaiz crestiens, pour argent qu’il prisrent, le
dirent au soudain de Babiloyne » (B, p. 121).
22 However, perhaps the greatest difference between the two versions of the romance is
the way in which Vienne’s defiance of her father is treated. Far from adopting the
original’s parodic portrayal of the heroine as a trickster who denies to the dauphin’s
face that she had tried to elope with Paris and who attempts to present herself as a kind
of virgin-martyr whose only reason for not wanting to get married is her wish to
devote herself to God, the shorter version omits much of Vienne’s duplicitousness in
her dealings with her irate parent. Instead, she not only stresses her desire for
reconciliation with him by begging for his forgiveness on the grounds that her love for
Paris is too strong to resist, « amours folles m’esforcent de aymer celluy » (B, p. 99), but
she openly defends her refusal to marry given that her one and only love is Paris
himself : « au monde n’a personne que j’ayme tant comme celuy que vous menassés
tant » (B, p. 100). Although Vienne does here resort to the same stratagem as in the
longer version of using the rotten chicken meat to repel her would-be suitor, she
nonetheless reiterates her fidelity to Paris rather than passing herself off as an aspirant
bride of Christ and thoroughly duping her suitor into thinking her some kind of saint,
as she does in the original : « je suis mariee, mais vous n’estes pas celuy a qui mon cuer
est octroyé […] et vous dy que vrayement, pour celluy que je desire, je seuffreray plus
grans painez que ne sont cestes » (B, p. 115).
23 Even Paris’s attitude towards Vienne’s father is handled slightly differently in the two
versions as there is far less evidence in the shorter redaction of the multiple ironies
involved in the disguised hero’s rescue of the dauphin, his mortal enemy. Only once
does the text refer here to the hero’s intention to make personal capital out of the
dauphin’s unfortunate situation when he learns what has happened to him : « quant
Paris eust ouy cecy, fust moult esbahy et n’en fist nul semblant, mais dist en son
couraige que son adventure pourroit encore venir a perfection » (B, p. 122). The
important final reconciliation scene is also different in the two versions in that both
hero and heroine in the shorter redaction beg immediately for the dauphin’s
forgiveness, with Paris abandoning his Saracen disguise at the earliest possible
opportunity : « veez cy Paris vostre indigne vaisal et subgetz, filz a missere Jacques et,
puis qu’il a pleu a monseigneur que je soye venu en ceste adventure, je demande vostre
misericorde » (B, p. 137). The completeness with which paternal authority is restored at
the end of this version is made clear in the fact that, following the briefly recounted
marriage ceremony, Paris does not replace the dauphin as ruler with anything like the
same rapidity as he does in the longer version : « Et vesquirent ung grant temps en
grant amour et aprés le Dauphin mourust et resta Paris Dauphin » (B, p. 139). Indeed, it
is a sign of the power that Vienne’s father continues to wield long after the couple’s
wedding that it is he who decides to whom their daughter should be married, thus
providing a somewhat ironic but salient reminder of the fact that he could not do this
with his own daughter : « Et Paris eust de Vienne troys enffans, c’est assavoir deulx filz
et une fille, laquelle fille le Dauphin colloca moult noblement a mariage » (ibid.).
24 The important part played by late medieval idyllic romances such as Paris et Vienne in
exploring the tensions created by depicting young lovers in conflict with their parents
on the issue of their free choice of marriage partner cannot be overstated. Even within
the single example of this work, the three different redactions that exist of Paris et
Vienne demonstrate the variety of approaches that the writers of such romances could

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take when dealing with such anxiety-inducing matters. Whilst the longer version of
this tale exploits many of the resources of comedy in order to present the hero and
heroine as tricksters whose flouting of parental authority may or may not evoke the
reader’s sympathy, the Burgundian version attempts to reduce this emphasis on the
couple’s duplicitousness by introducing a lengthy and retrospective validation of Paris
as chivalric hero and true aristocrat. This type of validation celebrating both the worth
of an individual and the restoration of social harmony at court, which is also present in
other contemporary romances dealing with pre-marital love between couples of
unequal birth, such as Cleriadus et Meliadice, may add little to the development of the
narrative but it performs a vital ideological role within the text 25. The shorter version
of Paris et Vienne differentiates itself even more markedly from the potentially
subversive message of the original, which may also be the reason why, in addition to its
relative brevity, it was preferred by the translators and printers who ensured its
popularity among its late medieval and early modern audience. Largely stripping the
narrative of its capacity to amuse, this version turns the tale of Paris and Vienne into a
means of conveying an uncompromisingly serious message about the moral dilemmas
and emotional anguish undergone by young lovers intent on pursuing their personal
desires. Whilst the longer version is perhaps the one that affords the modern reader
the most enjoyable retelling of the story, the fact that it underwent two considerable
revisions shortly after it first appeared suggests that this amusement was not felt by its
late medieval readers to come without a troubling price.

NOTES
1. M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913 ; M. Vuagnoux-Uhlig, Le
Couple en herbe. Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Geneva,
Droz, 2009 ; Le Récit idyllique, aux sources du roman moderne, ed. J.-J. Vincensini and C. Galderisi,
Paris, Classiques Garnier, 2009.
2. J.-J. Vincensini, « Désordre de l’abjection et ordre de la courtoisie : le corps abject dans Paris et
Vienne de Pierre de la Cépède », Medium Ævum, 68/2, 1999, p. 292-304.
3. See R. Kaltenbacher, « Der altfranzösische Roman Paris et Vienne », Romanische Forschungen,
15/2, 1904, p. 321-688. All references to this edition, hereafter referred to as K, will be made in
the body of the text and quotations will amend punctuation and spelling as necessary.
4. A. Naber, « B. R. 9632/3 – Une version bourguignonne du roman de Paris et Vienne », Rencontres
médiévales en Bourgogne (XIVe-XVe siècles), 1, 1991, p. 19-27.
5. A. Naber, « Les manuscrits d’un bibliophile bourguignon du XV e siècle, Jean de Wavrin », Revue
du Nord, 72, 1990, p. 23-48 ; and id., « La culture livresque dans quelques romans de chevalerie
bourguignons », Eulalie, 1, 1998, p. 39-44.
6. See K, p. 632-633 for the first of these interpolations, and p. 633-646 for the second.
7. See Paris et Vienne, romanzo cavalleresco del XV secolo, Parigi, Bibliothèque Nationale, ms. fr. 20044,
ed. A. M. Babbi, Milan, FrancoAngeli, 1992. All references to this edition, hereafter referred to as
B, will be made in the body of the text.
8. Paris and Vienne. Translated from the French and Printed by William Caxton, ed. M. Leach, Early
English Text Society, Oxford, Oxford University Press, 1957. For studies of this translation, see W.

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T. Cotton, « Fidelity, suffering and humor in Paris and Vienne », Chivalric Literature : Essays on
Relations between Literature and Life in the Later Middle Ages, ed. L. D. Benson and J. Leyerle, Toronto,
University of Toronto Press, 1980, p. 91-100 ; and H. E. Hudson, « Constructions of class, family,
and gender in some Middle English popular romances », Class and Gender in Early English Literature :
Intersections, ed. B. J. Harwood and G. R. Overing, Bloomington, Indiana University Press, 1994,
p. 76-94.
9. B, p. 16-17.
10. Leach, ed. cit., p. xvi.
11. Ph. Ménard, « La réception des romans de chevalerie à la fin du Moyen Âge et au XVI e
siècle », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne, 49, 1997, p. 234-273.
12. L. Otis-Cour, « Mariage d’amour, charité et société dans les ‘romans de couple’ médiévaux »,
Le Moyen Âge, 111/2, 2005, p. 275-292.
13. D. Kelly, « La norme et l’anomalie dans le roman au milieu du XV e siècle », Du roman courtois
au roman baroque, ed. Emmanuel Bury and Francine Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004,
p. 353-366.
14. Ibid., p. 357.
15. R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, and Desire, Oxford,
Oxford University Press, 2008, p. 79-128.
16. A. Sobczyk, L’Érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Louvain, Peeters,
2008.
17. J. J. St Clair, Paris et Vienne : lexical choice, narrative technique, and meaning in a roman
d’aventure of the fifteenth century, Ph.D. dissertation, Ohio State University, 1976.
18. M. Szkilnik, review of Brown-Grant, op. cit., in Cahiers de recherches médiévales et humanistes,
accessible at http ://crm.revues.org/index11464.html, p. 2.
19. Naber, « B. R. 9632/3 – Une version bourguignonne du roman de Paris et Vienne », art. cit.,
p. 22 (see note 4).
20. A. J. Vanderjagt, Qui sa vertu anoblist : The Concepts of noblesse and chose publicque in
Burgundian Political Thought (Including Fifteenth Century French Translations of Giovanni Aurispa,
Buonaccorso da Montemagno, and Diego de Valera), Groningen, Jean Miélot & Co., 1981.
21. For a similar view of aristocratic literature as a utopian imagining of upper-class solidarity,
see S. H. Rigby, Wisdom and Chivalry : Chaucer’s Knight’s Tale and Medieval Political Theory, Leiden and
Boston, Brill, 2009, p. 288.
22. Kelly, art. cit., p. 361.
23. Brown-Grant, op. cit., p. 15-78.
24. Szkilnik, art. cit., p. 2.
25. I am indebted to Michelle Szkilnik for pointing out this important parallel between these
romances and I would also like to thank S. H. Rigby for his comments on successive drafts of this
article.

ABSTRACTS
Idyllic romances such as Paris et Vienne, which exists in three different versions, explore the
tensions created by depicting young lovers in conflict with their parents on the issue of whom
they want to marry. Whilst the original version, as preserved in Paris, BnF fr. 1480, uses comedy

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in order to present the hero and heroine as tricksters whose flouting of parental authority
evokes ambivalence in the reader, the Burgundian redaction (Brussels, KBR 9632/3) reduces this
emphasis on the couple’s duplicitousness by ending the tale with a lengthy retrospective
validation of Paris as chivalric hero and true aristocrat. By contrast, the shorter version of Paris et
Vienne, which is extant in Paris, BnF fr. 20044, largely strips the narrative of its capacity to amuse
and extracts from the tale an uncompromisingly serious message about the moral dilemmas and
emotional anguish undergone by young lovers intent on pursuing their personal desires.

Les romans idylliques, tels que celui de Paris et Vienne, qui existe en trois rédactions différentes,
explorent les tensions créées lorsque deux jeunes amants s’opposent à la volonté de leurs
familles en matière de mariage. Alors que la version originale (e.g. Paris, BnF fr. 1480) utilise
l’humour afin de peindre les amants sous les traits de trompeurs, effet qui n’aurait pas manqué
de susciter une certaine ambivalence chez le lecteur médiéval, la rédaction bourguignonne
(Bruxelles, KBR 9632/3) essaie de modifier cette impression du couple en ajoutant à la fin du récit
une longue justification rétrospective de la prouesse et de la noblesse du héros. En revanche, la
version plus courte de l’histoire (Paris, BnF fr. 20044) élimine la plus grande partie de l’humour
du texte original afin d’en tirer une leçon morale de portée plus sérieuse sur les angoisses subies
par les amants en quête de leur propre destin affectif.

AUTHOR
ROSALIND BROWN-GRANT
University of Leeds

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Thisbé travestie : Floridan et Elvide


ou l’idylle trafiquée
Yasmina Foehr-Janssens

1 L’intrigue du récit rapporté par l’humaniste Nicolas de Clamanges 1 à propos de deux


jeunes amants, Floridan et Elvide, appartient sans conteste à la veine idyllique à
laquelle s’intéresse le présent volume. On sait que cette nouvelle latine, composée
avant 1437 ou même avant 14242, a été traduite par Rasse de Brunhamel et que cette
version française figure à la suite de Jean de Saintré dans quatre des principaux
manuscrits de l’œuvre d’Antoine de la Sale3. L’antépénultième nouvelle des Cent
nouvelles Nouvelles4 présente une autre version, légèrement différente, de cette histoire
qui connut par ailleurs une assez grande faveur, puisqu’on trouve sa trace dans le
Novellino de Massucio et qu’au XVIe siècle elle figure dans les Comptes du monde
aventureux et dans les Nouvelles Histoires tragiques de Bénigne Poissenot 5.
2 En narrant la fugue adolescente des deux jeunes héros, parés chacun de toutes les
vertus propres à leur sexe, Floridan et Elvide exploite le principal ressort de l’idylle. Les
émois d’un couple juvénile bravant les interdits parentaux forment en effet la trame
principale des récits centrés sur un amour d’enfance sincère et fougueux dont Pyrame et
Thisbé et Floire et Blanchefleur offrent le prototype.
3 Contre le gré de ses parents qui la réservaient «a ung seigneur leur voisin, qui estoit
assez ancien, riche, puissant et yssu de bien noble lieu» 6, Elvide, fille d’un «riche et
puissant chevalier», «tres belle pucelle, aagee environ de xvi a xvii ans» 7 s’éprend du
jeune Floridan, «lequel estoit assez noble de sang, ja soit ce que non pas tant que l’autre
seigneur ancien»8. Le jeune homme est «beau de figure, preux, hardy et vaillant.» 9.
Devant l’opposition du père de la jeune fille, les jeunes amants cherchent à accomplir
«leur souverain desir, c’est assavoir comment ilz porroient estre joinctz et unis par bon
et leal mariage»10. Leur décision est prise: Elvide s’enfuira du domicile paternel et
Floridan «l’enmenrroit de l’ostel de son pere le plus secretement que faire se porroit en
son chastel»11.

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L’idylle à l’épreuve de l’enseignement des dames


4 Nicolas de Clamanges et son traducteur ne font cependant pas explicitement référence
au cadre littéraire de l’idylle lorsqu’ils établissent la portée intellectuelle et spirituelle
de leur récit. Bien au contraire, c’est une héroïne de l’histoire romaine, une femme
mariée de surcroît, qu’ils invoquent pour servir de modèle idéologique à leur récit. Le
suicide héroïque d’Elvide, menacée de viol par quatre rustres pris de boisson, doit se
mesurer aux exploits de la vertueuse Lucrèce, narrés par Tite-Live. La comparaison
tourne d’ailleurs clairement à l’avantage des hauts faits récents de la demoiselle issue
«es fins de France»12. «L’ardant desir de [l]a pureté»13 de Lucrèce, qui doit faire excuser
l’attentat contre sa vie, n’a pu éviter à la noble Romaine la souillure du viol, alors que la
pucelle Elvide «tres estrange de toute suspecçon de non licite consentement, voult par
anticipacion pourveoir qu’elle ne fust soillie par vil et deshonneste actouchement et
ama mieulz la mort que d’encheoir en ce pechié »14.
5 Un tel commentaire en dit long sur l’état d’esprit des graves universitaires que sont
l’auteur de la nouvelle latine et son traducteur. L’issue tragique d’une fuite amoureuse
n’a d’autre intérêt que de proposer un exemple de chasteté admirable. Elvide,
surpassant la chaste Lucrèce, se hausse au niveau de Griseldis, dont l’admirable
obéissance louée par Pétrarque fait les délices des moralistes français attentifs à fournir
aux femmes des modèles d’une vertu irréprochable. L’auteur du Mesnagier de Paris ne
manque pas de s’appuyer sur le double témoignage de Griseldis et de Lucrèce pour
mettre en forme une doctrine qu’il partage avec nombre de ses contemporains et dont
la pierre de touche est l’héroïsation de la passivité féminine 15. L’exaltation à outrance
de la chasteté, la sanctification de l’obéissance et la louange de l’humilité permettent de
tracer, sous couvert d’un enseignement inspiré de l’évangile, un programme
d’éducation féminine entièrement régi par des devoirs d’oubli ou de négation de soi 16.
Le traitement que reçoit le suicide d’Elvide témoigne lui aussi de cette stratégie et
motive la comparaison, déjà fréquemment esquissée entre Griseldis et Floridan et Elvide 17.
6 On le sait, la halte des jeunes fugueurs dans une auberge se solde par une rencontre
terrifiante. Le récit de ce qui n’est somme toute qu’un fait divers sanglant insiste sur
l’indignité des agresseurs avinés(ferocissimi quatuor agrestes juvenes, vino etiam tum atque
libidine insitam animis furiam magis efferantibus18 ; «quatre grans loudiers chartons de
josne aaige»19) et sur leur ardeur indécente(truces furentium animos, vesana temeritate 20;
«furieux desir, crueuse voullenté»21). De même, dans la 98e nouvelle des Cent nouvelles
Nouvelles, qui ne s’engage pourtant pas dans la voie de la moralisation du récit, la
violence des assauts subis par les jeunes gens laisse cependant une impression glaçante.
La folie sanguinaire des jeunes bourreaux rend ceux-ci insensibles à toutes les «douces
paroles» que leur adressent l’aubergiste, puis Floridan et enfin Elvide. Ils menacent de
prendre en public leur plaisir avec la jeune femme. Après avoir tué le jeune homme, ils
contraignent l’aubergiste à enfouir le corps dans son jardin. Leur obstination s’exprime
de la manière la plus brutale à l’égard d’Elvide:
Et, a ces motz, l’un d’eulx s’avance, qui la prent le plus rudement du monde, disant
qu’il aura sa compaignie avant qu’elle luy eschappe, veille ne daigne. (Les Cent
nouvelles Nouvelles, éd. cit., p. 552, l. 209-212)
Il n’en faut pas plus pour causer le désespoir de la jeune femme qui finit par se trancher
la gorge pour leur échapper.

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7 Ce déchaînement de pulsions agressives scelle donc le sort des jeunes enfants. Le récit
leur réserve pourtant à chacun une forme de martyre bien spécifique qui épouse les
normes sociales attachées à leur sexe. Notons, après d’autres commentateurs 22 que, à
l’inverse de ce que prévoit généralement la règle générique de l’idylle en matière de
dénouement tragique, les amants sont séparés dans la mort, comme pour mieux
détacher les uns des autres les faits et gestes du jeune homme et de la jeune femme. Le
commentaire du récit par Rasse indique clairement cette tendance. Désireux de
souligner l’intérêt de son histoire, le traducteur invoque la mémoire de Boccace en
arguant que ce dernier, s’il avait eu connaissance des faits, les aurait certainement
consignés dans son œuvre. Or, plutôt que d’invoquer le Décaméron et notamment la
quatrième journée, consacrée aux histoires d’amours tragiques, qui offrirait un espace
narratif parfaitement adéquat aux malheurs de Floridan et Elvide 23, Rasse disjoint la
mémoire des amants pour imaginer que les exploits de Floridan auraient pu trouver
place dans le De casibus virorum illustrium et ceux d’Elvide dans le De mulieribus claris:
Dictes moy, Anthoine, se ceste piteuse infortune eust esté advenue ou temps de
Bocasse, poette flourentin, le eust il teu et passé soubz sillence sans en faire quelque
mencion en ses livres? Certes ce est bon a croire que nennil, mais eust bien et
notablement recité le fait de messire Floridam en son livre qui se appelle Des
adventures des hommes nobles, en latin De casibus virorum illustrium. Eust aussi
pareillement recité le fait de la pucelle Ellvide en son livre qui se appelle Des femmes
cleres, en lattin De mulieribus claris. (Rasse, op. cit., p. 24, l. 465-473) 24
8 Floridan, parangon de bravoure, meurt les armes à la main après avoir glorieusement
mis en fuite ses adversaires. Un dard traîtreusement lancé par un agresseur en
débandade aura raison de sa vigueur:
Que diroye je plus? Lui tout seul perseverant en son coragieux propos les avoit tous
navrez et convertis en fuite, et n’y avoit plus nulz de eulz qui le osast assaillir,
quant l’un d’eulz, estans assez loingz, jetta ung dart ayant la pointe bien acheree,
duquel messire Floridan […] fut assené au cœur et perchiet tout oultre, duquel cop
il cheit a terre privé et destabli de toutes ses forces et de toutes ses vertus; et la
morust en la place. (Rasse, op. cit., p. 16, l. 304-312)
9 Le récit produit en abondance des références aux armes, bâtons, poignards, épées dont
sont bardés tous les acteurs masculins, à l’image des agresseurs «raemplis de vins et de
viandes, qui tres bien embattonnez vindrent en la dicte hostellerie» 25, «eulx tres bien
furniz d’espees, de dars et aultres bastons».26 De sorte que lorsqu’Elvide, acculée par
l’obstination de son impitoyable bourreau, se saisit du couteau à trancher la viande
qu’elle porte sous sa robe, on pourrait croire que l’amante prend son ami pour modèle
et qu’elle se dispose à vendre chèrement sa vie. Mais il n’en est rien: si l’instrument est
le même, quoique de taille plus modeste et d’usage domestique, la manière d’en user est
tout autre. Elvide, selon les codes de l’agir féminin, ne tentera aucun geste offensif,
sinon contre elle-même:
Or escouttez maintenant chose digne de vive memoire. Tandiz que icellui entendoit
a clorre et fermer les dictes fenestres, la pucelle, desirant avoir victoire et triumphe
de ses ennemis [et estre preservee de la perdicion de son pucellaige] 27, tira son petit
cousteau dont elle trenchoit sa viande, lequel elle portoit dessoubz sa robe. Et affin
qu’elle ne souffreist des diz quatre quelque fait luxurieux, en faisant ung cry tres
haultain, se en ouvry la gorge et cheust toute ensenglantee et demie morte a terre.
(Rasse, op. cit., p. 24, l. 448-457)
10 L’effet de surprise est créé par un curieux usage du vocabulaire guerrier qui applique à
une immolation les sèmes du triomphe et de la victoire. L’héroïsme féminin de la

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passivité, modelé par la rhétorique du martyre, reçoit ici une illustration grandiose
dont le commentaire final déploie tous les effets: si Lucrèce a été vaincue par la luxure
de Sextus, fils de Tarquin, il n’en va pas de même d’Elvide qui est, du coup, considérée
non pas comme une victime, mais comme une héroïne invaincue. Son suicide prend les
couleurs de la bravoure militaire. Pour un peu, on croirait assister au combat d’une
amazone:
Ne par manasses ne par espoentemens quelxconques ne poeut oncques estre
surmontee. […] Ellvide bateilla tres fermement a l’encontre de quatre grans et
inhumains chartons lesquelx victorieusement elle surmonta. […] Ellvide en son
blanc pucellaige voult corageusement morir pour garder de rompture son noble et
precieux seau virginel. (Rasse, op. cit., p. 26, l. 508-518) 28
11 Cette survalorisation de la virginité, que la jeune fille doit préférer à la vie même, est la
clé d’un apparent abandon de la tradition idyllique au profit de la louange d’une «claire
et noble femme»29. Le suicide, acte lamentable et répréhensible devient le
couronnement glorieux d’un itinéraire de chasteté, nonobstant l’interdit qui pèse sur
lui («il est deffendu par loys divines et civilles, soubz griefves et horribles painnes, que
nulz ne nulles se mecte a mort de soy meismes par quelque cause que ce soit») 30. La
distorsion du propos idyllique porte sur la disjonction des circonstances et des lieux de
la mort des amants. Loin de conduire, comme dans Pyrame et Thisbé, à une ultime union
des jeunes gens, le scénario macabre de Floridan et Elvide abandonne chacun des
membres du couple juvénile à une mort solitaire. L’amour est déchu de tous ses
privilèges. Il a perdu sa force opératoire, puisque même le suicide de l’amante
n’appartient plus à ses moyens d’expression. Il n’est plus le fait d’une amoureuse
désespérée par la perte de l’objet de ses désirs31, mais celui d’une vierge qui ne conçoit
pas de survivre à sa propre défloration.

Floridan et Elvide à l’ombre de Pyrame et Thisbé


12 La mort d’Elvide réduit la tradition idyllique à l’état d’une ombre. Les amours juvéniles
ne sont qu’un prétexte à forger une sorte d’hagiographie profane de la virginité.
Débarrassé de sa référence spirituelle, comme le montre la manière somme toute assez
désinvolte dont est traité le grave problème de l’interdiction chrétienne du suicide 32, le
martyre de la vierge apparaît dans toute la crudité de sa valeur sociale, comme
instrument d’une sacralisation patriarcale du pucelage des jeune filles nubiles.
13 Pourtant, malgré cette évidente mise sous tutelle du propos idyllique, l’ensemble de
l’intrigue demeure si nettement imprégné par les formes du récit d’amour juvénile,
qu’il n’est pas inutile de tenter une lecture qui rende compte des antécédents littéraires
susceptibles d’informer cette histoire33. On verra que les linéaments du genre, qui
semblent n’être convoqués que pour être aussitôt oubliés ou reniés, ne manquent pas,
malgré tout, d’exercer une influence déterminante sur la construction d’un imaginaire
de l’amour juvénile, de la rébellion adolescente et de leurs conséquences funestes.
14 Les circonstances initiales du récit reprennent fidèlement la situation de base de
l’idylle. La jeunesse des amants, leur commune ferveur amoureuse, leur entente
parfaite conduisant au désir d’évasion de la pucelle, tout cela consonne avec la loi du
genre. Comme Pyrame et Thisbé, comme Floire et Blanchefleur, comme Aucassin et
Nicolette, Floridan et Elvide représentent la perfection unificatrice, voire fusionnelle,
de l’amour hétérosexuel:

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Par quoy le dit messire Floridan et la pucelle ne estoient que ung cœur, une amour
et une voullenté. (Rasse, op. cit., p. 4, l. 57-58; p. 5, l. 56-57) 34
15 La qualité intrinsèque de ce lien indéfectible est garantie par la grande jeunesse des
protagonistes. Les amours idylliques racontent la force de l’attirance naturelle d’un
sexe vers l’autre. C’est là toute l’ambiguïté du récit idyllique tel qu’il s’impose dès le XII e
siècle comme un modèle alternatif à la passion adultère de l’amour courtois. En
affirmant la précellence de leurs désirs amoureux, Pyrame et Thisbé ainsi que Floire et
Blanchefleur affichent leur révolte contre la tutelle parentale. L’idylle constitue une
grave menace à l’égard de l’ordre social. La fin tragique du récit issu du quatrième livre
des Métamorphoses d’Ovide l’indique clairement. Fuir l’espace policé de la cité pour
tenter de connaître le bonheur, c’est s’exposer à affronter, dans le maquis des pulsions
indomptées, les puissances sauvages d’Éros et de Thanatos, figurées dans les récits
latins et français respectivement par une lionne ou un lion féroces 35.
16 Mais, par ailleurs, le motif des amours juvéniles offre également un puissant moteur
romanesque à la célébration imaginaire des perfections du mariage d’amour. Le Conte de
Floire et Blanchefleur ouvre en ce point une voie qui sera explorée par bien d’autres
romans. D’Érec et Énide ou Cligès à L’Escoufle et Galeran de Bretagne 36, l’option idyllique
devient le principal agent de la mise en place du mythe littéraire de la nuptialité
heureuse. Cette double valence hante, à notre sens, le récit de Nicolas de Clamanges et
de son premier traducteur.
17 L’anecdote tragique qui conduit à la mort des jeunes amants n’est pas dépourvue de
ressemblances avec la fable de Pyrame et Thisbé. La contrainte imposée aux vœux des
jeunes gens produit une pratique secrète du colloque amoureux qui rappelle les
entretiens furtifs à travers la brèche du mur séparant les jeunes amants de Babylone:
Le dit josne chevallier frequentoit et visitoit sa belle et doulce amie, la dicte pucelle,
non point tant de foiz que plaisir fust a l’un et a l’autre, car les voyes et les entrees
n’estoient point frances au dit messire Floridan, pour ce que le pere de la pucelle,
qui aucunement se doubtoit de la dicte mutuelle amour, leur coppoit et ostoit a son
povoir le lieu et espace convenable aux amoureux, adfin qu’ilz ne parlassent ou
devisassent aucunement enssemble. Neantmoins les diz amoureux ne estoient point
pour ce sy fort privez ne fourcloz du doulx et agreable regard ne des gracieuses
devises de l’un a l’autre qu’ilz ne parlassent et devisassent enssemble, quant ilz
povoient avoir lieu, heure et espace, tant en l’abscence du pere comme aultrement.
(Rasse, p. 4, l. 58-71)37
18 Le projet d’évasion, le rendez-vous secret, mais surtout le basculement de l’escapade
dans l’horreur répondent au même schéma que celui qui régit le premier récit des filles
de Minyas. La leçon à tirer de cette expérience tragique est claire: elle porte sur les
périls de la sexualité adolescente dont les débordements doivent être prévenus par une
stricte surveillance.
19 Lire Floridan et Elvide comme un avatar controuvé de Pyrame et Thisbé nous amène à
concentrer notre attention sur les agresseurs des jeunes amants, qui nous apparaissent
soudain comme des figures comparables à celle du lion dans la version française
médiévale du conte ovidien. Comme le démontre Christopher Lucken 38, l’irruption de
l’animal féroce impose soudain aux jeunes amants en rupture de ban une image
terrifiante de leur propre énergie pulsionnelle. À être analysés à la lumière de cette
analogie, les figures des «quatre loudiers chartons» qui s’en prennent aux amoureux se
révèlent jouer un rôle tout à fait stratégique dans la nouvelle.

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20 Commençons par retenir qu’au regard de la tradition littéraire antérieure, le statut


social de ces violeurs en puissance est relativement singulier. Dans la mythologie
moderne de l’agression sexuelle, il n’y a rien d’incongru à attribuer à l’auteur d’un
crime sexuel le profil d’une brute avinée, d’un individu violent et mal dégrossi. Mais la
tradition littéraire médiévale, quant à elle, fait la plupart du temps du viol une
expression figurée de l’ensemble des abus de pouvoir de la classe dominante. Sans
parler de tous les cas où la scène de viol confine complaisamment avec une tentative de
séduction amoureuse39, le violeur est en général un chevalier félon, imbu de sa force et
de son pouvoir. Le roman arthurien regorge d’épisodes qui décrivent le sauvetage d’une
pucelle aux jupes retroussées, tirée des griffes d’un de ces agresseurs plein de morgue
aristocratique. L’idée d’un attentat à la pudeur d’une jeune fille noble perpétré par un
membre d’une classe inférieure semble proprement insoutenable dans la logique
nobiliaire. La figure du géant violeur, que l’on rencontre par exemple dans le Roman de
Brut de Wace, et dont la brutalité pourrait être comparée à celle des mauvais garçons de
notre récit,semble faire exception. Mais, si elle incarne une forme de violence sauvage,
s’exerçant sans frein, elle propose aussi au hérosun adversaire de choix. Par sa victoire
contre le géant, le héros confirme ses qualités chevaleresqueset fait œuvre
civilisatrice40. Rien de tel, par contre, dans la confrontation entre Floridan et les jeunes
paysans. Dans le Roman du Conte d’Anjou qui, au début du XIV e siècle, laisse pourtant une
certaine place à la représentation des conditions de vie d’une classe urbaine
défavorisée, le récit du harcèlement sexuel de l’héroïne par une bande de compagnons
de plaisir adopte encore le rapport de force traditionnel entre le séducteur et sa
victime: la jeune héroïne noble se présente comme une humble ouvrière aux yeux de
«trois ou quatre fils de bourgeois» oisifs41.
21 Ainsi Floridan et Elvide témoigne d’un changement de paradigme dans la représentation
des motivations du viol et dans la caractérisation du violeur. Cette inflexion n’est sans
doute pas étrangère à la personnalité de l’héroïne du récit. Le «combat» d’Elvide
apparaît d’autant plus vertueux que l’horreur du danger auquel elle est confrontée est
grande42. Et tant pis si la victoire de Floridan contre de si piètres adversaires n’a que
peu de prix pour un jeune homme qui «des le commencement de la fleur de sa jonesse
[...] avoit exercé et frequenté le mestier des armes et qu[i] nagaires de temps, lui estant
en une tres fiere battaille, […] receut avecques pluiseurs nobles le honnorable ordre de
chevalrie»43. En regard de l’admirable courage autodestructeur de son amie, la
bravoure de Floridan se trouve réduite à la fonction de faire-valoir.
22 Les deux jeunes gens sont victimes de l’expression d’une sexualité de bas étage,
confinant à une bestialité dont le lion de Pyrame et Thisbé était déjà le symbole.
«Fourcenerie»44, «raige desmesuree»45 sont les termes qui servent à décrire les assauts
des jeunes villageois.

Cousine, sœur ou épouse? Fable gémellaire et fiction


idyllique
23 Mais l’un des effets les plus étonnants de cette configuration originale est aussi de voir
ces rustres aux désirs effrénés tenir le discours de l’ordre patriarcal offensé! En effet
pour justifier leurs exigences révoltantes à l’égard d’Elvide, les agresseurs n’ont pas de
cesse qu’ils n’aient fait le portrait des amants en jouisseurs dévergondés. Selon eux, la
jeune fille n’est jamais qu’une «ribauldelle que je ne sçay quel compaignon y avoit

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admenee derriere lui sur le dos de son cheval»46. Faisant un habile usage, finement
analysé par Zehnder47, des discours direct et indirect, nos auteurs nous livrent le point
de vue des paysans sur l’identité des deux fugitifs. Or celui-ci n’est, somme toute, pas
très différent du jugement que prononceraient les parents d’Elvide s’ils avaient vent de
l’aventure dans laquelle la jeune fille s’est engagée. Il faut être bien ribaude pour
quitter ainsi le domicile parental, sauter en croupe du cheval de son amant et se
rendre, seule avec lui, dans une auberge de village, à l’écart des grandes routes. Aux
yeux des fêtards rustiques, la noblesse dont se réclament Floridan et Elvide est ravalée
au rang de fiction. On ne peut qu’être frappée par l’insistance avec laquelle Rasse place
dans la bouche des vilains des accusations qui relèvent de la dénonciation des pouvoirs
trompeurs de la fable. À les entendre, Floridan n’est qu’un vulgaire fabulateur, un
mythomane expert en «paroles fausses et frivoles», usant d’un «langage feint», de
«bourdes» et de «mensonges»:
Lesquelx quatre loudiers respondirent que maintes foiz ilz ont oy parler du dit
messire Flouridan et de sa noblesse, mais ilz dirent que lui meisme n’est pas cellui
duquel il fait mencion, et que en riens ne le croyent, car messire Floridan dont il
parle ne va jamais tout seul par les chemins, soit en esbat ou aultre part, mais
tousjours est bien et notablement acompaigniez de pluiseurs compaignons bien
montez et bien habilliez. Et pour tant se il fait que saige, il ne leur dira plus nulles
telles frivolles ne nulles faulces parolles. Et qu’il ne ait point esperance de les
decepvoir par son faint langaige, et que en vain il passe le temps en assemblant tant
de bourdes et tant de menssonges, et que plus n’en souffreront ne ses diz plus
n’escouteront48. (Rasse, op. cit., p. 14, l. 252-263)49
24 Les protestations d’Elvide sont accueillies avec la même incrédulité. Le soupçon de
dévergondage ne rend que plus vraisemblable l’usage de la feinte. Elvide est accusée de
vouloir faire assaut de séduction au moyen de «fictions mensongères»:
Le malvais garnement lui entrerompyt sa parolle, et lui dist que pour neant et en
vain elle parloit et sermonnoit sy longuement; et que son engin et son souef
langaige monstroient clerement que c’estoit une garche et une ribaulde toute faicte
et toute frottee. Et qu’il n’estoit pas sy enffant que de soy laissier ainssy gaber et
endormir par telles fictions menssongeuses. (Rasse, op. cit., p. 22, l. 430-435) 50
25 Errant seuls et sans escorte, Floridan et Elvide renoncent aux signes de leur puissance
et s’excluent, par défaut de vraisemblance, des privilèges de leur caste. On notera de ce
point de vue, l’insistance, à propos des préparatifs et de l’exécution de l’enlèvement
d’Elvide, sur l’isolement forcé des amants fugueurs:
[L]e dit messire Floridan s’en venrroit tout seul a certaine heure determinee le plus
obscultement qu’il porroit ou dit hostel. […] Et quant l’eure fu venue, vint le dit
messire Floridan tout seul a l’ostel du pere au lieu que le pucelle lui avoit dit et
monstré, auquel lieu il la trouva toute seulle. (Rasse, op. cit., p. 6, l.
102-104et115-118)
26 Les arguments des «josnes varlez des villaiges»51 renvoient aux jeunes gens une image
déformée de leur entreprise, repoussant la fugue adolescente dans le domaine du pire
dévergondage. Ils scellent la déchéance des héros à leurs propres yeux comme le ferait
une condamnation parentale. Ainsi le déni de noblesse que les paysans opposent à leurs
malheureuses victimes sonne comme la sentence rigoureuse d’une sorte de surmoi
décalé. La confrontation avec la brutalité de ces «gens mal atrempez et de mauvaises
condicions remplis»52 produit un surcroît d’épouvante. Sous l’effet d’une image de
cauchemar, les amants sont renvoyés à leur propre impudicité fantasmée. Une telle
abomination ne peut que les anéantir. En renonçant à motiver le geste désespéré de la
jeune fille, la 98e nouvelle des Cent nouvelles Nouvelles semble confirmer cette hypothèse.

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L’économie de moyens et la sécheresse de style avec laquelle l’action de la pucelle est


décrite accroissent l’effet de surprise. Elles confèrent à la résolution de mourir l’aspect
d’une décision aussi inattendue que subite:
27 Accusés de tricherie, les amants succombent au saccage impitoyable de leur rêve de
pureté et de noblesse. Par-delà la violence physique, c’est la fiction de l’innocence
idyllique qui est mise en pièce par les railleries et l’incrédulité des paysans.
28 Mais le pire est que ces accusations de tromperie ne sont pas totalement dénuées de
fondement. En effet, pour restaurer la dignité des voyageurs solitaires, l’aubergiste
suppose une proche parenté entre les adolescents:
BnF, n. a. fr. 10057: «Cest homme cy est ung josne homme, chevalier tres renommé,
noble de sang et de faiz enssemble [… L]a femme qui est en sa compaignie n’est
point une folle femme comme vous dictes, mais est une noble fille qui est de son
linaige ou de son affinitté».53
Vat. Reg. Lat. 896: «Comment, dist l’oste, je croy veritablement que vous estes mal
informez de ce que vous dictes et estes folz et mal advisiez. Je cognoy bien cellui qui
l’a admenee, c’on appelle messire Floridam, et est chevalier qui ne daigneroit mener
femmes diffamees aval pays. Et je cuide qu’elle soit sa parente, car elle a les
manieres et contenences d’estre femme ou fille de bon lieu, de bien et d’onneur,
sans nulle villonnie ou reprouche».54
Or Floridan reprend cette fable à son compte:
BnF, n. a. fr. 10057: «Et que certainement la josvencelle qu’il maynne avec lui est sa
prochaine cousine, nee de noble maison, laquelle est une josne pucelle qui oncques
ne souffrit attouchement de homme ne quelque viollacion».55
Dans la version du ms. du Vatican, Floridan redouble cette affirmation:
Vat. Reg. Lat. 896: «Et que veritablement la damoiselle qu’il avoit admenee estoit sa
prochaine parente et vraye pucelle a marier laquelle il menoit festoier en sa
maison, comme tenus y estoit. […]Et fussent tous seurs qu’il ne pourroit veoir ne
souffrir faire aucun desplaisir a sa cousine et parente prouchaine, encores mains
que a lui mesmes».56
29 On peut s’interroger sur la raison qui pousse Floridan à ne pas revendiquer pour son
amie le statut d’épouse qu’il s’apprête à lui conférer57. Pourquoi inventer une parenté
fictive et avérer ainsi le statut de faussaires que les villageois reprochent aux amants?
30 Ce mensonge inutile nous paraît symptomatique de la présence forte, dans notre récit,
d’un imaginaire idyllique qui ne se circonscrit pas à l’influence du conte ovidien de
Pyrame et Thisbé. Floridan et Elvide ne s’inspire pas seulement du scénario tragique de la
mort malencontreuse des jeunes amants de Babylone. En témoigne le nom même du
protagoniste masculin qui fait revivre l’imaginaire floral typique des fictions idylliques
à caractère nuptial. La nouvelle de Nicolas de Clamanges porte en elle le souvenir de
Floire et Blanchefleur et de tous les romans qui, dans la suite du Conte du XII e siècle,
célèbrent les noces fraternelles de jeunes amants désunis par l’hostilité de leur lignage.
31 La fable de la parenté unissant Floridan et Elvide fournit une trace tangible de la valeur
opératoire du scénario idyllique dans la nouvelle. Elle impose au lecteur le souvenir
d’un mensonge comparable proféré par Floire. Lancé à la poursuite de son amie
disparue, Floire progresse dans sa quête au gré des révélations que lui livrent ses hôtes
successifs. Étonnés de la similitude des traits du jeune homme avec ceux de la belle
captive qu’ils ont aperçue peu de temps auparavant, ceux-ci supposent que les héros
sont frères et sœurs. Aux questions qu’on lui adresse à ce propos, Floire répond, après
une hésitation, qu’il est bien le frère de sa bien-aimée:

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Quant Flores l’ot, si s’esbahi,


isnelement li respondi
et dist: «Non frere, mais ami!»
De çou k’ot dit se repenti:
«Mais freres, dame, jou mesdi!
Dame, merci, oublïés iere;
ele est ma suer et jou ses frere».58
32 Cette équivalence symbolique entre la sœur et la bien-aimée a de quoi surprendre. On a
pu concevoir le soupçon qu’une tentation incestueuse hanterait le propos de l’idylle et
lui conférerait ses tonalités parfois inquiétantes59. Notons cependant que, dans Floire et
Blanchefleur, la tentation gémellaire se construit en maintenant consciemment à
distance le péril de l’inceste. Alors qu’ils sont nés le même jour, à Pâques fleurie, et que
leur nom témoigne d’une même référence à cette fête chrétienne, Floire et
Blanchefleur sont allaités par des nourrices distinctes et ce rapport à la nourriture
maintient entre les enfants une barrière de nature religieuse:
Livré l’[= Floire] ont a la damoisele,
por çou qu’ele estoit sage et bele,
a norrir et a maistroier,
fors seulement de l’alaitier.
Une paiienne l’alaitoit,
car lor lois l’autre refusoit. (v. 179-184)
33 On pourrait donc penser que le secret de l’idylle ne réside pas tant dans la résurgence
cryptée d’une faute incestueuse originelle que dans une manière de flirter avec la
métaphore de l’amour fraternel, malgré la prégnance de l’interdit portant sur l’inceste.
La fable des amants jumeaux dépeint les perfections de l’amour sous les traits d’une
parenté symbolique. L’étonnante ressemblance des couples gémellaires formés par
Pyrame et Thisbé et surtout Floire et Blanchefleur se passe de commentaire à ce sujet.
La fiction idyllique légitime le désir hétérosexuel en lui conférant la capacité de nouer
des liens de parenté nouveaux, dotés de la même force et de la même solidité que les
liens du sang. C’est ce que proclame la projection du thème de la gémellité sur le
canevas d’une fiction de mésalliance. Le gain qu’il y a à accomplir cette greffe du
familier sur l’inconnu se ferait donc en dépit même du trouble que peut causer le
spectre d’une union entre le frère et la sœur.
34 De sorte que, si un facteur anxiogène se présente dans la fable idyllique, nous faisons
l’hypothèse que celui-ci serait plutôt l’expression d’une inquiétude suscitée par les
exigences du mariage, et plus particulièrement du mariage exogame. Épouser un ou
une inconnue sera bien moins inquiétant s’il s’avère que le ou la fiancé(e) lointain(e)
s’allie en réalité à nous en vertu d’une fraternité cachée. Le thème de la mésalliance qui
structure l’idylle postule une union impossible que contredit la réalité d’un
attachement indéfectible. L’idylle nous apparaît donc comme un genre en tension entre
deux affirmations fortement contradictoires portant sur la nature de l’union de
l’homme et de la femme. L’une, viscéralement attachée à une représentation
inégalitaire des rapports de sexe est l’apanage des figures parentales. Les pères et
mères des héros idylliques refusent avec obstination de reconnaître au désir amoureux
une fonction sociale structurante. Les parents d’Elvide illustrent parfaitement ce type,
eux qui prétendent faire épouser à leur fille un seigneur dont l’âge n’a aucun rapport
avec celui de la fiancée qu’ils lui destinent:
Advint que le dit chevalier et sa dicte femme eurent, comme ont communement
pere et meres, grant voullenté et grant desir de allier et marier leur fille a ung

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seigneur leur voisin, qui estoit assez ancien, riche, puissant et yssu de bien noble
lieu. Et de fait furent les alliances faictes et promises sans le sceu de la fille, par
parolles tant seullement entre les diz pere et mere et le dit seigneur. (Rasse, op. cit.,
p. 4, l. 40-46)
35 Marieurs inattentifs à toute question de réciprocité ou d’équité dans les relations de
couples, les parents abusifs sont la cible privilégiée de l’idylle «heureuse» 60, alors que
leurs craintes trouvent une confirmation macabre dans les dénouements tragiques de
Pyrame et Thisbé ou Floridan et Elvide. À l’opposé, la ferveur des jeunes amants et leur
confiance indéfectible dans le choix de leur cœur fait retentir en plein âge féodal une
revendication de parité dans la représentation de la sexualité humaine. En ce sens,
l’utopie idyllique61 travaille indubitablement à ce que d’aucun appelle «l’invention de la
culture hétérosexuelle»62. Fiction d’adolescents, l’idylle use de la métaphore fraternelle
comme d’un dispositif imaginaire63. Elle contribue efficacement à la fabrication du
dogme culturel du mariage d’amour. La fable idyllique se comprend alors comme une
machine à inscrire l’endogamie dans l’exogamie64 et la fraternité dans la différence des
sexes. Il n’est donc peut-être pas tout à fait incongru de postuler que l’idylle s’élabore,
pour un public féminin, comme réponse à l’effroi suscité par la violence des mariages
forcés ou que, dans une version masculine de sa réception, elle cherche à apaiser
l’angoisse ou le sentiment de rivalité causés par l’accueil d’une fiancée étrangère au
sein d’un lignage consanguin fier de son homogénéité. Rendre l’étranger familier, telle
serait donc la vocation dernière de l’idylle, au prix de laquelle nos récits se risquent à
figurer les épousailles comme une alliance entre frère et sœur.
36 En faisant d’Elvide sa cousine, Floridan répondrait donc aux exigences génériques de
l’idylle et paradoxalement son mensonge, loin de le rendre coupable de dissimulation,
avérerait la fable du projet nuptial qui caractérise le genre dans son versant
euphorique. En présentant la jeune fille qu’il enlève comme sa parente, le jeune homme
affirme publiquement, au nom d’une norme qui puise son autorité dans la fiction,
l’efficience de l’alliance symbolique conclue en secret avec sa fiancée.
37 Le narrateur des Cent Nouvelles nouvelles a bien raison de souligner, avec son habituel
désintérêt pour toute lecture bien pensante, que les amants devraient avoir eu droit au
bonheur:
Ainsi finirent leurs jours les deux loyaux amoureux tantost l’un après l’autre sans
percevoir rien du joieux plaisir ou ilz cuidoient ensemble vivre et durer tout leur
temps. (Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. cit., p. 553, l. 240-243)
38 Il réduit de ce fait la portée du récit. La 98e nouvelle ne sera jamais que le compte rendu
navrant d’une action criminelle, brutale et absurde. Mais cette absence de moralisation
fait aussi apparaître, par contraste, le caractère controuvé de sa source. Hanté par le
modèle de Pyrame et Thisbé, le récit ne peut pas ne pas jeter sur la tentative de fugue
adolescente un éclairage inquiétant. Cependant, les nécessités d’une prédication laïque
en faveur des devoirs féminins exigent que le statut héroïque des personnages
principaux soit préservé. Il en résulte donc une curieuse contorsion imaginaire qui fait
resurgir le discours de la condamnation parentale dans la bouche des personnages les
moins aptes à le soutenir. Par une sorte d’effet de dérision spontanée, la loi patriarcale
fait retour dans le lieu même où le règne d’une brutalité sans frein aurait dû entraîner
sa négation radicale.
39 Arrivée au terme de notre parcours, nous voici amenée à souligner, comme nous
l’avons fait à propos du récit de Griseldis65, combien le montage idéologique de la
nouvelle exemplaire latine et de ses traductions françaises moralisantes génère une

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sorte de contrefaçon littéraire qui défie les lois du récit. Sous l’effet d’une fascination
pour les vertus de la virginité, Nicolas de Clamanges et Rasse de Brunhamel en viennent
à travestir doublement la fable idyllique. D’une part, ils pervertissent la tradition
ovidienne du suicide amoureux illustrée par le récit du livre IV des Métamorphoses ainsi
que par les Héroïdes. Par sa mort exemplaire, Elvide en vient à trahir sa vocation
d’amante au profit d’un sacrifice prophylactique qui confère plus de prix à la chasteté
qu’à la force du désir. D’autre part, même s’il se nourrit de la tradition nuptiale de Floire
et Blanchefleur, le récit échoue à maintenir l’utopie d’une fraternité matrimoniale.
Réduite à l’état de mensonge pitoyable et désespéré, la fiction d’une parenté tissée par
l’amour en dépit des différences de condition, de sexe et de croyance ne peut que se
survivre à elle-même sous les traits dérisoires d’une simple arrière-pensée.

NOTES
1. Le texte figure parmi les lettres de Nicolas de Clamanges et est conservé par trois manuscrits
(voir M. Zink, « Nicolas de Clamanges conteur », Ensi firent li ancessor. Mélanges de philologie romane
offerts à Marc-René Jung, Alessandria, Edizione dell’Orso, 1996, t. 2, p. 587). Il a été donné par J.
Hommey, Supplementum Patrum, Paris, 1684, p. 508-518. Deux reproductions modernes sont à
notre disposition : voir H. P. Clive Floridan et Elvide, a critical edition of the 15th century text with an
introduction, Oxford, Blackwell, 1959, p. 2-28 (texte latin en bas de page) et R. Zehnder, Les Modèles
latins des Cent Nouvelles nouvelles, Bern [et al.], P. Lang, 2004, p. 405-409. Ce dernier ouvrage
reproduit le texte donné par J. Hommey dans son Supplementum Patrum de 1684, tout en
numérotant les phrases. Nos références à cette édition incluent cette numérotation en la
signalant entre parenthèses avant la mention de la page.
2. La première date est celle de la mort de l’auteur, la seconde est avancée par A. Coville, « Sur
un conte de Nicolas de Clamanges », Recherches sur quelques écrivains du XIV e et du XVe siècle, Paris,
Droz, 1935, p. 213. Voir aussi F. Suard, « Floridan et Elvide aux XV e et XVI e siècles », La Nouvelle,
définitions, transformations, textes recueillis par B. Alluin et F. Suard, Lille, Presses universitaires
de Lille, 1990, p. 163-179, voir p. 163, 164 et n. 6.
3. H. P. Clive, op. cit., p. XIII.
4. Édition utilisée : Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1966.
5. Cf. F. Suard, art. cit. ; il s’agit de la 47 e nouvelle des Comptes du monde aventureux, texte original
avec notice, notes et index par F. Frank, Paris, Lemerre, 1868 [réimpr. Genève, Slatkine, 1969]. Les
« Chastes amours de Floridanus et Elvide » ouvrent le recueil de Bénigne Poissenot, Nouvelles
Histoires tragiques [1586], éd. établie et annotée par J.-C. Arnould et R. A. Carr, Genève, Droz, 1996.
6. Les citations du texte français de la nouvelle, qui servira de base à notre analyse, sont tirées de
l’édition de H. P. Clive, Floridan et Elvide, op. cit., ici p. 4, l. 43-44. L’éditeur fournit le texte de Rasse
de Brunhamel, selon la leçon de deux manuscrits. Il distingue en effet la rédaction que l’on peut
lire dans le ms. Paris, BnF, n. a. fr. 10057 de celle du ms. du Vatican, Reg. Lat. 896. La seconde, qui
figure aussi dans les deux autres manuscrits (Londres, British Museum, Cotton Nero D ix et Paris,
BnF, fr. 1503) procède d’une révision que Clive attribue à Antoine de La Sale (op. cit., p. xv).
L’éditeur donne les deux textes en regard l’un de l’autre. Sans indication particulière, nous citons
le texte de la première rédaction, imprimé sur les pages paires de l’édition. Pour une analyse et
une comparaison détaillée du texte latin, des deux rédactions françaises et de la 98 e nouvelles des

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Cent nouvelles Nouvelles, voir R. Zehnder, Les Modèles latins, op. cit., p. 161-289. Pour une discussion
de l’importance du genre de la nouvelle et de la question du recueil dans Jean de Saintré, voir S.
Lefèvre, Antoine de La Sale. La Fabrique de l’œuvre et de l’écrivain, Genève, Droz, 2006 (sur Floridan et
Elvide, p. 161-167).
7. Rasse, op. cit., p. 2, l. 33-34 et p. 4, l. 38-39.
8. Ibid., l. 52-53.
9. Ibid., l. 53-54.
10. Ibid., l. 75-76.
11. Rasse, op. cit., p. 6, l. 105-107.
12. Rasse, op. cit., p. 2, l. 33.
13. Rasse, op. cit., p. 26, l. 491.
14. Rasse, ms. Vat. Reg. Lat. 896, op. cit., p. 27, l. 390-394. La révision se montre ici légèrement
plus prolixe que la première version. Elle souligne, dans le dernier membre de la phrase, le choix
délibéré de la jeune fille pour la mort, par crainte du péché.
15. Le Mesnagier de Paris, texte édité par G. E. Brereton et J. M. Ferrier, trad. et notes par K.
Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994, I, iv, p. 142-150 (Lucrèce) et 192-230 (Griseldis).
16. Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté : deuil et savoir dans la littérature médiévale, Genève, Droz,
2000.
17. Voir la notice consacrée à Nicolas de Clamanges par S. Lefèvre dans le Dictionnaire des Lettres
françaises (Le Moyen Âge), Paris, Fayard, 1994, p. 1064b et la présentation du texte de Nicolas de
Clamanges dans le Patrimoine littéraire européen 6. Prémices de l’humanisme, anthologie en langue
française sous la dir. de J.-C. Polet, Bruxelles, De Boeck, 1995, p. 161-163.
18. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 8-9 ; Zehnder, op. cit., (21), p. 406.
19. Rasse, op. cit., p. 8, l. 151-152.
20. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 10 ; Zehnder, op. cit., (24), p. 406.
21. Rasse, op. cit., p. 10, l. 168-169. On ne peut que renvoyer ici aux belles formules qu’emploie
Michel Zink pour décrire le climat d’épouvante conféré à la nouvelle par l’impitoyable cruauté de
ces assaillants rustiques : « Les trois farauds de village ne sont que les instruments du destin.
Mais c’est à eux que l’histoire doit ce qui la rend saisissante : cette répulsion à côté de laquelle la
mort n’est rien, cette atmosphère extraordinairement oppressante, ce huis-clos de l’humiliation
et du viol » (art. cit., p. 595).
22. Zehnder, Les Modèles latins, op. cit.
23. Les quatrième et cinquième journées du Décaméron se répondent, puisqu’il y est question,
respectivement, des amoureux qui voient leur passion aboutir à une tragique aventure et des
événements heureux qui terminent une série d’aventures malheureuses survenues à des
amoureux. Le thème de l’amour contrarié y domine. Zehnder signale les analogies que l’on peut
percevoir entre Floridan et Elvide et la troisième nouvelle de la cinquième journée (op. cit., p. 161,
note 3).
24. On a pu voir dans cette préférence donnée aux œuvres savantes et latines de Boccace, une
volonté de Rasse de solliciter une référence prestigieuse pour le récit qu’il traduit. La question du
genre littéraire mérite malgré tout attention également. Évoquer le recueil de nouvelles
reviendrait à orienter la lecture dans une direction que le commentaire dénie clairement au
récit. Pourtant ce dernier répond en tout point à la définition de la nouvelle tragique telle qu’elle
est énoncée dans le sommaire de la quatrième journée du Décaméron.
25. Rasse, op. cit., p. 8, l. 153-154. En latin : Ferro accincti adveniunt (Nicolas de Clamanges, éd.
Clive, op. cit., p. 9 ; Zehnder, op. cit., (21), p. 406).
26. Rasse, op. cit., p. 16, l. 283-284.
27. Ajout du ms. du Vatican Reg. Lat. 896, op. cit., p. 25, l. 344.
28. Ici encore le ms. du Vatican insiste sur la vertu de chasteté : « Ellvide ne par menasses ne par
espoentemens quelzconques ne peust onques estre surmontee ne menee a ce qu’elle se vouslsit

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consentir a pechier […]. Ellvide batailla contre quatre grans loudiers et inhumains murtriers,
lesquelz n’eurent point la force de la deshonorer. » (Rasse, op. cit., p. 27, l. 401-408, nous
soulignons). Le texte latin présente lui aussi un vocabulaire guerrier assez prononcé : Haec cum
quatuor immanissimis agrestibus constantissime depugnavit (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit.,
p. 26 ; Zehnder, op. cit., (107), p. 409).
29. Dans l’introduction de sa nouvelle, Rasse stipule déjà que « c’est l’istoire de une noble josne
damoiselle nommee Ellvide, digne de venir avec les femmes tres cleres en congnoissance
[publicque] » (op. cit., p. 2, l. 21-23, p. 3, l. 20-22).
30. Rasse, op. cit., p. 24-26, l. 483-486.
31. Nicolas de Clamanges fait une rapide allusion à la tradition littéraire du suicide, lorsqu’il
mentionne « le poète » (s’agit-il de Virgile, ou peut-être de Dante ?) « qui a enfermé sans injure
aux enfers les innocents qui se sont tués de leur propre main » (poetamque non injuria illos infernis
tenebris inserentem audiam, qui sibi lethum insontes peperere manu) ; cf. Nicolas de Clamanges, éd.
Clive, op. cit., p. 26 ; Zehnder, op. cit., (100), p. 409).
32. Comme cela a été souvent relevé, Nicolas de Clamanges règle le problème en supposant
qu’Elvide a pu faire pénitence durant ses tout derniers instants (éd. Clive, op. cit., p. 28 ; Zehnder,
(110), p. 409). Cet exemple illustre à merveille la valeur exorbitante attribuée à la virginité dans
le fantasme de pureté qui s’élabore à l’égard des jeunes filles. Tout se passe comme si leur
identité, voire leur être, se résumait à leur pucelage, puisqu’il vaut mieux risquer leur damnation
éternelle plutôt que de consentir à la perte de ce dernier. Pour rester dans la tradition de l’idylle,
on retrouvera la même désespérante absurdité dans le sublime outré qui préside à la mort de
Virginie dans Paul et Virginie.
33. Michel Zink évoque quant à lui la parenté de la version française de la nouvelle avec le court
récit du Vair palefroi : « Sous [l]a plume [de Rasse], plus que sous celle de Nicolas de Clamanges, la
nouvelle prend naturellement sa place dans la suite des récits avec lesquels elle présente des
similitudes d’intrigue ou de situation, mais avec un pessimisme accru. Elle devient un Vair palefroi
qui tourne mal à partir d’un début identique » (art. cit., p. 597). Rappelons que cette œuvre brève
se construit elle aussi à partir des données de base de l’idylle. Sur ce texte, nous nous permettons
de renvoyer à Y. Foehr-Janssens, « La chevauchée merveilleuse : Le Vair palefroi ou la naissance
d’une fée », Reinardus, 13, 2000, p. 79-95.
34. Voir notre ouvrage La Jeune Fille et l’amour : pour une poétique courtoise de l’évasion, Genève,
Droz, 2010. Cette valorisation de l’entente amoureuse des très jeunes amants se traduit souvent
par le motif de la gémellité. C’est ainsi que Floire et Blanchefleur, nés tous deux à Pâques fleurie,
sont unis par une étonnante ressemblance. De même, les versions médiévales de Pyrame et Thisbé,
tant latines que française, insistent sur la quasi-gémellité des amants « d’une biauté et d’un
samblans ». Cette élaboration médiévale de la ressemblance gémellaire des amants dans l’idylle a
été signalée par Ch. Méla, Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques, Paris, Seuil,
1979, p. 47-48.
35. La Jeune Fille et l’amour, op. cit., chapitre 1, « Thisbé ou la poétique de l’évasion ». Rosalind
Brown-Grant commente l’influence qu’exerce la représentation de la jeunesse et de ses excès sur
le texte idyllique dans French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality and Desire, Oxford,
Oxford university press, 2008, p. 79-128.
36. Sur la filiation idyllique de ces romans, voir M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe, Genève,
Droz, 2009.
37. Variante de Vat. Reg. Lat. 896 : « au veu et sceu d’un chascun, fors que du pere de la pucelle
seullement » (p. 5, l. 68-69).
38. C. Lucken, « Le suicide des amants et l’ ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les
métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 386 : « Ce lion – plutôt qu’une lionne comme
chez Ovide – arrive, au lieu de Pyrame, dans l’intervalle ouvert par [l]a demorance [du jeune
homme]. Il en est en quelque sorte le double. Mais c’est un double qui, sous l’aspect d’un animal

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chasseur et meurtrier, recouvert de sang, se montre particulièrement inquiétant […] le lion


incarne l’autre versant de l’amour : soit cette « mortel ardor » qui avait enflammé les enfants ».
39. On pense ici au genre de la pastourelle ou à certaines scènes comme celle de la rencontre de
Graelent avec la fée amante. Sur la question du viol, voir K. Gravdal, Ravishing Maidens : Writing
Rape in Medieval French Literature and Law, Philadelphia, Univ. of Pennsylvania Press, 1991.
40. Dans le même ordre d’idées, la chanson de geste fait de la tentative de viol une des formes
d’expression de l’agressivité sauvage qui caractérise traditionnellement les adversaires, traîtres
ou païens, du héros épique : cf. B. Ribémont, Sexe et amour au Moyen Âge, Paris, Klincksieck, 2007,
p. 178-180.
41. Voir Jehan Maillart, Le Roman du Comte d’Anjou, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931, v.
1708-1832. Michel Zink rappelle avec raison l’antécédent de La Fille du Comte de Ponthieu (art. cit.,
p. 597). La figure du brigand violeur constitue en effet un modèle pour le portrait des paysans
implacables brossé par Nicolas de Clamanges.
42. On peut aussi, bien entendu, mettre cette émergence d’un nouveau type de violence sur le
compte de l’anxiété des classes dirigeantes à l’égard des débordements populaires. Voir à ce
propos la brève notice de J. V. Fleming, « The rustic fête in Floridan et Elvide », Romance Notes, 6,
1964, p. 68-70.
43. Rasse, op. cit., p. 12, l. 224-228.
44. Rasse, op. cit., p. 10, l. 170.
45. Ibid., l. 193.
46. Rasse, op. cit., p. 8, l. 158-160 ; Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 9-10, Zehnder, op. cit.,
(22), p. 406 : Iube, inquiunt extemplo dedi scortum quod modo nescio quis gannio intergrediens huc intulit.
47. Op. cit.
48. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 14, Zehnder, op. cit., (49-51), p. 407 : Barbari et genus
saepius et nomen fatentur, sed eum esse quem se dictitet, id omnino pernegant ; cujus rei pro argumento
solitudinem maxime objectant, nunquam illum absque comitatu equorumque frequentia, cujus falsum
nomen usurpet, incedere solitum monent. Itaque uta figmentis dolisque desistat, et talibus eos commentis
fallere posse spem deponat, frustra eum in ejusmodi coacervatis mendaciis tempus detinere, non se ultra
illis aures praebituros, sed facto, nisi obsequatur, non verbis acturos.
49. Le traducteur amplifie ici un effet rhétorique mis en place par Nicolas de Clamanges pour qui
les dénégations de Floridan retentissent comme des inventions et des ruses aux oreilles des
vilains : figmentis dolisque (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 14, Zehnder, op. cit., (51),
p. 407).
50. Ms. Vat. Reg. Lat. 896 : « […] qu’elle estoit une garce et une ribaude rusee. Et qu’il n’estoit pas
si josne qu’il la creust ne qu’elle l’endormist par telles bourdes et mensonges » (op. cit., p. 23, l.
328-330).
51. Rasse, op. cit., ms. Vat. Reg. Lat. 896, p. 9, l. 127.
52. Ibid., l. 130-131.
53. Rasse, op. cit., p. 10, l. 172-174 et 180-183. Nicolas de Clamanges : Denique ne erretis, et falsa
opinione ludamini, non meretrix ea est quam ducit, sed sui generis, aut affinitatis illustris adolescentula.
54. Rasse, op. cit., p. 11, l. 145- 151.
55. Rasse, op. cit., p. 12, l. 233-236. Nicolas de Clamanges : Quam secum ducat adolescentulam
consanguineam sibi esse nobilissimo loco ortam, intactam, inviolatamque virginem.
56. Rasse, op. cit., p. 13, l. 194-196 et 199-201.
57. Le but avoué de l’enlèvement d’Elvide est un mariage : « [E]lle ne convoictoist ne desiroit sy
non estre femme et espeuse du dit messire Floridan, eulx deux enssemble esmeux d’une meisme
amour firent telle alliance que le dit messire Floridam ne aroit aultre femme que la dicte Ellvide,
et que pareillement la dicte Ellvide ne avroit aultre mary que le dit messire Floridan. Et de fait
promirent foy et loyaulté l’un a l’autre. Et pour mieulx parvenir a leur intencion prindrent telle
conclusion que […] on feroit la sollempnité de leurs nopces comme il appartenoit ; et que par

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celle façon et non par aultre le desir de l’un et de l’autre seroit mené a fin convenable » (Rasse,
op. cit., p. 6, l. 91-98 et 107-109). Dans la première des Nouvelles histoires tragiques de Bénigne
Poissenot, l’aubergiste puis Floridan lui-même présentent Elvide comme l’épouse de Floridan
(op. cit., p. 114).
58. Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 1748-1754.
59. Ainsi en va-t-il du récent article de Giovanna Angeli, « Enfants, frères, amants : les
ambiguïtés de l’idylle de Pyrame et Thisbé à Aucassin et Nicolette », Le Récit idyllique : aux sources du
roman moderne, sous la direction de J.-J. Vincensini et Cl. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009,
p. 45-58. Pour Charles Méla, l’ambivalence de l’indifférenciation sexuelle « nimbe de mort » le
récit : « l’amour se découvre hanté par des ombres étrangement inquiétantes ; […] ce qui fut
rejeté n’en fait pas moins retour, démesuré, au titre, s’il en est un, de ce que la représentation ne
saurait d’aucune façon contenir » (op. cit., p. 51).
60. J.-J. Vincensini, « Introduction », Le Récit idyllique : aux sources du roman moderne, op. cit., p. 17.
61. Sur le roman idyllique comme entreprise de « restauration de l’état primitif » et
« d’annulation de la chute », voir l’article de F. Wolfzettel, « Le Paradis retrouvé : pour une
typologie du roman idyllique », Le Récit idyllique, op. cit., p. 59-77. Nous souscrivons pleinement à
l’analyse présentée dans cette étude qui, à partir d’une lecture de Floire et Blanchefleur, propose de
comprendre « le triomphe des amours enfantines » comme le « résultat d’un processus de
sécularisation : le paradis retrouvé n’est plus dans l’au-delà, mais dans ce monde-ci. […] Le rêve
paradisiaque du roman idyllique transforme l’habitus religieux en un mythe séculaire qui sert de
principe de correction à la réalité défectueuse et qui trahit sa signification religieuse au profit
d’un rêve hétérodoxe d’harmonie séculaire » (op. cit., p. 67). On pourra se reporter aussi à notre
étude de Floire et Blanchefleur dans La Jeune Fille et l’amour, op. cit.
62. L.-G. Tin, L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement, 2008. La thèse défendue
dans ce livre, qui attribue au XIIe siècle un rôle crucial dans la transition entre une culture
homosociale et une culture hétérosexuelle, fournit un cadre de réflexion très stimulant. Elle
mériterait d’être documentée avec plus de précision que ne le fait un ouvrage qui s’inscrit dans
une collection à vocation vulgarisatrice.
63. Sur le rôle de l’amitié, conçue comme une fraternité symbolique, dans l’élaboration de cette
représentation de la réciprocité en amour, voir La Jeune Fille et l’amour, op. cit.
64. Est-il nécessaire de rappeler que, dans le Conte de Floire et Blanchefleur, comme dans la
chantefable d’Aucassin et Nicolette, la fable gémellaire se double d’une disparité religieuse entre
les amants ?
65. La Veuve en majesté, op. cit., p. 97-120.

RÉSUMÉS
Floridan et Elvide, récit d’allure idyllique forgé par Nicolas de Clamanges et traduit du latin en
français par Rasse de Brunhamel, se présente comme une réécriture tardive de Pyrame et Thisbé.
Pourtant le propos exemplaire qui gouverne le projet narratif de la nouvelle distord
passablement la loi du genre en assujettissant le dénouement tragique de l’intrigue à la
promotion de la jeune Elvide en figure de martyre de la chasteté. Cependant, malgré cette
défiguration de la tradition, la présente lecture cherche à mettre en évidence la manière dont
l’imaginaire idyllique continue à agir, comme une ombre portée, sur les données du récit.

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Floridan and Elvide, the idyllique story written by Nicolas de Clamanges and translated from Latin
into French by Rasse de Brunhamel, presents itself as a late rewriting of Pyramus and Thisbe.
However the exemplary intent of the short story substantially distorts the rules of the genre by
linking the plot’s tragic denouement to the elevation of the young Elvide as a figure of martyr for
chastity. Despite this disfiguration of tradition, our reading intends to show how the idyllic
imaginaire accounts for many elements of the tale.

AUTEUR
YASMINA FOEHR-JANSSENS
Université de Genève

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Le Même et l’Autre, entre amour et


croisade
L’héritage du roman idyllique dans le Roman de Florimont, fils du duc
Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de Bretagne*

Catherine Gaullier-Bougassas

1 Le Roman de Florimont qu’Aimon de Varennes écrit au XII e siècle, en imaginant les


aventures féeriques et amoureuses d’un ancêtre fictif d’Alexandre, Florimont, père de
Philippe de Macédoine, a joui d’un large succès jusqu’à la fin du Moyen Âge et à la
Renaissance, comme l’attestent ses mises en prose du XV e siècle, puis plusieurs
imprimés. Des recherches sur ces réécritures m’ont conduite à découvrir le roman
copié dans le manuscrit français de la Bibliothèque nationale de France 1488 et intitulé
Le livre de Flourimont, filz du duc Jehan d’Orleans et de Helaine fille au duc de Bretaigne. B.
Woledge et D. J. A. Ross recensent en effet trois mises en prose du roman d’Aimon de
Varennes, avant les imprimés2 : un remaniement fidèle, celui conservé par le manuscrit
français de la BnF 1490 (incomplet) et le manuscrit 3476 de la bibliothèque de l’Arsenal
(131 folios) ; une amplification libre, celle du manuscrit français 12566 de la BnF (258
folios), sans doute réalisée à la cour de Bourgogne par Jean de Wavrin ; et enfin le récit
du manuscrit français de la BnF 1488 (46 folios), qui selon B. Woledge a « moins de
rapport avec le poème, paraît se rapprocher de Pierre de Provence » 3. L’éditeur du
Florimont d’Aimon de Varennes le présente comme « einen fremden Stoff, der mit der
Gruppe Pierre de Provence in einigen Zügen verwandt zu sein scheint » 4. Il n’entretient
en effet aucun lien avec les deux autres, si ce n’est le prénom du héros Florimont. Peut-
être ce dernier a-t-il été choisi en écho à l’œuvre à succès d’Aimon de Varennes et à ses
prolongements, mais rien n’est sûr puisque aucune allusion ne relie l’intrigue à celle de
l’aïeul romanesque d’Alexandre ni même à la destinée du conquérant macédonien.
Certes, la ville d’Alexandrie est le théâtre de la première partie du roman, ainsi que
celui d’une expédition guerrière, mais jamais l’auteur, qui d’ailleurs ne recourt que très
parcimonieusement aux descriptions, ne rappelle le souvenir de sa fondation par
Alexandre. Son héros est donc un autre Florimont, un Florimont français et chrétien,
qui, fils du duc d’Orléans et neveu du roi de France, vit dans un passé reculé et indéfini.
À l’inverse de son homonyme, il ne connaît aucune aventure merveilleuse dans un

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Autre Monde féerique, mais se sent contraint de partir en Orient pour tenir la promesse
trahie de ses parents. G. Doutrepont, dans son ouvrage Les mises en prose des épopées et
romans chevaleresques du XIVe au XVI e siècle 5, répertorie les deux versions en prose du
Roman de Florimont d’Aimon de Varennes (BnF fr. 1490 et Arsenal 3476 ; BnF fr. 12566)
mais ne mentionne pas ce troisième roman, qui effectivement n’est pas la mise en prose
d’un texte en vers, mais une création originale du XVe siècle.
2 Si les études anciennes et récentes sur le roman idyllique n’incluent pas le Roman de
Florimont dans leur corpus6, les grandes lignes de l’histoire qu’il retrace montrent à elles
seules que l’auteur a concilié l’héritage des romans chevaleresques à aventures
orientales avec celui des romans idylliques et qu’il a librement exploité des scénarios
narratifs bien établis dans ces derniers. La fuite des amants pour échapper aux
obstacles familiaux et sociaux, le vol d’un objet par un oiseau, qui provoque leur
séparation malheureuse, et le parcours solitaire d’une jeune fille noble qui parvient à
subsister grâce à l’apprentissage d’un métier, évoquent immédiatement L’Escoufle de
Jean Renart, et aussi pour le troisième scénario, Galeran de Bretagne. Au XV e siècle, on les
retrouve également réunis et retravaillés dans le Roman de Pierre de Provence et de la Belle
Maguelonne, qui a joui d’une beaucoup plus large diffusion que le Roman de Florimont 7.
Des liens existent ainsi bel et bien entre ces deux textes de la fin du Moyen Âge, comme
le signalent B. Woledge et A. Hilka, parce qu’ils s’inspirent d’une même tradition
romanesque. Ils partagent également une empreinte très forte des valeurs religieuses
et l’insistance sur une conception providentielle de l’histoire, en l’occurrence des
tribulations et des retrouvailles des amants. Mais en dépit de ces points communs – et
par ailleurs on ne date pas précisément le Roman de Florimont 8–, il est impossible
d’affirmer l’existence d’une filiation entre les deux romans, tant leur exploitation de
l’espace oriental et des « Sarrasins » est différente, de même que leurs portraits des
personnages féminin et masculin et la répartition des rôles entre les sexes. Si Pierre
séjourne chez un sultan, c’est pour se mettre à son service et le mythe de la croisade
n’informe pas le Roman de Pierre de Provence et la Belle Maguelonne, tandis qu’à la
narration de l’idylle s’entrelace dans le Roman de Florimont le récit d’une soumission
politique et religieuse de l’Orient.
3 Quoiqu’on ne puisse pas non plus affirmer l’existence d’une intertextualité concertée
avec Floire et Blancheflor, bien antérieur, toute la première partie du Roman de Florimont
évoque plus précisément, mais avec des décalages intéressants, le souvenir de ce récit
idyllique du XIIe siècle, toujours diffusé au XV e siècle et encore plus tard 9. Une lecture
parallèle des deux textes révèle quels déplacements et quels infléchissements
transforment ce premier héritage du roman idyllique médiéval, auquel l’auteur
conjoint ensuite le personnage de la femme noble contrainte au travail, inventé par les
récits du XIIIe siècle que sont L’Escoufle et Galeran de Bretagne. C’est d’abord le prénom
Florimont qui évoque celui de Floire, bien que l’auteur du XVe siècle ne reprenne pas le
symbolisme de la fleur, qui, présent en écho dans le prénom féminin de l’œuvre du XII e
siècle, y renvoie à la fois à la prédestination divine – le miracle de la double naissance le
jour de la fête de Pâques fleurie – et à la naissance du désir amoureux. Ensuite, Floire et
Blancheflor et le Roman de Florimont ont avant tout en partage le rêve d’une union de
l’Orient et de l’Occident, union qui est permise et réalisée grâce à la naissance d’une
idylle et, dans le roman du XVe siècle, au projet du mariage de deux jeunes enfants à la
suite d’un pèlerinage de leurs parents. Mais, avec une distribution différente des rôles,
la rencontre avec l’Orient se réalise par d’autres voies dans le roman du XV e siècle.

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4 Dans le Roman de Florimont comme dans Floire et Blancheflor, l’histoire des enfants est
précédée de celle des parents, avec par la suite le refus du père oriental d’accorder le
mariage par crainte d’une mésalliance. Au début de l’œuvre du XII e siècle, une jeune
chrétienne, enceinte d’un enfant dont le père est mort, se rend en pèlerinage à Saint-
Jacques de Compostelle, où elle est capturée par des Sarrasins qui la conduisent chez le
roi d’Espagne. Là, contre toute attente après cette première violence, elle y reçoit un
accueil respectueux et tolérant, avant de devenir la dame de compagnie de la reine,
enceinte comme elle. Comme nous l’avons déjà rappelé, leurs deux enfants naissent le
même jour, celui de la Pâques fleurie, annonce de la conversion au christianisme du
jeune Sarrasin espagnol Floire et de son union avec Blanchefleur 10. Quant au Roman de
Florimont, comme d’autres romans du XVe siècle tels que le Roman de la Fille de Ponthieu,
Gillion de Trazegnies ou le Roman du Comte d’Artois , il commence par l’épreuve de la
stérilité que traverse un couple, et son départ en pèlerinage11. Là aussi contre toute
attente, après la tempête qui les conduit à Alexandrie, le duc d’Orléans et son épouse
découvrent que le souverain sarrasin et sa femme ne sont pas des figures de l’Autre,
mais du Même, bien plus parfaitement encore que dans le Conte. En effet, au-delà de la
relation d’amitié nouée, le sultan égyptien avoue sa conversion secrète au
christianisme et aussi sa douleur de ne pas avoir d’enfant, avant d’exprimer la décision
de suivre le duc d’Orléans et sa femme dans leur pèlerinage en Terre sainte (folio 3
verso et folio 6 verso). La seule altérité orientale est celle, superficielle, des coutumes –
usages alimentaires, vestimentaires, divertissements –, que le texte évoque néanmoins
avec insistance. Dès le premier repas partagé, la discussion montre d’emblée une
curiosité réciproque pour le mode de vie de l’Autre. Une comparaison, menée par le
sultan et le duc, des mœurs de « par de la » et de « par de ça » révèle l’affleurement
d’un exotisme intéressant, car rare dans le roman chevaleresque de la fin du Moyen
Âge (folio 4)12. Certes, c’est toujours l’ethnocentrisme européen qui domine : si l’Orient
sarrasin fascine par ses richesses, l’Occident est jugé supérieur par son raffinement. Ces
différences sont en outre exploitées plus loin comme un outil de la narration, puisque
c’est en découvrant la bourse réalisée à la manière étrangère, celle de France, que Filo
part à la rencontre de Florimont (folio 16).
5 Mais au début du roman, au-delà des différences dans les manières de vivre, les deux
couples parentaux sont fondamentalement des doubles l’un de l’autre. Dans l’espoir de
voir leurs vœux exaucés, ils jurent alors de marier leurs enfants pour remercier Dieu et
la Vierge. Ce désir et cet engagement émanent des femmes, avant d’être exprimés par
les hommes (folios 6 verso-7 recto). La promesse est renouvelée et confirmée par les
époux après le pèlerinage, auquel trois lignes seulement sont consacrées (folio 7 recto
et verso). Le mariage est donc dans un premier temps programmé par les parents, qui
décident du destin de leurs enfants, bien qu’ensuite les pères, malgré la volonté des
mères, trahissent leur engagement par peur de la mésalliance, thème déjà présent dans
Floire et Blancheflor, comme plus tard dans Galeran de Bretagne, L’Escoufle ou Paris et
Vienne. La parole parentale les transforme donc malgré eux en protagonistes d’une
idylle. C’est une parole efficace malgré la rupture de la foi donnée, puisqu’ils prennent
sur eux le vœu non accompli.
6 Dans le Conte de Floire et Blanchefleur, après leur naissance « simultanée », les enfants
vivent d’abord comme frère et sœur et partagent une éducation savante. Très vite ils
s’éprennent d’un amour qui est décrit comme déjà sensuel, loin de toute image d’une
indifférenciation sexuelle, malgré leur ressemblance physique : « Livres lisoient

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paienors / U ooient parler d’amors. / En çou forment se delitoient, / Es engiens d’amor


qu’il trovoient. / Cius lires les fist molt haster / En autre sens d’aus entramer / Que de
l’amor de noureture / Qui lor avoit esté a cure » (v. 227-234). Quand son fils a un peu
plus de dix ans, le roi se rend compte de cet amour pour Blanchefleur et redoute un
mariage, d’où la décision de l’éloigner. Séparé de son amie, Floire vit dans des
fantasmes érotiques qui le tourmentent (v. 373-386). Il n’aura alors de cesse de la
retrouver pour connaître cette jouissance, qu’exaltent aussi le tombeau vide de
Blancheflor et ses statues amoureuses – leurs automates imitent la vie – et pour ainsi
dire aphrodisiaques. En Égypte il se métamorphosera symboliquement en une fleur
lorsqu’il rejoindra la jeune fille dans une corbeille remplie de bouquets odorants. Dans
l’espace paradisiaque du harem, entièrement conçu pour la satisfaction des sens de
l’émir, la « tour aux pucelles » cachera pendant quinze jours leurs retrouvailles, le récit
partagé de leurs malheurs puis leur union charnelle, avant que l’émir ne les découvre
étroitement enlacés (v. 2499-2502, 2611-2614). On sait que la réécriture du roman par
Boccace dans le Filocolo suscite à son tour une adaptation en français en 1542, sous le
titre Le Philocope ; son auteur, Adrian Sevin, accentue cet érotisme oriental, en insistant
sur une célébration du bonheur d’amour déjà bien présente dans le texte du XII e
siècle13.
7 L’assimilation de l’Orient aux idéaux occidentaux est certes l’aboutissement de
l’intrigue du Conte de Floire et Blanchefleur, mais son évocation n’affaiblit pas l’autre
finalité de l’œuvre qui est l’idéalisation d’un couple d’amoureux prêts à tout l’un pour
l’autre. L’Orient hispanique et égyptien adopte d’ailleurs les valeurs occidentales par la
force de l’amour, sans le recours aux armes ni à la violence si l’on excepte les derniers
vers : Floire se convertit au christianisme par amour pour Blanchefleur, l’émir
abandonne la « mauvaise coutume » du harem parce qu’il est touché par la passion si
intense que le couple se voue.
8 La hiérarchie entre ces deux grandes lignes thématiques – l’idylle et la soumission de
l’Orient – est inverse dans le Roman de Florimont, le discours amoureux passant en effet
nettement au second plan, avec une mise à distance, voire un refoulement du bonheur
individuel et de la jouissance qui semble désormais interdite. Un décalage d’un an
sépare d’abord la naissance des enfants, c’est l’annonce d’une inégalité et d’une
répartition des sexes différente. Dans ce roman plus austère, qui exalte tant l’idéal
chrétien et l’impérialisme occidental que le sens du devoir et la soumission de la
femme, le jeune garçon, appelé au pouvoir par la volonté de Dieu, ne peut naître qu’en
Occident, et la jeune fille en Orient, si bien que se profile d’emblée le scénario de la
conquête de l’empire de Constantinople par un héros de l’Europe occidentale, scénario
souvent attesté dans le roman, mais en dehors du genre idyllique : pensons à
Partonopeus de Blois ou au Livre des Seigneurs de Gavre. Il préfigure aussi que la conquête
ne se réalisera pas seulement par l’amour mais aussi par les armes, contrairement cette
fois à l’intrigue de Floire et Blancheflor , où la transformation de l’Orient s’opère de
l’intérieur.
9 Une autre différence majeure par rapport au récit du XIIe siècle et aux autres romans
idylliques Galeran de Bretagne et L’Escoufle réside dans l’absence d’une enfance partagée,
puisque Florimont vit en France jusqu’à son entrée dans l’âge adulte et Filo à
Constantinople. Leurs premières années et leur éducation, beaucoup moins originale et
savante que celle que reçoivent Floire et Blanchefleur, sont retracées dans des scènes
parallèles, avec plusieurs fois la reprise de l’adverbe « pareillement » (folio 11 recto).

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C’est l’auteur qui, par sa technique de narration, établit des rapprochements sur le
mode de l’écho, alors que tout sépare les enfants, qui méconnaissent l’existence l’un de
l’autre.
10 Cette ignorance aurait dû être définitive, en dépit du désir des mères, car ces dernières,
loin de tenter la confrontation, obtempèrent. L’auteur exalte en effet toujours la
soumission de la femme à la volonté de son époux ou de son père. Le duc d’Orléans se
rappelle bien son engagement, mais il y renonce, tant il craint d’être d’un rang social
inférieur au sultan, ce qu’entend le jeune Florimont « qui le mist bien en son
entendement et ne l’oblia mie » (folio 12 recto). Quant au sultan, il refuse le mariage car
il préfère donner sa fille à un roi :
« Vous estes folle, dit le roy, ne suis je roy de toute la terre ? Et emprés moy sera le
mary de ma fille roy. Saichés qu’il n’y a roy au monde qui ne soit bien content
d’avoir ma fille, et pour ce ne m’en parlés plus. Faictes bonne chiere, ma fille, car si
Dieu plaist, je vous marieray bien. » Lors icelle Filo ne mist pas en nonchaloir de
savoir que ce estoit. Si appella le maistre d’ostel a ppart, et lui demanda que ce
estoit, lequel lui dit qu’il ne savoit se non que il avoit oÿ dire au roy que quant ilz
alloyent en pellerinage il avoit fait promesse a ung duc qui estoit de France qui
alloit au dict voyaige comme le roy que s’ilz avoyent enfans qu’ilz soyent mariez
ensemble, et avoit la dicte promesse esté cause pour quoy s’en estoyent venuz le dit
roy demourer es parties de par de ça et laissa le roy le bon païs d’Alixandre. Et ainsi
le leur avoit compté le dit roy. Saichés que la dicte fille toute petite nota bien ces
parolles et les mist en memoire. (folio 12 recto et verso)
11 Chacun de leur côté, les enfants apprennent donc très jeunes – entre sept et dix ans –
l’ancienne promesse et son absence de respect, qui marque à jamais leur conscience,
car elle équivaut à un sacrilège et pèse sur leurs parents, et peut-être aussi sur eux,
comme une faute. Ce qui les rapproche alors, ce n’est pas la pensée de l’Autre ni la
naissance de loin d’une attirance amoureuse – l’auteur de Pierre de Provence et la Belle
Maguelonne reprend en revanche la thématique de l’amour de loin qui s’éveille sur la
seule réputation de la beauté et des qualités d’un être inconnu –, c’est d’abord la
découverte d’une trahison qui, par son lien avec leur naissance, engagerait leur
existence même. Le désir de réparer la faute paternelle témoigne d’un sens du devoir
inné : il s’agit de rendre à Dieu ce qu’ils lui doivent, en s’unissant par les liens du
mariage et en scellant le rapprochement entre l’Orient et l’Occident.
12 La découverte par bribes, et sans explications, de leur propre histoire, la rend sans
doute à la fois plus fascinante et plus traumatisante, d’autant que la deuxième
révélation du secret s’associe pour la jeune fille à la mort de sa mère et à la pensée d’un
châtiment divin. Elle est ainsi de nature à nourrir en elle un sentiment diffus de
culpabilité. S’ensuivent en effet la mort du duc et celle de la mère de Filo, que le sultan
interprète lui-même comme une punition de sa faute (folios 12 verso-13 recto). Son
remords l’incite à écrire à Rome, pour s’informer du duc d’Orléans. Bien qu’il apprenne
la naissance de Florimont, il oublie néanmoins très vite les lettres reçues, que sa fille
trouve et se fait traduire – elle ne lit pas le latin :
Si trouva au retrait du dit son pere les lectres que le cardinal avoit escriptes au dit
roy et les lit. Mais pour ce qu’elles estoyent en latin ne les sceut entendre. Si les fit
expouser a ung clerc qui lui dit que le duc d’Orleans de France avoit ung beau filz. Et
alors la dicte fille se advisa de ce que le dit maistre d’ostel luy avoit dit et que ses
dicts pere et feue mere avoyent promis par elle au dit filz. Si mist cela en memoire.
(folio 13 recto)

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13 L’initiative décisive vient alors du jeune homme, qui part en Orient pour voir s’il pourra
réaliser l’engagement de ses parents. Le sens du devoir n’exclut pas la naissance d’un
sentiment amoureux, qui a lieu dès la première rencontre et la reconnaissance de
l’identité de l’autre, alors que Florimont est devenu orfèvre chez un « argentier » et
révèle à Filo ses « tribulacions », entreprises pour effacer la faute : « pour quoy pour
savoir de la verité et descharger envers Dieu la promesse de nostres peres et meres, je
me suis mis en chemin de savoir de vous et faire ce que j’ay par souvenance. Et si ay
enduré tant pour vous que pouvre homme chretien fit oncques pour dame » (folio 19
verso). Filo interprète leur rencontre comme un signe de Dieu qui éveille son amour et
elle consent au mariage pour exaucer la volonté divine. Mais leur sentiment n’autorise
aucun geste amoureux. C’est encore plus net dans la scène suivante, celle de la ruse
qu’ils imaginent pour que le jeune homme s’introduise dans le palais paternel puis dans
la chambre de Filo.
14 Loin de la corbeille de fleurs du Conte de Floire et Blanchefleur, Florimont se dissimule
dans un aigle en pièce d’orfèvrerie, une œuvre que la jeune fille a imposée comme une
commande officielle de son père, qu’il a lui-même réalisée et qui connote la richesse et
la puissance. Une première scène publique s’ensuit : une fois l’aigle posé sur le buffet
dans la salle du roi, Florimont observe tout par les yeux de l’oiseau. Cet espionnage,
plutôt qu’un sentiment de supériorité, lui inspire surtout la peur d’être découvert, mais
loin des potentialités romanesques de la séquence, aucun rebondissement n’est
inventé. Si la jeune fille présente l’aigle à son père, elle se garde bien de l’inciter à
organiser la moindre cérémonie autour de l’oiseau, qui étrangement ne sert ici à rien.
Les vœux chevaleresques sur un oiseau sont pourtant très à la mode au XV e siècle14, on
pouvait aussi se rappeler la pièce d’orfèvrerie en forme de paon du Restor du Paon de
Brisebare, que l’héroïne Édée impose aux chevaliers comme une incarnation des vertus
de l’amour courtois. Mais Filo n’essaie pas de révéler son amour.
15 Quand elle réussit à faire porter l’œuvre d’art dans sa chambre et dès que Florimont
sort de l’aigle, elle lui fait jurer sur son livre de prières qu’il ne la touchera pas avant le
mariage, ce qui est aussi l’exigence de la Belle Maguelonne dans Pierre de Provence et la
Belle Maguelonne :
Et quant tout le monde fut dehors, elle ferma sa chambre sur elle et puis fit saillir le
dit Florimont dehors et luy fist promectre par sa foy et serement que jamaiz ne luy
fairoit desplaisir ny ne la toucheroit pour peché jusques a ce qu’il l’auroit prinse a
femme et qu’il l’auroit espousee. Lequel ainsi le promist et jura sur les heures
d’icelle Filo et puis devisarent d’eulx en aller. (folio 22 verso)
16 La transgression de la volonté paternelle que signifie la fuite des amants est alors
légitimée par le désir d’accomplir la volonté de Dieu et le respect absolu de la loi
chrétienne du mariage. Bien loin de leurs devanciers littéraires Floire et Blanchefleur,
le couple ne s’accorde donc aucune liberté sexuelle, pas même lorsqu’après la fuite ils
se retrouvent seuls près d’une fontaine et contemplent les pierres précieuses que la
jeune fille a emportées avec elle :
Si commança a ouvrir le dit coffre, le quel estoit plain de dyamans, de rubis,
esmeraudes turquez et perlez grosses de compte et autres riches pierres precieuses.
Si le voulcist extimer le dit Florimont, car bien se y cognoissoit. Et commançarent a
gecter tout de hors sur belle herbe pour le mieulx veoir. Si y eust ung gros
carboucle comme une noix le quel le dit Florimont mist a ppart et dit que icelle
pierre valoit plus et estoit la plus riche et belle que jamaiz il vit oncques, car on ne
la sauroit extimer. Si se mirent a extimer les autres et disoyent qu’elles valoyent
plus, les unes moins et les autres maiz et avoyent ce debbat ensemble. En regardant

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aux autres et sans entendre au carboucle, vint une pie qui prist le dit carboucle et
s’en pourta sur ung arbre. (folio 24 verso)
17 La comparaison avec les passages correspondants dans L’Escoufle et Pierre de Provence et
la Belle Maguelonne,et plus encore avec la première scène d’intimité entre Floire et
Blanchefleur, loin de l’espace paternel, est éclairante. Elle souligne combien pèse dans le
Roman de Florimont un interdit sur la plénitude personnelle et plus encore sur la
jouissance érotique. La pensée du corps de l’Autre ne semble même plus autorisée, à
moins de considérer que les bijoux – par delà la nécessité d’introduire le motif du vol de
l’oiseau, le lecteur se demande bien pourquoi les héros s’intéressent autant à leur
contemplation – pourraient en être interprétés comme des substituts inconscients
(folio 24 recto et verso). Ce qui est explicite, c’est l’intérêt porté à la valeur marchande
des pierres et à son estimation et plus loin ils s’accusent eux-mêmes de convoitise. C’est
d’autant plus surprenant qu’avant comme après cet épisode le roman occulte les
questions d’argent, alors qu’au XIIIe siècle L’Escoufle leur accorde une grande
importance, non pour introduire la moindre condamnation de la convoitise, mais parce
que les amants ont besoin d’argent pour mener leurs recherches et se retrouver. Dans
la scène du vol de l’oiseau, Jean Renart présente certes un bijou, l’anneau qu’Aélis a
caché entre ses seins et qu’elle remet à Guillaume, mais il signifie le don amoureux de
sa personne et si Guillaume l’oublie un moment sur les fleurs, c’est qu’il s’abîme dans la
contemplation de son amie endormie15.
18 Dans le Roman de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne, la séquence du vol donne
lieu à une scène érotique masculine, pendant le sommeil de la femme et contre sa
volonté, puisqu’elle aussi a prié le jeune homme de veiller à son honneur avant leur
mariage. L’irruption de l’oiseau qui, tel un instrument de Dieu, sépare les amants
signifie désormais la condamnation de ce désir masculin, dont la femme est présentée
comme une victime16. Rien de tel en revanche dans le Philocope d’Adrian Sevin, héritier
par l’intermédiaire de Boccace du Conte de Floire et Blanchefleur, puisqu’il décrit plus
longuement une première jouissance masculine, elle aussi « volée » pendant le sommeil
de l’amie retrouvée : Blanchefleur, dès son réveil, consent et répond ardemment à ce
désir, magnifié par la célébration d’un mariage symbolique avec la bénédiction des
divinités païennes17.
19 Sans avoir pourtant jamais cédé à leurs sens, Florimont et Filo interprètent eux-mêmes
les malheurs que leur inflige l’oiseau voleur comme la punition à la fois de leur
convoitise et de leur transgression de la loi du père, ce qui explique la soumission totale
de la jeune fille à l’autorité des religieuses qui la recueillent, son acception de toutes les
épreuves et de toutes les souffrances, dans l’espoir implicite de l’expiation du péché.
Voici leur double lamentation et leur double repentance, après le vol de l’oiseau et la
séparation :
La pauvre Filo est auprés d’un arbre plourant et gemissant, disant en sa
complaincte : « Mon dieu et mon createur, pour quoy feuz je oncques nee ! Tu as
laissé ton pouvre pere triste et doulant, dont je en ay grant peché. Hellas, hellas ! Et
aussi le pouvre Florimont qui a tant souffert pour moy et encores fault que souffre
plus. Quelle tristesse a il maintenant ! Maudictes soyent les richesses et couvoytise,
car pour la couvoytise du carboucle fumes perduz et esgarés ». Et pareillement le
pouvre Florimont se guesmente en cheminant toute la nuyt, cuidant toujours
trouver celle que tant desiroit et pour elle avoit tant enduré de peine. Mais quant
alloit et plus s’en allongnoit, advint une heure de la nuyt que le pouvre homme fut
las et se gecta a terre tout pasmé comme mort et puis se complaint disant ainsi :
« Hellas, pouvre creature pour quoy futz tu oncques nez ? Tu as tant souffert de

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maulx pour obtenir ce que tu desirres ! Et maintenant pour la couvoitise d’un


carboucle tu as tout perdu. Hellas, mon dieu, je te cry mercy, car j’ay desolé ce
pouvre roy de sa fille et l’ay menee manger aux bestes souvaiges ! » (folio 25 recto)
20 À la différence de Floire ou de Guillaume, Florimont n’entreprend pas de longues
recherches, car il croit la jeune fille dévorée par les bêtes sauvages, ce qui rappelle la
légende de Pirame et Tisbé18. Mais il ne connaît pas la tentation tragique du suicide, ni
ne traverse une crise de folie comme celle de Guillaume lorsqu’il dévore le cœur du
milan et dresse un bûcher pour consumer l’oiseau. Le lecteur moderne peut estimer
qu’il se résigne assez vite, mais le texte ne suggère pas la moindre critique, il insiste au
contraire sur son sens du devoir et du service, en montrant l’accomplissement de sa
charge politique, et aussi le sentiment de culpabilité qu’il éprouve, puisqu’il se croit
responsable de la mort de Filo : « […] il se pensoit que sa dicte Filo fut morte dont il s’en
sentoit grevé et avoit peché et estre cause de sa mort » (folio 28 recto). Ainsi, sans
jamais se dévoiler ni adopter la moindre conduite provocatrice ou déroutante, refuse-t-
il de se marier avec l’héritière de Bourgogne, en invoquant sa trop grande jeunesse –
elle a dix ou douze ans – (folio 28 recto), ainsi se lance-t-il aussi dans l’expédition de
croisade avec d’abord la volonté de réparer la faute qu’il juge avoir commise à l’égard
du sultan : « car bien vouloit faire plaisir et service au dit empereur, pour le desplaisir
qu’il luy avoit fait de luy avoir emblé et tollu sa fille et l’en avoit menee et conduicte
dans le dicte fourest pour morir ainsi qu’il cuidoit et toujours douboit qu’on s’en
apperceust aucunement » (folio 30 verso).
21 Après cette guerre et les retrouvailles, ils s’imposent une humiliation publique. Entrant
dans le palais de Constantinople, Florimont « tira son espee toute nue et la print par la
poincte et pareillement la dicte Filo se mist en cheveulx, lesquelx elle avoit moult
beaulx, et tous deux se vont agenouiller par devant le roy » (folio 43 verso), puis ils
demandent pardon. Les deux jeunes gens rivalisent alors avec le sultan dans
l’expression de leurs remords et de la reconnaissance qu’ils vouent à Dieu. Plus loin,
leur nuit de noces semble aussi exclusivement consacrée à la déploration de leurs
souffrances passées, à des actions de grâce et des regrets de leurs parents défunts :
« Hellas, dit le dict Florimont, si mon pere et ma mere estoyent maintenant en vie,
quel joye qu’ilz auroyent ! Et croy que si monseignor le roy de France le savoit qu’il
viendroit de par de ça ». Et pareillement disoit la belle Filo en ceste maniere : « Si
ma mere fut maintenant en vie, quelle joye auroit elle, car elle ne desiroit autre
chose que de vous et moy estre mariez ensemble, mais monseignor mon pere ne le
vouloit acomplir, dont elle morut de melenconie », et en ses regretz et parolles
passarent la nuyt. » (folios 45 verso-46 recto)
22 L’emploi de l’adverbe « pareillement » au moment du récit de leur union rappelle
étrangement le récit de leur enfance séparée. Le lecteur apprend in fine que Florimont
« eust des enfans de la dicte Filo et ubsa sa vie en grant honneur et liesse, car bien
estoit raison car il avoit usé sa jeunesse en tristesse et douleur » (folio 46 verso). La fin
du roman se consacre en effet au personnage masculin et à ses devoirs politiques – sa
succession au sultan de Constantinople, le devenir de ses terres en France et ses
relations avec le roi de France –, à tel point que Filo disparaît quasiment du récit des
derniers folios. Instrument de la soumission de l’Orient à l’Occident, elle n’est plus que
l’épouse, après un mariage de devoir qui réalise le vœu, permet une christianisation
plus profonde de l’Orient, assure aussi la procréation d’enfants qui vont perpétuer ce
contrôle de l’Orient par l’Occident.

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23 Dès le début de l’intrigue, cette idylle programmée, manquée, puis réalisée bien qu’en
partie vidée de sa substance amoureuse, sert en effet avec insistance la prise de
possession de l’Orient par des voies diverses, tant pacifiques que guerrières, et l’auteur
donne un grand relief à ces enjeux politiques. La conversion du sultan au christianisme,
son pèlerinage en Terre sainte et son vœu provoquent immédiatement des dissensions
politiques dans son royaume égyptien, précisément relatées. Ses hommes l’accusent de
s’être allié aux chrétiens et tentent en vain de le déposer (folios 8 verso-9 recto et
verso). Il réunit ses trois États, leur révèle la promesse du mariage de son enfant,
décapite un certain nombre d’opposants, avant de déplacer le centre de son royaume
vers Constantinople, ville qu’il christianise :
Et lors le dit roy s’en advisa et dit en lui que c’estoit promesse de leurs enfans se ilz
en avoient et le leur dit, dont les assistans et gens des trois estas de son royaume en
furent tres mal contens de ceulx la et le roy par son conseil leur fist coupper les
testes au millieu de la dicte cité et jura et promist adoncques que jamais ne
demoureroit en ville ne cité que ne fut chretienne et de tout son povoir seroit
contre iceulx mescreans et sarrazins pour ce que une fois ilz avoyent dit qu’il estoit
traistre et contre eulx. Si prist sa femme, ses gens avecques ses biens et se mist sur
mer et s’en alla demourer en sa cité de Constantinople, dont ceulx du pays et de
tout son royaume en furent moult joyeulx et contens et illecques fit sa residence
perpetuelle et fist chrestianer pluseurs de son royaume et tous ceulx de la dicte
cité. Et servirent Dieu et font encores et quiconques en est roy est empereur sor
tout le monde qui doit estre, car tiel se disoit il estre et tiel estoit son tiltre. Ne fault
parler des assemblees qu’il fit fere ne comment il fut festoyé a grant pompe des
gens du pays et semblement la royne des dames et damoyselles. Si muarent tous
deux leurs abillemens selon la coustume du pays et laissarent le leur. Puis fist faire
beau service en saincte esglise, requerant a dieu qu’il luy pleust donner lignee
descendant de luy et de sa dicte femme et pareillement faisoit la dicte royne ainsi
que le roy avoit fait.
(folio 9 recto-verso)
24 La proclamation officielle de la conversion du sultan entraîne donc une christianisation
des habitants de Constantinople, avant même que la naissance des deux enfants
n’intervienne comme un don du dieu chrétien. Pour que la littérature de fiction
remplisse là encore un rêve de compensation, l’auteur laisse dans le flou les contours
d’un empire imaginaire de Constantinople et d’Alexandrie. C’est en effet un empire à la
fois chrétien et sarrasin par ses sujets, mais gouverné par un souverain égyptien
converti au christianisme, avant que son identité turque ne soit suggérée plus loin par
l’arrivée en France du « Turquis de Turquie » (folio 28 recto) que le sultan envoie en
Occident et qui affronte en duel Florimont (folios 28 verso et 29 recto). Ce dernier
inscrit en filigrane le contexte historique du XVe siècle, la montée en puissance de
l’empire ottoman et les rêves de conversion des sultans turcs qui affleurent dans la
littérature et aussi la réalité. Pensons à la légende de la christianisation de Saladin qui
s’épanouit au XVe siècle à la cour de Bourgogne dans le Roman de Saladin, ainsi qu’aux
espoirs de conversion de Mahomet II qui inspirent la lettre du pape Pie II au sultan 19.
25 Peu après son installation à Constantinople, le sultan apprend la nouvelle révolte des
Sarrasins d’Alexandrie, qui, horrifiés par sa conversion, ont décidé de choisir un
nouveau roi : l’expédition militaire qu’il organise aboutit alors au siège et à la prise
d’Alexandrie (folio 10 recto et verso). Enfin, le même scénario de révolte se répète à la
fin du roman, lorsque le sultan, menacé de bannissement par ses hommes, est contraint
de lancer un appel désespéré à la papauté, ce qui évoque le contexte historique avant la
prise de Constantinople par les Turcs en 1453 :

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Si se complaint a Dieu disant que maintenant cognoissoit il que Dieu vouloit faire de
luy comme il avoit fait de Job la prophete et l’en regracia moult gracieusement,
dont Dieu l’en regardonna comme oÿrés cy aprés. Si tint son conseil. […] Si dit :
« Mes seigneurs, je suis ja vieulx et me seroit deshonnneur si amaintenant je
failloye au besoing, car d’autres fois a l’aide de Dieu les ay je conquestés et feray je
encores aidant Dieu. Pour quoy ung chascun s’appreste et aye bon cueur, car Dieu
devant c’est toute nostre intencion d’aller vers eulx. Bien est que nous voulons
mander et escripre au pappe de Romme que il nous face donner aide et secours des
chrestiens de la les montz. » Si escript au pappe lequel luy manda que ainsi le feroit.
Si va mander entre autres au roy de France que comment qu’il fut qu’il venisse ou
envoyasse secourir la foy chrestienne contre les mescreans et il luy donnoit la
croysee et a tous ceulx que il le plairoit de venir. (folio 30 recto)
26 Le récit relate alors une vraie croisade au sens strict du terme, c’est-à-dire une
expédition contre les musulmans commandée et légitimée par la papauté et l’auteur
recourt au terme « croysee », très rarement employé dans le roman chevaleresque de
la fin du Moyen Âge. Et c’est bien sûr parce que Florimont est vainqueur et sauve
l’empire de Constantinople qu’il retrouve et épouse Filo. Le roman idyllique devient
donc un récit de croisade, à la différence de Pierre de Provence et la Belle Maguelonne et de
Paris et Vienne, où le héros, séparé de son amie, voyage en Orient sans diriger
d’expédition armée, car il entre au service d’un souverain oriental avec lequel il noue
amitié. Par son insistance sur la christianisation, le Roman de Florimont est plus proche
de Floire et Blancheflor , mais avec cette différence essentielle que le Conte, dans sa
première version, véhicule le rêve d’une transformation de l’Autre sans le recours à la
violence et qu’il garde au premier plan la célébration d’un amour idéal entre les deux
héros.
27 Dans le Roman de Florimont, la subordination de l’idylle amoureuse au sens du devoir et
au respect de la loi, au triomphe de la foi chrétienne et de l’impérialisme occidental
explique peut-être l’absence d’une véritable idéalisation du bonheur amoureux,
d’autant que le couple ne vit pas une enfance partagée. C’est sans doute aussi elle qui
entraîne l’amoindrissement du rôle de Filo par rapport à celui des héroïnes des romans
idylliques du XIIIe siècle et aussi de la Belle Maguelonne. L’auteur du Roman de Florimont
s’inspire en effet de cette image d’une féminité indépendante qui s’invente au XIII e
siècle dans les romans de Jean Renart et dans Galeran de Bretagne, mais sans en
reprendre toutes les audaces, puisqu’il établit une hiérarchie dans le couple au profit
du jeune homme.
28 Recueillie dans une abbaye isolée au milieu d’une épaisse forêt, alors que Florimont la
croit dévorée par les bêtes sauvages, Filo y vit enfermée avec les religieuses. Aucune
liberté de mouvement ne lui est accordée, alors que le jeune homme franchit les
frontières, prend deux fois l’initiative des recherches et vient finalement la sauver. La
recluse est d’abord asservie aux tâches infamantes d’une servante, une « chamberiere
de cuisine pour laver les escuelles » (folio 25 verso), puis elle apprend le métier de
tapissière et de brodeuse, rappelant ainsi les portraits d’Aélis et de Fresne, de Liénor :
Elle estoit mout bonne clergesse et lisoit bien tant qu’elle disoit toujours les heures
avecquez la dicte abbesse et tous les jours elle se commança a habiller et revenir
tellement que l’abbesse l’amoit fort et toutes les religieuses aussi et bien estoit
raison, car elle estoit si gracieuse et plaisante a toutes que toutes en estoyent
contentes pour ce qu’elle savoit beaucoup de biens et de honneur. En icelle abbaye
avoit des ouvrieres de tapisseries et aussi les religieuses savoyent bien brouder, la
dicte Filo se y alloit toujours jouer et esbatre pour les voir besongnier, si y prist
plaisance et soy advisa de son amy Florimont qui avoit aprins mestier de quoy il

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avoit vescu et si elle estoit gectee hors au moins gaisgneroit elle sa vie. Si requist a
la dicte abbesse qu’elle la laissast apprendre, la quelle en fut contente, si la bailla a
maistresse. Elle aprinst mout fort et sceust incontinant brouder. Elle faisoit
boursses, espinguiers a diverses façons, tellement que avant que fut ung moys
passé, elle broudoit miaulx que religieuse de leur abbaye. Si luy moustrarent a faire
tappisserie dont elle y aprint moult grandement. (folios 27 verso et 28 recto)
29 Le récit suggère que la vente de ses œuvres génère un profit, puisque ses créations
originales rencontrent le succès et que plus loin le sultan achète à des marchands la
tapisserie où elle a figuré son histoire malheureuse. Mais l’argent, sans doute versé à
l’abbaye, ne lui revient pas à elle personnellement. Bien plus, le texte censure cette
question financière, comme si elle était trop vulgaire. Jamais Filo n’est donc autorisée à
prendre en charge son destin ni même ses moyens de subsistance. C’est ce qui la
distingue profondément d’Aélis et de Fresne, qui vivent en dehors d’un couvent, dans
un espace urbain et ne sont plus soumises à une autorité : les romans du XIII e siècle ont
alors l’originalité de présenter favorablement une émancipation sociale féminine par le
travail et grâce à l’argent gagné20. Rappelons qu’Aélis, dans L’Escoufle, s’établit avec son
amie Isabelle à Montpellier, vit de ses travaux d’aiguille, de son art du divertissement et
de ses services de coiffeuse, qu’elle est même largement rétribuée (v. 5492-5529). Le
roman loue ainsi l’enrichissement d’une femme libre grâce aux plaisirs qu’elle dispense.
Très bien intégrée dans un espace social urbain, et ensuite à la cour du comte de Saint-
Gilles, elle attire auprès d’elle les plus nobles, qui la respectent. Jean Renart dessine une
scène étonnante, lorsque pour divertir et servir le comte au milieu des siens et en
présence de son épouse, elle lui retire une partie de ses vêtements, passe son bras sous
son surcot, alors qu’il tient sa tête sur ses genoux (v. 7030-7067). Si ces vers lui prêtent
une attitude qui pour le lecteur moderne pourrait évoquer celle d’une courtisane, cette
interprétation apparaît comme un contre-sens, tout le roman montrant justement
combien elle est honorée et conquiert toute seule un statut social enviable. D’ailleurs
c’est justement au moment où elle « le [le comte] sert et tient nu (v. 7065) », qu’elle
apprend l’histoire de la dévoration du cœur du milan par Guillaume et que s’amorcent
les préludes de la reconnaissance des amants. Dans Galeran de Bretagne, après avoir été
chassée de l’abbaye où elle a connu Galeran, Fresne va à l’aventure avec sa harpe,
devient ménestrelle, puis s’installe à Rouen chez une riche bourgeoise et gagne sa vie
comme brodeuse, respectée elle aussi de tous (v. 4081-4328) 21.
30 Le contraste est ici frappant avec Filo, enfermée dans l’abbaye, cachée même par
l’abbesse, vivant une existence clandestine et austère consacrée au travail et aux
« enseignements » qu’elle dispense aux religieuses :
[…] estoit la meilleur ouvriere qui fut point en toute l’abbaye et faisoit de chouses
nouvelles et plaisantes que jamais n’avoyent esté veues les pareilles. L’abbesse la
tenoit moult chiere et mussee tous les jours pour ce qu’elle estoit devenue tant
bonne ouvriere et si belle et la plus gracieuse que on sceut regarder. Les religieuses
l’amoyent moult grandement et tant que jamaiz n’eussent esté lassés de sa
compaignie, car elle leur disoit des plus beaulx enseignemens et coment se
devoyent gouverner que c’estoit moult grant plaisance de la oÿr ainsi parler. (folio
29 recto)
31 Elle ne sort ensuite de l’abbaye que parce que Florimont vient la chercher pour
l’épouser. Certes, les retrouvailles sont permises grâce à sa tapisserie, mais c’est un
« hasard » providentiel si cette dernière a été vendue à l’empereur. Jamais le roman ne
dit que Filo l’a réalisée en pensant à l’utiliser comme un instrument de sa libération. A
contrario, dans L’Escoufle et dans Galeran de Bretagne, les retrouvailles sont le fruit de la

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détermination et de l’action des jeunes femmes, certes accompagnées d’initiatives tout


aussi dévouées du jeune homme dans L’Escoufle. C’est dans le rôle d’une ménestrelle que
Fresne vient seule aux noces de son ami pour les invalider : l’interprétation d’un poème
qui ressemble à une chanson de toile signe son accès à la création poétique, puis, pour
se faire reconnaître de lui, elle chante le lai que Galeran avait composé et que seuls eux
deux connaissaient (v. 6662-7057)22. Même dans Pierre de Provence et la Belle Maguelonne,
si profondément imprégné par l’idéal chrétien, la Belle Maguelonne jouit d’une liberté
d’action incomparable avec celle de Filo : elle voyage, parcourt même un long trajet,
seule, de Naples jusqu’en Provence, où elle décide de conquérir son autonomie en se
vouant au service de Dieu, mais plutôt que d’entrer dans un couvent dont elle
accepterait les règles, elle bâtit une église et un hôpital très renommé :
Et de l’argent qu’elle avoit fist bastir une petite esglise et ung petit hospital, ou elle
fist trois licts. Et emprés de l’ospital fist bastir une petite esglise avec un autel. Le
quelle elle fist appeler Saint Pierre, en reverence de son amy Pierre, et de s’amye
Maguelonne. Quant l’eglise et l’ospital furent eschevés, Maguelonne se mist en
grant devotion a servir les malades ; et faisoit tres apre vie, tant que toutes gens de
l’isle et de la environ la tenoient sainte et la nommoient la sainte pelerine […]. 23
32 L’auteur du Roman de Florimont dessine une image féminine plus conventionnelle, car il
assujettit toujours son héroïne à une autorité : celles de son père, des religieuses, puis
de son époux. Ses moments de plus intense liberté se déroulent à Constantinople quand
elle se rend chez l’orfèvre, prend ensuite le risque d’introduire le jeune homme au
palais, puis de fuir avec lui, mais les souffrances ensuite endurées montrent combien
elle doit expier durement ce qui est représenté comme une faute, même si cette
« faute » est nécessaire à l’accomplissement de la volonté divine. L’adversité provoque
néanmoins des révélations, celle de sa dignité et de son abnégation, et aussi celle de ses
talents d’artiste. Exemplaire par son obéissance, elle manifeste un sens de l’initiative
dans l’accomplissement de son travail, au point qu’elle domine l’atelier du couvent par
sa recherche de la perfection et de la nouveauté (« si fut la maistresse de toute la
tappisserie et brouderie, elle gouvernoit tout entierement », folio 29 recto), et que le
récit suggère qu’elle gagne la rédemption par ses œuvres.
33 Dans cette vie ascétique, ce qui lui permet d’épancher ses sentiments, c’est la
réalisation d’une tapisserie autobiographique très complexe, longuement décrite :
Si va deviser ung tapis ou elle mist personnaiges toute sa vie, c’est assavoir qu’il y a
une fille de roy en ung pallaix qui va parler a ung orfeuvre et puis comme le dit
argentier vint au pallaix querir de l’argent que la dicte fille luy bailla, le quel
l’emporta en son ouvroir et le bailla a son varlet, le quel le mist en ouvraige et fit
une aigle d’argent si grande que le dit varlet se mectoit dedans icelle. Et puis
comment on la porte et le dit varlet dedans au pallaix du roy et comment la dicte
fille du roy donne a manger a la dicte aigle estant en la salle du dit roy et ce fait
comment le dit varlet et la dicte aigle furent portés en la chambre de la dicte Filo. Et
comment le dit varlet sault de la dicte aigle et la chambre fermee sur eulx deux. Et
puis comment la dicte Fillo et le dit varlet se descendirent en ung pannier et en une
corde par une fenestre au pié d’une tour avecques eulx ung petit coffre et puis se
mirent dans une nacelle sur la mer puis vouguarent tellement qu’ilz se vont retraire
dans une grant fourest et cheminarent par icelle tant qu’ilz se vindrent rendre et
repouser jusques au pié d’une fontaine estant au millieu de la dicte fourest et
comment boyvent de l’eaue de la dicte fontaine. Et puis comment charchent dans le
dit coffre et en regardant les pierres precieuses qui sont dans le dit coffre et les
mectant a ppart l’une auprés de l’autre et mesmement ung gros carboucle, lequel
carboucle print une pie et l’emporta de dessus ung arbre. Et alors icellui varlet et la
dicte fille de roy se levarent et suyvent la dicte pie et laissarent le dit coffre et

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autres joyaulx auprés de la dicte fontaine. Et tellement suyvent la dicte pie pour
recouvrer le dit carbouble que les dicts varlet et fille de roy se perdent dans le dit
boys l’un de l’autre tant que ilz ne se peurent plus voir. Mais toute la nuyt demoura
icelle fille de roy auprés d’ung arbre plourant et gemissant moult tamdrement. Et
puis le lendemain au matin s’en va arriver en une abbaye ou elle est demourant
auprés de la dicte fourest et fait la tappisserie, et ainsi finit le dit tappis et tousjours
en fait d’autres que c’est merveilles que de son fait. (folio 29 recto et verso)
34 La description, répétée quand Florimont découvre l’œuvre, prend la forme d’une
narration, puisque la tapisserie est une succession complexe d’au moins quinze
tableaux organisés en séquence. Elle vient ainsi redoubler l’œuvre comme un abrégé, la
met en abyme en transposant l’histoire dans un autre mode de représentation,
figuratif, puisque la parole sur le passé est momentanément retirée à l’héroïne. Ces
souvenirs en images évoquent immédiatement l’histoire de Philomèle et sa tapisserie,
qui représente aussi le lieu de vie de son auteur (v. 1119-1133) 24. Mais Philomèle, dont
l’histoire a été mise en français dès le XIIe siècle, choisit de réaliser sa tapisserie pour se
venger. Dans le Roman de Florimont, la création personnelle de Filo n’est pas conçue
comme l’instrument d’un stratagème qu’elle aurait imaginé dans l’espoir de sortir du
couvent et de retrouver Florimont. Elle n’envisage jamais de la faire porter au palais.
35 En outre, si elle est devenue brodeuse, c’est avant tout en pensant à l’exemple de son
amant et en souhaitant imiter ce qu’il a vécu auprès de l’argentier de Constantinople :
« […] soy advisa de son amy Florimont qui avoit aprins mestier de quoy il avoit vescu et
si elle estoit gectee hors au moins gaisgneroit elle sa vie » (folio 27 verso et folio 28).
Elle s’imagine certes ici un destin possible hors de l’abbaye, mais seulement si elle était
« gectee hors », ce qui peut rappeler au lecteur l’histoire de Fresne, exilée par l’abbesse
qui craint la mésalliance avec son neveu Galeran. Mais surtout, c’est le désir d’imiter
Florimont qui l’anime, le désir de vivre ce qu’il a enduré : le héros masculin donne le
modèle qu’elle cherche à égaler. Selon les données de l’intrigue, elle n’imagine donc pas
quelque chose d’inédit et d’inouï, mais répète ce que son ami a déjà accompli, puisque
sa métamorphose en brodeuse et en tapissière est précédée de celle de Florimont en
ouvrier orfèvre et aussi brodeur. L’auteur amoindrit ainsi l’audace de l’initiative
féminine, en privilégiant le personnage masculin qui s’illustre le premier par son
acceptation du travail et du rabaissement social.
36 Dans les autres romans idylliques, Floire, Galeran, Paris ou Pierre de Provence ne
connaissent pas une telle épreuve. Seul Guillaume dans L’Escoufle perd son identité
aristocratique durant les sept années de la séparation : il devient serviteur dans une
hôtellerie à Saint-Jacques de Compostelle (v. 6184-6205), puis à Saint-Gilles (v.
6504-6607). Même s’il garde une autonomie dont Florimont ne dispose pas chez
l’argentier de Constantinople, il ne conquiert pas alors un statut social aussi valorisant
que celui que s’est assuré Aélis à Montpellier : l’émancipation par le travail se réalise
bien mieux pour la femme que pour l’homme. En outre, comme ces séquences
masculines se déroulent parallèlement aux aventures d’Aélis, qui ne dispose d’aucune
nouvelle de son ami, il est bien sûr impossible qu’elle l’imite. De surcroît, elles sont
relatées après l’installation d’Aélis à Montpellier et moins développées, si bien que la
figure féminine rayonne d’un éclat inégalé. Dans le Roman de Florimont les rôles sont
inversés, puisque l’action du héros masculin est toujours plus déterminante que celle
de l’héroïne.
37 Au XVe siècle, lorsque l’auteur du Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène,
fille du duc de Bretagne, a l’originalité de tresser les deux fils du roman idyllique et du

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roman de croisade, il privilégie le second en exploitant les ressorts narratifs du premier


pour imaginer la soumission religieuse et politique de l’Orient. À l’opposé de toute idée
de scandale, il bâtit une intrigue sur la nécessité de réparer une faute et d’accomplir un
vœu adressé à Dieu et à la Vierge, afin que l’Orient adopte la religion chrétienne puis
qu’un jeune noble français puisse devenir le maître de l’empire de Constantinople. Si
l’on peut décrypter le double héritage du Conte de Floire de Blanchefleur – le
rapprochement imaginé entre l’Orient et l’Occident – et des romans du XIII e siècle que
sont L’Escoufle et Galeran de Bretagne – le vol de l’oiseau et la nécessité pour le couple
séparé de gagner sa vie –, le roman idyllique est sensiblement transformé, parce que
métamorphosé en roman de croisade : les mêmes scénarios deviennent autres par le
relief donné à la question politique et religieuse. La valorisation du respect de la loi et
d’un idéal de la soumission joue aussi un rôle dans la transformation du portrait
féminin et de l’image de l’amour. La réduction de l’Autre oriental à une figure du Même
– processus accompli pour le sultan d’Alexandrie et de Constantinople – s’accompagne
d’une plus grande différenciation des rôles féminin et masculin. La répartition que
choisit l’auteur du XVe siècle assure en effet la primauté masculine, tandis que les
romans idylliques antérieurs décrivaient davantage une relation d’égalité ou
célébraient des initiatives féminines audacieuses et une émancipation inédite. Le devoir
familial et politique l’emporte alors aussi sur le bonheur individuel et la passion
amoureuse.

NOTES
*. Ce travail a bénéficié du soutien de l’Agence Nationale de la Recherche (projet ANR-09-
BLAN-0307-01), de la Région Nord-Pas-de-Calais et du Ministère de l’Enseignement Supérieur et
de la Recherche.
2. B. Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française antérieurs à 1500, Genève, Droz,
1954, p. 43, n° 58-61, et Supplément 1954-1973, Genève, Droz, 1975, p. 28-29, n° 58-61 ; D. J. A. Ross,
Alexander Historiatus, a Guide to Medieval Illustrated Alexander Literature, Athenäum, Frankfurt, 1988,
p. 128-130. Voir aussi C. C. Willard, « A Fifteenth-Century Burgundian Version of the Roman de
Florimont », Medievalia et humanistica, NS 2, 1971, p. 21-46, et L. Harf-Lancner, « Florimont : du
roman d’Aimon de Varennes (1188) à la mise en prose de 1528 », Lancelot-Lanzelet, hier et
aujourd’hui. Mélanges Alexandre Micha, Greifswald, Reineke, 1995, p. 187-206.
3. Op. cit., p. 43. Sur les imprimés, voir B. Woledge (op. cit., p. 43), et V. L. Saulnier, « L’auteur du
Florimont en prose imprimé : Girart Moët de Pommesson », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance,
17, 1955, p. 207-217.
4. Aimon de Varennes, Florimont, éd. A. Hilka, Halle, Niemeyer, 1933, p. cxli.
5. Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1939, p. 264-275.
6. Bien qu’accordant une large place à la fin du Moyen Âge, Le Récit idyllique, éd. J.-J. Vincensini et
C. Galderisi, Classiques Garnier, Paris, 2009, ne le mentionne pas.
7. Nous conservons deux versions françaises manuscrites de ce roman, une version longue (La
belle Maguelonne, éd. A. Biedermann, Halle, Niemeyer, 1913 ; Pierre de Provence et la Belle
Maguelonne, éd. A.-M. Babbi, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2003) et une version courte (L’Ystoire
du vaillant chevalier Pierre, filz du conte de Provence, et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Aix-en-

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Provence, CUERMA (Senefiance, 4), 1977. Voir aussi l’édition récente de F. Roudaut, Pierre de
Provence et la belle Maguelonne, Paris, Classiques Garnier, 2009.
8. A. Coville ne cite pas ce Roman de Florimont parmi les œuvres composées à / pour la cour
d’Anjou, milieu d’écriture de Pierre de Provence et la Belle Maguelonne ainsi que de Paris et Vienne (La
Vie intellectuelle dans les domaines d’Anjou-Provence de 1380 à 1435, Paris, 1941). On n’en trouve pas
non plus de mention dans G. Doutrepont, La Littérature française à la cour des Ducs de Bourgogne,
Paris, Champion, 1909.
9. Éd. J.-L. Leclanche,Paris, Champion, 2003, et son étude Contribution à l’étude de la transmission
des plus anciennes œuvres romanesques françaises. Un cas privilégié : Floire et Blancheflor, Lille, 1980, 2
vol., avec l’éd. de la deuxième version du texte. Voir P. E. Grieve, Floire et Blancheflor and the
European Romance, Cambridge, University Press, 1997.
10. Nous avons étudié les rapports que l’auteur du Conte de Floire et Blancheflor imagine entre
l’Orient et l’Occident dans notre ouvrage La Tentation de l’Orient dans le roman médiéval, Sur
l’imaginaire médiéval de l’Autre, Paris, Champion, 2003, p. 23-68, 109-120.
11. Voir D. Quéruel, « Pourquoi partir ? Une typologie des voyages dans quelques romans de la
fin du Moyen Âge », Guerres, voyages et quêtes au Moyen Âge. Mélanges J.-C. Faucon, Paris, Champion,
2000, p. 333-348.
12. Voir notre Tentation de l’Orient dans le roman médiéval, op. cit., p. 158-164, 226-284. On en trouve
des exemples dans Paris et Vienne et l’Histoire des Seigneurs de Gavre. Sur la question de l’exotisme,
voir aussi Un exotisme littéraire médiéval ?, dir. C. Gaullier-Bougassas, Bien dire et Bien aprandre, 26,
2008.
13. Le Philocope de Messire Jehan Boccace florentin, contenant l’histoire de Fleury et Blanchefleur, divisé en
sept livres traduictz d’italien en françoys par Adrian Sevin, Denys Janot imprimeur, 1542 (voir BnF,
RES Y2 202, p. 145-146).
14. Sur cette cérémonie des vœux sur un oiseau, dont le premier modèle littéraire est inventé
par Jacques de Longuyon dans les Vœux du Paon, voir Les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon :
originalité et rayonnement, dir. C. Gaullier-Bougassas, Paris, Klincksieck, 2010.
15. Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974, v. 4384-4557.
16. Éd. R. Colliot, chapitre XX, p. 31.
17. Op. cit., BnF, RES Y2 202, p. 145-146.
18. Éd. et trad. E. Baumgartner, Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, Paris, Gallimard, 2000.
19. La Tentation de l’Orient dans le roman médiéval, op. cit., p. 355-405. Lorsqu’il évoque ces espoirs,
R. W. Southern (Western Views of Islam in the Middle Ages, Harvard University, 1962, p. 67-109)
désigne les années 1450-1460 comme le « moment de la vision ».
20. Voir E. Baumgartner, « Les brodeuses et la ville », Un’idea di Città, l’imaginaire de la ville
médiévale, éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura / Mondadori, 1992, p. 89-95.
21. Galeran de Bretagne, éd. L. Foulet, Paris, Champion, 1975.
22. C. Gaullier-Bougassas, « Roman et lyrisme courtois : Partonopeus de Blois et Galeran de Bretagne
», Cahiers de Recherches médiévales, 11, 2004, p. 197-212.
23. Éd. R. Colliot, op. cit., chapitre XXVI, p. 41-42.
24. Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, éd. cit.

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RÉSUMÉS
Le Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de Bretagne, récit en prose du
XVe siècle encore inédit, est à la fois un roman chevaleresque oriental et un roman idyllique.
L’amour entre deux jeunes enfants devient l’instrument d’un rapprochement politique entre
l’Occident chrétien, le royaume d’Égypte et l’empire de Constantinople, imaginés pour ces deux
derniers comme un Orient tant sarrasin, turc que déjà chrétien, avant même l’arrivée du jeune
Français Florimont, qui au terme de tribulations mais aussi d’une expédition de croisade épouse
l’héritière orientale. La subordination des sentiments personnels au triomphe de la foi
chrétienne et de l’impérialisme occidental explique l’absence d’une vraie célébration d’un
bonheur amoureux, ainsi que l’affaiblissement du rôle de la jeune héroïne.

The Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de Bretagne, a French text of
the fifteenth century, not yet edited, is both an oriental knightly romance and an idyllic
romance. Love between two young children becomes the instrument of a political alliance
between the Christian West, the Egyptian kingdom and the empire of Constantinople. The latter
two are represented as a Saracen, Turkish and at the same time Christian Orient, before the
arrival of the young French Florimont, who will marry the oriental heiress after a crusade. The
subordination of individual feelings to the victory of the Christian faith and to Western
imperialism may explain that the romance does not highlight the amorous happiness and plays
down the part of the young heroine.

AUTEUR
CATHERINE GAULLIER-BOUGASSAS
Université Charles-de-Gaulle Lille 3, MESHS USR 3185

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Le « roman familial » du Florimont


en prose (ms. BnF, fr. 1488)
Miroir aux alouettes ou miroir de l’idylle ?

Marion Vuagnoux-Uhlig

Les textes s’écrivent les uns dans les autres, copies de copies faisant palimpseste et
compilation sous la surface de l’écriture actuelle, par où le scripteur relit l’ancien
dans le nouveau, et inversement, sans distinction historique. 1
1 De quelle nature est la dette qui lie les récits idylliques des XIV e et XV e siècles aux
premiers témoins médiévaux de cette veine romanesque ? Les travaux récents de
Rosalind Brown-Grant ont souligné l’importance du facteur historique dans les
modifications qui affectent le développement du thème idyllique entre les XII e-XIIIe
siècles et la fin du Moyen Âge2. Les critères d’ordre moral et sociopolitique qui
interviennent dans la composition des fictions tardives entraînent en effet la
suppression d’éléments thématiques désormais perçus comme potentiellement
subversifs. Ainsi la naissance simultanée des deux enfants, leur troublante
ressemblance, leur éducation commune et la découverte de la sensualité, autant de
traits dont le Conte de Floire et Blancheflor, Aucassin et Nicolette ou L’Escoufle livrent des
illustrations exemplaires3, sont-ils gommés par les réécritures. Tout porte à croire que
dans ces compositions des XIVe et XV e siècles, mues par une inflexion moralisante et
par des idéaux politiques et lignagers4, les lieux distinctifs de l’enamoratio immature
s’amuïssent sous l’influence de nouvelles préoccupations. La critique anglaise a en effet
montré, à travers l’analyse de Paris et Vienne et de Pierre de Provence et la belle
Maguelonne, que les causes d’un tel dépouillement devaient être mises en lien avec
l’essor des traités didactiques qui connaissent une large fortune à la même époque. Les
retranchements seraient le signe manifeste de l’inversion des perspectives qui préside
à l’écriture de l’idylle à la fin du Moyen Âge : les témoins tardifs ne dépeindraient plus
les efforts conjoints des jeunes amants pour conjurer la menace de mésalliance pesant
sur leur union par de louables exploits, mais représenteraient le nécessaire
redressement d’un désir par trop sulfureux, au terme duquel les adolescents devenus
adultes pourraient intégrer avec légitimité l’ordre social. La narration des amours

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enfantines cèderait ainsi le pas à un discours édifiant, voué à prévenir, à l’attention des
lecteurs, les potentielles dérives des affections juvéniles.
2 Le remodelage du scénario idyllique à l’intérieur d’un cadre exemplaire ne doit
toutefois pas dissimuler la prégnance des références intertextuelles aux productions du
Moyen Âge central. On ne saurait de fait négliger la présence massive d’allusions à
Floire et Blancheflor et à L’Escoufle en particulier, mais aussi à Piramus, Aucassin et Nicolette
ou Galeran de Bretagne, dans le développement narratif des récits idylliques tardifs. Or la
récurrence de telles réminiscences, sensible aux niveaux thématique, structurel et
lexical, donne aux témoins de la fin du Moyen Âge l’aspect de véritables réécritures qui
ne font pas mystère de leurs sources5. Car si une volonté de réorientation préside sans
doute à l’écriture des textes, ceux-ci sont loin de contester l’apport des modèles dont ils
s’inspirent. Comment alors ne pas y voir la résurgence d’un intérêt, voire d’une
fascination, pour les enjeux littéraires et idéologiques liés au thème des enfances
idylliques et de la maturation amoureuse6 ? La tentation est en effet grande de
considérer la dialectique qui prend place dans les textes des XIV e et XVe siècles sous la
forme d’un jeu littéraire, comme un indice de la persistance de questionnements qui,
même sous un jour largement édulcoré, continuent à exercer un attrait puissant.
3 Plus particulièrement, c’est la récurrence de la structure généalogique, fondée sur la
succession de deux histoires, celle des parents et celle des enfants, qui semble assurer
la continuité entre les narrations de la fin du Moyen Âge et leurs modèles. Dans un
article consacré aux figures maternelles de Floire et Blancheflor et de L’Escoufle, j’ai tenté
de décrire l’intrigue qui parcourt le roman idyllique médiéval comme une histoire de
famille7. Aux XIIe-XIIIe siècles, ces fictions se distinguent des romans chevaleresques
d’aventure par le déclin des valeurs guerrières, une valorisation particulière des
personnages féminins ou la volonté de représenter la vie quotidienne, mais c’est avant
tout le critère familial qui fonde leur originalité. Or les récits idylliques tardifs
partagent en propre avec leurs sources cette réflexion sur la filiation, manifeste dans la
réitération de la structure bipartite, mais aussi dans l’intense préoccupation pour la
succession lignagère. En ce sens, le « roman familial » 8 de l’idylle justifierait au premier
chef l’activité de réécriture et la référence constante aux sources qui animent la
composition des récits idylliques à la fin du Moyen Âge. Un intérêt constant pour la
famille, et c’est là l’hypothèse que je souhaite développer ici, subsisterait au-delà de
l’écart diachronique isolant l’une de l’autre les deux vogues de production idyllique et
légitimerait ainsi la prégnance du jeu littéraire. En outre, la démonstration de cette
préoccupation commune, on peut l’espérer, pourrait bien contribuer à revaloriser des
récits dont la fortune était indéniable aux XIVe et XVe siècles, mais qui sont aujourd’hui
négligés par la critique en raison notamment de l’activité de compilation à laquelle ils
se livrent9.
4 L’une des rédactions en prose de Florimont, composée dans la première moitié du XV e
siècle, constitue à cet égard un terrain d’enquête privilégié10. Très éloigné du roman
d’Aimon de Varennes, le Livre de Florimont filz du duc Jehan d’Orleans et de Helaine, fille du
duc de Bretaigne se présente comme un récit idyllique à la faveur des nombreuses
affinités qu’il partage avec Paris et Vienne ou Eledus et Serene, mais surtout avec Pierre de
Provence et la belle Maguelonne. En effet, les étapes de l’intrigue – la quête amoureuse du
héros, le séjour en Orient, la fugue des jeunes amants, la séparation forcée suivie de
l’ascension chevaleresque du jeune homme et de la réclusion de l’héroïne dans un
monastère, avant les retrouvailles et l’hymen final – de même que certains procédés

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stylistiques et la tonalité moralisante du récit ne vont pas sans rappeler ce roman


idyllique très largement diffusé en Europe aux XVe et XVI e siècles 11. Mais c’est bien
davantage la multiplication des emprunts au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle,
en particulier à l’occasion des scènes qui mettent aux prises parents et enfants, qui rive
Florimont à cette veine romanesque en le désignant comme un texte entièrement fondé
sur la réécriture. Alors, de quelle façon la pratique de la réminiscence dans Florimont
laisse-t-elle percevoir, à travers ce prisme familial, une forme de continuité entre les
récits idylliques des XIIe-XIIIe siècles et les témoins tardifs ? L’examen du rôle imparti
aux références intertextuelles et du traitement réservé au thème de la famille
permettra de le déterminer.

Un miroir aux alouettes ?


5 Tout désigne le Roman de Florimont en prose comme un jeu littéraire sur les sources. À
commencer par le titre même du récit qui, s’il n’allie pas les deux noms des
protagonistes au cœur d’une structuration binaire qui pourrait fonctionner comme
marqueur d’identification générique12, ne fait pas moins référence à l’activité de
réécriture d’un roman en vers du XIIe siècle, dont les diverses réalisations ont connu un
large succès au XVe siècle 13. Plus encore, les prénoms des amants – Florimont et Filo –
suscitent d’emblée la mémoire du couple paradigmatique d’enfants-fleurs que sont
Floire et Blanchefleur, à la faveur d’une proximité paronymique rehaussée par
l’allitération liminaire et l’assonance des voyelles. Faut-il ajouter qu’en dotant l’héroïne
d’un nom programmatique, presque un nom commun, le poète l’affilie à la lignée des
brodeuses aux belles mains ? Car si l’onomastique pourvoit la bien nommée Filo des
talents de Philomena, c’est aussi en souvenir de l’habileté d’une Fresne ou d’une Aélis, à
laquelle les premiers témoins idylliques reconnaissent une large valeur
autoréférentielle14. Ainsi la jeune fille, dont l’œuvre brodée, nouveau fil d’Ariane, rend
les amants l’un à l’autre, se pose-t-elle en héritière de cette maîtrise en même temps
que son œuvre d’art diffuse le reflet des sources.
6 C’est toutefois à l’intérieur de l’intrigue que les échos intertextuels se révèlent les plus
prégnants, tant les emprunts au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle scandent la
progression de l’histoire. Le dialogue qui s’instaure avec les sources idylliques est
particulièrement sensible dans les étapes cruciales du récit que sont la rencontre et le
serment des parents, les enfances des héros et la fugue amoureuse. Ainsi le pèlerinage
qui conduit à la suite d’une tempête le duc Jehan d’Orléans et son épouse Hélène à
Alexandrie, au lieu de Jérusalem, rappelle-t-il les prémices narratives de Floire et
Blancheflor, qui réunissent à la cour du roi païen Félis son épouse et une captive
chrétienne, future mère de l’héroïne, enlevée lors d’une razzia à Compostelle. Dans
Florimont, la représentation d’un Orient proche où cohabitent chrétiens et sarrasins, où
la cour du Sultan mêle l’exotisme et la luxuriance à des pratiques de civilité et de
courtoisie toutes occidentales, reproduit à l’évidence le décor inaugural du Conte. Mais
c’est davantage la naissance spontanée d’une amitié entre les deux femmes, basée sur le
désir commun d’enfanter, qui calque le lien de confiance et d’intimité noué par les
mères de Floire et de Blancheflor dans la chambre des dames 15. Quant à l’arrière-plan
politique qui forme la trame de la narration, il n’est pas sans évoquer L’Escoufle, puisque
la décision d’unir les enfants à naître suscite la plus vive réaction de la part des barons
du Sultan, craignant pour le devenir de leurs terres promises à un chrétien d’Occident.

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La révolte des courtisans, les menaces proférées contre le Sultan, la captatio


benevolentiae empreinte d’humilité et de douceur que ce dernier emploie pour apaiser le
tumulte, autant de traits qui ramènent au roman de Jean Renart 16. Eledus et Serene
présente une situation proche, dans la mesure où la promesse d’un mariage entre les
descendants du duc de Validar et du roi de Tubie provoque aussi la révolte des vassaux,
qui s’opposent à l’alliance suite à la mort du premier des deux compères 17. Cependant,
une divergence oppose le projet fomenté par les pères marieurs et le désir des héros
dans ce roman idyllique anonyme du XIVe siècle : la princesse Serene est destinée à
Maugrier, tandis que son cœur est au bel Eledus, lequel reçoit l’approbation de
l’ensemble de la cour. Il n’en va pas de même dans L’Escoufle où, comme dans Florimont,
le vœu des parents préfigure les aspirations des amants. Il paraît en ce sens plus
vraisemblable de considérer le roman de Jean Renart comme la source de Florimont,
d’autant plus que la composition d’Eledus et Serene est sans doute tributaire de la même
influence18.
7 Que dire encore de l’arrivée de Florimont à Constantinople, nouveau séjour du Sultan
après son départ d’Alexandrie, qui résulte d’une véritable mixtion de Floire et Blancheflor
et de L’Escoufle ? Car la quête de Florimont pour rejoindre Filo, qu’il aime déjà par ouï-
dire, se poursuit sur les traces mêmes de ses prédécesseurs. Les empreintes laissées par
Guillaume comme par Floire constituent les jalons de cet itinéraire pacifique, entamé
au prétexte d’un pèlerinage sur les lieux saints de la chrétienté médiévale. Comme le
premier, le héros suit un trajet qui, de Rome à Jérusalem où il ne parvient pas en raison
d’un ouragan, revêt l’aspect d’une ascèse. Pauvre et déguenillé, il s’affuble à l’instar de
Guillaume d’une identité nouvelle et humble, qui lui permet de trouver de l’embauche
auprès d’un maître-orfèvre19. L’entreprise est aussitôt couronnée de succès : l’émule n’a
plus rien à envier à son modèle lorsque, parvenu au faîte de son apprentissage, il
excelle dans la pratique de son art au point de devenir « le meilleur ouvrier de son
mestier que fut point au pays de par dela » (ch. XII, fol. 20 v)20. C’est alors que le poète,
au gré d’une alerte permutation, délaisse sa source pour revenir à Floire et Blancheflor. L’
engin qui permet à Florimont de s’introduire dans le palais du Sultan, puis dans la
chambre de Filo, doit en effet beaucoup à la ruse de la corbeille de fleurs par laquelle
Floire rejoint sa bien-aimée dans la tour de l’émir de Babylone 21. À ceci près qu’il s’agit
cette fois d’un aigle d’argent, dont la facture et l’extrême préciosité évoquent la
précision des automates qui ornent le faux cénotaphe de Blancheflor (ch. XIV, fol. 29 v).
On ne manquera pourtant pas de voir dans le choix d’un oiseau, en guise de cheval de
Troie, une allusion à peine voilée à L’Escoufle, où le même rapport métonymique est
suggéré. Tout dans la scène où Filo nourrit son amant d’une perdris rôtie (ch. XII, fol.
22r) par le bec et les narines de l’aigle renvoie, mutatis mutandis, à l’ingestion du cœur
de l’escoufle à laquelle Guillaume se livrait, pour en incorporer l’essence 22, mais aussi au
déjeuner sur l’herbe des amants de Jean Renart23. Sans doute y a-t-il là un effet délibéré
d’annonce, puisque les épisodes qui suivent tutoient au plus près le même modèle. Tel
est le cas de la fugue amoureuse de Florimont et de Filo, qui quittent la chambre de la
demoiselle pour parcourir ensemble les chemins, mais aussi et surtout du locus amoenus
forestier qui scelle leur séparation (ch. XIV, fol. 24r-26r). La scène du vol de l’anneau par
un oiseau de proie ressurgit en effet sous la plume de l’auteur de la fin du Moyen Âge 24 :
celui-ci se réfère, quoique de façon plus allusive que dans L’Escoufle, au cadre édénique
où se succèdent le repos et la collation des jeunes insouciants avant l’avènement du
malheur. Les analogies du passage avec le texte de Jean Renart sont frappantes, tant la
lassitude des amants, la soif de la jeune fille et la halte près d’une fontaine y suscitent le

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même tableau d’une acmé amoureuse bientôt parvenue à son terme. Bien plus, une pie
dérobe l’escarboucle de Filo tandis que le couple, distrait, se divertit dans le pré, et
éloigne l’un de l’autre les amants empressés de retrouver le joyau (ch. XIV, fol. 24 v).
Enfin, il ne fait aucun doute que les itinéraires disjoints qui s’ensuivent puisent encore
leur inspiration dans L’Escoufle : la quête de Florimont, marquée par la déréliction, la
faim et le dénuement, tout comme le désarroi de l’héroïne qu’inspirent la solitude et la
perte de l’être aimé, constituent autant de renvois au modèle25.
8 Tout porte donc à croire que la référence constante aux sources sert à enter Florimont
sur les récits idylliques des XIIe-XIIIe siècles. Le jeu intertextuel qui s’instaure structure
la progression narrative, au point de faire apparaître le roman comme le fruit d’un
subtil mélange de greffons, parmi lesquels figurent les témoins les plus emblématiques
de cette veine littéraire. Or l’effet de réécriture serait sans doute complet si chacun des
traits convoqués n’était soumis au crible d’une réorientation moralisante qui menace
de dénaturer le scénario idyllique. À y regarder de près, aucune caractéristique des
effusions enfantines ne résiste à l’opération de redressement intentée par le poète :
qu’en est-il de la fraternité amoureuse de bambins nés le même jour et élevés côte à
côte ? De la fameuse audace de l’héroïne, plus précoce que son partenaire, et de la
sensualité goûtée dès l’âge le plus tendre ? Plus grave encore, que reste-t-il du motif des
amours contrariées, pourtant essentiel au déploiement du thème idyllique, au sein d’un
récit qui conforme la passion des enfants au projet matrimonial des parents ? Dans
Florimont, la dynamique de réminiscence ne se contente pas de référer aux sources ; en
s’affichant comme un palimpseste, le texte révèle la divergence qui l’inscrit en porte-à-
faux avec ses modèles. On ne saurait en effet mieux exprimer le hiatus que par
l’instillation d’innovations au cœur même d’épisodes qui paraissaient reproduits à
l’identique. Ainsi les scènes liminaires calquent-elles le début de Floire et Blancheflor
pour faire apparaître de manière plus patente la différence d’âge des enfants – à la
naissance de Filo, « le dit Florimont estoit ja grant et avoit plus d’ung an » (ch. VII, fol.
10r)26 – qui doivent respectivement attendre leur quinzième et seizième année pour se
rencontrer (ch. XII, fol. 22r). En dehors de l’extraordinaire beauté que les amants
partagent en propre, aucune allusion n’est en outre faite à leur ressemblance.
9 Mais l’horizon d’attente du lecteur de récits idylliques est déjoué de façon plus
systématique encore par la rectification du rôle féminin. Le souvenir de la clergie
partagée par Floire et Blanchefleur après cinq ans d’études communes affleure lorsque
l’auteur de Florimont souligne la méconnaissance du latin qui affecte l’héroïne :
La dicte Filo, fille au dit Soubdan, demouroit avecques son dit pere et ce pour lui
faire passer temps. Si trouva au retrait du dit son pere les lettres que le cardinal
avoit escriptes au dit roy et les lit, mais pour ce qu’elles estoyent en latin, ne les
sceut entendre, si les fit expouser a ung clerc qui lui dit que le duc d’Orleans de
France avoit ung beau filz. Et alors la dicte fille se advisa de ce que le dit maistre
d’ostel luy avoit dit et que ses ditz pere et feue mere avoyent promis par elle au dit
filz, si mist cela en memoire. (ch. IX, fol. 13 r)
10 S’il était déjà question de lettres en latin dans Floire et Blancheflor, celles-ci désignaient
les messages d’amour échangés entre les enfants. Or il ne s’agit plus dans Florimont de
faire de la langue savante des clercs le code privilégié et secret de la passion 27. Car
l’érudition, que le Conte érigeait en préalable à l’éclosion d’un amour capable de
transcender la différence sexuelle, devient dans la réécriture l’apanage des clercs, mais
sans doute aussi celui d’hommes comme le Sultan et le duc d’Orléans, que seul le héros
masculin est voué à égaler. Le recentrage dont le personnage de l’amante fait l’objet est

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encore sensible dans les passages où la hardiesse et la sensualité d’une Blanchefleur,


d’une Aélis, cèdent le pas à la tempérance, voire à la passivité. C’est en particulier le cas
dans la scène de la chambre, où la passion de Floire et Blanchefleur avait connu son
paroxysme28 : sitôt Florimont extrait de l’oiseau métallique, son amie n’a de cesse
d’obtenir de lui l’assurance d’une absolue chasteté :
Et quant tout le monde fut dehors, elle ferma sa chambre sur elle et puis fit saillir le
dit Florimont dehors et luy fist promectre par sa foy et serement que jamaiz ne luy
fairoit desplaisir, ny ne la toucheroit pour peché jusques a ce qu’il l’auroit prinse a
femme et qu’il l’auroit espousee. Lequel ainsi le promist et jura sur les heures
d’icelle Filo. (ch. XIII, fol. 22v)
11 De même, dans l’épisode de la fugue amoureuse, l’initiative est laissée au héros, tandis
que Filo se contente d’obtempérer. Or le contraste avec la détermination et l’efficacité
d’Aélis est d’autant plus frappant que le passage se montre pour le reste conforme au
texte de Jean Renart. Il ne fait aucun doute que l’élaboration du plan d’évasion et les
précautions matérielles – provision de cordes et réserve de pierres précieuses –
renvoient à la scène de L’Escoufle. Ainsi la récupération des données originelles sert-elle
à souligner l’inversion des rôles à laquelle l’auteur de Florimont procède, lorsqu’il efface
toute trace de l’énonciation féminine pour replacer les propos décisifs dans la bouche
du héros : c’est désormais le jeune homme qui donne les ordres (« Ne vous chargés
point de gaiges, dit-il, se non des plus riches et pourtatifz ») et c’est à lui que la réussite
du plan incombe (« Or sa, m’amye, j’ay fait pour vous tout ce qu’il m’a esté possible »,
ch. XIII, fol. 22v). L’intentionnalité de ce réajustement est encore soulignée par la mise
en œuvre de la fuite, qui relègue l’héroïne à la passivité :
Si conmança a lyer sa corde a une poulye et son pannier et mist sa belle Filo dedans
et ung petit couffre ou estoyent ses bagues. Et petit a petit, la va descendre jusques
au pié de la tour. Et puis retira sa corde et son pannier et petit a petit, il soy
descendit jusques au dit pié de la tour ou il trouva sa dicte amye Filo. (ch. XIII, fol.
23r)
12 Bien plus, les événements suivants, qui répètent l’escale champêtre d’Aélis et de
Guillaume et le larcin de l’oiseau, ont lieu dans des circonstances largement différentes
de celles de L’Escoufle. Au moment de décrire la négligence des héros, l’auteur de
Florimont n’hésite pas à troquer le désir charnel qui enflammait les amants de Jean
Renart contre une tentation qui, dans le contexte, paraît beaucoup moins suggestive 29.
Ce n’est ni le sommeil ni une pulsion sexuelle qui troublent l’entente des enfants,
absorbés dans la contemplation des joyaux dérobés au palais, mais bien la convoitise :
Et conmançarent a gecter tout dehors sur belle herbe pour le mieulx veoir. Si y eust
ung gros carboucle comme une noix, lequel le dit Florimont mist a part et dit que
icelle pierre valoit plus et estoit la plus riche et belle que jamaiz il vit oncques car
on ne la sauroit extimer. Si se mirent a extimer les autres et disoyent qu’elles
valoyent plus, les unes moins et les autres maiz et avoyent ce debbat ensemble en
regardant aux autres et sans entendre au corboucle. (ch. XIV, fol. 24 v)30
13 La suite du texte conserve la même tonalité tempérante, puisque après la séparation, la
demoiselle connaît une destinée beaucoup plus pieuse que son aïeule. De fait, elle
choisit d’éblouir les nonnes du couvent de Saint-Benoît par ses talents de brodeuse, là
où Aélis jouissait d’une fulgurante ascension mondaine grâce à sa beauté et au chef-
d’œuvre de ses mains. D’aide de cuisine puis femme de chambre de l’abbesse, la chaste
Filo devient maîtresse d’œuvre dans l’atelier de broderie du couvent, jusqu’à ce que
Florimont retrouve sa trace et l’épouse avant de monter sur le trône (ch. XIV, fol. 25 v –
ch. XVIII, fol. 38r).

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14 Le soin de l’auteur à gommer les aspérités potentiellement subversives du scénario


idyllique transparaît ainsi à travers le jeu intertextuel, quitte à dénaturer la finalité
même des sources. De fait, les redressements successifs que Florimont impose à ses
modèles ne visent pas tant à plier le thème des enfances amoureuses aux attentes
sociales et matrimoniales de la fin du Moyen Âge, qu’à permettre à la narration –
promue au rang d’exemplum – d’illustrer les sentences moralisantes qui l’enchâssent. Le
prologue et l’épilogue du roman – qui soutiennent que « ne se doit nully esmerveiller se
ont a des peines en ce monde par avant que ont aye joye. Et par telles façons et en grant
peines et tristesses pourroit ung chascun chrestien acquerir le royaume de paradis »
(ch. XX, fol. 46v)31 – confèrent à l’histoire une portée existentielle dont la valeur,
généralisante, dépasse largement le cadre idyllique. Tout se passe en effet comme si,
pour reprendre le constat de Friedrich Wolfzettel sur les romans idylliques des XIV e et
XVe siècles,
la suppression successive du thème idyllique par excellence des amours enfantines
ne manqu[ait] pas d’estomper les contours bien délimités du roman idyllique qui
risque de plus en plus de se transformer en un roman d’amour tout court en
perdant en même temps sa valeur idéologique contestataire.32
15 Au regard d’une telle dérivation, on ne saurait s’étonner que le motif des amours
contrariées soit réduit dans Florimont à son expression la plus discrète. Une fois le
soulèvement des barons alexandrins apaisé et le Sultan exilé à Constantinople, plus rien
ne s’oppose à l’union des héros, prévue de longue date par les parents puis ardemment
souhaitée par les enfants. Aussi c’est le nonchalloir du père de Filo (ch. IX, fol. 13 r),
d’abord empressé de tenir la promesse faite à sa défunte femme puis lassé par
l’ampleur des démarches, qui constitue l’unique et pour tout dire fallacieux obstacle à
l’hymen du couple ! Les critiques s’accordent à reconnaître le désaccord parental
comme un facteur d’importance cruciale pour le développement du scénario idyllique,
qu’il soit suscité par un souci de mésalliance, par la discorde entre les familles ou par la
profonde altérité des peuples auxquels elles appartiennent33. Or Florimont ramène cet
élément constitutif de la thématique au rang de simple broutille en exagérant le
modèle déjà équivoque de L’Escoufle. On notera que le roman d’Eledus et Serene, a
contrario, met un soin tout particulier à lever l’ambiguïté de la même source en créant
un troisième personnage, Maugrier, voué à incarner le champion des parents 34. Force
est alors d’admettre qu’en deçà des effets de résurgence, Florimont efface chacun des
traits ou presque du thème idyllique originel, de telle sorte que le lecteur familier des
sources des XIIe-XIIIe siècles risque, à l’instar de l’héroïne, d’en perdre son latin.
16 Est-ce alors à dire qu’il s’agit là d’un mirage des sources, ou plutôt d’un miroir aux
alouettes où Floire et Blancheflor et L’Escoufle, à l’image du volatile éponyme, sont pris au
leurre d’une illusion de réécriture à vocation édifiante ? Un tel constat s’avèrerait
inquiétant pour l’hypothèse qui sous-tend notre enquête. La possible continuité entre
les premiers témoins idylliques et les textes de la fin du Moyen Âge paraît remise en
question par le traitement que Florimont réserve à ses sources. Surtout, au regard de la
passivité qui frappe l’héroïne et de la discrétion des figures maternelles, on pourrait
craindre que l’histoire de famille qui structure le thème idyllique ne s’amuïsse dans le
texte au profit d’une simple réflexion sur le lignage. Toutefois, ce serait là compter sans
la grille de lecture que le récit propose d’appliquer sur le jeu littéraire qu’il met en
scène, et dont la tapisserie brodée par Filo renvoie l’image textuelle. À bien suivre un
tel guide, le lecteur s’aperçoit que la logique généalogique à l’œuvre dans Florimont
remet sur le tapis l’enjeu familial des modèles. Mais si Floire et Blancheflor ou L’Escoufle se

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concentraient davantage sur les mères, c’est autour de la figure paternelle que se
cristallise dans Florimont le « roman familial » de l’idylle.

Le père, ou la famille idyllique


17 Tout porte à croire que l’analogie entre le texte et le tissu, exploitée à l’envi par les
premiers récits idylliques médiévaux35, ressurgit dans Florimont pour exiger du lecteur
un effort de lecture. Filo a brodé dans l’abbaye une tapisserie « ou elle mist toute sa
vie » (ch. XIV, fol. 29r), et que le texte se plaît à décrire à l’occasion d’une large mise en
abyme de la narration qui s’étend sur une quinzaine de lignes (ch. XIV, fol. 29 v).
L’équivalence entre le roman et l’œuvre d’art, laquelle constitue une analepse interne
complète, est en outre soulignée par la sentence qui clôt la description en reproduisant
le cadre formulaire des explicit romanesques : « Et ainsi finit le dit tappis » (ch. XIV, fol.
29v). Or à la première lecture, Florimont se révèle incapable de déchiffrer correctement
le sens du message. De fait, il interrompt son repas pour contempler le tapis qui vient
d’être dressé contre la paroi,
ou avoit une aigle et ung homme qui sailloit dedans et une damoyselle que se
pendoit a une corde dans ung pannier par une fenestre, et puis le dit compaignon
avecques ung coffre et se mirent dans ung navire sur mer et d’ilecques dans un boys
ou ilz suyvent une pie. (ch. XVII, fol. 33r)
18 Il saisit qu’il s’agit là du récit de sa propre vie (ch. XVII, fol. 33 v), mais l’interprète
comme un piège fomenté par le père de Filo pour perdre l’infortuné prétendant : « Si se
ymagina que par luy ont avoit mis le dit tappis en la dicte salle ou estoit sa vie et que le
roy estoit tout informé que il luy avoit fait perdre sa fille et fait icelle traïson comme
estoit contenu au dit tappis » (ch. XVII, fol. 33v-34r). La tapisserie se prête ainsi, de la
part du lecteur diégétique qu’est devenu le héros, à une première tentative d’exégèse
erronée ; et ce n’est qu’à la seconde reprise que Florimont, considérant avec attention
le tapis dont il « eust voulu qu’il fut au feu » (ch. XVII, fol. 34r), décrypte les signes pour
comprendre à sa plus grande joie que l’aimée, qu’il croyait morte, a trouvé refuge
auprès de sœurs bénédictines. Or cette mise en scène d’une pratique de lecture au sein
du récit revêt un intérêt puissant, au sens où elle pourrait bien avoir fonction de
manuel pour le lecteur du roman. En exhortant à ne pas juger sur les apparences, quitte
à s’y reprendre à deux fois, elle produit à l’attention des destinataires l’image d’une
persévérance couronnée de succès, qui donne accès au véritable sens du message par-
delà la manipulation des sources. La tentation est dès lors grande de relire le texte sous
ce nouvel éclairage. À y regarder de près, la seconde partie du récit, qui débute à la
séparation des amants, convoque en filigrane les traits distinctifs du thème idyllique.
19 Contre toute attente, l’échange qui réunit Florimont et le Sultan à Constantinople
rejoue les scènes inaugurales du motif des enfances amoureuses. L’arrivée à la cour du
héros, promu lieutenant de France pour combattre les Sarrasins en Orient (ch. XV, fol.
30), est en effet célébrée par le souverain comme l’avènement d’un nouvel héritier. Le
remords que le Sultan cultive à l’égard de la promesse d’union non-tenue d’une part, et
d’autre part la culpabilité éprouvée par Florimont envers ce père dont il pense avoir
perdu la fille36, sont au principe d’une relation intime qui prend bientôt l’aspect du lien
paternel et filial. Les vocatifs mon fils et mon enfant à l’adresse du héros se multiplient
dès lors dans la bouche du Sultan :
« Hellas, mon amy lieutenant, et me voulés vous laisser ainsi desoulé et desconforté
que je suis ? Car je vous asseure en bonne foy que vous me faictes aussi grant joye

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comme si vous estiés mon enfant et vous suis plus tenu que a homme soubz le ciel,
car vous estes cause de tout mon bien et mon honneur et ne fusse appellé roy si ne
fussiés. Pour quoy, mon bon amy lieutenant et mon enfant ? » (ch. XIX, fol. 40 v)
20 Tout se passe comme si, progressivement, l’adoption du jeune homme par le Sultan
comblait la béance provoquée par la disparition de Filo, au gré d’un processus de
substitution qui assimile les jeunes gens l’un à l’autre. Le texte met un soin tout
particulier à souligner la parfaite équivalence du héros et de l’héroïne, tant dans
l’affection que le Sultan porte à chacun d’eux qu’à travers la destinée à laquelle il les
promet. La détresse paternelle à l’annonce du départ de Florimont consonne ainsi avec
le désespoir engendré par la fugue de la jeune fille : moult desplaisant, moult triste et
courroussé sont les termes récurrents qui émaillent ces deux scènes parallèles (ch. XV,
fol. 29v-30r et ch. XIX, fol. 40v-41r). Une même volonté de léguer la terre et de contracter
pour l’héritier/ère une alliance afférente anime en outre le Sultan à l’égard de Filo :
Son pere ne savoit comment la tenir et par pluseurs foys luy demandoit si elle se
vouloit point marier car, si elle se vouloit marier, il luy bailleroyt ung roy ou filz de
roy toutes et quanteffoys elle le vouldroit, car il en estoit appressé de pluseurs païs
et des plus grans seigneurs du monde. (ch. IX, fol. 13 r)37
Puis de Florimont :
En l’amonestant, ambrassant et en le baisant et disant ainsi : « Mon filz, je vous prie
tant comme je puis qu’il vous plaise de deliberer en vous de faire icy vostre
perpetuelle residence et demeurer avecques moy, et je vous promectz, en parolle de
roy que vous serés mon successeur et mon heritier se je puis et vous marieray a
vostre plaisance et si haultement que si vous estiés mon filz ». (ch. XIX, fol.
39v-41r)38
21 Enfin, la réitération d’un mécontentement de la part des barons, qui craignent de voir
un simple duc devenir l’héritier de l’empereur de Constantinople comme ils
redoutaient auparavant la mésalliance de Filo39, achève de souligner cette égalité de
traitement.
22 Il faut toutefois attendre la référence à la figure de Job, à laquelle le poète identifie le
père privé de descendance, pour que l’assimilation des deux enfants devienne
explicite : « Si se complaint [le Sultan] a Dieu disant que maintenant cognoissoit il que
Dieu vouloit faire de luy comme il avoit fait de Job la prophete, et l’en regracia moult
gracieusement, dont Dieu l’en regardonna comme orrés cy aprés » (ch. XV, fol. 30 r).
L’arrivée de Florimont à Constantinople, qui fait l’objet du chapitre XVI et propose
donc une suite immédiate à cette plainte paternelle, est ainsi placée sous le signe du
guerredon divin. Mais ce n’est pas tout. Car si l’irruption providentielle du héros rétablit
le père dans ses possessions et lui restitue un héritier, elle fonde aussi, par voie de
conséquence, la fraternité des deux jeunes gens. À l’instar de l’infortuné patriarche, le
roi de Constantinople récupère un fils là où il avait perdu sa fille. Cette substitution
n’est pas dénuée d’intérêt pour mon enquête, puisqu’elle suggère qu’un lien de sang se
superpose au sentiment amoureux du couple, au gré d’un motif cher au thème des
enfances idylliques. Comment, en effet, ne pas songer aux effusions fraternelles de
Floire et de Blanchefleur, d’Aélis et de Guillaume, qui s’aiment et se ressemblent,
recréant dans l’indifférenciation sexuelle le couple gémellaire originel ? La résurgence
de ce trait essentiel au tableau idyllique réinscrit Florimont dans la lignée des récits des
XIIe-XIIIe siècles. Cependant, la position presque conclusive que l’idée de consanguinité,
d’ordinaire inaugurale, occupe dans le développement narratif, de même que le rôle du
père dans le surgissement du motif, révèlent aussi la part de créativité de l’auteur,
soucieux d’éviter les pièges de la reproduction servile et d’inciter le destinataire à

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pratiquer une lecture attentive. Convoquée tardivement, la logique gémellaire donne


un sens rétrospectif à l’épisode de la fugue amoureuse où rien, jusque-là, ne semblait
motiver le vœu des amants évadés de dire l’un de l’autre « qu’elle estoit sa seur et qu’il
estoit son frere » (ch. XIV, fol. 24r), excepté le souhait de faire allusion à Floire et
Blancheflor40. Le thème de la fraternité amoureuse est encore suggéré à l’occasion du
traditionnel épisode de reconnaissance, lorsque les nonnes de l’abbaye croient que les
amants bouleversés proviennent du même lignage (ch. XVIII, fol. 38 r).
23 Enfin, pour parfaire le sentiment d’égalité entre les amants, ou plutôt d’équivalence, le
texte restitue in fine à Filo la clergie dont elle semblait dépourvue. La sapience et
l’érudition dont la jeune fille fait preuve au couvent la distinguent en effet de ses pairs
et fonctionnent comme révélatrices de sa noble extraction, tant « il sembloit bien a son
maintient et contenance qu’elle estoit de bon lieu et appareissoit au sens qu’elle avoit
et a la science qu’elle savoit » (ch. XIX, fol. 39r)41. Devenue bonne clergesse (ch. XIV, fol.
27v), celle qui passait pour illettrée acquiert une réputation de lectrice hors pair, dont
le talent n’a plus rien à envier au brillant esprit de son ami. L’assimilation de Filo et de
Florimont, qui sont promis au même héritage et semblent issus du même lignage, voire
nés du même père, trouve ainsi son prolongement dans une égalité intellectuelle qui les
place en miroir.
24 Dès lors, on comprend mieux que les descriptions de chaque héros, individualisées et
traitées en alternance, multiplient les effets de symétrie spéculaire. Cette succession,
qui mime le lien fusionnel, souligne l’égalité des amants. Il n’est nullement question
d’indivision sexuelle dans Florimont, où les amoureux sont largement différenciés selon
leur sexe. S’ils ne se ressemblent pas, tous deux sont en revanche égaux en qualités et
en mérites42 ; le désespoir identique éprouvé par chacun d’eux, « perduz l’un envers
l’autre » (ch. XIV, fol. 25r) dans la forêt, témoigne encore de l’équilibre de leur relation.
Mais surtout, les amants sont voués aux mêmes vicissitudes familiales : la mort
simultanée du duc d’Orléans et de l’impératrice de Constantinople les laisse ainsi
respectivement orphelins de père et de mère (ch. IX, fol. 12 v), favorisant la
reconstitution d’un noyau familial unique autour du Sultan. L’affection équivalente que
cette figure paternelle porte à l’un et à l’autre héros, et la dynamique de substitution
qui s’ensuit, évoquent les scènes curiales de récits tels que Floire et Blancheflor, L’Escoufle
ou Floris et Lyriopé, qui dépeignent l’épanouissement des amants-jumeaux au cœur du
cercle familial. Ainsi, les traits caractéristiques du thème idyllique que sont les
enfances gémellaires et l’équilibre physique, moral et intellectuel des amants
ressurgissent in extremis dans la narration pour inscrire le texte dans la lignée de ses
sources, tout en révélant certaines innovations. Car l’auteur de Florimont dépasse ses
modèles lorsqu’il accomplit le prodige de muer l’illusion de parenté entre les enfants en
une fraternité effective, mais tout à la fois capable de conjurer la menace d’inceste ou
de consanguinité qui plane sur la gémellité amoureuse43. Or le choix d’attribuer au père
le mérite de fonder ce nouveau cercle familial revêt un intérêt majeur dans la
perspective de l’hymen final. On est en effet tenté de voir dans la création d’une fratrie,
sous l’impulsion paternelle, la préfiguration du mariage des jeunes gens. L’une comme
l’autre poursuivent une mission commune, qui rejoint les intérêts du scénario
idyllique : celle d’annihiler l’altérité, d’aplanir la différence, dans un idéal fusionnel qui
subsume les injonctions sentimentales et généalogiques44. À cet égard, le couronnement
de Florimont sur le trône impérial comme son établissement à Constantinople sont
particulièrement emblématiques. En devenant successivement le fils du Sultan puis
l’époux de sa fille, le héros renonce à son origine française pour assimiler pleinement sa

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nouvelle identité orientale. Le doute qui plane sur la succession du roi de France, oncle
de Florimont45, achève de nous en convaincre ; la multiplication des rendez-vous
manqués entre les deux hommes à Rome, lieu mitan entre les deux royaumes, laisse en
effet présager un refus de la part du héros qui « s’en retourna a Constantinoble ou il
eust des enfants de la dicte Filo et y usa sa vie en grant honneur et liesse » (ch. XX, fol.
46v).
25 Ainsi présentée, l’union de Florimont et de Filo apparaît comme l’heureux résultat d’un
véritable consensus familial qui allie le désir des enfants aux intérêts lignagers,
politiques et affectifs du père. Or comme dans L’Escoufle, la fondation d’un nouvel ordre
est marquée par la résurgence de l’ordre ancien46. De manière frappante, le texte
présente l’avènement des époux sur le trône comme l’accomplissement du vœu
parental :
Quant le dit Florimont et la dicte Filo furent couchés, sis’aviserentde leur vie et
comment ilz avoyent usé leur jeunesse et se merveilloyent fort, dont ilz
remarcyarent Nostre Seigneur de ce qu’il leur avoit fait grace de les faire nestre en
ce monde pour estre assemblés ensemble et d’acomplir les promesses de leurs peres
et meres. […] « Hellas, dit le dit Florimont, si mon pere et ma mere estoyent
maintenant en vie, quel joye ilz auroyent ! » […] Et pareillement disoit la belle Filo
en ceste maniere : « Si ma mere fut maintenant en vie, quelle joye auroit elle, car
elle ne desiroit autre chose que de vous et moy estre mariés ensemble ». (ch. XX, fol.
45v-46)
26 L’invocation de l’âme des disparus cautionne ainsi un nouvel ordre social dont
l’établissement perpétue les valeurs familiales originelles. Le héros n’est-il pas lui-
même devenu duc d’Orléans, avant de régner en compagnie de Filo sur l’empire de
Constantinople ? Quant au vieux roi, le mariage de ses héritiers lui fournit non
seulement l’assurance d’une continuité généalogique, mais encore il efface le péché de
sa promesse non-tenue. La mort « de melencolie » de l’impératrice (ch. XX, fol. 46) est
ainsi rédimée par la célébration de l’union qui rend le Sultan « moult joyeulx tellement
qu’il avoit oblié toute autre melencolie » (ch. XX, fol. 45 v). Le scénario familial de
l’idylle, ainsi restauré, se coule alors idéalement dans le moule exemplaire du récit, tant
la succession des générations qui s’y meuvent convient à illustrer l’« humaine nature
qui jamaiz ne demeure en ung estat, mais est puis saine puis mallade, puis joyeuse puis
triste et dolereuse, puis va puis vient, puis monte puis descent et ainsi tombant, levant,
fine ses jours » (ch. I, fol. 1v).
27 Au moment de conclure, on peut espérer que les critères qui assurent la cohésion entre
les récits idylliques de la fin du Moyen Âge et leurs modèles des XII e-XIIIe siècles
apparaissent de façon plus manifeste. L’exemple de Florimont a montré que, s’il est
tributaire des injonctions esthétiques et surtout morales de son temps, le roman ne
cultive pas moins des préoccupations qui l’inscrivent dans la continuité de ses sources.
C’est en particulier l’histoire de famille, et la réflexion qu’elle abrite sur la filiation, la
fraternité, le mariage et la succession, qui marquent la réitération de questionnements
chers à l’ensemble des témoins du récit idyllique médiéval. On saisit dès lors la
fonction, mais aussi la nécessité, du jeu intertextuel : il s’agit d’affilier le texte à la veine
idyllique et de témoigner, partant, de la persistance de mêmes enjeux littéraires par-
delà l’écart chronologique. Cette finalité ne se révèle toutefois qu’au lecteur avisé,
capable de déceler la part de créativité qui permet au poète d’éviter la pratique servile
de la réécriture pour conformer le scénario familial de l’idylle aux attentes de son
temps. Dans Florimont, l’originalité du thème généalogique et la parenté qu’il établit

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entre les deux courants de production idyllique au Moyen Âge ne se laissent en effet
appréhender qu’au prix d’un effort de décryptage, dont le mérite est aussi de dévoiler
la complexité et l’ingéniosité du texte. Autant dire que Florimont gagne à être lu et relu,
au même titre que les autres compositions idylliques de la fin du Moyen Âge. Car loin
de se borner à refléter les sources, ces récits n’hésitent pas à passer de l’autre côté du
miroir pour élaborer, dans le prolongement de celles-ci, leur propre réflexion.
Mes plus chaleureux remerciements vont à Mattia Cavagna et à Yasmina Foehr-Janssens, pour
leurs conseils avisés et leur relecture attentive de cette contribution.

NOTES
1. R. Dragonetti, Le Mirage des sources : l’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, p. 41.
2. R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages. Gender, Morality and Desire, Oxford,
Oxford University Press, 2008. Voir en particulier le chapitre « Youthful Folly in Boys and Girls:
Idyllic Romance and the Perils of Adolescence in Pierre de Provence and Paris et Vienne », p. 79-128.
3. Sur les traits caractéristiques du thème idyllique dans les récits du Moyen Âge central, voir
par exemple M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, 1913 ; A. Sobczyk, L’Érotisme
des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Louvain, Peeters, 2008, p. 99-156 ; Le Récit
idyllique. Aux sources du roman moderne, éd. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier,
2009 ; et M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe : Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du
roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009.
4. Sur les nouvelles préoccupations qui animent les récits idylliques aux XIV e-XVe siècles, voir F.
Wolfzettel « Le Paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », Le Récit idyllique,
op. cit., p. 59-77 ; C. Lachet, « La conjointure dans Jehan et Blonde : du roman idyllique au roman
utopique », Revue des langues romanes, 104, 2000, p. 111-127 et M. Vuagnoux-Uhlig, « Les récits
idylliques de la fin du Moyen Âge (de Jehan et Blonde à Pierre de Provence et la belle Maguelonne) : la
postérité de Jean Renart ? », à paraître dans Le Moyen Âge.
5. La prégnance de cet intertexte a été constatée par les critiques dans quelques textes tardifs :
cf. L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot,
Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance, 4, 1977, p. XV ; M. Shepherd, Tradition and Re-creation in
Thirteenth Century Romance: La Manekine and Jehan et Blonde by Philippe de Rémi, Amsterdam-
Atlanta, Rodopi, 1990, p. 80-81 et M. Vuagnoux-Uhlig, « Les récits idylliques de la fin du Moyen
Âge », art. cit.
6. Le terme de « maturation » sexuelle ou amoureuse, déjà proposé par Christopher Lucken, est
employé à juste titre par Agata Sobczyk pour décrire l’évolution des amants qui forme la trame
de l’idylle (Ch. Lucken, « Le suicide des amants et l’ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les
métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 363-395 et A. Sobczyk, L’Érotisme des
adolescents, op. cit., p. 99).
7. « La Mère, adversaire ou auxiliaire de l’idylle ? Les figures maternelles dans quelques récits
idylliques français des XIIe et XIIIe siècles », La Madre = The Mother, Micrologus, 17, éd. A. Paravicini
Bagliani, Firenze, SISMEL / del Galluzzo, 2009, p. 255-280.
8. « Le roman familial » est le titre d’un court essai de Freud décrivant les fantasmes communs
de l’enfance, écrit vers 1908. La forme la plus commune du « roman familial » se produit lorsque
le sujet, prenant conscience du rôle du père dans la conception, cesse d’éprouver pour celui-ci le

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même respect qu’auparavant. L’enfant imagine que l’homme qui prétend être son père ne l’est
pas, et qu’il a été abandonné par un personnage beaucoup plus important. Ce fantasme révèle un
sentiment d’ambivalence envers le père, puisque d’une part l’enfant le rejette, mais d’autre part
il investit dans le père imaginaire l’amour éprouvé pour le père réel.
9. Ces textes pâtissent de nos jours d’une fort mauvaise réputation. Souvent négligés par les
histoires littéraires, ils sont en effet considérés comme d’interminables compilations, dépourvues
d’invention, qui accumulent aventures rocambolesques et tableaux mièvres du sentiment
amoureux. Or cette méconnaissance moderne contraste vivement avec l’incroyable popularité
dont certaines productions idylliques tardives (en particulier Paris et Vienne, Pierre de Provence et
la belle Maguelonne et Eledus et Serene) jouissaient à l’époque de leur composition, ainsi que
l’attestent la richesse de leur tradition manuscrite et leur diffusion dans toute l’Europe.
10. Cette version est représentée par le manuscrit BnF, fr. 1488, dont l’édition est en cours de
réalisation sous la direction d’Isabelle Müller-Vilcot, qui a aimablement accepté de mettre ses
transcriptions à ma disposition. Je lui témoigne ici ma plus vive reconnaissance.
11. Pierre de Provence et la belle Maguelonne, roman du XV e siècle qui existe en version longue et en
version courte, est conservé dans cinq manuscrits français. Il a été très tôt à l’origine d’un
Mystère, ainsi que d’une version italienne (Ottinello et Giulia) et d’une autre byzantine (Imbérios et
Margaronè). Inclus dans les Volksbücher en Allemagne et dans la bibliothèque bleue en France, il a
en outre connu de nombreuses traductions qui attestent sa popularité dans l’Europe entière
jusqu’au XIXe siècle. Voir J.-J. Vincensini, « Le raffinement de la souffrance ‘idyllique’. Sur Pierre
de Provence et la Belle Maguelonne », Le Récit idyllique, op. cit., p. 79-99 ; L’Ystoire du vaillant chevalier
Pierre Filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. cit., p. VII-XVIII et M. Zink et M.
Stanesco, Histoire européenne du roman médiéval : esquisses et perspectives, Paris, PUF, 1992, p. 103.
12. Cf. S. Capello, « Réception et réécritures du roman idyllique au XVI e siècle », Le Récit idyllique,
op. cit., p. 180-181.
13. Sur les réécritures en prose de Florimont, voir l’article de L. Harf, « Florimont : du roman
d’Aimon de Varennes (1188) à la mise en prose de 1528 », Lancelot-Lanzelet : hier et aujourd’hui.
Mélanges Alexandre Micha, éd. D. Büschinger et M. Zink, Greifswald, Reineke, 1995, p. 187-206.
14. Sur la valeur réflexive des travaux d’aiguille féminins dans les romans du XIII e siècle, voir par
exemple E. Baumgartner, « Les Brodeuses et la ville », Un’idea di città = L’imaginaire dans la ville
médiévale, éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura / Mondadori, 1992, p. 89-95.
15. Voir Florimont, ch. II, fol. 4v-5v et ch. IV, fol. 6 v-8r et Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire et
Blanchefleur, éd. et trad. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 133-176.
16. Voir Florimont, ch. IV, fol. 8r-9v et Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974,
v. 2232-2945.
17. Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans
le Roman d’Eledus et Serena », Mélanges François Suard, éd. D. Boutet et alii, Villeneuve d’Ascq,
Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 1999, t. 2, p. 975-992.
18. Les deux romans de la fin du Moyen Âge présentent en effet des éléments qui puisent selon
toute vraisemblance leur inspiration dans L’Escoufle (compérage d’un roi et d’un vassal, promesse
d’union entre leurs descendants, révolte des barons, opposition à l’alliance et intervention d’un
oiseau), mais chacun d’eux leur réserve un traitement largement différent.
19. Cf. Florimont, ch. X, fol. 13r-XI, fol. 16r et Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit., v. 6158-7015.
20. Cette formule consonne de manière frappante avec le vers 6796 de L’Escoufle, qui annonce de
Guillaume qu’« il savoit trop de tous mestiers » (Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.).
21. Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 2300-2374.
22. Voir Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.,v. 6856-6864 et 6894-6919.
23. Ibid., v. 4444-4465, même si c’était, à cette occasion, le héros qui servait et nourrissait son
amie.

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24. Au regard des ressemblances qui affilient Florimont au texte de Jean Renart, il est peu
probable que l’auteur s’inspire du conte allemand Der Busant ou d’un passage du Guillaume
d’Angleterre (cf. Jean Renart, Le Roman de l’Escoufle, éd. H. Michelant et P. Meyer, Paris, SATF, 1894,
p. XXVIII-XXX et R. Koehler, Das altdeutsche Gedicht Der Busant und das altfranzösische L’Escoufle,
Germania, t. 17). Les points communs entre Der Busant et L’Escoufle ont été relevés par R. Lejeune
(L’Œuvre de Jean Renart : contribution à l’étude du genre romanesque au moyen âge, Liège, Faculté de
Philosophie et Lettres, 1935, p. 193-197).
25. Sur le désespoir et la solitude féminins, voir Florimont, ch. XIV, fol. 25 r et Jean Renart,
L’Escoufle, éd. cit.,v. 4644-4910.
26. Voir aussi le chapitre VIII, fol. 11 : « La belle Filo fut ja grande et tres que belle a l’eage de
troys ans. Pour quoy le roy la fit venir en salle pour lui complaire, pour ce qu’elle commançoit a
parler. Et pareillement le fit le dit duc de son filz Florimont qui avoit quatre ans et plus et
sembloit qu’il en avoit plus de dix, consideré la grandeur et beaulté de lui et l’entendement qu’il
avoit de lui ». Et les deux séquences parallèles : « Et quant le filz entra en salle pour veoir son
pere et sa mere et son oncle, il entra en grant façon et eust belle contenance et gente, et
humblement se agenoilla par devant eulx et leur fit la reverance bien et notablement et aussi
bien que s’il eust et fut de l’aaige de trente ans, et si n’avoit que neuf ou dix ans » et « Elle avoit si
belle contenance comme si elle eust vingt ans et n’avoit que sept ou huyt ans » (ch. VIII, fol. 11 v).
27. Cf. Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 265-270 : « En seul cinc ans et quinze dis
/ Furent andoi si bien apris / Que bien sorent parler latin / Et bien escrire en parkemin, / Et
consillier oiant la gent / En latin, que nus nes entent ».
28. Ibid., v. 2463-2570.
29. Voir mon analyse de l’épisode de Jean Renart dans Le Couple en herbe, op. cit., p. 355-372.
30. Les amants confirment ensuite à l’envi l’inclination responsable de leur séparation :
« maudictes soyent les richesses et convoytise car, pour la convoytise du carboucle, sumes perduz
et esgarés », s’exclame Filo ; « et maintenant, pour la convoitise d’un carboucle, tu as tout
perdu », regrette Florimont (ch. XIV, fol. 25).
31. Voir aussi le prologue (ch. I, fol. 1r).
32. F. Wolfzettel « Le Paradis retrouvé », art. cit., p. 71.
33. Voir par exemple Ch. Méla, « C’est d’Aucassin et de Nicolette », Ornicar, 11, 1977, p. 59-75,
repris dans Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques. Étude comparée de littérature
médiévale, Paris, Seuil, 1979, p. 47-73.
34. Cf. supra, n. 18.
35. Sur le caractère autoréférentiel que la tradition médiévale prête au motif de la broderie, à la
faveur de l’étymologie commune du texte et du tissu, voir notamment R. Wolf-Bonvin, Textus : de
la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. ‘Le Bel Inconnu’, ‘Amadas et Ydoine’, Paris,
Champion, 1998.
36. La forme du poème souligne la parfaite réciprocité des sentiments de culpabilité et
d’affection éprouvés par le père et le fils adoptif au gré de séquences individuelles alternées, et
conclues par la formule « ilz estoyent tous deux pensatifz et l’un ne savoit de l’autre » (ch. XVIII,
fol. 36v).
37. Voir aussi ch. XI, fol. 16 et XII, fol. 18.
38. Voir aussi ch. XVII, fol. 32 et ch. XIX, fol. 41 v.
39. Voir ch. XVII, fol. 32v-33.
40. Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 1734-1740, 1291-1296 et 1537-1546.
41. Le texte précise plus loin qu’« elle savoit beaucoup de biens et de honneur » (ch. XIV, fol.
27v).
42. Cf. supra, n. 26.
43. Pour conjurer cette menace, le Conte de Floire et Blancheflor prend soin de préciser que les
deux enfants n’ont pas la même nourrice (éd. cit., v. 182-184). Selon les termes de Jean-Luc

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Leclanche, l’auteur cherche ainsi à « éviter de suggérer entre les enfants une fraternité de lait qui
risquerait de rendre quasi incestueuse leur union future » (ibid., n. 1, p. 13). Dans Eledus et Serene,
de même, le compérage des pères fait planer le soupçon de l’inceste sur l’union prévue entre
l’héroïne et Maugrier. Jean-Jacques Vincensini rappelle dans son étude de ce texte que des
interdits sexuels frappaient au Moyen Âge ce type de relations, équivalentes à un lien de parenté
(cf. « De l’alliance à l’hostilité », art. cit., p. 985).
44. L’assimilation de la fraternité et du mariage contredit en apparence la théorie de l’alliance
qui fonde le structuralisme en anthropologie. Elle suggère en effet une structure qui contourne la
prohibition de l’inceste et se définit comme endogame. Toutefois, l’insistance des récits idylliques
à souligner l’altérité culturelle ou religieuse des amants sert à révéler leur degré d’exogamie.
C’est pourquoi les enfances gémellaires apparaissent comme le pendant du lien matrimonial :
elles revêtent de la même façon des êtres profondément exogames des apparences de
l’endogamie en leur prêtant une troublante ressemblance et une entente prodigieuse.
45. Le roi de France, oncle paternel de Florimont, endosse pour un temps le rôle de substitut du
père, avant que le héros ne se rende à Constantinople. Le renoncement à l’héritage de sang au
profit du legs oriental n’en est que plus frappant.
46. Au moment de prendre la place de leurs parents en devenant respectivement « impératrice »
et « comte » (Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit., v. 8681 et 8432), Aélis et Guillaume reconnaissent
leur ascendance occultée durant toute la seconde partie du roman. Le héros se réclame de son
père tandis qu’Aélis évoque le souvenir de sa mère (ibid., v. 7700-7703). Enfin, les noces et le
retour à Rome sont marqués pour chacun d’eux par un sentiment de nostalgie : Guillaume « Molt
doit amer l’ame son pere / Qui deservi, quant il vivoit, / La grant honor c’on li faisoit »
(v. 8268-8270) ; quant à Aélis, « Pitiés li ramaine l’amour / De sa mere et la noureture »
(v. 8614-8615).

RÉSUMÉS
La présente contribution s’interroge, à travers l’étude du Roman de Florimont en prose, sur la
nature de la dette que les récits idylliques de la fin du Moyen Âge entretiennent à l’égard de leurs
modèles des XIIe et XIII e siècles. Composé dans la première moitié du XV e siècle, ce roman
anonyme multiplie les emprunts et les allusions au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle de
Jean Renart. Or le jeu littéraire qu’il constitue laisse entrevoir une forme de continuité entre les
premiers récits idylliques médiévaux et les témoins tardifs. Celle-ci, et c’est là l’hypothèse qui
sous-tend cette enquête, tient dans la réflexion originale sur le thème de la famille qui anime les
deux vogues de production idyllique au Moyen Âge.

Based on the study of the prose Roman de Florimont, this article examines the nature of the debt
which the idyllic texts of the late Middle Ages have towards their models of the 12 th and 13 th
centuries. Written during the first half of the 15th century, this anonymous romance borrows
greatly from the Conte de Floire et Blancheflor and from Jean Renart’s L’Escoufle. Yet it develops a
literary game, creating a sort of continuity between early medieval idyllic romances and later
ones. This continuity, I argue, is due to the similar and original approach with which both early
and late idyllic narratives tackle the theme of the family.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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AUTEUR
MARION VUAGNOUX-UHLIG
Université de Genève

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Élections et pouvoirs politiques II

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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Pour une histoire des élections


médiévales et modernes
Corinne Péneau

1 Les Cahiers de Recherches médiévales et humanistes accueillent dans leurs pages les
communications présentées lors de la table ronde « Élections et pouvoirs politiques II »
réunie à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC), appelée alors l’université Paris 12 – Val-
de-Marne, au printemps 20091. Le but de ce recueil est d’offrir, de manière prismatique,
une approche de l’élection aux époques antérieures à ce qu’il est convenu d’appeler
« l’âge démocratique »2 et de prolonger les travaux d’un premier colloque sur le même
thème, organisé à la fin de l’année 20063.
2 Le but de la table ronde était d’étudier les aspects politiques, au sens large, de
l’élection, comprise comme une technique spécifique de choix qui suppose à la fois une
norme, préexistante au choix, et son actualisation, en un lieu et à un moment qui
peuvent être exceptionnels ou récurrents, par un groupe défini de personnes qui
expriment ce choix à travers des paroles et des gestes plus ou moins codifiés et
ritualisés. Non seulement l’élection apparaît en elle-même comme l’expression du
pouvoir, mais elle confère, de manière plus ou moins immédiate, le pouvoir 4. Les
élections peuvent avoir des enjeux immenses lorsqu’il s’agit de désigner le pape,
l’empereur ou un roi, ou en apparence assez réduits lorsqu’elles se déroulent dans une
communauté modeste ou pour une durée très courte, mais les conflits qui y naissent, ou
qui s’y expriment, montrent qu’elles peuvent être des révélateurs du politique 5. Par la
formulation du sujet, on entendait laisser de côté l’acception religieuse du mot élection
aux époques médiévale et moderne, même si cet aspect ne saurait entièrement
disparaître, comme le rappellent la pratique, dans l’Église, de l’élection par inspiration
divine6 et le sens que prend, au cours du Moyen Âge, l’expression Vox populi, vox Dei 7.
3 Ce recueil se compose de six articles, éléments d’une histoire de l’élection qui reste
largement à faire. Les exemples abordés concernent la France, l’Empire et la
République de Genève et, pour l’essentiel, la période comprise entre le XIV e et le XVIIIe
siècle. L’article qui clôt ce recueil est celui d’un spécialiste du vote pendant la période
révolutionnaire, Serge Aberdam. En étudiant l’élection des représentants chargés de
porter le vote des citoyens pour le referendum sur la Constitution, il montre que

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l’extraordinaire maturité politique des assemblées pendant l’été 1793 ne peut


s’expliquer sans l’expérience acquise au cours des pratiques antérieures. Les citoyens
ne découvrent pas l’outil électif : ils s’en emparent en toute connaissance de cause et
sont capables d’innover grâce à la maîtrise des techniques politiques du vote et de la
délibération acquise au cours de l’épisode révolutionnaire, voire avant. Bien que
l’ampleur de ces élections soit inouïe, les discours et les cérémonies politiques
s’attachent à puiser en partie dans des références anciennes, car le futur reste
difficilement pensable sans l’autorité du passé – manière de voir très familière aux
médiévistes –, même dans la rupture profonde d’une Révolution qui invente la
démocratie et qui inaugure donc une autre histoire de l’élection. Ce moment charnière
offre des traits encore anciens, qu’il s’agisse de l’absence de candidat déclaré 8 ou de
cérémonies compliquées, comme celle où s’exprime, sous la forme du partage de l’eau
entre les doyens des envoyés des cantons et le président de la Convention, « un retour à
la source, aussi réitérable que le recours aux suffrages du peuple » 9. Le roi, fontaine de
justice, se trouve ainsi remplacé par le peuple souverain. Comme le souligne encore
Serge Aberdam, les élections révolutionnaires s’inventent surtout « à partir des
dernières réalités de l’Ancien régime » et d’expériences ou de souvenirs aussi variés
que difficiles à saisir.
4 Le but d’une étude menée conjointement par des médiévistes et des modernistes n’est
pas de considérer la Révolution comme le point d’aboutissement inexorable du principe
électoral et de la construction d’une souveraineté populaire. Les références aux idées
électives, de Rome aux communes italiennes, de la Bulle d’Or aux républiques du XVII e
siècle, dessinent, dans la mémoire des révolutionnaires américains ou français, le fil
continu d’une histoire de la liberté quelque peu fantasmée10. Or, une telle approche
téléologique n’est pas une méthode historique, tant l’élection apparaît comme une
pratique disséminée, appelée à des changements rapides dans des contextes souvent
très précis, où elle surgit, se déploie, parfois même disparaît, et gagne des significations
sans cesse adaptées aux circonstances. Tout essai d’interprétation globale se révèle
ainsi périlleux et l’approche historiographique permet de s’en convaincre en révélant
le caractère mouvant des interprétations. Jelle Koopmans se plonge, une fois encore,
dans la littérature à thématique élective11, pour y débusquer Pharamond, faux roi, mais
vrai élu. L’élection de Pharamond, dont l’existence ne laissa pourtant pas de trace, fut
discutée et interprétée pendant plusieurs siècles, au gré des préoccupations politiques.
Toutefois, le souvenir – ou l’invention – d’un premier roi élu, d’origine toute
germanique, n’empêcha pas les Français de regarder avec étonnement les conflits nés
des élections impériales. Gilles Lecuppre poursuit ici l’enquête qu’il a menée sur le
regard que les historiens et des chroniqueurs français portent sur ces élections : alors
que « vers 1300, une notion telle que la compétition royale est de l’ordre de
l’impensable en France12 », tout change dans la première moitié du XIVe siècle : les
élections impériales qui apparaissaient comme une tradition sibylline, voire ridicule ou
dangereuse, pour les observateurs, sont réévaluées au moment où s’impose dans le
royaume de France un véritable choix dynastique, celui de Philippe de Valois.
5 Les élections sont dans leur pratique même des objets mouvants. Les grands traits de
leur évolution sont bien connus : Léo Marin a montré depuis longtemps comment
l’élection à la majorité des voix s’impose dans l’Église entre le XII e et le XIIIe siècle13. Ce
type d’élection semble triompher pour tous, des paroissiens élisant leur curé dans la
province du Västergötland14 aux sept électeurs de la Bulle d’Or, mais il est vrai, pas dans
toutes les circonstances : le recours à l’élection reste globalement limité et, à partir du

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XIVe siècle, s’opère un repli lié à l’essor des pouvoirs royaux et pontificaux. Toutefois,
une vision diachronique des élections à partir de l’époque médiévale ne suffit pas : c’est
dans la synchronie que ces élections se laissent mieux saisir. Il serait dès lors tentant de
dessiner des « espaces électifs ». L’Empire et les royaumes limitrophes en offrent un bel
exemple15. Ainsi, lorsque Karl Knutsson, en exil à Dantzig, s’adresse le 13 avril 1457 aux
villes de Lübeck, Wismar, Rostock et Stralsund, il a sans doute conscience, en rappelant
la manière dont il a été élu roi lors d’un scrutin organisé à Stockholm, qu’il offre un
modèle de légitimité parfaitement en accord avec celui de ces villes et de l’Empire 16.
6 Même si les « espaces électifs » sont le plus souvent morcelés, ils sont rarement isolés
et il est possible d’observer l’emboîtement des représentations et des pratiques. Ainsi,
dans l’Église, des élections se déroulent dans tous les lieux et à tous les niveaux de la
hiérarchie. Anne Massoni revient à la collégiale de Saint-Germain l’Auxerrois pour
observer comment, au cours du XVe siècle, furent élus les doyens, les curés et les
chantres, au sein du chapitre canonial, mais aussi comment, au rythme des décisions
pontificales ou conciliaires, ces pratiques évoluèrent, à une vitesse parfois surprenante.
7 Les élections furent aussi fréquentes dans les villes, pour désigner les chefs, former les
assemblées ou distribuer les charges. On trouvera dans le recueil deux exemples bien
différents, celui d’une république, Genève, et celui d’une ville royale, Bordeaux.
Raphaël Barat se place à la fin du XVIIe siècle pour étudier l’élection des syndics à
Genève. Il recueille les critiques et les témoignages des citoyens sur les pressions qu’ils
subissent au moment du vote. L’élection, qui se fait alors par un vote auriculaire, est en
effet sur le point de connaître une importante transformation, l’introduction du vote
par ballotes. Laurent Coste évoque quant à lui les élections au sein de l’hôtel de ville de
Bordeaux pour souligner le rôle important des nobles qui ne négligeaient pas, tant ils
pouvaient y gagner de nouveaux privilèges, de briguer des sièges dans la jurade.
8 Dans tous les cas analysés, les pressions extérieures, la brigue et le jeu plus ou moins
subtil des préséances malmènent souvent les scrutins. Toutefois, les élections ne s’en
maintiennent pas moins : elles restent un moment privilégié, celui où la loi s’applique
malgré tout, dans un lieu que les portes closes rendent sacré, à moins que le lieu même
de l’élection ne soit déjà une église ou un temple. Les élections sont des rituels
politiques, où l’efficacité des discours et des gestes est garantie par une tradition, celle
du retour répété des mêmes liturgies, et pouvant par là même se maintenir, même
lorsque le choix réel s’impose de l’extérieur. Si nous pouvons penser l’élection comme
un rite, gardons-nous toutefois d’en faire un objet définitivement figé dont la seule
vertu serait de transporter les us de l’ancien temps dans un présent où ils auraient
perdu tout pouvoir d’agir sur le réel. La récente étude de Virginie Hollard sur le rituel
du vote à Rome au début de l’Empire17, à une époque où les enjeux des élections se sont
dilués, aboutit aux mêmes conclusions qu’Olivier Christin pour l’époque moderne 18 : le
maintien des rituels de vote fonde le consensus et l’attachement aux formes, même
vidées de leur substance politique, crée encore du politique19. L’élection ne peut donc
être un acte sans croyance, la chrysalide d’un pouvoir disparu dont les formes seraient
encore à l’œuvre dans sa transparence hébétée : elle est l’instrument par lequel, à
partir de voix individuelles, s’exprime une unité, une communauté, une société. Mais
l’élection est aussi un moment de doute, de remise en cause de l’ordre établi, de
recomposition subtile des hiérarchies. Sa dimension rituelle exorcise un possible chaos,
car, lors de l’élection, se refondent obéissance et préséances, s’exacerbent les conflits,
se joue l’honneur des candidats – comme celui des nobles décrits dans l’article de

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Laurent Coste, qui se déclarent candidats au risque de ne pas être élus – ou tombent au
contraire de lourdes charges sur ceux qui sont élus sans le vouloir 20.
9 Les six articles qu’on lira montrent tous la nécessité d’une histoire comparée des
élections, en introduisant des jeux d’échelle, de l’élection des rois à celle des curés, et
des jeux de correspondance, lorsque le regard des uns se pose sur les pratiques des
autres. Mais cette histoire, pour être complète, ne peut s’écrire qu’en prenant en
compte tous les pays occidentaux et la difficulté pour rassembler l’information
demeure bien réelle. Par exemple, si l’élection d’Henri de Valois au trône polonais en
1575 est un événement souvent cité, on connaît mal en France le processus de l’élection
du roi de Pologne au XVIe siècle21. Des problèmes surgissent également si l’on considère
la documentation, car les sources manquent souvent pour savoir ce qu’implique le
verbe élire, qu’il n’est pas rare de trouver dans les textes – un simple choix, comme
l’indique le sens premier du mot, ou une véritable élection ? – et la grande rareté des
documents iconographiques, même pour les époques tardives22, oblige à scruter les
détails23. L’historien ne doit négliger aucun fragment, comme celui, aux bords brûlés,
qui récapitule les votes obtenus en 1782 par chacun des candidats proposés par les
jurats sortants. Le clerc y a matérialisé les voix sous forme de bâtons, comme pour
montrer que la solennité de l’élection exigeait, dans sa forme presque archaïque, des
comptes bien exacts24. Ces bâtons rappellent une autre élection – ou plutôt sa forme
inversée, une destitution – qui se déroula dans un monastère du Mont Kôya au XIVe
siècle : chaque moine devait inscrire son vote sous la forme de traits de pinceaux
anonymes dans une colonne pour exprimer son choix25. Malgré la différence radicale
des contextes et des significations entre les bâtons bordelais et japonais, le recours aux
mêmes formes de compte rappelle que l’élection n’est pas un mode de désignation
spécifiquement occidental26 et qu’une histoire de l’élection aux époques médiévale et
moderne ne saurait négliger la dimension anthropologique des pratiques observées,
même si, Gilles Lecuppre le rappelle ici, l’exotisme commence de l’autre côté de la
frontière. Ce recours permet de ne pas réduire l’élection à une procédure originelle,
piège que ne surent éviter ni les premiers historiens de Pharamond, ni les
révolutionnaires dans leur désir de retour à la Nature. Il sert aussi à être plus attentif
aux voix, aux gestes et aux objets où se précipitent, le temps d’une assemblée, les
croyances d’un groupe.
10 L’histoire de l’élection est celle d’une tension entre la rationalité qui tranche le conflit
latent, ce que l’on pourrait appeler l’économie de l’élection, et la liturgie, les
cérémonies qui l’accompagnent ou qui, plus souvent encore, la constituent. Elle ne
saurait être pleinement appréhendée en dehors de l’hésitation fondamentale, sujette à
toutes les variations, entre le compte précis des voix et les acclamations où ces voix se
confondent et par lesquelles le pouvoir se fonde27. L’exemple que donnait Odile Redon
sur l’interdiction de l’acclamation du podestat dans les statuts de Sienne en 1262 suffit
pour s’en convaincre : cette mesure devait éviter l’influence d’un podestat particulier
sur les éléments populaires28. Si l’élection est liée à l’origine, ce n’est pas dans un sens
chronologique, mais dans la mesure où elle sert à fabriquer du pouvoir. Cette pratique
s’inscrit ainsi non seulement dans l’histoire des pouvoirs politiques et de leurs
concurrences, mais aussi dans celle, parfois plus complexe à saisir, des opinions, des
constitutions et des modes de légitimation. Le pouvoir divin lui-même n’échappe pas à
l’élection comme le rappelait récemment Ramsay MacMullen29. En 1912, Hjalmar
Söderberg dans son roman Le jeu sérieux, avait déjà décrit le Saint Esprit sous la forme
d’un « monsieur » à « l’air triste et mélancolique », occupé à méditer sur le concile de

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Nicée « où, à la suite d’un vote, il a été promu à la troisième place dans la Trinité, avec
une faible majorité et peut-être non sans fraude. » Et il ajoutait : « Il est, soit dit entre
nous, l’unique divinité qui le soit jamais devenue grâce à une élection. Ça le rend
songeur30. ».

NOTES
1. Magnus Ryan (« Elective rulership: some canon-law perspectives ») et Pierre Monnet (« La
Bulle d’Or de 1356, Francfort et les autres cités : de la fortune de l’élection dans l’Empire et ses
villes ») n’ont pas souhaité publier leur communication. Que tous les intervenants soient ici
remerciés pour leur participation à la table ronde organisée dans le cadre du CRHEC (Centre de
recherche en histoire européenne comparée) le 20 mars 2009.
2. Cet âge commence à la fin du XVIII e siècle, mais sa chronologie précise et ses bornes
géographiques ne sauraient être arrêtées trop simplement. Voir J. Goody, Le vol de l’histoire.
Comment l’Occident a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010, p. 365-372.
3. Élections et pouvoirs politiques du VIIe au XVII e siècle, sous la direction de C. Péneau, Bordeaux-
Pompignac, Éditions Bière, 2008.
4. J. Gaudemet, Les élections dans l’Église latine des origines au XVI e siècle, Paris, Fernand Lanore,
1979, p. 9.
5. A. Boureau, La Loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise ( XIe- XIII e
siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2001.
6. V. Julerot, « Y a ung grant désordre ». Élections épiscopales et schismes diocésains en France sous
Charles VIII, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 73. Jean Gaudemet souligne que ce type
d’élection peut dissimuler un choix imposé aux électeurs, voir J. Gaudemet, op. cit., p. 331-332.
7. A. Boureau, « L’adage vox populi, vox Dei et l'invention de la nation anglaise (VIII e-XIIe siècle) »,
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1992. p. 1071-1089 et Id., « Vox populi, vox Dei », Dictionnaire
du vote, dir. P. Perrineau et D. Reynié, Paris, P.U.F., 2001, p. 965-967.
8. M. Crook, « Le candidat imaginaire, ou l’offre et le choix dans les élections de la Révolution
française », Annales historiques de la Révolution française, 321, 2000, p. 91-110.
9. S. Aberdam, « Moïse, Hercule et les eaux pures : allégories autour du vote populaire sur la
constitution française de 1793 » Quaderno 5 du Milan Group in Early United States History, Visions of
the Future, dir. L. Valtz-Mannucci, Milan 1996, p. 173-186, ici p. 176.
10. M. Ascheri, « La cité-État italienne du Moyen Âge. Culture et liberté », Médiévales, 48, 2005,
p. 149-164, ici p. 164 et P. Monnet, « De l’honneur de l’Empire à l’honneur urbain : la Bulle d’Or de
1356 et les villes dans l’Empire médiéval et moderne », Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges
offerts à Claude Gauvard, dir. J. Claustre, O. Mattéoni et N. Offenstadt, Paris, P.U.F., 2010, p. 152-159,
ici p. 158-159.
11. Voir J. Koopmans, « Mettre en scène l’élection épiscopale : L’Estrif du Pourveu et de l’Ellectif,
de l’Ordinaire et du Nommé, Toulouse, 1508 », intervention du 2 février 2008 à la journée d’étude
« Devenir et être évêque au Moyen Âge - Sources et vocabulaire » organisée par H. Millet et
V. Julerot, http://lamop.univ-paris1.fr/archives/eveque/Jkoopmans.pdf.
12. G. Lecuppre, « Ordre capétien et confusion germanique. La compétition royale dans les
sources françaises au XIIIe siècle », Convaincre et persuader : communication et propagande aux XII e et

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XIIIe siècles , dir. M. Aurell, Poitiers, Université de Poitiers/CNRS/CESCM, 2007, p. 513-531, ici
p. 531.
13. L. Moulin, « Sanior et major pars. Note sur l’évolution des techniques électorales dans les
ordres religieux du VIe au XIIIe siècle », Revue historique du droit français et étranger, 36, 1958,
p. 368-397 et 491-529.
14. Le Code de l’Église de l’Ancienne Loi du Västergötland a pour article 11 : « Scill sopn valdi þer sum
flere æru / S’il y a désaccords dans la paroisse, choisissent ceux qui sont les plus nombreux. »
C. J. Schlyter, Corpus iuris sueo-gotorum antiqui Samling af Sveriges gamla lagar I, Westgötha lagar,
Stockholm, 1827, p. 6.
15. J. Watts, The Making of Polities. Europe, 1300-1500, Cambridge, Cambridge University Press, 2009,
p. 64 et P. Monnet, « Un Empire, des couronnes : royauté électives et unions personnelles au cœur
de l’Europe », Histoire du monde au XVe siècle, dir. P. Boucheron, Paris, Fayard, 2009, p. 154-173.
16. G. R. von der Ropp (éd.), Hanserecesse von 1431-1476, IV, Leipzig, 1883, p. 387-388.
17. V. Hollard, Le rituel du vote. Les assemblées du peuple romain, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 229.
18. O. Christin, « À quoi sert de voter aux XVI e-XVIIIe siècles ? », Actes de la Recherche en Sciences
Sociales, 140, 2001, p. 21-30.
19. Aujourd’hui encore, comme le note Olivier Ihl, les enjeux d’une élection ne se résument pas à
ses seules circonstances et « si l’on vote pour un candidat, on vote plus encore pour l’institution
même du vote ». O. Ihl, Le vote, Paris, Montchrestien, 2000 (deuxième édition), p. 17.
20. Voir, par exemple, en 1347, cet article des statuts du comptoir de Bruges : « Huit jours après
la Pentecôte, on doit élire deux Anciens dans chaque tiers. Celui qui est élu doit accepter sa
fonction ou verser une livre de gros dans la caisse desdits marchands, au risque d’être élu ou non
une seconde fois et d’encourir la même amende. » Cité dans Ph. Dollinger, La Hanse ( XIIe-XVIIe
siècle), Paris, Aubier, 1964, p. 489.
21. A. Labaere, « L’élection de Henri de Valois au trône de Pologne et ses répercussions en
France », Mémoire de Master 2 sous la direction de J.-M. Sallmann, Université Paris X-Nanterre,
2008, p. 5-6.
22. S. Aberdam, « « Moïse, Hercule et les eaux pures… », art. cit., p. 177.
23. Il n’existe, par exemple, aucune représentation de l’élection des rois suédois avant la célèbre
gravure contenue dans Historia de gentibus septentrionalibus d’Olaus Magnus en 1555, à une date où
l’élection à Mora Sten ne se pratique plus. Il semble toutefois possible d’interpréter des images
médiévales comme la représentation d’un roi élu, ce que j’ai tenté de faire dans « Image et parole
efficace. Quelques représentations du roi élu dans les manuscrits des lois suédoises », Itinéraires
du savoir de l’Italie à la Scandinavie, Études offertes à Élisabeth Mornet, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2009, p. 421-449.
24. Le document est reproduit ci-dessous avec l’article de Laurent Coste.
25. P.-F. Souyri, « Des communautés monastiques dans le Japon médiéval », Qui veut prendre la
parole ?, dir. M. Detienne, Le Genre Humain, 40-41, Paris, Seuil, 2003, p. 85-94.
26. Voir l’ouvrage de Marcel Detienne, qui vient d’être cité, et l’article de Michelle Gilbert qui
décrit l’élection du roi à Akuapem, un petit royaume Akan : M. Gilbert, « The Person of the King:
Rituals and Power in a Ghanaian State », Rituals of Royalty. Power and Ceremonial in Traditional
Societies, dir. D. Cannadine et S. Price, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 298-330.
27. Voir en dernier lieu G. Agamben, Le règne et la gloire. Homo sacer, II, 2, Paris, Éditions du Seuil,
2008, p. 257-295.
28. O. Redon, « Parole, témoignage, décision dans les assemblées communales en Toscane
méridionale aux XIIe-XIIIe siècles », Qui veut prendre le parole ?, op. cit.,p. 243-255.
29. R. MacMullen, Voter pour définir Dieu. Trois siècles de conciles (253-553), Paris, Les Belles Lettres,
2008 (pour la traduction).
30. H. Söderberg, Le jeu sérieux, Paris, Éditions Viviane Hamy, 1995 (pour la traduction),
p. 168-169.

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AUTEUR
CORINNE PÉNEAU
Université Paris-Est Créteil – CRHEC (Centre de Recherche en Histoire Européenne Comparée)

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À l’ombre de Pharamond : la
royauté élective
Jelle Koopmans

1 En 4181, Pharamond est élu roi par les Francs ; de la sorte il est devenu le premier roi de
France, le fondateur de la nation. C’est lui aussi qui promulgua la fameuse « loi
salique » – il ne resta plus qu’à attendre que Clovis y ajoute la religion chrétienne pour
que la France devienne un fait. L’État et la loi précèdent l’Église et de la sorte, la
séparation de l’Église et de l’État, loin d’être l’issue d’un long débat mené au XIX e siècle,
est coexistentielle à la France dès ses débuts – dans une certaine façon d’aspecter les
sources.
2 L’authenticité de ce grand mythe fondateur – même si elle n’est plus défendue par
aucun historien – revêt pourtant un grand intérêt et n’a en même temps plus aucune
pertinence. Sur le plan strict de l’histoire méthodique, on peut se poser en effet
beaucoup de questions au sujet de ce curieux Pharamond, qui apparaît au VIII e siècle.
A-t-il existé, ou non ? Les historiens anciens l’affirment souvent ; les historiens
modernes ont réussi, à partir d’une carence flagrante de sources, il faut le dire, à
démanteler savamment le « mythe Pharamond ». Le roi franc est en quelque sorte
apparenté au roi Arthur, autour duquel un mythe a également été construit. sur un
matériel documentaire assez réduit. Sans vouloir revenir ici sur la possible existence de
Pharamond, je me permets d’attirer l’attention sur sa fortune. Où a-t-il perdu sa
position de père fondateur ? Pourquoi a-t-il pu disparaître de l’historiographie ? En
matière de fondations mythiques de la nation, les arguments en faveur de Clovis
(défendus surtout par Grégoire de Tours) sont également assez faibles, mais on a cru à
son rôle, et on y croit toujours. Une histoire de la nation française sans Clovis est
devenue totalement impensable – mais la documentation reste faible 2. Les arguments
en faveur de Pharamond sont encore plus faibles, mais on a cru à son rôle et l’on n’y
croit plus, voire on l’ignore totalement. La différence notable entre les traitements de
ces deux mythes – car il n’est guère possible de les décrire autrement – devrait mener
un jour à une véritable réflexion sur le travail des sources et son rapport avec la
création de l’histoire, mais ce ne sera pas pour ici, ce ne sera pas pour maintenant.

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3 Toutefois, quand on parle de Pharamond, les multiples usages faits de ce roi franc, qui
n’apparaît que vers le début du VIIIe siècle dans la documentation écrite, au cours du
Moyen Âge et au-delà, se révèlent extrêmement importants. Beaucoup d’éléments –
l’obsession des origines troyennes (car les Francs descendent naturellement des
Troyens), les origines franques (car la nation française dérive des royaumes francs), les
armoiries des trois crapauds (qui se seraient miraculeusement transformées en fleurs
de lys à l’occasion de la bataille de Tolbiac), la loi salique (réinterprétée dans le cadre de
la guerre de Cent Ans) – ont retenu à différentes époques autrement l’attention des
historiographes et des mythomanes pour des raisons diverses. Dans le cadre de ce
recueil, pour intéressantes qu’elles soient et pour inexplorées qu’elles restent, ces
questions ne nous retiendront que dans une faible mesure3, puisque le véritable enjeu
est ailleurs.
4 C’est que Pharamond, l’histoire de ce curieux Pharamond et celle de ses usages révèlent
également un point historique du plus haut intérêt et qui est au centre de ce recueil : le
principe de la royauté élective. Dès sa première apparition dans les sources écrites, en
l’occurrence le Liber historiæ Francorum (vers 752) 4, Pharamond est élu roi des Francs, et
ce principe de la royauté élective, destiné à refaire son apparition à différents moments
dans l’histoire, souvent d’ailleurs de manière légèrement voilée, constitue un élément
central et justifie partiellement l’emploi que l’on en a fait. C’est en même temps
probablement le caractère implicite dans l’usage qu’on a pu faire du mythe de
Pharamond qui a sans doute entravé son étude ; toujours est-il que de Pépin le Bref en
passant par Hugues Capet et la Réforme jusqu’à la Révolution, le mythe de Pharamond
est arrivé à donner une légitimité à une certaine idée de l’électivité 5. S’y ajoute que –
dans bien des constructions légitimistes – le caractère démocratique de la loi salique
(les Francs se sont donné une loi) a aussi eu un rôle à jouer.
5 Cette brève présentation du protagoniste de cet article nous fournit déjà un certain
plan, mais avant de l’illustrer, laissons-nous débaucher par quelques-uns des multiples
détails fascinants qui ont trait à Pharamond. Ainsi on peut souligner sa fortune
tragique : être considéré pendant plus de dix siècles comme le premier roi de France
et – ensuite – se voir dénier jusqu’à sa propre existence, voilà un sort peu habituel pour
une figure historique. Ce qui pose tout de suite la question de savoir quelle a bien pu
être la force, et quelle a bien pu être la faiblesse du dossier que Pharamond avait à
proposer. Sa force, sans doute, est d’avoir été un Franc – car on constate, depuis les XI e
et XIIe siècles, par exemple dans les multiples épopées dite tardives, un glissement
majeur des origines carolingiennes vers les origines mérovingiennes. En second lieu,
Pharamond est lié à l’origine de la loi salique, qui tiendra une place majeure dans les
différends liés à la Guerre de Cent Ans – ce qui justifie qu’il soit cité dans la première
scène de la tragédie Henry V de Shakespeare. En troisième lieu, il a été élu – et au cours
du XVIe siècle, notamment avec l’intérêt croissant que porte la Réforme (mais elle n’est
pas seule) à un mouvement de démocratisation, ce point est loin d’être négligeable.
6 La faiblesse majeure de Pharamond, mais il ne pouvait le prévoir, a bien été de
traverser le Rhin pour fonder la nation française. Déjà problématique après la guerre
franco-prussienne, ce mythe s’est révélé tout à fait intenable après ’14-’18. Au moment
où Joseph Bédier rêve de récupérer l’Alsace-Lorraine, où il essaie par ses Légendes
épiques de minimiser l’influence allemande sur la chanson de geste, où il défend par son
Tristan et Yseut le caractère éminemment français de cette histoire, l’heure n’est plus à
un fondateur germanique. Du père de la nation, Pharamond est rapidement passé à un

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personnage dont l’existence reste à prouver, voire d’un personnage charlatanesque qui
a voulu se frayer, malgré sa non-existence, un chemin vers la sacro-sainte histoire
nationale. On se demande comment, puisqu’il n’aurait pas existé, on aurait pu lui en
vouloir – mais c’est là une question sur la logique de l’histoire que cet article
n’adressera pas.
7 Même si Pharamond n’a jamais existé (ce qui reste à prouver), on peut constater qu’il a
une importance majeure dans les sources écrites, du Moyen Âge et de la période pré-
moderne plus en général. La Bibliothèque Nationale de France conserve (ms. Béthune
9303) un document spécial : il s’agit d’une dictée écrite par Élisabeth de France, sous les
yeux de son frère Louis XIII encore enfant, où on lit :
Qu’il prendra comme modèles, pour la piété saint Louis, pour la justice Louis XII,
pour l’amour de vérité Pharamond Ier.
8 Édouard Fournier, en citant ce document dans son ouvrage L’Esprit dans l’histoire
commente : « L’amour de vérité sous le patronage d’un roi dont l’existence est un
mensonge : voilà certes qui est bien placé »6. En effet, Pharamond est partout et en
même temps il n’est nulle part. Selon la belle formule de Prosper Tarbé, il a été le
« dernier de nos rois légendaires, le premier de nos rois historiques » 7. Il est partout,
dans des expressions comme « depuis Pharamond jusqu’à… » ; il n’est par contre nulle
part dans les sources contemporaines ou dans des documents strictement
contemporains. Il est dans les chroniques, sur la scène de l’opéra, au théâtre, dans des
romans historiques, mais il n’a d’autre biographie que les multiples constructions
légendaires qui, du VIIIe au XXe siècle, lui ont été consacrées.
9 La fin de Pharamond a été inaugurée en quelque sorte par le renouveau renaissanciste
de l’histoire des origines de la France. Afin de faire face à l’ancienneté des Romains, les
humanistes français ont commencé à abandonner l’origine franque de la nation pour
lui substituer des racines gauloises ou celtiques et ils ont par là, dirait-on, inventé le
complexe d’Obélix. Le mythe perdure toutefois assez longtemps et lorsque, au XVIII e
siècle, on produit à la Comédie française la tragédie Pharamond, en cinq actes, le
théâtre des Italiens réplique rapidement avec une comédie Les Gaulois, en un acte 8. En
1827, Augustin Thierry considérera la Révolution encore comme la revanche des
Gaulois sur les Francs. La disparition définitive de Pharamond date du XX e siècle. En
1925 encore, Jules Vendryes s’offusque du fait que les enfants français apprennent
toujours à l’école que Pharamond fut le premier roi de France 9 et il avait d’une certaine
manière raison. Voir à l’origine de la France un chef germanique (osons-nous dire : un
Allemand ?) qui a traversé le Rhin (c’est bien cela !) pour fonder la nation, c’était, après
’14-’18 bien un pont trop loin.
10 L’histoire de la construction du roi Pharamond reste toujours à écrire, malgré le petit
article monographique que je lui ai consacré il y a une quinzaine d’années 10 et qui avait
pour but de mettre l’étonnante histoire de Pharamond à l’ordre du jour des historiens.
Si je reviens sur la question, ici, c’est qu’apparemment aucune renouveau dans les
études pharamondesques s’est produit – et le thème des élections fournit une belle
excuse pour y revenir.
11 En même temps, constatons avec une certaine perfidie qu’il existe, dès le VIII esiècle, et
tout au cours des multiples constructions postérieures des origines de la nation
française, une base pour la séparation de l’Église et de l’État. Nous avons vu que selon
les anciens documents, la France a été fondée par Pharamond, vers l’an de grâce 420,
alors que l’Église n’intervient qu’avec le baptême de Clovis (certainement pas à la date

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communément admise de Noël 496, mais il reste incertain à quelle date il faut le
placer). S’y ajoute, dans la construction, un autre élément essentiel : Pharamond aurait
été un important législateur : celui qui, à l’instigation de ses conseillers Wisogast,
Bodogast, Salogast et Windogast, aurait « publié » la loi salique. Et cette loi salique,
dans sa version hautement truquée, aura un rôle essentiel dans le débat dynastique qui
a mené à la Guerre de Cent Ans. Et pour Rigord, vers 1206, Pharamond aurait donné à
Lutèce le nom de Paris (en l’honneur de Pâris, s’entend, pour bien signifier les origines
troyennes) : de la manière il arrive à marier heureusement la figure imposée de
l’ascendance troyenne au sang germanique de Pharamond. Ce qui, toutefois, prime
dans les documents, c’est tout simplement la première place que peut revendiquer
Pharamond dans la liste des rois de France. Il existe ainsi des histoires de la France
depuis Pharamond jusqu’à Charles VII, jusqu’à Henri II, jusqu’à Louis-Philippe 11.
12 L’historiographie médiévale est discrète au sujet de Pharamond, tout comme les
multiples œuvres narratives qui le citent : il est le premier, il entre dans une
ascendance troyenne. La plupart des sources s’en tiennent simplement à ces
informations. Telle est aussi l’essence de ce que rapporte Partonopeu de Blois, cet
étonnant roman précurseur (possible) des œuvres de Chrétien de Troyes – où la
remarque « Faramons ot nom – s’en font roi » pourrait désigner son élection 12. Cela ne
veut toutefois pas dire que son élection est dépourvue d’importance – bien au
contraire. Le seul regret que l’on peut avoir, c’est que les multiples sources qui parlent
de Pharamond, et qui mentionnent parfois bien son élection, n’expliquent point
l’importance de ce détail dans le cadre plus large de la constitution de la monarchie
française ; en d’autres mots : il y a clairement un programme tacite, il y a de toute
évidence une tentative de légitimation qui pouvait se passer, tout au long du Moyen
Âge et de l’époque pré-moderne, d’une explicitation, à tel point, apparemment, la
pertinence de ce détail devait être manifeste pour le public de l’époque. Il n’est donc
pas exclu que cette discrétion tient justement au sens que revêt le mythe, connu et
inscrit dans le contexte culturel de la production des ces ouvrages à tel point qu’il n’y a
aucune nécessité de l’expliciter. Parfois il y a pourtant des éléments intéressants à
relever. Aimon de Fleury (970-1008) cite Pharamond pour défendre la légitimité de
Hugues Capet, nouvellement élu roi de France. Ce même effet de propagande
capétienne joue pour Adhémar de Chabannes (988-1034) : et elegerunt Faramundum 13. La
chronique de Maillezas (751-1140) spécifie toutefois : mortuo autem Marcomire atque
Sennone acceperunt inter se consilium, ut sibi regem sicut aliæ gentes constituerent.
Constitueruntque sibi regem crinitum Pharamundum filium Marcomiri – ce qui préfigure
Hugonem ducem filium Hugonis regem eligunt cum filio su Roberto14. Selon Ordéric Vital, par
exemple, les Gaulois ont collaboré avec les Francs dans leur rébellion contre les
Romains, et ces deux nations ensemble ont élu Pharamond comme leur roi 15. Il s’agit
d’une belle et intelligente construction où les Troyens arrivent en deux temps en
France : d’abord les Gaulois et ensuite les Francs. En alliant le mythe gaulois au mythe
franc, en en présentant l’élection de Pharamond comme le début de la nouvelle unité,
Ordéric Vital utilise la royauté élective comme instrument de fédération entre ces deux
groupes. Pour les Grandes Chroniques de France,
Les François qui voulurent avoir roy, aussi comme les autres nascions, prirent ce
Pharamons par le conseil Marchomire son père: seigneur et roy le firent sur eus, et
lui leissièrent le païs à gouverner. Pharamons fut le premier roy de France: car à ce
temps n'avoit onques eu roy: ains estoit le païs sous l’empire de Rome 16.

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13 Il devient de plus en plus difficile de voir à qui appartient précisément ce (mythique ?)


Pharamond.
14 Vers 1235, l’auteur de Guiron le courtois fait de Pharamond le fils d’un serf qui aurait –
bien après le règne de Clovis qui, lui, fut le premier roi de France – usurpé le pouvoir 17 ;
en cela l’auteur de Guiron suit le Tristan en prose qui avait déjà inversé l’ordre pour faire
de Pharamond un contemporain du roi Arthur18.
15 La Genealogia ducum Brabantiæ heredum Franciæ (après 1268), un texte anti-capétien,
explique que ce ne sont pas les Français, mais les Brabançons qui constituent les
véritables héritiers de Pharamond – et pour Brunet Latin, Pharamond serait le premier
roi des Germaniens. Au seuil du XIVe siècle, Lupold de Bebenburg (1297-1363) considère
bien Pharamond comme le premier roi franc, mais il ajoute qu’il était, comme
Charlemagne, germanique. Et dans la galerie des ancêtres construite pour Charles IV de
Luxembourg, entre 1355 et 1357, au château de Karlstein en Bohême, on trouve la suite
Saturne – Jupiter – Dardanus – les Troyens – Priamus – Pharamond 19.
16 Vers la fin du Moyen Âge, les choses changent. Le conflit dynastique devenu par la suite
la Guerre de Cent Ans, non pas entre la France et l’Angleterre, mais entre deux rois
français (dont l’un fut également roi d’Angleterre), a occasionné de nouvelles
exploitations du mythe de Pharamond – surtout centrées autour de la loi salique et de
la prétendue clause de non-succession en ligne féminine. Il y a un léger paradoxe à cela,
au sens où celui qui était, et deviendra, le champion de la royauté élective, est employé
ici pour légitimer une royauté héréditaire. Il y a, toutefois, nouvelle donne d’une autre
manière, car les Bourguignons, l’Empereur vont, aussi bien que les Français, invoquer
une origine franque pour légitimer des revendications territoriales. Et à l’occasion du
sacre de Charles VIII, en 1484, on joue à Reims une « histoire de l’élection et
couronnement de Pharamond premier roy de France »20, qui fait partie de tout un
programme iconographique et idéologique où entrent aussi Romulus et Remus (Reims
et Rome), Remi et Clovis (l’Église et la monarchie). On peut même constater que les XV e
et XVIe siècles montrent une industrie frénétique de mythes d’origines, où, cette fois, le
caractère électif de la monarchie commence à devenir de plus en plus important.
17 Si pourtant Noël de Fribois, en 1459, mentionne bien que les Francs « esleurent lors en
leur roy Pharamond »21, la perspective est différente au sens où il met en avant que
toutes les glorieuses nations ont un roi et que les « François » décidèrent d’en avoir un
aussi. D’autres chroniqueurs, tel un Commynes, un Nicaise Ladam, un Paul Émile, un
Robert Gaguin, un Jean Bouchet, mentionnent Pharamond dans la lignée, dans la série,
comme le premier ou comme intermède entre les Troyens et les Francs.
18 Ce qui, au cours du XVIe siècle, commence à devenir de plus en plus important, c’est
bien une propagande pour le caractère démocratique du pouvoir, notamment du côté
des partisans de la Réforme. Jean Trithème crée de toutes pièces sa principale source :
Hunibald, historien des Francs, qui – lui – raconte que, en 405, les chefs francs se sont
réunis à Neubourg pour élire « d’un commun accord » Pharamond. La création de cette
étonnante source franque, assignée à un beau nom germanique, est emblématique de
l’autre face, du revers, de l’humanisme et de son retour aux sources. Ad fontes, certes :
et si elles manquent, vous serez servis ! Pour François Hotman, en 1573, la Gaule est une
fédération de républiques et de monarchies électives22. L’auteur huguenot, avocat de
limitations sérieuses du pouvoir royal, tient à souligner l’importance de l’accord des

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états dans son chapitre « Regnum Francogalliæ utrum hereditate, an sufragiis


deferretur, & de regum creandorum more »23.
19 Du Haillan, en 1576, est encore plus radical : « jusques à Hues Capet, tous les roys de
France ont esté esleus par les François, qui se réservèrent cette puissance d’eslire,
bannir et chasser leurs roys », « la multitude a toujours la domination souveraine : car
l’élection et correction des princes lui appartient »24. Les Vindiciæ contra tyrannos,
parues sous le pseudonyme Junius Brutus en 1577, soulignent que l’hérédité seule ne
suffit pas, mais qu’il faut bien une élection par les états 25. Il ne faut pas perdre de vue
que ses « enquêtes » sur les origines de la monarchie s’inscrivent bien, si peu après
1572, dans le cadre d’une réflexion au sujet de la légitimité du roi s’il n’est pas juste et
du rapport entre le peuple et sa représentation (les États), la royauté et la personne
royale.
20 En 1614, Jean de Baricave s’en prend avec véhémence à Nicole Gilles, « historien
calviniste », qui avait affirmé que « Pharamond fut esleu l’an CCCCXIX, Pepin, l’an
DCCLI, Charles le Grand & Carloman fils de Pepin, l’an DCCLXVIII », car « je demande en
quel autheur lisons nous que Pharamond ait esté esleu ? » 26
21 Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté 27 explique que les Francs
s’appellent Francs comme affranchis : ils ont eu des rois mais sans préjudice à leur
liberté – et bien que Pharamond fût, selon Hunibald28, de sang royal, « il ne fut Roy
qu’en vertu de l’Election que les François en firent »29. Après une longue digression sur
l’électivité des rois, l’auteur cite encore Bernard de Girard, seigneur du Haillan, qui
affirme que « jusqu’à Hugues Capet tous les rois de France ont été élus par les François,
qui se reserverent cette puissance d’élire, bannir, & chasse leurs Rois. Et bien que les
Enfants ayent succedé quelquefois à leurs Peres, & les freres à leurs freres, ce n’a pas
été par Droit Hereditaire, mais par l’Election & consentement des François » 30 –
l’argument que nous avons vu plus haut. Une nouvelle filière va s’ajouter à l’histoire de
Pharamond avec Gautier Costes de La Calprenède, qui – de 1661 à 1670 – fit paraître le
long roman-feuilleton Pharamond, en 12 parties, roman qui fut rapidement traduit,
entre autres en anglais et en italien. Costes de La Calprenède fut sans doute à la base du
grand succès du personnage sur la scène – sur la scène tragique aussi bien qu`à l’opéra
(par exemple Gasparini en 1720 et Haendel en 1737, sur un livret d’Apostolo Zeno).
22 Au XVIIIe siècle, la tragédie Pharamond ne peut compter sur l’approbation de Granet,
puisque Pharamond, roi élu, aurait purgé les Gaules des Romains – et Granet considère
« le silence même de l’histoire » comme un grand avantage, mais l’auteur de la tragédie
en a fait une insipide histoire d’amour31.
23 L’actualité du thème reste, et l’analyse de lois de la monarchie française publiée en 1772
s’intitule bien Inauguration de Pharamond32. Ce pamphlet explique que « les hommes ne
s’étant unis en société que pour assurer l’utilité publique ; c’est une vérité de Droit des
Gens, que les Peuples qui se sont donné un Roi, ne se sont jamais proposé de l’élever
pour son utilité personnelle, mais pour celle de la Nation qu’il devoit gouverner » 33.
24 En 1790, Condorcet confirme l’importance de la royauté élective : « Ne lisons-nous pas
que Pharamond fut élu en 419 ; Pepin en 751 ; Charlemagne & Carloman, fils de Pepin,
en 768 (…) Louis le Débonnaire, quoique fils de Charlemagne, fut élu en 812… Pour
conclure, en un mot, tous les rois ne l’ont été originairement que par élection » 34.
25 Il est toujours possible d’aller plus loin dans la construction symbolique : c’est
notamment ce que fait Myriam Yardeni35 qui avance, chez Dupleix, un parallèle

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implicite entre les Juifs et les Français, peuples élus, en considérant Pharamond comme
le Moïse des Français – heureusement elle n’ajoute pas que le Rhin est la Mer Rouge des
Français !
26 Dans le Système mnémonique ou Art d’aider la mémoire, en 1841, onze ans après
l’indépendance belge (et deux ans après la reconnaissance de celle-ci par les Pays-Bas),
Pharamond est présenté comme un roi élu par les Belges et par les Francs, en 420. Le
détail n’est certes pas anodin, car la Belgique venait de se doter d’une maison royale 36.
Dans la comédie Les femmes belges, il est en effet question de Pharamond, Clodion le
Chevelu, Mérovée, Childéric, Clovis, Pépin, Charlemagne et Hugues Capet qui
« regnèrent successivement en notre Belgique »37. Jean-Baptiste David affirme même
que c’est dans le Limbourg belge que Pharamond fut élu « roi des Franco-Belges » 38 – et
l’on y retrouve la revendication brabançonne citée plus haut.
27 S’il faut conclure, ne serait-ce que provisoirement, un premier point à retenir c’est tout
simplement le bien-fondé de l’éradication de Pharamond de l’histoire « nationale »
ainsi que les arguments idéologiques qui y ont implicitement présidé. Un second point
plutôt exceptionnel reste la tension entre la courte donnée et la longue durée : il est
surprenant que l’on ait pu faire tant d’aussi peu. Plus concrètement, la mention de
l’élection de Pharamond qui, dans les premières sources, apparaît presque comme une
figure imposée, peut bien avoir été moins laconique qu’elle n’en a l’air. De toute
manière, du XIe au XVIII e siècle, il y a bien des occurrences où elle sert, plus ou moins
implicitement et parfois explicitement, de légitimation à toutes sortes d’idées
différentes au sujet d’une royauté élective. Et c’est justement cette étrange tension
entre le programme et l’emploi que cet article a voulu illustrer.

NOTES
1. Ou en 413, 417, 419, 420….
2. Vers 1996, pour commémorer le quinze-centenaire du baptême de Clovis, bien des
« biographies » de Clovis ont vu le jour, les unes encore plus fantasques que les autres. Une bonne
mise au point se trouve dans M. Rouche, Clovis, Paris, Fayard, 1996, où il y a beaucoup de contexte
et peu de véritable Clovis. Bien plus problématiques sont P. Chaunu et E. Mensio-Rigau, Baptême
de Clovis, baptême de la France. De la religion d’État à la laïcité d’État, Paris, Balland, 1996 ; J. Verseuil,
Clovis ou la naissance des rois, Paris, Critérion, 1992 (le titre dit tout) et G. Bordonove, Clovis, Paris,
Pygmalion, 1988 (premier volume de la série « Les rois qui ont fait la France » SIC !).
3. Voir mon article « Pharamond, premier roi de France », Rapports-Het Franse Boek 69, 1999,
p. 86-95 et H. Duranton, « Les contraintes structurales de l’histoire de France : le cas
Pharamond », Synthesis 4, 1977, p. 153-164.
4. Liber historiæ Francorum 4-5, Monumenta Germanica historica, série Scriptores rerum
Merovingicarum II, éd. B. Krusch, Hannover, Hahn, 1888, p. 245-246. La mention Faramundus regnat
in Francia dans la chronique de Prosper Tyro (V e siècle) est de l’avis de tous une interpolation
tardive, difficile à dater.
5. Par cette formulation, insistons sur le flou qui entoure le terme élire : est-ce « désigner »,
« choisir », « nommer par acclamation » (la véritable procédure étant ailleurs) ?

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6. E. Fournier, L’Esprit dans l’histoire : Recherches et curiosités sur les mots historiques, Paris, Dentu,
1867 p. 62.
7. P. Tarbé, Romancero de Champagne, t. III, Reims, Dubois, 1863, p. XIII.
8. J.-M. Quérard, La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants, t. VIII, Paris, Didot,
1836, p. 131.
9. J. Vendryes, « Pharamond, premier roi de France dans la tradition irlandaise », Mélanges
d’histoire du Moyen Âge offerts à M. Ferdinand Loth, Paris, 1925, p. 743-767.
10. Voir note 3.
11. Ernard Girard, seigneur du Haillan, Histoire de France jusqu’à la mort de Charles VII, Paris
1576-1584 ; Chroniques des Rois de France (…) depuis Pharamond jusqu’à Henri III, Paris, 1585 ; Le Clerc,
Généalogie et descente des roys de France depuis Pharamond 1. Jusques à Henry III, Paris, 1583 ; N. de
Fer, Histoire des rois de France depuis Pharamond jusquà notre auguste monarque Louis XV, Paris, 1722 ;
Tableau chronologique des rois de France, depuis Pharamond jusqu’à Louis-Philippe I er, Grenoble, 1834.
12. Le Roman de Partonopeu de Blois, éd.-trad. O. Collet et P.-M. Joris, Paris, Livre de Poche, 2005,
p. 90 (v. 403).
13. Adémar de Chabannes, Chronique, éd. J. Chavanon, Paris, Picard, 1897, p. 7.
14. P. Labbe (éd.), Sancti Maxentii in Pictonibus Chronicon quod vulgo dicitur Malleacense, dans Nova
bibliotheca manuscriptorum, Paris, 1657, t. 2, p. 190-221, p. 191.
15. Ordéric Vital, The ecclesiastical history of England and Normandy, trad. T. Forrester, vol. II,
Londres, Bohn, 1854, p. 142 (l. V, c. IX).
16. Les Grandes Chroniques de France, éd. P. Paris, t. I, Paris, Techener, 1836, p. 12.
17. S. Albert, « Si fu ja fiex d’un nostre sers », Questes, bulletin des doctorants médiévistes 8 (2006),
http://questes.free.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=126&Itemid=53
(non paginé dans sa version en ligne).
18. M. Hüber, Le roman de Tristan en prose, München 1963 t. I p. 58.
19. M. Bláahová, « Herrschergenealogie als Modell der Dauer des ‘politischen Körpers’des
Hersrschers im mittelalterlichen Böhmen », A. Speer & D. Wirmer, Duration of Being / Das Sein und
der Dauer, Berlin-New York, Peter Lang, 2008, p.380-397.
20. Guillaume Coquillart, Œuvres, éd. M. J. Freeman, Genève, Droz, 1975, p. XXIV.
21. Noël de Fribois, Abrégé des croniques de France, éd. K. Daly et G. Labory, Paris, Champion, 2006,
p. 91.
22. L. Avézou, Raconter la France. Histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin, 2008, p. 163.
23. F. Hottman, Francogallia, Francfort, A. Wechel, 1586 (BNF L 1390) p. 46.
24. A. Lemaire, Les lois fondamentales de la monarchie française d’après les théoriciens de l’Ancien
Régime, Paris, Genève, Slatkine, 1975 (1907), p. 102, 103.
25. Junius Brutus, Vindiciæ contra tyrannos, éd. A. Jouanna et al., Genève, Droz, 1979, p. 104 et note
p. 295.
26. Jean de Baricave, La défense de la monarchie françoise, Toulouse, Dominique Bosc, 1614, p. 327.
27. [Michel Le Vassor], Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté, slnn., 1689.
28. L’historien franc Hunibald est une supercherie de l’humaniste Jean Trithème.
29. Les soupirs de la France, p. 83.
30. Les soupirs de la France, p. 92.
31. F. Granet, Réflexions sur la littérature, t. I, Paris, Briasson, 1742, p. 123.
32. [M. Morizot], Inauguration de Pharamons ou exposition des loix fondamentales de la monarchie
françoise avec les preuves de leur exécution, slnn., 1772. Benjamin Franklin en avait un exemplaire
dans sa bibliothèque, E. Wolf 2nd et K. Hayes, The Library of Benjamin Franklin, Philadelphie,
American Philosophical Society, 2006, p. 569, no 2372.
33. Inauguration de Pharamons (voir note 32) p. 1.
34. Condorcet, Bibliothèque de l’homme public, ou analyse raisonné des principaux ouvrages françois et
étrangers, t. VII, Paris, Buisson, 1790, p. 110-111.

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35. M. Yardeni, Enquêtes sur l’identité de la « nation France », de la Renaissance aux Lumières, Seyssel,
Champ Vallon, 2004, p. 92.
36. G. A. Basslé, Système mnémonique ou Art d’aider la mémoire, Londres, Jennings, 1841 p. 173.
37. Les femmes belges. Comédie en trois actes dédiée à Messeigneurs Les Estats de Brabant, slnn., 1787,
p. 11.
38. J.-B. David, Manuel de l’histoire de Belgique, Louvain, Vanlinthout,1853 5, p. 33.

RÉSUMÉS
Le roi Pharamond aurait été élu roi des Francs vers 420 et serait le premier roi de France. Du VIII e
siècle jusqu’au début du XXe, ce mythe a joué un rôle majeur dans la construction de l’histoire de
France. Parmi les multiples aspects intéressants de ce premier roi légendaire, cet article parlera
avant tout de l’importance de son élection – et de la survie de la notion de royauté élective au
cours du Moyen Âge et de l’« Ancien Régime ». D’un côté, l’apport des sources « historiques » est
minimal ; d’un autre côté, leur exploitation a été importante, même si elle reste le plus souvent
assez implicite. De l’élection de Hugues Capet en passant par la Réforme et la Révolution,
l’élection de Pharamond est demeurée une légitimation importante du consentement populaire à
la royauté.

King Pharamond is said to have been elected towards 420 and to have been the first king of
France. From the eighth to the early twentieth century, this myth played a major role in the
construction of French history. Amongst the many interesting features of this legendary first
king, this article will treat above all the importance of his election – and the afterlife of the
notion of elective kingship during the Middle Ages and the « Ancien Régime ». On the one hand,
historical sources are minimal ; on the other hand, their exploitation has been important even
though most often rather implicit. From Hugues Capet’s election through the Reformation and
the Revolution, Pharamond’s election remained an important legitimation of popular consent to
kingship.

AUTEUR
JELLE KOOPMANS
Université d’Amsterdam

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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Schisme impérial, schisme pontifical


Le regard des sources françaises sur les élections doubles dans la
première moitié du XIVe siècle

Gilles Lecuppre

1 Pour les historiens, chroniqueurs et poètes du royaume de France, la monarchie


germanique présente aux XIIIe et XIV e siècles un bien curieux visage. Certes, leurs
préoccupations ne sont pas comparables à celles des canonistes, des juristes ou des
théoriciens du politique, pour qui la place de l’Empire et le système électif constituent
de fameux cas d’école1, mais la fréquence des déchirements liés aux élections doubles
des rois, notamment, pourrait donner matière à des considérations d’ordre à la fois
constitutionnel et moral. Or, tandis que le royaume de France opte résolument pour la
transmission dynastique au XIIIe siècle, le voisin allemand choisit l’orientation opposée,
ne combinant même plus, après 1254, élection et hérédité, et prenant le risque, en
multipliant les potentiels candidats au trône, de pérenniser les crises constatées dès
avant le Grand Interrègne. De fait, entre 1250 et 1350 environ, aucune dynastie ne
s’impose durablement sur le trône des Romains et le rôle des sept électeurs, dont la
liste est fixée par la coutume, s’en trouve renforcé2.
2 Les présentes pages prennent en quelque sorte la suite d’une enquête que j’avais
consacrée au regard porté par les sources narratives françaises sur les élections doubles
germaniques du XIIIe siècle3. Il me faut en livrer brièvement les principales conclusions,
qui fourniront un point de départ et un élément de référence. Elles sont au nombre de
trois :
– Tout d’abord, il importe de noter à quel point l’Empire jadis glorieux s’est contracté
en une Allemagne exotique, dont l’historiographie moyenne peine à comprendre les
jeux politiques trop complexes. Seules quelques catégories de chroniqueurs démêlent
correctement l’écheveau : ceux qui s’inscrivent dans le droit fil de l’histoire universelle
de Sigebert de Gembloux, ceux qui s’intéressent de près à l’actualité pontificale, et
enfin les chroniqueurs flamands et hennuyers en raison de leur proximité.
– Le mode électif concentre le feu des critiques : il provoque la division, la guerre
civile ; il est gangrené par la corruption ; il favorise les interventions étrangères, qu’il
s’agisse de la papauté ou des souverains anglais et français.

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– Enfin, l’histoire comme elle s’écrit relaie et amplifie les positions des Capétiens,
quand toutefois ils en ont à propos des affaires germaniques, et plus globalement de
l’idéologie anti-impériale.
3 Il s’avère que la première moitié du XIVe siècle offre aux commentateurs le même
spectacle de désunion et de cacophonie. En 1314, on assiste à la désignation simultanée
de deux rois des Romains, Frédéric le Beau, duc d’Autriche de la maison des Habsbourg,
et Louis IV de Bavière4. Ils se livrent une guerre acharnée, à laquelle la victoire de Louis
sur le champ de bataille de Mühldorf et la capture de Frédéric ne parviennent même
pas à mettre un terme véritable en 1322. Avant la mort du Habsbourg, en 1330, le
couronnement impérial du Bavarois s’était accompagné de l’apparition à Rome d’un
antipape, Nicolas V. Comme aux plus beaux jours de la querelle du Sacerdoce et de
l’Empire, un schisme pontifical venait donc dédoubler le schisme impérial. En 1346, le
fils du roi de Bohême, Charles de Luxembourg, est élu pour faire pièce à Louis 5. Une fois
Louis décédé, un ultime antiroi, Gunther de Schwarzburg, est suscité contre Charles IV,
durant quelques mois en 1349. Ainsi, quatre situations de compétition royale résultent
d’une élection.
4 Cela nous amène à nous interroger sur la réception de ces événements au royaume de
France. L’état des connaissances et du simple intérêt pour les questions lointaines est-il
toujours aussi délabré ? Est-on plus que jamais convaincu de l’excellence d’un système
et d’une race ? Possède-t-on une doctrine sur l’élection royale ? Je propose au lecteur
d’apprécier dans un premier temps la qualité du compte rendu des institutions et des
événements, avant de considérer la capacité à dégager un avis sur la pratique élective
et sur les hommes qui lui donnent sens.

Une meilleure appréhension des institutions et des


événements
5 Premier sujet d’étonnement, la description des réalités allemandes se révèle plus
détaillée et mieux maîtrisée qu’au demi-siècle antérieur. Tous les secteurs du
commentaire ont d’ailleurs progressé, qu’il s’agisse de la procédure dans sa nature et
dans sa symbolique, du déroulement des faits ou de la position des principaux acteurs.
6 Chacun a assimilé le caractère primordial de l’assemblée des électeurs de l’Empire. Un
seul se hasarde, en revanche, à en suggérer la composition, le second continuateur de la
chronique de Guillaume de Nangis, assurément le meilleur connaisseur en ce domaine 6.
Selon lui, le corps électoral comprend six membres : les archevêques de Mayence,
Trèves et Cologne et « trois autres ducs ». Sans doute a-t-il de quelque manière appris
qu’un des électeurs, en l’occurrence un éventuel représentant du margraviat de
Brandebourg, n’avait pas pris part au vote. Il faut en outre lui pardonner une méprise
sur la répartition des voix : il en annonce cinq pour Louis, une seule pour Frédéric, celle
de Cologne, contre quatre partout en vérité. L’effort de précision, quoique débouchant
sur un résultat erroné, est louable : comment lui reprocher d’ignorer que deux
principautés avaient donné lieu à deux votes différents7 ?
7 Tout au moins, la plupart des plumes françaises s’accordent sur le désaccord.
Maquillant peut-être sa préférence, Geoffroy de Paris, dans sa Chronique métrique,
établit la désignation irénique et mondaine du seul Frédéric d’Autriche, sanctionnée
par un plantureux banquet8. Gilles le Muisit ne sait manifestement pas qu’un conflit

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s’est produit et installe naïvement Louis sur le trône des Romains 9. Partout ailleurs, on
enregistre la « controverse », la « discorde », la « contradiction », le « désaccord », le
« desconfort »10. Ces notions sont d’ailleurs compatibles avec l’assertion d’une élection
« paisible » ou « pacifique » chez les mieux informés, qui se font l’écho, par ces
formules, du point de vue de Louis de Bavière, qui estime l’avoir emporté en nombre de
suffrages11 ; la notion de majorité arithmétique, si importante dans la future Bulle d’Or,
suit son chemin… paisiblement.
8 Enfin, trace de réflexes lignagers ou marque de réprobation subliminale, certains textes
notent en passant que les deux élus sont cousins12.
9 La séquence et les lieux, en un mot les aspects rituels du processus de désignation et
d’accession au pouvoir, retiennent l’attention de quelques observateurs. Le second
continuateur de Guillaume de Nangis note avec soin ce qui se rapporte à la norme
cérémonielle ou s’en écarte. Si on le suit, on apprend que Francfort est le cadre
traditionnel de l’élection, que le couronnement doit avoir lieu à Aix, sous les auspices
de l’archevêque de Cologne, et que la première cour royale se tient à Nuremberg. La
légitimité de Frédéric d’Autriche, couronné à Bonn, et non à Aix, ou celle de Louis,
consacré par le mauvais prélat, se trouve affectée par ces distorsions 13. Dans un ordre
d’idée voisin, l’enchaînement des honneurs semble connu : le parcours complet,
quoique scandaleux, de Louis de Bavière est correctement saisi dans sa logique – la
couronne des Romains, reçue à Aix, prélude à la couronne de fer, celle des Lombards,
ou d’Italie, que ses affidés lui remettent à Milan, et enfin à la couronne impériale, qu’on
s’imagine volontiers en or, par opposition à la précédente 14. Ces scrupules ne s’étendent
pas à la dénomination officielle du monarque, pour laquelle on trouve pêle-mêle et en
dehors même de toute polémique « roi des Romains », « roi d’Allemagne »,
« empereur ». En cela, le léger manque de rigueur des contemporains, qui contournent
l’expression rex in imperatorem electus ou promovendus, a fait des émules parmi les
historiens médiévistes d’aujourd’hui, qui sont presque excusables, à leur tour.
10 Il se dégage en tout cas de ces chroniques qui font meilleur cas des affaires allemandes
une insistance sur la connaissance des coutumes spécifiques de cet espace. Dominer la
consuetudo germanique revient tout à la fois à laisser entendre la finesse de
l’information dispensée et à souligner l’altérité profondément ancrée de ces usages.

L’élection : une pratique dangereuse, débattue, puis


réintégrée
11 Appréhendée dans ses modalités avec un peu plus d’acuité qu’auparavant, la pratique
de l’élection royale est également envisagée sous un angle plus conjoncturel. Les
jugements portés sur elle évoluent insensiblement entre les années 1320 et les années
1340. Initialement condamnée, entre les lignes, pour sa dangerosité, elle est ensuite
reconsidérée au sein du débat dont elle fait l’objet entre la monarchie germanique et la
papauté avignonnaise ; les critiques à l’endroit du système électif s’éteignent vers le
milieu du siècle, en dépit de la persistance des rivalités pour la suprématie en
Allemagne.
12 Au commencement, tout est conforme aux indications fournies au XIII e siècle :
l’élection est un élément intrinsèquement fauteur de guerre civile. Ici ou là, la
responsabilité des combats ou de leur prolongation est rejetée sur le comportement

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superbe et hautain de Frédéric le Beau, qui refuse de transiger 15, mais, pour l’essentiel,
le désastre est inscrit dans les dissensions du collège électoral. Curieusement, les
auteurs retrouvent des accents pathétiques depuis longtemps oubliés pour déplorer les
effets dévastateurs de la mésentente : des régions entières sont ruinées ; incendies,
crimes, exils volontaires, rapines et pièges ponctuent le discours 16. Comme on pouvait
s’y attendre, sur un fond d’hostilités continue, la mentalité épique des Grandes
Chroniques de France et de quelques autres se plaît à détacher l’épisode de la bataille, du
reste extrêmement meurtrière, jugement de Dieu auquel l’un et l’autre compétiteurs
aspireraient, sans toutefois que la défaite sans appel de Frédéric suffise à résoudre le
problème, comme on a vu17. Des incursions ultérieures de Léopold, frère du Habsbourg
captif, enveniment encore la querelle18. Il faut ni plus ni moins qu’une intervention
divine, touchant secrètement le cœur du vainqueur, pour que son adversaire soit
relâché et se soumette19. De là à conclure à un désordre structurel en Germanie,
directement imputable aux institutions, il n’y a qu’un pas, que franchit explicitement
Jean le Bel au terme de sa description des échauffourées entre Louis et Charles, puis
Gunther et Charles : « On n’a mie souvent veu que le roy d’Allemaigne puist demourer
en paix quant il veult corriger et remettre à point tous les meffaitz d’Alemaigne » 20.
13 Au-delà des inévitables tensions entre princes et rois, entre élus et électeurs, la forte
implication de la papauté dans le jeu politique allemand n’échappe à personne. Car cet
autre pouvoir universel, qui éprouve le besoin de s’affirmer après sa migration en
Avignon, profite incontestablement de la faiblesse permise par la division pour
rappeler sa vocation d’arbitre, que nos chroniqueurs, comme un seul homme, disent
fort ancienne. Qu’un Bernard Gui, biographe de Jean XXII, fonde sur la donation de
Constantin le droit des pontifes à juger de la validité de l’élection et de la dignité de
l’élu, cela n’est pas pour nous surprendre21. Cependant, l’argument figure également
chez le pseudo-continuateur de Jean de Saint-Victor et forme un paragraphe développé
qui introduit tout un chapitre des Grandes Chroniques de France22! On mesure l’identité de
vues entre le Saint Père et le monarque capétien, puis Valois, que les chroniques
désavouent rarement, mais aussi le succès de cette propagande subordonnant le
principe impérial à l’examen du pape. Il convient toutefois de rendre cette justice à nos
historiographes qu’ils exposent, parfois a minima, il est vrai, le point de vue symétrique.
Louis de Bavière, appuyant son avis sur l’histoire de la royauté des Romains, estime que
les circonstances pacifiques de son élection lui permettent largement de se comporter
en roi et de mériter ipso facto la bénédiction pontificale 23. Le renouveau de la pensée
gibeline et impériale est également pris en compte, à travers le résumé des thèses de
Jean de Jandun et de Marsile de Padoue, qui inversent le rapport hiérarchique entre
papauté et empire au profit de ce dernier24. Tous nos auteurs abhorrent ces positions
extrêmes et concèdent, sans caricature, que Louis de Bavière les accueille sans les
partager pleinement. Malgré leurs efforts d’objectivité bien tempérée, les chroniqueurs
français ne vont pas jusqu’à signaler le spectaculaire renfort reçu par l’empereur à
Rhens, en juillet 1338, où les électeurs assemblés abondent dans son sens en déclarant
que l’élection suffit à faire le souverain légitime.
14 Dans ce qui a tout l’air d’une réactivation d’un vieux contentieux entre la papauté et
l’Empire, des traces de la position française se laissent deviner. Significativement, avant
que le motif, désamorcé, ne chemine en fin de siècle vers la Chronographia regum
Francorum25, c’est en périphérie, dans les chroniques hennuyères et flamandes que des
signes de l’agacement ou de l’intervention de Charles IV le Bel et Philippe VI de Valois
se font jour. Philippe œuvre contre Louis de Bavière avant sa descente en Italie et le

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pape, consécutivement, lui refuse sa grâce et l’excommunie26. Dans la langue sans


circonlocution du Bourgeois de Valenciennes, le roi de France fait le pape, qui défait, ou
tente de défaire, l’empereur. Le roi de France, toujours en embuscade, désigne ses
ennemis et ses amis parmi ses homologues germaniques 27. En embrassant l’ensemble
des sources, on entrevoit néanmoins que les récriminations ordinaires contre la
monarchie élective cèdent peu à peu la place à des critiques plus ciblées des
personnalités en cause. C’est qu’entre-temps est survenue la transition de la dynastie
des Capétiens directs à celle des Valois, qui a dû en passer par une forme de validation
non dénuée d’une certaine parenté avec la solution élective28.

Déplacement des critiques du système vers les


individus
15 Dès lors, les hommes, surtout, sont en ligne de mire, qui peuvent ou non faire un bon
usage de la décision électorale. Envisageons les portraits contrastés de Louis, de sa
créature, l’antipape Nicolas V et des rois de Bohême Jean et Charles, devenus
champions de la cause française dans l’Empire.
16 Louis de Bavière ne laisse pas souvent indifférent. Le relatif désintérêt de Gilles le
Muisit, qui se contente de dire que la réputation d’empereur lui était restée attachée
malgré les procès de la curie romaine29, est contrebalancé par des admirateurs zélés et,
beaucoup plus nombreux, des détracteurs résolus. Admiré en Hainaut, parce qu’il a
épousé la fille du comte Guillaume, il y est considéré comme « roi d’Allemagne et
empereur des Romains », auteur de « grands et hauts faits d’armes à son honneur » 30.
Les autres sont unanimes à lui décerner des titulatures et des épithètes peu flatteuses.
Le « Bavarois » se donne publiquement le titre de roi ou d’empereur, se comporte
comme tel, mais il n’est au fond qu’un usurpateur. La plus belle charge, celle de
Bernard Gui, puise dans l’arsenal usuel de l’imprécation romaine : « Louis habitué au
conseil pervers des méchants, se dressa à de nombreuses reprises de manière barbare,
contre […] le Saint-Siège et l’unité de l’Eglise »31. Son attitude scandaleuse vis-à-vis de
l’orthodoxie est partout dénoncée : il s’est entouré de franciscains spirituels avec qui il
a partagé les vues relatives à la pauvreté du Christ condamnées par Avignon, il a
plusieurs fois appelé au concile ou tenté de déposer les pontifes francophiles, recourant
au placardage de ses opinions impies en plein Paris, exemplairement livrées à
l’autodafé, tandis que les autorités ecclésiastiques réitéraient sa condamnation devant
la foule, ce qui a visiblement marqué les chroniqueurs32. Au début du conflit entre les
rois de France et d’Angleterre, il a pris le parti d’Édouard III, dont il a fait très
solennellement son vicaire d’Empire. Là encore, l’événement est largement relayé,
décrit par le menu dans les régions septentrionales33, tandis que son revirement final
en faveur de Philippe passe totalement inaperçu. Pour couronner sa sombre carrière, il
est mort de manière ignominieuse en pleine chasse au sanglier, activité honnie des
gens d’Église. Les témoignages les plus dignes de foi en Allemagne le montrent terrassé
par une crise cardiaque, là où les sources françaises dispensent les détails de sa fracture
des cervicales34 ! Dans un article centré sur l’historiographie royale, Jean-Marie Moeglin
note le désintérêt final de Richard Lescot pour la conversion tardive de Louis de Bavière
à la cause française, qu’il explique en quelque sorte par la désaffection dont souffre
l’Allemagne auprès des historiens français du XIVe siècle35. Le retournement d’alliances
offrait pourtant une matière de quelque intérêt à un polémiste anglophobe et cette

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absence de symétrie étonne. Il faut supposer que les chroniqueurs lisaient avant tout
l’histoire avec des yeux de moralistes et qu’il leur en aurait beaucoup coûté de
retoucher le portrait si patiemment dessiné du mauvais gouvernant, surgi de la
discorde, ennemi du Saint-Siège, hôte des hérétiques et ami des Anglais 36. Louis devait
rester uniformément mauvais, jusqu’aux circonstances imaginaires de sa mort.
17 Pierre Raynalucci, ou Ranuche, resté dans l’histoire sous le nom de Pierre de Corbara ou
de l’antipape Nicolas V37, n’est guère épargné par les mêmes auteurs qui ont voué le
Bavarois aux gémonies. Ce franciscain falot, poursuivi devant la justice de l’évêque de
Rieti par son ancienne femme, est fréquemment, jusque dans la syntaxe, présenté
comme agi plutôt que comme agent. L’empereur Louis l’a fait, à en croire la majorité
des récits, même si certains, plus méticuleux, lui dénient ce plan 38. La foule romaine,
qu’un manuscrit des Grandes Chroniques de France nomme « concile général » 39, l’a créé,
tout au moins, après avoir été travaillée par des démagogues 40. La forme ancienne de
l’élection par acclamation se voit refuser toute valeur juridique par le continuateur de
Guillaume de Nangis41, alors que, décidément très en forme, Bernard Gui joue sur les
mots sacrari et execrari pour tourner en dérision cette cérémonie d’un autre âge 42. Après
s’être livré à quelques désignations de cardinaux, le simple Cordelier se rend odieux,
avec son maître Louis, par le train de vie qu’il mène et les exactions qu’il impose.
Chassé, errant dans les villes gibelines, puis définitivement abandonné à son triste sort
par l’empereur retourné en Germanie, le pauvre hère n’a plus qu’à se livrer à la cour
d’Avignon, où il est réintégré dans la foi de l’Église au prix d’une confession dûment
consignée ou tout au moins résumée par nos chroniqueurs43.
18 C’est à propos de la famille de Luxembourg que ceux-ci témoignent de la plus criante
partialité ou laissent planer les silences les plus coupables. La culture française et
l’amitié des monarques français pour Jean et Charles de Bohême sont sans doute dans
tous les esprits44. Aussi, dans chacune de ses interventions, Jean s’avère puissant,
décisif, héroïque. Il fait pencher la balance en faveur de Louis de Bavière par la
prouesse des armes45. Plus tard, sa trahison n’est pas présentée en tant que telle : Jean
est comme spontanément porté par les villes gibelines d’Italie, qui reconnaissent en lui
le fils de l’empereur Henri, aux dépens de Louis, dont la réputation et la fortune
déclinent inexorablement46. Le coup d’État, l’élection de son fils Charles comme antiroi,
est escamoté à moindres frais : les chroniques françaises ne présentent pas Charles sous
les traits d’un rebelle et tendent à faire de la succession dans cette période un
processus pacifique47. Elles méconnaissent aussi l’épisode de la sécession de Gunther de
Schwarzburg, dernier baroud des Wittelsbach. Au lieu de cela, Charles est bien vite
couronné empereur, comme si neuf années n’avaient pas séparé son élection de sa
consécration romaine, et qualifié de pacificateur. En première analyse, la nouvelle de la
résistance de quelques semaines de Gunther de Schwarzburg, au fond anecdotique,
peut fort bien n’avoir jamais atteint les auteurs de notre corpus. À la réflexion, le doute
s’installe, pourtant, car Jean le Bel, qui écrit à la demande d’un cadet de la maison de
Hainaut une histoire plus anglophile, a eu vent des déboires de Charles. Il le peint élu à
l’initiative de son père, à Coblence et pas à Francfort, mal couronné, ailleurs qu’à Aix, et
en butte à l’hostilité de certains électeurs et d’un concurrent désigné 48. Quant au
Bourgeois de Valenciennes, il le met en fuite devant Liège, contraint d’abandonner les
bannières impériales, puis le transporte déconfit au soir de la déroute de Crécy 49.
Certaines coupes sombres s’avéraient nécessaires pour conserver au candidat chéri des
Valois un minimum de lustre.

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19 Pour conclure, saluons la meilleure connaissance des choses germaniques chez les
chroniqueurs français, bien que leurs progrès souffrent de la confrontation avec des
traditions historiographiques voisines. Jean-Marie Moeglin, dans un article récent,
répertorie trois types de nouvelles susceptibles d’intéresser l’historiographie royale
française à la fin du XIIIe et dans la première moitié du XIV e siècle : « les décès et
avènements de souverains ; les événements concernant directement les relations entre
souverains allemands et français ; les événements qui concernent les territoires de
l’Empire proches du royaume de France », auxquels il ajoute la catégorie des
« événements sensationnels de la lutte entre l’empereur et le pape » 50. Par chance pour
nous, les élections font partie des éléments structurants de la vie politique germanique
qui retiennent l’attention. Il est effectivement probable, en outre, que la querelle
renouée entre l’Empire et la papauté, devenue française, a joué un grand rôle dans la
redécouverte de la Germanie. Il faut assurément y ajouter le destin de la famille
affectionnée des Luxembourg. Enfin, la prise en compte de chroniques venues de la
périphérie modifie sensiblement le résultat d’investigations de cette nature.
20 Au terme de ce demi-siècle, le regard sur l’Allemagne a assurément changé : là où on
affectait de ne voir qu’une terre de confusion, on cherche maintenant avec fébrilité un
adversaire ou un partenaire dans le conflit entamé contre l’Angleterre. Le regard sur
l’élection des rois a également évolué : on ne se gausse plus depuis qu’on a eu recours à
une consultation des grands pour transmettre la couronne. La société politique
française, si sûre de la précellence de ses coutumes au XIII e siècle, doit se résoudre à
reconnaître les ratés de la dévolution dynastique : il a fallu improviser, écarter les
femmes de la succession, puis les fils des femmes 51. Bientôt, les partisans de Charles de
Navarre prôneront un retour à la légitimité capétienne contre l’introduction de la dose
élective mortelle qui a abouti à l’avènement des Valois, tandis que ces derniers,
exaltant la fonction des pairs de France, s’efforceront de créer une unanimité qui n’est
pas sans rapport avec l’esprit de l’élection germanique.

NOTES
1. Voir J. Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France. XIII e-XVe siècle,
Paris, Gallimard, 1993, mais aussi, pour la période antérieure, W. Kienast, Deutschland
und Frankreich in der Kaiserzeit (900-1270), t. II, Weltkaiser und Einzelkönige, Stuttgart,
A. Hiersemann, 1975.
2. Une approche globale de la période : P. Moraw, Von offener Verfassung zu gestalteter
Verdichtung. Das Reich im späten Mittelalter 1250-1490, Berlin, Propyläen, 1985. Sur
l’élection des rois des Romains : H. Mitteis, Die deutsche Königswahl. Ihre Rechtsgrundlagen
bis zur Goldenen Bulle, réed. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975.
3. G. Lecuppre, « Ordre capétien et confusion germanique. La compétition royale dans
les sources françaises au XIIIe siècle », Convaincre et persuader : communication et
propagande aux XIIe et XIII e siècles, dir. M. Aurell, Poitiers, Université de Poitiers/CNRS/
CESCM, 2007, p. 513-531.

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4. Les événements peuvent être appréhendés dans leur contexte naturel à travers la
biographie de H. Thomas, Ludwig der Bayer (1282-1347). Kaiser und Ketzer, Ratisbonne/
Graz/ Vienne/ Cologne, F. Pustet, 1993.
5. Là encore, je ne sélectionne pour plus de clarté qu’une biographie au sein d’une
pléthore : H. Stoob, Kaiser Karl IV. und seine Zeit, Graz, Styria, 1990.
6. Chronique latine de Guillaume de Nangis de 1113 à 1300 avec les continuations de cette
chronique de 1300 à 1368, éd. H. Géraud, t. II, Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco
pars altera, Paris, J. Renouard, 1873, p. 6 : Anno Domini millesimo trecentesimo decimo
quarto, post mortem inclytae recordationis Henrici imperatoris, electores regis Alemanniae, tres
scilicet archiepiscopi Magontinensis, Trevirensis et Coloniensis, cum tribus aliis ducibus in
Francfornt supra Monavum fluvium causa electionis sunt ad invicem congregati ; quorum
quinque unanimiter Ludovicum regem Bavariae in regem Alemanniae elegerunt, solo Coloniensi
archiepiscopo Fredericum ducem Austriae eligente. (« En l’année du Seigneur 1314, après la
mort de l’illustre empereur Henri, les électeurs du roi d’Allemagne, à savoir les trois
archevêques de Mayence, Trèves et Cologne se rassemblèrent avec les trois autres ducs
à Francfort-sur-le-Main en vue de procéder à l’élection. Cinq d’entre eux élurent à
l’unanimité Louis, duc de Bavière, comme roi d’Allemagne, le seul archevêque de
Cologne élisant le duc d’Autriche »).
7. Le duc de Saxe-Wittenberg et Henri de Carinthie, qui se considérait comme le roi de
Bohême, se sont prononcés pour Frédéric, tandis que leurs rivaux, le duc de Saxe-
Lauenburg et Jean de Luxembourg, lui aussi roi de Bohême, ont préféré Louis de
Bavière.
8. A. Diverrès, La chronique métrique attribuée à Geoffroy de Paris, Paris, Société d’édition
les Belles lettres, 1956, p. 200, v. 5771-5784 : « En cel an fu en Alemaingne / Un roy
nouviau, qui que s’em plaingne, / Et ce fu le roy d’Otheriche, / Qui n’estoit ne aver ni
chiche, / De touz fu la chose ordenee / Qu’a lui la coronne donnee / Seroit et qu’il en fu
seingnor. / Neïs le filz l’empereor / Qui mort estoit et sa puissance / Furent touz a ceste
acordance. / A Pasques la feste en fu fete, / Qui fu large, non pas estrete, / Et plainne de
grant compaignie / Et de tout largement servie ».
9. Chronique et annales de Gilles le Muisit,abbé de Saint-Martin de Tournai (1272-1352),
éd. H. Lemaître, Paris, H. Laurens, 1906, p. 83-84 : Eodem anno in die beate Katherine,
dominus Ludovicus, frater ducis Bavarie, electus ab electoribus fuit in regem Alemannie et apud
Ays coronatum. (« La même année, au jour de la Sainte-Catherine, le seigneur Louis,
frère du duc de Bavière, fut élu par les électeurs roi d’Allemagne et couronné à Aix »).
10. Contentons-nous de cinq extraits, reflets d’obédiences diverses. Continuation
anonyme de la chronique de Jean de Saint-Victor, éd. J.-D. Guigniaut et N. De Wailly, Recueil
des Historiens des Gaules et de la France, t. 21, Paris, 1855, p. 684 : « car il [Louis] avoit
esté esleuz en descorde, et puis avoit eu guerre et bataille contre le duc d’Austeriche,
esleu de l’autre partie » (I. Guyot-Bachy a pu déterminer avec précision les
circonstances de la rédaction de cette continuation des Grandes Chroniques de France par
un proche de Charles de Valois : I. Guyot-Bachy, « La diffusion du Roman des roys avant
la guerre de Cent Ans : le manuscrit de Pierre Honoré, serviteur de Charles de Valois »,
The Medieval Chronicle II. Proceedings of the 2nd International Conference on the Medieval
Chronicle, Driebergen/Utrecht, 16-21 July 1999, dir. E. Kooper, Amsterdam/New York,
Rodopi, 2002, p. 90-102). Secunda vita Joannis XXII auctore Bernardo Guidonis, episcopo
Lodovensi, Vitae paparum Avenionensium,éd. É. Baluze, nouvelle éd. par G. Mollat, t. I,
Paris, Letouzey et Ané, 1914, p. 143 : « Celui-ci également intenta de nombreux procès
contre Louis, duc de Bavière, qui avait été élu à l’empire dans la contradiction ». Istore

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et croniques de Flandres, d’après les textes de divers manuscrits, éd. Kervyn de Lettenhove,
t. I, Bruxelles, F. Hayez, 1879, p. 337 : « En ce temps li esliseur d’Alemaigne
s’assemblèrent pour faire empereur, mais il ne se peurent accorder ». Chronique
anonyme conservée dans la Bibliothèque de la ville de Berne, ibid.,p. 523 : Praetera quoque
electores Almaniae, cum convenirent simul ad eligendum regem, nequiverunt concordari quia
una pars elegit ducem Austriae, alia vero elegit Ludovicum consobrinum ejusdem.(« En outre,
les électeurs d’Allemagne, lorsqu’ils s’assemblèrent pour élire un roi, ne parvinrent pas
à s’accorder, puisqu’une partie élut le duc d’Autriche, tandis que l’autre élut son cousin
Louis »). Récits d’un bourgeois de Valenciennes (XIVe siècle), éd. Kervyn de Lettenhove,
Louvain, P. et J. Lefever, 1877, p. 133 : « Dont il avint qu’après la mort de l’empereur
Henry furent eslevés à roy d’Allemaingne en desconfort de l’élection et ne se peurent
accorder à une personne ».
11. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op. cit., p. 17 : Circa fere eadem
tempora, Bavarus, audiens Papam sibi imperialem benedictionem renuere, cum tamen sibi de
jure deberetur, ut dicebat ; tamen, quia majorem partem eligentium habebat pro se, se electum
pacifice reputabat. (« À peu près à cette époque, le Bavarois, apprenant que le pape lui
refusait la bénédiction impériale, alors qu’elle lui était due de droit, à ce qu’il disait, ne
s’en déclarait pas moins, au prétexte d’avoir la majorité des électeurs pour lui, élu
pacifiquement »). Les Grandes Chroniques de France, éd. J. Viard, t. VIII, Paris, Honoré
Champion, 1934, p. 344, en sont la traduction, à quelques nuances près : « Et en ce
temps, Loys de Baviere oy dire que le pape li avoit refusé la beneïçon emperial, laquelle
li estoit deue de droit si comme il disoit ; car il se reputoit avoir esté esleu
paisiblement ; et pour ceste cause il li apartenoit de recevoir et de distribuer les
honneurs de l’Empire par la manière de ses predecesseurs ».
12. Les Istore et croniques de Flandres, op. cit., reprennent (p. 337) l’allusion déjà
dispensée par la Chronique de Berne, cf. note 10 : « L’une partie eslut le duc d’Ostriche, et
l’aultre partie eslut Loys, frere du duc de Bavière, qui estoit son cousin germain ». Les
querelles familiales, toujours enregistrées avec horreur, sont une caractéristique bien
connue des Wittelsbach. Je renvoie en dernier lieu à ce propos à la communication de
J.-M. Moeglin, « La discorde dans les familles princières de l’Empire : essai sur sa portée
politique », La Parenté déchirée : luttes intrafamiliales au Moyen Âge, dir. M. Aurell,
Turnhout, Brepols, 2010, p. 279-291.
13. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op. cit., p. 6-7 : Quo facto caeteri
principes Ludovicum praedictum Aquisgrani ducentes, ubi soliti sunt reges Alemanniae
coronari, super sedem magnifici imperatoris Karoli Magni circa beatae Mariae virginis
nativitatem eum statuentes, in regem Romanorum regali diademate coronaverunt. Coloniensis
vero archiepiscopus Fredericum ab eo electum circa sequens festum Pentecostes non Aquisgrani,
sed in villa quae Bona [dicitur], quatuor leucis Colonia distante, coronavit. Ludovicus vero, qui
pro se majorem partem eligentium habuisse potior videbatur, de coronatione reversus apud
Nuremberg, ubi reges Alemanniae, post coronationem suam in regem Romanorum, primam
sedem suam ponere consueverunt, fecit curiam suam publice proclamari […]. (« Cela réalisé,
les autres princes, conduisant le susdit Louis à Aix-la-Chapelle, où il est d’usage de
couronner les rois d’Allemagne, l’installèrent sur le trône du magnifique empereur
Charlemagne, aux environs de la fête de la Nativité de la Vierge et le couronnèrent du
diadème du roi des Romains. Mais l’archevêque de Cologne couronna Frédéric élu par
lui peu après la fête de la Pentecôte, non pas à Aix-la-Chapelle, mais dans une ville
appelée Bonn, située à quatre lieues de Cologne. Or, Louis, qui semblait supérieur pour
avoir obtenu la majorité des électeurs, repartant du lieu de son couronnement pour
Nuremberg, où les rois d’Allemagne tiennent d’ordinaire leur première cour après leur

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couronnement comme rois des Romains, fit publiquement proclamer sa cour, recevant
les hommages de l’Empire, exerçant les droits et juridictions temporelles, confirmant
les privilèges et accomplissant les autres actes royaux qui lui incombaient en vertu du
droit impérial et royal, et qui paraissaient devoir et pouvoir lui incomber »).
14. Voir par exemple, aux côtés des chroniques flamandes, le texte de la Continuationis
chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op. cit., p. 82 : [Louis est arrivé à Milan.] Et ibidem
permanens, et cum praedictis nobilibus de rebus suis disponens, in octavis Epiphaniae in
imperatorem corona ferrea coronatur. (« Et demeurant en cet endroit, et réglant ses
affaires avec les nobles susdits, il fut couronné empereur à l’Épiphanie par la couronne
de fer » – notons la relative incorrection de ces derniers mots) et p. 86-87 : Quod
audientes cives Romani ultra modum gavisi sunt, et eidem venienti cum apparatu et ingenti
gaudio occurrerunt. Quem cum hymnis et canticis usque ad ecclesiam sancti Petri tam clerus
quam populus perducentes, assensu omnium, imperator semper augustus est nominatus : et sic
consummato toto mysterio quod in coronatione imperatorum consuetum est fieri, eum ad
imperiale palatium perduxerunt. (« À cette nouvelle, les citoyens de Rome se réjouirent
outre mesure et vinrent à sa rencontre en grand apparat et dans une liesse énorme. Les
clercs comme le peuple le conduisirent au son des hymnes et cantiques à l’église Saint-
Pierre, où il fut appelé, avec l’assentiment de tous, empereur toujours auguste, et ainsi,
quand fut consumé tout le mystère qui préside d’ordinaire au couronnement des
empereurs, ils le menèrent au palais impérial »).
15. Frédéric est occasionnellement représenté comme ayant refusé la médiation de
Jean de Bohême – Chronique anonyme conservée à Berne, op. cit., p. 524 : Sed dux Austriae
superbe respondit quod nichil faceret, sed, si victoria potiretur contra dictum Ludovicum,
eumdem regem, guerris impugnaret et regnum ejus devastaret. (« Mais le duc d’Autriche
répondit avec superbe qu’il n’en ferait rien, mais que, s’il l’emportait sur le champ de
bataille contre ledit Louis, il porterait la guerre chez ce même roi et dévasterait son
royaume »). Plus fréquemment, l’acharnement des frères de Frédéric, Henri et Léopold,
est implicitement responsable d’une amplification du conflit (Continuationis chronici
Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 14 : Capto Frederico duce Austriae, et Henrico fratre
ejus in bello campestri per ducem Bavariae electum in regem Romanorum, ut praemissum est,
iterum dux Leopoldus, dicti Frederici frater, nitens fratrem de manibus Bavari eripere, terras
ejus multipliciter incursat. Sed Bavaro sibi viriliter resistente, regeque Bohemiae auxilium
ferente, deficit ab intento. (« Après la capture de Frédéric, duc d’Autriche et de son frère
Henri à la bataille remportée par le duc de Bavière élu à la royauté des Romains, comme
il est rapporté plus haut, le duc Léopold, frère dudit Frédéric, s’efforçant d’arracher
son frère des mains du Bavarois, pénétra de nouveau sur ses terres à plusieurs reprises.
Mais le Bavarois lui ayant virilement résisté, avec l’aide du roi de Bohême, il renonça à
son dessein »). Voir aussi le continuateur de Géraud de Frachet, Chronicon Girardi de
Fracheto et anonyma ejusdem operis continuatio, éd. J.-D. Guigniaut et N. De Wailly, Recueil
des Historiens des Gaules et de la France, t. 21, Paris, 1855, p. 67.
16. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. VIII, p. 349 : « Et en yce temps, entre Loys duc
de Baviere et Ferri duc d’Austrie et ses freres, Lepodum, Henri Othone et Jehan, pour
l’occasion de l’eslection entre les II dux faite et celebrée en grant discorde, sont nez très
griez perilz de mort ; car l’un ardoit la terre de l’autre, il roboient l’un l’autre, moult de
leurs citoiens firent mourir, et ceulz qui estoient riches furent mis par eulz à povreté.
Le second continuateur de Guillaume de Nangis n’y revient pas moins de quatre fois
(Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 7, 22, 53 et 72).
17. Ibid., p. 53-54. Chronicon Girardi de Fracheto, op.cit., p. 49. Grandes Chroniques de France,
op.cit., t. IX, p. 29. Chronique anonyme conservée à Berne, op. cit., p. 523-524. Istore et

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croniques de Flandres, op.cit., p. 337-338. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 133
et 139.
18. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 54 : Fredericus vero dux
Austriae per duos annos et septem menses apud Bavarum captus continue detinetur ; sed non
obstante captione ducis Frederici, dux Leopoldus frater ducis, et caeteri fratres ejus a
frequentibus bellorum incursibus contra Bavarum nullatenus quieverunt : unde ducis captivitas
guerram non abstulit, sed potius aggravavit. (« Or, Frédéric, le duc d’Autriche, fut retenu
prisonnier deux ans et sept mois sans interruption chez le Bavarois. Mais sans tenir
compte de la détention du duc Frédéric, le duc Léopold, frère du duc, et ses autres
frères ne cessèrent de mener de fréquentes incursions militaires contre le Bavarois, de
sorte que la captivité du duc ne suspendit pas la guerre, mais l’aggrava plutôt »).
19. Ibid., p. 74. Chronicon Girardi de Fracheto, op.cit., p. 67-68. Grandes Chroniques de France,
op.cit., t. IX, p. 57-58.
20. L’auteur est certes liégeois et, partant, plus sensibilisé aux problèmes germaniques.
Chronique de Jean le Bel, éd. J. Viard et E. Déprez, vol. I, Paris, H. Laurens, 1904,
p. 226-227.
21. Secunda vita Joannis XXII, p. 143.
22. Continuation anonyme de la chronique de Jean de Saint-Victor, op.cit., p. 684. Grandes
Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 37-38 : « Comme l’emperere Constantin eust donné à
l’eglise de Rome et à Saint Sylvestre la dignité de l’Empire perpetuelement à tenir et
possider es parties d’Occident, lequel est establi à estre ordené par I prince seculier
esleu par les electeurs d’Alemaigne qui à ce faire sont ordenez et deputez, desquiex
l’eslection, combien que elle soit justement faite et celebrée, doit estre offerte à
l’examination de la court de Rome, et la persone de l’esleu doit estre examinée en la foy
crestiene, et savoir de lui se elle a entencion de garder et deffendre de tout son pooir
les drois de l’Eglise. Et après ces choses, receu du Saint Père le serement de l’emperere,
le pape le doit confermer et li enjoindre l’office et l’administracion de l’Empire.
Lesquelles choses, en l’eslection dudit Loys de Baviere furent defaillans et delaissiées ».
23. Cf. supra, note 11.
24. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 14-15 et 74-76.
Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 58-60.
25. Chronographia regum Francorum, éd. H. Moranvillé, t. I, 1270-1328, Paris, H. Laurens,
1896, p. 264 : Porro rex Francie, qui non gaudebat de coronatione sui, procuravit apud Papam
taliter quod Papa denegavit ei gratiam quam postulabat. (« D’autre part, le roi de France, qui
ne se réjouissait pas de son couronnement, fit en sorte que la pape lui refusât la grâce
qu’il lui avait demandée »).
26. Istore et croniques de Flandres, op.cit., p. 338 : « Li rois de France, qui n’estoit mie lies
de son couronnement, fist tant par-devers le pape qu’il refusa sa grâce ».
27. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 208 : « Et peu après morut pappe Jehan
qui estoit dechà les mons ; et adont fist le roy Philippe le Bel [sic, mais le Bourgeois
pensait aussi que c’était Jean XXII qui avait remis à Louis la couronne impériale !] de
France pappe Bénédic, lequel pappe, par l’accord du roy de France, fist escommenyer le
pappe que l’empereur avoit fait delà les mons. Et de nouvel, puis la mort du pape
Bénédic, le pappe Clément que le roy Philippe avoit fait, a jetté sentence, par le
consentement du dit roy, sur le dit Loys de Bavière, et le condempna le jour du blanc
joeudy absolu l’an de grâce mil III c et XLVI, et en ala l’escommeniement par toute la
France. Et ce fut la raison et cause pour quoy on le dénonchoit et excommenioit ainsy.
L’an de grâce mil III c et XLVI, environ le jour de la Magdalaine, il advint que pappe
Clément et le roy de France et aultres avoec eulx firent et constituèrent empereur des

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Romains et d’Allemaingne Charles de Behengne, filz au bon roy de Behengne qui fut. Et
encore estoit l’autre empereur en vie Loys de Bavière sans ce que Charles de Behengne
n’estoit encore roy d’Allemaigne, ne confermés par les électeurs d’Allemaigne ».
28. La meilleure source latine sur les événements de 1328 est du reste la seconde
continuation de Guillaume de Nangis, qui décrit correctement les débats au sein de
l’assemblée amenée à trancher entre les prétendants à la régence (en attendant la
naissance du dernier enfant de Charles IV). Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco
pars altera, op.cit., p. 82-84.
29. Chronique de Gilles le Muisit, op.cit., p. 189 : Anno supradicto videlicet quadragesimo
septimo, circa festum beati Remigii, mortuus est Ludovicus qui fuit rex Alemannie. Et se gerebat
pro imperatore, Romana curia contradicente ; pro qua causa facti sunt plures processus contra
eum, et tamen vulgus promiscuum et fama eum imperatorem reputabant. (« L’année susdite, à
savoir quarante-sept, aux alentours de la fête de Saint-Remi mourut Louis, qui fut roi
d’Allemagne. Et il se comportait en empereur, malgré l’opposition de la curie romaine ;
pour cette raison, plusieurs procès ont été menés contre lui, et cependant les gens du
commun et la fama générale le tenaient pour empereur »).
30. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 263 : « Après avint le joeudy après le
Saint-Denis et Saint-Guillain l’an mil III c et XLVII, que Loys de Bavière, roy
d’Allemaingne et empereur des Romains, conte de Haynault et de Holande de par
l’empereys Margueritte sa femme contesse de Haynau et de Holande, ala de vie à mort ;
et estoit moult anchien, et avoit esté en moult de batailles et de grans et haulx fais
d’armes à son honneur ».
31. Secunda vita Joannis XXII, p. 143.
32. Tous les récits, même les moins attentifs aux péripéties allemandes consignent les
excommunications (Fragment d’une chronique anonyme finissant en MCCCXXVIII,
éd. J.‑D. Guigniaut et N. De Wailly, Recueil des Historiens des Gaules et de la France,
t. 21, Paris, 1855, p. 155. A. Molinier, « Fragments inédits de la chronique de Jean de
Noyal, abbé de Saint-Vincent de Laon (XIVe siècle) », Bulletin de la Société de l’Histoire de
France, 1883, p. 252 : « Il maintint et recommença les procès contre Loys de Bayviere
que ses predecesseurs avoient maintenus. Car, combien que le roy de France Phelippe
meist painne à li faire sa pais à l’Eglise, il ne requist pas sa absolucion en la manière que
il la devoit requerir, et pour ce lui, sa femme et ses adherenz furent denonciez pour
excomuniez, et telement que sa femme, qui estoit niepce le roy de France Phelippe, en
icil temps, vint en France devers le roy ; mais, en tous les lieux où elle passoit ou
arrestoit, on cessoit pour le jour et pour le temps que elle y estoit à faire le service
divin, et meismes en la presence du roy ». ). Les sources parisiennes donnent un
témoignage très vivant de l’affaire des placards, dans le sillage du second continuateur
de Nangis (Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 96. Grandes
Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 93 et 106. Chronique de Richard Lescot, religieux de
Saint-Denis (1328-1344), suivie de la continuation de cette chronique (1344-1364), éd.
J. Lemoine, Paris, H. Laurens, 1896, p. 8 et 14) ou en raison de leur qualité de témoin
direct (A. Hellot, « Chronique parisienne anonyme de 1316 à 1339 précédée d’additions
à la Chronique française dite de Guillaume de Nangis (1206-1316) », Mémoires de la
Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 11, 1884, p. 114, 116, 126 et 135).
33. Chronique de Berne, op.cit., p. 560. Istore et croniques de Flandres, op.cit., p. 373 et 442.
Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 164-166. Les trois passages rivalisent
d’admiration pour la majesté impériale signifiée au cours de cette cérémonie.
34. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 208 : Eodem anno
Ludovicus Bavarus qui se dixerat per multos annos imperatorem, et imperium contra

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voluntatem Ecclesiae usurpaverat, mala morte interiit ; nam supra equum sedens venationi
intendens cecidit, et fractis cervicibus exspiravit excommunicatus, et propter
excommunicationis contumaciam aggravatus. (« Cette même année, Louis de Bavière, qui
s’était dit depuis de nombreuses années empereur et qui avait usurpé l’Empire contre la
volonté de l’Église, périt de male mort, car il chuta de son cheval au cours d’une partie
de chasse et, le cou rompu, il expira excommunié et, pire encore, contumace dans son
excommunication »). Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 314. Chronique de
Richard Lescot, op.cit., p. 81 : Ludovicus Bavarus, usurpator imperii, dum, venationi insistens,
aprum insequeretur, equo cespitante, cecidit et fracto cervice expiravit. (« Louis le Bavarois,
usurpateur de l’Empire, ayant pris part à une chasse et poursuivant un sanglier, tomba
de son cheval, qui avait trébuché et expira pour s’être brisé la nuque »).
35. J.-M. Moeglin, « Nouvelles d’Allemagne en France aux XIV e-XVe siècles. L’empereur
Louis de Bavière dans l’historiographie royale française », Regnum et imperium : Die
französich-deutschen Beziehungen im 14. und 15. Jahrhundert. Les relations franco-allemandes
au XIVe et au XV e siècle , dir S. Weiss, Munich, R. Oldenbourg, 2008, p. 9-40, ici plus
précisément p. 26.
36. De son côté, Chris Jones penche pour une condamnation mitigée de Louis dans
l’historiographie dionysienne, qui lui prêterait tout au moins quelques circonstances
atténuantes. D’où les nuances apportées ici ou là – Louis aurait été mieux élu que
Frédéric, il ne partagerait pas les sentiments excessifs des tenants de la pauvreté
absolue ou de l’indépendance de l’empereur face au pape. Chris Jones donne à cette
clémence deux raisons : le pape Jean XXII lui-même a déjà créé la polémique avec ses
théories sur la vision béatifique, condamnées par l’université de Paris et par le roi de
France en personne ; Jean de Bohême, aimé des Français, a longtemps été l’allié de
Louis, ce qui aurait valu à ce dernier quelque ménagement pendant la plus claire partie
de sa carrière (C. Jones, Eclipse of Empire? Perceptions of the Western Empire and its Rulers in
the Late-Medieval France, Turnhout, Brepols, 2007, p. 127-137). Cette impression reste
relative, corrigée par les sources extérieures à Saint-Denis et limitée dans le temps.
Comme nous avons vu, au bout du compte, Louis laisse un souvenir déplorable. Certes,
l’opposition des Luxembourg, Jean puis Charles de Bohême, l’a desservi à Paris, mais
même son rapprochement diplomatique avec Philippe VI ne lui a pas permis d’éviter le
sanglier sorti tout exprès du bois de fantaisie pour l’envoyer dans l’enfer
historiographique !
37. Sa carrière est retracée dans l’ouvrage de G. Mollat, Les Papes d’Avignon (1305-1378),
10e éd., Paris, Letouzey et Ané, 1965, p. 343-372.
38. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 88 : Asserunt tamen
nonnulli quod hujusmodi non papae sed antipapae electio, de Ludovici ducis assensu et
conscentia non processit ; sed nequiens tumultuationem tumultuantis populi sedare, quod voluit
populus facere, necessitate magis quam voluntate compulsus, toleravit. (« Quelques-uns
assurent néanmoins que cette manière d’élection, non d’un pape mais d’un antipape,
n’eut pas lieu avec l’approbation et l’accord du duc Louis, mais que, n’étant pas en
mesure de calmer le tumulte d’un peuple tumultueux, il toléra la volonté du peuple, mû
davantage par la nécessité que par la volonté »).
39. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 337. Le passage correspondant du
manuscrit retenu par les éditeurs se situe pour sa part aux p. 75-76.
40. Istore et croniques de Flandres, op.cit., p. 339-340 : « Quant Loys de Bavière et li citoien
de Romme l’entendirent, si prinrent un conseil contre Sainte Eglise, par l’acord de deux
clers de Romme, dont li uns fu frères mineurs, et l’appeloit-on : Bonne-grâce, et li
autres fu appelés : maitre Jehan Gandin, et estoit lorrains, et par l’engin de ces deux fu

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li peuples de Romme esmus, et disoient de commune voix : ‘Nous volons avoir pape !’ et
eslurent un frère-mineur, qui moult estoit simples homs, que on apeloit : frère Jehan de
corbaire et le portèrent en la chaire saint Pierre, et luy vestirent le paillon et luy mirent
le diadème sur son chief, et le nommèrent : Nicolas, et crièrent à haulte voix : ‘Vive le
pape !’ ».
41. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 87-88 : Quod verbum
toti populo placuit, et sic ad electionem alterius papae processerunt, et quemdam fratrem
minorem, qui dicebatur frater Petrus Rainalutii, unanimiter licet nequiter elegerunt, et electum
consecraverunt, et in cathedra sancti Petri honorifice, quomodo solitum est aliis papis antiquitus
fieri, posuerunt. (« Ce mot fit plaisir au peuple tout entier et ainsi, ils procédèrent à
l’élection d’un autre pape et élurent un certain frère mineur, qu’on appelait frère
Pierre Rainalutii, à l’unanimité bien qu’illégalement, et ils consacrèrent l’élu, et
l’intronisèrent avec tous les honneurs dans la cathédrale Saint-Pierre, comme on avait
jadis coutume de le faire pour les autres papes »).
42. Secunda vita Joannis XXII, p. 143 : Veniensque Romam, quemdam pseudoantipapam Rome
fieri fecit legibus et ordine perversis et execratis orationibus execrari potius quam sacrari anno
dominice incarnationis MCCCXXIII in mense maii : cui antipape ipse Ludovicus reverentiam
exhibuit tanquam summo pontifici, et tanquam papam manutenuit et deduxit in grave
scandalum Ecclesie Domini Jhesu Christi. (« Venant à Rome, il y fit vouer à l’exécration
plutôt qu’à la consécration un certain pseudo-antipape au moyen de lois et d’un rituel
pervertis et de prières maudites, l’année de l’Incarnation du Seigneur 1323 au mois de
mai : Louis lui-même montra à cet antipape la révérence due au souverain pontife, le
maintint en tant que pape et s’en fit accompagner au grave scandale de l’Église du
Seigneur Jésus-Christ »).
43. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 116-117. Surtout,
Secunda vita Joannis XXII, p. 143-151.
44. Sur les mariages croisés entre les deux familles et sur la place des Luxembourg dans
la vie politique française, voir M. Margue, « Jean de Luxembourg et les rois de France »,
Un itinéraire européen. Jean l’Aveugle, comte de Luxembourg et roi de Bohême. 1296-1346, dir.
M. Margue et J. Schroeder, Luxembourg, CLUDEM, 1996, p. 51-86, et P. Contamine,
« Politique, culture et sentiment dans l’Occident de la fin du Moyen Âge : Jean l’Aveugle
et la royauté française », Johann der Blinde, Graf von Luxemburg, König von Böhmen,
1296-1346 : Tagungsband der 9es journées lotharingiennes, 22.-26. Oktober 1996, Centre
universitaire de Luxembourg, dir. M. Pauly, Luxembourg, Section historique de l’Institut
du Grand-Duché du Luxembourg, 1997, p. 343-361.
45. La Chronique de Berne, op.cit., p. 523-524, pose Jean en médiateur, puis en chef
militaire brave et terriblement efficace. Les chroniques de Saint-Denis lui donnent un
beau rôle totalement fantasmatique dans la défaite infligée à un Frédéric d’Autriche
conduisant des armées en partie composées de Sarrasins (Continuationis chronici Guillelmi
de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 14 et 53-54 ; Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX,
p. 29).
46. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 123 : Circa idem tempus
rex Bohemiae, magis, ut asserunt, causa curiositatis et patriae videndae quam alia quacumque
ratione, Italiam intravit. Quem videntes Italici guibelini, et agnoscentes eum fuisse Henrici Pii
imperatoris ultimo defuncti filium, eum cum gaudio et magno honore susceperunt, et se sibi,
aburgato et Bavaro et ejus dominio, cum pluribus civitatibus subdiderunt. Ab illo vero tempore
multum incoepit fortuna Bavari discurrere, et jam de eo fama pauca vel nulla currere videbatur,
ipso de die descendente in diem, Theotonicorum semper consuetudo fuerit, quod nullum libenter
sequitur, in cujus fortuna secunda non est. (« À peu près à la même époque, le roi de

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Bohême, davantage par curiosité et pour revoir sa patrie, dit-on, que pour tout autre
motif, entra en Italie. Les gibelins d’Italie le voyant et reconnaissant en lui le fils du
défunt empereur Henri le Pieux, l’accueillirent avec joie et grand honneur et,
abandonnant le Bavarois et sa seigneurie, se soumirent à lui en même temps que
plusieurs cités. Àpartir de cette période, la fortune du Bavarois commença à décliner
fortement et déjà sa réputation semblait faible ou nulle, décroissant de jour en jour,
puisque la coutume des Teutons n’a jamais été de suivre qui que ce soit qui n’ait l’appui
de la fortune »). Voir aussi Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 122.
47. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 207-208 : Circa dictum
tempus, scilicet anno MCCCXLVII, Karolus de Boemia, filius illius regis Boemiae qui caecus obiit
in conflictu de Cressiaco, fuit in imperatorem Romanum electus, et per Ecclesiam confirmatus et
coronatus in villa quae Boenna dicitur, prope Aquisgranum, Ludovico Bavaro adhuc imperium
usurpante. […] Et tunc Karolus rex Boemiae jam in imperatorem antea electus, fuit in Aquisgrani
pacifice coronatus. Qui quidem ivit postea Romam pro corona altera, et alibi prout imperatores
facere consueverunt. (« Vers ladite époque, à savoir l’année 1347, Charles de Bohême, fils
de ce fameux roi de Bohême qui mourut aveugle à la bataille de Crécy, fut élu à l’Empire
romain, confirmé par l’Église et couronné dans une ville qu’on appelle Bonn, près
d’Aix-la-Chapelle, alors que Louis le Bavarois avait jusque là usurpé l’Empire […]. Alors,
Charles de Bohême, élu peu auparavant à l’Empire, fut couronné pacifiquement à Aix.
Et il se rendit ensuite à Rome pour obtenir la seconde couronne»).Ce que Richard Lescot
résume ainsi : Dominus Karolus, rex Bohemie, filius regis Boemie qui bello Creciascensi occisus
fuerat, in imperatorem est electus, et postmodum a Summo Pontifice coronatus. (« Le seigneur
Charles, roi de Bohême, fils du roi de Bohême qui avait été tué à Crécy, fut élu à
l’Empire, puis couronné par le Souverain Pontife »), (Chronique de Richard Lescot, op.cit.,
p. 82).
48. Chronique de Jean le Bel, op.cit., p. 221-222 : « L’an de grâce mil CCC XLV trespassa
l’empereur Loys de Baviere, tantost pourchassa aprez luy le plus nobles roy qui fut le
roy de Boheme, par sons sens que messire Charles, son asné filx, fut eslut par la plus
grande partie des esliseurs du roy d’Alemaigne, et par le consentement du pape
Clement VI et par toute la court de Romme ; mais il eust depuis assez à faire et de
contraire fortune, aprez la mort de sondit père, le roy de Boheme, qui moru à la bataille
qui fut à la Blanche Tache, assez prez de Crecy en Ponthieu […]. Cil messire charles,
esleu à roy des Rommains, ainsy que dit est, ne poeut estre couronné si tost comme il
voulsist à Ayz, aprez la mort de son gentil père, ains le convint couronner en la ville de
Zantes, qui siet sur le Rin, car il avoit II de ses esliseurs contraires qui avoient esleu ung
aultre à Frankenwort, là où l’en debvoit, par coustume ancienne, eslire les roys
d’Alemaigne, si comme ilz disoient, et on avoit eslut messire Charles à Couvalence sur
le Rin, par quoy ledit messire Charles ne poeut, si tost comme il voulsist, estre
couronné à Aiz par paix, ains luy convint longuement guerrier, car ces II esliseurs, c’est
assavoir le duc de Baviere et le marquis de Brandebourch luy estoient moult durement
contraires. A la parfin, lui convint faire paix avecques eulx, et prist à femme le seur du
joeune duc de Baviere, et fut, par commun accord, recouronné à Aiz, et sa femme, la
joeune royne, et tous les haults barons d’Alemaigne y furent en grand estat. Ce fut l’an
de grâce mil CCC XLIX, ou moys d’aoust ».
49. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 208-209 : « L’an de grâce mil III c et
XLVI, environ le jour de la Magdalaine, il advint que le pappe Clément et le roy de
France et aultres avoec eulx firent et constituèrent empereur des Romains et
d’Allemaingne Charles de Behengne, fils au bon roy de Behengne qui fut. Et encore
estoit l’autre empereur en vie Loys de Bavière sans ce que Charles de Behengne n’estoit

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encore roy d’Allemaingne, ne confermés par les électeurs d’Allemaigne. Et lequel


Charles encharga tantost les armes d’Allemaingne l’aigle à II testes comme empereur,
lesquelles armes il emploia moult mal au premier commenchement, ainsy comme vous
porez oyr ci après » ; p. 213 : [après un combat à Liège] « Et quant l’évesque de Liège et
les aultres barons virent celle desconfiture, adont n’y eult sy hardy qu’il ne tournast en
fuitte sans attendre l’un l’autre, et se ne les cachoit, ne siévoit nulluy. Et monseigneur
Charles de Behengne le nouvel empereur s’en fuy, et toutes ses nouvelles banières
d’Allemaigne, dont ce fut grant honte pour luy et moult grant déshonneur à la
première fois ». Il est vrai que Charles remet le couvert à Crécy, p. 236, faisant partie
des seigneurs « moult courouchiés et dolens et fort esbahis de ce qu’il leur estoit
advenu et de la grande perte qu’ils avoient eue ».
50. J.-M. Moeglin, « Nouvelles d’Allemagne », op.cit., p. 39.
51. R.E. Giesey, Le Rôle méconnu de la loi salique. La succession royale. XIV e-XVIe siècles, Paris,
Les Belles Lettres, 2007.

RÉSUMÉS
Les chroniqueurs français du XIIIe siècle ont peu à peu perdu de vue l’Empire germanique et ont
imputé sa lamentable propension au désordre et à la guerre civile à ses subtilités
constitutionnelles – en un mot, à la désignation élective de ses rois. Assez étonnamment, leurs
successeurs de la première moitié du XIVe siècle prêtent une attention plus soutenue à l’histoire
allemande et font évoluer leur opinion au sujet des schismes impériaux. C’est que la monarchie
française a entre-temps connu un épisode quasi électif et désire ardemment se trouver un allié
contre Édouard III dans le cadre de ce qui va devenir la guerre de Cent Ans.

During the thirteenth century, French chroniclers progressively lost sight of the Empire and
blamed its constitutional subtleties (i.e. its elective kingship) for its most lamentable tendencies
toward disorder and civil war. Surprisingly, their successors of the first half of the fourteenth
century paid more attention to German history, and changed their mind when dealing with
imperial splits : French monarchy had meanwhile experienced a quasi-electoral crisis and was
eager to find support against Edward III in what was to become the Hundred Years War.

AUTEUR
GILLES LECUPPRE
Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, CHISCO (Centre d’Histoire sociale et culturelle de
l’Occident)

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Élection et collégialité
La pratique élective au sein du chapitre de Saint-Germain l’Auxerrois de
Paris au XVe siècle

Anne Massoni

1 Saint-Germain l’Auxerrois est une église de la rive droite à Paris, située en face du
Louvre et actuellement à côté de la mairie du Ier arrondissement. Fondée probablement
au VIIe siècle, c’est l’une des plus anciennes églises parisiennes et, à ce titre, le centre
d’une immense paroisse. Jusqu’en 1744, date de son union au chapitre cathédral,
l’organe dirigeant de l’église est un chapitre composé de quatorze chanoines séculiers 1.
C’est dans ce microcosme, et davantage du point de vue de la pratique que du discours,
que l’on se propose d’examiner les élections au cours du XVe siècle. Le chapitre de
Saint-Germain est par définition un collège, une assemblée où toutes les décisions sont
prises collectivement. La matérialisation de cette collégialité se trouve dans les
registres capitulaires2 où sont consignées depuis 1382 les délibérations des chanoines
en chapitre, ce qui permet de cerner au plus près la réalité des débats. Ce microcosme
est reflet d’une réalité plus vaste, un révélateur des pratiques électives de l’Église en
général. À vrai dire, le mode de désignation des clercs séculiers est encore en partie mal
connu pour le dernier siècle du Moyen Âge3. Rappelons-en à grands traits les
principaux jalons : la soustraction d’obédience de 1398 retire au pape Benoît XIII toute
obéissance au sein du royaume de France dans le contexte du Grand Schisme
d’Occident. Elle est réitérée en 1407 puis le concile de Pise en 1409 ajoute à la confusion
un troisième pape concurrent des deux précédents. On assiste au retour des
prétentions pontificales surtout sous le pontificat de Jean XXIII (1410-1415) puis de
Martin V, unique pape élu par le concile de Constance en 1417. Les résistantes contre
cette autorité trouvent écho dans le conflit sévère entre Eugène IV et le concile de Bâle,
concile dont les canons en matière de retour aux pratiques ordinaires sont reprises
dans le texte de la Pragmatique Sanction de Bourges en 1438 sous l’égide de Charles VII.
Mais l’abolition de cette ordonnance à deux reprises à partir de 1461 plonge le régime
bénéficial de France dans la confusion jusqu’à la conclusion du Concordat de Bologne
qui, en 1516, retire l’élection des évêques aux chapitres cathédraux. Dans ce contexte,
quelle fut la place donnée à l’élection par le petit corps d’Église que représente le
chapitre de Saint-Germain au sein de son fonctionnement institutionnel ? Qu’en fut-il

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de sa liberté d’élire et quelle fut la réalité de sa pratique élective ? Ces trois points
constitueront les étapes de notre réflexion.
2 Dans les affaires quotidiennes, outre le patrimoine à gérer, le chapitre est souvent
amené à désigner des personnes pour occuper une fonction ecclésiastique, à procéder
donc à un choix, au sens d’electio dans son acception médiévale 4. L’ancienneté de l’église
Saint-Germain explique que beaucoup de postes soient à la nomination du chapitre 5 et
que ces affaires d’élection remplissent les registres capitulaires. Ces fonctions
s’exercent au sein du chapitre mais aussi du clergé de l’église, bien plus complexe en
fait que le seul collège de chanoines mais encore dans d’autres églises parisiennes
comme certaines paroisses dont les limites ont été tracées au sein du territoire originel
de la paroisse Saint-Germain.
3 Ces fonctions appartiennent canoniquement à deux catégories : ce sont soit des
bénéfices ecclésiastiques composés d’une charge assortie d’un titre et rémunérée par
un revenu souvent assis sur des rentes (pour les chanoines, ce sont les canonicats et les
prébendes), soit des offices, c’est-à-dire une fonction temporaire, gagée par un salaire,
exercée en plus du bénéfice6. Parmi les bénéfices que le chapitre est amené à pourvoir,
il faut mentionner en premier lieu le décanat de l’église, soit la charge de doyen du
chapitre7. Il en est le seul dignitaire, qui préside l’assemblée capitulaire en qualité de
chef. Comme curé primitif de la paroisse, il a encore à la fin du Moyen Âge charge
d’âmes pour tout le clergé de chœur. Son bénéfice est très lucratif, d’autant qu’il est
double car le doyen doit être chanoine. Comme chanoine, il dispose d’un canonicat et
d’une prébende et comme doyen, du décanat et d’une seconde prébende. Le chapitre
pourvoit aussi à d’autres canonicats dans certaines collégiales parisiennes et dans la
catégorie des bénéfices, il est aussi patron de cures, dont celle de Saint-Germain.
Comme patron, il n’est pas le collateur direct de ces cures. Il doit procéder à l’electio du
candidat et à sa presentatio à l’archidiacre de Paris qui le présente à son tour à l’évêque,
lequel procède à la confirmatio puis à la collatio proprement dite 8. Mais, dans les faits, le
chapitre est toujours confronté à un choix. Appartient au groupe des offices la
chantrerie de l’église9 c’est-à-dire la charge de l’organisation de la liturgie au chœur et
de la discipline exercée sur tous les clercs non chanoines qui jurent obéissance au
chantre à leur entrée en fonction. Cet office, moins avantageux que le décanat 10, est
tout de même recherché, ne serait-ce que par l’autorité qu’il confère. Plus subalterne
mais tout aussi essentiel est l’office de procureur du chapitre ou intendant et
comptable dans la gestion de son patrimoine11. Tel est le cas aussi des offices dont la
nomination appartient au chapitre élargi aux dimensions du clergé de chœur, qui récite
l’office divin en compagnie des chanoines, appelé la « communauté » à Saint-Germain :
le procureur de la communauté, jumeau du précédent pour le patrimoine de l’ensemble
des clercs12, le distributeur dont la fonction est cruciale dans la mesure où il pointe les
présences et surtout les absences au chœur et qui distribue les jetons de présence
valant rémunération.
4 Pour désigner ces personnes, le chapitre a longtemps utilisé la nomination commune,
en particulier pour le décanat (et la prébende qui lui est annexée) et la chanterie. Ce
sont les statuts de l’église, en d’autres termes sa coutume propre, qui règlementent le
mode de désignation. Celui sur le chantre date de 120313. Il précise bien que l’office est
électif, c’est-à-dire confié à la collation commune et rappelle que le décanat l’est aussi
depuis toujours14. En 122915, un autre statut confirme que les offices de procureurs sont
électifs. Mais devant le nombre croissant de bénéfices et d’offices à eux dévolus et

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surtout à cause des querelles incessantes provoquées par ce choix commun, les
chanoines éditent un nouveau texte en 129516 qui propose un autre mode de
désignation, la collation individuelle. Un chanoine choisit un candidat pour une
fonction, au fur et à mesure des vacances. Deux listes sont dressées, qui varieront avec
le temps, la première contenant les bénéfices laissés au choix commun, la seconde ceux
qui tombent dans le tour, en d’autres termes qui sont conférés par les chanoines classés
dans un ordre complexe17. Quelle est la logique présidant à la sélection de certains
bénéfices laissés au choix commun ? Premièrement, on met ainsi de côté les postes les
plus importants, ceux qui suscitent le plus d’enjeux par le prestige de la fonction et la
richesse des revenus. La décision collégiale permet de mettre ses auteurs davantage à
l’abri que le choix individuel. La responsabilité personnelle se dissout dans un choix
collectif, protection contre d’éventuelles mesures de rétorsion. Ce sont ensuite les
charges qui régissent la vie quotidienne du chapitre et des clercs de chœur qui restent à
la désignation commune. Cela est vrai surtout des offices, même si du point de vue
institutionnel, ils ont un statut inférieur, une moindre dignité. On peut y voir une
application scrupuleuse du principe du Quod omnes tangit ab omnibus approbetur. Le
choix commun est enfin garantie de cohérence interne au sein du corps. C’est la
personne qui a fait ses preuves comme chanoine ou comme clerc et qui est reconnue
comme telle par tous, qui mérite d’être choisie. D’où la nécessité statutaire d’être
d’abord chanoine avant d’être doyen ou chantre, significativement remplacés pendant
leurs absences par le plus ancien chanoine du chapitre. Cela se lit clairement dans les
recommandations faites avant de procéder à un choix ou dans les arguments avancés
pour justifier l’élection de tel ou tel : est choisi celui qui s’est avéré sufficiens, exercitatus,
ydoneus, expertus18.
5 Mais les statuts sont très peu explicites sur la procédure de la collation commune 19 d’où
la nécessité d’avoir recours à la législation canonique par moments, comme on le verra
plus loin. Dans les autres sources comme les registres capitulaires, les formulations ne
sont pas plus développées. Tel choix est fait de voluntate et consensu omnium
canonicorum20, de communi assensu, tel personnage est rite electus. Il semble que pour
pourvoir le même poste, les chanoines aient eu la latitude de procéder de manières
différentes. La terminologie est de peu de secours puisqu’il n’existe pas de terme
spécifique pour désigner le type de procédure utilisé et encore moins l’élection au sens
contemporain, soit avec un vote. Elle peut être exprimée par nominatio, deputatio,
creatio, constitutio, donatio, provisio21. Quand les documents détaillent la procédure, il
s’agit la plupart du temps du choix de personnages éminents au sein desquels on ne
retiendra désormais que le doyen, le chantre et le curé de Saint-Germain.
6 Ce n’est pas parce que les statuts prévoient l’élection comme pratique ordinaire pour
ces charges que toutes ont été pourvues par elle à la fin du Moyen Âge, loin s’en faut. Ce
sont les registres capitulaires qui permettent de savoir dans quelle mesure et quand la
liberté d’élire a été de mise. On sait qu’au XIVe siècle, le pouvoir pontifical a détourné la
collation des bénéfices à son profit et que de facto il a interdit la pratique élective aux
chapitres. Cela a conduit à perturber gravement le fonctionnement interne des
collèges. À Saint-Germain, Urbain V conféra en 136422 à un candidat, à la fois le décanat
et un canonicat, sans choisir un chanoine déjà titulaire. Il n’y avait donc aucune
certitude que le personnage fût idoine mais plus gravement, ce dernier eut tant de mal
à faire valoir son droit sur le canonicat conféré à plusieurs concurrents par le même
pape, qu’il fut reçu au décanat mais dut attendre plusieurs années avant d’être reçu

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chanoine23. Le chapitre lui ferma donc ses portes pour non respect des statuts :
comment donc le gouverner sans y comparaître ?
7 Cela se reproduit au XVe siècle même si, en comparaison, ce siècle fait figure de siècle
de l’élection. De 1398 à 1510, il se produit neuf fois une vacance à Saint-Germain pour le
décanat, autant pour la chantrerie et autant pour la cure. Les chanoines purent
pratiquer dans chaque cas six fois l’élection, même si toutes ne furent pas efficaces. La
chronologie des événements se décompose en trois temps faciles à distinguer. Une
première période couvre les années 1398 à 1438. Les chanoines ont goûté au retour aux
pratiques ordinaires grâce à la soustraction d’obédience votée par l’assemblée du clergé
de France le 27 juillet 1398. Dès le mois d’octobre, la chantrerie est vacante par la mort
de son titulaire le 17. Cinq jours plus tard24, les chanoines élisent l’un des leurs, Jean
d’Omont, et l’évêque de Paris, Pierre d’Orgemont, se déplace personnellement en
chapitre en novembre pour confirmer la validité de cette pratique toute neuve 25 et
marquer la solennité de l’événement. Mais il est manifeste dès ce moment que le roi, les
princes surtout et les universitaires ont l’intention de remplacer le pape dans le jeu
bénéficial. Le chapitre développe alors des stratégies pour y faire face 26. Et dès 1410 et
le pontificat de Jean XXIII, l’élection redevient plus difficile. Une première tentative de
résistance de la part des chanoines se situe en 1414 quand, à la mort de leur doyen, ils
élisent le 11 mai27 Nicolas d’Orgemont, leur confrère depuis 1399, et prolongent même
le 18 juin le délai accordé pour qu’il donne ou non son accord. On ne sait s’il le fit car
avant même sa réponse, les chanoines reçoivent le 19 juin Jean Charreton, candidat
pourvu des deux prébendes par Jean XXIII28 et auquel, par grâce, ils accordent le droit
de paraître en chapitre dès le 2629. En 1416, la chantrerie est de même pourvue par le
pape à Jean de Héricourt et le chapitre manifeste clairement sa mauvaise volonté à son
endroit mais il ne procède à aucune élection du chantre, malgré la convocation faite
pour cela30. La cure est conférée par Martin V en 141831 et le décanat de même en 141932
sans mention d’élection. En revanche, en 1425, on distingue clairement une seconde
manœuvre de résistance quand le chapitre obtient du même pape l’union de la cure à la
mense capitulaire, ce qui vaut extinction de bénéfice (de toute façon redevenu
inaccessible aux chanoines) et transformation en office à leur nomination 33. Mais en
février 1429, à la vacance de la cure, un candidat du pape à ce bénéfice, de facto rétabli,
Pierre de Creil, fait valoir sur lui son droit et persévère contre le chapitre jusqu’en
143834, ruinant ainsi le projet capitulaire, malgré l’appel porté par les chanoines devant
le concile de Bâle. C’est qu’entre-temps, toujours en 1425, le décanat étant devenu
vacant par la promotion de Jean de Mailly à l’évêché de Noyon en juillet, les chanoines
élisent en octobre un des leurs, Jean Robert, reçu chanoine en 1401, dit « notable homs,
licencié es lois, qui a résidé et qui congnoit l’estat de l’église ». Mais Martin V avait déjà
conféré le décanat à un futur cardinal, conseiller du duc de Bourgogne, et il
excommunie les chanoines de Saint-Germain pour avoir procédé à l’élection. S’ensuit
un long procès au Parlement qui donne raison aux chanoines en 1426 35, néanmoins le
décanat est à nouveau pourvu en 142736 à un candidat pontifical, Jean Vivien, qui est
reçu doyen. L’élu, Jean Robert, deviendra chantre (on ne sait comment), peut-être
comme lot de consolation.
8 Tout change avec l’application de la Pragmatique Sanction à partir du 7 juillet 1438
puisque, de cette année à 1459, le chapitre de Saint-Germain élit avec succès deux fois
un doyen, deux fois un chantre, deux fois un curé37. Dès octobre 143838, Jean Chuffart,
chanoine depuis quinze jours, est élu doyen, le premier depuis très longtemps et la
solennité particulière de l’événement explique qu’il soit très minutieusement rapporté

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dans les registres. Dans ces années, le chapitre a même la faculté de repousser tout
candidat extérieur, faisant fi d’une recommandation de l’évêque pour la chantrerie en
144339 ou d’une provision par le pape pour la cure en 1439 40 ainsi que de plusieurs
recommandations venant de Charles VII lui-même ou de l’université pour le même
bénéfice en 145941.
9 En revanche, avec l’abolition de la Pragmatique en 1461 et les vicissitudes qu’elle
connaît ensuite42, et surtout avec le règne de Louis XI, la donne change. La pratique
ordinaire est à nouveau très contrariée à Saint-Germain dès la fin des années 1460. On
note une évolution très différente de la pratique élective en fonction de la charge à
pourvoir. L’élection au décanat redevient à nouveau impossible (si bien que seuls deux
doyens seront élus sur l’ensemble du siècle) à cause de l’éminence du bénéfice, tandis
qu’elle continue à être pratiquée avec beaucoup plus de liberté pour la chantrerie 43 et la
cure, sauf dans les premières années du XVIe siècle. En 146744, le chapitre réussit à
éviter d’avoir comme chantre un Italien pourvu par un légat pontifical et un protégé de
la reine totalement inexpérimenté, mais un des chanoines, Pierre de Braban, doit avoir
recours à une provision par le pape Paul II pour obtenir la chantrerie dans la mesure où
aucune élection ne put avoir lieu. Les chanoines précisent alors à plusieurs reprises que
« le droit du chapitre est sauf », ils vont être amenés à le redire souvent dans ces
années, parlant même des « droits, franchises et libertés » de leur église en 1469 45,
quand leur droit d’élection est bafoué par le roi à la mort de leur doyen Jean Cheneteau.
Ils reçoivent par deux fois courrier de Louis XI qui, avant même la mort de Jean, les
informe qu’il a demandé provision du décanat à Paul II 46 pour son cousin Jean de
Belleville, qu’il leur interdit d’élire quelqu’un sous peine de représailles ou, tout au
moins, qu’il les autorise à élire par égard pour les statuts de l’église mais seulement son
cousin. Jean est reçu car la crainte des censures est réelle 47. Et en 1474, à la mort de Jean
de Belleville48, face à Pierre de Cerisay, lui aussi très soutenu par le roi, ils élisent à
nouveau leur chantre Pierre de Braban comme doyen, discrètement et sans efficacité 49.
À la mort de celui-ci en 1479, ils délibèrent longuement pour savoir quoi faire de ce
droit au décanat longtemps arboré par l’élu, mais, par considération pour les qualités
de leur doyen actuel, Pierre de Cerisay, et surtout par crainte des ennuis qu’une
nouvelle élection provoquerait, ils renoncent à leur droit d’élire, sans préjudice pour
l’avenir50. Dans les faits, ils n’éliront plus leur doyen, le suivant en 1507, petit-neveu de
Pierre, étant pourvu par le pape51. L’élection à la chantrerie se fait de manière
beaucoup plus apaisée à trois reprises en 1479, 1491 et 1501 52 et le choix du curé, après
la permutation du bénéfice en 147153, donne certes lieu à une élection houleuse mais
efficace en 1485, puis plus pacifiée en 1486, 149154 et 1508 55, date à laquelle le bénéfice
est à nouveau pourvu par le pape Jules II, ce qui ne s’était plus vu depuis 1429, et date à
laquelle il est touché par le même népotisme qui a affecté les deux autres charges au
début du XVIe siècle56.
10 Qualitativement, on ne peut dire que l’élection ait garanti à Saint-Germain l’excellence
du choix à tous les coups57. De fait, on trouve dans la catégorie des bons doyens58 Pierre
de Cerisay récemment cité, pourvu par le pape en 1474, alors que Nicolas d’Orgemont
élu en 1414 n’aurait pas fait un excellent chef, vu son absence quasi systématique du
chapitre jusqu’à cette date. Le choix des chanoines fut même désastreux pour Jean
d’Omont élu chantre en 1398, qui regagna Avignon où il exerçait des fonctions de
curialiste dès la restitution d’obédience en 1403 pour ne plus reparaître jusqu’à sa mort
en 141559. Pierre de Braban en revanche, pourvu en 1467, fut un excellent chantre mais
il était chanoine depuis 1458. La démonstration vaut aussi pour les curés. Jean Luillier,

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professeur de théologie, parent de deux chanoines de Saint-Germain, ayant même


promis aux paroissiens de faire résidence avant son élection, fut élu en 1459 parmi six
autres candidats, mais il se fit remplacer par des vicaires, certes surveillés, jusqu’à
permutation de la cure en 1471. Néanmoins, on ne peut nier que pour la chantrerie,
pour laquelle ce mode de désignation fut le plus fréquemment pratiqué, l’élection par le
chapitre ait permis le discernement de chanoines qui se révélèrent très consciencieux
dans l’exécution de leur tâche.
11 Comment a-t-on voté à Saint-Germain au XVe siècle ? Quand une vacance se produit, il
y a convocation60. Cette procédure est très fréquente et même systématique pour toute
nomination ou réception d’un candidat, et pas seulement pour une élection. Faite par le
sergent du chapitre mandé pour cela, elle est toujours adressée à tous les chanoines
présents à Paris et qui pourront être commodément trouvés. Elle nécessite néanmoins
un soin particulier quand il s’agit d’une élection importante : on repousse la date
initialement fixée pour enquêter sur le lieu de résidence de certains chanoines après la
vacance du décanat en 1451, des témoins assurant qu’il est inutile de convoquer ceux
qu’on ne pourra trouver61 et des lettres de convocation étant affichées sur les portes de
Saint-Germain et de la cathédrale portant la date fixée pour l’élection. Le délai qui
sépare d’ailleurs la décision de convoquer du jour de la convocation montre si l’on veut
se donner ou non la peine de réunir tous les électeurs : d’un jour pour l’élection du curé
à plus d’un mois pour celle du doyen62. L’élection peut avoir lieu le matin ou le soir mais
on prévoit toujours du temps pour y procéder, voire de prolonger la convocation sur
plusieurs jours. La convocation est souvent efficace car beaucoup d’élections sont faites
par neuf à onze chanoines, plus nombreux que les autres jours 63.
12 Le jour prévu, le sergent comparaît au début de la séance en chapitre pour certifier
qu’il s’est rendu au domicile de tous les chanoines convoqués 64. Si d’autres affaires se
présentent ce jour, on peut les traiter d’abord et repousser l’élection plus tard. Pour
être électeur, il suffit d’être en conformité avec les règles d’admission en chapitre, par
exemple être promu à l’ordre ecclésiastique requis par la prébende détenue. En juillet
147965, un chanoine dénonce un collègue ayant pris part à l’élection du chantre sans
être prêtre, mais elle n’est pas pour autant invalidée. Il n’y a pas de notion claire de
quorum, en revanche la qualité des électeurs compte. L’élection doit être faite quand le
doyen ou le plus ancien chanoine peut être là66. Un absent peut y prendre part par
procuration : une cédule de vote rédigée sur papier est lue pendant l’élection du doyen
en 143867. Enfin, il arrive que le corps électoral soit élargi exceptionnellement aux
clercs de chœur, par exemple pour l’élection du chantre en 1491 68.
13 L’élection elle-même doit avoir lieu dans un délai prévu par les statuts, quarante jours
pour le chantre sous peine de voir l’office pourvu par l’évêque, une durée inconnue
pour le curé69. Ce sont les chanoines qui décident le jour même de la procédure à
employer. Il est clairement dit en 143870 qu’on choisit la via scrutini per ordinacionem
concilii basiliensis et c’est bien l’élection épiscopale définie par le concile de Bâle qui
servira de modèle. Le notaire parle même de « conclave » en 1451 71 quand il y a
convocation pour l’élection du doyen évoquant par là la nécessité de délibérer sous clef,
mais renvoyant aussi aux conditions de l’élection pontificale. Souvent néanmoins, la
procédure n’est pas connue, on a le seul nom de l’élu dans les registres après la
formule : domini elegerunt [...] 72. Mais quand cela est connu, il s’avère que les deux voies
les moins fréquentes sont celle du compromis employée une fois pour le chantre en
149173, et celle du Saint-Esprit pour l’élection du doyen en 141474. Aucun détail n’est

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donné dans ce dernier cas, malheureusement. C’est donc la procédure du scrutin qui est
de loin la plus employée, même pour l’élection aux offices subalternes où les clercs de
chœur sont priés de donner leur voix ou leur voeu75 (votum). Mais la voie du Saint-
Esprit reste néanmoins un idéal, tant elle matérialise l’unanimité qui reste dans la
mentalité des chanoines le signe de la validité de leur choix car cela signifie qu’il est
inspiré. L’élection du chantre en 144376 par scrutin est qualifiée de quasi via spiritus
sancti car tous les votes ont été unanimes pour désigner Étienne le Petit.
14 Le détail de la procédure est très bien connu pour deux élections, celle du doyen en
1438 et celle du curé en 148577. La première se fait donc selon la procédure redéfinie au
concile de Bâle : célébration d’une messe du Saint-Esprit, choix d’un notaire et de deux
témoins, serment de respecter le secret des délibérations sous peine
d’excommunication, choix de trois scrutateurs, serment in fidem sacerdotis dans les
mains de l’un d’eux d’élire comme doyen celui qui en sa conscience sera jugé comme le
plus utile en rejetant toute fraude, expression par chacun, classé par ordre
d’ancienneté en chapitre, du candidat choisi aux scrutateurs retirés à part et qui font
noter les votes par le notaire, proclamation de ceux-ci pour constater que la major et
sanior pars78 a choisi Jean Chuffart par cinq voix sur dix, soit à la majorité relative. Puis
un chanoine élu à l’unanimité est envoyé dans l’église publier le résultat au clergé et au
peuple, en disant depuis le pupitre où on lit l’Évangile : « moi, N, ayant invoqué la grâce
de l’Esprit Saint, j’élis Jean Chuffart, docteur en décrets, convenable par la science, les
mœurs, le mérite, d’âge et de naissance légitimes ». On retrouve ici le mythe de
l’unanimité, mythe puisque le scrutin a montré la désunion du corps électoral.
15 L’élection de 1485 est révélatrice quant à elle des limites de la procédure par scrutin.
Elle prit plus de quinze jours, ne serait-ce que par le temps nécessité par la
présentation officielle de six candidats79. Le notaire qui la relate ne cache pas les très
fortes pressions qui ont pesé sur elle80de la part du roi, de l’université, de l’évêque de
Paris, des paroissiens, et qui se retrouvent dans les arguments avancés à charge ou à
décharge de l’un des deux candidats finalement retenus par le vote : Pierre Alusson,
trop soutenu par sa parentèle, ou au contraire, Jean Rollin, docteur en théologie,
soutenu par les paroissiens en vertu de sa formation. Le premier scrutin donne quatre
voix à chacun sur huit votants et le chapitre peine longtemps pour trouver une solution
qui le sorte de l’impasse. Le doyen propose l’arbitrage par deux notables paroissiens
mais les chanoines refusent par peur du précédent. On tente la voie du
dédommagement par un candidat, en faveur de celui qui accepterait de se désister mais
cela échoue. Les chanoines procèdent à nouveau deux fois au scrutin avec toujours les
mêmes résultats, deux camps se forment clairement au sein du chapitre 81. La décision
finale donne à la prima vox du doyen la responsabilité de trancher. Mais quand Pierre
Alusson, le curé élu, est reçu, les chanoines qui n’ont pas voté pour lui le lui font savoir.
16 Une fois l’élection faite, elle doit être suivie d’une investiture, à laquelle on procède à
nouveau quand la procédure de désignation est invalidée après coup, même s’il s’agit
du même impétrant. L’investiture se compose toujours peu ou prou des mêmes
éléments et elle n’est que peu différente quand elle suit une provision ou une élection.
Dans ce dernier cas seulement, on doit attendre l’accord de l’élu qui, s’il accepte,
remercie les électeurs de l’avoir choisi et formule toujours à peu près les mêmes
paroles82: il ne veut pas résister à la volonté divine mais plaire à ses conchanoines. Pour
le doyen et le curé, il faut ensuite demander confirmation de l’élection à l’évêque pour
le premier83 et présenter le second à l’archidiacre 84. Une fois confirmation et collation

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obtenues de la part du supérieur, l’élu, qu’il soit doyen, chantre ou curé, prête serment
en chapitre sur les Évangiles, la main sur la poitrine, à genoux, de respecter les devoirs
de sa charge. Intervient ensuite la « mise en possession corporelle, réelle et actuelle »
par l’installation au chœur, souvent pendant la grand’ messe, dans la première stalle de
droite pour le doyen, la première de gauche pour le chantre, à gauche pour le curé. Le
doyen prend possession de l’autel majeur85 ainsi que de l’autel paroissial situé dans une
des chapelles de la nef, de même que le curé pour le second autel. Les gestes sont
généralement le toucher des nappes d’autel, du calice, du missel, des ornements, du
tabernacle, des fonts baptismaux et des portes de l’église. De retour en chapitre, doyen
et chantre sont installés dans les sièges adéquats et le doyen reçoit les clefs de l’église.
Les réjouissances sont complétées par un repas festif en 1443 lors de l’élection du
chantre Étienne le Petit86. Le doyen et le curé sont aussi investis de leur maison par
l’entrée dedans et la remise des clefs. La cérémonie se termine quelques jours plus tard,
quand le doyen prête hommage à l’évêque et que le chantre prête hommage et serment
de fidélité dans les mains du doyen, suivi d’un « baiser en signe d’amour » 87.
17 En définitive, les chanoines de Saint-Germain l’Auxerrois au XV e siècle sont rompus au
principe et à la pratique de l’élection à laquelle ils se montrent attachés comme leurs
confrères des chapitres cathédraux88, même si l’élection rigoureusement pratiquée par
scrutin, qui ressemble le plus à la conception que nous en avons, est en fait assez rare.
Ils prennent en tout cas encore beaucoup de liberté avec la procédure et semblent
préférer souvent les accommodements à l’amiable et les longues délibérations.

NOTES
1. En fait, le collège ne compte que treize chanoines ayant voix en chapitre, le quatorzième
n’étant qu’un vicaire nommé par l’abbaye Saint-Victor de Paris, à laquelle une prébende du
chapitre fut donnée au début du XIIe siècle, voir A. Massoni, La collégiale Saint-Germain l’Auxerrois
de Paris (1380-1510), Limoges, Pulim, 2009, p. 80-82.
2. Arch. nat., LL 393-396 (1382-1467, mais avec une lacune pour les années 1418-1432) puis LL
398-400 (1467-1522).
3. Outre l’ouvrage de J. Gaudemet, Les élections dans l’Église latine des origines au XVI e siècle, Paris,
F. Lanore, 1979, qui se concentre sur les procédures d’élection, on dispose de quelques éclairages
très utiles mais aussi très ciblés dans : G. Mollat, « L’application en France de la soustraction
d’obédience à Benoît XIII jusqu’au Concile de Pise », Revue du Moyen Âge latin, I, 1945, p. 149-163 ;
J. Salvini, « L’application de la Pragmatique Sanction sous Charles VII et Louis XI au chapitre
cathédral de Paris », Revue d’Histoire de l’Église de France, III, 1912, p. 121-148, p. 276-296, p 421-431,
p. 550-561. Il faut saluer aussi la récente thèse de Véronique Julerot qui éclaire singulièrement le
sujet pour les évêques sous le règne de Charles VIII : V. Julerot, « Y a ung grant désordre ». Élections
épiscopales et schismes diocésains en France sous Charles VIII, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
4. Comme le rappelle J. Gaudemet, Les élections dans l’Église latine, op. cit., p. 8-9.
5. On trouvera un tableau des divers bénéfices dont le chapitre est collateur dans A. Massoni, La
collégiale Saint-Germain l’Auxerrois de Paris, op. cit., tableau 4 : La place de Saint-Germain l’Auxerrois
dans le système bénéficial parisien à la fin du Moyen Âge, p. 393.

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6. Voir la claire définition du bénéfice donnée dans Mgr André, Abbé Condis,Dictionnaire de droit
canonique, Paris, H. Walzer, 1901, t. 1, p. 232.
7. Sur le doyen, voir A. Massoni, La collégiale Saint-Germain l’Auxerrois de Paris, op. cit., p. 57-64.
8. On lit précisément ces termes dans la présentation faite par le chapitre de Jean Luillier à
l’archidiacre de Paris le 9 mai 1459 pour obtenir la cure de Saint-Germain, vacante par la mort de
Guillaume Heuse, Arch. nat., LL 387 fol. 105 bisv.
9. Comme office, la chantrerie est aussi temporaire. Dans les faits, seul un chantre résigne son
office tout en restant chanoine, il s’agit de Pierre Cochon, élu chantre le 24 avril 1514, qui prête
serment au doyen Guillaume Hector le 25 et qui résigne sa chantrerie le 15 février 1516, Arch.
nat., LL 400 fol. 170v, 197r et Arch. nat., LL 389 fol. 38v. Les autres meurent en charge ou résignent
en même temps leur bénéfice de chanoine et leur office de chantre.
10. Le chantre perçoit néanmoins double distribution au chœur, voir sur le chantre A. Massoni,
La collégiale Saint-Germain l’Auxerrois de Paris, op. cit., p. 86-90.
11. Cet office existe déjà en 1229 et le procureur est alors élu. Mais en 1272, un tour est instauré
entre chanoines pour que l’office soit exercé par chacun pendant un an, en commençant par le
plus ancien dans sa prébende, mais il s’avère que ce système est difficilement applicable et l’on
s’aperçoit que ce sont souvent les mêmes chanoines qui assument cette fonction, et pour
plusieurs années si bien que l’élection est à nouveau de mise, Arch. nat., LL 387 fol. 11 r et LL 554A
n° 43.
12. Après une querelle, chanoines et clercs de chœur trouvent un accord sur la « constitucion »
de ce procureur en juillet 1399 : à l’heure du chapitre, les chanoines devront convoquer les clercs,
et le doyen leur demandera que « en leurs consciences eulz et chascun d’eulz advisent une bonne
personne, soit de la dicte communaulté ou autre, prouffitable à exercer le dit office [...] Et la
cause de la souffisance et les dictes oppinions et nominacions dictes et oyes, lesdiz beneficiez se
retrairont hors du dit chappitre ». Les chanoines délibéreront et « esliront et constitueront l’un
des nommés ou un autre », Arch. nat., LL 388 fol. 85r-87v.
13. Arch. nat., LL 387 fol. 5r-v.
14. Depuis le XI e siècle, date probable de l’érection du groupe de clercs préexistant en chapitre.
Le doyen remplace l’abbé de la communauté précédente qui, à l’instar d’une communauté
monastique, devait lui aussi être élu par ses confrères.
15. Voir notes 11 et 12.
16. Arch. nat., LL 387 fol. 21v-22v.
17. Le principe du tour avait déjà été retenu pour la désignation du procureur du chapitre dès
1272, voir note 11.
18. Ce sont ces qualificatifs qui sont employés lors de la creatio d’un nouveau distributeur le
17 mars 1398 : en chapitre, le doyen interroge chaque clerc de chœur de quo sibi videbatur quis
esset ydoneus ad dictum officium exercendum [...] et auditis oponionibus et votibus singulorum, les
chanoines concluent que Gervais Lostelier est magis expertus ad exercendum dictum officium quam
alius qui esset residens in ecclesia de presenti, Arch. nat., LL 393 fol. 12 v-13r. De même, le formulaire
de présentation d’un chanoine pour occuper le vicariat que détient le chapitre à Notre-Dame de
Paris prévoit de choisir concanonicum nostrum prebendatum in servicio ecclesie a longo tempore
exercitatum et alias ad hoc sufficientem et ydoneum ad hoc per nos rite electum, Arch. nat., LL 387
fol. 105v.
19. Sauf celui de 1399 sur l’élection du procureur de la communauté qui avait justement suscité
une querelle entre chanoines et clercs de chœur, nécessitant des éclaircissements et qui décrit
précisément une procédure par scrutin, voir note 12.
20. Comme le 27 janvier 1405 pour l’élection du « solliciteur » des causes judiciaires du chapitre :
ex nunc elegerunt in solicitationem Guillermum de Banacio clericum ipsius domini decani et, ut istud fiat
de voluntate et consensu omnium canonicorum qui interesse voluerunt, ordinatum fuit quod fiat
convocacio omnium canonicorum ecclesie predicte Parisius degencium qui reperiri potuerunt ad habendum

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eorum opinionem et consensum (« Ils élurent à partir de maintenant comme solliciteur Guillaume de
Banacio, clerc de messire le doyen, et pour que cela soit fait de la volonté et du consentement de
tous les chanoines qui voulaient y participer, il fut ordonné que soit faite convocation de tous les
chanoines de la dite église, résidents à Paris et qui ont pu être trouvés, pour avoir leur opinion et
leur consentement. »), Arch. nat., LL 394 fol. 42r.
21. Pour constitutio et creatio, voir notes 12 et 18. On trouve donatio sur le même plan qu’electio
dans le statut de 1203 concernant le chantre, voir note 13. Provisio est également employé à
propos de la chantrerie en janvier 1416 et nominatio en juin 1491, Arch. nat., LL 394 fol. 154 v, LL
399 f°53r. Quant à deputatio, le terme est employé comme synonyme d’electio en 1411 pour la
désignation du clerc qui doit pointer les présences et les absences au chœur, Arch. nat., LL 394
fol. 107r.
22. Arch. segr. vat., Reg. Aven. 157 fol. 203r.
23. Une supplique du 4 mai 1366 nous apprend que le doyen, Pierre Robert, n’est toujours pas
chanoine car il est en procès contre ses concurrents, Arch. segr. vat., Reg. Suppl. 45 fol. 158 r.
24. Arch. nat., LL 393 fol. 18r-19r.
25. Même si statutairement l’évêque n’intervient pas dans la désignation à cet office, à la
différence du décanat dont la collation doit être confirmée par le prélat.
26. Comme, par exemple, retirer certains bénéfices du tour pour les protéger grâce à la collation
commune.
27. Arch. nat., LL 394 fol. 131v, 133v.
28. Arch. nat., LL 394 fol. 134r-v.
29. N’étant que peu présent en chapitre de manière générale, Nicolas d’Orgemont ne comparaît
ensuite qu’en avril 1415 et comme simple chanoine, Arch. nat., LL 394 fol. 143 r.
30. En repoussant la prestation d’hommage à laquelle le chantre est tenu vis-à-vis du doyen au
1er octobre 1416, alors que Jean est reçu à la (seule) chantrerie le 31 janvier. La convocation pour
l’élection du chantre fut faite le 8 février malgré l’interdiction mentionnée dans la provision faite
à Jean de procéder à toute collation de la chantrerie à un autre que lui. Jean ne sera jamais
chantre car il ne reparaît plus en chapitre, Arch. nat., LL 394 fol. 153 v-155v.
31. Le 16 août 1418 en même temps qu’une prébende du chapitre à un certain Philippe Meyer qui
ne fut jamais reçu en chapitre, Arch. segr. vat., Reg. Suppl. 115 fol. 288 v-289r. Depuis 1393, la cure
avait été unie à une prébende, au profit du chanoine Gérard de Versigny, décédé en 1418.
32. À Jean de Mailly.
33. Bulle d’union du 7 juillet 1425, Arch. nat., L 649 n° 9 B fol. 4v-6r. On ne sait qui détint la cure à
partir de 1418 (les registres capitulaires sont lacunaires entre 1418 et 1432), peut-être un
chanoine de Saint-Germain qui la libéra en 1429. On ne connaît pas plus l’auteur de la collation :
le pape ou l’évêque de Paris, après présentation par les chanoines ?
34. Vu la longueur des procès due aussi en partie à la résistance manifestée en 1428 par les
paroissiens face à l’extinction du bénéfice curial, il semble que la cure ne soit jamais devenue
réellement un office, d’où une certaine légitimité de Pierre de Creil dans ses prétentions, outre la
collation de la cure par le pape qui ne craint pas de se contredire entre 1425 et 1429. Mais entre-
temps, les chanoines ont été excommuniés par le même pape à cause de l’élection au décanat. Le
différend est enfin réglé le 15 avril 1438 par un accord bancal dans lequel Pierre accepte de
renoncer à ce que la cure soit bénéfice car unie à la mense capitulaire, à condition d’obtenir une
prébende du chapitre, Arch. nat., L 554B n° 81. Sa mort quelques mois plus tard scelle un retour à
la situation d’avant 1393. De toute façon, l’entrée en vigueur de la Pragmatique en juillet 1438
redonne au chapitre le patronage de la cure.
35. Faute de registres, c’est grâce aux pièces de ce procès, éditées par N. Valois, Histoire de la
pragmatique sanction de Bourges, Paris, Picard, 1906, p. 18-32, que cet événement est connu.
36. Arch. segr. vat., Reg. Suppl. 216 fol. 68r.
37. Le doyen en 1438 et 1451, le chantre en 1443 et 1459 et le curé en 1439 et 1459.

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38. Jean est reçu chanoine le 8, il est élu doyen le 19, Arch. nat., LL 395 fol. 45 v-46r, 47r-48v. Après
sa mort en mai 1451, le chapitre élit comme doyen début septembre Jean Cheneteau, chanoine
depuis 1446, malgré les difficultés que leur fait l’évêque qui prétend percevoir les revenus du
décanat vacant, comme si le chapitre n’en était que le patron et non le collateur de plein droit,
Arch. nat., LL 395 fol. 189r.
39. La chantrerie vaque par la mort de Jean Robert le 7 juin 1443. Mais, le 4, Jean Aguenin,
chanoine de Saint-Germain depuis 1442, demande à être nommé à la chantrerie en vertu d’une
résignation faite par le chantre dans les mains de l’évêque trois jours plus tôt. On ne saura jamais
si cela était vrai. Le 1er juillet, les chanoines élisent non pas Jean Aguenin mais Étienne le Petit,
chanoine depuis environ 1431, Arch. nat., LL 395 fol. 117 v-120r. Étienne résigne la chantrerie dans
les mains du chapitre (et permute son canonicat dans celles de l’évêque, procédure normale
puisque les canonicats de Saint-Germain sont à la collation épiscopale) vers le mois de mars 1459
et le chapitre élit comme chantre Nicaise Joye, chanoine depuis les années 1420, entre le 1 er et le
5 juin, Arch. nat., LL 396 fol. 92r-v.
40. Le candidat est en fait pourvu par le connétable de Richemont, par grâce faite à lui de
conférer quelques bénéfices. Guillaume Heuse, docteur en théologie, présenté par le chapitre, est
reçu comme curé le 13 janvier 1439 et gagne le procès qui l’oppose au candidat du connétable,
Arch. nat., LL 395 fol. 63r, 83v.
41. Guillaume Heuse meurt en avril 1459. Sept candidats sont présentés au chapitre par le roi, le
Parlement, l’université. C’est Jean Luillier, docteur en théologie, qui finit par être présenté par le
chapitre à l’archidiacre le 9 mai, Arch. nat., LL 396 fol. 89 v-91v. Voir note 8.
42. Première abolition de 1461 à 1464, seconde abolition de 1467 à 1472 puis concordat
d’Amboise de 1472 à 1478.
43. Il semble que son statut d’office l’ait quelque peu libérée des contraintes pesant sur les
bénéfices, à l’instar des autres offices à la nomination du chapitre ou de la communauté, ainsi
protégés contre les incursions extérieures.
44. Nicaise Joye meurt le 16 septembre 1467. Dès le 18, Jean Hanny se présente avec une lettre de
collation de la semi-prébende de Nicaise par l’évêque et une autre de recommandation par la
reine pour la chantrerie. Il est reçu chanoine mais non chantre, deux chanoines ayant été
mandatés auprès de la reine pour expliquer ce que l’office suppose comme qualification.
Convocation est faite dès ce jour pour élire le chantre puis repoussée au 21 puis encore ajournée.
Dès le 2 octobre, Pierre de Aliprandis se présente pour recevoir la chantrerie et un canonicat sans
prébende de la part du légat de Paul II. Le chapitre hésitant le reçoit par crainte des censures
ecclésiastiques. Pierre de Braban, chanoine depuis 1458, se fait pourvoir de la chantrerie par le
même pape le 26 octobre, est reçu chantre par ses collègues le 6 juin 1468 mais, sorti vainqueur
d’un procès contre Aliprandis, ne prête hommage au doyen qu’en janvier 1469, Arch. nat., LL 398
fol. 9r-11r, fol. 24r-v, fol. 35v.
45. Arch. nat., LL 398 fol. 40v.
46. Dans la mesure où, en régime d’abolition de la Pragmatique, le roi déclare que la disposition
de ce bénéfice électif appartient au pape, par obéissance du roi.
47. L’affaire est en fait un peu plus complexe : Jean de Belleville obtient provision pontificale du
décanat (sans le canonicat, ce qui fait qu’il sera doyen sans être jamais chanoine) le 21 janvier
1469 par demande du roi du 9 janvier. Mais Paul II confère aussi le décanat le 28 janvier à
Guillaume de Cambray, que le chapitre reçoit comme doyen le 20 février par obéissance aux
mandats apostoliques et malgré la lettre de Louis XI, reçue dès le 13 janvier et qui les informait
de la collation à Jean de Belleville. Le 8 mars, les chanoines sont sommés par lettre du roi du
23 février de recevoir Jean de Belleville, en présence du premier président du Parlement. Ils
obtempèrent in contemplationem domini regis nostri et autorisent Jean à paraître en chapitre malgré
les statuts, dès le 11, Arch. nat., LL 398 fol. 36v-43r. Et pourtant, il semble bien que les chanoines
aient tout de même élu un doyen, en l’espèce leur chantre Pierre de Braban, mais qui, subreptice,

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n’est pas reportée dans les registres et qui passe à l’époque inaperçue car Pierre ne fait pas valoir
son droit. Par la suite, par obéissance au roi, les chanoines refusent de recevoir Simon Hennequin
pourvu par l’archevêque de Sens en 1470, mais ils intentent un procès contre Guillaume de
Cambray qui permute son droit au décanat avec Simon en 1473 sans leur permission, considérant
que la permutation aurait dû être faite dans leurs mains, défendant ainsi leur droit ordinaire,
Arch. nat., LL 398 fol. 129v.
48. Jean de Belleville meurt en octobre. Le 14, Pierre de Cerisay permute le décanat avec
Guillaume de Cambray, dans les mains de l’évêque, malgré le procès intenté par les chanoines
contre Guillaume en 1473, et il se présente à Saint-Germain ce jour, les chanoines précisant à
nouveau que la permutation ne peut se faire qu’en leur chapitre. Cerisay les prie de donner leur
accord à la permutation, ce qui est accordé. Néanmoins, c’est le vicaire de l’évêque qui reçoit le
doyen, les chanoines faisant savoir qu’ils n’entendent pas renoncer à leur droit d’élection (jus
electionis) par cette réception. La collation du décanat (qui en droit ne revient en aucun cas à
l’évêque de Paris) est confirmée le 16 octobre 1474 par le pape Sixte IV à la demande de Cerisay,
reçu une seconde fois à ce titre le 3 mars 1475. Il ne sera chanoine qu’en août 1479, mais il préside
le chapitre par grâce dès décembre 1474, Arch. nat., LL 398 fol. 169 v-171v, 174v, 179r-v, 263r.
49. L’élection qui doit avoir lieu dès octobre 1474 ne fait l’objet d’aucun report dans les registres.
On en a seulement mention à la mort de Pierre de Braban en juillet 1479, qualifiée alors de
ulteriorum non solita effectus (« n’ayant pas produit d’effet ultérieur »), ce qui explique pourquoi,
en 1478, il déclare en chapitre refuser de reconnaître Cerisay comme doyen, d’autant qu’en 1475,
Braban a même réussi à obtenir provision par le pape du décanat, déclaré vacant par la mort de
Cheneteau, Arch. nat., LL 398 fol. 240r ; Arch. segr. vat., Reg. Vat. 578 fol. 88r-89v.
50. Les chanoines reconnaissent Pierre de Cerisay comme « vrai et indubitable doyen » et cédant
exceptionnellement leur jus eligendi decanum à l’évêque, ils lui demandent de conférer à Cerisay le
droit prétendu par feu Pierre de Braban. Cerisay est reçu doyen une troisième fois le 20 juillet
1479, Arch. nat., LL 398 fol. 258v-263v.
51. Pierre de Cerisay permute son décanat et sa prébende avec Nicolas de Cerisay dans les mains
de Jules II le 10 octobre 1507. Les chanoines reçoivent Nicolas le 25. Le décanat est encore dit
« éligible » en 1509 alors que Nicolas défend son droit au Parlement contre un concurrent. Il sera
à nouveau permuté par lui dans les mains de Léon X en 1514 au profit de Guillaume Hector, Arch.
nat., LL 400 fol. 79r, 98r, 166v.
52. La vacance se produit le 16 juillet 1479 par la mort de Pierre de Braban. Convoqués le 20, les
chanoines élisent Jean le Varre comme chantre le 21, Jean étant un chanoine très investi dans la
vie du chapitre depuis 1474. À sa mort en mai 1491, les chanoines décident à nouveau d’élire un
chantre, Robert de Bellefaye, enfant de la paroisse, chanoine depuis 1470, élu le 14 juin. Sa mort
le 28 juillet 1501 est suivie par l’élection comme chantre le 3 août de Jacques Croix, chanoine
depuis 1482 et lui aussi originaire de la paroisse, Arch. nat., LL 398 fol. 259 v-261r ; LL 399 fol. 54r,
188v.
53. Permutation entre Jean Luillier et Robert de Masengharbe, licencié en décrets, présenté à
l’archidiacre de Paris le 8 janvier 1471, Arch. nat., LL 398 fol. 89 v-90v.
54. Pierre Alusson, ancien chanoine de Saint-Germain, est choisi par le chapitre en 1485 après la
mort de Robert de Masengharbe le 11 octobre. Il résigne sa cure en 1486 et Bertrand
Charbonneau est présenté à l’archidiacre le 8 décembre de cette année. La cure est permutée par
Bertrand en 1491 et Jean Begeon est reçu par le chapitre le 8 juillet, Arch. nat., LL 398 fol.
327v-333v ; LL 399 fol. 10r, 56r.
55. Jean Begeon meurt peu avant le 1 er juillet 1508. Ordre est donné de procéder à la
présentation d’un successeur dès les premiers jours de juillet mais Jules II pourvoit de la cure
Pierre Begeon, licencié en décrets, dès le 11. Il est reçu le 30 mars 1512 par le chapitre après un
long procès, non sur le mode de sa désignation mais sur le titre de « curé » que ses lettres lui

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donnaient, alors qu’il n’avait droit qu’à celui de vicaire perpétuel, le doyen du chapitre, curé
originel de la paroisse, ayant seul droit à ce titre, Arch. nat., LL 400 fol. 87 r, 139r.
56. La chantrerie échoit par élection à Pierre Cochon en 1514 qui est dit « idoine, instruit et
expert dans le service de l’église » mais qui la résigne (tout en conservant son canonicat jusqu’en
1554 !) dès 1516, voir note 9. Elle va alors, par élection toujours, à son parent Claude le Grand puis
encore à un autre parent, Jean Guy, Arch. nat., LL 389 fol. 39 r ; LL 400 fol. 113v-114v.
57. Malgré ce qu’en pensent les réformateurs des années 1480-1490 qui considèrent l’élection
comme garante d’un meilleur choix, voir V. Julerot, « Y a ung grant désordre », op. cit., p. 60-61.
58. On se fie pour la dresser aux jugements portés par la communauté après la mort de son
dirigeant, comme en témoigne l’éloge prononcé par les chanoines à la mort de Pierre de Cerisay
en 1507, Arch. nat., LL 400 fol. 79r.
59. Ce qui fait que depuis 1403 jusqu’à la promotion de Jean Robert comme chantre à une date
inconnue entre 1425 et 1432, le chapitre n’eut de facto pas de chantre.
60. Si elle a lieu par décès, la mise en terre du défunt est souvent mentionnée dans la relation de
la convocation, surtout quand elle a eu lieu à Saint-Gemain. C’est le cas le 11 mai 1451 quand
convocation est faite pour élire un nouveau doyen après la mort de Jean Chuffart, le 7, dont il est
dit qu’il a été inhumé dans l’église, Arch. nat., LL 395 fol. 188 v.
61. Ce que les chanoines concluent le 18 mai 1451 après avoir enquêté sur leur confrère Pierre
Leclerc qui réside en cour de Rome et sur Jean Durand dont le père atteste qu’il est aux études,
hors de la province de Sens, Arch. nat., LL 395 fol. 189 r.
62. Le lendemain de la mort de Robert Masengharbe pour l’élection du curé en 1485 (même si la
désignation de Pierre Alusson prendra en fait plus de quinze jours, du 12 au 29 octobre. voir note
54) ; décidée le 9 septembre 1438 pour le 10 octobre pour celle du doyen, Arch. nat., LL 395
fol. 45r. Pour l’élection d’officiers comme le distributeur ou le procureur, les chapelains ne sont
convoqués par le chapitre qu’au moment d’y procéder, d’où leur protestation en 1434 pour que
les chanoines prennent la peine de la faire savoir même aux absents, Arch. nat., LL 395 fol. 15 r.
63. Huit chanoines pour l’élection du curé en 1485 et 1486 (voir note 54), neuf pour celle du
doyen en 1414 (voir note 27), dix pour celles du doyen en 1438 (voir note 38) et du chantre en
1491 et 1501, onze pour celle du chantre en 1479 (voir note 52).
64. En 1476, pour le décanat, le sergent précise même que Jean Louet est absent de sa maison
parisienne depuis longtemps et qu’il se trouve hors de la province de Sens, Arch. nat., LL 398
fol. 258v.
65. Jean Fusée fait cette remarque au sujet de Jean Boucart qui détient une prébende sacerdotale
et Guillaume Compains ajoute même que le doyen Pierre de Cerisay a pris part à l’élection alors
qu’il n’est pas encore chanoine de l’église (voir note 48), Arch. nat., LL 398 fol. 261 r.
66. On attend le doyen Pierre de Cerisay pour élire le curé en 1485 et le plus ancien chanoine,
Guillaume Cotin, pour élire le chantre en 1443, Arch. nat., LL 398 fol. 327 v ; LL 395 fol. 117v. Ou
même un chanoine empêché comme Nicolas Fraillon pour l’élection du doyen en 1438, Arch. nat.,
LL 395 fol. 46v.
67. Celle d’Hugues Leclerc retenu à Nevers qui dit ne pouvoir venir à Paris sans danger, Arch.
nat., LL 395 fol. 47r-48v.
68. Arch. nat., LL 399 fol. 53v.
69. L’élection de 1485 dure plus de quinze jours et le dix-huitième jour, pression est exercée sur
le chapitre par un candidat pourvu de la cure par l’évêque qui refuse d’attendre plus longtemps
que le chapitre lui présente quelqu’un, Arch. nat., LL 398 fol. 333 r.
70. Arch. nat., LL 395 fol. 46r.
71. Les chanoines prêtres sont priés de célébrer la messe avant d’y entrer, Arch. nat., LL 395
fol. 190r.

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72. On ne connaît pas la procédure d’élection pour un doyen (Jean Cheneteau en 1451), trois
chantres (Nicaise Joye en 1459, Jean le Varre en 1479, Jacques Croix en 1501) et un curé (Jean
Luillier en 1459).
73. Quatre chanoines sont commis par le chapitre, dont le doyen, pour élire le chantre puis trois
jours plus tard, trois d’entre eux le sont par les chapelains (voir note 68).
74. Arch. nat., LL 394 fol. 131v.
75. Voir note 18. Il semble que les précisions données par le concile de Bâle pour le vote par
scrutin aient été utiles dans la mesure où les chanoines semblent tâtonner dans les élections des
années précédentes. En 1398, ils font état d’une difficile recherche d’unanimité tout en ayant eu
recours au scrutin pour désigner le chantre Jean d’Omont, Arch. nat., LL 393 fol. 18 r.
76. Note 76 : Qui domini [...] habita deliberatione matura inter ipsos procedendo ad hujusmodi electionem
dicti officii cantorie, quasi via spiritus sancti, vota eorum dominorum decani et canonicorum sic
capitulancium unanimiter dirigentes, concorditer prefatum dominum Stephanum Parvi, dicte ecclesie
Sancti Germani Autiossiodorensis parisiensis canonicum prebendatum, habilem et ydoneum in cantorem
ejusdem ecclesie eorumdem confratrem et concanonicum concorditer et unanimiter elegerunt et
nominaverunt. (« Les dits messires, ayant mûrement délibéré entre eux pour procéder à l'élection
au dit office de chantrerie, quasiment par la voie du Saint-Esprit, dirigèrent dans un accord
unanime leurs vœux , à savoir ceux du doyen et des chanoines tenant ainsi chapitre, sur le dit
Étienne le Petit, chanoine prébendé de la dite église Saint-Germain l'Auxerrois de Paris,
compétent et idoine, et ils élurent et nommèrent leur confrère et conchanoine, unanimement et
en accord, comme chantre de la dite église. »), Arch. nat., LL 395 fol. 119 v.
77. Voir notes 38 et 54.
78. De manière étonnante, il ne s’agit pas des chanoines les plus notables du chapitre ni de ceux
qui sont là depuis le plus longtemps. Peut-être ont-ils préféré donner leur voix à un personnage
très récemment arrivé et encore indemne, plutôt qu’à un chanoine fortement implanté comme
Jean Robert, chanoine depuis 1401, qui recueille trois voix seulement, dont celle de Jean Chuffart
qui a eu l’élégance de ne pas voter pour lui.
79. Les premiers jours, les chanoines écartent d’emblée une provision de Sixte IV créant une
pension sur la cure au profit d’un certain Jean Noyel et refusent de prendre en compte les lettres
de collation par l’évêque présentées par Arthur Dannoy, soutenu par le roi et le duc d’Orléans,
mais déjà chanoine de Saint-Germain, Arch. nat., LL 398 fol. 328 r.
80. Un chanoine, Jean Guy, expose que le premier président de la Chambre des Comptes, auquel
il doit beaucoup, lui a très clairement indiqué la personne pour laquelle Jean devait voter (Jean
Rollin). Les chanoines apprennent ensuite qu’il y a eu des fuites de leurs délibérations. Ils prêtent
une seconde fois le serment du secret et prennent des mesures pour n’être pas entendus, Arch.
nat., LL 398 fol. 329r, 330v.
81. On peut suivre l’évolution du rapport de force en fonction des arguments déployés : les
partisans de Jean Rollin qui sentent que leur candidat, qui fait des difficultés pour trouver un
compromis, est mis en situation de faiblesse, menacent de ne plus paraître en chapitre les jours
suivants. Les partisans de Pierre Alusson reprennent quant à eux, à l’unisson derrière le doyen,
l’argument qui semble faire basculer la décision : Pierre est un candidat présenté par l’université
comme docteur en médécine, Arch. nat., LL 398 fol. 332r-333r.
82. Ce sont celles de Jean d’Omont en 1398, de Jean Chuffart en 1438, Arch. nat., LL 394 fol. 18 v ;
LL 395 fol. 49v.
83. Il est clair dans le texte du serment prononcé par le doyen en chapitre (Arch. nat., LL 387
fol. 106r.) que l’exercice de sa charge commence le jour de la confirmation de l’élection par
l’évêque. Le doyen Jean Chuffart est élu le 19 octobre 1438, il accepte l’élection le 24, est confirmé
le 6 novembre, est à nouveau investi le 7, Arch. nat., LL 395 fol. 47 r-48v, 49v, 50r.
84. La réponse de l’évêque prend six jours en 1459, quatorze en 1485, neuf en 1486.

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85. En octobre 1438, juste après son élection, avant même l’accord de l’élu, l’investiture du doyen
Jean Chuffart revêt un aspect particulièrement solennel : il est revêtu de l’habit canonial, conduit
par la main depuis le chapitre jusqu’à l’église, élevé sur l’autel majeur qu’il embrasse au chant du
Te Deum et pendant la sonnerie des cloches, puis installé en chœur.
86. Arch. nat., LL 395 fol. 120r.
87. Cet hommage est prêté à nouveau quand le doyen change. Ainsi le chantre Pierre de Braban
le prête-t-il en janvier 1469 au doyen Jean Cheneteau quand il est reçu chantre, puis le 10 mars de
la même année, après la réception du nouveau doyen Jean de Belleville le 8, Arch. nat., LL 398 fol.
36r, fol. 43r.
88. Ils appartiennent souvent eux-mêmes à un chapitre cathédral, et de plus en plus à celui de
Notre-Dame de Paris à la fin du siècle. Les chanoines de Notre-Dame sont encore très déterminés
à élire l’évêque en 1492, voir V. Julerot, « Y a ung grant désordre », op. cit., p. 63.

ABSTRACTS
In the late Middle Ages, despite its oligarchic, not to say monarchic, government, there existed
within the Church the practice which gave its members the freedom to express their choice. This
was particularly true for the collegial chapter, an ecclesiastical institution whose internal order
was based on acollegial decision-making process. It is possible to see how these decisions were
made in everyday life in the capitular registers left by the chapter of Saint Germain l’Auxerrois in
Paris dating from 1382. The common method of appoining the dignitaries and officers of this
small community was by election. Largely reduced by papal centralization in the fourteenth
century, this expression of the local liberties of the clergy flourished again in the context of the
Withdrawal of Obedience from the pope in 1398, in the early-fifteenth-century councils and the
Pragmatic Sanction of Bourges in 1438. Sources show that the modalities of election underwent
modification in Saint Germain as they did elsewhere.. In the second half of the fifteenth century,
when popes and kings attempted again to control clerical appointments, this elective practice
was directly threatened. The canons of Saint Germain then tried to defend their rights, but
without much success. With this local and very small-scale example, we shall try to understand
the place and meaning of election within an ecclesiastical body at a time when the rules of the
institutional function of the Church were becoming blurred and in the process of redefinition.

Malgré son gouvernement oligarchique voire monarchique, l’Église de la fin du Moyen Âge ne
méconnaît pas la pratique élective qui donne à ses membres la liberté d’exprimer leur choix. Cela
est particulièrement vrai au sein d’une institution ecclésiastique comme un chapitre de
chanoines dont le fonctionnement interne repose sur la collégialité de la prise de décisions. Il est
possible de la voir s’exercer au quotidien dans les registres capitulaires laissés par le chapitre
collégial de Saint-Germain l’Auxerrois à Paris depuis 1382. La pratique ordinaire pour désigner
les dignitaires et les officiers de ce petit corps d’Église est l’élection. En grande partie réduite par
l’exercice de la centralisation pontificale au XIVe siècle, cette expression manifeste des libertés
locales du clergé peut à nouveau s’épanouir dans le contexte de la soustraction d’obéissance au
pape à partir de 1398, puis à l’époque des conciles du début du XV e siècle et de la Pragmatique
Sanction de Bourges de 1438. Les modalités des élections telles que les sources les détaillent s’en
trouvent modifiées à Saint-Germain l’Auxerrois comme ailleurs. Dans la seconde moitié du XV e
siècle, quand papes et rois entendent à nouveau contrôler de plus près les nominations des

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clercs, la pratique élective est directement menacée. Les chanoines de Saint-Germain tentent
alors de la défendre mais sans grand succès. À travers cet exemple local à une très modeste
échelle, on essaiera donc de cerner la place et la signification de l’élection au sein d’un corps
ecclésiastique, à une époque où les règles du fonctionnement institutionnel de l’Église sont
brouillées, en débat et en cours de redéfinition.

AUTHOR
ANNE MASSONI
Université de Limoges

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Comment choisir ceux qui sont


idoines ?
Rituels électoraux et vote auriculaire dans le Conseil général de la
République de Genève (fin du XVIIe siècle)

Raphaël Barat

1 Les rituels électoraux et les techniques de vote sont souvent abordées de manière
seulement incidente dans l’historiographie de la République de Genève : elles
témoignent d’un « mirage de grandeur austère »1 dans des « parodies de votations », où
l’assemblée des bourgeois et citoyens2 ne fait qu’entériner les choix préalables du Petit
et du Grand Conseil, d’un système schizophrène où les déclarations solennelles sont
constamment contredites par des « dénégations de pratique » 3. Je voudrais en faire ici
mon objet d’étude central en reprenant, outre quelques études concernant des aspects
ponctuels du rituel4, une documentation abondante et jusqu’ici peu exploitée, dans le
dernier quart du XVIIe siècle et jusqu’à la crise de 1707, la première des « Révolutions
genevoises »5 du XVIIIe siècle, qui marque de ce point de vue une rupture puisque le vote
par billet dans l’isoloir remplace le vote auriculaire (littéralement, à l’oreille des
secrétaires). Alors que la dérive oligarchique d’une république démocratique de jure
mais aristocratique de facto est plus flagrante que jamais, quel sens peut-on donner aux
rituels encadrant le vote et au vote auriculaire lui-même dans les élections qui se font
en Conseil général ?
2 Dans la lignée de l’anthropologie historique du vote, je m’intéresserai non seulement
aux résultats produits par le vote, mais aussi à la manière de voter 6, poursuivant
l’exploration d’un champ d’abord ouvert par les médiévistes comme Léo Moulin sur les
« techniques électorales », ou plus récemment Dietrich Poeck sur les rituels électoraux
dans les villes européennes du XIIIe au XVIIIe siècle, qui n’hésite pas à dépasser les
clivages traditionnels entre périodes7. Une telle approche ne pourra bien sur se passer
des apports de la théorie des rituels et de la théorie du vote (vote public et vote privé
ou secret)8. Pour éviter toute ambiguïté, je distinguerai les opérations de vote
proprement dites, comprises de manière large comme toutes les opérations qui
contribuent à la production d’un résultat9, des rituels électoraux (exhortations,
serments etc.) qui ne contribuent pas à la production de ce résultat mais n’en sont pas

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moins nécessaires à la légitimité de l’élection. Après avoir rappelé brièvement le


fonctionnement et les enjeux des élections en Conseil général, et en particulier des
élections des syndics sur lesquelles je me concentrerai essentiellement, j’aborderai
successivement les rituels électoraux, qui expriment un modèle de la souveraineté
populaire et du choix responsable dont la réception par les citoyens est pour le moins
ambiguë, puis le vote auriculaire dont les mémoires bourgeois des années 1700
expriment des critiques très articulées.

À quoi sert-il de voter en Conseil général ?


Un gouvernement démocratique de jure, aristocratique de facto

3 Souverain de la République en théorie, le Conseil général n’a plus été convoqué dans
son rôle législatif depuis plus d’un siècle10, son rôle se limitant en pratique à élire deux
fois l’an les premiers magistrats de la République. Il s’agit des quatre syndics qui sont
élus lors de la session de janvier et du Lieutenant, qui est élu avec ses auditeurs lors de
la session de novembre11. Les citoyens constituent le « peuple » au sens politique, à
l’exclusion des « habitants » – les étrangers résidant en ville – et de leurs descendants,
les natifs, qui sont sans droits civiques. Si les citoyens représentent environ un tiers de
la population mâle adulte à la fin XVIIe siècle, l’assemblée dépasse à peine le millier de
personnes à cause des abstentionnistes12. Elle est elle-même d’une composition
disparate, puisqu’il faut distinguer en son sein de riches marchands, une petite
bourgeoisie composée des professions libérales et de l’élite de la fabrique – travaillant
dans l’horlogerie et, à la fin du XVIIe siècle, encore largement dans l’orfèvrerie – et des
petits artisans souvent misérables (dans les activités urbaines traditionnelles comme le
cuir ou le textile)13.
4 Le véritable organe du pouvoir dans la République est le Petit Conseil ou Conseil des
Vingt-Cinq où siègent les « grandes familles », qui placent leurs plus jeunes
membres dans son antichambre, le Grand Conseil ou Conseil des Deux-Cents : ce n’est,
pour Rousseau, « que le Petit Conseil qui reparoit sous une autre forme » 14. On parle
aussi parfois des « conseils restreints » ou tout simplement des « Conseils » à propos du
Petit et du Grand Conseil15. Le désir de mettre un frein au processus d’oligarchisation
des charges et de restaurer la souveraineté du Conseil général est à l’origine de la crise
de 1707, le « parti populaire » mené par l’avocat et membre des Deux-Cents Pierre Fatio
et quelques autres « chefs de parti » faisant pression pendant cinq mois sur les Conseils
pour qu’ils acceptent une liste de réformes16. La crise se termine après trois sessions
d’un Conseil général extraordinaire les 5, 12 et 26 mai par l’adoption de quelques
réformes à la portée limitée, dont le vote par billet, puis par une répression féroce dans
les mois qui suivent, le gouvernement en place en sortant conforté 17.

L’élection des syndics

5 La plus importante des élections qui se font en Conseil général est celle des quatre
syndics qui dirigent pour un an les affaires de la République. Cette élection ne peut être
comprise que dans le cadre d’une société d’Ancien Régime qui est vécue comme une
« communauté » et non comme une société de personnes susceptibles de voter selon
leurs désirs ou leurs intérêts individuels18. Elle constitue avant tout un « hommage

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collectif »19 des citoyens envers leurs magistrats plutôt qu’une compétition électorale,
une occasion d’exprimer leur confiance envers les conseils restreints et envers la
logique du rang et de l’ancienneté.
6 Comme la plupart des élections à Genève, l’élection des syndics comporte quatre
éléments de base (l’indication qui détermine qui est éligible, la nomination, le grabeau
ou examen des qualités morales des candidats20, la rétention) et elle dépend avant tout
d’une nomination en nombre double effectuée initialement en Petit Conseil, que le
Grand Conseil confirme quasiment toujours21. Des huit candidats qui sont classés selon
leur rang, le Conseil général « retient » dans la grande majorité des cas les quatre
premiers (voir schéma), ce qui peut donner l’impression que cette élection est une
simple confirmation, qui permet la reconduction tous les quatre ans du même
« quadrille », puisque un syndic doit attendre trois ans pour pouvoir occuper cette
charge à nouveau.

L’élection des syndics

*Sur les 28 membres du Petit Conseil (25 conseillers plus le Lieutenant et les deux secrétaires d’État),
sont inéligibles les 12 anciens syndics des trois années précédentes, le Lieutenant et un des
2 secrétaires d’État, qui ne peuvent pas être nominés ensemble.

7 C’est toujours le cas si aucun des syndics n’est mort dans l’intervalle 22 : tel qui est
syndic est réélu tous les quatre ans jusqu’à sa mort (Ami Lefort par exemple est syndic
en 1684, 1688, 1692 et ainsi de suite tous les quatre ans jusqu’en 1716). Il existe en
revanche un degré certain de compétition les années où un des syndics est décédé ou a
été déchargé dans l’intervalle. Sur la période 1680-1707, le cas se présente à quinze
reprises, soit plus d’une année sur deux en moyenne23. Les syndics encore en vie sont
alors suivis dans la liste par de simples conseillers, classés selon leur ancienneté en
Petit Conseil, que le Conseil général se permet parfois de faire « sauter » : c’est le cas à
huit reprises, soit presque une année sur trois en moyenne, le quatrième candidat
« sautant » le plus souvent à la faveur du cinquième, qui devient syndic 24. Ces conquêtes
se répercutent d’année en année : celui qui a conquis le syndicat sera assuré d’être
réélu tous les quatre ans alors que son ou ses rivaux malheureux devront attendre une

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autre année où le quadrille sera incomplet pour tenter sa chance à nouveau. Ces
conquêtes sont suspectes. Si les électeurs n’ont pas voulu suivre la voie de l’ancienneté,
c’est peut-être qu’on a acheté leurs votes, les conseillers placés en milieu de liste étant
soupçonnés de se livrer dans leurs luttes à des brigues (menées électorales qui
prenaient la forme de pressions, menaces, banquets et dons d’argent contre des
promesses de vote).

Les rituels électoraux


8 La légitimité de ces élections dépend d’une série de rituels qui encadrent le vote
proprement dit. Rappelons d’abord rapidement les étapes de la journée électorale. Le
premier dimanche de janvier, les citoyens se rassemblent à l’appel de la grosse cloche
dans le temple Saint-Pierre, l’ancienne cathédrale, après le sermon de 9 heures.
L’élection se déroule à portes closes : elles sont fermées après la prestation du
serment25. Le premier syndic ouvre l’assemblée et, après l’exhortation du pasteur,
prononce un discours de remerciement pour l’année qui vient de passer. Le secrétaire
d’État lit ensuite le passage des Édits sur l’élection et le « serment pour l’élection » : les
citoyens jurent d’élire « ceux qui sont propres et idoines » et de n’avoir eu égard à
aucune brigue26. Ils se lèvent ensuite « banc par banc », prêtent le serment « par
attouchement sur la Bible qui est ouverte sur la table des syndics » 27, donnent leurs
voix à l’oreille d’un des trois secrétaires puis retournent à leurs places, attendent le
dépouillement des cartons des secrétaires, la proclamation du résultat et enfin, le
serment de l’office par les nouveaux syndics, qui reçoivent de leurs prédécesseurs les
bâtons, insignes de leurs charges. Les portes du temple sont alors ouvertes et le Petit
Conseil retourne en procession à la maison de ville où les syndics sont félicités 28. Le
soir, ils y donnent un festin « frugal »29.
9 J’aborderai d’abord la fonction théorique de ces rituels avant de m’intéresser à leur
réception par les électeurs. Ces rituels électoraux ont une double fonction : ils
garantissent un choix responsable, ils mettent en scène le modèle de la souveraineté
populaire.

Garantir un choix responsable

10 Les rituels servent de protection d’une part contre les brigues, d’autre part contre les
choix irresponsables, qui obéiraient à la passion plutôt qu’à la raison. C’est l’objet de
l’exhortation des pasteurs30, qui constitue une barrière contre les « infirmités » et les
« affections » humaines31, le pasteur enjoignant les électeurs à voter de manière
responsable : « Ces cérémonies politiques et chrétiennes doivent faire rentrer chacun
en soi même pour penser sérieusement à l’action que l’on va faire et se tenir sur ses
gardes contre ses propres passions »32. Remarquons en passant la haute stature
intellectuelle de ces pasteurs qui, à l’instar de Louis Tronchin qui prononce les
exhortations de 1688 à 1705, professaient souvent à l’Académie, l’institution
d’enseignement supérieur fondée par Calvin33.
11 Le serment de l’élection représente une autre protection. D’une part, les bourgeois et
citoyens jurent d’élire « ceux qui sont propres et idoines » et d’avoir égard en élisant
« au bien public et non pas à quelque affection particulière ni de haine ni de faveur » 34.
D’autre part, ils jurent « de n’avoir brigué ni fait briguer, de n’avoir recommandé ou

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fait recommander, et de n’avoir eu égard à aucunes brigues ou recommandations qui


pourroient leur avoir été faites », cette clause ayant été ajoutée de manière définitive
en 1674 après les mots « ni de haine ni de faveur »35. Pour Louis Tronchin, les citoyens
doivent prendre cet engagement avec le plus grand sérieux : « Dieu entend les paroles
du serment qu’on prononce. Pour chacun de Vos Seigneuries, il remarque la main de
chacun de ceux qui la mettent sur ses saintes écritures »36. Un électeur qui oserait se
parjurer encourrait la colère divine, « puisque dans le serment que chacun preste, vous
prenez Dieu à témoin d’élire dans cette veue, sans avoir égard à vos affections
particulières, qui peut agir par d’autres motifs sans offenser Dieu et sans s’exposer à
son indignation ? »37.

La mise en scène de la souveraineté populaire

12 L’autre fonction de ces rituels est de mettre en scène le modèle de la souveraineté


populaire, c’est-à-dire le modèle de ce que devrait être en théorie le gouvernement de
la République : comme le dit Clifford Geertz, un rituel est une histoire que les gens se
racontent à eux-mêmes à propos d’eux-mêmes (il faut bien sûr poser la question du
sujet : qui raconte quoi à qui ?)38. Les électeurs portent au côté l’épée, privilège
bourgeois. Le premier syndic rappelle dans un discours de remerciement toujours
emprunt de modestie que les syndics sont au service du peuple et s’adresse aux
citoyens par l’expression conventionnelle de « Souverain Seigneurs ». Une fois le
résultat du vote proclamé, les nouveaux syndics prêtent le serment de leur office « es
mains des quatre anciens syndicques et du peuple »39 avant de recevoir leurs bâtons
dont la décoration très fruste souligne la servitude des magistrats envers la
communauté : « on n’a pas choisi pour les faire [les bâtons syndicaux] de l’or ou de
l’argent massif, mais seulement de bois monté d’un peu d’argent, en signe que dans ces
charges nous n’avons point à chercher ou à espérer biens, richesses, grands profits ou
émoluments, mais plutôt à y rencontrer mille soucis et incommodités et plus encore
qu’il convient d’avoir à nos cotés les plus pauvres, les veuves et les orphelins, plutôt
que les riches et nos amis»40.
13 Mais ce cérémonial est d’une grande ambiguïté. Dès 1581, la suppression des bâtons
syndicaux avait été envisagée par le Petit Conseil. Si les élections en Conseil général
sont de simples ratifications de choix décidés à l’avance, « ce rappel de la souveraineté
du peuple qui confie les bâtons, soit l’autorité légitime à ses magistrats, peut paraître
inopportun à ceux-là mêmes qui s’efforcent de détourner à leur profit, et sans qu’il y
parut trop ouvertement, l’autorité souveraine du Conseil général »41. Les préséances
observées en Conseil général révèlent bien où se trouve réellement le pouvoir : alors
que les citoyens sont tête nue, les syndics, gardent leur chapeau pendant toute la
séance42. Les bâtons syndicaux sont en fait moins perçus comme un signe de la
souveraineté populaire que comme un symbole patriotique, expression du prestige
national et de « la majesté de l’État, à laquelle la communauté des citoyens qui
transmet ou fait transmettre ce bâton reste particulièrement sensible » 43. De la même
façon, le temple Saint-Pierre où se déroulent les élections est avant tout un symbole
patriotique, sa taille toujours disproportionnée dans les vues de la ville au XVIIe siècle
révélant bien sa signification identitaire44.

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Du modèle à la réception

14 Les rituels ne prennent sens que dans le contexte précis où ils sont pratiqués. Il faut
donc mettre en regard les avertissements solennels des pasteurs avec les rares sources
dont on dispose sur la réception de ces rituels par les citoyens.
15 Quand ils écoutent l’exhortation, les citoyens sont bien conscients de la proximité
existant entre la compagnie des pasteurs et le gouvernement, qui résulte
d’intermariages et d’origines sociales communes45. On voit certes parfois poindre dans
les sermons de Louis Tronchin quelques timides critiques du régime : il craint que
Genève ne dérive vers une république oligarchique, comme ce fut le cas de Florence,
même s’il ajoute qu’elle a su jusqu’à présent s’en garder grâce à un système équilibré 46.
Bénédict Calandrini, qui lui succède dans cette fonction, témoigne en revanche du
tournant conservateur de la compagnie au XVIIIe siècle, par exemple dans son éloge du
gouvernement genevois lors de l’élection de novembre 1707, la première depuis la crise
où « l’État était sur le point de tomber dans l’horreur d’un funeste chaos » 47. Il semble
par ailleurs qu’un nombre non négligeable d’électeurs n’assistent pas à l’exhortation et
n’arrivent que pour la lecture du serment par le secrétaire d’État48. Certains se font
même payer à boire et à manger pendant l’exhortation, comme le déplorait déjà Calvin
en son temps : « quand il est question d’élire et choisir les magistrats, on devrait être ici
pour invoquer le nom de Dieu, afin qu’il présidât au Conseil […] Mais cependant où
sera-t-on? Aux tavernes ou au jeu »49.
16 L’efficacité des serments est également douteuse. Il faut distinguer ici les deux parties
du serment de l’élection, élire ceux qui sont idoines, n’avoir eu égard à aucune brigue.
Les clauses contre les brigues sont au centre des discussions dans trois commissions
gouvernementales établies en 1683, 1684, 1687 afin de réfléchir à des moyens plus
efficaces d’« obvier aux brigues ». Si l’on cherche d’abord à préciser le contenu des
serments50, l’idée qui l’emporte est qu’ils ne constituent plus une barrière suffisante et
qu’il faut retenir les gens « par la crainte de la peine au lieu des serments » et établir à
la place une chambre qui aurait les moyens d’infliger des peines « rigoureuses »,
« viriles »51. Les décisions finalement prises par les Conseils vont dans ce sens, même si
elles restent en deçà des propositions des commissions 52. On crée en 1687 une chambre
des brigues chargée de recueillir des informations et d’enquêter mais qui n’a pas le
pouvoir de juger ni d’imposer des peines comme cela avait été proposé 53. On regroupe
le samedi la nomination en Petit Conseil et la confirmation en Grand Conseil qui
avaient lieu jusque là le mardi et le vendredi, cela pour forcer les candidats brigueurs à
acheter des votes dans la semaine sans même savoir s’ils seront présentés au suffrage
du Conseil général54. En 1691, l’introduction d’une dose de tirage au sort dans l’élection
des auditeurs, avec l’exclusion par le tirage de la boule noire de deux candidats sur six
devant le Conseil général, témoigne de la même logique 55.
17 Il faut attendre janvier 1705 pour que la première partie du serment et l’engagement à
élire « ceux qui sont propres et idoines » soit remise en cause, les électeurs devant
désormais jurer d’élire « les plus propres et idoines » 56, concession bien maladroite aux
critiques de plus en plus nombreuses de la dérive oligarchique du régime. Comment ne
pas être sceptique quand on sait que, la même année, les deux jeunes patriciens
talentueux que sont Pierre Fatio et Jean Sales sont tous deux écartés dans l’élection
d’un nouveau conseiller en faveur du frère du premier, Jacques François Fatio, plus
docile mais totalement inexpérimenté et unanimement reconnu comme très médiocre 57

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? Dans les revendications populaires de décembre 1706 et 1707, les citoyens insistent
sur le fait qu’ils ne sont plus à même de respecter cette partie du serment. Certains
préfèrent s’abstenir, d’autres se résignent à prêter serment pour la forme sans pour
autant être convaincus en leur âme et conscience. Un tel engagement parait bien faible
si l’on considère avec Austin que l’efficacité d’un serment dépend avant tout du
contexte et de l’intention de ceux qui le prêtent58. Le vote par billet est donc nécessaire
pour que les citoyens puissent agir en accord avec leur conscience, éloigner les parjures
et ainsi « sauver leurs âmes »59.

Le vote auriculaire
Les vertus du vote auriculaire

18 Seul le vote auriculaire convient du point de vue gouvernemental dans ces élections qui
sont conçues avant tout comme un hommage collectif du peuple envers ses magistrats.
On est loin de notre conception actuelle du vote secret selon laquelle le vote est
légitime parce que l’électeur est protégé vis-à-vis de son environnement social et peut
exprimer un choix libre et individuel. Au contraire, le vote auriculaire est légitime
précisément parce qu’une « autorité raisonnable » est reconnue aux élites politiques et
sociales, parce qu’il renvoie à « un code de l’honneur garant d’une transparence sociale
ou producteur d’un sentiment de responsabilité »60. Cette conception vaut bien sûr
seulement pour les élections populaires, si particulières à cause du nombre du Conseil
général et surtout de sa composition sociale – « des centaines de personnes toutes de
différents génies et de différentes conditions »61 –, que l’on ne saurait comparer avec les
élections en Petit et Grand Conseil qui se font par billet depuis 1655 62.
19 On peut lire un éloge en creux du vote auriculaire dans les mémoires écrits contre
l’introduction des « ballotes » (en fait les billets) lors de la crise de 1707. C’est le seul
vote véritablement libre car il conserve une « honneste liberté et une autorité
raisonnable aux hommes de bien »63 et témoigne d’une saine confiance envers les
conseils restreints et leur choix préalable, envers la logique du rang, selon laquelle sont
classés les candidats. Au contraire, on ne peut que s’inquiéter de la suspicion dont font
preuve ceux qui demandent les billets ou de ceux qui ont récemment obtenu
l’introduction des lignes de « nouvelle élection », ces lignes supplémentaires au bas de
la feuille des secrétaires, qui permettent de rejeter en bloc les huit candidats et de
demander une nouvelle nomination64. Le vote auriculaire a d’ailleurs été assorti de
plusieurs précautions jugées suffisantes pour protéger le secret du vote. Ces
précautions résident d’une part dans un dispositif rituel puisque les secrétaires jurent
de « garder les voix secrètes » la veille de l’élection, tout comme les syndics qui sont
responsables du dépouillement des cartons des secrétaires, d’autre part dans un
dispositif matériel, puisqu’un rideau tiré devant les syndics les empêche de voir voter
les électeurs65.

La critique bourgeoise du vote auriculaire

20 Le vote auriculaire est cependant très vivement critiqué dans les mouvements
populaires qui émergent dans les années 1700. En octobre 1704, plusieurs
revendications concernant le déroulement des élections se glissent parmi les

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protestations contre les taxes sur les vins étrangers66. Les citoyens dénoncent la
partialité des secrétaires et se plaignent de ne pas avoir « toute la liberté qu’ils
désiroient, par la présence de trop près de Messieurs les syndics et du Conseil ». Ils
obtiennent seulement que soit rehaussé le rideau censé cacher aux syndics la table des
secrétaires67. L’introduction du vote par billet est l’objet d’un mémoire remis par quatre
citoyens « au nom de la généralité du peuple »68 au procureur général Jean du Pan à
l’intention du Petit Conseil le 1er décembre 1706, puis du premier des quatre articles
dont le parti populaire réclame l’application lors de la crise de 1707 69. Je voudrais
m’arrêter ici sur le mémoire du 1er décembre 170670. Ce document qui n’a jamais été
étudié en détail jusqu’ici constitue la critique la plus approfondie du vote auriculaire,
qui reprend des revendications déjà exprimées en 1704 et fait référence durant la crise
de 1707.
21 Il se divise en 23 points dans lesquels on retrouve les principes théoriques généraux du
vote secret, qui repose sur une double protection « d’abord dans les rapports entre
l’électeur et son environnement social, puis dans l’interaction établie entre les votants
et les membres du bureau de vote »71. Le poids de l’« environnement social » et des
autorités politiques s’exerce à travers l’organisation spatiale du vote dans le temple, qui
place l’élection sous l’égide des syndics et des conseillers. Les personnalités votent
d’abord, le reste du peuple ensuite, banc par banc, l’espace étant « distribué selon la
dignité reconnue à chacun ». En allant voter, les citoyens passent en rang de deux
devant les syndics et le Petit Conseil qui siègent sur des gradins dans le chœur et
l’abside72, puis ils prêtent serment sur la Bible qui se trouve sur la table des syndics
(voir le schéma récapitulatif à la fin de cette partie). D’après le mémoire, la présence
des syndics sortant « devant l’endroit où l’on donne son suffrage » intimide les votants
qui sont « frappés par leur présence », malgré le rideau censé les cacher, et pourtant
rehaussé deux ans auparavant. Les électeurs n’osent pas alors « suivre les sentiments
de leur conscience ». Plutôt que de donner leur suffrage à ceux « dont ils ont fait le
choix dans leurs âmes », ils les donnent aux parents de messieurs les syndics (point 6).
L’influence est ici liée à la nature oligarchique du gouvernement puisque les électeurs
disent « connaître » les syndics « pour parents de ceux qui sont en élection comme la
chose est ordinaire »73.
22 Le comportement du « bureau de vote » (c’est-à-dire les trois secrétaires qui reçoivent
les voix et les syndics qui sont responsables du dépouillement) est aussi sévèrement
critiqué, une fois encore malgré les précautions rituelles (serment du secret).
Remarquons que les voix ne sont plus reçues par les secrétaires d’État comme au XVIe
siècle74 mais par des secrétaires ad actum nommés pour l’occasion la veille en Petit
Conseil, dans la très grande majorité des cas parmi les membres du Deux-Cents 75.
D’après le mémoire remis par les citoyens, les secrétaires sont à la fois juges et parties :
« il y a quelques fois des secrétaires qui sont parents de ceux en élection [les
candidats] » (point 3) ou « qui ont des liaisons très étroites avec ceux qui sont en
élection » (point 4). Pas moins de six points sont consacrés aux différentes façons dont
les secrétaires tentent d’intimider les électeurs. La plupart du temps, ils regardent les
électeurs au moment du vote « pour les connaître » (point 1). Une grande partie des
électeurs ne se souvient pas des noms des candidats : le mémoire demande qu’ils soient
affichés, ce que les Conseils accordent finalement. Quand ils sont auprès des secrétaires
qui, « par mégarde », cachent avec la main les noms écrits sur les cartons, ne laissant
voir que les quatre premiers noms de la liste, les électeurs sont obligés de leur

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demander, et de « parler fort », ce qui les gêne (point 19). Parfois, les secrétaires
pratiquent tout simplement la fraude, marquant un nom pour l’autre, les électeurs
devant alors leur dire et ainsi « se faire entendre » (point 2). Certains électeurs ne
nomment qu’une des personnes en élection, laissant la liberté aux secrétaires de garder
ou rayer qui bon leur semble « ce qui est d’une très dangereuse conséquence »
(point 5). Le dépouillement des cartons des secrétaires est aussi sujet à caution. Le
mémoire propose que le « déchiffrement des billets » normalement fait par les syndics
soit fait par « 10 ou 20 personnes du Petit ou du Grand Conseil qui ne sont pas parents
de ceux qui sont en élection » (point 13). Un mémoire écrit par « plusieurs citoyens » en
vue du Conseil général du 26 mai 1707 propose de la même façon que le déchiffrement
soit fait à haute voix par les syndics et par des adjoints « pris sur le champ d’entre le
peuple »76. En 1671 déjà, le procès d’un certain Isaac Gradelle avait révélé que les voix
n’étaient pas toujours comptées, ce qui devenait particulièrement problématique
lorsque la place de quatrième syndic était disputée77.
23 Je voudrais souligner ici le poids des dispositifs matériels dans la pression qui s’exerce
sur les électeurs. Ce mémoire montre bien comment cette pression se matérialise de
manière très tangible dans des codes visuels (les regards des secrétaires) ou sonores (les
électeurs qui sont obligés de « parler fort »), à travers l’organisation de l’espace et du
temps du vote : le mémoire déplore que les secrétaires pressent les électeurs alors que,
dans un isoloir, « ils auront le temps nécessaire pour satisfaire aux sentiments de leur
conscience » (point 19).
24 En réponse aux attentes exprimées dans ce mémoire, les Conseils se contentent
d’accorder quelques concessions, comme l’affichage de la liste des candidats sur une
colonne du temple, et de renforcer les protections rituelles : les secrétaires prêtent
serment le jour même de l’élection dans le temple dans les mains des syndics 78. Ils
rejettent les billets mais proposent une étrange solution de compromis : les secrétaires
sont installés dans des « loges » ou « pavillons » où ils sont cachés derrière un rideau
qui les empêche de voir les électeurs, dispositif qui n’est utilisé qu’une seule fois, en
janvier 170779. Le schéma récapitulatif ci-dessous restitue cette organisation spatiale du
vote si pesante pour les citoyens, ainsi que les changements introduits lors de l’élection
de janvier 1707 (en encart).

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Organisation spatiale du vote dans le temple Saint-Pierre80

Conclusion: l’introduction du vote par billet


25 Le vote par billet est finalement introduit lors du Conseil général du 26 mai 1707. Le
règlement du 3 octobre en arrête les modalités. On garde un secrétaire pour les
illettrés ; sur le billet, on croise la ligne en face du candidat de son choix plutôt que de
rayer ceux qu’on veut exclure. Les billets sont utilisés pour la première fois lors de
l’élection du Lieutenant, le 20 novembre 1707. On reste en deçà des revendications du
mémoire bourgeois du 1er décembre 1706. Les syndics sont toujours responsables du
dépouillement des billets, même s’ils doivent le faire dorénavant à haute voix 81.
L’enveloppe n’est pas utilisée puisque les billets sont seulement pliés avant d’être jetés
dans l’urne. Si l’isoloir contribue sans aucun doute à créer une atmosphère plus propice
au choix libre, on est encore loin des conditions théoriques du vote secret et de la
conception actuelle du bureau de vote comme « un espace neutralisant les
appartenances sociales et favorisant l’isolement de l’acte électoral du tissu des activités
sociales quotidiennes »82..
26 Il faut donc relativiser la rupture qu’a pu marquer la crise de 1707. Le rituel électoral
reste inchangé et conserve toute son ambiguïté. Tout en mettant en scène le modèle
d’un choix responsable par le peuple souverain, il continue en pratique à donner un
poids considérable aux syndics et au Petit Conseil (préséances, présidence de
l’assemblée par le premier syndic, conservatisme politique des pasteurs).
L’introduction du vote par billet en lieu et place du vote auriculaire n’a qu’un effet ténu
sur le résultat des élections dans les années qui suivent et il faut attendre 1728 pour
que le Conseil général ose ne pas reconduire un ancien syndic.

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NOTES
1. A. Corbaz, Pierre Fatio, précurseur et martyr de la démocratie genevoise 1662-1707, Genève, Atar,
1923, p. 93.
2. J’emploierai par commodité le terme de citoyens quand je parlerai de l’ensemble des
« citoyens et bourgeois » : les « citoyens » sont les descendants des bourgeois nés à Genève alors
que les « bourgeois » à proprement parler sont seulement les bourgeois de première génération,
moins nombreux et qui ne bénéficient pas de la plénitude des droits politiques.
3. R. Stauffenegger, Église et société. Genève au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1983-84, vol. 1, p. 131.
4. B. Lescaze, « Le bâton syndical de Genève. Sur un insigne du pouvoir au XVIe siècle », Genava 20,
1972, p. 217-230 ; O. Fatio, « Les discours politiques du pasteur Louis Tronchin », Des archives à la
mémoire. Mélanges d’histoire politique, religieuse et sociale offerts à Louis Binz MDG t. 57,
dir. M. Neuenschwander, B. Roth-Lochner, F. Walter, Genève, 1995, p. 83-112. Pour une vue
d’ensemble sur toute la période moderne voir M. Neuenschwander, « La République à Saint-
Pierre », La République à Saint-Pierre, dir. M. Neuenschwander, B. Lescaze, P.‑C. George,
J.‑E. Genequand, Genève, Les clefs de Saint-Pierre, 1981, p. 11-29.
5. Sur les révolutions genevoises de 1707, 1734-1738, 1762-1768, 1782, voir l’article « Révolutions
genevoises » du Dictionnaire Historique de la Suisse (DHS) en ligne (www.hls-dhs-dss.ch).
6. Olivier Ihl et Yves Deloye défendent une approche similaire dans un contexte contemporain,
en étudiant l’« acte de vote » lui-même et pas seulement les résultats exprimés par le vote (O. Ihl,
Y. Deloye, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008).
7. L. Moulin, « Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes»,
Revue internationale d'histoire politique et constitutionnelle, avril-juin 1953 ; D. W. Poeck, Rituale der
Ratswahl. Zeichen und Zeremoniell der ratssetzung in Europa, Cologne, Bohlau, 2003 ; Élections et
pouvoirs politiques du VIIe au XVIIe siècle, dir. C. Péneau, Pompignac, Editions Bière, 2008 ; sur la
période moderne voir O. Christin, « À quoi sert de voter aux XVIe-XVIIIe siècles ? » Actes de la
recherche en sciences sociales, 140, 2001, p. 21-30.
8. H. Buchstein, Öffentliche und geheime Stimmabgabe. Eine ideengeschichtliche und
wahlrechtshistorische Studie, Baden-Baden, Nomos Verlag, 2000 ; F. Connes, « La sécurité des
systèmes de vote », thèse de Droit dirigée par Monsieur le Professeur Jean Morange soutenue le
4 février 2009, Université Panthéon-Assas Paris II ; O. Ihl, « vote public et vote privé », Dictionnaire
du vote, dir. P. Perrineau et D. Reynié, Paris, PUF, 2001, p. 961.
9. Je reprends en cela la définition proposée par Frédéric Connes d’un « système de vote » qui
inclut « la phase préalable d’autorisation de voter, l’émission des suffrages proprement dite et le
dépouillement, jusqu’à ce que les résultats bruts soient définitivement arrêtés »(F. Connes, op.
cit., p. 22).
10. Le Conseil général extraordinaire convoqué en réponse à la crise de 1707 est le premier
depuis 120 ans et le vote du traité de combourgeoisie avec Berne et Zurich en 1584.
11. Chaque année lors de la session de novembre, deux des six auditeurs sont élus pour trois ans.
Le Conseil général vote aussi en novembre sur le prix du vin et élit tous les trois ans le procureur
général et le trésorier général.
12. La limite d’âge pour voter est de 22 ans en 1674, 25 ans en 1694. En 1694, on décide de dresser
une liste de tous les bourgeois et citoyens, chacun d’eux en recevant un extrait sans lequel il ne
peut être admis aux élections. Avant cette date, on demandait seulement aux électeurs suspects
en raison de leur âge ou de leur statut de produire en Conseil général une attestation de leur
dizainier (« CC, 28/04/1674 », p. 414 ; «CC, 07/08/1694 », SDG, p. 593).
13. Pour plus de précisions sur la composition sociale du Conseil général, voir « Ch. 3 la société
genevoise : classes politiques et hiérarchiedes fortunes », A. Perrenoud, La population de Genève du

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seizième au début du dix-neuvième siècle. Étude démographique,t. 1 Structures et mouvements, Mémoires


et documents de la SHAG, t. 47, Genève, A. Julien, Paris, Honoré Champion, 1979, p. 182-229.
14. J.-J. Rousseau, «Lettre VII, état présent du gouvernement de Genève fixé par l’édit de la
médiation », Lettres écrites de la Montagne, Amsterdam, Chez Marc Michel Rey, 1765, p. 41.
15. Pour plus de détails sur la composition sociale du Petit Conseil, voir l’étude
prosopographique d’Angelo Pronini : A. Pronini, « Une approche sociologique du Petit Conseil de
Genève au début du XVIIIe siècle », mémoire de licence d’histoire, Genève, 1979.
16. Vote par billet en Conseil général, limitation des parents en Petit et Grand Conseil,
publication des édits, élection du Deux-Cents par lui-même, cette revendication étant remplacée
successivement par le projet de proposition populaire puis de Conseil général législatif
périodique.
17. Pour plus de précisions sur la crise de 1707, voir O. Fatio et N. Fatio, Pierre Fatio et la crise de
1707, Genève, Labor et Fides, 2007.
18. F. Tonnies, Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, Retz
C.E.P.L, 1977 (1ère éd. 1887).
19. J. Sautier, « La médiation de 1737-8. Contribution à l’histoire des institutions politiques de
Genève », Thèse pour le doctorat d’État, Paris II, 1979, p. 67.
20. J’utiliserai par commodité le terme de candidat, même s’il n’est pas tout à fait exact puisque
aucune procédure ne permet de faire acte de candidature, du moins jusqu’aux réformes de
décembre 1705, qui permettent aux conseillers éligibles de se faire indiquer auprès des
secrétaires d’État (R.C. 205, 30/12/1705, p. 626-627). Il aurait été plus exact de parler de
« nominés » mais le terme est quelque peu barbare (dans les sources, on parle de ceux qui sont
« en élection », c'est-à-dire présentés au suffrage du Conseil général).
21. Entre 1680 et 1707, le Deux-Cents ne fait « sauter au grabeau » un des huit candidats qu’à
seulement deux reprises, en 1694 et en 1706. Un autre conseiller est alors « nominé » selon la
procédure habituelle, en Petit puis en Grand Conseil.
22. Le premier syndic à ne pas être reconduit est Horace-Bénédict Turretini, en 1728.
23. C’est le cas d’un syndic en 1681-2-3-4-7-8, 93-4, 1700-3-6-7, de deux syndics en 1697-9, 1702.
24. C’est le cas en 1682-4, 93-4, 1703-7 alors qu’en 1683 le 4 e candidat et le 5 e sautent (le 6 e
devient syndic) et en 1706 le 3e candidat saute (le 4e et le 5e deviennent syndic).
25. « CC, 08/12/1648 », E. Rivoire, Les sources du droit du canton de Genève, t. 4,
1621-1700[désormais SDG], Arau, H.R. Sauerlander & Cie, 1935, p. 196 (CC signifie Conseil des
Deux-Cents, PC signifie Petit Conseil).
26. « CC, 11/09/1674 », SDG, p. 416.
27. « CC, 28/08/1674 », SDG, p. 414.
28. C. Du Bois Melly, Chroniques de Genève en 1706. Nos annales au commencement du siècle XVIIIe. Pierre
Fatio et les troubles populaires de l’année 1707, Genève, J. Jullien, 1870, p. 51.
29. Pas plus de quarante personnes présentes, à raison d’un écu par tête («CC, 05/10/1689 », SDG,
p. 547).
30. « CC, 08/12/1648 », SDG, p. 196.
31. Edits faits et revus en Conseil général sur les offices de la ville le 29 de janvier 1568 [désormais EDITS],
Genève, Société des libraires, 1707,p. 1.
32. Conseil général 06/11/1698, Archives Tronchin, vol. 59 [désormais TR 59], fol. 111 r cité dans
O. Fatio, op. cit., p. 84.
33. Depuis 1661 dans le cas de Louis Tronchin (O. Fatio et N. Fatio, op. cit., p. 84).
34. EDITS, p. 2.
35. « CC, 11/09/1674 », SDG, p. 416.
36. Conseil général 01/01/1693, TR 5, fol. 66r cité dans O. Fatio, op. cit., p. 87.
37. Conseil général 07/01/1700, TR 59 fol. 122r cité dans Ibid., p. 88

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38. Voir C. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais », dans Bali, Interprétation
d’une culture, Paris, Gallimard, 1983 (1ère éd. 1972), p. 165-215.
39. EDITS, p. 5. En revanche, le serment de l’office des lieutenants et auditeurs n’est pas prêté
devant le peuple mais devant le Petit Conseil (EDITS, p. 22).
40. Discours de remerciement du premier syndic jean Sarasin devant le Conseil général le 7 mai
1627, cité dans B. Lescaze, op. cit., p. 227-8.
41. Ibid., p. 228.
42. Les syndics se découvrent seulement lors du discours de remerciement (« PC, 27/12/1687 »,
SDG, p. 532-3). Lors du conseil général du 5 mai 1707, Pierre Fatio insiste pour que les syndics se
découvrent chaque fois qu’ils disent « Souverains Seigneurs » (O. Fatio et N. Fatio, op. cit., p. 154).
C. Du Bois Melly (op. cit., p. 51) suggère que le Petit Conseil restait aussi tête couverte mais nous
n’avons trouvé aucune source primaire qui permette de recouper cette information.
43. B. Lescaze, op. cit., p. 229.
44. Voir E. Genequand, B. Roth-Lochner et al., Visages de Saint-Pierre, Genève, Fondation des clefs
de Saint-Pierre, 1980.
45. Voir à ce sujet E. Rochedeu, « Une controverse entre Antoine Léger et David Sartoris au sujet
des rapports entre l’Église et l’État en 1695 », Bulletin de la société d’histoire et d’archéologie de
Genève, t. 10, 1954, p. 111-129. Sur les liens matrimoniaux entre familles pastorales et
gouvernementales, voir A. Pronini, op. cit..
46. Conseil général 04/01/1705, TR 59, fol. 149v cité dans O. Fatio, op. cit., p. 104.
47. Ms. 62 Exhortation de Monsieur le Pasteur et professeur Calandrin, faite en Conseil général,
le dimanche 20 novembre 1707, fol. 51v. Sur le conservatisme politique de la compagnie des
pasteurs au début du XVIIIe siècle, voir O. Fatio, op. cit., p. 104-5, 110-111.
48. Voir par exemple PC 4139. 1671- 4 février Informations prises contre (honorable) Isaac
Gradelle (72 ans), consignateur à la porte de Neuve au sujet de propos qu’il avait tenus touchant
l’élection des syndics.
49. J. Calvin, « Trente-septième sermon», , Ioannis Calvini opera quae supersunt omnia Volumen LIII,
dir. G. Baum, E. Cunitz et E. Reuss,Brunswick,C.A. Schwetschke et fils, 1895, col.452.
50. « CC, 14/11/1684 », SDG, p. 505. On se contente en fait de préciser les modalités de la
recommandation, pourtant tolérée de facto.
51. L’activité de ces commissions est détaillée dans les Registres du Conseil de septembre-
octobre 1683, novembre-décembre 1684 et de septembre à décembre 1687.
52. Certains avaient proposé par exemple d’interdire de laisser entrer qui que ce soit en office
avant que les informations prises sur les brigues aient été rapportées et jugées. Voir R.C. 184,
05/12/1684, fol. 181 (les registres du conseil ou registres du Conseil des Vingt-Cinq sont
conservés aux archives d’État de Genève sous la cote R.C.).
53. « CC, 05/12/1687 », SDG, p. 530.
54. « CC, 19/12/1687 », SDG, p. 531.
55. SDG, « CC, 14/09/1691 », « C.O., 28/10/1691 », p. 569-570. Le tirage au sort était souvent
utilisé dans les cantons suisses pour décourager les brigues (voir R. Braun, Le déclin de l’Ancien
régime en Suisse, Lausanne, Editions d’en bas, Paris, Éditions de la MSH, 1988, p. 174).
56. R.C. 205, 04/01/1705, p. 1.
57. A. Corbaz, op. cit., p. 73.
58. J. L. Austin, How to do things with words, Oxford, J. O. Urmson, 1962. S’appuyant sur les travaux
d’Austin, John Spurr fournit à propos de la période moderne de nombreux exemples où le sens
des serments dépend avant tout de leur contexte d’énonciation : J. Spurr, “A profane history of
early modern oaths”, Transactions of the Royal Historical Society,6 th series, vol. 11, 2001, p. 37-63.
59. Pas moins de six points sont consacrés à la question du parjure (points 6, 7, 8, 18, 20, 23) sur
les vingt-trois points en faveur des billets qui sont énumérés dans PH 4129 / « Raisons que les
citoyens et bourgeois ont pour procéder aux élections par billiets en donnant leur suffrage », n.p.

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173

60. O. Ihl, op. cit., p. 964. Pour une réhabilitation du vote public dans un contexte contemporain,
démocratique et discursif, voir G. Brennan et P. Pettit, « Unveiling the vote », British journal of
political science, 20, 1990, p. 311-333.
61. Discours du syndic Chouet du 5 mai 1707 cité par J. Sautier, op. cit., p. 204.
62. «CC, 24/12/1655 », SDG, p. 245.
63. Ms 56. « Dialogue tiré de Cicéron sur l’usage de la ballote », fol. 131 v (probablement avril-mai
1707).
64. Introduites en novembre 1704 dans l’élection du lieutenant, en décembre 1706 dans celle des
syndics, mais de manière réticente « sans mettre à la tète les mots de nouvelle élection »
(R.C. 204, 15/11/1704, p. 533-4).
65. « CC, 08/12/1648 », « CC, 15/12/1648 », SDG, p. 196-197.
66. Voir J-F Pitteloud, « Le vin suffit-il à faire tourner les têtes ? Essai d’interprétation des
contestations politiques genevoises au début du XVIIIe siècle », Mémoire de Licence, Université de
Genève, 1979, p. 38.
67. R.C. 204, 12/11/1704, p. 528
68. R.C. 206, 01/12/1706, p. 471-2.
69. Je parle ici du vote par billet dans les élections et non dans les votations – pour voter sur les
lois par exemple –, idée que Pierre Fatio avait défendue de manière marginale, même au sein de
son propre camp (voir PH 4129 / Copie de la lettre de Jean Sales à Pierre Fatio (écrite de Marsa, le
17 mai 1707), n.p.).
70. PH 4129 / « Raisons que les citoyens et bourgeois ont pour procéder aux élections par billiets
en donnant leur suffrage (n.p.) ». On en trouve une copie dans Ms. Fr. 835, p. 623-634 et dans
SHAG 94, p. 19 (Bibliothèque de Genève). Il appelle le procureur à représenter le fait en Petit et en
Grand Conseil (point 8). Les quatre citoyens qui l’ont remis sont le joaillier Jean Georges Galline,
son beau-frère Jacques Soret, horloger, Barthélemy Moillliet l’aîné, fabricant de boîtes de
montres et le joaillier Mussard, les trois derniers ayant joué un rôle actif lors de la crise sur le vin
de 1704 (O. Fatio et N. Fatio, op. cit., p. 82).
71. O. Ihl, op. cit., p. 961.
72. M. Neuenschwander, op. cit., p. 12 et 16. Il semble probable que les magistrat siégeaient
comme lors du culte dominical, c'est-à-dire face au peuple sur des gradins dans le chœur et
l’abside (voir les schémas de Christian Grosse dans C. Grosse, Les rituels de la Cène. Le culte
eucharistique réformé à Genève (XVIe-XVIIe siècles), Genève, Droz, p. 274-275). Du Bois-Melly
remarque d’ailleurs que le sautier départage les rangs devant l’estrade des syndics comme les
gardes d’église ou les guets le font encore lorsque les hommes vont prendre la Cène au XIX e siècle
(C. Du bois Melly, op. cit., p. 51).
73. Il arrive aussi que les pasteurs et les membres du Deux-Cents, après avoir voté, se
« promènent » dans le temple plutôt que de retourner à leur place pour recommander certains
candidats auprès des citoyens. Voir « CC, 08/12/1648 », SDG, p. 196 ; « PC, 24/12/1687 », SDG,
p. 531-532 ; « CC, 30/12/1687 », SDG, p. 533.
74. H. Fazy, Les constitutions genevoises, Genève, Bâle, H. Georg, 1890, p. 66.
75. Sur les vingt-huit secrétaires qui officient entre 1692 et 1707, trois seulement sont des
membres du Petit Conseil. En revanche, certains membres du Deux-Cents ont été secrétaires à de
nombreuses reprises (Jacques de Harsu, par exemple, l’est sept fois entre 1692 et 1707).
76. PH 4129 / « Proposition des citoyens », p. 1.
77. PC 4139/1671- 4 février Informations prises contre (honorable) Isaac Gradelle (72 ans),
consignateur à la porte de Neuve au sujet de propos qu’il avait tenus touchant l’élection des
syndics [« si on avoit conté les voix, certains qui sont syndics ne le seroient pas »].
78. C’était déjà une revendication du notaire Beddevole en 1704 (R.C. 204, 06/10/1704,
p. 475-477).

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79. R.C. 206, 20/12/1706, p. 507-511 ; R.C. 207, 02/01/1707, p. 1-2. Le rideau ne laisse visible que le
« carton » où les secrétaires marquent les voix. Pour une description par le pasteur Turrettini
dans son livre de mémoire du dispositif mis en place pour l’élection de 1707, voir O. Fatio et
N. Fatio, op. cit., p. 82.
80. Derrière les syndics, en bas au premier rang, siège le Petit Conseil, avec les secrétaires d’État
et le Lieutenant. Le procureur général est assis sur un escabeau entre les syndics et les anciens
syndics (« PC, 03/01/1674 », SDG, p. 407).
81. R.C. 207, 02/04/1707, p. 242-3 ; R.C. 207, 03/10/1707, p. 768.
82. Y. Deloye, « Le bureau de vote », Regards sur l’actualité n°329 Campagnes électorales, mars 2007,
p. 46.

ABSTRACTS
A considerable amount of documentation is available for the 25 years preceding the first of the
“Genevan revolutions” in 1707 on a question which is often raised only incidentally : how did
burghers vote in the general Council in elections often qualified as “electoral parodies”, in a
republic that was de jure democratic but de facto aristocratic ? How are we to understand, on the
one hand, the rituals which present, albeit ambiguously, the model of popular sovereignty and
prompt burghers and citizens to vote for “those who were fit”, and on the other hand, the voice
vote in the ear of secretaries, which ensured a “reasonable authority” to “men of quality” but
also put great pressure on voters, preventing them from “following the feelings of their
conscience” as claimed supporters of the vote by ballot, which was finally introduced in 1707?

Dans le quart de siècle qui précède la première des « Révolutions genevoises » en 1707, une
documentation abondante nous permet de comprendre un problème souvent abordé de manière
seulement incidente : comment vote-t-on en Conseil général, dans ces élections souvent
qualifiées de « parodies de votations », dans une république démocratique de jure mais
aristocratique de facto ? Quel est le sens, d’une part, des rituels encadrant le vote (exhortations,
serments etc.), qui mettent en scène d’une manière ambiguë la souveraineté populaire et incitent
les bourgeois et citoyens à voter pour « ceux qui sont idoines », d’autre part, du vote auriculaire
auprès des secrétaires : garantie d’une « autorité raisonnable » aux « hommes de bien » ou
dispositif très pesant qui empêche les électeurs de « suivre les sentiments de leur conscience »
comme le disent les partisans du vote par billet, finalement introduit en 1707 ?

AUTHOR
RAPHAËL BARAT
Université Lyon 2 Lumière-LAHRA

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Les élections dans l’ordre de la


noblesse à la jurade de Bordeaux (de
1550 à 1789)
Laurent Coste

1 « La noblesse s’est faict grand tort et dommage de desdaigner ainsi les charges des
villes, principalement des capitales comme Thoulouse et Bourdeaus » 1 peut-on lire dans
les Commentaires de Montluc. Telle n’est pourtant pas l’impression qui ressort de la
consultation des listes consulaires et scabinales des villes d’Ancien Régime. Dans la
plupart des villes de Provence et de Languedoc, le premier chaperon est réservé aux
gentilshommes qui peuvent aussi parfois obtenir le deuxième comme à Arles, Aix-en-
Provence ou Marseille avant 1660. Dans les villes où il y a une plus grande liberté de
choix, on a pu même parler « d’invasion nobiliaire » à certaines époques comme à Lille
à la fin du XVIIIe siècle. Le cas de Bordeaux est intéressant car la capitale de Guyenne
est, en dehors de l’aire des consulats et de leur répartition par échelle, l’une des rares
villes du royaume à partager les charges municipales à parité entre différents corps ou
milieux et ce, en accordant une place de choix au second ordre en vertu d’une pratique
coutumière. Il n’est pas anodin en effet de réserver les premières places aux nobles,
ceux-ci se distinguant des autres ordres représentés, les avocats et les bourgeois, par
une pratique électorale sensiblement différente. Quant au résultat des élections, il
montre la variété de l’ordre de la noblesse dans une grande ville provinciale, à la fois
grand port de commerce et capitale judiciaire2.

L’importance de la noblesse dans le corps de ville


2 Avant d’aborder les modalités électorales, il n’est pas inutile de s’interroger sur les
raisons qui ont pu pousser un certain nombre de gentilshommes du Bordelais à accéder
à la municipalité. Ces raisons sont multiples et tiennent aux caractéristiques majeures
de la capitale de la Guyenne. Certains faits imposent la présence de nobles, d’autres
attirent les nobles à l’hôtel de ville.

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Tenir une place stratégique

3 Située non loin de l’estuaire, le long de la Garonne, la ville de Bordeaux occupe une
place stratégique s’il en est. De nombreux textes, arrêts du conseil, correspondance des
administrateurs royaux, insistent sur l’importance qu’occupe la ville dans le sud-ouest
du royaume. C’est la principale ville située entre le Sud, la frontière espagnole et le
cœur du royaume, c’est aussi la porte d’accès au pays de la moyenne Garonne pour tout
envahisseur venu par l’estuaire. Or au cours des XVIe et XVII e siècles, la France a été
régulièrement en guerre contre l’Espagne et l’Angleterre, puissances qui disposaient de
flottes de guerre importantes et qui n’hésitaient pas à opérer des descentes sur les
côtes françaises comme le montre l’épisode du siège de La Rochelle en 1627-28. En
outre, depuis la division de la Chrétienté au XVIe siècle, la ville de Bordeaux, dotée d’un
archevêché et siège d’une multitude d’institutions religieuses, se trouve de fait un
bastion du catholicisme au sein d’une région gagnée par les idées de la Réforme, non
loin du Béarn passé au calvinisme3. La province de Guyenne fut d’autre part confiée
dans la seconde moitié du XVIe siècle à un gouverneur réformé, Henri de Navarre, qui
ne put jamais entrer dans sa ville capitale et séjourner dans le fort du Hâ, résidence du
gouverneur4. La ville de Bordeaux, de ce fait, peut occuper à certains moments une
place importante dans la politique nationale et le pouvoir royal considère à raison qu’il
doit tenir la ville pour pouvoir contrôler la région. Dans ces conditions, la noblesse,
ordre militaire par excellence, ne peut donc être écartée du gouvernement de la ville.
La présence d’édiles issus de la noblesse est ainsi attestée depuis au moins le début du
XVe siècle, avec des représentants des familles de Gassies, de Carles, de Lavie, du Sault,
d’Agassac ou d’Agès. À la lecture des mémoires de l’époque, il paraît indispensable que
des représentants du second ordre occupent une place déterminante dans la
municipalité, avec pour tâche essentielle la sécurité et le maintien de l’ordre. Cette
répartition des tâches, d’abord informelle, eut tendance à s’institutionnaliser
progressivement, en 1674 d’abord puis en 1759 ; le texte de répartition des fonctions de
1759 entérine, bien que tardivement il est vrai, un usage bien ancré à l’hôtel de ville.
L’arrêt du 6 avril décide en effet que « les jurats gentilshommes seront députés nés du
corps de ville pour tout ce qui a apport aux hôpitaux, aux spectacles, aux troupes
bourgeoises, au guet à pied et à cheval, et pour tout ce qui concerne les visites et
cérémonies où les jurats ne vont que par députation »5. L’on pourrait objecter que la
tâche de commandement militaire aurait pu être confiée à un maire. Tel fut souvent le
cas même si la situation de Bordeaux est à bien des égards assez originale. Elle a été
dirigée aux XVe et XVI e siècles par des maires issus de familles de la noblesse d’épée,
assez énergiques comme Jean de Durfort de 1480 à 1485 et de 1495 à 1515, Armand de
Gontaut de Biron de 1577 à 1581, Jacques Goyon de Matignon de 1585 à 1597 ou Alfonso
d’Ornano de 1599 à 1610 mais la charge a été supprimée par le roi Louis XIII en 1620.
L’absence de premier magistrat et l’élection d’un faible nombre de nobles d’épée au
cours de la première moitié du siècle expliquent sans doute le revirement du pouvoir
royal, sans doute échaudé par les émeutes de 1635 et la Fronde. « Les derniers
mouvements survenus en nostre ville de Bourdeaux nous ayant faict cognoistre
combien il est important à nostre service, et au comung repos des habitans de la dicte
ville, reconnaît Louis XIV, de ne la laisser plus longtemps destituée d’une personne
d’authorité, pour y faire la charge de maire (..), nous avons jugé à propos de la
restablir »6. Le 10 octobre 1653, Godefroy d’Estrades, maréchal de camp et gouverneur
de Dunkerque, était nommé maire, charge qui resta dans sa famille jusqu’en 1768 7. Mais

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comme, jusqu’à la Révolution, la plupart des maires ne vinrent qu’épisodiquement à


Bordeaux, le choix des jurats nobles ne fut pas sans conséquence. C’est d’ailleurs en
partie pour cela sans doute qu’après 1667, il n’y eut plus aucun officier élu à la jurade 8.
Le pouvoir royal tenait à ce qu’un gentilhomme distingué, reconnu par ses pairs, exerce
une fonction prééminente à l’hôtel de ville, ce qui explique aussi le choix, à partir de
1704, d’un lieutenant de maire au sein du second ordre, en grande partie pour pallier
l’absence du maire9.

Se prévaloir des privilèges de la ville

4 Du fait de sa position stratégique et de son rôle économique, la ville de Bordeaux


jouissait depuis l’époque médiévale d’un très grand nombre de privilèges juridiques,
fiscaux, économiques et militaires. Ces privilèges avaient été précisés par Louis XI en
1462 et par Charles VIII en 148310. L’intérêt manifesté par la noblesse bordelaise pour
l’exercice des charges municipales s’explique notamment par la possibilité de jouir de
ces avantages, dans des conditions dérogatoires aux règles communes. En effet les
privilèges les plus importants, notamment ceux concernant le commerce des vins,
étaient réservés aux bourgeois de Bordeaux, c’est-à-dire aux habitants qui avaient reçu
de l’hôtel de ville le privilège de bourgeoisie. Il fallait depuis 1375 remplir un certain
nombre de critères, de naissance, de domicile, de patrimoine et après une enquête de
bonnes vie et mœurs être reçu par les jurats. Le 27 juin 1622, un règlement local fixait
les modalités d’accès au corps : les étrangers devaient résider en ville dix ans sans
discontinuer et avoir épousé une Bordelaise. L’arrêt du conseil du 20 août 1622
approuva le texte en le modifiant légèrement : il fallait pour être reçu avoir habité cinq
ans consécutifs et posséder en ville une maison valant au moins 1500 livres 11. Or, les
nobles de la sénéchaussée de Bordeaux pouvaient contourner ces exigences en étant
élus à l’hôtel de ville. En effet, chargés de diriger la ville et de défendre ses privilèges,
les jurats devenaient en quelque sorte ipso facto bourgeois de la ville et étaient, sauf
rarissimes exceptions, exemptés des procédures normales d’accès à la bourgeoisie. Ce
procédé n’était pas exclusivement réservé aux nobles mais l’on constate que l’accès à la
bourgeoisie de la noblesse bordelaise est plus souvent passé par l’accès à la jurade que
dans les autres corps. Ainsi, comme l’indiquent les données recueillies dans les grandes
enquêtes de vérification des titres, si 7,1 % des bourgeois-marchands et 19,1 % des
avocats devaient leur bourgeoisie à leur élection à la jurade, c’étaient le cas de près de
la moitié (47,6 %) des nobles.
5 Régulièrement, lors de l’examen de la liste des bourgeois, nombreux étaient les nobles
qui alléguaient leurs ascendants dans la jurade pour confirmer leur bourgeoisie ou
pouvoir y accéder. Il ne leur était pas nécessaire de remplir les conditions, il leur
suffisait d’apporter les preuves de leur filiation. Lors de l’enquête lancée en 1761-1763,
Jean, Urbain, Alphonse et Joseph de Boucaud prouvèrent qu’ils étaient les descendants
d’Alphonse de Boucaud, jurat en 1595, Pierre et Léon de Bordes fournirent leur
généalogie jusqu’à Guillaume de Bordes qui avait été jurat en 1552, Etienne de Spens
d’Estignols de Lancre se fit reconnaître comme descendant d’un prévôt de l’Ombrière
qui avait droit d’assister aux assemblées de l’hôtel de ville et Jean-Baptiste Michel de
Montaigne fit valoir qu’il descendait de Pierre Eyquem, sieur de Montaigne et maire de
Bordeaux au XVIe siècle12. En revanche, comment l’indiquent avec regret les jurats à
Monsieur sous le règne de Louis XVI :

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178

Cette grande ville, si importante à tous égards, n’a pas le privilège de plusieurs
autres bien moins considérables, notamment celle de Toulouse, de transmettre la
noblesse à ceux de ces citoyens qui occupent successivement la magistrature 13.

La procédure électorale :
6 Sur le plan réglementaire, la procédure électorale bordelaise reste assez simple,
caractérisée par une très forte cooptation, réservant, comme le dit un adage de
l’époque, le choix de ceux qui doivent conduire le navire à ceux qui tiennent le
gouvernail14. Les gentilshommes ne procèdent pas de manière très différente de leurs
collègues avocats et bourgeois mais ils disposent d’une certaine prééminence puisqu’ils
opinent en premier et que, au cours de l’époque moderne, ils ont pu se distinguer par
des procédures légèrement différentes, liées à leur statut noble.

La constitution du corps électoral

7 À partir de 1551, l’élection annuelle passa du 25 juillet au 1 er août. Il s’agissait dans un


premier temps pour le conclave de procéder à la constitution du corps électoral. Les six
jurats étaient en effet entourés par vingt-quatre prudhommes pour constituer une
assemblée de trente personnes, parmi les plus réduites du royaume. Les prudhommes
appartenaient à l’élite de la société urbaine et en ce qui concerne les nobles, deux
arrêts du Parlement de Bordeaux, du 31 juillet 1630 et du 6 août 1643, prévoyaient de
les recruter parmi les « nobles d’extraction, officiers du roi en la chancellerie… » 15. L’on
procédait à la désignation par ordre, en commençant par le premier jurat, représentant
la noblesse, puis venaient le deuxième de l’ordre des avocats, le troisième jurat pour les
bourgeois, le quatrième jurat noble, le cinquième jurat avocat et le sixième jurat
bourgeois. Dans un premier temps, chacun des six jurats présentait huit candidats et se
retirait pour que ses collègues puissent désigner quatre d’entre eux comme
prudhommes mais, comme généralement il avait indiqué que son choix portait sur les
quatre premiers, au cours du règne de Louis XIV le greffier de la ville renonça à
indiquer les huit noms se contentant d’indiquer les quatre finalement retenus 16. La
noblesse représentait rarement un tiers des prudhommes et ce pour deux raisons
semble-t-il. D’une part parce que la fonction n’apparaît sans doute pas assez
prestigieuse mais surtout, comme l’indique une lettre de l’intendant au garde des
sceaux au XVIIIe siècle, parce que « la plupart des gentilshommes se tenant à leur
campagne la plus grande partie de l’année et surtout au mois d’août qui est le temps de
l’élection », on renonçait à les porter sur les listes17.
8 Au début des années 1730, Chauvelin recommanda aux jurats de désigner un maximum
de prudhommes au sein des anciens jurats des trois ordres mais la noblesse resta
faiblement représentée malgré une augmentation provisoire du nombre de ses
membres (voir schéma). Dans la seconde moitié du siècle, les jurats nobles renoncèrent
à désigner des membres de leur ordre le 1er août18.

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179

Part des gentilshommes parmi les prudhommes (1721-1760)

9 Une fois l’élection des prudhommes terminée, le corps de ville les envoyait chercher et
l’on se rendait en groupe à l’église de la jurade, située non loin de la maison commune,
près des fossés de l’hôtel de ville, l’église Saint-Éloi où l’on assistait à une messe du
Saint Esprit. Une fois la messe finie, le clerc de ville faisait prêter serment aux électeurs
de respecter les statuts de la ville19 et l’on retournait à la mairie pour déjeuner avant de
s’isoler pour le conclave.

Le choix des candidats

10 Le clerc de ville enfermait les électeurs et deux délégués du parlement dans une salle
puis fermait la porte à clé, séparant ainsi, physiquement mais aussi symboliquement, le
corps civique des électeurs du monde extérieur, marqué bien souvent par la violence à
l’époque20. Un plan, non daté mais vraisemblablement du XVIII e siècle, montre
clairement la disposition des lieux, les prudhommes adossés aux murs de la pièce, les
jurats en position centrale, le premier d’entre eux tenant la droite du maire ou de son
lieutenant.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


180

La salle du conclave

(Cl. Arch. Mun. Bordeaux IX-N/6).

11 Les opérations étaient théoriquement secrètes mais en vertu d’un arrêt du Parlement
du 30 juillet 1567 le clerc était dans l’obligation de tenir un registre très détaillé des
élections. Malheureusement une grande partie des opérations électorales a disparu
dans l’incendie de la mairie en 1862. Si la municipalité conservait le détail des
opérations, les édiles rechignaient toujours à transmettre ces détails aux autorités
supérieures, et des tensions assez fortes opposèrent la jurade et l’intendant Tourny à ce
sujet en 175221. Les opérations électorales furent modifiées profondément en 1683.
Jusque-là, chacun des trois jurats sortants proposait le nom de son candidat, en
commençant par le premier jurat noble. Il laissait les cinq autres jurats puis les vingt-
quatre prudhommes donner leur opinion, le tout à haute voix comme cela se pratiquait
régulièrement à l’époque22. Il était alors d’usage de faire un discours, assez convenu
pour vanter les qualités de celui qui était proposé. C’est ainsi que le 1 er août 1637, Jean
de Tortaty déclare, après avoir « jetté l’œil sur plusieurs gentilshommes habitans en
cette ville », que le meilleur candidat lui paraît être « M. de Belcier de Genssac,
gentilhomme d’honneur, petit-fils de M. le président de Belcier » 23. En 1667, Jean de
Pontac vante François de Vivey, trésorier de France, « dans la connoissance qu’il a des
affaires de finances et comme estant une personne d’inteligence » 24. Les procès-verbaux
restent très succincts sur ce point alors que l’avocat Donnadieu, prudhomme en 1703,
prouve dans son journal intime que l’on ne se contentait pas d’enregistrer les votes :
M. Darsac premier jurat qui devoit sortir dit qu’ayant rempli son temps et étant à la
fin de sa course, il ne pouvoit mieux faire que de choisir trois bons sujets qui
répareront par leur aplication les manquements qu’il auroit pu faire pendant sa
jurade et nomma M. de Cabanac, M. de Gassies et M. Canteloup. M. Maignol dit que
quand il n’auroit pas l’honeur de conoitre ces trois gentilshommes, il ne croiroit
point se tromper en les nommant après le choix que M. Darsac en venoit de faire, il
conoissoit le poids de la jurade et de quelle importance il étoit pour le public d’y
mettre des personnes de mérite et qu’aussi il ne faisoit aucune difficulté de nommer
ces trois Mrs de Cabanac, Gassies, Canteloup. Mrs les jurats et les prudhommes de

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181

suite chacun dit son avis et deux mots d’éloge en passant. Je dis que M. Darsac avoit
fait paroitre trop de prudence et de sagesse durant son gouvernement pour
manquer dans un choix aussi important pour le bien public et qu’ainsi je nomois
volontiers25.
12 À partir de 1683, la procédure fut modifiée et placée sous le contrôle royal,
officiellement pour contrer l’intervention du gouverneur de la province. Désormais,
chacun des trois sortants devait proposer trois noms pour lui succéder. Les électeurs
pouvaient confirmer les noms et l’ordre, modifier l’ordre ou le nom des candidats. On
peut le voir sur ce fragment de l’élection de 1782 réchappé de l’incendie de 1862 : il
apparaît que le clerc de ville dressait un tableau, en indiquant à gauche le nom des
électeurs, à droite celui des trois candidats pour qui ils se prononçaient, avant de
récapituler le total des voix (90) en bas de page.

Fragment de l’élection de 1782

(Arch. Mun. Bordeaux BB 158)

13 La liste était ensuite envoyée à Versailles et le roi faisait connaître sa décision par une
ordonnance quelques semaines plus tard.
14 Pour les nobles comme pour les autres corps ou états représentés, il n’y avait pas de
conditions particulières, si ce n’est être natif de la ville de Bordeaux, du Bordelais ou de
France et d’avoir plus de 25 ans, et ce, depuis le règlement de 1375. On avait toutefois
coutume d’élire un gentilhomme soit de la ville soit des environs, notamment de
l’Entre-deux-Mers comme les Gères de Camarsac afin qu’ils puissent venir siéger plus
facilement à l’hôtel de ville, mais il arrivait parfois que l’on fasse appel à des nobles
résidant dans les sénéchaussées limitrophes, ce qui fut le cas par exemple de l’Agenais
Pierre de Secondat de Rocque en 1622 ou du Périgourdin Jean de Foucault de Lardimalie
en 1627. On s’efforçait de choisir des familles connues et on sait par exemple qu’en juin
1757 le ministre demanda aux jurats de se guider sur deux critères « l’ancienneté de la
noblesse (…) l’expérience dans les affaires publiques » 26. Certains témoignages laissent à
penser qu’il y avait aussi des conditions liées au caractère, et au tempérament des
candidats compte tenu du rôle prééminent des nobles. On s’efforçait de trouver des

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gentilshommes calmes, conciliants plutôt que violents et emportés, afin de ne pas


troubler le fonctionnement de la municipalité27.

Le dessous des cartes


15 La procédure est une chose, la réalité en est une autre. On a pu gloser sur la perte de
pouvoir des autorités municipales face à un renforcement du pouvoir royal. Certes, les
responsabilités et la marge de manœuvre des magistrats municipaux se restreignent
avec l’essor de la monarchie administrative, sans que l’on puisse vraiment prouver que
leurs pouvoirs réels étaient beaucoup plus importants auparavant. Toujours est-il que
devenir jurat n’est ni une sinécure ni une fonction fantôme vu les remous que l’élection
suscite. Même si les procès-verbaux sont relativement succincts sur ce point, on peut
déceler des tensions internes au corps de la noblesse pour accéder aux responsabilités,
sans oublier les multiples interventions extérieures qui peuvent jouer dans l’élection.

Les luttes intestines

16 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’élection n’est pas acquise et le fait d’être
présenté par le sortant à l’assentiment du collège électoral n’implique pas un accès
automatique au corps de ville. Certes, il est d’usage dans les pratiques de l’époque de ne
pas se diviser et donc de proposer des candidats qui peuvent faire consensus, d’autant
que des rencontres discrètes avaient lieu avant le 1er août28 mais dans certaines
circonstances, l’unanimité ne pouvait être atteinte. Les procès-verbaux des élections
sont à cet égard décevants car ils sont souvent très brefs, très laconiques et lorsque l’on
dispose de sources parallèles, ce qui est relativement rare, l’on peut constater des
différences très importantes, et toujours dans le sens d’une atténuation des tensions
ayant agité les dirigeants. Tous les procès-verbaux n’ayant pas été conservés, on peut
diviser l’époque moderne en plusieurs périodes.

Répartition des votes à l’élection du jurat noble

17 Dans un premier temps, entre 1623 et 1648, sous le règne de Louis XIII, l’on constate
que les élections à l’unanimité sont minoritaires au sein de la noblesse avec 41,7 % des

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scrutins, l’élection à la majorité des voix en représentant la moitié. Dans ce cas-là, et la


noblesse n’est pas dans une situation exceptionnelle, lorsque des divergences se
manifestent entre les électeurs, le candidat du sortant était généralement élu à la quasi
unanimité. Au cours de la période suivante, entre 1656 et 1682, le choix des jurats
nobles se fit dans trois élections sur quatre à l’unanimité mais parallèlement le
pourcentage de refus eut tendance à augmenter. À partir de 1683, les perspectives
générales évoluent puisque un plus large éventail de choix est laissé aux électeurs. La
noblesse n’est pas touchée par trop de tensions puisque deux fois sur trois le choix du
jurat noble se fait à l’unanimité ; quant au pourcentage des refus, il reste à peu près
stable. Toutefois, la noblesse étant très sensible à la notion d’honneur, un certain
nombre de jurats n’avaient pas apprécié de voir leur choix contesté. Il en avait été de
même parmi les candidats dont certains proposés puis rejetés par l’assemblée
électorale firent savoir qu’ils ne souhaitaient plus que l’on fasse appel à eux 29. Les
gentilshommes bordelais trouvèrent alors un modus vivendi. En 1721, ils obtinrent de
l’intendant Boucher et du commandant en chef Berwick que « les gentilshommes qui
seroient éleus une année, le seroient la suivante et seroient jurats à la troisième » 30.
Désormais, un noble porté sur la liste des candidats en troisième place savait qu’il serait
l’année suivante porté au deuxième rang et qu’au scrutin suivant le premier rang que
lui donneraient les électeurs lui vaudrait nomination royale. Cependant, alors que ce
système avait été conçu de manière consensuelle, la période 1722-1746 ne fut pas
exempte de tensions car tous savaient que l’élection à la troisième place signifiait ipso
facto l’accès au corps de ville dans les deux ans et que l’on ne pouvait remettre en
question le résultat. Il fut bien question d’abroger cet usage en 1732, mais en vain et le
17 août 1746 d’Argenson informait l’intendant Tourny que le roi souhaitait désormais
« qu’il en soit usé à l’égard des gentilshommes comme dans les deux autres rangs et
comme avant 1722 »31. Ce retour à l’ancien usage ressuscita naturellement les blessures
d’amour-propre.
18 En août 1747, Tourny écrivit en effet à Saint-Florentin :
Il ne conviendroit point de donner encore cette année à Monsieur de Gères le
désagrément de n’être pas nommé, celuy qu’il en eut l’année dernière luy a été
sensible au point de luy faire souhaiter dans cette élection qu’on ne songeat point à
luy32.

Les interventions extérieures

19 De même que les élections suscitaient des compétitions internes au sein des élites
bordelaises, elles attiraient l’attention de puissants personnages. Les souverains en
personne, notamment lorsqu’ils étaient de passage à Bordeaux, comme notamment
Charles IX lors de son tour de France, Louis XIII à l’occasion de son mariage et des
guerres civiles dans le Midi et Louis XIV en route vers les Pyrénées, les ministres, les
grands, les gouverneurs de la province, les premiers présidents au Parlement ne se
privèrent pas d’intervenir dans le processus électoral. Les preuves formelles sont
limitées mais les traces qui ont été conservées laissent supposer que de telles pratiques
étaient relativement fréquentes. Compte tenu de son rôle au sein de la municipalité, la
noblesse était particulièrement visée par cette immixtion dans les affaires électorales.
Si l’on peut supposer que dans la plupart des cas il s’agit d’interventions orales,
quelques traces écrites nous sont parvenues. On constate notamment que les
gouverneurs de la province ou les commandants en chef en l’absence des premiers

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eurent à de nombreuses occasions la possibilité d’intervenir pour contrer l’élection


d’un personnage qui leur déplaisait ou qui déplaisait à leurs proches ou pour imposer le
choix de leurs fidèles. Les travaux d’Arlette Jouanna ont bien montré l’importance des
réseaux de fidélité et pour un grand, notamment pour les gouverneurs de province,
avoir des fidèles et des proches au sein de la municipalité pouvaient être toujours
utile33. Les deux ducs d’Épernon successifs, au tempérament assez impulsif et volontiers
autoritaires, ne s’en sont pas privés. Il faut toutefois nuancer les propos de certains
mémorialistes de l’époque et notamment de Jean de Gaufreteau pourtant
habituellement bien informé. Évoquant dans sa chronique l’alternance qui semblait
s’être installée pour le premier chaperon entre les officiers du roi et les gentilshommes,
il écrit : « M. d’Espernon a aujourd’hui passé par dessus cette ordonnance, car il ne met
que des espées pour premier jurat, et notamment celles qui l’ont servi » 34. En effet,
entre 1622, date de la nomination du gouverneur, et 1639, date de la mort de
Gaufreteau, sur treize jurats nobles identifiés, on comptait quatre officiers et neuf
gentilshommes35. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Toutefois certaines
interventions trop visibles et trop appuyées pouvaient entraîner l’effet inverse et voir
les édiles se cabrer sur leur indépendance. L’intervention du comte d’Harcourt, en août
1643, fut un échec36.
20 Il faut reconnaître cependant que, lorsque les jurats se risquaient à braver ces aimables
recommandations, ce n’était jamais pour très longtemps. Après avoir reçu le 28 juillet
1657 une lettre d’Armand Ier de Bourbon, prince de Conti, en faveur d’Henri de Gères de
Camarsac, Jean Hugon et Paul Lestrilles, les jurats protestent de leur fidélité mais ne
défèrent pas aux ordres. Si Jean Hugon du Cros obtient les voix des six jurats et de
douze prudhommes, les deux autres candidats de Conti sont distancés : Arnaud Pineau
l’emporte sur Paul Lestrilles avec deux jurats et vingt prudhommes. Quant à Camarsac,
avec quatre jurats et dix prudhommes, il est devancé par Ram de Maniban qui avait
reçu le soutien de deux jurats et de quatorze prudhommes37. L’année suivante, les
jurats s’empressèrent cependant de satisfaire aux desiderata du prince :
L’eslection qui a este faicte de messieurs de Camarsac, Grenier et Pol Lestrilles fera
sans doute cognoistre à vostre Altesse Sérénissime, avec combien de respect et
d’obéissance nous avons déféré à la créance que monsieur de Chanay avoit de
vostre part38.
21 Ses interventions et celles de ses successeurs, le duc d’Epernon à nouveau, le comte de
Moissans et le duc de Roquelaure, incommodèrent les intendants dont l’influence
devint prépondérante à partir de Colbert. Profitant d’une vacance de gouvernement,
après la mort de Gaston Jean-Baptiste de Roquelaure, en mars 1683, l’intendant Charles
de Faucon de Ris obtint du conseil un arrêt supprimant la procédure électorale
traditionnelle trop sujette à des interventions des gouverneurs39. Mais, malgré les
tentatives pour restreindre leur influence, les gouverneurs et leurs représentants ont
été tentés, avec plus ou moins de succès, d’intervenir dans le choix des jurats comme le
montrent les exemples du maréchal de Montrevel à la fin du règne de Louis XIV ou
celui du duc de Richelieu sous celui de Louis XV40.
22 Ainsi, le corps de ville de Bordeaux fait-il la part belle aux nobles. Certes, l’âme de la
jurade est constituée par les avocats qui, outre leurs compétences juridiques occupent
les places de procureur syndic et de clerc de ville, mais la noblesse n’est pas en reste. Le
maire, le lieutenant de maire, le premier et le quatrième jurat sont issus du second
ordre, ce qui assure à ce dernier la prééminence en dignité mais aussi une part non
négligeable du pouvoir. Il reste toutefois quelques zones d’ombre. Beaucoup de ces

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gentilshommes venant de la campagne restent fugitifs dans la capitale provinciale ;


beaucoup n’ont pu être identifiés sans compter ceux qui n’ont pu accéder au pouvoir.
Cette exclusion porte autant sur les patronymes connus que sur d’autres, moins
célèbres. Ainsi chez les nobles, les Gourgues, les Pichon Longueville, les Lestonnac, les
Gascq, les Canolle, les La Chassaigne ou les Lamartonie ne purent jamais accéder à la
jurade après 1684, et ce, pour des raisons qui n’ont pu être éclaircies 41. Les réseaux à
l’œuvre, tant locaux qu’extérieurs, n’ont pas encore livré tous leurs secrets.

NOTES
1. B. de Monluc, Commentaires 1521-1576, édition établie et annotée par P. Courteault, Paris,
Gallimard, 1964, p. 685.
2. Bordeaux est la seule ville dans ce cas avec Rouen, la cour souveraine provençale se trouvant à
Aix et non à Marseille. Quant à Nantes, le prestige de la chambre des Comptes n’égale pas celui de
la cour de Rennes.
3. Ph. Loupès, L’apogée du catholicisme bordelais 1600-1789, Bordeaux, Mollat, 2001, p. 12‑15.
4. A.-M. Cocula, Montaigne, maire de Bordeaux, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1992, p. 19 et 22.
5. Livre des privilèges, Bordeaux, Gounouilhou, 1878, p. 589.
6. Ibid., Doc. n° LIV, p. 380.
7. En 1654, il devenait lieutenant général pour la Guyenne puis était nommé ambassadeur en
Angleterre. Il est promu maréchal de France en 1675. F. Bluche (sous la direction de), Dictionnaire
du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 554.
8. L. Coste, Messieurs de Bordeaux. Pouvoirs et hommes de pouvoir à l’hôtel de ville 1548-1789, Bordeaux,
CAHMC-FHSO, 2006, p. 229.
9. Ibid., p. 42-43.
10. Livre des Privilèges, Bordeaux, Gounouilhou, 1878, p. 3-26.
11. Archives Municipales de Bordeaux BB 27 fol. 302 r, BB 28 fol. 22r. La clause concernant l’union
avec une Bordelaise était conservée.
12. Livre des bourgeois (XVIIIe siècle), Bordeaux, 1897, p. 190.
13. Archives Municipales de Bordeaux BB 159 s.d.
14. Formule provençale qui peut être adaptée à la plupart des villes pratiquant la cooptation.
J. Dumoulin, Le consulat d’Aix-en-Provence. Enjeux politiques 1598-1652, Dijon, Centre Georges
Chevrier, 1993, p. 133.
15. X. Védère, Inventaire sommaire des registres de la jurade, vol. 8, Bordeaux, Castéra, 1947, p. 331.
16. Des conditions particulières étaient prévues en cas de vacances d’un jurat par mort ou
absence. Voir L. Coste, op. cit., p. 121.
17. Archives Départementales de la Gironde C 908 n° 56.
18. En effet, la part des nobles désignés à la prudhommie par leurs pairs passa de 34,7 % en
1721-30 à 65 % en 1731-40, avant de retomber à 55,7 % en 1741-50 et à 26,2 % en 1751-60.
19. Les différents serments des magistrats et des prudhommes furent élaborés pour l’essentiel
dans le dernier quart du XIVe siècle. Prononcés à l’origine en gascon, ils furent francisés. Voir
H. Barckhause, Le Livre des Bouillons, Bordeaux, Gounouilhou, 1867, Doc. N° CXLII, p. 495-497.
20. Sur cette séparation, lire Y. Déloye et O. Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008,
p. 50-53.

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21. L. Coste, op. cit., p. 121.


22. P. Perrineau, D. Reynié (sous la direction de), Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001, p. 942.
23. Archives Municipales de Bordeaux BB 37 (foliotage brûlé).
24. Archives Municipales de Bordeaux BB 61 fol. 3v.
25. Livre de raison de Donnadieu, avocat-prudhomme en 1703. Bibliothèque municipale de
Bordeaux Ms 1670 fol. 118r-119. Élection du 1er août 1703.
26. Archives Municipales de Bordeaux BB 157.
27. Ce fut notamment le cas en 1706 lorsque le Premier Président dénonça le caractère
d’Alphonse de Gombaut, « peu convenable aux conjonctures des temps et à la douceur qui doit
être la première qualité d’un magistrat municipal ». Archives Nationales. G 7 141 n° 410.
28. Un mémoire de la fin du XVII e siècle précise que « L’usage est, de tous les temps, que, pour
éviter les divisions et le scandale qui pourroient arriver le jour de l’élection, les jurats
s’assemblent quelques jours avant celui-là, et tâchent de se concilier ». A. M. de Boislille,
Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants de province, Paris, 1883, t. 2,
p. 342.
29. Les sources officielles (rapports des intendants) rapportent quelques mécontentements.
30. Archives Départementales de la Gironde C 908 n° 61.
31. Archives Départementales de la Gironde C 909 n° 64.
32. Archives Départementales de la Gironde C 909 n° 86.
33. On lira sur ce point A. Jouanna, Le devoir de Révolte. La noblesse française et la gestation de l’État
moderne (1559-1661), Paris, Fayard, 1989.
34. J. de Gaufreteau, Chronique bordeloise, Bordeaux, Gounouilhou, 1878, T. 1, p. 304.
35. L. Coste, Les jurats nobles…, opus cit., p. 149.
36. X. Védère, op. cit., p. 327-328.
37. Ibid., p. 348 ; Archives Municipales de Bordeaux BB 52 fol. 1 r, 1er août 1657.
38. Archives Municipales de Bordeaux BB 53 fol. 13 r.
39. Archives Nationales G 7 143 p. 158.
40. Citons cet exemple : Depuis Paris, il écrit aux jurat le 20 juillet 1765 : « Je vous
recommanderay comme à mon ordinaire le choix des meilleurs sujets pour remplacer les jurats
qui doivent sortir [partie brûlée] Il me semble aussy que le sieur Agard est un bon sujet et qu’il
étoit le premier sur la liste l’année dernière ». Archives Municipales de Bordeaux BB 157.
41. Comme le procès-verbal se contente du patronyme, il n’est pas possible d’identifier
précisément l’identité du candidat rejeté.

RÉSUMÉS
Second ordre du royaume, la noblesse joue tout au long de l’Ancien Régime un rôle politique de
premier plan, que ce soit au niveau national, provincial mais aussi local. Ainsi, Bordeaux, à
l’image de nombreuses autres villes du royaume, accorde une place prééminente aux
gentilshommes au sein de ses instances municipales. Lorsqu’il y a un maire en charge, il s’agit
toujours d’un noble. La noblesse occupe également le premier et le quatrième rang au sein de la
jurade mais dédaigne en revanche la fonction moins prestigieuse de prudhomme. Issus des
milieux d’officiers royaux jusqu’en 1667 ou de petits hobereaux de la campagne, les
gentilshommes qui se sont souvent heurtés lors des compétitions électorales ont mis en place au

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cours du XVIIIe siècle un mode de désignation qui n’entamait pas l’honneur des « recalés » du
suffrage. Mais, comme les autres ordres, ils ne dédaignaient pas de solliciter des interventions
extérieures pour favoriser leur accès au pouvoir, tant il est vrai que les avantages liés à la
fonction étaient importants.

Second order in the kingdom, the nobility plays a leading political role throughout the “Ancien
Régime”, be it at a national, regional or local level, so that Bordeaux, like many other cities of the
kingdom, grants a preeminent place to men of aristocratic descent within its municipal
authorities. When there is a mayor in charge, he is always of noble extraction. Nobles also occupy
the first and the fourth rank within the “jurade”, but on the other hand disdain the less
prestigious function of “prudhomme”. Coming from the social ranks of royal officers until 1667,
or from small landed country squires, the gentlemen who often came into conflict during
electoral competitions throughout the eighteenth century set up a mode of nomination which
did not diminish the honor of unsuccessful candidates. But, like the other orders, they did not
hesitate to request external interventions to support their access to power, given the
considerable advantages linked to the function.

AUTEUR
LAURENT COSTE
Bordeaux 3-CEMMC

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1793 : Envoyés des cantons et vœux


des citoyens dans le premier
référendum
Serge Aberdam

1 Il est parfois difficile, quand on travaille sur l’époque révolutionnaire, de s’affranchir


des clichés qui sont à la base de l’imaginaire national, de retourner aux documents
sources et de construire des analyses un peu neuves. Depuis une douzaine d’année,
cependant, le dépouillement d’une masse de textes normatifs et d’énormes fonds
d’archives a mis en évidence l’intérêt des procédures révolutionnaires de vote et
d’élection1. C’est ce qui a permis d’explorer, collectivement, les significations d’un
espace public essentiel, aux origines de ce que nous considérons usuellement comme
« la démocratie ». Dans l’élaboration de leurs systèmes, les révolutionnaires ont brassé
des procédures extrêmement diverses en fonction des formes pratiques de l’époque
mais les termes d’« élection » et de « vote » n’y sont déjà plus équivalents ou co-
extensifs. Dès 1789, l’adoption des cahiers de doléances revêt la forme de délibérations
sur des textes, amendés en tous sens avant d’être confiés à des députés élus puis, aux
niveaux supérieurs, fusionnés et à nouveau amendés pour transmission finale 2. Par la
suite, l’adoption de documents revendicatifs confiés à ceux qu’on élit dans les
assemblées de citoyens reste caractéristique des montées de contestation, au moins
jusqu’en 1793, pendant que se répand l’idée que les citoyens peuvent parfaitement
exercer directement un droit de vote décisoire. Les premières expérimentations ont
lieu dès 1792 et leur généralisation s’effectue rapidement en 1793. Par delà la dictature
exercée par le Gouvernement révolutionnaire, le procédé est relayé en 1795 puis
exporté dans la « république sœur » Batave, la Hollande, en 1797-1798. Ainsi
apparaissent ces procédures de vote sans élection que les modernes ont ensuite appelé
plébiscite ou référendum et plus ou moins reprises jusqu’à nos jours. Pourquoi et
comment ont-elles été construites ? C’est la question que je voudrais examiner à la
lumière de certaines pratiques de 1793, héritages ou créations pures, en soulignant la
place qu’y tient la capacité délibérative des citoyens assemblés.

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2 Au point de départ des systèmes politiques révolutionnaires, c'est-à-dire à la formation


des États généraux, le vote politique, électif ou délibératif, est organisé de façon
indirecte, par degrés, à la fois pour des raisons pratiques − impliquer d’une façon ou
d’une autre la masse énorme des sujets membres du tiers-état − et pour des raisons
théoriques − concilier, selon la formule de Patrice Gueniffey et Pierre Rosanvallon, le
nombre et la raison. Par la suite, après les insurrections de l’été 1789, la Constituante
décide, faisant de nécessité vertu, que, dans les premières institutions créées, seules les
municipalités et des justices de paix bénéficieront d’une élection directe par les
citoyens et que toutes les autres élections seront indirectes. Quant à la capacité
délibérative que lesdits citoyens avaient su exercer en mai 1789, les textes adoptés
cherchent à l’évacuer ou du moins à en réduire drastiquement les applications à la
police de leurs assemblées. Le résultat, avec une séparation radicale entre élection et
délibération, non seulement dans les textes normatifs mais également dans la plus
grande partie de l’abondant matériel archivistique conservé, peut paraître atteint mais
ne l’avoir été que pour un court moment. Courant 1792, avec la radicalisation sociale et
politique, les conséquences de la guerre, des votes délibératifs spontanés
réapparaissent d’abord avec l’adoption de textes par des citoyens réunis, puis avec des
pratiques officielles de vote politique direct, destinées par exemple à fonder
politiquement la réunion à la République de nouveaux territoires, enclavés ou
frontaliers. Ces votes directs territoriaux, ancêtres du référendum local, gagnent en
formalisme entre 1792 et 1793. Ils illustrent bien une conception qui progresse, celle
selon laquelle les citoyens peuvent et doivent trancher directement des questions
importantes, être partie prenante de procédures de décision qu’on commence alors à
qualifier de populaires ou de démocratiques sans aucun emploi des guillemets.
3 Parallèlement à l’élection des municipalités et des juges de paix, l’efficacité du vote
direct avait été mise en évidence, depuis 1790, dans les procédures d’élection des cadres
de la garde nationale. En 1792, ces pratiques semblent se diffuser dans les armées avec
l’arrivée des bataillons de volontaires, jusqu’à ce qu’un décret de février 1793
généralise pour de bon cette participation de la troupe à l’élection de ses chefs. Au
même moment, la confiance qui est désormais accordée au vote direct des citoyens se
retrouve dans les dispositions du décret sur la levée des 300 000 hommes qui repose
essentiellement sur des votes communaux. Lorsqu’elle est adoptée au niveau local,
l’élection des volontaires de la Levée s’avère le plus souvent problématique mais cette
proposition est par elle-même révélatrice d’un état d’esprit inhabituel chez les
gouvernants. À leur tour, ces derniers semblent surpris par l’expérience faite en mars-
avril 1793 dans la Belgique envahie : alors que les armées françaises occupent
victorieusement le pays, puis doivent l’abandonner piteusement après la trahison du
général Dumouriez, les élections organisées par l’autorité d’occupation rencontrent
pourtant un assez beau succès. Dans des circonstances militaires franchement
défavorables, les commissaires de la Convention s’étonnent de ce que le vote puisse
être à ce point l’occasion d’un comportement politique affirmé, de choix contraires au
sort des armes, nous dirions d’une mobilisation civique ou citoyenne. En France, la
généralisation du recours au vote direct réapparaît enfin dans la méthode finalement
choisie pour trancher sur le sort à faire aux biens communaux : le long décret du
10 juin 1793 confie ce choix à la sagacité des habitants de chaque commune ou section
de commune, en y englobant, une fois n’est pas coutume, toutes les femmes majeures.
La méthode ainsi proposée rencontrera un assez grand succès, même si les résultats à

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long terme de ces partages seront évidemment aussi divers que les rapports de forces
locaux.
4 L’essentiel de ces innovations se produit dans la première partie de 1793, après que la
Convention a tranché sur le sort du roi et son propre avenir, alors que la Première
république, qui n’a pas un an d’existence, entre dans sa première grande crise
politique : après l’exécution du monarque, le 21 janvier, les questions de l’exercice
concret de la souveraineté et du mode d’existence d’un souverain collectif ne sont plus
seulement des objets théoriques. Le conflit entre les courants qui se forment autour des
orientations à prendre ne fait que s’aggraver au long du printemps, débouchant sur les
journées des 31 mai-2 juin et sur le retour en force sur la scène politique des militants
des sections parisiennes sur lesquels, à nouveau, les chefs de la Montagne ont
consciemment choisi de s’appuyer. L’élimination de la plupart des dirigeants de la
Gironde, arrêtés, consignés à domicile ou bien en fuite, entraîne nécessairement une
recomposition de l’Assemblée, où la nouvelle majorité englobe automatiquement une
partie des vaincus. La Convention se trouve désormais en position de remplir la mission
pour laquelle elle a été élue : adopter la Constitution dont elle débat depuis des mois.
Elle le doit d’autant plus que le printemps a ramené les mouvements militaires et que
les alliés sont victorieusement entrés en campagne avec le récent appui financier
britannique. Les mesures destinées à renforcer les armées françaises sont incertaines,
fragiles ; la levée des 300 000 hommes a rencontré un succès mitigé et déclanché dans
une partie de l’Ouest une révolte populaire d’ampleur contre les élus locaux, chargés
légalement de faire appliquer cette forme de conscription, et contre le pouvoir qui l’a
décidée. En juin, la principale de ces révoltes a déjà donné naissance à la sanglante
guerre de Vendée. Simultanément, beaucoup d’administrations départementales
protestent contre la violation de la Représentation nationale et la déchéance de fait des
dirigeants de la Gironde ; la fuite de ces derniers vers la province et leur désespoir les
poussent à amplifier leurs discours menaçants contre Paris. Ces brandons de discorde
peuvent déboucher à très court terme sur la généralisation de la guerre civile. Du point
de vue de la nouvelle majorité montagnarde, il est urgent d’adopter enfin un texte de
Constitution qui consacre l’importance du pouvoir direct de tous les citoyens et leurs
fréquentes assemblées. Mais adopter ces textes et combiner des mesures militaires ne
suffit pas ; il faut communiquer à grande échelle. La Convention prend alors une
décision aux conséquences majeures − à la fois au plan politique et pour l’histoire des
procédés démocratiques.
5 Cette décision, profondément novatrice, est celle de soumettre au vote des citoyens
l’approbation des textes de la Déclaration des droits et de la Constitution finalement
arrêtés dans la séance du 24 juin 1793. Le geste relève, à proprement parler, d’un saut
dans l’inconnu car une telle chose n’a jamais été tentée, surtout à cette échelle, et on
peut légitimement craindre que la confusion générale et la guerre civile y trouvent
aliment3. À l’époque de sa formation, en septembre 1792, la Convention s’était certes
engagée à ce que le Souverain soit appelé à se prononcer sur ce qui sortirait de ses
travaux, mais les termes exacts n’en avaient jamais été précisés et l’unanimité
exprimée dans ces circonstances est bien dépassée en juin 1793. Loin d’être univoque, le
recours à un vote populaire direct peut d’ailleurs être approuvé par des conventionnels
qui en souhaitent l’échec, prolongeant ainsi une politique du pire qui avait déjà coûté
bien cher à la cour. Mais nous avons également dit qu’en fait, depuis un peu plus d’une

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année, des pratiques encore non théorisées avaient donné à la majorité de l’Assemblée
une certaine conscience des possibilités politiques offertes par un vote de masse.
6 On peut évaluer à deux bons millions le nombre des citoyens qui se rendirent aux
assemblées primaires tenues les premiers dimanches de juillet à Paris et en région
parisienne, puis les 14, 21 et 28 juillet en province, parfois début août. Rapportée à ce
que l’on peut évaluer des effectifs de citoyens alors considéré comme ayant le droit de
voter, la participation approcherait les 40 % – 38 % pour être précis – sachant que de
nombreuses incertitudes demeurent, par exemple sur la façon de comptabiliser les
présences aux assemblées tenues lors de l’arrivée des textes et de leur lecture publique.
Si l’on considère l’ensemble de la décennie et que l’on respecte la différence
primordiale entre les votes locaux, organisés à la commune, et ceux nécessitant le
déplacement jusqu’au chef-lieu du canton4, cette participation est clairement une des
meilleures de l’époque, comparable au maximum atteint lors des assemblées primaires
de juin 1790. Il est remarquable de rencontrer des taux de participation à ce point
comparables entre élections politiques et vote de type « référendaire » mais, en
l’absence de toute approche statistique du type de celles qui sont devenues les nôtres,
aucune comparaison de ce genre n’était possible à l’époque avec les votes antérieurs.
L’organisation du vote de l’été 1793 eut cependant une efficacité immédiatement
évidente, celle de forcer les autorités départementales à se prononcer sur la légalité de
ce vote et de leur offrir ainsi une façon de faire marche arrière dans leurs
démonstrations insurrectionnelles, ce qui contribua ainsi (au choix) à dégonfler la
baudruche ou à faire reculer la terrible menace du fédéralisme.
7 L’efficacité du vote n’a cependant pas seulement reposé sur les pratiques prescrites
mais également sur un ensemble de conduites suggérées, largement reprises et
amplifiées par les assemblées de citoyens, et même au-delà puisqu’on peut repérer
d’importantes pressions féminines pour avoir accès au vote 5 qui débordent largement
le domaine de l’anecdote. Il s’agit toujours d’avoir voix au chapitre puisque, depuis
1789, pendant toute la décennie révolutionnaire et souvent bien après, les
contemporains n’ont visiblement pas imaginé de voter autrement qu’en assemblée. À la
très rare exception d’idéologues comme Condorcet, les Français du temps conçoivent le
vote comme un moment de rassemblement physique, durable et parfois assez long,
scandé par l’accomplissement d’un certain nombre de gestes collectifs par lesquels ils
se constituent en peuple assemblé ou bien, plus tard, en un Souverain capable de se
réunir. Dans la France révolutionnée, où un type ou un autre de vote a lieu chaque
année et parfois à plusieurs reprises, l’indispensable assemblée des citoyens ne dure
jamais moins d’une journée, généralement plus avec les délais de route. Chacune de ces
assemblées doit se nommer un bureau provisoire, puis s’élire un bureau définitif,
opérations qui permettent déjà de connaître les dispositions des citoyens réunis
puisque l’absence de candidature est la règle. Une fois le bureau en place et capable, par
ses scrutateurs, de prendre en compte les votes des analphabètes, chaque assemblée
procède ensuite selon des règles rapidement généralisées et qui supposent de réunir un
consensus pour toute modification du rituel.
8 La patience et la discipline manifestées en avril 1789 par les habitants convoqués pour
les assemblées des paroisses se répètent ensuite, année après année, même quand les
habitudes acquises permettent des conduites politiques plus complexes. Les
modifications législatives sont le plus souvent des simplifications, parfois
fondamentales. Ainsi en est-il du remplacement des listes nominatives, établies selon le

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rang lors de la formation des États, par des listes quelconques, par hameau, écart, rue,
puis par des listes alphabétiques selon l’ordre des prénoms ou des noms. L’égalité
juridique passe aussi par ce genre de détails. Dans l’été 1793, les citoyens en sont encore
à se faire au scrutin à deux tours, décrété en octobre 1792 mais qui ne remplace pas
facilement le traditionnel vote à trois tours : comment renoncer de bon cœur, en effet,
aux délices d’un premier tour qui ressemblait à un sondage sur les vues de l’assemblée
et où beaucoup de citoyens ne recueillaient qu’une voix, la leur ? En restreignant le
nombre de tours, la Convention cherche à abréger les assemblées et donc à favoriser la
participation, mais la rupture est importante : les votants sont contraints de choisir dès
le premier tour en fonction de ceux qui pourraient rester en lice comme candidats au
second tour… Dans cette veine modernisatrice, la nouvelle Constitution codifie les
futures élections législatives comme un brouillon assez proche de notre moderne
scrutin d’arrondissement uninominal à deux tours. Ainsi, comme la Déclaration, l’Acte
constitutionnel massivement diffusé en juillet6 contient des innovations majeures,
suffisantes pour en faire, pour un bon siècle, une référence constante de la pensée
démocratique. Dans la continuité des pratiques délibératives des assemblées de
citoyens, le projet leur reconnaît un rôle inédit, la liberté de s’auto-convoquer selon des
règles plutôt libérales, afin de pouvoir exercer un droit capital, la sanction négative des
projets de lois et même celui d’initiative législative. Or, ces avancées, que la
présentation des textes popularise largement, sont en quelque sorte redoublées par le
mode d’adoption proposé, lequel rencontre à son tour une remarquable approbation
des participants.
9 Par le décret du 27 juin et l’Instruction qui l’accompagne, les citoyens assemblés pour le
vote de 93 sont en effet censés envoyer à Paris un des leurs, porteur de leur vœu sur la
constitution matérialisé par le procès-verbal7 de leur réunion. Il n’est jamais précisé si
cet envoyé devra être élu mais tout indique que c’est ainsi que les textes ont été lus et
que cette élection a été parfois vivement disputée. Le choix des envoyés de l’été 1793
aboutira donc à rassembler dans la capitale des milliers d’élus directs des cantons de la
République, une forme de représentation que la Convention aura bien du mal à
maintenir sous son autorité8 et à laquelle aucun des régimes qui lui succèderont,
jusqu’à nos jours, ne fera plus recours. L’importance que prend le choix des envoyés
n’est pas sans relation avec le fait qu’en 1793 les votes « Contre » sont pratiquement
quantité négligeable ; lorsque les citoyens se déplacent, c’est essentiellement pour
voter « Oui », parce qu’ils savent trouver d’autres façons de manifester leurs
préoccupations. C’est en effet le caractère délibératif de ces assemblées, reconnu à la
fois par le projet de constitution et par son mode d’acceptation, qui prend le dessus,
entraînant l’apparition de centaines voire de milliers de vœux particuliers, de portée
locale ou bien au contraire très générale9 et dont certains prolongent, parfois jusqu’à
leur ressembler beaucoup, les cahiers de 1789. Nullement prescrits par les textes, ces
vœux au pluriel sont la façon par laquelle partie des citoyens assemblés entreprennent
d’emblée de mettre en application la nouvelle Constitution, de la même façon qu’autant
d’autres ont pu, au nom d’une application seulement à venir, repousser les projets de
vœux qui leur étaient soumis. Dans chacun de ces cas de figure, les assemblées
affirment leur autorité comme exerçant une portion de la souveraineté 10.
10 L’organisation du vote sur la Déclaration et la Constitution de 1793 dans les
départements, districts et cantons eut donc l’effet de rassembler à Paris des milliers
d’envoyés, porteurs des votes locaux, pour le 10 août, jour anniversaire de
l’insurrection qui avait emporté la monarchie. La vaste cérémonie qui parcourut Paris

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ce jour-là, de la même façon que la Fédération du 14 juillet 1790, consacrait un


anniversaire et scellait un nouveau pacte – mais cette fois directement avalisé par les
votes des citoyens. Ce vote issu du décret du 27 juin couronnait donc une escalade de
nouveautés évidemment conçues comme telles, au point que Barère en signalera le
résultat final comme un phénomène politique, terme à prendre dans son sens le plus
fort. C’est pourtant là une mention exceptionnelle qui nous oblige à faire un retour en
arrière : en effet, à presque aucun moment, le Comité de salut public, les autres comités
ou les conventionnels individuellement n’insistent sur la nouveauté des procédés.
Paradoxalement, l’innovation en matière de vote ou l’amélioration des procédures
démocratiques ne sont quasiment jamais utilisées comme des arguments politiques par
lesquels on en soulignerait la modernité. Au contraire, et dans la continuité de l’Ancien
régime comme des décisions prérévolutionnaires, on met systématiquement en valeur
ce qui témoigne d’une continuité et, si possible, d’un retour à la tradition et aux sources
anciennes du droit. Ni l’innovation, ni la modernité ne sont des valeurs politiques qui
s’affichent comme telles.
11 À chacun des points d’inflexion des années 1780, les ministres réformateurs de
Louis XVI s’étaient efforcés de puiser au moins formellement dans des procédures
antérieurement usitées par la monarchie, le plus loin possible du moment présent.
Necker lui-même recourt très ostensiblement à ce procédé, au départ pour désarmer
les conservatismes, mais cette dimension purement tactique n’est pas nécessairement
la seule. En 1789, dans le schéma général de formation des États généraux, il est
certainement difficile aux contemporains de distinguer ce qui relève de l’utilisation de
procédures anciennes plus ou moins mythifiées et ce qui témoigne d’une création
volontaire. Nous avons pour notre part, en tant que modernes, l’impression de
distinguer facilement en quoi le Règlement Necker innove réellement par rapport au
répertoire politique antérieur, en particulier quand il s’agit du vote des communautés
de base du Tiers-état, mais il nous faut pour en décoder les témoignages tenir compte
de l’esprit d’une époque où l’âge d’or espéré n’est pas tant conçu comme un futur que
peut-être et surtout comme un retour aux origines.
12 Or, les révolutionnaires partagent largement ce point de vue, sous la forme particulière
du retour à un régime proche de la Nature. La radicalité révolutionnaire des Lumières
est inséparable de la généralisation de l’idée de progrès mais elle ne s’est imposée au
XVIIIe siècle qu’au travers de conflits d’idées prolongés : les premières constructions
politiques de 1789 en portent encore la marque et les projets s’inscrivent alors dans
celui d’un « retour aux sources ». Dès l’automne 1789, lorsque la Constituante, armée
d’une Déclaration des droits, s’est attelée à transformer les impulsions surgies dans la
crise sociale de l’été en la construction d’une nouvelle structure administrative,
entièrement élective, organisée en système permanent et froidement novatrice, les
références utilisées dans le pays conservent le cadre de référence antérieur,
témoignant d’un retard certain sur ce qui se passe, inertie classique du pays profond
mais aussi continuité d’une façon de s’orienter. La modernisation radicale exprimée par
la réorganisation administrative-électorale ouvre à son tour sur tout le territoire une
bataille générale pour la délimitation des circonscriptions territoriales, de leurs sièges
et des institutions à créer ou maintenir : des milliers de commissaires montent à la
capitale pour défendre le dossier de leur chef-lieu et combattre ceux des villes rivales ;
ils le font en recourant très largement aux arguments de la tradition et des usages à
côté de propos résolument novateurs, universalistes, rationalistes. Les travaux de
Marie-Vic Ozouf-Marignier ou de Ted Margadant montrent à quel point les porte-

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parole des villes qui s’affrontent peuvent encore privilégier la continuité et réclamer la
localisation d’institutions nouvelles au nom de traditions fort anciennes 11. Malgré
l’âpreté de ces conflits, dont l’avenir devait révéler à quel point ils étaient porteurs
d’enjeux durables, cette confrontation féconde est une conséquence du consensus qui
caractérise l’année heureuse et qui ne durera pas plus qu’elle12. Les contradictions
inséparables d’une révolution rendent ensuite bien plus difficiles les remises en
question territoriales qui recommencent alors à se régler au détail, dans des luttes
d’influence qui épousent au quotidien les débats du moment.
13 Pareillement, à dater de 1791 et pour toute une décennie, même quand les
révolutionnaires continuent d’innover très réellement en matière de votes, élection ou
décision directe, ils ne le crient plus sur les toits mais présentent leurs créations les
plus radicales sous le signe du retour à la Nature. C’est cette figure immémoriale que
Barère et David mettent délibérément en avant dans l’été 1793 en organisant la
cérémonie qui proclame, le 10 août, les résultats du vote. C’est auprès d’elle, figurée
comme une fontaine inépuisable en forme de déesse égyptienne, sur les ruines de la
Bastille, que le président de la Convention et les doyens des élus des cantons
communient en partageant l’eau pure, scène surabondamment illustrée à l’époque 13.
Cette présentation des innovations démocratiques comme des retours à la Nature a
cependant d’importants inconvénients Elle est porteuse en particulier d’une
contradiction gênante puisqu’à l’antiquité supposée des institutions nouvelles s’oppose
alors, souvent avec succès, l’antériorité vécue des cadres religieux traditionnels ;
antiquité pour antiquité, ces derniers ont au moins pour eux la mémoire des habitants
les plus âgés. Notre époque est bien consciente de ce que, lorsque les discours
politiques rivalisent en références mythifiées au passé et à la tradition, c’est souvent
l’original qui est préféré à la copie. La politique religieuse de la Convention, dans ses
divers moments, témoigne bien de cette impasse. Il est pourtant un autre « nœud » des
pratiques de la décennie révolutionnaire qui peut expliquer le recours entêtant à
l’imagerie passéiste du retour aux origines, âge d’or ou contrat social d’opérette : aux
origines mêmes du succès rencontré, cette référence permet de défendre des formes
pratiques de vie politique, de vote et d’élection, que les révolutionnaires construisent à
partir des dernières réalités de l’Ancien régime, du passé immédiat, mais qui
permettent aussi de connaître pendant toute une époque une existence politique d’une
richesse totalement inédite. Le vote individualisé ne sera imposé qu’après le coup d’État
de brumaire et les traditions du vote des citoyens assemblés réapparaîtront ensuite, au
XIXe siècle dans l’univers d’abord clandestin et oppositionnel des associations
politiques, mutualistes, syndicales, partout ou s’élaborait un modèle alternatif au vote
des individus isolés et à la pure représentation politique…

NOTES
1. P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ;
id., Le peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard 1998 ;
id., La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000 ;

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P. Gueniffey, Le nombre et la raison, La Révolution française et les élections, Paris, EHESS, 1993 ;
M. Crook, Elections in the French Revolution, An apprenticeship in democracy, 1789-1799, Cambridge,
Cambridge U. P., 1996 ; S. Aberdam, S. Bianchi, R. Demeude, É. Ducoudray, B. Gainot, M. Genty et
C. Wolikow,Voter, élire pendant la révolution française,1789-1799, Guide pour la recherche, éd. revue et
augm., CTHS, 2006 (1ère éd. 1999) ; S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795, au
travers du dénombrement du comité de division de la Convention nationale et des votes populaires sur les
Constitutions de 1793 et 1795, thèse s/dir. M. Vovelle, U. de Paris I Sorbonne, 2001.
2. B. Fry Hyslop, Répertoire critique des cahiers de doléances pour les États généraux de 1789, Paris,
E. Leroux, 1933 ; id., A Guide to the General Cahiers of 1789 with the Text of Unedited Cahiers, New York,
Columbia U.P., 1936 ; id., Supplément au répertoire critique des cahiers de doléances, Paris, PUF, 1952 ;
John Markoff et Gilbert Shapiro, « L’authenticité des cahiers », Bulletin d’histoire de la Révolution
française, années 1990-1991, Paris, CTHS, 1992, p. 19-70 ; id. The Abolition of Feudalism: Peasants,
Lords and Legislators in the French Revolution, University Park, Pensylvania U. P., 1996 ; P. Grateau,
Les cahiers de doléances, une relecture culturelle, Rennes, P. U. de Rennes 2000.
3. S. Aberdam, « Guerre civile et légitimation, l’exemple de la Constitution de 1793 », Constitution
et Révolution aux Etats-Unis et en Europe, 1776-1815, dir. R. Martucci, Laboratoire d’histoire
constitutionnelle, Macerata, U. de Macerata, 1995, pages 331-359 ; id., « Soumettre la constitution
au peuple », La Constitution du 24 juin 1793 : l’utopie dans le droit public français ?, dir. J. Bart, J.-
J. Clère, Cl. Courvoisier et M. Verpeaux, Dijon, éditions universitaires de Dijon, 1997, p. 139-154.
4. Un écart de participation d’environ 20 % sépare habituellement assemblées communales et
cantonales.
5. S. Aberdam, « Deux occasions de participation féminine en 1793 : le vote sur la Constitution et
le partage des biens communaux », Annales historiques de la Révolution française, 339, janvier-mars
2005, p. 17-34.
6. S. Aberdam, « La Convention en campagne – à propos des éditions du projet de Constitution de
1793 », Le temps des média, Revue d’histoire, 7, hiver 2006-2007, p. 20-34.
7. La masse de ces procès-verbaux de 1793, rassemblés, comme ceux de 1795, sous la cote B II des
Archives nationales constitue une part essentielle de la documentation ; à noter que, plus
nettement que d’autres, ces procès-verbaux sont absents des séries L des Archives
départementales.
8. S. Aberdam, « Un aspect du référendum de 1793 : Les envoyés du souverain face aux
représentants du peuple », Révolution et République, L’exception française, dir. M. Vovelle, éd. Kimé,
1994, p. 213-225.
9. C. Riffaterre, « Les revendications économiques et sociales des assemblées primaires de juillet
1793 », Bulletin d'histoire économique et sociale de la révolution française, 4, 1906, p. 321-380 ; René
Baticle, « Le plébiscite sur la Constitution de 1793 », La Révolution française, t. 57, Paris 1909,
p. 496-524 et t. 58, 1910, p. 5-30, 117-155, 193-237, 327-341 et 385-410.
10. S. Aberdam, « Délibérations en assemblées de citoyens et portions de souveraineté en 1793 »,
Études révolutionnaires, vol. 3, « Suffrage, citoyenneté et révolution 1789-1848 », SER, Paris 2002, p.
9-29
11. T. W. Margadant, Urban Rivalries in the French Revolution, Princeton, Princeton University
Press, 1992 ; Id. « Local Politics and Local Ambitions During the French Revolution », Revolution,
Society and Politics of Memory, The proceedings of the Tenth George Rudé Seminar on French History and
Civilisation, dir. M. Adcock, E. Chester et J. Whiteman, Melbourne, 1996, p. 130-140 ;
D. Nordman,M.‑V. Ozouf-Marignier, R. Gimeno, A. Laclau, Le territoire : I, Réalité et représentation ;
II, Les limites administratives, vol. 4 et 5 de l’Atlas de la Révolution française, Paris, EHESS, 1989 ;
M.-V. Ozouf-Marignier, La formation des départements, la représentation du territoire français à la fin
du XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 1989.
12. S. Aberdam, Démographes et démocrates, l’œuvre du comité de division de la Convention nationale,
Paris, Société des études robespierristes, 2004.

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13. S. Aberdam, « Moïse, Hercule et les eaux pures : allégories autour du vote populaire sur la
constitution française de 1793 » Quaderno 5 du Milan Group in Early United States History, Visions
of the Future, dir. L. Valtz-Mannucci, Milan 1996, p. 173-186.

RÉSUMÉS
On connaît désormais mieux les votes populaires émis lors de l’adoption de la Constitution de
1793. Lors de ces votes, toujours tenus en assemblées de citoyens, on constate que ces derniers,
en sus de ce qui leur est demandé par la Convention, s’entendent globalement pour délibérer,
adopter des vœux et même élire, le tout au nom de l’exercice par eux d’une portion de
souveraineté. Lesdits citoyens se placent ainsi par avance dans le cadre du fonctionnement de la
nouvelle Constitution, qui consacre le rôle éminent de leurs assemblées, mais ils reprennent
également une posture qui avait été celle des sujets du roi délibérant librement sur leurs
doléances en mars-avril 1789. L’énormité de l’événement révolutionnaire, à l’échelle d’une
décennie, s’inscrit ainsi dans la continuité de pratiques villageoises et communautaires
nécessairement antérieures. Leur intensité dès 1789 suppose effectivement une accumulation
antérieure d’expériences mais les façons de penser le changement à cette époque la renvoient
nécessairement à des sources immémoriales, la tradition ou la nature, selon les orientations en
présence.

We now have a better understanding of the “popular votes” cast during the adoption of the
Constitution of 1793. In the course of this voting, always conducted in “assemblies of citizens”,
the participants, going beyond what the Convention had asked of them, generally agreed to
deliberate, articulate their wishes, and even elect candidates –all in the name of exercising a
“portion of sovereignty.” These citizens thus precociously placed themselves within the
framework of the new Constitution, which assigned a prominent role to such assemblies. But, at
the same time, they also assumed the older posture of “subjects of the King” freely articulating
their grievances during the period March-April 1789. Despite the enormity of the decade-long
Revolutionary experience, we can clearly perceive the persistence of older village, borough and
communal practices. To come to grips with the intensity of the revolutionary break after 1789,
people turned to immemorial sources of meaning, Tradition, or Nature, depending on prevailing
influences.

AUTEUR
SERGE ABERDAM
INRA Sciences Sociales

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Aspetti dell’oralità nella letteratura


italiana medievale

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Introduction
Andrea Fassó

1 Trois thèmes de littérature italienne médiévale : voilà une tâche trop facile et trop
difficile à la fois. Quoi de plus simple que de penser à Dante, Pétrarque, Boccace ? Et
quoi de plus compliqué que de trouver des auteurs et des articles qui ne répètent pas à
nouveau sur les « Tre Corone » – le plus souvent avec un maquillage dicté par la
dernière mode – les analyses et les interprétations qui pendant deux siècles ont rempli
des salles entières de bibliothèques ? Ou qui n’inventent pas des thèses farfelues
cherchant l’originalité coûte que coûte ? Peut-être alors la lyrique des XIII e et XIV e
siècles ? Mais, ici encore, on se heurterait à la montagne de travaux qui ont été
consacrés pendant les vingt dernières années à cette tradition, et dont le nombre est
décidément disproportionné par rapport à la valeur réelle de la plupart des poèmes
(qui présentent, en revanche, le grand avantage de la brièveté : la lecture d’un sonnet
ou d’une chanson ne prendra jamais trop de temps).
2 Y a-t-il donc encore des territoires peu explorés dans le Moyen Âge italien ? Peut-être
que oui, si l’on reprend le contact avec cette production à laquelle les spécialistes de
littérature ne s’intéressent que sporadiquement, la considérant comme « mineure ».
C’est le vaste domaine de la communication orale, qui a toujours entretenu – cela va de
soi – un rapport dialectique avec l’écriture, mais qu’on aurait tort de réduire à celle-ci.
Il s’agit d’une réalité moins inconnue que mal connue et même méconnue.
3 D’abord, la « littérature »1 qui descend des milieux cultivés à des auditeurs pour la
plupart illettrés. Si, dès le célèbre concile de Tours de 813, les évêques francs
recommandaient à leur prêtres de transferre les homélies in rusticam romanam linguam
aut thiotiscam, ce n’est qu’à partir du XIVe siècle – mis à part les exceptions comme les
Sermoni Subalpini, qui se situent d’ailleurs à la périphérie de l’aire linguistique
italienne – qu’on commence à disposer d’une vaste documentation, presque un
enregistrement, de ces sermons qui attiraient des foules dans les églises et sur les
places, et qui représentaient (avec la « Bible des pauvres » sculptée sur les façades et
peinte dans les nefs) le moyen principal de transmission de la culture des clercs au
peuple. Les témoignages que nous ont laissés Giordano da Pisa et Giovanni Dominici,
analysés ici par Silvia Serventi, figurent parmi les textes les plus importants de la

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littérature italienne de la fin du Moyen Âge et représentent surtout un document


précieux pour l’histoire de la culture et de la société.
4 Le monde des cantari et des canterini est bien connu des spécialistes, qui lui réservent
d’ailleurs un espace assez limité dans les histoires littéraires . En effet, si on les
envisage du point de vue exclusif de la culture écrite, on a l’impression d’être en
présence de textes peu soignés et somme toute peu intéressants, que l’on ne peut en
tout cas comparer ni aux « grandes » nouvelles de Boccace et de Sacchetti ni aux
« grands » poèmes de Pulci, Boiardo, Ariosto : le langage, même fixé sur le papier, tient
encore de l’improvisation, les motifs et les formules sont frustes, la métrique est
souvent irrégulière. Si on les compare avec leur « sources », la différence saute aux
yeux. Et pourtant, comme le montre Carlo Donà, le repérage de la « source » est bien
souvent illusoire, car on ne doit pas toujours la chercher parmi les textes écrits qui sont
conservés, mais dans une tradition orale à laquelle appartiennent des mythes et des
contes que l’on peut retrouver partout dans le monde. « Les cantari sont aussi
semblables aux contes oraux parce qu’ils sont des contes oraux ». La plupart des
philologues, qui se préoccupent assez peu du folklore et de la poésie populaire, ont
tendance à établir des généalogies de textes écrits et à oublier que ceux-ci ne
représentent, assez souvent, que les affleurements d’une tradition souterraine. Cela
devient tout à fait évident dans le domaine de la chanson populaire : on peut regrouper
les variantes d’une chanson, mais on ne peut pas reconstruire la « vraie » chanson ; ou
plutôt on arrive à isoler les deux ou trois éléments essentiels qui en forment la base.
Cependant, contrairement à la thèse de Bogatyrëv et Jakobson, on a toujours affaire,
selon Glauco Sanga, à des ensembles discontinus, qui sont le fruit de réélaborations
parfois assez profondes répondant à une véritable demande du marché ; en effet, les
chanteurs ou les narrateurs sont souvent des professionnels ou des semi-professionnels
vivant et se déplaçant en marge de la société sédentaire. Reste le problème de l’origine
des chansons. Pour Sanga, elles dateraient de l’âge romantique, le décor médiéval
n’étant qu’une fiction. Ceci est probablement vrai pour la chanson telle que nous la
connaissons. Toutefois, si la Cecilia est « la même chose » que Tosca et Measure for
measure, ici encore on pourra se demander jusqu’où on devra remonter pour
« trouver » l’« inventeur » ou l’« invention » du noyau narratif. L’hypothèse d’une
origine médiévale pourrait alors paraître, non pas trop ancienne, mais, au contraire,
encore trop récente. Mais ceci est vraiment « une autre histoire ».

NOTES
1. Les guillemets sont nécessaires, depuis que Paul Zumthor nous a rappelé que le terme
littérature est lié au texte écrit et que l’expression littérature orale est à la rigueur une contradictio
in adjecto.

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AUTEUR
ANDREA FASSÓ
Université de Bologne

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Les « Cantari » et la tradition écrite


du conte populaire
Carlo Donà

1 1. L’histoire du conte populaire reste à écrire, dans une large mesure. Bien sûr, nous
avons les grandes synthèses produites par l’admirable doctrine de l’école historique : je
pense en premier lieu à Zur Geschichte der Märchen, qui conclut les grandes Anmerkungen
zu den Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm de Johannes Bolte et Georg Polívka
(Leipzig, Diterich’sche Verlagsbuchhandlung, 1930). À côté, il y a les analyses de grands
moments de l’histoire du conte, comme Da Cenerentola a Cappuccetto rosso. Breve storia
illustrata della fiaba barocca de Michele Rak (Milano, Bruno Mondadori 2007). Mais une
reconstruction vraiment complète et satisfaisante de l’évolution du Märchen nous
manque et, vraisemblablement, nous manquera encore longtemps, parce
qu’aujourd’hui, on préfère la spécialisation fragmentaire des lexiques aux synthèses de
large ampleur1.
2 Ainsi, notre connaissance du parcours évolutif qui, à partir des contes purement oraux
de la mémoire ethnique, nous a menés jusqu’aux chefs-d’œuvre écrits par les frères
Grimm – c’est-à-dire, jusqu’à ce type particulier de conte fantastique qui, pour nous,
fixe les paramètres du genre – présente encore de vastes lacunes. Dans une certaine
mesure, ces lacunes sont produites par le caractère même de notre documentation et
sont donc, pour ainsi dire, fonctionnelles et inéluctables, les contes populaires étant,
dans leur essence, des formes hors de l’histoire, qui nagent dans la vague
indétermination du « Il était une fois… ». Mais ces lacunes tiennent moins à l’absence
de documents qu’à une sorte de paresse intellectuelle, qui nous empêche de considérer
de manière critique le riche dossier que Bolte, Polívka et tant d’autres ont réuni avec
une prodigieuse érudition.
3 C’est exactement ce que j’essaierai de faire dans les pages qui suivent, pour améliorer
un peu la compréhension, jusqu’à présent très approximative, d’un des moments
décisifs pour l’histoire du Märchen, celui où l’on commence à décerner l’existence d’une
tradition proprement écrite du conte populaire. J’examinerai donc une fois encore les
premiers documents de ce type, documents tous bien connus depuis longtemps, en

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essayant de jeter sur eux un regard nouveau, et de leur poser, pour ainsi dire, de
nouvelles questions, pour obtenir de nouvelles réponses.
4 2. Le Märchen, en tant que genre littéraire, a une histoire précise et déterminable. Une
histoire qui est sûrement très ancienne, mais qu’on peut reconstruire en grande partie
seulement par fragments, et d’une façon très problématique, parce que notre dossier se
compose forcément de deux parties différentes, et chacune d’elles doit être examinée
juxta sua propria principia . D’un côté, on a le registre de la tradition orale, populaire,
anonyme, folklorique ; de l’autre, le registre de l’exploitation littéraire de cette
tradition, fait de textes déterminés, enracinés dans leur milieu et leur temps, d’auteurs
conscients, qui écrivent le conte en choisissant parmi différentes possibilités
stylistiques, et d’un public qui, d’ordinaire, lit le texte et ne l’écoute pas. Entre les deux
volets de ce diptyque il y a, bien sûr, des rapports très étroits ; mais on ne peut pas
considérer tout à fait sur le même plan un conte de Basile et un des contes recueillis
« du peuple », par des chercheurs comme Bladé, Cosquin ou Luzel. Le sujet peut être le
même, mais la substance littéraire diffère ; le cadre et le mode de la
communication diffèrent, et ce qui diffère surtout, c’est la nature même des contes.
C’est-à-dire, en d’autres termes, qu’on ne peut pas affronter les deux secteurs de
l’histoire du conte avec le même outillage intellectuel. Pour aborder l’un d’eux, on
devra utiliser, par exemple, les données de l’anthropologie, ou des études sur ce que, en
dépit de la contradictio in adiecto, on appelle la littérature orale, comme l’a fait Rudolf
Schenda dans son merveilleux Von Mund zu Ohr. Bausteine zu einer Kulturgeschichte
volkstümlichen Erzählens in Europa (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993) . Pour
affronter la fable littéraire, au contraire, on utilisera les instruments usuels de la
philologie et de la stylistique, de la critique littéraire et de l’histoire, comme en
témoigne, par exemple, le livre – discutable – de Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather.
Straparola, Venice, and the Fairy Tale Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania
Press, 2002.
5 On peut aussi choisir, bien entendu, de se situer en amont de cette dichotomie, en
étudiant le conte en tant que tel, comme schéma abstrait, comme chaîne de motifs et de
thèmes traditionnels, ou bien comme agglomération d’archétypes pleins d’une
merveilleuse substance proprement mythique. Ce regard distancié est parfaitement
légitime, et dans bien des cas utile et productif, mais il fait l’impasse, fatalement, de la
dimension diachronique, du sentiment de l’unicité individuelle des différents témoins à
savoir, en un mot, de la trace de l’histoire. Et même dans ses preuves les plus solides et
convaincantes, par exemple dans les beaux travaux de l’école finnoise, cette
perspective reste confinée dans la dimension purement synchronique d’un présent
éternel.
6 Une approche des contes populaires qui ne soit pas disposée à oublier l’histoire, doit
donc forcément prendre en charge, en même temps, leur côté anthropologique et leur
côté littéraire ; c’est-à-dire qu’on doit accepter la nature double du conte même, et
admettre de le considérer perpétuellement, et contradictoirement, suspendu entre
folklore et littérature, entre oralité et écriture, entre culture populaire et tradition
savante. C’est justement ce qu’il se passe dans les meilleurs produits de la recherche
contemporaine, comme les livres qui constituent le point de départ de ces pages : celui
de Graham Anderson, Fairy Tales in the Ancient World (London-New York, Routledge,
2000), et celui de Jan M. Ziolkowski, Fairy Tales before Fairy Tales. The Medieval Latin Past of
Wonderful Lies (Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2006). Seule l’union de ces

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deux points de vue (je les appellerai, pour simplifier, « anthropologique » et


« littéraire ») peut donner, je crois, une sorte de vision stéréométrique des contes,
conférant aux récits une profondeur et une consistance.
7 D’ordinaire, néanmoins, cette union n’a pas lieu, et on note même une sorte de tension
cachée entre les deux approches des contes, de sorte que les « anthropologues »
ignorent ce qu’en disent les gens de lettres, et les lettrés considèrent les travaux sur les
aspects mythiques, anthropologiques, ou psychologiques des contes avec un curieux
mélange de dédain, de dépit et, peut-être, de peur, parce que, cela va de soi, les
« textes » des anthropologues sont autre chose que les « textes » des philologues.
Autrefois, les choses se passaient différemment : les grands savants du XIX e siècle, tels
Jacob et Wilhelm Grimm, Reinhold Köhler, Gaston Paris ou Angelo De Gubernatis,
savaient se débrouiller parfaitement dans les deux champs, avec une étonnante
maîtrise et une doctrine démesurée. Mais aujourd’hui nous n’avons plus le talent de ces
maîtres, et entre la philologie et l’anthropologie il n’y a plus de langue commune. On le
voit très bien dans le cas de Vladimir Propp. Le savant russe consacra aux contes
plusieurs travaux, de valeur très inégale. Pour les spécialistes des sciences humaines,
son chef-d’œuvre reste sans aucun doute le grand travail sur les racines historiques des
contes de fées, tandis que ceux qui s’occupent des contes du côté littéraire célèbrent
seulement sa Morphologie, œuvre mal conçue, mal fondée et absolument inutilisable
pour une recherche sérieuse2. Autrement dit : les deux cultures ne se parlent pas.
8 3. Donc, les contes existent en deux modalités, apparentées mais distinctes, l’orale et
l’écrite. La tradition orale est certainement prioritaire, c’est-à-dire plus ancienne et
plus répandue et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, reste très stable, aussi
bien dans le temps que dans l’espace. Cela est confirmé par des textes comme l’Histoire
des deux frères (XII e s. av. J.-Ch. ?), que Gaston Maspéro publia en 1882 dans ses Contes
Populaires de l’Egypte Ancien (Paris, Maissonneuve et Larose), ou le conte d’ Amour et
Psyché, inséré dans les Métamorphoses d’Apulée, textes qui sont absolument comparables
à des Märchen modernes ; ou bien par les grandes collections exotiques, comme le
Khatāsaritsāgara de Somadeva (Kashmir, XI e s.), ou les Mille et une nuits (XIVe s. ?), qui
présentent les mêmes types de contes, voire exactement les mêmes contes présents
dans les collections occidentales.
9 Quoiqu’elle soit très ancienne, assez stable et énormément répandue, la tradition orale
n’est ni simple, ni unitaire. À en juger par les nombreux témoignages des auteurs
classiques, en effet, cette tradition devait être diffusée par deux voies très différentes.
D’une part, les contes étaient transmis par des amateurs surtout dans le milieu
féminin : on parle souvent de aniles fabellae3, ou bien de fabulae nutricularum4, que les
femmes racontaient aux enfants, pour les égayer, comme la vieille qui, dans les
Métamorphoses d’Apulée conte l’histoire d’Amour et Psyché, ou pour faciliter le
sommeil, ou comme la nutricula de Tertullien, Adversus Valentinianos, 3 (Migne, PL 2,
580). D’autre part, il y avait des professionnels, les fabulatores, qui amusaient le public
avec leurs histoires5. Ils demandaient une modeste rétribution (cfr. Plinius, Ep. 2, 20 :
Assem para et accipe auream fabulam) [Prépare une petite pièce de monnaie, et écoute
une fable de grande valeur !], et leurs performances réjouissaient les passants (Dion de
Pruse, Or. 20.10), ou les riches qui s’assuraient leurs services, comme Auguste qui,
quand il s’éveillait pendant la nuit, lectoribus et fabulatoribus arcessiti somnum resumebat 6
[il faisait venir des lecteurs et des conteurs, et il reprenait le sommeil.]

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10 Nous savons que la diffusion de ces fabulatores s’est perpétuée, sans aucune solution de
continuité, pendant tout le Moyen Âge. De nombreux témoignages décrivent leur
activité : par exemple deux contes du Novellino nous décrivent leurs récitals aux curiae
de l’empereur Frédéric II et de son gendre, le terrible seigneur de Padoue :
Messere Azzolino di Romano avea un suo favolatore, al quale facea favolare la notte
quando erano le notti grandi di verno. Una notte avenne che ’l favolatore avea
grande talento di dormire, et Azzolino il pregava che favolasse. E ’l favoliere
incominciò una favola d’uno villano…7
[Ezzelino da Romano avait son propre conteur, auquel il faisait conter pendant les
longues nuits d’hiver. Une nuit, il arriva que le conteur avait grande envie de
dormir, et Ezzelino le pria de conter quelque chose. Et le conteur commença une
fable d’un vilain…].
11 Évidemment, puisque verba volant, il ne nous reste plus rien du répertoire de ces
fabulatores, mais on peut sans doute se faire une idée assez précise des contes qu’ils
transmettaient en feuilletant des recueils d’historiettes comme le De nugis curialium de
Walter Map (vers 1135 – vers 1210)8, ou les Otia Imperialia de Gervase de Tilbury (vers
1150 – vers 1228), recueils qui, à partir du titre lui-même, s’efforcent de transcrire le
patrimoine des contes qui circulaient dans les cours royales de la fin du XII e siècle, et
qui sont probablement à considérer précisément comme des encyclopédies pour les
fabulistes. Les écrivains du Moyen Âge qui ont conservé la mémoire de l’activité de ces
personnages sont nombreux, et parfois nous connaissons même quelques noms : le
Bledhricus-Bréri famosus fabulator, par exemple, peut-être identifié avec le noble gallois
Bledri ap Cadivor, dont nous parlent Thomas, Giraut de Barry, et l’auteur de la Deuxième
Continuation du Perceval. Avec lui, on doit citer au moins les trois fabulistes du comte
Harnaut de Guisnes, que Lambert d’Ardres (vers 1160-1227) a évoqués dans son Historia
comitum Ghisnensium.
Senes autem et decrepitos, eo quod veterum eventuras et fabulas et historias ei narrarent, et
moralitatis seria narrationi sue continuarent et annecterent, venerabatur et secum
detinebat. Proinde militem quendam veterarum Robertum dictum Constantinensem, qui de
Romanis imperatoribus et de Karlomanno, de Rolando et Olivero et de Arthuro Britanniae
rege eum instruebat et aures eius demulcebat ; et Philippum de Mongardinio, qui de terra
Ierosolimorum et de obsidione Anthiochie, et de Arabicis et Babilonicis et de ultramarinarum
partium gestis ad aurium delectationem ei referebat ; et cognatum suum Walterum de Clusa
nominatum, qui de Anglorum gestis et fabulis, de Gormundo et Ysembardo, de Tristanno et
Hisolda, de Merlino et Merchulfo et de Ardentium gestis […] diligenter edocebat, familiares
sibi et domesticos secum retinebat et libenter eos audiebat9.
[Il vénérait les vieux et les hommes décrépits, et il les gardait chez lui, pour se faire
conter les aventures des anciens, et les histoires, et les contes, et parce qu’ils
pouvaient compléter et enrichir leurs histoires avec le sérieux de la moralité. Par
conséquent, un vieux combattant, Robert dit de Constantinople, l’instruisait sur les
empereurs de Rome, et sur Charlemagne, sur Roland et Olivier, et sur le roi Arthur
de Bretagne, et lui caressait les oreilles <avec ses histoires> ; Philippe de Monjardin,
pour l’amuser, lui contait de la terre de Jérusalem, du siège d’Antioche, des Arabes
et des Babyloniens, et des prouesses d’outre-mer ; son beau-frère, qu’on appelait
Gautier de Cluse, le renseignait avec soin sur les exploits et les fables des Anglais,
sur Gormont et Ysembart, sur Tristan et Yseut, sur Merlin et Marcolphe, sur les
exploits des gens <de la famille> d’Ardres. <De tous ceux-là> il apprenait
diligemment, il lestenait chez lui, comme des gens de la maison et de la famille, et il
les écoutait volontiers.]
12 Ici, les fabulatores sont des vieux ( senes et decrepitos) qui connaissent la tradition
ancienne (veterum eventuras et fabulas et historias), et qui savent extraire de leur contes
des enseignements moraux. Chacun d’eux semble avoir un répertoire spécialisé, mais,

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dans l’ensemble, ce répertoire comprend presque toute la tradition médiévale sérieuse


(le comique étant laissé de côté, délibérément, sans doute) ; seule la littérature
religieuse n’est pas représentée ici : évidemment le comte Harnaut n’aimait pas le
genre ou bien, peut-être, son chapelain avait l’exclusivité de la matière.
13 Notre connaissance de la tradition orale des contes préservés par les amateurs est,
hélas, encore plus vague et lacunaire. On sait que, jusqu’à l’époque moderne, on avait
l’habitude de conter près du feu, le soir. Boccaccio, par exemple, dans sa Genealogia
Deorum (vers 1359), peint avec mépris une vieille conteuse qui, comme les
anthropologues d’aujourd’hui, croit à l’importance sémiotique de ses propres contes.
[…] non essere alcuna così pazzarella vecchiacciuola d’intorno il fuoco di casa, che
di notte vegghiando con le fantesche racconti alcuna favola dell’Orco o delle Fate et
Streghe, dalla cui spessissime volte finta e recitata, sotto ombra delle parole riferite
non vi senta incluso, secondo le forze del suo debile intelletto, qualche sentimento
alle volte da ridersi poco, per lo quale vuole mettere timore ai picciolini fanciulli
overo porgere diletto alle donzelle, overo farsi beffe di vecchi o almeno mostrare il
potere della fortuna10.
[… quand, près de la cheminée de la maison, en veillant la nuit avec les servantes,
une vieille folle conte une fable de l’ogre, des fées ou des sorcières, une fable qu’elle
a contée et récitée mille fois, elle est convaincue, selon les possibilités de son faible
sens, que derrière ses paroles il doit y avoir quelque signification cachée, digne
d’être prise au sérieux, et elle veut par là épouvanter les enfants, ou amuser les
jeunes filles, ou se moquer des vieux, ou encore au moins montrer le pouvoir de la
fortune.]
14 Combien de contes, et lesquels, étaient présents dans le répertoire de ces amateurs ?
Nous l’ignorons totalement. Mais par analogie avec le répertoire des conteurs
modernes étudiés par les spécialistes des traditions populaires, on peut supposer que,
même pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, un bon conteur devait connaître plusieurs
dizaines de contes différents.
15 4. Soit dans les récitals des conteurs, soit dans les veillées de famille, les fabulae
proprement dites devaient constituer la partie la plus ancienne et strictement
traditionnelle du répertoire. Tout laisse à croire, en effet, que les contes populaires que
nous connaissons d’après les collections des folkloristes sont tous, ou presque tous,
d’origine très ancienne. Et pourtant, généralement, ce n’est pas du tout facile de le
démontrer. Quand, par exemple, dans le Satyricon de Pétrone, Trimalchion dit, en se
référant à soi-même, qui fuit rana, nunc est rex (Sat., 77.6), la tentation d’y voir une
allusion précise au conte, très connu, du Roi grenouille (ATU 440) 11 est, pour moi,
presque irrésistible ; mais malheureusement il n’y a aucun document qui atteste la
circulation de ce conte avant le XVIe siècle.
16 On se trouve assez souvent dans une situation pareille, en repérant les antécédents
d’un conte, et en fixant les étapes de son évolution. Ceci se produit parce que le conte
populaire n’a, jusqu’à la fin du Moyen Âge, qu’une tradition écrite fortuite,
exceptionnelle, très fragmentaire et, pour ainsi dire, dissimulée. Comme le confirme le
fragment de Boccace cité ci-dessus, la culture savante manifeste toujours envers les
contes populaires un dédaigneux ressentiment et un hautain dépit (ineptiae, nugae,
deliramenta)12 ; cette attitude négative devient, cela va de soi, une hostilité ouverte chez
les auteurs chrétiens, qui flairent le paganisme profond des contes et s’en inquiètent.
Le mépris des lettrés et la haine des prêtres exercent une sorte d’interdit systématique,
et jusqu’au XIVe siècle empêchent à la plupart des contes d’affleurer dans le domaine de
l’écriture. On trouve souvent des allusions aux contes merveilleux, des citations, des

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renvois indirects ; on les utilise, par morceaux, pour enrichir quelques tissus
littéraires : mais on ne les écrit guère. Dans la littérature latine et vulgaire des XII e et
XIIIe siècles, en particulier, le Märchen filtre et circule partout, des exempla à
l’hagiographie, du roman au miracle, mais il ne se cristallise presque jamais dans une
forme autonome. Le beau livre de Jan Ziolkowski Fairy Tales from before Fairy Tales, que je
viens de citer, étudie avec une parfaite maîtrise les contes de tradition folklorique
écrits en latin pendant cette époque, et souligne, justement, leur importance ; mais on
ne peut qu’être choqué aussi par leur extrême rareté, du moment qu’en latin, un
millénaire nous a laissé seulement un vrai échantillon du Märchen : Asinarius. Dans les
langues vulgaires, on trouve quelque texte qui dérive des contes merveilleux de la
tradition orale à partir du XIIe siècle : des romans, comme Parthonopeus de Blois ou
Friedrich von Schwaben ; quelque chanson de geste tardive, comme Huon de Bordeaux et
ses continuations ; les lais, qui sont souvent très proches de la tradition folklorique ;
quelque fragment des sagas plus fantastiques et légendaires. Mais ce sont toujours des
élaborations nettement littéraires, qui ne semblent pas rester très proches des vrais
contes populaires (du moins, des contes tels que nous les connaissons d’après les
collections modernes), et qui, de surcroît, en dépit de leur succès, ne laissent pas de
vraie postérité littéraire.
17 La situation est moins dramatique avec l’autre branche des contes populaires, celle des
récits comiques, de style réaliste et de ton léger : sans doute, je crois, parce qu’ils
étaient goûtés par un public spécifiquement masculin, en soi plus proche du niveau de
l’écriture. On voit donc les contes à rire faire leur apparition déjà bien avant l’an mil,
par exemple avec l’admirable Unibos latin (ATU 1535), et s’épanouir bientôt en genres
bien fixés : les ridicula des Carmina Cantabrigensia, les comoediae elegiacae, les fabliaux, les
Mären. Il est significatif, néanmoins, que même pour les contes comiques, il y a une
sorte de frontière difficile à franchir, entre oralité et écriture ; une frontière qu’on peut
dépasser seulement à l’aide d’un genre qui appartient déjà, depuis longtemps, au
domaine proprement littéraire : celui de la fable. C’est bien pour cela que les fabliaux
ont pris de la fable le nom et l’habitude de juxtaposer au conte une morale souvent très
faiblement connexe au récit même. Et c’est pour cela, surtout, que la plus ancienne
collection des fabliaux a survécu, complètement méconnue, précisément à l’intérieur
d’un recueil de fables. Ce sont les Fables de Marie de France, qui, dans la partie la plus
originale du recueil, celle qui n’est pas dérivée du Romulus Nilantinus, mais a été colligée
directement par Marie elle-même, a inséré une quinzaine de véritables « proto-
fabliaux » (nn. 25, 41, 42, 43, 44, 45, 47, 48, 53, 54, 55, 57, 94, 99, 100), c’est-à-dire des
contes comiques avec des acteurs humains, dans la plupart des cas étrangers à la
véritable tradition phédrienne, et connus aussi par des versions authentiquement
populaires. Assez bizarrement, les historiens de la littérature médiévale ont
complètement négligé, à tort, ce côté de l’activité de Marie. Mais l’ancienneté de son
recueil de fables (composé dans le dernier quart du XIIe siècle), la relative abondance de
sa tradition manuscrite (23 témoins), et surtout l’ampleur de la collection de ces proto-
fabliaux (15 textes au moins, vis-à-vis des huit fabliaux de Jean Bodel, ou bien des six de
Gautier le Leu), font de Marie, sans doute, la vraie créatrice du genre.
18 5. La rareté des témoins écrits ne doit pas faire penser à une tradition faible : elle
souligne seulement que cette tradition était toute orale. Bien au contraire, c’est
justement la rareté des Märchen littéraires qui nous oblige à supposer, par
compensation, pour ainsi dire, une diffusion particulièrement large du conte oral.

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19 Je donne un exemple qui me concerne directement. Il y a plusieurs années, j’ai étudié


les rapports entre un curieux roman comique du XIIIe siècle, Trubert de Douin de
Lavesne, et la tradition folklorique du conte ATU 1538, The Revenge of the Cheated Man ou
The Youth Cheated in Selling Oxen13. Le roman est bâti sur le canevas du conte, et chacun
des épisodes de l’histoire trouve des parallèles précis avec telle ou telle autre version
folklorique moderne. Je pensais que Trubert était la première manifestation littéraire de
ATU 1538 ; et, étant donné que le roman n’avait eu, apparemment, aucun succès à son
époque, j’en concluais qu’il n’avait pas pu être la source directe de ses nombreux
analogues folkloriques, et donc qu’il devait s’appuyer sur une tradition orale déjà très
répandue à son époque, une tradition séculaire, étendue sur toute l’Europe et le nord de
l’Afrique, qui reliait l’œuvre médiévale aux contes modernes, et qui justifiait, pour ainsi
dire, leur continuité narrative tout à fait manifeste. Ma thèse était bien fondée, je crois,
mais je me trompais beaucoup en plaçant Trubert au début de la tradition ; je ne savais
pas, à l’époque, qu’on avait découvert depuis longtemps un échantillon de ATU 1538
bien plus ancien : il porte le titre The poor man of Nippur, il est l’un des textes de la
bibliothèque de Sultantepe, il est écrit en accadien et il remonte au deuxième
millénaire avant notre ère14. Trubert et l’ancien récit cunéiforme racontent exactement
la même histoire : cela signifie, non seulement qu’ils offrent deux versions tout à fait
parallèles de ATU 1538, mais qu’ils appartiennent aussi à la même branche de la
tradition. Par exemple, tandis que, dans la majorité des versions folkloriques modernes,
le héros, au début du conte, doit vendre des bœufs, dans ces deux contes-là il s’agit
d’une chèvre. On ne connaît pas d’autres versions écrites du texte entre le récit de
Sultantepe et le roman en ancien français : donc, le conte a survécu pendant trois mille
années, à peu près, seulement dans les dépôts immatériels de la tradition orale. La
chaîne mnémonique doit avoir été bien solide et bien longue pour conserver notre
conte intact, dans une si grande extension de temps et d’espace. On doit supposer
l’existence de milliers de versions orales, sans cesse répétées, conservées, mémorisées,
transmises, de conteur en conteur, de génération en génération, de peuple en peuple,
pour combler l’abîme qui s’ouvre entre le monde accadien, lointain et perdu, et le
folklore d’aujourd’hui.
20 6. En d’autres termes, je crois qu’il est nécessaire, avant tout, de modifier notre
perception du problème. Tradition orale et tradition écrite des contes populaires ne
diffèrent pas seulement en soi, par le mode de la transmission, les occasions du conter,
les caractéristiques de la narration et ainsi de suite, mais elles sont de poids différents.
Aujourd’hui, nous sommes accoutumés à lire nos contes, alors que la tradition orale est
presque disparue, du moins en Europe ; autrefois, jusqu’aux seuils de la modernité, la
tradition écrite était rare et exceptionnelle, tandis que la tradition orale devait être
universellement répandue, habituelle dans tous les milieux et vaste, c’est-à-dire
comprenant un très grand nombre de contes, perpétués de siècle en siècle.
21 Le conte littéraire ne naît vraiment que lorsque cette tradition orale, ubiquitaire et
primordiale, avec la diffusion de l’imprimerie, commence à devenir secondaire, et à se
faire vraiment « populaire », c’est-à-dire, confinée aux niveaux les plus bas de la
société. Et il naît précisément en ce temps-là parce qu’une fraction considérable de la
société commence à se détacher de cette culture folklorique et verbale, et à remplacer
par les livres – livres en papier, imprimés en série, de prix contenu et de dimensions
modestes –, les veillées ou les conteurs de la tradition. Autrefois, on pouvait bien
mettre par écrit un conte, comme firent Apuleius, Douin de Lavesne ou l’inconnu

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auteur de Asinarius, mais ce geste n’était pas provoqué par une vraie nécessité
culturelle, dans la mesure où la soif de contes était déjà assouvie par le canal de
l’oralité ; ces tentatives, donc, restèrent toujours purement épisodiques.
22 Naturellement, le processus évolutif qui transforme le conte populaire oral en conte
écrit est lent, et ne se produit pas partout en même temps : il commence dans les
laboratoires mêmes de la modernité, les villes de l’Italie du Nord pendant la
Renaissance, la ville de Paris au Grand Siècle, l’Allemagne du XIX e siècle qui est en train
de s’industrialiser, et continue jusqu’à nos jours, en laissant toujours, pour ainsi dire,
des larges baies d’oralité, dans les régions les plus latérales et conservatives.
23 Mais quand, et comment, cette évolution a-t-elle commencé ? En d’autres termes,
quelle est la date et le lieu de naissance du Märchen littéraire ? On répond généralement
que le conte, en tant que forme littéraire, naît en Italie, entre la moitié du XVI e siècle et
la moitié du siècle suivant, et plus particulièrement avec les Piacevoli notti de
Zoanfrancesco Straparola (1550-1553) et le Pentamerone de Giambattista Basile
(1634-1636).
It was not until the publication of Giovan Francesco Straparola’s Le piacevoli notti
(1550-53) in two volumes that a seizable number of fairy tales were fist published in
the vernacular and for a mixed audience of upper-class men and woman 15.
Giambattista Basile’s Lo cunto de li cunti overo lo trattenemiento de peccerille (1634-36),
the first integral collection of fairy tales in Europe, is the work that truly marks the
passage from the oral folk tale to the artful and sophisticated « authored » fairy
tale16.
24 Or, les truismes ont toujours un important degré de vérité ; et celui-ci ne fait pas
exception17. Mais, il ne nous dit pas toute la vérité. Certainement, le recueil des Märchen
littéraires naît, en Europe, avec Basile, qui, à son tour, s’inspirait de la longue tradition
du conte-cadre, renfermant en soi plusieurs contes indépendants, distribués en
diverses journées, selon le modèle consacré, chez nous, par Boccace. Ce modèle avait
été renouvelé par Straparola, et par d’autres auteurs, comme Ser Giovanni Fiorentino,
auteur du Pecorone (1378-1385), qui avaient inséré dans leurs collections, à côté des
nouvelles proprement dites, aussi des contes merveilleux d’évidente origine populaire.
Du reste, on avait essayé cette voie depuis longtemps, du moment que le Dolopathos de
Jean de Haute-Seille (vers 1184), une des premières collections européennes à utiliser ce
modèle typiquement oriental, contient déjà un conte, Cygni, dérivé directement de la
tradition folklorique.
25 Mais, si le recueil des Märchen se constitua avec le Pentamerone, le Märchen littéraire en
soi, en tant que genre écrit artistiquement défini, naquit bien avant, et même bien
avant les Piacevoli notti. Il ne vit pas le jour dans les pages des livres de nouvelles, mais
sur les places des villes ; et ses parents ne furent pas des lettrés purs comme Basile ou
Straparola, mais des conteurs semi-cultivés, qui partageaient la tradition orale du
folklore et la culture écrite des savants. C’étaient les héritiers légitimes de l’ancien
lignage antique et médiéval des fabulatores, et, comme eux, gagnaient leur pain en
racontant aux gens un grand tas d’histoires de différents types : légendes pieuses et
arthuriennes, faits d’histoire et de chronique, contes épiques et mythologiques. Leur
nom étais canterini, évidemment parce que, comme il advient toujours dans les
traditions proprement orales, ils racontaient en chantant (cf. chanson de geste) des
textes versifiés, bâtis sur une mesure rythmique ensemble plaine et paisible, flexible et
harmonieuse, qu’on appelle ottava.

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26 Les textes présentés par les canterini s’appelaient cantari : et c’est justement à l’intérieur
de ce genre, que le conte populaire connaît sa première floraison littéraire, une
éclosion riche, abondante, continuée, qui perdura pendant deux siècles au moins, et qui
relie parfaitement, on dirait sans aucun signe de suture, la tradition toute orale des
contes folkloriques et celle, toute écrite, de Basile, de Perrault, des Grimm.
27 7. Les Cantari sont un genre fortement pénalisé par l’historiographie littéraire italienne,
fondée encore (mais en cachette !) sur des présuppositions de type qualitatif (Croce),
distinguant carrément la littérature « haute », la « vraie poésie », les « chefs-d’œuvre »,
de la littérature « subalterne », « populaire », « de consommation ».
28 Or, les cantari sont placés sans aucune hésitation dans la deuxième catégorie 18, et on les
considère donc habituellement comme une littérature mineure : ils sont les parents
pauvres de genres nobles comme la nouvelle ou le poème chevaleresque. En effet, ils
étaient un genre populaire par excellence, une sorte de littérature de colportage ou de
bibliothèque bleue avant la lettre, qui exerçait, surtout, une précise et importante
fonction de médiation culturelle. Ils vulgarisaient des thèmes et des histoires tirés de la
tradition littéraire19, souvent de la tradition étrangère, comme dans le cas du plus
ancien spécimen du genre, le cantare de Fiorio e Biancifiore, évidemment dérivé du Floire
et Blanchefleur français (mais on ne sait bien comment, peut-être grâce à la médiation
du Filocolo de Boccace) ; ou bien dans le délicieux La dama del verzù, nouvelle élaboration
de la Châtelaine de Vergi.
29 La matière littéraire de ces textes courtois ou épiques, classiques ou dévots, n’était pas
seulement traduite dans la langue de tous, simple et immédiatement expressive, mais
était aussi façonnée dans un véritable goût populaire : le décor ou la psychologie des
personnage, par exemple, devenaient hauts en couleur et sans nuances, comme les
figures dans les images d’Épinal. Même dans les cantari de plus noble ascendance
classique, tels que Patroclo e Insidoria, La caccia di Meleagro, ou Giasone e Medea 20, la source
littéraire (latine, dans ces cas, Ovide surtout) devient vraiment autre chose : on
pourrait dire qu’elle se popularise intimement, en glissant du domaine de la littérature
proprement dite à celui de l’art folklorique. Voir, par exemple, comment La guerra di
Troia, composée d’après l’Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne, nous
raconte le début de la guerre :
Venuta d’ogni part’è questa gente
per acquistare Elena la reina,
moglie de’ re Menelao piacente,
che luce più che stella matutina ;
delle parti di Grecia veramente
si partiro un martedì mattina
[al]la strution di Troia e de’ Troiani :
quivi fuor tucti, cavalier e vilani.
[Ces gens sont venus de partout / pour conquérir la reine Hélène, / la belle femme
du roi Ménélas, / plus rayonnante que l’étoile du matin. / En vérité des alentours de
la Grèce / ils partirent le matin d’un mardi / pour détruire Troie et les Troyens : / là
ils furent tous, et les chevaliers et les vilains.]
30 Assurément la marque la plus typique de cette popularisation, comme l’avaient déjà
remarqué Vittore Branca21 et Mario Petrini22, est un vernissage de merveilleux qui rend
les cantari, du point de vue stylistique, très proches, en soi, de l’atmosphère fascinante
du conte populaire . Branca termine son essai en observant que : « Nel paesaggio della
nostra letteratura, così deserto di prospettive fiabesche, sono proprio i cantari a far da
pendant arcaico e stilizzato alla grandiosa e fantastica invenzione barocca del Basile »

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(p. 108) [Dans le paysage de notre littérature, dépourvu de perspectives fabuleuses,


c’est bien dans les cantari qu’on trouve le pendant archaïque et stylisé de l’invention
baroque, grandiose et fantastique, de Basile]. C’est vrai, parce que la tonalité stylistique
particulièrement propre du Märchen, étudié par Max Lüthi, et par d’autres folkloristes,
comme le grand Axel Olrik, aujourd’hui trop souvent oublié, ce séduisant mélange
d’abstraction et de rigidité, de formularité et de force évocatoire, de symboles et
d’archétypes qui produit toujours la magie des contes populaires, affleure pour la
première fois au niveau de la littérature précisément avec nos cantari. Nous avons vu
qu’il y a, avant eux, quelques contes populaires littérairement élaborés ; mais ce sont
presque toujours des œuvres d’inspiration cultivée, qui traduisent dans la langue de la
littérature des scénarios empruntés au folklore : comme dans le cas des merveilleux
Lais de Marie de France, qui ne conservent presque rien de leur primitive allure
bretonne. Au contraire, avec le cantari chaque conte, même le plus élevé, acquiert une
patine fabuleuse, et semble issu d’une veillée de bonnes femmes. Sans doute, cela n’
arrive pas par hasard : c’est une conséquence directe de la nature essentiellement orale
de ces textes. Le cantari sont aussi semblables aux contes oraux parce qu’ils sont des
contes oraux. Je le répète : ils étaient récités par le canterini, et écoutés par le public ;
l’écriture et la lecture étant sans doute, pour ce genre, seulement des formes tardives et
accessoires de diffusion. Cette oralité primaire et fondamentale structure tout le texte
des cantari, et se manifeste très clairement, en particulier, dans leur tradition. Diffusés
par écrit à partir du XIVe siècle, les cantari ont laissé relativement peu de traces
manuscrites, et chaque témoin présente une version très différente de l’autre. C’est un
peu la même situation qu’on retrouve dans la tradition manuscrite des fabliaux, et
probablement dans l’un et l’autre cas, cette mobilité textuelle accentuée n’est que le
reflet immédiat et changeant de la mouvance et de l’instabilité des primitives versions
orales. Ces versions orales présentées par les canterini de ville en ville, d’autre part,
devaient être très largement répandues, du moins à en juger par le nombre des éditions
imprimés de nos textes. En effet, les cantari bénéficierent d’une diffusion
exceptionnelle dans l’imprimerie, attestée, entre 1475 et 1550, par un nombre étonnant
d’éditions populaires, de livrets, de feuillets volants, qui sont aujourd’hui en large
mesure perdus, mais qui formaient, jadis, un véritable océan de papier 23.
31 8. À la fois par leur position liminale entre littérature et folklore, par le caractère
authentiquement populaire de leur public et, enfin, par le style très proche de celui des
contes oraux, les cantari se trouvaient dans une position idéale pour faciliter la
transition des Märchen au niveau littéraire.
32 Les canterini, perpétuellement à la chasse de quelque argument pour amuser leur
public, comprirent bientôt que les canevas de la tradition folklorique pouvaient être
utilisés avec profit pour bâtir leurs petits poèmes en octaves, et promettaient de
bonnes chances de succès. Ces canevas étaient, pour ainsi dire, à portée de main et
faciles à obtenir, en compulsant simplement les archives de la mémoire ethnique ; ils
sortaient de la tradition, et, en tant que tels, étaient sûrement chéris par le public
simple et non cultivé des rues et des places ; enfin, ils mettaient en scène un nombre
très limité de situations « classiques », de vrais topoi narratifs d’efficacité certaine, en
soi très chers, sans doute, à des gens qui devaient aimer, comme les enfants, ou comme
le public niais de la culture de masse d’aujourd’hui, le principe de la répétition rituelle
et stéréotypée.

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33 Quoi qu’il en soit, on voit apparaître de bonne heure un grand nombre de cantari tous
créés à partir de scénarios propres de la tradition du conte populaire. Tous les
domaines de cette tradition ont été utilisés par les canterini. Le champ du Märchen
proprement dit, avant tout, avec Liombruno (< ATU 811 + ATU 400), Bel Gherardino (< ATU
400), Ponzela gaia (< ATU 401), Gismirante (ATU 302) , Storia di tre giovani e tre fate (< ATU
566), Stella e Mattabruna (< ATU 707), Trattato della superbia e morte di Senso (< ATU 470 B) ;
Storia del pescatore (< ATU 757), et ainsi de suite. Mais aussi les champs voisins des
contes à rire, avec Campriano (< ATU 1535), Grillo medico (< ATU 1641), Storia di tre donne
che ognuna fece una beffa al marito (ATU 1406), et d’autres textes ; celle de la légende
pieuse, comme dans la Storia d’Invidia (ATU750 B) ou la Storia dell’angelo e del romito (ATU
759) ; et même celui de la nouvelle, comme dans Perché si dice è fatto il becco all’oca (ATU
854) ou bien Fiorindo e Chiarastella (ATU 930).
34 Dans chacun de ces textes, la proximité à la tradition du conte populaire est évidente,
et tout laisse croire que, du moins dans la majorité des cas, le canterino a exploité des
sources strictement orales pour façonner son poème. Entendons-nous : dans quelque
cas, on a des versions littéraires antérieurs au cantare ; mais elles sont presque toujours
éloignées et isolées, et semblent être tout à fait indépendantes de nos textes. C’est le
cas, par exemple, du Campriano qui dérive du type ATU 1535 ; ce type s’était déjà
manifesté auniveau littéraire dans le Versus de Unibove, un petit poème latin très ancien
(deuxième moitié du XIe siècle), mais rien ne nous permet d’établir quelque lien entre
ces deux textes. Enfoui dans un manuscrit unique de la bibliothèque de l’abbaye de
Gembloux (aujourd’hui à Bruxelles, Bibliothèque Royale 10078-10095, ff. 38 v-42 v), Unibos
n’a eu aucune postérité littéraire directe. Par contre, on a une tradition folklorique
immense : on connaît à peu près 900 versions de ATU 1535, attestées sur un territoire
qui couvre l’Europe entière, une partie de l’Asie et l’Afrique méditerranéenne : et c’est
sans doute de cette tradition extrêmement riche, plutôt que de l’évanescente tradition
littéraire antécédente, que l’inconnu auteur du Campriano a tiré le modèle de son conte.
35 Chacun de ces cantari, qu’on appelle, à tort, « cantari novellistici » ou « cantari
leggendari »24, et qu’on devrait plutôt appeler « cantari favolistici » ou bien
« fiabeschi », comme l’a fait Daniela Delcorno Branca25, reprend un – et un seul – type
narratif traditionnel. Le modèle folklorique est toujours parfaitement évident, il
constitue toujours la dominante narrative du texte, et en général, à en juger par la
comparaison avec les contes populaires modernes du même type, a été suivi par les
canterini avec respect et fidélité. Pourtant, cela ne veut pas dire que nos cantari sont
tout à fait identiques aux contes folkloriques. Un conte ne dure que quelques minutes,
tandis qu’un cantare devait remplir un récital d’une longueur beaucoup plus
considérable, souvent distribuée dans deux ou trois sessions distinctes. Il y avait donc
pour les canterini la nécessité de garnir un peu la maigre sécheresse de leurs sources
populaires, ce qu’ils ont fait en leur adjoignant un quelque décor courtois, ou bien des
traits descriptifs, et en enrichissant ici et là l’histoire par des épisodes tirés en
prévalence du répertoire romanesque.
36 On peut bien apercevoir ce travail d’ornementation littéraire, par exemple, dans un des
plus anciens parmi nos textes, le Gismirante d’Antonio Pucci (1310-1388), qui, en deux
cantari de 45 et 61 octaves, raconte une histoire bien connue des spécialistes de
narrative populaire, tirée du type ATU 302 The Ogre’s Heart in the Egg, à son tour
témoignée par plus de 250 versions folkloriques. Le canevas du conte populaire a
apporté à Pucci le schéma de toute la partie centrale de son œuvre (I 16-23, 31-45, II

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1-21, 33-45, 49-61), celle où il raconte l’histoire d’un jeune chevalier qui sauve d’une
menace mortelle un griffon, un aigle et un épervier. Ensuite, il réussit à conquérir
l’amour d’une princesse de merveilleuse beauté, mais, pendant qu’il est en train de la
conduire à la cour du roi Arthur, elle est enlevée par un homme sauvage, qui la
renferme dans un château de métal, où personne ne peut pénétrer. Avec l’aide d’une
fée, Gismirante apprend à la fois la position du château et aussi le secret de l’homme
sauvage : pour vaincre son ennemi, il doit découvrir où il cache son cœur. Celui-ci est
conservé loin, près de Rome, dans un terrible sanglier, « il porco Troncascino / ch’a
Roma signoreggia ogne cammino » (II 14.7-8) à l’intérieur duquel il y a un lièvre qui, a
son tour, contient un moineau : seulement en tuant, l’une après l’autre, les trois bêtes,
on peut s’emparer du cœur, et donc tuer l’homme sauvage. Gismirante parvient à
accomplir l’aventure grâce à sa prouesse tout à fait exceptionnelle, mais aussi grâce à
l’aide des trois oiseaux qu’il a sauvés : le griffon lui permet de traverser « un’acqua
smisurata / che niuno uomo no˙la può passare » [une eau démesurée / que personne ne
peut traverser](II 4.3-4) et de trouver la fée ; l’aigle prend le lièvre issu du sanglier, tué
par Gismirante ; tandis que l’épervier s’empare du moineau, issu à son tour du lièvre.
Avec le petit piaf, Gismirante peut entrer dans le château de l’homme sauvage, et tuer
le monstre en tuant le moineau : il peut ainsi conduire sa princesse à la cour du roi
Arthur où il se marie avec elle.
37 Ce résumé peut donner l’idée de la fidélité avec laquelle les cantari suivent leurs sources
folkloriques : ce qu’on lit, dans les alertes octaves du Gismirante, c’est bel et bien un
Märchen. Mais Pucci – fabricant de cloches, joueur de trompette de la ville de Florence
et écrivain autodidacte – a dû enrichir son canevas avec des expansions narratives pour
tirer son conte en longueur jusqu’à une centaine d’octaves. Ainsi, il a ajouté,
successivement :
– un préambule parfaitement inutile (I 1-15) comprenant le topos arthurien du repas
retardé jusqu’à l’arrivée de quelque nouvelle, et le motif traditionnel – on pourrait dire
tristanien – du cheveu doré de la dame qui suscite l’amour du héros ;
– une version, superflue, du motif de la dame que personne ne peut voir pendant
qu’elle chevauche hors de son château, qu’on connaît aujourd’hui surtout par l’histoire
de Lady Godiva (I 24-30) ;
– une interpolation saugrenue (II 21-32 et 46-48), avec le thème du héros qui sauve le
fils du roi destiné à être donné en sacrifice à un monstre dévastant le pays, complété
par le vieux motif mythique du héros vigoureux, qui peine à trouver des armes et un
cheval convenables à sa force.
38 Le caractère superflu et inutile de ces trois expansions narratives est évident : elles
rendent l’histoire compliquée, contradictoire, fatigante ; elles sont assurément le fruit
de la culture littéraire de Pucci et servent seulement pour allonger la sauce. Toutefois,
elles ne changent pas la nature profonde du Gismirante : le cantare est, et reste, un conte
populaire sous forme littéraire.
39 9. On pourrait affirmer à peu près les mêmes choses pour chacun de ces « cantari
favolistici ». La source populaire est toujours unique, déterminée et clairement lisible
dans le texte ; les interpolations littéraires sont toujours juxtaposées et factices ; elles
ne changent toujours pas le fondement de la narration : sa dépendance étroite vis-à-vis
des contes traditionnels, qui ont toujours fourni le modèle pour la structure des textes,
reste évidente. Il vaut mieux ici ne pasdécrire en détail tous ces contes : pour certains
d’entre eux, j’ai déjà essayé de le faire, et je me borne à renvoyer, ici, à mes travaux

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précédents26. Mais il vaut quand même la peine de souligner, pour terminer, encore
trois points qui me semblent importants.
40 Pris dans leur ensemble, ces textes constituent un corpus de dimension considérable
(comprenant à peu près une vingtaine de textes) et de considérable ancienneté. Ces
cantari sont tous difficiles à dater, mais s’échelonnent assurément de la deuxième
moitié du XIVe siècle (le manuscrit Magliabechiano VIII 1272 de la Bibliothèque
Nationale de Florence, qui nous a transmis le Bel Gherardino, est probablement antérieur
à 1375) à la fin du siècle suivant. Probablement ce corpus était en fait encore plus vaste
et plus ancien de ce qu’on peut supposer aujourd’hui, étant donné que la mise en page
de ces textes semble tardive et non systématique. Pourtant,les textes qui ont survécu
jusqu’à nos jours restent le premier vrai échantillon de la fable littéraire dans la
littérature européenne : pour la première fois, le dépôt narratif de la tradition orale a
été systématiquement et régulièrement exploré. En d’autres termes, les cantari ont
véritablement ouvert la voie qui mène des contes populaires à la nouvelle, cette
dernière étant davantage conditionnée, après Boccace, par les conventions et les tabous
de l’univers littéraire, comme en témoigne la préface, un peu embarrassée, avec
laquelle Orfeo della Carta ouvrait la première édition des Piacevoli Notti :
Meco pensando, amorevoli donne, quanti e quali siano stati quelli celesti e sollevati
spiriti, i quali così negli antichi come ne’ moderni hanno descritto varie favole […] a
nome vostro darò in luce le favole e gli enimmi dell’ingenioso messer
Gioanfrancesco Straparola da Caravaggio […]. Appresso di ciò voi non risguarderete
il basso e rimesso stile dello autore, perciò che egli le scrisse non come egli volse,
ma come udì da quelle donne che le raccontarono, nulla aggiongendole o
sottraendole27.
[En réfléchissant en moi-même, dames amoureuses, combien, et quels, ont été les
esprits merveilleux et nobles qui, à la fois dans les temps anciens et dans les temps
modernes, ont écrit des fables […], en votre nom, je publierai les contes et les
énigmes de l’ingénieux monsieur Gioanfrancesco Straparola da Caravaggio […].
Vous n’aurez pas égard au style humble et négligé de l’auteur, parce qu’il n’a pas
écrit ses contes comme il voulait, mais comme il les a entendus des femmes qui les
contaient, sans rien ajouter ni soustraire].
41 Nos cantari ont pu tracer et ouvrir le chemin du folklore à la littérature parce que,
comme je l’ai déjà souligné, ils naissent exactement à la frontière entre la tradition
orale et la tradition écrite ; et je crois qu’ils ont pu voir le jour justement parce que,
appartenant surtout à l’oralité, ils ont évité les obstacles et les barrages culturels qui
avaient jusqu’alors interdit, sauf des cas exceptionnels, la transcription littéraire du
Märchen. Chose encore plus remarquable, les cantari conservent toujours cette position
intermédiaire : dans le double sens que, écrits tardivement, ils maintiennent une riche
circulation orale, et que, passés du folklore à la littérature, ils entretiennent un rapport
vivant avec leur domaine d’origine. Cela est évident, par exemple, dans une délicieuse
lettre d’Andrea Calmo (1509/10-1571), qui décrit une veillée, et nous donne de surcroît
une idée assez précise du répertoire des conteurs. Or, ce répertoire comprend,
justement, d’une part des contes traditionnels, d’autre part une série de cantari.
…e torna tutti a sentar digando le pi stupende panzane, stampie e imaginative del
mondo, de comare oca, de fraibolan, de osel bel verde, de statua de legno, del
bossolo de le fade, d’i porceleti, de l’aseno che andete remito, del sorze che andete
in pelegrimazo, del lovo che se fese miedego, e tante fangalughe, che no besogna
dir. Qui che ha pi sal in zuca, recita la historia de Otinelo e Giulia, e quella de Maria
per Ravena, el contrasto de la Quaresema e de Carneval, Guiscardo e Ghismonda, de
Piramo e Tisbe, l’è fato el beco a l’oca, et de ponzè el mato cugnà 28.

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[…et tous s’assoient de nouveau, pour dire les blagues, les plaisanteries, les fariboles
les plus merveilleuses du monde, Ma mère l’oye, fraibolan [ ?], l’oiseau vert, la statue
de bois, la boîte des fées, les petits cochons, l’âne qui se fit ermite, la souris qui alla
en pèlerinage, le loup qui se fit médecin, et d’autres niaiseries, qu’on ne devrait pas
dire. Qui a plus de bon sens récite les histoires de Otinello e Giulia et de Maria per
Ravenna, leContrasto di Quaresima e Carnevale, Guiscardo e Ghismonda, Piramus et Tisbé,
comment on a fait le bec à l’oie, le Beau-frère fou de Ponzé].
42 Appris par cœur par des amateurs et récités pendant les veillées, ces cantari, issus des
contes folkloriques, ont laissé ensuite des traces très claires dans la tradition orale : l’
Indice delle fiabe popolari italiane di magia, par exemple, listé sous le type ATU 400
plusieurs contes évidemment et directement dérivés du Liombruno29. D’ailleurs, ces
cantari ont été régulièrement publiés pendant des siècles. Campriano, par exemple, a eu
un succès éditorial long de plus de quatre cent années, qui va de l’édition populaire de
la fin du XVe siècle aujourd’hui conservée, en exemplaire unique, à la Bibliothèque Mai
de Bergamo (Cinq. 3 492) jusqu’à la Storia da ridere di Campriano contadino, imprimée à
Firenze par Salani en 1880 ; et il était un vrai héros populaire, comme en témoigne le
Malmantile de Lorenzo Lippi (1606-1665) – poème écrit en cantari –, cantare XI, 28.5-6 :
« Che né meno con il suon della sua tromba / Campriano gli farebbe risentire… » 30 [Que
même par le son de sa trompette / Campriano ne pourrait les réveiller…].
43 En d’autres termes, il est impossible de distinguer nettement entre écriture et oralité :
il suffit de feuilleter la Novellaja Fiorentina de Vittorio Imbriani (1877) 31 pour
comprendre que les deux domaines ont toujours été proches et perméables, et que la
tradition de nos cantari et celle du conte populaire sont toujours restées parallèles.
44 Dernière observation. La position liminale des canterini entre tradition folklorique et
tradition littéraire, qui a permis la naissance des « cantari favolistici » ouvrant au
Märchen la voie de l’écriture un siècle et demi avant Straparola, a produit aussi la
moderne damnatio memoriae de ces documents. Nos cantari ont été complètement
négligés, en tant que textes littéraires, par les spécialistes du folklore : par exemple il
n’y a aucune notice sur eux dans les encyclopédies du conte folklorique citées ci-
dessus à la note 1 ; même le Dizionario della fiaba italiana de Gian Paolo Caprettini 32 les
ignore complètement, tandis quel’Indice delle fiabe popolari italiane di magia cité ci-dessus
consacre au Liombruno (qui a eu une postérité folklorique imposante) exactement trois
lignes (vol. II, p. 556). Les philologues, à leur tour, ont toujours montré un dédain total
vers la composante populaire, en étudiant nos textes seulement du côté strictement
littéraire : de plus, ils ont méconnu les rapports avec la tradition des contes oraux avec
un acharnement et un embarras qui font penser plus à une censure névrotique qu’à un
simple cas d’ignorance33.
45 Ainsi, ces cantari, jadis tant chéris, sont restés dans l’ombre de l’oubli, mal compris,
considérés (avec le mètre, impropre, de la littérature) comme des œuvres sans
importance, insérées à force dans des cadres conceptuels et esthétiques qui leur sont
étrangers. J’espère avoir prouvé, ici, qu’ils doivent être placés, au contraire, dans le
domaine du conte populaire : là ils acquièrent sens et beauté, et obtiennent un rôle
historique considérable.

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NOTES
1. Comme l’immense Enzyklopädie des Märchens (Berlin-New York, De Gruyter, 14 volumes), la
plus modeste The Greenwood Encyclopaedia of Folktales and Fairytales, éditée par Donald Haase (trois
volumes, Westport-London, Greenwood Press, 2008), ou bien l’agile The Oxford Companion to Fairy
Tales, dirigé par Jack Zipes (Oxford, Oxford University Press, 2000).
2. V. Propp, Le radici storiche dei racconti di fate, Torino, Boringhieri, 1972 (éd. or. 1946) ; V. Propp,
Morphologie du conte, Paris, Éditions du Seuil, 1970 ; sur les limites du travail de Propp cf. C. Donà,
« Vladimir Propp e la morfologia della fiaba », Omaggio a Gianfranco Folena, Padova, Editoriale
Programma, 1993, p. 2103-25.
3. Cicero Nat. Deor. 3.5.12 ; Hor. Sat. 2.6.77, Tibullus 1.5.84 ; Quint 1.8.9, Apuleius Met. 4.27 ;
Minucius Felix Oct. 20.4 ; Saint Paul, 1 Thim. 4, 7 parle de γραώδεις μύθους, expression que la
Vulgata traduit avec aniles fabulas.
4. Quint. Inst. Orat. 1. 9.2
5. A. Scobie, « Storytellers, Storytelling, and the Novel in Graeco-Roman Antiquity », Rheinisches
Museum für Philologie, 122, 1979, p. 229-59.
6. Suet. Augustus, 78.
7. Novellino, dans Novellino e Conti del Duecento, éd. S. Lo Nigro, Torino, UTET, 1981, p. 59-213, n°
XXXI, p. 114.
8. A. Varvaro, Apparizioni fantastiche. Tradizioni folcloriche e letteratura nel Medioevo, Bologna, Il
Mulino, 1994.
9. Lamberti Ardensis Historia comitum Ghisnensium, edidit I. Heller, MGH SS 24, Leipzig,
Hiersemann, 1925, p. 550-642, chap. 96, p. 607.
10. Je cite d’après G. Boccaccio, Della genealogia degli dei libri quindeci, Venezia, Valentini, 1617,
livre 14, chap. 10, fol. 221v .
11. D’ici en avant, on se référera aux contes suivant la numération de l’index des types de Aarne
et Thompson, selon la récente révision de Hans-Jörg Uther, The Types of International Folktales. A
Classification and Bibliography, 3 vol., Helsinki, Academia scientiarum Fennica (FF Communications
voll. CXXXIII-CXXXV, n° 284-286), 2004.
12. Cfr. Scobie, art. cit., p. 244-45 : « The term anilis fabula, and its Greek equivalent, was the
ultimate insult that a literary critic could apply to a writer’s work, or that anyone could apply to
another person’s speech. The term among the literati was equivalent to “nonsense”, “rubbish”.
Any fabula, in fact which lacked a didactic message or which was not employed in an instructive
context, in short, any tale which was told for its own sake for entertainment only was relegated
by the ancient world’s severest critics to nursery ».
13. C. Donà, Trubert o la carriera di un furfante, Parma, Pratiche, 1994.
14. O. R. Gurney, « The Tale of the Poor Man of Nippur », Anatolian Studies, 6, 1956, p. 145-82 ; 7,
1957, 135-36 ; O. R. Gurney, « The Tale of the Poor Man of Nippur and its Folktale Parallels »,
Anatolian Studies, 22, 1972, p. 129-58 ; J. S. Cooper, « Structure, Humor and Satire in the Poor Man
of Nippur », Journal of Cuneiform Studies, 27, 1975, p. 163-74 ; H. Jason, « The Poor Man of Nippur,
an Ethnopoetic Analysis », Journal of Cuneiform Studies, 31, 1979, p. 189-215 ; S. B. Noegel, Word Play
in the Tale of the Poor Man of Nippur, Acta Sumerologica 19, 1996, p. 169-86.
15. Jack Zipes, When Dreams Came True. Classical Fairy Tales and Their Tradition, London-New York,
Routledge, 2007, p. 9.
16. N. Canepa, « Italy », The Oxford Companion to Fairy Tales, Oxford, Oxford University Press,
2000 ; cf. Out of the Woods. The Origin of the Literary Fairy Tales in Italy and France, edited by N. L.
Canepa, Detroit, Wayne State University Press, 1997, I. The Rebirth of a Genre : The Creation of the
Literary Fairy Tale in the Seventeenth Century, p. 37-98.

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17. Je néglige délibérément les thèses de Ruth B. Bottingheimer, Fairy Tales, a New History,
Albany, Excelsior Editions, 2009, qui nie simplement l’existence d’une tradition folklorique des
contes, du moins des contes fantastiques (p. 1 : « folk invention and transmission of fairy tales
has no basis in verifiable fact »), et réduit l’histoire des Märchen à celle de ses témoignages
littéraires. Exposées avec un style journalistique haut en couleur mais sans rigueur, et presque
dépourvues de l’appui d’une documentation sérieuse, ses thèses, à mon avis, visent seulement à
épater les folkloristes et présentent de graves erreurs théoriques et historiques : je crois donc
qu’il ne vaut pas la peine de les discuter.
18. F. Cossutta, « Un esempio di letteratura di consumo nel passato : cantari del secolo XIV »,
Trivialliteratur ? Letterature di massa e di consumo, Trieste, Lint, 1979, p. 104-47.
19. A. Balduino, « Letteratura canterina », Id., Boccaccio, Petrarca e altri poeti del Trecento, Firenze,
Olschki, 1984, p. 57-92, p. 59-60.
20. Pour tous ces textes reste fondamental le vieil essai de F. A. Ugolini, I cantari d’argomento
classico, Genève-Firenze, Olschki, 1933.
21. V. Branca,«Nostalgie tardogotiche e gusto del fiabesco nella tradizione narrativa dei
cantari », Studi di varia umanità in onore di Francesco Flora, Milano, Mondadori, 1963, p. 88-108.
22. M. Petrini, La fiaba di magia nella letteratura italiana, Udine, Del Bianco, 1983, p. 95-120.
23. L. Rubini, « Fiabe in ottava rima : il cantare fiabesco a stampa (1475-1530) », Il cantare italiano
fra Folklore e Letteratura, éd. M. Picone et L. Rubini, Firenze, Olschki, 2007, p. 413-40.
24. Cfr. les titres des deux principales éditions de ces textes, celle de Ezio Levi, Fiore di Leggende.
Cantari antichi, Serie prima, Cantari Leggendari, Bari, Laterza, 1914, et la plus récente Cantari
novellistici dal Tre al Cinquecento, éd. E. Benucci, R. Manetti, F. Zabagli, 2 vol., Roma, Salerno
Editrice, 2002.
25. Cantari fiabeschi arturiani, éd. Daniela Delcorno Branca, Milano-Trento, Luni, 1999.
26. C. Donà, « Cantari e fiabe : a proposito del problema delle fonti », Rivista di Studi testuali, 6-7
(2004-2005), p. 105-37 ; C. Donà, « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 », La fiaba e
altri frammenti di narrazione popolare, Atti del Convegno internazionale di studio sulla narrativa
popolare, Padova, 1-2 aprile 2004, Firenze, Olschki (“Biblioteca di Lares”, LX), 2006, p. 1-21 ; C.
Donà, « Cantari, fiabe e filologi», Il cantare italiano fra folklore e letteratura, Atti del Convegno
Internazionale di Zurigo, Landesmuseum, 23-25 giugno 2005, éd. M. Picone et L. Rubini, Firenze,
Olschki (Biblioteca dell’Archivum Romanicum, série I, n° 341), 2007, p. 147-70.
27. Giovan Francesco Straparola, Le piacevoli notti, éd. G. Rua, Bari, Laterza, 1927, vol. I, p. 3-4.
28. Le Lettere di Andrea Calmo, éd. V. Rossi, Torino, Loescher, 1888, p. 346-47.
29. R. Aprile, Indice delle fiabe popolari italiane di magia, 2 voll., Firenze, Olschki (Biblioteca di
Lares, LVI), 2000, vol. II, p. 536-60.
30. Faute de mieux, je cite d’après Il Malmantile Riacquistato di Lorenzo Lippi, per cura di G. Di
Stefano, Napoli, Sarracino 1854, vol. II, p. 217.
31. V. Imbriani, La Novellaja fiorentina, Livorno, Vigo, 1877.
32. Roma, Meltemi, 2000.
33. C. Donà, « Cantari, fiabe e filologi », cit.

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217

RÉSUMÉS
La tradition écrite du conte populaire a des racines obscures. Le conte populaire est un genre
littéraire très ancien et très diffusé qui, à l’origine, reste confiné à la tradition purement orale. À
peu d’exceptions près, il prend une forme écrite seulement tard : selon l’opinion courante, avec
Straparola (1550-53) et Basile (1630-34). Cet article s’efforce de démontrer, au contraire, que la
tradition écrite des contes est réellement née en Italie, mais plus de deux siècles avant les
Piacevoli Notti. Cette tradition a vu le jour, pendant la deuxième moitié du XIV e siècle, avec les
cantari, des petits poèmes de goût populaire, écrits en ottava rima, qui, pour la première fois dans
la littérature européenne, explorèrent systématiquement la tradition folklorique du conte
populaire, et empruntèrent à cette tradition un grand nombre de canevas narratifs. Des ouvrages
comme Liombruno, Bel Gherardino, Campriano et ainsi de suite, sont, à tous points de vue, de vrais
contes populaires dans une forme littéraire : ils ont ouvert la voie qui amène du Märchen à la
littérature, et ils ont bénéficié d’un énorme succès, pendant des siècles, influençant en même
temps la tradition littéraire et la narrative populaire.

The folktale written tradition has obscure origins. Folktale is a very old and very widespread
literary genre which, originally, belonged only to purely oral tradition. With very few exceptions,
it takes on written form relatively late, according to current opinion, with Straparola (1550-53)
and Basile (1630-34). This article attempts to demonstrate, by contrast, that the written tradition
of folktales has in fact its origins in Italy, but almost two centuries before the Piacevoli Notti. It
began, in the second half of the XIVth century, with the cantari, little poems of popular taste, in
ottava rima, which, for the first time in European literature, systematically explored the folktale
tradition, and borrowed from it a large number of narrative frameworks. Tales such as Liombruno,
Bel Gherardino, Campriano and so on, are, from every point of view, real folktales in literary form :
they opened the way from Märchen to literature, and enjoyed great success for several centuries,
deeply influencing both literature and popular narrative.

AUTEUR
CARLO DONÀ
Università di Messina

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Chanteurs et vagabonds
Production et diffusion de la littérature populaire

Glauco Sanga

à Bruno Pianta pour son 65e anniversaire

1. Le problème des variantes


1 La théorie de la littérature populaire est encore liée aux catégories élaborées par la
culture romantique : populaire vs cultivé, individuel vs collectif, oralité vs écriture.
2 Pendant la première moitié du XXe siècle, la critique philologique et littéraire, puis
l’esthétique idéaliste de Benedetto Croce ont essayé de se débarrasser non seulement
des catégories romantiques, mais de la littérature populaire elle-même. Elles ont fini
par la réduire à un déchet de la véritable littérature et à une tonalité psychologique 1,
caractérisée par la simplicité et la spontanéité, c’est-à-dire par des qualités en même
temps vagues et trompeuses. La crise qui s’en est ensuivie dans la recherche a été grave
au niveau quantitatif et qualitatif.
3 Avec la renaissance de l’ethnographie, après la deuxième guerre mondiale, on a remis
en valeur les catégories romantiques, tant sur la base des conceptions politiques et
sociologiques d’Antonio Gramsci (« peuple » entendu comme classes subalternes ;
« caractère populaire » entendu comme emploi, donc littérature populaire en tant
qu’employée par le peuple qui s’en approprie), qu’à partir de la dichotomie langue ~
parole proposée par Bogatyrëv et Jakobson2 dans une perspective que Cesare Segre a
définie, à juste titre, néo-romantique3.
4 Le cadre théorique proposé par ces derniers, cependant, reste trop abstrait : ce n’est
qu’en dernière analyse que ces dichotomies expliquent un dynamisme complexe, moins
vérifié qu’affirmé.
5 C’est à travers les variantes qu’ils postulent la création collective ; mais il faut remettre
en cause l’identification entre production et tradition. Les deux auteurs n’expliquent
pas comment se produit la sanction collective en vertu de laquelle un texte devient

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populaire. Faute d’éclaircissements concrets, ils finissent par donner une vision de la
tradition orale mécaniste, naturaliste, non-historique ; leur parallèle entre la tradition
orale et la langue est suggestif, mais pas tout à fait approprié, car il n’explique pas les
formes réelles. Voici ce qu’écrit Bruno Pianta :
Considerando alla luce della tesi langue /parole il problema della permanenza e della
diffusione di un particolarissimo settore della letteratura di tradizione orale in
Italia Settentrionale, ossia del canto narrativo, di cui ho fatto una certa esperienza
di raccolta, mi avevano colpito due aspetti difficilmente spiegabili con
l’applicazione acritica dell’impostazione di Jakobson e Bogatyrëv.
1) La sorprendente stabilità dei testi rilevati oggi rispetto alle raccolte
ottocentesche effettuate nelle stesse aree (Nigra, Ferraro, eccetera). Intere lezioni
che coincidono, a distanza di un secolo, quasi a carta carbone, o con varianti
insignificanti. (Purtroppo nulla possiamo affermare sulle musiche, che nelle vecchie
raccolte mancano quasi completamente).
2) Le altrettanto sorprendenti difformità testuali, musicali e metriche nelle lezioni
(peraltro inalterate nella struttura base della trama e nei nomi propri dei
protagonisti) raccolte in aree differenti e storicamente differenziate.[...] E poi, la
tesi ‘linguistica’ è sufficiente per spiegare le enormi difformità delle lezioni raccolte
in aree distanti ? Il vero nodo irrisolto della questione è che gli autori non si
addentrano nel problema dei modi in cui si esprime la dialettica proposta /sanzione
(o /rifiuto) ingenerando necessariamente una ambigua immagine meccanicista del
processo folklorico4.
[J’ai recueilli jadis de nombreux chants narratifs dans l’Italie du Nord. En examinant
le problème de la permanence et de la diffusion de ce type particulier de littérature
orale, j’ai remarqué deux aspects que l’on explique mal si l’on accepte d’une
manière acritique le cadre proposé par Jakobson et Bogatyrëv.
1) La stabilité surprenante entre les textes qu’on enregistre aujourd’hui et les
recueils qu’on a effectués au XIXe siècle dans les mêmes territoires (Nigra, Ferraro
etc.). On trouve après un siècle des leçons identiques, comme copiées au papier
carbone, ou présentant des variantes négligeables. (Malheureusement on ne peut
rien affirmer sur les mélodies, tout à fait absentes dans les vieux recueils).
2) Non moins surprenantes, les différences textuelles, musicales et métriques entre
les leçons recueillies dans des territoires différents et différenciés historiquement
(la structure fondamentale de l’histoire et les noms propres des protagonistes
restent d’ailleurs inaltérés). Finalement, la thèse « linguistique » suffit-elle à
expliquer les différences si marquées entre les leçons recueillies dans des territoires
éloignés ? Les auteurs ne se demandent pas comment s’exprime la dialectique
proposition /sanction (ou proposition /refus) : de là une image mécaniste et
ambiguë du procès folklorique].
6 Il est nécessaire, en particulier, de réexaminer la théorie des variantes, qui dans sa
forme actuelle est non-historique. Si le texte populaire coïncide avec sa tradition, et si
celle-ci à son tour ne fait qu’un avec les variantes5, il est aussi vrai que les variantes ne
sont pas toujours équivalentes. Elles ne sont pas seulement des dégradations
mécaniques produites par les dégâts inévitables de la tradition orale.
7 À vrai dire, Vittorio Santoli opère une distinction entre « varianti tradizionali (che
dominano compatte un’area) e varianti momentanee » [variantes traditionnelles
(répandues d’une manière compacte dans un territoire) et variantes momentanées] ; il
définit ces dernières par l’expression de Menéndez Pidal « meras alteraciones en la
forma de expresión » [de simples altérations dans la forme de l’expression] ; il
mentionne aussi les varianti canterine (les variantes de chanteurs, produites par les
chanteurs professionnels), se référant aux travaux de Murko sur l’épopée populaire
yougoslave ; plus loin il parle de varianti creatrici [variantes créatrices], dues à

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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l’intervention personnelle d’un chanteur (il s’agit encore d’un chanteur professionnel,
car il se réfère à Gerould qui parle expressément de « a tradition of artistry » 6. Il
maintient cependant la thèse de l’équivalence in principio des variantes 7.
8 La question devient plus claire si l’on considère moins les mécanismes de la
transmission que ceux de la production. Critiquant, dans deux essais importants 8, le
modèle « linguistique » du folklore proposé par Bogatyrëv e Jakobson, Bruno Pianta
prétend que les ballades populaires sont des « deliberati atti creativi » 9 [des actes
créateurs intentionnels] de chanteurs professionnels agissant selon une logique de
marché10 :
Se accettiamo il dato della presenza di « operatori » all’interno della cultura
popolare e se cominciamo a leggere le formalizzazioni testuali e musicali di
tradizione orale non come amorfe ingenuità plasmabili in infinite varianti, ma come
precise scelte compositive ed estetiche su cui la trasmissione orale esercita
modificazioni di importanza tutto sommato relativa, ci rendiamo conto del perché
noi raccogliamo, oggi, brani identici (o con varianti veramente minime e irrilevanti)
a quelli pubblicati nelle raccolte ottocentesche. Dove sono le varianti apportate dai
cantori dei repertori di ballate, per esempio, in quattro-cinque generazioni, con il
po’ di rivolgimenti socio-economici seguiti all’industrializzazione, lo spopolamento
delle campagne, due guerre mondiali, i mass-media ?
Guardiamo il Nigra e i repertori degli attuali cantori di ballate : io di varianti
sostanziali non ne vedo.[...]
Per quanto riguarda invece le varianti sostanziali che il ricercatore individua
sincronicamente in aree distanti, è inutile che si rompa la testa cercando di capire,
per esempio, come, per immaginarie varianti contigue e continue, da una melodia
monodica minore e da un testo in dialetto piemontese con l’incipit « Sa na sun tre
gentil dame ca na venhu da Liun » (Cecilia di Asti) si arrivi ad una tutt’affatto
differente melodia corale per terze maggiori, e a un differente testo in italiano
popolare, con l’incipit « Cecilia la va al castello – la cerca il capitan » (Cecilia diffusa
in provincia di Brescia) : i due brani conservano la storia e il nome della
protagonista, ma le due formalizzazioni testuali e musicali sono indipendenti ed
autonome.
Anche ipotizzando (e con ragione) la maggiore arcaicità della ballata piemontese,
quella lombarda va considerata non una variante estrema, ma alla stessa stregua di
un remake letterario o teatrale : buona l’idea, ma bisogna rifarla per poterla
piazzare.[...]
A questo punto[...] possiamo ricostruire un processo ben delineato : il professionista
itinerante porta « la novità » ; il semiprofessionista (che opera in ambito locale) si
aggiorna adeguandosi alle « novità » diffuse dal professionista e mediandole per le
sue esigenze e per il suo pubblico (ed ecco la trasformazione) ; alla fine degli epigoni
locali imitano, conservano e tramandano i modelli del semiprofessionista,
alterandoli a loro volta, e normalmente impoverendoli. Ed è questo lo stadio che
viene registrato, nove volte su dieci, durante la ricerca sul campo 11.
[Acceptons comme une donnée la présence d’« opérateurs » dans le cadre de la
culture populaire ; considérons les formalisations textuelles et musicales de la
tradition orale non pas comme des produits naïfs et amorphes que l’on pourrait
modifier par des variantes innombrables, mais plutôt comme les fruits de choix
bien précis au point de vue de la composition aussi bien que de l’esthétique, et assez
peu modifiés par la transmission orale : nous comprendrons alors pourquoi l’on
recueille aujourd’hui des pièces identiques (ou présentant des variantes
négligeables) à celles qu’on trouve dans les recueils du XIX e siècle. Où sont les
variantes introduites, par exemple, par les chanteurs des répertoires de ballades au
cours de quatre ou cinq générations, pendant lesquelles l’industrialisation, le
dépeuplement des campagnes, deux guerres mondiales, les mass-media ont produit
les bouleversements que l’on sait ?

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221

Si j’examine le recueil de Nigra et les répertoires des chanteurs actuels de ballades,


je ne vois pas de variantes substantielles.
Quant aux variantes substantielles qu’on repère synchroniquement dans des
régions éloignées, considérons l’exemple suivant : d’une mélodie monodique mineure
et d’un texte dialectal piémontais commençant par « Sa na sun tre gentil dame ca
na venhu da Liun »[Il y a trois nobles dames qui viennent de Lyon] (Cecilia de Asti)
on arrive à une mélodie chorale par tierces majeures qui est tout à fait différente
ainsi qu’à un texte différent en italien populaire, dont l’incipit est « Cecilia la va al
castello – la cerca il capitan »[Cécilie va au château et cherche le capitaine] (Cecilia
de la province de Brescia). Le chercheur a beau se casser la tête pour imaginer des
variantes contiguës et continues : les deux pièces maintiennent l’histoire et le nom
de la protagoniste, mais les deux formalisations textuelles et musicales sont
indépendantes.
On peut à juste titre supposer que la ballade piémontaise soit plus archaïque ; on
doit cependant considérer la ballade lombarde non pas comme une variante
extrême, mais comme analogue à un remake littéraire ou théâtral : l’idée est bonne,
mais pour la placer il faut la refondre[...]. On peut alors reconstituer le procès que
voici : le professionnel itinérant colporte la « nouveauté » ; le semi-professionnel
(qui opère dans un milieu local) se met au courant des « nouveautés » diffusées par
le professionnel et les adapte à ses propres exigences et à son public (voilà la
transformation) ; enfin des épigones locaux imitent, conservent et transmettent les
modèles du demi-professionnel, les modifiant à leur tour, les appauvrissant la
plupart du temps. C’est le dernier stade que l’on enregistre, neuf fois sur dix,
pendant la recherche sur le terrain].
9 On distinguera12, pour plus de clarté, entre :
– rédactions : remaniements (remake) produits par des chanteurs professionnels et
comportant des innovations dans la forme et dans l’action 13 ;
– versions : modifications caractéristiques et stables des rédactions, introduisant dans
l’action de légères innovations, surtout par le déplacement ou la suppression de
quelques strophes, mais conservant des coïncidences formelles significatives 14 ;
– variantes : petites modifications (dégradations mécaniques), notamment de la forme,
dues à la transmission orale15.
10 Déjà Costantino Nigra d’ailleurs, dans ses Canti popolari del Piemonte, publiait comme
textes, en les marquant par une lettre, les leçons (c’est-à-dire les variantes
substantielles, nos rédactions), et plaçait dans l’appareil critique les variantes mineures
ou tout simplement formelles (nos versions ou variantes).
11 Chaque texte représente la variante d’une version, qui appartient à son tour à une
rédaction. L’histoire de la tradition folklorique ne doit pas se baser sur les variantes,
mais sur les versions et les rédactions (qui sont représentées par une ou plusieurs
variantes).
12 Voici un essai conduit sur un échantillon limité, donc artificiel. Examinons dix
variantes de la ballade Cecilia (Nigra 3)16 :
13 (1) Castellamonte et Villa-Castelnuovo (Turin), dans le Canavese, transcrite d’après le
chant de vendangeuses (avant 1888) par Costantino Nigra17 :
Cecilia, bela Cecilia / na piura nóit e dì, /L’à so marì ’n pregiune, / lo völo fè mürì.
N’in va dal capitani : / – Na grássia voria mi, /Voria ch’e m’ liberéisse / la vita al me
marì !
– La grássia a sarà fáita, / dormì na nóit cun mi. /– J’andrù ciamè licensa, / licensa
al me marì. –
’L marì dala finestra / da luns l’à vista vnì, /– Che növe portè, Cecilia, / che növe
portè për mi ?

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222

– Le növe sun váiro bune, / për vui e gnianc për mi ; /Na nóit cu ’l capitani / devrei
andè durmì :
– Andè pura, Cecilia, / andè pura dormì ; /Salvè-me a mi la vita / l’onur ij pensrù
mi. –
N’in ven meza noiteja, / Cecilia a fa ün sospir, /A fa ün sospir dal core, / chërdia di
mürì.
– Coza sospirè, bela, / bela, coza j’avì ? /– Omì ! ch’i m’sun sugneja, / ch’a m’àn
pendǜ ’l marì.
– Dormì, dormì, la bela, / dormì, lassè dormì ; /Doman matin bunura / vedrei ël vost
marì. –
Na ven la matineja, / Cecilia a s’è vestì, /Si büta a la finestra, / l’à vist pendǜ ’l marì.
– Scutè, sur capitani, / l’è pa lo ch’l’éi promì, /I m’éi levà l’onure, / la vita al me
marì.
– Piurè pa tan, la bela, / bela, spuzè-me mi. /– Mai pi mi spuzeria /’l boja dël me
marì ! –
[Cecilia, belle Cecilia, / elle pleure nuit et jour, / son mari est en prison, / on veut le
faire mourir.
Elle se présente au capitaine : / – Je vous demande une grâce, / je voudrais que vous
épargniez / la vie à mon mari
– La grâce sera accordée, / couchez une nuit avec moi / – J’irai demander la
permission / la permission à mon mari.
Son mari de la fenêtre / de loin l’a vue venir : / – Quelles nouvelles apportez-vous,
Cecilia, / quelles nouvelles m’apportez-vous ?
– Les nouvelles ne sont guère bonnes / ni pour vous ni pour moi : / une nuit avec le
capitaine / je devrai aller coucher.
– Allez-y, Cecilia, / allez coucher ; / sauvez-moi la vie ; / c’est moi qui me chargerai
de l’honneur.
Minuit arrive, / Cecilia soupire, / soupire du cœur, / elle croyait mourir.
– Pourquoi soupirez-vous, ma belle ? / ma belle, qu’est-ce que vous avez ? / – Hélas,
j’ai rêvé / qu’on a pendu mon mari.
– Dormez, dormez, ma belle, / dormez, laissez dormir : / demain de bon matin /
vous verrez votre mari.
Le matin arrive, / Cecilia s’est habillée ; / elle va à la fenêtre, / elle a vu son mari
pendu.
– Écoutez, monsieur le capitaine, / ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis : /
vous avez ôté l’honneur à moi / et la vie à mon mari.
– Ne pleurez pas tellement, ma belle ; / ma belle, épousez-moi / – Jamais de ma vie
j’épouserai / le bourreau de mon mari].
14 (2) Castellamonte et Villa-Castelnuovo (Turin), dans le Canavese, transcrite (avant
1888) par Costantino Nigra18 :
La bela, la bela / na piura nóit e dì, / L’à so marì ’n pregiune, / lo völo fè mürì.
N’in va dal capitani : / – Ch’a m’ libra ’l me marì. /– Se voli che v’lo libra, / dormì na
nóit cun mi.
– Pöss pa, sur capitani, / tradì lo me marì. / – Andè ciamè, la bela, / licensa al vost
marì. –
’L marì dala finestra / da luns l’à vista vnì, / – Che növe portè, la bela, / che növe
portè për mi ?
– Le növe sun váiro bune, / për vui e gnianc për mi ; / Na nóit cu ’l capitani / devrei
andè durmì :
– Andè pura, la bela, / andè pura dormì ; / Salvè-me a mi la vita / l’onur ij pensrù
mi. –
N’in ven meza noiteja, / la bela a fa ün sospir, / A fa ün sospir dal core, / chërdia di
mürì.
– Coza j’avì, la bela, / che j’avì fà ün sospir ? / – Omì ! ch’i m’sun sugneja, / ch’a
m’àn pendǜ ’l marì.

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223

– Dormì, dormì, la bela, / dormì fin al matin / A j’è tre capitani / an guardia al vost
marì. –
Na ven la matineja, / la bela a s’è vestì, / Si büta a la finestra, / l’à vist pendǜ ’l marì.
– Ch’am dia, sur capitani, / l’è pa lo ch’m’à ’mpromì.
– Sumo tre capitani, / spuzè cu che volì. / – Mai pi vöi esse spuza / del boja dël me
marì. –
[La belle, la belle / pleure jour et nuit, / son mari est en prison, / on veut le faire
mourir.
Elle se présente au capitaine : / – Libérez mon mari. / – Si vous voulez que je le
libère, / couchez avec moi une nuit.
– Je ne peux pas, monsieur le capitaine, / tromper mon mari. / – Allez demander,
ma belle, / la permission à votre mari.
Son mari de la fenêtre / de loin l’a vue venir : / – Quelles nouvelles apportez-vous,
ma belle, / quelles nouvelles m’apportez-vous ?
– Les nouvelles ne sont guère bonnes / ni pour vous ni pour moi : / une nuit avec le
capitaine / je devrai aller coucher.
– Allez-y, ma belle, / allez coucher ; / sauvez-moi la vie ; / c’est moi qui me
chargerai de l’honneur.
Minuit arrive, / la belle soupire, / soupire du cœur, / elle croyait mourir.
– Qu’est-ce que vous avez, ma belle ? / pourquoi avez-vous soupiré ? / – Hélas, j’ai
rêvé / qu’on a pendu mon mari.
– Dormez, dormez, ma belle, / dormez jusqu’au matin : / il y a trois capitaines qui
gardent votre mari.
Le matin arrive, / la belle s’est habillée ; / elle va à la fenêtre, / a vu son mari
pendu.
– Dites donc, monsieur le capitaine / ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis.
– Nous sommes trois capitaines : / épousez celui que vous voudrez. / – Jamais de ma
vie je ne veux être l’épouse / du bourreau de mon mari].
15 (3) Sale-Castelnuovo (Torino), dans le Canavese, dictée (avant 1888) par Teresa Croce à
Costantino Nigra19:
S’a i sun tre sule dame / ch’a venho da ’n Piamunt, / Sćieta la pi bela / l’à so marì an
parzun.
N’an va dal capitane : / – Na grássia vuria mi, / Vuria ch’a m’ liberéissa / la vita al
me marì.
– La grássia l’è bin fáita, / fei lo che v’ dio mi, / Üna noteja sula / venì dormir cun
mi. –
Na ven meza noteja, / Sćieta fa ün sospir ; / – Aimè che sun sognà-me, / m’àn fáit
morì ’l marì.
Dormì, dormì, Sćieta, / dormì, lassè dormir ; / Duman matin a l’alba / vederi ël vost
marì. –
N’an ven la matineja, / Sćieta s’leva sü, / S’è fà-sse a la finestra, / l’a vist ’l marì
pendǜ.
– Olà, sur capitane, / vui i m’avei tradì ; / L’onur a mi m’éi lvà-me, / la vita al me
marì.
Ma mi l’ai tre frateli, / ün giǘdise, l’áut dotur, / E l’áut a farà ’l boja / për ampicà-ve
vui. –
[Il y a trois dames toutes seules / qui viennent du Piémont ; / Cecilia, la plus belle, /
a son mari en prison.
Elle se présente au capitaine : / – Une grâce je voudrais : / je voudrais que vous
sauviez / la vie de mon mari.
– La grâce est déjà accordée / si vous faites ce que je vous dis : / une seule nuit /
venez coucher avec moi.
Minuit arrive, / Cecilia soupire : / – Hélas, j’ai rêvé / qu’on a fait mourir mon mari.
– Dormez, dormez, Cecilia, / dormez, laissez dormir ; / demain à l’aube / vous
verrez votre mari.

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224

Le matin vient, / Cecilia se lève, / elle est allée à la fenêtre, / a vu son mari pendu.
– Eh là, monsieur le capitaine, / vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté
l’honneur / et à mon mari la vie.
Mais moi j’ai trois frères : / l’un est juge, l’autre docteur / et l’autre sera le bourreau
/ qui vous pendra].
16 (4) Sale-Castelnuovo (Torino), dans le Canavese, informatrice Domenica Bracco,
enregistrée (avant 1888) par Costantino Nigra20 :
S’a i sun tre gentil dáime / ch’a veno da Liun ; / Cecilia, la pi bela / l’à so marì an
parzun.
Va da sur capitani : / – Na grássia vuria ciamè, / La grássia che vuria, / me marì
vuria salvè.
– Si, si, sgnura Cecilia, / la grássia v’la farai mi ; / Basta una notte sola / che venì
dormì cun mi.
– Ch’a scuta, sur capitani, / a me marì lo vad a dì : / Se chiel sarà contento, /
contenta sarai mi.
– Andè cu ’l capitani, / andè püra a dormì, / Risguardè pa l’onure, / salvè la vita a
mi. –
Na ven meza noteja, / Cecilia fa ün sospir ; / – Aimè che sun sognà-me, / m’àn fáit
morì ’l marì.
– O dormì vui, Cecilia, / dormì, lassè dormir ; / Duman matin a l’alba / vederi ël vost
marì. –
N’an ven la matineja, / Cecilia s’leva sü, / S’è fà-sse a la finestra, / l’a vist ’l marì
pendǜ.
– Olà, sur capitane, / vui i m’avei tradì ; / L’onur a mi m’éi lvà-me, / la vita al me
marì.
– Piurè pa tan, Cecilia, / Cecilia, piurè pa pi, / E sumo tre capitani, / piè quel che
volì. –
[Il y a trois nobles dames / qui viennent de Lyon. / Cecilia, la plus belle / a son mari
en prison.
Elle se présente au capitaine : / – Une grâce je voudrais demander : / la grâce que je
voudrais / je voudrais sauver mon mari.
– Oui, oui, madame Cecilia, / je vais vous accorder la grâce, / pourvu qu’une seule
nuit / vous veniez coucher avec moi.
– Écoutez, monsieur le capitaine : / je vais le dire à mon mari ; / s’il est d’accord / je
serai d’accord aussi.
– Allez chez le capitaine, / allez coucher avec lui ; / ne pensez pas à l’honneur, /
sauvez-moi la vie.
Minuit arrive, / Cecilia soupire : / – Hélas, j’ai rêvé / qu’on a fait mourir mon mari.
– Dormez, Cecilia, / dormez, laissez dormir : / demain à l’aube / vous verrez votre
mari.
Le matin arrive, / Cecilia se lève ; / elle va à la fenêtre, / a vu son mari pendu.
– Eh là, monsieur le capitaine, / vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté
l’honneur / et à mon mari la vie.
– Ne pleurez pas tellement, Cecilia ; / Cecilia, ne pleurez plus. / Nous sommes trois
capitaines : / prenez celui que vous voudrez].
17 (5) Asti, informatrice Teresa Viarengo, enregistrée en 1964-65 par Roberto Leydi 21 :
s’a na sun tre gentìl dame, / ca na vèńu da Li-ùn : / la pü béla l’é Sisilia. / ca l’à ’l suo
marì in perśùn.
« o, buon dì, buon capitani, / o, bon dì lu dagh a vui. / e ’na grasia che mi fèisa, / m’
fèisa vèdi me marì ».
« o, sì, sì, dóna Sisilia, / che ’na grasia u la fas mi. / basta sül d’una nutéa, / ca vegnì
a dörmì cun mi ».
« o, sì, sì, sur capitani, / a me marì i lu vagh a dì. / o s’öl sarà cuntènt chièlë, /
cuntènta sarö́ mi ».
so marì l’éra a la fnéstra, / da luntàn l’à vista venìr. / « che növi n’ purtévi, Sisilia ?

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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/ che növi n’ purtévi a mi ? »


« e per vui ’n a sun tan buńi, / tan grami a sun per mi. / ansèm a sur capitani / e mi
tuca andé durmì ».
« o, ’ndé püra, dóna Sisilia, / o, ’ndé püra, se vorì. / vui a m’ salveréi la vita / e
l’unur a v’ lu salv mi.
bütévi la vésta bianca / cuń al faudalìn d’ satìn. / vi vederàn tan béla, / / i av(r)àn
pietà di mi ».
a s’ na veń la meżżanòtte, / che Sisilia dà ’n suspìr. / s’ cherdiva d’éssi sugnéa / fèisu
möri so marì.
« o, dörmì, dörmì, Sisilia, / o, dörmì, lasé durmì. / dumàn matìn bunura / na vedrèi
lu vost marì ».
a s’ na vèńa la matinéa, / che Sisilia a s’ léva sü. / a s’é fasi a la finéstra, / véde so
marì pendü.
« o vilàn d’ün capitani, / o vilàn, vui m’éi tradì. / a m’éi levà l’onóre / e la vita a me
marì ».
« o, taśì, taśì, Sisilia, / o, taśi ’n po, se vui vorì. / / sima sì tre capitani, / iévi vui cul
ca voì ».
« mi vöi pa che la növa vada / da Li-ùn fiń a Parìś. / che mi abia a spuśà ’l bóia, / el
bóia del me marì ».
s’a na sun tre gentìl dame, / ca na vèńu dal mercà. / a j àn vist dóna Sisilia, / bèla e
mòrta per la strà.
[Il y a trois nobles dames / qui viennent de Lyon : / la plus belle est Cecilia / qui a
son mari en prison.
– Bonjour, mon bon capitaine, / je vous dis bonjour. / Faites-moi la grâce : / faites-
moi voir mon mari.
– Oui, oui, madame Cecilia, / je vais vous accorder la grâce ; / il suffit qu’une seule
nuit / vous veniez coucher avec moi.
– Oui, oui, monsieur le capitaine : / je vais le dire à mon mari ; / s’il est d’accord / je
serai d’accord aussi.
Son mari était à la fenêtre, / de loin l’a vue venir : / – Quelles nouvelles apportez-
vous, Cecilia, / quelles nouvelles m’apportez-vous ?
– Pour vous elles ne sont guère bonnes, / fort mauvaises pour moi : / avec monsieur
le capitaine / il me faut aller coucher.
– Allez-y, madame Cecilia, / allez-y, si vous voulez ; / vous me sauverez la vie ; /
quant à votre honneur, c’est moi qui le sauverai.
Mettez votre robe blanche / avec le tablier de satin ; / on vous verra si belle / qu’on
aura pitié de moi.
– Dormez, dormez, Cecilia, / dormez, laissez dormir : / demain de bon matin / vous
verrez votre mari.
Le matin arrive, / Cecilia se lève ; / elle va à la fenêtre, / voit son mari pendu.
– Ô capitaine vilain, / vilain, vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté l’honneur /
et à mon mari la vie.
– Taisez-vous, taisez-vous, Cecilia, / taisez-vous si vous voulez. / Nous sommes trois
capitaines : / prenez celui que vous voudrez.
– Je ne veux pas que la nouvelle se répande / de Lyon jusqu’à Paris / que j’aie
épousé le bourreau / le bourreau de mon mari.
Il y a trois nobles dames / qui viennent du marché ; / elles ont vu dame Cecilia /
morte dans la rue].
18 (6) Sambuco (Cuneo), informatrice Caterina Chiardòla veuve Bruna, enregistrée en
1972 par Glauco Sanga22 :
Cecìlia vèsti in biànco / cói pantalón gentìl / là poverà Cecìlia / là poverà Cecìlia
Cecìlia vèsti in biànco / cói pantalón gentìl / là poverà Cecìlia / ché se ne và a
dormìr
à meśanòtte in pùnto / Cécilia fà un sospìr / coś’ài coś’ài Cecìlia / coś’ài coś’ài
Cecìlia

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à meśanòtte in pùnto / Cécilia fà un sospìr / coś’ài coś’ài Cecìlia / ché tu non puòi
dormìr
mì l’ai na péna in cuòre / ché temo dì morìr
/ mì l’ai na péna in cuòre / ché temo dì morìr
àlla mattìna all’àlba / Cécilia và in prigión / tròva il marìto mòrto / tròva il marìto
mòrto
àlla mattìna all’àlba / Cécilia và in prigión / tròva il marìto mòrto / cól capo
pièndolón
màledetto il càpitàno / pòi ancora il cólonèl / ché mi an levà la vìta / ché mi an levà
la vìta
màledetto il càpitàno / pòi ancora il cólonèl / ché mi an levà la vìta / l’onóre al mió
marì
nói non ti abiam levà la vìta / né l’onóre al tuo marì / nói siam tres càpitàni / nói
siam tres càpitàni
nói non ti abiam levà la vìta / né l’onóre al tuo marì / nói siam tres càpitàni /
prèndi quel ché vuoi tù
ìo non volio càpitàno / é nemmeno cólonèl / vòrei piutòsto la mòrte / vòrei
piutòsto la mòrte
ìo non volio càpitàno / é nemmeno cólonèl / vòrei piutòsto la mòrte / vìcino al mìo
marì
é quando che sàro mòrta / pórtami a sepelìr / pórtami a Sàn Gregóre / pórtami a
Sàn Gregóre
é quando che sàro mòrta / pórtami a sepelìr / pórtami a Sàn Gregóre / tré or lontàn
de sì
é sopra là mia tómba / vì creserà un bel fiór / sàra ’l fiore dì Cecìlia / sàra ’l fiore dì
Cecìlia
é sopra là mia tómba / vì creserà un bel fiór / sàra ’l fiore dì Cecìlia / cà l’e morta
pèr dolór
[– Cecilia, habille-toi en blanc / avec les beaux pantalons. / La pauvre Cecilia / qui
s’en va coucher.
Minuit sonne, / Cecilia soupire. / – Qu’as-tu, qu’as-tu, Cecilia, / que tu ne peux pas
dormir ?
– J’ai une peine au cœur, / j’ai peur de mourir.
Le matin à l’aube / Cecilia va à la prison ; / elle trouve son mari mort /, la tête
pendante.
– Maudit soit le capitaine / et le colonel aussi : / à moi ils ont ôté la vie / et à mon
mari l’honneur.
– Nous ne t’avons pas ôté la vie / ni à ton mari l’honneur. / Nous sommes trois
capitaines : / prends celui que tu voudras.
– Je ne veux ni capitaine / ni colonel : / je voudrais plutôt mourir / près de mon
mari.
– Et quand je serai morte / va m’enterrer, / porte-moi à Saint-Grégoire, / à trois
heures d’ici.
Et sur ma tombe / une belle fleur va pousser : / ce sera la fleur de Cecilia / qui est
morte de douleur].
19 (7) Monticelli d’Oglio (Brescia), enregistrée en 1971 par Paola Ghidoli et Italo Sordi 23 :
la pòverà Cecìlia / la và su dre àl castèl / la cérca il càpitàno / e la tròva il cólonèl /
la cérca il càpitàno / e la tròva il cólonèl
ma lǘ sior cólonèlo / ’na gràzia ’l m’à de fà / me gh’ó ’l marì ’n prigióne / ’l me l’à de
lìberàr / me gh’ó ’l marì ’n prigióne / ’l me l’à de lìberàr
la gràzia gliél’oi fàda / e l’àltra te là faró / bastǻ che té ta vègne / ’na nòt dormìr
con mè /bastǻ che té ta vègne / ’na nòt dormìr con mè
’ndarói allà prigióne / domamdàga al mé marì / se ’l mió marì conténto / stanòtte
sàroi ché / se ’l mió marì conténto / stanòtte sàroi ché
va pǘr va pǘr Cecìlia / salvèm la vìta a mé / se ti léverà l’onóre / la cólpa ghè l’oi mé
/ se ti léverà l’onóre / la cólpa ghè l’oi mé

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e a mèźźanòtte in pùnto / Cecìlia trà ’n sospìr / si vòlta ’l cólonèlo / ma Cecìlia cóśe


gh’ét / si vòlta ’l cólonèlo / Cecìlia cóśe gh’ét
me gh’ó ’n affànno al cuòre / mi sènto à morìr / stanòt me sói sognàda / ch’e mórt
el mé marì / stanòt me sói sognàda / l’e mórt el mé marì
allà matìn bonórå / Cecìlia và al balcón / la vìde ’l suó marìto / che faśéva cómpasiù
/ la vìde ’l suó marìto / che faśéva cómpasiù
vilàn d’un cólonèlo / stavòlte m’é tradì / m’e levà l’onóre a mè / la vìta al mè marì
/ m’e levà l’onóre a mè / la vìta al mè marì
[La pauvre Cecilia / va au château : / elle cherche le capitaine, / elle trouve le
colonel.
– Mais vous, monsieur le colonel, / une grâce devez me faire : / mon mari est en
prison, / vous devez le libérer.
– La grâce, je la lui ai faite, / l’autre je te la ferai, / pourvu que tu viennes / coucher
une nuit avec moi.
– J’irai à la prison / le demander à mon mari : / si mon mari est d’accord / je serai
ici cette nuit.
– Vas-y, vas-y, Cecilia, / sauve-moi la vie ; / s’il t’ôte l’honneur, / ce sera ma faute.
Minuit sonne, / Cecilia soupire. / Le colonel se retourne : / – Qu’est-ce que tu as,
Cecilia ?
– J’ai une peine au cœur, / j’ai peur de mourir. / Cette nuit j’ai rêvé / que mon mari
est mort.
De bon matin / Cecilia va à la fenêtre ; / elle vit son mari / qui faisait pitié.
– Ô colonel vilain, / cette fois vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté l’honneur /
et à mon mari la vie].
20 (8) Pezzaze (Brescia), informateurs Peppino Lino e Adriano Bregoli, enregistrée en
1972 par Bruno Pianta24 :
Cecìlia la n’ và ’l castèlo / la n’ cérca ’l càpitàn / la n’ cérca il càpitàno / la n’ tròva il
cólonèl / la n’ cérca il càpitàno / la n’ tròva il cólonèl
ma lü sior cólonèlo / una gràsia ’l m’à de fà / lasiàr sortì ’l marìto / föra de là
prigiòn / lasiàr sortì ’l marìto / föra de là prigiòn
si sì carà Cecìlia / tuo marìto sòrtirà / bastà venìr staséra / dormìr asiém con mè /
bastà venìr staséra / dormìr asiém con mè
e vàdo allà prigiòne / dimandàga ’l mìo marì/ se ’l mìo marì conténto / staséra sàro
i ché/ se ’l mìo marì conténto / staséra sàro i ché
va pür va pür Cecìlia / salvà la vìta a mè/ se i té töràn l’onóre / la còlpa l’àvro i mè/
se i té töràn l’onóre / la còlpa l’àvro i mè
metì la vèste biànca / e ’l bigaröl törchì / davànti al cólonèlo / te gh’è de cómparì/
davànti al cólonèlo / te gh’è de cómparì
a mèśanòte in pùnto / Cecìlia la n’ trà ’n sospìr/ la n’ sògna ’l suó marìto / sortìr da
là prigión / la n’ sògna ’l suó marìto / sortìr da là prigión
la màttinà bonóra / Cecìlia la n’ và ’l balcón/ la n’ véde ’l suó marìto / l’e ’n piàsa a
pìnśolón / la n’ véde ’l suó marìto / l’e ’n piàsa a pìnśolón
ma lü sior cólonèlo / l’e stà d’ün tràditór / gh’a tölt l’onóre a ìo / la vìta al mìo
marì/ gh’a tölt l’onóre a ìo / la vìta al mìo marì
[Cecilia va au château : / elle cherche le capitaine, / elle cherche le capitaine, / elle
trouve le colonel.
– Mais, monsieur le colonel, / vous devez me faire une grâce : / laisser sortir mon
mari / hors de la prison.
– Oui oui, ma chère Cecilia, / ton mari sortira, / pourvu que tu viennes ce soir /
coucher avec moi.
– Je vais à la prison / le demander à mon mari : / si mon mari est d’accord, / je serai
ici ce soir.
– Vas-y, vas-y, Cecilia, / sauve-moi la vie ; / s’on t’ôte l’honneur, / ce sera ma faute.
– Mets ta robe blanche / et ton tablier bleu ; / devant le colonel / tu dois faire
bonne impression.

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Minuit sonne, / Cecilia soupire ; / elle voit en rêve son mari / qui sort de la prison.
De bon matin / Cecilia va à la fenêtre ; / elle voit son mari / pendu sur la place.
– Vous, Monsieur le colonel, / vous êtes un traître ; / à moi vous avez ôté l’honneur
/ et à mon mari la vie].
21 (9) Poggio Moiano (Rieti), informatrice Italia Ranaldi, enregistrée avant 1974 par
Roberto Leydi25 :
Senti marito mio / senti che t’ò da dì/ na notte col tenente / me tocca annà dormì
Vacce vacce Cecilia / vacce pure a dormì / vestitecce da sposa / sappice comparì
Vacce Cecilia mia / vacce pure a dormì / vestitecce da sposa / salva la vita a me
A mezzanotte in punto / Cecilia fa un sospì / seduta sopr’a letto / non pose più
dormì
Ch’ài fatto tu Cecilia / stanotte ’m poi dormì / domà mattina all’alba / rivedi tuo
marì
Alla mattina all’alba / Cecilia va al balcò / trova il marito morto / la testa a penzolò
Vijacco d’un tenente / stanotte m’ài tradì / m’ài levato l’onore / la vita a mio marì
Zitta zitta Cecilia / ci sono io per te / principi e cavalieri / tutti a favor di te
Io non voio né principi / e nemmeno cavaiér / voio il marito morto / voleva bene a
me
Quanno me moro io / annateme a seppellì / a San Gregorio Papa / vicino a mio marì
/ a San Gregorio Papa / vicino a mio marì
[– Écoute, mon mari, / écoute ce que je dois te dire : / une nuit avec le lieutenant / il
me faut aller coucher.
– Vas-y, vas-y, Cecilia, / va coucher ; / mets ta robe de mariée, / fais bonne
impression.
– Vas-y, vas-y, Cecilia, / va coucher ; / mets ta robe de mariée, / sauve-moi la vie.
Minuit sonne, / Cecilia soupire ; / assise sur le lit, / elle ne pouvait plus dormir.
– Qu’est-ce que tu as fait, Cecilia, / ne peux-tu dormir cette nuit ? / Demain matin à
l’aube / tu reverras ton mari.
Le matin à l’aube / Cecilia va à la fenêtre ; / elle trouve son mari mort /, la tête
pendante.
– Ô lieutenant lâche, / cette nuit tu m’as trahi : / à moi tu as ôté l’honneur / et à
mon mari la vie.
– Tais-toi, tais-toi, Cécile, / me voilà pour toi ; / il y a des princes et des chevaliers /
tous à ton service.
– Je ne veux ni princes / ni chevaliers : / je veux mon mari, qui est mort / et qui
m’aimait.
Quand je serai morte / allez m’enterrer / à Saint-Grégoire le Pape, / près de mon
mari].
22 (10) Strongoli (Catanzaro), informateurs Michele Fazio, Vincenzo Rudi, Michele et
Salvatore Benincasa, Franco et Giovanni Jurato, enregistrée en 1972 à Cologno Monzese
(Milano) par Bruno Pianta et Liliana Ebalginelli26 :
sup(r)a nu timparelle / c’erano tre sorelle / Cicilia è la più bella / e si ha messo a
moreggiar
C’era un zappatore / che si chiamava Peppino / il capitan Marino / l’ha messo int’a
prigion
Sentiti capitano / e capitano Marino / cacciatimi a Peppino / se no io perdo l’onor
E senta Cicilia bella / Cicilia del mio cuore / per una notte sola / devi dormire con
me
Sentiti capitano / e capitano Marino / dimmi dov’è Peppino / ch’io vado a glielo dì /
dimmi dov’è Peppino / che ci lo vado a dir
Senta Peppino mio / Peppino del mio cuore / il capitano Marino / mi vol levare
l’onor
Senti Cicilia bella / Cicilia del mio cuore / per una notte sola / non perderai l’onor /
per una notte sola / e salvi la vita a me

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Sentite capitano / e capitano Marino / priparu un bel lettino / ch’andiamo a riposar


/ priparu un bel lettino / con due lenzuola e quattro cuscini
Verso la mezzanotte / Cicilia sospirava / Aveva ’na fiamma al cuore / pensando al
suo Peppì
Senta Cecilia bella / Cicilia del mio cuore / e tu mi devi dire / perché sospiri così /
Peppino è carcerato / ed io sono a fianco a te
E mentre che è così / è presto e nun fa giorno / e apprendo al tuo Peppino / e lo
metto a ri cannò
E verso la mattina / Cicilia del balcone / vediva a Peppino / ch’era a ri cannò
Sentiti capitano / e capitan Marino / m’aveti levato l’onore / mi avete ucciso a
Peppino
E mentri che è così / goditi stu palazzu / goditi stu palazzo / cu trentasei balcon
Nun voglio né palazzi / né trentasei balcone / voleva a Peppino / ch’è stato u primu
amor
E mentre che è così / fazzu ’na fossa funna / di milli metri funni / dentro tutti li
donni / e ci li cacciu giù
Così finisce il monde / così finisce il monde / io sopro la mia tomba / ci faccio una
scrittura / chi passa e sa leggere e scrivere / leggia la mia sventura
[Sur un coteau / il y avait trois sœurs ; / la plus belle est Cecilia / qui a commencé à
faire l’amour.
Il y avait un laboureur / qui s’appelait Peppino ; / le capitaine Marino / l’a mis en
prison.
– Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / libérez-moi Peppino, / sinon je
perds mon honneur.
– Écoute, belle Cecilia, / Cécile mon amour, / une seule nuit / tu dois coucher avec
moi.
– Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / dites-moi où est Peppino, / je vais
le lui dire.
– Écoute, mon Peppino, / Peppino mon amour : / le capitaine Marino / veut m’ôter
l’honneur.
– Écoute, belle Cecilia, / Cécile mon amour : / pour une seule nuit / tu ne vas pas
perdre ton honneur / et tu vas me sauver la vie.
– Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / je vais préparer un beau lit, / on va
reposer, / je vais préparer un beau lit / avec deux draps et quatre coussins.
Vers minuit / Cecilia soupirait : / elle avait le cœur enflammé / en pensant à son
Peppino.
– Écoute, belle Cecilia, / Cécile mon amour : / tu dois me dire / pourquoi tu soupires
comme ça. / – Peppino est prisonnier / et je suis à ton côté.
– Si c’est comme ça, / le jour n’est pas encore venu, / je prends ton Peppino / et je le
mets aux canons.
Et vers le matin / Cecilia de la fenêtre / voyait Peppino / qui était aux canons.
– Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / vous m’avez ôté l’honneur / et avez
tué Peppino.
– Si c’est comme ça, / jouis à ton aise de ce palais, / jouis à ton aise de ce palais /
aux trente-six fenêtres.
– Je ne veux ni palais / ni trente-six fenêtres : / c’est Peppino que je voulais, / qui a
été mon premier amour.
Si c’est comme ça, / je vais creuser une fosse profonde, / profonde de mille mètres,
/ toutes les femmes dedans, / et je les enfonce en bas.
Ainsi finit le monde, / ainsi finit le monde. / Sur ma tombe je mets une inscription :
/ si quelqu’un passe qui sache lire et écrire, / qu’il y lise mon malheur.]

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230

23 Quel est le rapport entre ces dix textes ? Ils sont tous différents : parfois la différence
est négligeable, parfois énorme. L’histoire (ou plot) est unique ; presque aussi constant
est le nom de la protagoniste (Cecilia), qui constitue le « titre » de l’histoire. Par contre
le texte, la langue, la musique, voire la structure métrique comportent des différences
parfois assez remarquables.
• Variante 1. Langue : dialecte piémontais27. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche
est féminin, le deuxième masculin)28. Rime : unique (-i dans tout le texte).
• Variante 2. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche
est féminin, le deuxième masculin). Rime : unique (-i dans tout le texte).
• Variante 3. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche
est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes en voyelles fermées : -i, -ü,
-u).
• Variante 4. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche
est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes -i, -ü, -u, -è).
• Variante 5. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche
est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes -i surtout, puis -ü, -u, a,
une fois u : i ).
• Variante 6. Langue : italien populaire. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche est
féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rime -i surtout, puis -ó, et encore
rimes ì : è, ì : ù).
• Variante 7. Langue : mixte (italien populaire et dialecte de Brescia) 29. Mètre : vers épico-
lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées
(rimes -i, -e , -a, et encore ì : é, ó : è, ó : ù).
• Variante 8. Langue : mixte (italien populaire et dialecte de Brescia). Mètre : vers épico-
lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées
(rimes -i,– è, -ó , et encore plusieurs rimes i : é, i : ó, a : è, a : ò).
• Variante 9. Langue : mixte (italien populaire et dialecte du Latium). Mètre : vers épico-
lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées
(rimes -i, -ò, -é,et une rime i : é).
• Variante 10. Langue : italien populaire de la Calabre. Mètre : chansonnette de chanteur, en
quatrains de septénaires, les trois premiers féminins, le dernier masculin 30. Rime : fort
irrégulière, en principe ABBc.
24 D’après la théorie courante des variantes et l’hypothèse « linguistique » de Bogatyrëv et
Jakobson, on devrait, à partir de la Cecilia du Canavese (en dialecte piémontais et en
vers épico-lyriques), arriver à la Cecilia de Strongoli (en italien régional de la Calabre et
en quatrains de chanteur) à travers des micro-variantes intermédiaires. On n’a jamais
trouvé ces variantes hypothétiques, qui sont techniquement impossibles, car la
structure métrique ne se modifie d’ailleurs pas par degrés, mais par simple
substitution31.
25 On peut distinguer cinq rédactions : A, B, C, D, E.
26 Rédaction A, ou « rédaction piémontaise ». Sa langue est le dialecte piémontais, son
mètre le vers épico-lyrique, avec des strophes rimées, le plus souvent en -i. On en
connaît trois versions, deux du Canavese et une de Asti.
• Version a1. La première version du Canavese comporte deux variantes (1 et 2). Elle est
monorime en -i ; au début de la narration la protagoniste « pleure nuit et jour ».

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231

• Version a2. La deuxième version du Canavese comporte deux variantes (3 et 4). La narration
débute par « Il y a trois nobles dames qui viennent de… » ; il manque l’épisode du « mari à la
fenêtre qui la voit venir de loin » et celui du dialogue « quelles nouvelles apportez-vous ?… ».
• Version a3, de Asti. Une de ses variantes (5) est proche de la version a 2, comportant le même
exorde, mais elle est plus complète et articulée ; nous y trouvons aussi l’épisode du « mari à
la fenêtre » (version a1) ; la protagoniste meurt.
27 Rédaction B. On en connaît une seule variante (6), enregistrée à Sambuco, en Valle Stura
di Demonte (Cuneo). Elle représente une sorte d’hapax pour le domaine piémontais ; en
effet, l’informatrice se souvient l’avoir apprise d’un étranger. Composée en italien, elle
présente des correspondances avec la tradition de l’Italie centrale : elle coïncide, par
exemple, avec la rédaction D (du Latium) dans la strophe « quand je serai morte fais-
moi enterrer à Saint-Grégoire ». Le début manque ; à la fin, on trouve le motif bien
connu de la « fleur du tombeau »32.
28 Rédaction C, de la province de Brescia. Sa langue est un mélange d’italien et de dialecte
de Brescia. La narration débute par « Cecilia va au château, elle cherche le capitaine et
trouve le colonel » ; par rapport à la rédaction A piémontaise, on remarque une
réduction des épisodes, avec le topos final « à moi vous avez ôté l’honneur / et à mon
mari la vie ». On en connaît deux variantes (7 et 8), assez semblables ; la seconde
compte en plus un épisode (« met ta robe blanche… » ), qui a pu disparaître dans la
première par la dérive de la tradition orale.
29 Rédaction D, du Latium. Une seule variante (9), dans un mélange d’italien populaire et de
dialecte du Latium. Le début manque ; à la fin de la chanson la protagoniste demande
d’être enterrée à Saint-Grégoire.
30 Rédaction E, de la Calabre. La variante (10) est en italien populaire de la Calabre. Au lieu
du vers épico-lyrique, on trouve la strophe de chanteur (chansonnette). Le récit a été
largement remanié ; les noms ont changé : outre Cecilia, on a Peppino (non plus mari,
mais fiancé) et le capitaine Marino. On a là une réélaboration radicale.
31 On peut dessiner une forme, plutôt qu’une histoire, de la tradition, en tenant compte des
rapports entre les rédactions, les versions et les variantes. Reprenant notre exemple,
on obtiendra ce qui suit :

32 Si l’on transportait sur une carte géographique la forme de la tradition folklorique, on


obtiendrait un ensemble d’aires discontinues, correspondant à l’activité des auteurs des
rédactions. Ces rédactions se différencient dans le temps et dans l’espace, à peu près
comme dans la théorie des ondes d’Hugo Schuchardt : le chanteur jette la pierre – c’est-
à-dire chante sur les places sa rédaction – qui se répand de bouche en bouche donnant
lieu à des variantes personnelles ; celles-ci peuvent être reprises et adaptées jusqu’à
former des versions stables, qui se répandent à leur tour sous la forme de variantes
personnelles.

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2. Production et marché
33 La question de la création collective est ramenée à ses termes essentiels par Bruno
Pianta qui l’envisage au point vue de la production et du marché :
La ricerca sul campo, l’analisi dei testi folklorici, e l’apporto degli studi storici,
inducono a configurare il « creatore » di folklore, e la « collettività » che questo
folklore conserva e trasforma come qualcosa di molto simile a due poli di un vero e
proprio mercato culturale.
Questo significa che il cosiddetto « creatore » di folklore è o un professionista a
tempo pieno (un cantastorie, per esempio), o un semiprofessionista, con secondo
mestiere (un addetto all’agricoltura che suona musica da ballo nelle feste), o un
leader culturale (il cantore da osteria, il narratore di fiabe, l’autore di canti satirici)
che a differenza dei primi due non concepisce il suo operato in termini
professionali, cioè di benefici economici, ma in termini di prestigio morale e sociale.

Questo significa che i suddetti « creatori » (meglio forse chiamarli operatori)


tengono conto della domanda culturale espressa dalla collettività, e la soddisfano
usando criteri analoghi a quelli degli operatori attuali di mass-media, o degli
« artisti » del mondo aristocratico e borghese.
I « creatori », operino essi all’interno dei modi di produzione culturale egemoni, e
privilegino pertanto la comunicazione scritta o audiovisuale di massa, ovvero
operino all’interno e organicamente alle classi subalterne, e privilegino quindi la
comunicazione orale, agiscono in una logica di domanda /offerta, che a volte
coincide addirittura con una precisa situazione di mercato.
E, tanto per fare un esempio, l’operatore dovrà « vendere » il proprio prodotto –
canto, favola, musica – tenendo conto sia della necessità dell’inusitato (dunque la
novità) sia del rassicurante (dunque il già noto, il già acquisito) : e anche qui non ci
discostiamo dalla logica del normale mercato culturale.[...]
Cosi il « creatore », come qualsiasi operatore culturale, dovrà trovare un equilibrio
non sempre facile tra il nuovo che corre il rischio di essere incomprensibile, e il già
noto che corre il rischio di essere scontato. Più l’operatore si esplica sul piano
professionale, dunque sociale e pubblico (un cantastorie), e maggiore è per lui la
necessità del rinnovare ; più l’operatore si esplica sul piano del privato, dunque
familiare (la nonna che insegna la filastrocca al bambino) maggiore è la necessità
del rassicurare, attraverso il già acquisito. (La rassicurazione attraverso il già
acquisito diventa poi naturalmente il fatto portante, come insegna De Martino, in
tutti i testi di carattere rituale ; i testi collegati a riti stagionali, scongiuri,
preghiere, ecc.)33.
[Grâce à la recherche sur le terrain, à l’analyse des textes folkloriques et aux études
historiques, nous pouvons nous représenter le « créateur » de folklore et la
« collectivité » qui conserve et transforme le folklore à peu près comme les deux
pôles d’un marché culturel.
Par conséquent, ce qu’on appelle le « créateur » de folklore est, ou bien un
professionnel à temps plein (par exemple un chanteur), ou bien un demi-
professionnel (un paysan qui joue de la musique de danse), ou un leader culturel (le
chanteur de bistrot, le narrateur de contes, l’auteur de chansons satiriques) qui – à
la différences des deux autres – n’aspire pas à des avantages économiques, mais à
un prestige moral et social.
Les « créateurs » (ou, mieux encore, les opérateurs) se basent sur la demande
culturelle qui provient de la collectivité ; ils la satisfont suivant des critères
analogues à ceux des opérateurs des mass-media d’aujourd’hui, ou des « artistes »
du monde aristocratique et bourgeois.
Les « créateurs » opèrent tantôt selon les modes de production culturelle qui sont
dominants, utilisant de préférence la communication écrite ou audio-visuelle de
masse ; tantôt à l’intérieur des classes inférieures, préférant la communication

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orale. En tout cas ils suivent la logique de l’offre et de la demande, qui coïncide
parfois avec une situation déterminée du marché.
Par exemple, l’opérateur devra « vendre » son produit – chanson, conte, musique –
en tenant compte de la nécessité soit de l’inusité (donc de la nouveauté) soit du
rassurant (donc ce qui est déjà connu et déjà acquis). Ici non plus, on n’est pas loin
de la logique du marché culturel.[…]
Le « créateur », ainsi que tout opérateur culturel, devra donc s’efforcer de trouver
un équilibre entre le nouveau, qui risque de n’être pas compris, et le déjà connu, qui
risque d’être trop prévisible. Plus l’opérateur agit au niveau professionnel, donc
social et publique (un chanteur), plus il doit chercher la nouveauté ; plus il agit dans
le domaine privé (la grand-mère apprenant la comptine à l’enfant), plus il doit
rassurer par ce qui est habituel. (Rassurer par ce qui est habituel devient le facteur
essentiel, comme nous l’avons appris d’Ernesto de Martino, dans tous les textes
rituels, les textes liés à des rites saisonniers, les exorcismes, les prières etc.)].
34 Ailleurs, Pianta indique exactement quels sont les protagonistes de la tradition orale et
le rôle qu’ils jouent par rapport à la production et à la transmission des textes
folkloriques :
La circolazione del materiale orale e musicale nel mondo popolare è garantita da
una serie di « operatori » ben precisati e ben individuabili. Tali operatori si
configurano come :
1) professionisti, che ricavano per intero il loro introito dalle performances
pubbliche (cantastorie e cantori mendichi ; burattinai e marionettisti, nonché
teatranti e gente da circo ; in passato declamatori di poemi cavallereschi, ecc. ; in
genere tutti legati a momenti di esibizione pubblica, di strada o di piazza) ;
2) semiprofessionisti, che integrano il loro introito (a volte anche in termini di puri e
semplici benefici materiali, quali vitto e alloggio) con una seconda attività saltuaria
(musicisti da ballo e da matrimonio ; musicisti da festa calendariale ; cantori di
serenate ; ambulanti narratori di favole nelle veglie ; « lettori » di stalla, ecc.) ;
3) leaders culturali, che non ricavano introito, né diretto né indiretto, ma utilizzano
le loro attitudini esecutive per imporre una leadership moralmente gratificante
sulla comunità (cantori da osteria ; intrattenitori e fabulatori ; stornellatori e
improvvisatori di vario genere ; ballerini ; attori di rituali calendariali ecc.) ;
4) esecutori familiari, che esplicano il loro repertorio (canoro, favolistico,
drammatico, ludico, pedagogico) principalmente all’interno della famiglia, al
massimo entro una ristrettissima cerchia amicale, vuoi a beneficio delle giovani
generazioni – genitori a figli, nonni a nipoti – vuoi con scambi orizzontali rispetto
all’età : narrazione di barzellette fra adulti, recitazione di filastrocche e conte,
nonché apprendimento di regole ludiche fra bambini, ecc.).
Se consideriamo la parole rispetto a queste quattro categorie di operatori, noi la
vedremo perdere progressivamente di rilevanza nei passaggi dalla prima alla
quarta, mentre al contrario crescerà il peso della langue : tanto più l’operatore ha
infatti necessità di imporre una produzione nuova alla collettività, in competizione
con una concorrenza, egli è di fatto e si propone innovatore ; tanto più l’operatore
deve invece rassicurare la collettività cui si rivolge (magari sulla base di meccanismi
rituali che devono essere immediatamente riconoscibili, quali la drammatizzazione
calendariale o il gioco infantile) : egli è e si propone garante della continuità
culturale. Nel primo caso prevale la parole, nel secondo la langue 34.
[La circulation du matériel oral et musical dans le monde populaire est assurée par
une série d’« opérateurs » que l’on reconnaît assez bien. On peut distinguer parmi
eux :
1) les professionnels, qui tirent leurs recettes des performances publiques (les
chanteurs, y compris les chanteurs mendiants ; les montreurs de marionnettes, les
cabotins, les gens de cirque ; jadis les déclamateurs de poèmes chevaleresques, etc. ;
en général, tous s’exhibent en public, dans les rues ou sur les places) ;
2) les semi-professionnels, qui augmentent leurs recettes (parfois sous la forme de

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simples avantages matériels, tels la nourriture et le logement) par une seconde


activité irrégulière (musiciens de danse et de mariage ; musiciens pour les fêtes de
l’année ; chanteurs de sérénades ; colporteurs qui narrent les fables pendant les
veillées ; « lecteurs » dans les étables, etc.) ;
3) les leaders culturels, qui ne tirent aucune recette directe ou indirecte, mais qui,
grâce à leurs aptitudes d’exécutants, imposent un leadership gratifiant à la
communauté (chanteurs de bistrot, amuseurs, conteurs ; chanteurs de ritournelles,
improvisateurs de toute espèce ; danseurs ; acteurs de rituels fixés par le calendrier,
etc.) ;
4) les exécutants familiers, qui exploitent leur répertoire (de chants, de fables, de
drames, de jeux, d’enseignements) surtout à l’intérieur de leur famille, ou tout au
plus d’un cercle d’amis très restreint, ou pour les jeunes – les (grand)-parents pour
les (petits) enfants – ou pour les gens du même âge : narration d’histoires drôles
entre les gens âgés ; diction de comptines, ou enseignement de règles de jeux entre
les enfants, etc.).
En passant de la première à la quatrième catégorie d’opérateurs, la parole perd
graduellement d’importance ; au contraire, c’est la langue qui augmente son poids.
Dans la mesure où l’opérateur a besoin d’imposer à la communauté un produit
nouveau, qui entrerait en compétition avec des concurrents, il se propose comme
innovateur ; dans la mesure où il doit rassurer la communauté (par exemple à
travers des mécanismes rituels reconnaissables, tels la dramatisation des fêtes ou
les jeux d’enfants) : il se propose comme garant de la continuité culturelle. Dans le
premier cas c’est la parole qui prévaut, dans le second la langue].
35 Ces quatre catégories jouent un rôle différent dans la question cruciale de la
« création », ou plutôt de la « production » des textes folkloriques.
36 Reprenons notre distinction entre rédactions, versions et variantes. En général, on peut
attribuer les variantes – qui sont des petites modifications (des dégradations
mécaniques), et notamment des modifications de la forme – aux exécutants familiers,
qui répètent ce qu’ils ont appris, en introduisant ces variations inconscientes que nous
considérons comme le trait distinctif de la tradition orale 35.
37 C’est surtout dans le choix du répertoire que l’exécuteur familier joue son rôle
créateur. Parmi les textes connus, il choisit ceux qui correspondent le mieux à son
vécu : telle berceuse qui parle de difficultés économiques ; telle autre qui plaint la
condition de l’épouse ; tel conte de fées qui met en valeur les difficultés que l’on a dû
surmonter36, et ainsi de suite.
38 Les versions – à savoir les modifications significatives et stables des rédactions,
introduisant de légères innovations dans l’histoire, surtout par le déplacement ou la
suppression de strophes, mais gardant des coïncidences formelles importantes – sont
dues non seulement aux chanteurs, qui peuvent « spécialiser » les rédactions selon la
région et le public, mais également à des chanteurs locaux semi-professionnels ou à des
leaders culturels37.
39 Dans une mesure dépendant de leur personnalité, les semi-professionnels et les leaders
culturels peuvent jouer, d’une manière délibérée et consciente, un rôle innovateur
modifiant, adaptant ou « personnalisant », ou encore « localisant » des textes qu’ils ont
appris des professionnels. Ils pourront par exemple adapter à la situation locale le texte
des chansons lyriques-monostrophiques (strambotti, stornelli) qu’ils ont apprises des
chanteurs ; ou bien produire eux-mêmes des textes, notamment dans les genres
appartenant à un milieu local (par exemple les chansons satiriques) ou privé (les
berceuses).

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40 Ce sont enfin les professionnels qui produisent les rédactions, à savoir les
remaniements (remake) comportant des innovations dans la forme et dans l’histoire. Les
ballades (chansons narratives) qu’on a recueillies de la tradition orale sont plus courtes,
et partiellement différentes (pour l’histoire, la langue, le mètre) de celles que nous
conservent les feuilles volantes38. Il ne s’agit pas là d’accidents de la tradition orale,
mais d’une technique des chanteurs : non seulement ils personnalisaient le texte par
rapport à la feuille volante, mais au début de l’exécution ils en donnaient une synthèse
(souvent admirable). C’est justement ce texte, appris de la voix du chanteur, qui est
entré dans la tradition orale, et non pas le texte de la feuille volante.
41 Quant aux contes de fées, n’oublions pas que les chanteurs professionnels – qui étaient
pour la plupart des mendiants et des vagabonds, comme le montrent les formules
finales des contes39 – pouvaient en allonger ou en abréger le texte au gré des
circonstances. D’habitude on les récompensait par la nourriture et le logement, et donc
ils faisaient durer le conte autant que leurs nécessités le demandaient.
42 Enza Sina, qui a effectué une excellente recherche sur les narrateurs populaires
frioulans à Enemonzo et Preone, fait une distinction
tra i narratori che un tempo frequentavano le veglie serali e quelli che, ancor oggi,
tramandano la narrativa orale in ambito familiare. I primi, generalmente maschi,
erano riconosciuti dalla popolazione per le loro singolari doti narrative,
possedevano repertori adattabili al pubblico eterogeneo delle veglie e talvolta
vivevano di quanto ricevevano in cambio dei loro racconti. La tradizione familiare –
un tempo molto ricca ed oggi la sola documentabile – è invece prevalentemente
femminile e il repertorio il più delle volte adattato a un pubblico infantile 40.
[entre les narrateurs qui fréquentaient jadis les veillées du soir et ceux qui,
aujourd’hui encore, transmettent les récits oraux à l’intérieur de leur famille. Les
premiers – des hommes pour la plupart – jouissaient de la faveur du peuple grâce à
leurs capacités narratives ; ils comptaient sur des répertoires qu’ils pouvaient
adapter au public varié des veillées ; parfois ils vivaient de ce qu’ils obtenaient
comme récompense de leurs contes. En revanche, la tradition familiale – qui était
jadis très riche et qui est aujourd’hui la seule qu’on puisse documenter – appartient
en général aux femmes ; son répertoire est adapté le plus souvent à un public
d’enfants].
Dans une note, elle ajoute, à propos des narrateurs professionnels et semi-
professionnels :
Alcuni narratori risiedevano in paese ed avevano una occupazione regolare ; altri
invece vivevano di elemosina, spostandosi da un paese all’altro e ricevendo, in
cambio dei loro racconti, vitto e alloggio per qualche giorno. Questi ultimi erano
frequenti anche ad Enemonzo e Preone fino agli anni cinquanta circa 41.
[Certains narrateurs habitaient dans le village et avaient un travail régulier ;
d’autres vivaient d’aumônes, passant d’un village à l’autre et obtenant, comme
récompense de leurs contes, la nourriture et le logement pour quelques jours. Ces
derniers étaient nombreux à Enemonzo et Preone à peu près jusqu’aux années
1950].
43 La production des textes folkloriques est l’affaire des professionnels 42 : c’est là un
travail qui permet de vivre, autant que l’est pour un artisan la production d’objets.
Mais, alors que l’artisan produira toujours les mêmes types de vase ou de pioche
demandés par le marché, les producteurs de littérature populaire doivent être capables
de varier : ils doivent stimuler le marché par l’offre constante de textes nouveaux. Dans
le marché culturel on achète le texte nouveau (la nouvelle chanson, le nouveau livre),
non pas celui qu’on possède ou qu’on connaît déjà. Il s’agit de vendre tantôt du matériel
écrit (feuille volante, image, petit livre), tantôt du matériel oral, au cas où l’on

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rétribuerait par une offrande un numéro, tel le spectacle du cabotin, la chanson du


colporteur, le récit du conteur.

3. Les marginaux
44 Les professionnels de la littérature populaire sont des marginaux ; ils appartiennent au
monde de la « place », des vagabonds, des mendiants, des malfaiteurs, des colporteurs,
des gens de foires, s’adonnant à la quête, au vol, à l’escroquerie, aux commerces, aux
services, aux spectacles. Établis dans les bas-fonds des villes européennes, ils se
déplacent constamment à travers les routes43.
45 Au point de vue économique, les marginaux sont étrangers aux activités productives ;
au point de vue sociologique, ils sont des vagabonds ; au point de vue culturel, ils se
caractérisent par l’usage du jargon. Ils ne « travaillent » pas, c’est-à-dire ils ne
pratiquent pas d’activité productive qui soit reconnue par la société, mais des activités
à caractère parasitaire (mendicité) ou illicites (vol, escroquerie), ou bien ils s’adonnent
à une sorte de secteur tertiaire « superflu » qui côtoie l’escroquerie et la mendicité :
spectacles (chanteurs, gens de foire), petits commerces (charlatans, camelots) ou
services (chaudronniers, rémouleurs, réparateurs de parapluies, ramoneurs). Sans
domicile fixe à l’intérieur d’un territoire que l’on puisse définir comme terrain
d’exploitation, ils sont des nomades (ils ont une résidence mobile, tels les vagabonds ou
les gens de foire) ou itinérants (tels les colporteurs, qui reviennent périodiquement à
leur domicile). Il se donnent les noms de furbi (« malins », c’est-à-dire intelligents),
dritti (« droits », c’est-à-dire justes), leggera (« les hommes de la legge », de la loi), bianti,
calcanti (« ceux qui vont par la route »), scarpinanti (« ceux qui vont à pied »),
camminanti (« ceux qui marchent »), par opposition aux fermi (« fixes », sédentaires).
46 Le jargon est une langue particulière, parasitaire : il se sert de la phonétique et de la
grammaire de la langue-hôte (que ce soit une langue nationale ou un dialecte local) et
d’un lexique particulier, qui est plus ou moins commun à tous les jargons européens 44.
47 La culture des marginaux est idéologique ; elle exprime une identité forte, qui se fonde
sur une altérité radicale par rapport à la société des producteurs, qui est méprisée et
parasitée (les paysans, les gagi, un terme tzigane qui signifie « les autres, les non-
tziganes », qui sont tous des pigeons à plumer), et sur le renversement des valeurs : il
travaillent les jours fériés (le dimanche, à l’occasion des fêtes et des foires) et se
reposent le lundi et les autres jours ouvrables ; ils aiment le gaspillage, la dissipation,
l’ostentation. Ce sont eux qui ont produit et répandu les thèmes mythiques du Monde à
l’envers et du Pays de Cocagne (Cuccagna, mot de jargon, tiré de cuccare « prendre,
gagner »). Parfois misérables, ils expriment toutefois un sentiment de supériorité assez
fort ; ils reconnaissent les valeurs de l’intelligence, de la ruse, de l’amour pour le risque
et pour la nouveauté, qui procure le gain (la nouvelle chanson vendue par le chanteur ;
le nouveau remède débité dans les foires).
48 Les chanteurs produisent et diffusent des chansons ; les vagabonds produisent et
diffusent des contes de fées ; les gens de foire (montreurs de marionnettes ou d’autres
choses, acteurs ambulants, meneurs de manèges, etc.), produisent et diffusent des
spectacles.

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49 Dès le Moyen Âge, on a des attestations sur le rapport entre les chanteurs et le jargon.
Benvenuto da Imola, commentant le passage de la Commedia de Dante (Paradiso XXVI
132) concernant la différence entre les langues, remarque :
Secondo che v’abbella ; idest secundum quod placet vobis, sicut quod vocetis panem
panem vinum vinum, et ita de aliis ; unde videmus de facto quod orbi in partibus
Italiae fecerunt inter se novum idioma, quo intelligunt se invicem, quod calmonem
appellant45.
[Secondo che v’abbella ; c’est-à-dire, selon ce que vous préférez, appelant par exemple
pain le pain et vin le vin, et ainsi de suite ; ainsi, nous voyons que dans plusieurs
régions d’Italie les[chanteurs] aveugles se sont fabriqué un nouveau langage pour se
comprendre entre eux, qu’ils appellent calmone].
Le calmone est en effet un des noms du jargon.
50 Pour les marginaux, l’écriture est très importante, tout en n’étant qu’un moyen. Par
une expression efficace, Bruno Pianta écrit que les marginaux vendent les paroles 46, et
doivent donc connaître, déchiffrer, manier l’écriture. Ils sont liés à l’écriture par la
logique du marché:
• a) les chanteurs composaient les chansons et vendaient les feuilles volantes imprimées, qui
sont connues dès l’origine de l’imprimerie ;
• b) les colporteurs vendaient de petits livres populaires, des gravures, des calendriers ;
• c) les vagabonds, les mendiants, les conteurs ambulants lisaient les livres pendant les
veillées dans les étables et racontaient des nouvelles et des contes de fées, qu’ils puisaient
souvent de livres imprimés ;
• d) les camelots débitaient des amulettes, des privilèges et des bulles (faux, il va sans dire) 47.
51 L’écriture est un instrument de travail et une marchandise pour les marginaux, qui
agissent comme intermédiaires entre la culture orale et la culture écrite (ils apportent
la littérature écrite aux paysans analphabètes), entre la culture dominante et la culture
populaire (ils portent la culture officielle parmi le bas peuple et dans les campagnes) 48.
52 Les chansons et les contes étaient conservés par les paysans, mais produits par les
marginaux, qui vivaient de ce métier : les chanteurs vendaient les feuilles volantes des
chansons, les vagabonds gagnaient leur vivre et leur couvert dans les étables narrant
leurs contes pendant les veillées, comme le montrent les formules finales des contes 49,
qui sont, plus ou moins explicitement, des quêtes. Par exemple :
Conte toscan :
A tutti i poeri della città, diedono pane, vino e carne :
e se ne stettero
e a me nulla mi dettero.
[À tous les pauvres de la ville, on donna du pain, du vin et de la viande ;
et ce fut tout
et à moi on ne m’a rien donné].
Conte sicilien :
Iddi arristaru filici e cuntenti
Ma a nui ’un ni desinu nenti.
[Ils en furent tous heureux,
mais à nous ils ne donnèrent rien].
53 La formule finale d’un autre conte toscan est encore plus intéressante : il y a une
demande non seulement de nourriture (exprimée par une image de monde à l’envers)
mais aussi de chaussures, qui sont essentielles pour un vagabond :
Se ne stettero e se ne godettero
E a me nulla mi dettero

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Mi dettero un panierino di vino


Un fiaschettino di pane
Un paio di scarpette rosse
Andetti a casa e eran tutte rotte.
[Ils restèrent là à s’amuser
et à moi ils ne donnèrent rien.
Ils me donnèrent un panier de vin,
une bouteille de pain,
une paire de chaussures rouges :
je m’en allai chez moi, elles étaient toutes percées].
54 La plus connue parmi les formules finales des contes italiens renvoie
vraisemblablement au milieu des vagabonds et à leur jargon :
Stretta è la foglia e larga la via ;
dite la vostra che ho detto la mia.
[Étroite est la feuille, large le chemin ;
dites votre conte, moi j’ai dit le mien].
55 Dans le jargon foglia signifie « bourse, poche, argent » 50 ; donc la formule signifierait :
« L’argent est insuffisant, le chemin est long, j’ai fini et je me remets en route » 51.
56 Cette hypothèse est confirmée par un souhait des tziganes – qui forment une sorte
d’aristocratie des marginaux – enregistré en Brianza (la région entre Milan et le lac de
Côme) chez une familia de Rom macédoniens52 :
čo riurìto tena astarèrtu,
kas riurìs te astakàs,
lovèntsa,
boriàntsa,
šamutrèntsa,
sunakàza,
sastimàzia,
bagtàza le dròma,
bàre le kìza.
[celui qui te poursuit ne te prend pas, ceux que nous poursuivons nous les prenons,
avec de l’argent, avec des belles-filles, avec des beaux-frères, avec de l’or, avec de la
chance, petits les chemins, grands les tabliers]
57 Le souhait renverse les termes : que le chemin soit court, que les tabliers (les poches)
soient grands, pleins.
58 La tradition narrative dont il est question est répandue non seulement en Europe, mais
également dans la Méditerranée : au début du XXe siècle, par exemple, la Doctoresse
Françoise Légey a recueilli les Contes et Légendes Populaires du Maroc de narrateurs
comme Lalla Ourqiya, une vieille » noble », c’est-à-dire descendante de la famille de
Mahomet, pauvre et célibataire, qui était logée dans un couvent, tout en étant libre de
circuler dans les harems des notables et de raconter ses histoires aussi bien dans
l’appartement des favorites que dans les cuisines, obtenant en échange l’hospitalité 53.
59 Les formules finales des contes marocains nous ramènent également à la quête de la
nourriture : « Il est sorti un panier de pommes du paradis, que chacun m’en donne
une » ; tandis qu’une formule initiale est liée au monde à l’envers, qui est le grand
mythe des vagabonds : « À l’époque où les aveugles cousaient et où les paralytiques
sautaient par-dessus les murailles ».
60 Au Maroc on connaît aussi l’activité des conteurs, qui étaient l’équivalent narratif des
chanteurs. Ils s’exhibaient sur les places attirant l’attention du public et faisant la quête
« alla fine di una esecuzione sceneggiata, condita di canti e mimica, di appelli e

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invettive, che miravano a coinvolgere l’uditorio »54 [à la fin d’une exhibition


dramatisée, embellie par le chant et la mimique, par des appels et des invectives, qui
visaient à obtenir la participation du public].

4. Une esthétique baroque


61 Modelée et mise à jour plusieurs fois, depuis deux mille ans au moins, par les contacts
avec les cultures dominantes, la culture populaire italienne a fait des emprunts à des
esthétiques diverses, qui en ont progressivement déterminé la forme 55. Elle doit
évidemment beaucoup au goût romantique, mais c’est l’esthétique baroque qui semble
modeler, d’une manière plus subtile et profonde, son art plastique et ses spectacles.
62 Au XVIIe siècle les missions des Jésuites se consacrèrent à la réévangelisation de « las
Indias de por acá » (les Indes de ici-bas, à savoir l’Italie du Sud), avec des moyens de
propagande spectaculaires et scénographiques, avec des processions calquées sur le
modèle carnavalesque, avec des formes de théâtre religieux imitant les fêtes
populaires : c’est de là que vient cette forme baroque de la culture populaire que l’on
rencontre encore de nos jours.
63 L’esthétique baroque est particulièrement marquée dans les contes : du point de vue
formel, le prototype est dans le Pentamerone (Lo cunto de li cunti) de Giambattista Basile.
Ils comportent une matière médiévale (ou pseudo-médiévale) exprimée par des formes
baroques. On retrouve les mêmes caractères dans les chansons populaires, et
précisément dans les ballades (balladry). Examinons la ballade Prinsi Raimund (Gli anelli,
Nigra 6), dont nous donnons ici la variante de Asti, chantée par Teresa Viarengo et
enregistrée en 1964 par Roberto Leydi56 :
Prinsi Raimund / a s’völ maridé / dama gentila / se chièl völ spuśé / l’é pa ’ncur ’n
an / ca l’é maridé / o che la guèra / ai tuca già ’ndé
Fait a sté cà / so fratelin / perché i guernèisa / ’l so bel fìulin / fait a sté cà / so
fratelìn / perché i guernèisa / ’l so bel fìulin
O se vi dico / dama gentil / vurèisi fémi / l’amur a mi / o no no no / o prinsi ’d Liùn
/ mi i fas pa’s tort / a mio marì
Prinsi ’d Liùn / va da l’anduradur / per fesi fé / dui anelun / dui anelun / e due
anelin / cumpagn ad cui / ’d la Mariunsin
Prinsi Raimund / l’à vist a venir / o che nuveli / ’m purtevi a mi / bunhi per mi / e
grami per vui / la vostra dama / l’à fami l’amur
La mia dama / l’é dama d’unur / l’avrà pà favi / l’amur a vui / la mia dama / l’é
dama d’unur / l’avrà pà favi / l’amur a vui
O ma sel basta / nèn ad mi / guardé-i si / i vost dui anelin / dui anelin / e dui
anelun / cumpagn ad cui / ’d la Mariunsun
Prinsi Raimund / munta a caval / sensa la séla / ai mancava i stivai / e tantu fort /
cum lu faśìa ’ndé / i peri d’la vila / i faśìa tremé
La sua mama / ca l’era al balcùn / l’à vist el prinsi / cl’auniva a Liùn / o se vi dico /
dama gentil / andéi ’ncuntr’ / a vostro marì
Ma cuś i avröni / da preśenté / – o preśentéi / ’l so fiulin bél / / ma cuś i avröni /
da preśenté / o preśentéi / ’l so fiulin bél
A l’à piàlu / per man e per pé / giǘ dai scalé / a l’à falu vulé / o pian pian pian / o
sur cavaier / perché’m masévi / ’l me fiulin bél
O tas o tas / o dama gentil / che altretant / na faröni ad ti / o tas o tas / o dama
gentil / che altretant / na faröni ad ti
A l’à grupà / la dama gentil / tacà la cùa / del caval griśùn / e tantu fort / cum lu
faśìa ’ndé / le pere ’d la vila / i faśìa tremé
O ma da già / ca i ö da murì / piévi la ciav / del vost cufanin / o ma da già / ca i ö da

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murì / piévi la ciav / del vost cufanin


A l’é ’ndürbìnd / cul bel cufanin / finha le gioie / i faśìu din din / sa l’é ’ndürbìnd /
cul bel cufanin / finha le gioie / i faśìu din din
O se vi dico / dama gentil / pudevi ’ncura / rinvenir / o no no no / o sur cavaièr /
vui iéi masami / ’l me fiulin bél
Campémi giǘ / la mia spà / e cula là / dal pügn andurà / quand a l’à avǘ / la sua spà
/ o se ’ntel cör / a s’lelu piantà
Per üna lengua / chi ö scutà mi / a l’é in tre / nui biśogna murì / per üna lengua /
chi ö scutà mi / e nui in tre / biśogna murì
[Le prince Raymond / veut se marier, / une noble dame / il veut épouser ; / un an
n’est pas encore passé / depuis qu’il s’est marié / et à la guerre / il doit aller.
Il laisse à la maison / son frère cadet / pour qu’il prenne soin / de son bel enfant ; /
il laisse à la maison / son frère cadet / pour qu’il prenne soin / de son bel enfant.
– Je vous dis, / noble dame : / voulez-vous faire / l’amour avec moi ? / – Non non
non, / prince de Lyon : / je ne veux pas faire tort / à mon mari.
Le prince de Lyon / va chez l’orfèvre / pour qu’il lui fasse / deux anneaux, / deux
deux anneaux, / deux deux anneaux / pareilles à ceux de Marion.
Le prince Raymond / l’a vu venir. / – Quelles nouvelles / m’apportez-vous ? / –
Bonnes pour moi, / mauvaises pour vous : / votre femme / a fait l’amour avec moi.
– Ma femme / est une dame honorable : / elle n’a assurément pas fait / l’amour avec
vous. / Ma femme / est une dame honorable : / elle n’a assurément pas fait /
l’amour avec vous.
– Si ma parole / ne suffit pas, / regardez ici / vos deux anneaux : / deux anneaux /
et deux anneaux / pareils à ceux / de Marion.
Le prince Raymond / monte à cheval / sans selle, / sans bottes, / et si vite / il le
faisait aller / que les pierres de la ville / il faisait trembler.
Sa mère / qui était à la fenêtre / a vu le prince / qui arrivait à Lyon. / – Je vous dis,
noble dame, / allez à la rencontre / de votre mari.
– Mais qu’est-ce que je peux / lui apporter ? / – Apportez-lui / son beau petit
enfant.
– Il l’a pris / par les mains et par les pieds, / au bas de l’escalier / il l’a fait voler. / –
Doucement, doucement, monsieur le chevalier, / pourquoi tuez-vous / mon bel
enfant ?
– Tais-toi, tais toi, / noble dame : / la même chose / je ferai avec toi. / Tais-toi, tais
toi, / noble dame : / la même chose / je ferai avec toi.
Il a lié / la noble dame / à la queue du cheval gris / et si vite / il le faisait aller / que
les pierres de la ville / il faisait trembler.
– Puisque / je dois mourir, / prenez la clef / de votre écrin ; / puisque / je dois
mourir, / prenez la clef / de votre écrin.
Quand il ouvrit / ce bel écrin / les bijoux / tintaient ; / quand il ouvrit / ce bel écrin
/ les bijoux / tintaient.
Je vous dis, / noble dame, / pouvez-vous encore / reprendre vos esprits ? / Non non
non, / monsieur le chevalier, / car vous avez tué / mon bel enfant.
– Jetez moi / mon épée, / celle / qui a la poignée d’or. / Quand il a eu / son épée, /
dans son cœur / il l’a plongée.
– À cause d’une mauvaise langue / que j’ai écoutée / nous trois / devons mourir].
64 Je ne suis pas persuadé que cette ballade soit d’origine médiévale, comme Nigra le
croyait et comme Leydi57 le prétend, non plus que ne le sont les drames de Shakespeare,
tout en puisant leur matière à des contes médiévaux.
65 Notre comparaison vise à souligner dans cette ballade ce maniérisme à la
Shakespeare58, qui est assez proche du goût romantique, non seulement dans les
histoires (Prinsi Raimund est évidemment Otello)59, mais dans les structures, qui sont
dramatiques et dialogiques60.

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66 Entre l’atmosphère médiévale des ballades, les sources narratives possibles et les
attestations du XIXe siècle la documentation manque. Il est vrai qu’on retrouve depuis
les XVIe-XVIIe siècles quelques traces de nos ballades : par exemple, l’incipit du
Testamento dell’avvelenato (Testament de l’empoisonné : Nigra 26) est cité dans
l’« incatenatura » de Bianchino61 ; la chanson de danse Girometta (Nigra 106) est bien
connue au XVIe siècle 62 ; une feuille volante de 1632, découverte par Bruno Pianta,
contient une ballade absente de la tradition orale, La bella Malgarita, qui présente des
analogies avec Cecilia et avec Fiore di tomba63.
67 S’il est souvent vain de chercher des documents écrits de la littérature orale, en tout
cas les traces susdites ne me semblent pas suffisantes pour postuler une tradition
continue et souterraine du Moyen Âge à nos jours. Quelques éléments linguistiques et
stylistiques appellent toutefois une réflexion. Dans la langue littéraire du chant
populaire64, et notamment dans la langue de la ballade, fiore et amore sont toujours au
féminin, le trompeur est le lusinghiero (losengier, lausengier), la fleur (par exemple la rose)
sert couramment de métaphore sexuelle65 ; et encore, la structure métrique du vers
épico-lyrique n’est pas fixe, mais anisosyllabique : voilà des éléments qui nous
renvoient à la littérature médiévale d’oc et d’oïl.
68 Si l’on a du mal à concevoir une tradition continue, il est d’ailleurs peu vraisemblable
qu’on ait renouvelé des éléments archaïques d’une manière si ingénieuse. Il s’agit
probablement, tout comme dans les fêtes et les rituels, d’une série ininterrompue de
remaniements : la matière narrative et les formes sont toujours adaptées au
changement des goûts et des styles, selon ce procédé homéostatique qui est propre à la
tradition orale66.
69 Voici un exemple métrique : l’anisosyllabisme du vers épico-lyrique est à coup sûr
archaïque, tout en étant fonctionnel au chant et au travail du chanteur, parce qu’il
permet au vers de passer aisément d’un dialecte ou d’une langue à l’autre. La « mise en
forme » du vers narratif transforme ensuite le mètre épico-lyrique en strophe de
chanteur (chansonnette), qui s’adapte au goût du XIXe siècle, exigeant la régularité des
syllabes et de la rime (en général ABBc), mais garde dans le dernier vers oxyton une
trace de l’ancienne structure formelle67.
70 Le thème des ballades appartient à l’époque féodale, l’allure à la Renaissance, la
musique au baroque ; en fait il s’agit, paraît-il, d’une stylisation littéraire et musicale
extraordinaire, d’une forme de revival pseudo-féodal : une matière narrative
préexistante est réorganisée par des professionnels suivant un goût romantique, une
forme baroque et un dessein de reconstruction néo-médiévale, ressemblant de près au
faux Moyen Âge romantique.
71 Si notre hypothèse est exacte, la ballade – du moins dans la forme que nous
connaissons – doit remonter au romantisme (fin XVIIIe siècle – début XIXe) ; il en va de
même pour le conte de fées. Dans les deux cas, les professionnels, créateurs et
diffuseurs de ces genres (les chanteurs pour la ballade, les vagabonds pour le conte) se
sont emparés promptement du nouveau goût romantique d’origine littéraire et
urbaine, en l’élaborant et en le diffusant dans les campagnes ; leurs textes ont été
ensuite recueillis par les folkloristes, qui les ont attribués à une époque médiévale
révolue68.

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NOTES
1. Cf. A. M. Cirese, Cultura egemonica e culture subalterne. Rassegna di studi sul mondo popolare
tradizionale, Palermo, Palumbo, 2001, p. 20-21 ; G. Cocchiara, Storia del folklore in Europa, Torino,
Boringhieri, 1977, chap. XXIX, XXX.
2. P. Bogatyrëv – R. Jakobson, « Die Folklore als eine besondere Form des Schaffens », Donum
natalicium Schreijnen, Nijmegen-Utrecht,1929, p. 900-913 ; trad. italienne« Il folclore come forma
di creazione autonoma », Strumenti critici, 1, 1967, p. 223-40.
3. Dans la note à la traduction italienne parue dans Strumenti critici (cf. ci-dessus).
4. B. Pianta, « Cultura orale : memoria, creazione e mercato », Oralità e scrittura. Le letterature
popolari europee, éd. G. Cusatelli, (La ricerca folklorica, 15, 1987), p. 11-14 (voir p. 12).
5. Cf. V. Santoli, « La critica dei testi popolari », Studi e problemi di critica testuale, Bologna,
Commissione per i testi di lingua, 1961, réimpr. dans Id., I canti popolari italiani. Ricerche e questioni,
Firenze, Sansoni, 1968, p. 159-68 (voir p. 111-13).
6. 6 V. Santoli, art. cit., p. 111-13, note 2 ; p. 113-14, note 4.
7. Ibid., p. 113.
8. B. Pianta, « Ricerca sul campo e riflessioni sul metodo », La cultura popolare. Questioni teoriche,
éd. G. Sanga (La ricerca folklorica, 1, 1980), p. 61-65 ; Id., « Cultura orale… », cit.
9. B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 13.
10. Cf. les remarques sur les jongleurs médiévaux de A. Roncaglia, « Etnomusicologia e filologia
romanza », L’etnomusicologia in Italia : primo Convegno sugli studi etnomusicologici in Italia, éd. D.
Carpitella, Palermo, Flaccovio, 1975, p. 51-67 (voir p. 62-63).
11. B. Pianta, « Ricerca sul campo… », cit., p. 64.
12. Dans G. Sanga, « Modi di produzione e forme di tradizione. Dall’oralità feudale alla scrittura
capitalistica », Oralità e scrittura nel sistema letterario. Atti del Convegno, Cagliari, 14-16 aprile 1980, éd.
par G. Cerina, C. Lavinio et L. Mulas, Roma, Bulzoni, 1982, p. 31-48 (et dans La ricerca folklorica, 3,
1981, p. 109-15), à lap. 39, note 14, je proposais une distinction entre versions (ici rédactions) et
variantes.
13. B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 13, les appelle « macrovarianti conscie » [macro-
variantes conscientes].
14. Cf. Cantè bergera, éd. R. Leydi, Vigevano, Diakronia, 1995, p. 19.
15. « Microvarianti inconscie » [micro-variantes inconscientes] d’après B. Pianta, « Cultura
orale… », cit., p. 13.
16. Je reproduis les transcriptions présentées par mes sources, tandis que la traduction est de
moi. On trouvera une analyse complète et soignée des variantes de Cecilia dans L. Del Giudice,
Cecilia : testi e contesti di un canto narrativo tradizionale, Brescia, Grafo, 1995.
17. C. Nigra, Canti popolari del Piemonte, Torino, Loescher, 1888, réimpr. Torino, Einaudi,
1974,p. 48-49, leçon A. Transcription : ë = e central, IPA [ə] ; -c = c vélaire [k] ; z = [z].
18. Ibid., p. 49, variante de A. Transcription : ë = e central [ə] ; -c = c vélaire [k] ; z = [z].
19. Ibid., p. 49-50, leçon B. Transcription : ć = tch [ʧ] ; z = [z] ; ë = e central [ə] ; nh = n vélaire [ŋ].
20. Ibid., p. 50, variante de B. Transcription : z = [z] : ë = e central [ə].
21. Cantè bergera, éd. R. Leydi, cit., p. 78-80 ; cf. aussi Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga,
Milano, Me /Di Sviluppo – Firenze, Giunti /Marzocco, 1979, p. 20. Transcription : ń n surmonté
d’un petit point = n vélaire [ŋ] ; ś surmonté d’un petit point = [z] ; ż = [ʣ].
22. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 19. Transcription : ś = z [z].
23. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 22. Transcription : å = a velarisé [ɒ] ; ś = z
[z] ; ź = [ʣ].

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24. B. Pianta, « La lingera di galleria. Il repertorio della famiglia Bregoli di Pezzaze e la cultura
dei minatori », Brescia e il suo territorio, éd. R. Leydi et B. Pianta (Mondo popolare in Lombardia 2),
Milano, Silvana, 1976, p. 75-127, p. 95-96. Transcription : ś = z [z].
25. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 25.
26. Ibid., p. 26.
27. Il s’agit de la variante du piémontais qui est propre aux ballades populaires. Cf. B. Terracini,
« La lingua delle canzoni popolari piemontesi », Id., Pagine e appunti di linguistica storica, Firenze,
Le Monnier, 1957 ; G. Sanga, « La lingua dei testi folklorici. I canti di Cigole », Brescia e il suo
territorio, éd. R. Leydi et B. Pianta, cit., p. 253-74 ; Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit. ;
G. Sanga,« La lingua del canto popolare italiano », Canti e musiche popolari, éd. R. Leydi (Le
tradizioni popolari in Italia), Milano, Electa, 1991, p. 157-60 ; G. Sanga,« Lingua e versificazione
nel canto di tradizione popolare » (Atti del Convegno interregionale « Il canto popolare nelle
Venezie. Coralità ed esperienza comunitarie »), Notiziario bibliografico, 43, settembre 2003,
p. 14-15 ; G. Sanga,« La lingua del canto popolare », Atti del convegno « Canto popolare. La tradizione,
la ricerca, gli usi » (12 marzo 2005), éd. M. Pirovano, Como, Provincia di Como, Assessorato alla
Cultura, 2006, p. 41-48 ;G. Sanga,« La lingua dei canti popolari lombardi », Patrimoni sonori della
Lombardia. Le ricerche dell’Archivio di Etnografia e Storia Sociale, éd. R. Meazza et N. Scaldaferri, s.l.
[Roma], Squilibri, 2008, p. 70-76.
28. Le vers épico-lyrique est composé de deux hémistiches (de longueur variable, en général de
sept ou huit syllabes), le premier paroxyton, le second oxyton ou (moins souvent) vice-versa.
29. Pour la notion de langue mixte italien-dialecte, par rapport notamment au vers épico-
lyrique, cf. les essais de G. Sanga cités à la note 27.
30. De toute évidence, la strophe de la chansonnette de chanteur représente une évolution et
régularisation du vers épico-lyrique : elle comporte quatre vers (de 7, 8, 9, 10, 11 syllabes), dont le
dernier (parfois aussi le deuxième) est oxyton, avec des rimes variées : ABBc, AABc, AAAb, AbAb,
AbCb. Cf. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 17.
31. Cf. les remarques de B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 13.
32. Cf. R. Leydi (avec la collaboration de B. Pianta), « La canzone popolare », Storia d’Italia, éd. R.
Romano et C. Vivanti, vol. 5, 2 : I documenti, Torino, Einaudi, 1973, p. 1181-249 ; R. Leydi, I canti
popolari italiani : 120 testi e musiche, avec la collaboration de S. Mantovani et C. Pederiva, Milano,
Mondadori, 1978 ; Cantè bergera, éd. R. Leydi, cit. ; L. Del Giudice, Cecilia, cit.
33. B. Pianta, « Ricerca sul campo… », cit., p. 63
34. B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 14.
35. On trouvera un bel exemple de transmission des contes dans une famille dans G. Venturelli,
« La trasmissione della fiaba. Analisi di un caso di trasmissione familiare », Oralità e scrittura. Le
letterature popolari europee, éd. G. Cusatelli, cit., p. 53-62.
36. À ce propos, A. Milillo, La vita e il suo racconto : tra favola e memoria storica, Roma-Reggio
Calabria, Casa del libro, 1983, a documenté la prédilection des narratrices pour les thèmes liés à
leur biographie.
37. B. Pianta, « Ricerca sul campo… », cit. ; Id., « Cultura orale… », cit. ; Id., « “Una canzonetta vi
voglio cantare…”. I cantastorie : la marginalità sociale e il canto popolare », Canti e musiche
popolari, éd. R. Leydi, cit., p. 103-12 ; Cantè bergera, éd. R. Leydi, cit., p. 19.
38. C’est précisément le cas de Cecilia : cf. Cantè bergera, ed. R. Leydi, cit., p. 78-83 ; L. Del Giudice,
Cecilia…, cit.
39. Cf. G. Sanga, « Le formule finali della fiaba popolare italiana », Interni e dintorni del Pinocchio.
Folkloristi italiani del tempo del Collodi, éd. P. Clemente et M. Fresta, Montepulciano, Editori del
Grifo, 1986, p. 81-85 ; publié aussi dans G. Sanga, Dialettologia lombarda. Lingue e culture popolari,
Pavia, Dipartimento di Scienza della Letteratura dell’Università di Pavia, 1984, p. 277-82.
40. E. Sina, Racconti popolari friulani. XIX : Enemonzo e Preone, Udine, Società Filologica Friulana,
1998, p. 18-19.

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41. Ibid., p. 31.


42. On doit considérer comme professionnels les mendiants et les vagabonds narrateurs de
contes, semi-professionnels les ambulants qui narraient les contes pour obtenir la nourriture et
le logement.
43. Sur les marginaux, voir avant tout l’extraordinaire autobiographie de A. Frizzi, Il ciarlatano,
Mantova, La Provinciale, 1912 (réimpr. Milano-Roma, Avanti !, 1953) ; Arturo Frizzi : vita e opere di
un ciarlatano, éd. A. Bergonzoni (Mondo popolare in Lombardia 8), Milano, Silvana, 1979 ; et les
autobiographies recueillies par D. Montaldi, Autobiografie della leggera, Torino, Einaudi, 1961 ; en
outre : La piazza, éd. R. Leydi, Milano, Gallo grande, 1959 ; La Piazza universale : giochi, spettacoli,
macchine di fiere e luna park, éd. E. Silvestrini, Milano, Mondadori – Roma, De Luca, 1987 ; La piazza :
ambulanti, vagabondi, malviventi, fieranti. Studi sulla marginalità storica in memoria di Alberto
Menarini,éd. G. Sanga (La ricerca folklorica, 19, 1989). Les sources historiques se trouvent dans Il
libro dei vagabondi, éd. P. Camporesi, Torino, Einaudi, 1973 ; B. Geremek, « Il pauperismo in età
preindustriale (secoli XIV-XVIII) », Storia d’Italia, a cura di R. Romano et C. Vivanti, vol. 5 : I
documenti, t. 1, Torino, Einaudi, 1973, p. 667-98 ; Id., « Marginalità », Enciclopedia, éd. R. Romano,
Torino, Einaudi, 1979, vol. VIII, p. 750-75 ; Id., « Povertà », ibid., vol. X, p. 1054-82 ; Id., Mendicanti e
miserabili nell’Europa moderna (1350-1600), Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1985 ; Id., La
pietà e la forca. Storia della miseria e della carità in Europa, Roma-Bari, Laterza, 1986 ; Id.,
« L’emarginato », L’uomo medievale, éd. J. Le Goff, Roma-Bari, Laterza, 1988 ; Id., La stirpe di Caino.
L’immagine dei vagabondi e dei poveri nelle letterature europee dal sec. XV al sec. XVII, éd. F. Cataluccio,
Milano, il Saggiatore, 1988 ; Id., I bassifondi di Parigi nel medioevo, trad. italienne, Roma-Bari,
Laterza, 1991 ; Id., Uomini senza padrone : poveri e marginali tra medioevo e età moderna, trad.
italienne, Torino, Einaudi, 1992 ; G. Sanga, « Il gergo dei pastori bergamaschi », Bergamo e il suo
territorio, éd. R. Leydi (Mondo popolare in Lombardia 1), Milano, Silvana, 1978, p. 137-257.
44. Sur le jargon cf. G. Sanga, « Gerghi », Introduzione all’italiano contemporaneo ,vol. II : La
variazione e gli usi, éd. A. A. Sobrero, Roma-Bari, Laterza, 1993, p. 151-89.
45. Cf. G. Vidossi, Saggi e scritti minori di folklore, Torino, Bottega d’Erasmo, 1960, p. 374-76 ; G.
Sanga, « Marginali e scrittura », Oralità e scrittura, éd.G. Cusatelli, cit., p. 15-18 (à la p. 16).
46. B. Pianta, « Vendere le parole. Marginali e mondo ambulante nella cultura popolare », Milano
e il suo territorio, éd. F. Della Peruta, R. Leydi et A. Stella (Mondo popolare in Lombardia 13),
Milano, Silvana, 1986, vol. II, p. 7-31.
47. Cf. R. Saccani, « Un imbonimento poetico del seicento », Milano e il suo territorio, cit., vol. II,
p. 91-96.
48. G. Sanga, « Marginali e scrittura », cit., p. 15.
49. Voir à ce propos G. Sanga, « Formule finali… », cit.
50. Foglia provient de l’argot fouille, feuille (déjà dans François Villon), parce que la bourse ou la
poche est « là où l’on fouille » (cf. A. Prati, Voci di gerganti, vagabondi e malviventi studiate
nell'origine e nella storia, nouvelle éd. par T. Bolelli, Pisa, Giardini, 1978, s.v.).
51. Plus explicite encore est la version « lieve la foglia, lunga la via » [légère est la feuille, long le
chemin], citée par Henry Spitzmuller, Poésie italienne au Moyen Âge, Paris, Desclée De Brouwer, 1975,
p. 809.
52. Cf. P. D’Ambrosio, Feste e cerimonie di una famìlia rom in Brianza, « tesi di laurea specialistica »
[thèse de Master II cycle] en Anthropologie culturelle, ethnologie, ethnolinguistique (sous la
direction de G. Sanga), Facoltà di Lettere e Filosofia, Università Ca’ Foscari de Venise, a.a. 2008-09,
p. 110-11.
53. J’emprunte ce renseignement, ainsi que ceux qui suivent, au compte rendu de L. Morbiato,
Racconti e tradizioni popolari : due raccolte dal Marocco alle soglie della modernità, à paraître dans La
ricerca folklorica.
54. Ibid.

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55. Cf. G. Sanga, « Italy Overview », The Greenwood Encyclopedia of World Folklore and Folklife, edited
by William M. Clements, Westport CT & London, Greenwood Press, 2006, vol. III : Europe,
p. 450-69 ; on trouvera des observations éclairantes dans G. Galasso, L’altra Europa : per
un'antropologia storica del Mezzogiorno d'Italia, Milano, Mondadori, 1982.
56. R. Leydi, I canti popolari..., cit., n. 70, p. 246-48 ; Canté bergera, éd. R. Leydi, cit., p. 86-91.
Transcription : ś = z [z] ; nh = n vélaire [ŋ].
57. R. Leydi, I canti popolari…, cit., p. 229.
58. Sur lequel Bruno Pianta a attiré l’attention..
59. Ainsi que Cecilia est Tosca de Sardou, mais aussi Measure for measure deShakespeare.
60. Cf. R. Leydi, I canti popolari…, cit., p. 228.
61. Cf. les études d’A. D’Ancona, La poesia popolare italiana : studj, Livorno, Giusti, 1906.
62. Cf. G. Sanga, « Filologia folklorica : il girometta », L’immagine riflessa, 10, 1987, p. 107-20.
63. L. Del Giudice, Cecilia…, cit., p. 68-69, 303 ; Canté bergera, éd. R. Leydi, cit. ; R. Leydi, « La
canzone popolare », cit.
64. Cf. les études de G. Sanga citées à la note 27.
65. Cf. G. Sanga, Dialettologia lombarda, cit., p. 267-77.
66. Cfr. J. Goody, The Logic of Writing and the Organization of Society, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986, trad. italienne La logica della scrittura e l'organizzazione della società, Torino,
Einaudi, 1988 ; G. Sanga, « Antropologia e oralità », Fonti orali. Istruzioni per l’uso, éd. C. Bermani et
A. De Palma, Venezia, Società di Mutuo Soccorso Ernesto de Martino, 2008, p. 203-18.
67. Cf. ci-dessus, note 30.
68. Il n’est pas question, bien entendu, de l’origine pré-historique du conte de fées, que V. Ja.
Propp a démontré d’une manière magistrale, mais plutôt de sa réélaboration moderne dans une
forme médiévalisante ou touchant au style fantasy. Pour une discussion approfondie sur ce sujet,
je renvoie à G. Sanga, « Sull’origine della fiaba », Pulsione e destini, per Andrea Fassò, éd. F. Benozzo,
M. Cavagna, M. Meschiari, Modena, Anemone Vernalis, 2010, p. 175-219.

RÉSUMÉS
La littérature populaire (chansons, contes de fées) a été créée par des professionnels appartenant
à la classe des marginaux, qui gagnaient de l’argent par des spectacles sur les places (chanteurs)
ou obtenaient la nourriture et le logement en racontant des contes pendant les veillées
(vagabonds et mendiants). Ces formes de production et diffusion se reflètent dans la forme de la
tradition. On n’a pas une série ininterrompue de variantes qui se seraient différenciées par la
dérive mécanique de la tradition orale, comme le voudrait la théorie courante, romantique et
néo-romantique. On trouve au contraire une série de rédactions, distribuées dans des aires
discontinues et dépendant du choix de chaque professionnel, qui sont très exactement des choix
de marché. Par conséquent on distingue : a) rédactions : réelaborations par l’auteur (remake),
caractérisées par des innovations dans la forme et dans la narration ; b) versions : spécialisations
locales des rédactions, dues à des professionnels ou à des semi-professionnels, avec des
modifications légères mais stables ; c) variantes : dégradations mécaniques, notamment de la
forme, dues à la transmission orale. La culture populaire est marquée par le goût romantique,
mais c’est probablement l’esthétique baroque qui lui donne sa forme. Les ballades et les contes de
fées ont une caractéristique particulière : une matière médiévale (pseudo-médiévale,

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médiévalisante) exprimée par des formes baroques. Il s’agit vraisemblablement d’une chaîne
ininterrompue non pas de transmissions mais de revivals et de réélaborations. Le thème des
ballades appartient à l’âge féodal, l’allure à la Renaissance, la musique au baroque : en fait il s’agit
d’une stylisation littéraire et musicale et d’un revival pseudo-féodal.

Folk literature (songs, fairytales) was created and spread by professionals who lived on the
fringes of society and who earned their keep by presentations in town or village squares
(storytellers) or who found board and lodging by telling stories by the fireside (vagrants and
beggars). These forms of production and diffusion are reflected in the tradition itself. We do not
have an uninterrupted series of variants produced by the oral tradition, as current Romantic or
Neo-Romantic theory would claim. What we find by contrast is a series of different versions,
arranged in random fashion, depending on the choice of each professional storyteller and on
specific market strategies. The author proposes to distnguish three different categories : (a)
redazioni (authorial remakes, characterized by innovations in form and in the narrative plot) ; (b)
versioni (local handling of different versions by professionals or semi-professionals, characterized
by slight but stable alterations) ; (c) varianti (variations explained by the mechanism of oral
transmission). Popular culture is marked by Romantic taste, but it is probably the Baroque
aesthetic that gives it its form. An uninterrupted chain of revivals and re-creations is one of the
main characteristics of ballads and folktales. Their subject-matter is often of feudal origin, but
their form belongs to the Renaissance and their music comes from the Baroque. This literary and
musical reorganization of style and folk tradition shows a procedure which is basically similar to
the one used by Romantic authors in their reconstruction of the Middle Ages.

AUTEUR
GLAUCO SANGA
Università di Venezia

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La parole des prédicateurs


Indices d’oralité dans les reportationes dominicaines (XIV e-XVe siècle)

Silvia Serventi

La situation communicative
1 La prédication n’est pas seulement un genre littéraire central de l’Occident médiéval
chrétien. Elle est aussi, et surtout, une performance : le texte écrit est donc un reflet
inexact de l’événement de la prédication et on peut le placer « en amont » ou « en
aval » par rapport à celui-ci1, sauf s’il s’agit d’un sermon littéraire qui n’a jamais été
prononcé2. La situation communicative dans laquelle se déroule la prédication est
commune à d’autres genres littéraires, qui comportent l’oralité, l’emploi du dialogue et
la présence du public, c’est-à-dire les discours publics, le chant, la récitation de poèmes
ou le théâtre. Nous sommes dans le contexte de la « culture de la voix » – comme l’a
définie Paul Zumthor – dans laquelle la communication et la réception sont
simultanées3. Toute la prédication médiévale présente des éléments caractéristiques, en
général, de la littérature de l’époque, mais sous une forme encore plus accentuée,
comme les appels aux auditeurs, le dialogue fictif ou sermocinatio et les diverses formes
de répétition, en commençant par l’anaphore. Il y a d’ailleurs des moments du sermon
qui sont plus aptes au contact avec l’auditoire : le début et la fin, les interruptions
imprévues ou la partie pendant laquelle l’on jette les bases du sermon, en utilisant des
éléments tirés d’un formulaire précis. Ces expédients stylistiques et rhétoriques ne sont
pas des caractéristiques spécifiques de l’époque du Moyen Âge tardif – déjà saint
Augustin se sert de la fiction du dialogue4 – et ils ne sont pas non plus des prérogatives
de ce seul genre littéraire : il suffit de penser aux fréquents appels au lecteur présents
dans la Divine Comédie et analysés par Auerbach5. Toutefois les « indices d’oralité » en
constituent le trait le plus distinctif sans lequel la prédication finirait pour se
confondre avec les autres genres de la prose religieuse médiévale 6.
2 Cet article se concentre sur un exemple particulièrement significatif, celui des sermons
reportés de Giordano da Pisa : le fait que plus de sept cents de ses sermons nous soient
parvenus par les reportationes vulgaires d’un auditeur anonyme ajoute un élément
d’intérêt supplémentaire. En effet, nous sommes sûrs qu’il a prononcé les sermons que

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nous lisons, mais nous savons aussi que le texte que nous avons devant nous est le fruit
de la collaboration – bien qu’indirecte – entre prêcheur et auditeurs. La reportatio nous
permet d’entendre la parole vivante du prêcheur mieux que les sermons modèles ou
desimples schémas et consent, en outre, de la réécouter par l’intermédiaire de la
sensibilité du public contemporain7. Pour éviter le risque de décontextualiser cette
expérience extraordinaire, j’ai pris comme termes de comparaison pour la période
précédente le recueil des sermons de Federico Visconti – rédigés en latin mais sans
aucun doute prononcés en langue vulgaire –, et pour la période suivante les sermons
reportés d’un autre frère prêcheur actif à Florence au début du quinzième siècle,
Giovanni Dominici. J’ai par contre exclu du discours le cas, bien connu et très important
pour le rapport entre oralité et écriture, de Bernardin de Sienne8 : son expérience se
place en plein quinzième siècle et l’analyse des traces d’oralité présentes dans sa
prédication aurait fini pour l’emporter sur l’étude de celles des prêcheurs précédents.

La prédication médiévale : un dialogue entre deux


langues
3 Il est désormais manifeste, grâce aux nombreuses études sur le sujet, que la prédication
médiévale est l’un des plus puissants moyens de communication de l’époque et
constitue un pont entre la culture élevée du clergé et la culture populaire des laïcs. En
vue de ses finalités didactiques et persuasives, le choix du latin au lieu de la langue
vulgaire pendant tout le quatorzième siècle et au-delà peut étonner si l’on ne considère
pas le fait que le latin des sermons médiévaux est une langue utilitaire, avec une
stabilité des formes linguistiques et un système d’abréviations bien codifié qui le rend
supérieur aux langues romanes9. Pour des raisons pratiques plus que par choix
intellectuel, la rédaction des sermons prononcés en langue vulgaire est faite
normalement en latin, qu’elle vienne des notes prises par les auditeurs ou qu’on la
doive à un auteur de sermons modèles10. Il n’y a que peu de sermons rédigés en langue
romane avant 1300 : le cas le plus connu est sans doute celui de Maurice de Sully,
évêque de Paris, dont nous avons une soixantaine de sermons probablement
autographes11. Toutefois, déjà à l’époque du Concile de Tours (813), l’exhortation à
prêcher dans les langues romanes ou germaniques témoigne – selon Michel Banniard –
de la rupture entre écrit et oral qui s’était produite et du déclin de la prédication en
latin qui s’ensuivit12. Avec la réforme carolingienne du IXe siècle, l’osmose entre
lecteurs et auditeurs, entre langue écrite traditionnelle et langue parlée familière se
termine. Le concile du début du siècle constate l’existence d’une langue nouvelle, la
langue vulgaire, qui n’est plus assimilable au latin, mais à laquelle il faudra encore plus
de quatre cents ans pour s’équiper d’un système convenable de transcription. Selon
Banniard, le fondement crucial de l’usage chrétien du latin est le concept
d’« intercompréhension » et l’orateur chrétien fait fonction de médiateur obligé entre
deux ordres de communication en contact, c’est-à-dire la communication écrite et la
communication orale. L’oralité dans laquelle se place la prédication médiévale est,
selon la classification de Zumthor, de type secondaire, puisqu’elle se recompose à partir
de l’écriture. Plus spécifiquement – comme l’écrit Delcorno – elle est une
communication orale qui s’établit entre deux textes écrits : d’une part la Bible et les
sermons modèles et d’autre part les différentes formes rédactionnelles 13.

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4 Très souvent, donc, entre le XIIIe et le XIV e siècle, on lit un texte latin qui est la
traduction des mots vulgaires ou, au contraire, un texte vulgaire qui transmet des
pensées latines14. Cela se révèle évident si l’on analyse le cas des sermons latins de
Federico Visconti, archevêque de Pise entre 1253 et 1277, et celui des reportationes
vulgaires des sermons prononcés par le frère prêcheur Giordano da Pisa à Florence et
dans sa ville natale entre 1303 et 1309. Il est certain que Visconti prêchait en langue
vulgaire, comme en témoigne la présence de mots vulgaires glosés en latin et vice-
versa : il s’agit des « expressions doubles » ou « doublets » dont parle Pascale Bourgain,
la première habituellement d’origine savante parce que tirée de la source commentée,
et la deuxième plus facile à comprendre, indice de la traduction instantanée en langue
parlée que les prêcheurs devaient effectuer. Dans le deuxième sermon in Synodo
Pentecosten, à propos du corps glorieux, le prêcheur affirme que le Christ et la Vierge
peuvent montrer ou cacher leur luminosité sicut patet in intecula, que vocatur lucciola in
vulgari. Le mot est ensuite glosé en marge d’une autre main qui ajoute sive in lucedula 15.
Du point de vue stylistique, le recueil des sermons, rédigé probablement sous la
direction du même archevêque de Pise, se caractérise par de fréquentes incises,
anacoluthes et ruptures des constructions syntaxiques : ce sont là des indices, selon
Bourgain, d’un latin pensé comme on le parle16.
5 Renvoyant, pour une plus ample exemplification, à l’introduction et au glossaire qui
accompagnent l’édition moderne de l’œuvre, je voudrais attirer l’attention ici sur la
réflexion relative au dialogue entre latin et langue vulgaire que l’on peut découvrir
dans le sermon prononcé par Federico Visconti le jour de la Pentecôte. La capacité des
apôtres, sur lesquels était descendu le Saint Esprit, de se faire comprendre par des gens
qui parlent des langues différentes, n’est pas interprétée par lui comme un miracle,
mais s’explique – selon une habitude qui devait lui être familière – par le fait que
chaque mot était traduit dans chacune de ces langues. Les exemples utilisés juste après
sont très significatifs : sous l’effet de la Pentecôte, une même langue, comme réfléchie
dans un miroir, s’exprimait en différentes langues vulgaires 17 ; de la même manière, la
manne mangée par le peuple Juif prenait pour chaque individu un goût différent ;
enfin, dans les lettres écrites sur le sable par le Christ dans l’épisode de la pécheresse
pardonnée, chacun reconnaissait son péché :
Quomodo loquebantur apostoli variis linguis.
De hoc queritur utrum scilicet loquerentur apostoli diversis vulgaribus, ita quod a diversis
divisim intelligerentur. Et si sic, certe hoc non erat miraculum, cum multi interpretes sic
loquantur ; preterea nimis protraxissent sermones suos, unumquodque verbum singulis
volgaribus exponendo. […] Et est pulchrum exemplum de speculo, quia, cum sit unicum,
diverse facies simul et semel intuentur se in ipso sine mutatione speculi. Item, pulcrius
exemplum de manna, quod sine mutatione sui sapiebat unicuique secundum proprium
appetitum. […] Similiter habemus idem de caractere sive lictera quam scripsit Christus in
terra, Ioh. VIII (8, 8-9), in qua quilibet videbat peccatum suum18.
[Comment les apôtres parlaient diverses langues.
À ce propos, on se demande si les apôtres parlaient plusieurs langues, de sorte qu’ils
étaient parfaitement compris par des étrangers. Et si c’était comme cela, ce n’était
absolument pas un miracle, parce que beaucoup d’interprètes parlent ainsi ; en
plus, ils auraient rendu leurs sermons trop longs en les traduisant mot à mot dans
toutes les langues. […] Et il y a le bel exemple du miroir, parce que, tout en étant
unique, il représente en soi, en même temps et en une seule fois, des aspects
différents sans qu’il y ait des changements du miroir. Il y a encore le plus bel
exemple de la manne, qui, sans changer, avait pour chacun un goût selon son
appétit. […] D’une manière similaire, nous retrouvons la même chose dans la trace

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ou dans la lettre que le Christ écrivit sur la terre, Jean VIII (8, 8-9), où chacun voyait
son péché.]
6 Maria Corti a observé que l’épisode de la tour de Babel est interprété depuis toujours
comme une anticipation de la Pentecôte19 : à l’incompréhension linguistique, dérivée de
l’orgueil humain, s’oppose la pluralité des langues, qui exprime la vraie unité de
l’esprit. Le premier élément de cette nouvelle allégorie in factis peut en un certain sens,
selon mon avis, être lié à la tentative de Charlemagne d’imposer par le haut une seule
langue – le latin –, tandis que le deuxième élément est reconnaissable vraiment dans le
choix du sermo humilis fait par les auteurs ecclésiastiques, en premier lieu par les
prédicateurs.

Les signes de l’oralité dans la prédication de Giordano


da Pisa
7 La prédication de Giordano da Pisa représenta une vraie école de langue 20 : ce n’est pas
un hasard si plusieurs latinismes forgés par lui demeurent encore dans la langue
italienne et si les premiers témoignages de nombreux termes enregistrés dans le
vocabulaire de la Crusca sont tirés justement de l’ample corpus de ses recueils. Les
reportationes nous restituent une trace de l’acte oral, même si l’on doit tenir compte du
rôle de médiateur joué par des hommes cultivés, ayant pratiqué l’ars notaria et qui
étaient capables d’écrire ce qu’ils avaient écouté. Sur la base de ce qu’on a observé
jusqu’ici, on peut affirmer que l’œuvre de transcription des sermons de Giordano est le
fruit d’un travail d’équipe, assuré par l’important réseau des confréries laïques.
Toutefois, à la différence de ce qui se produit pour Bernardin de Sienne 21, il existe une
unique reportatio transmise par plusieurs rédactions qui se distinguent surtout par leur
plus ou moins grande proximité avec le style parlé et par l’omission ou par la
transposition de quelques passages. Il s’agit de la « tradition dynamique », déjà notée
par le curateur du Quaresimale du 1305-06, confirmée par les études récentes sur la
prédication contemporaine relative au premier chapitre du livre de la Genèse, et que j’ai
moi-même vérifiée dans l’étude des manuscrits du cycle de l’Avent et des fêtes du cycle
de Noël du 1304 (du 29 de novembre au 7 février), et sur lequel je dirigerai en
particulier mon attention22. Pour l’Avventuale aussi, il y a une seule reportatio, mais deux
rédactions principales : on doit signaler en particulier le copiste très actif d’un
manuscrit de la Vénétie, maintenant conservé à Oxford (Can. It. 132) 23. Par rapport à
quelques exemples précédents de prédication en langue vulgaire – comme les Sermoni
subalpini ou l’Omelia padovana – les sermons reportés du frère de Pise représentent un
grand progrès, même s’ils ne manquent pas d’éléments de continuité. Le latin n’est
jamais complètement abandonné, mais c’est la langue des citations bibliques et des
divisions et des subdivisions typiques du « sermon moderne ». Le frère prêcheur est
conscient de la supériorité intellectuelle du latin (défini d’habitude « gramatica »), mais
il sait profiter de la vivacité créatrice de la langue vulgaire. Sa prédication est populaire
et savante au même temps, parce qu’elle implique la vulgarisation de formes littéraires
hautement codifiées et la stylisation de formes populaires 24.
8 Giordano réfléchit souvent sur l’importance de la prédication. Ainsi il se sert d’une
image utilisée par Humbert de Romans dans le De eruditione praedicatorum. En traitant
des conditions de la charge des prédicateurs, il écrit qu’elle plaît à Dieu parce que la
prédication est presque comme un chant et c’est pourquoi il l’agrée aussi bien que les

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seigneurs qui ont l’habitude de s’amuser des chants des jongleurs 25. Dans le sermon du
dimanche 9 août 1305, prononcé dans l’église de Santa Maria Novella à Florence,
Giordano da Pisa, pour démontrer que tout vient de Dieu, sauf le péché, reprend
l’exemple du jongleur, mais l’étend des pécheurs à tous les hommes. Le chant et le
spectacle représentent dès lors les bonnes œuvres en général :
Tanto è caro a Dio il tuo servigio in quanto egli l’accetta per sua grazia, e per sua
misericordia, e non più. Onde se dinanzi a uno segnore giucasse uno giullare, tanto
gli sarebbe caro, quanto egli l’accettasse, non più ; ché se non gli piacesse i suoi
giuochi, e non gli sodisfacessero, e che servigio sarebbe ? Sarebbe una grande noia.
Così ti dico io : l’opere nostre tanto sono di merito, tanto vagliono quanto la cortesia
di Dio l’accetta26.
[Ton service est si cher à Dieu parce qu’il l’accepte pour sa grâce et sa miséricorde,
et sans rien d’autre. Donc si un jongleur jouait devant un seigneur, il lui serait aussi
cher dans la mesure où il l’accepterait, sans rien d’autre ; si ses jeux ne lui plaisaient
pas et ne le satisfaisaient pas, alors quel service ce serait ? Il serait d’un grand
ennui. Ainsi je te le dis : nos œuvres n’ont autant de mérite, n’ont autant de valeur
que parce qu’elles sont acceptées par la courtoisie de Dieu.]
9 Ailleurs, Giordano condamne l’art du jongleur comme c’est naturel chez un homme
d’église : le jongleur est comparé tantôt à la prostituée, parce que tous les deux se
servent de leur corps pour gagner leur vie, tantôt au marchand, qui est trompeur 27.
Toutefois, le fait qu’il s’en serve ici comme d’une image positive, pour faire comprendre
que Dieu accepte gratuitement les œuvres des hommes, montre à quel point cet art
était répandu et, pour certains aspects, apprécié. Il arrivait que des jongleurs chantent
des textes hagiographiques et, quelquefois, l’image du ménestrel se superposait à celle
du prédicateur : tous les deux étaient en effet des acteurs capables d’utiliser des mots et
des gestes pour attirer l’attention des auditeurs28. Frère Giordano lui-même dans son
sermon du 23 février 1305, pour démontrer que l’art de la pénitence dépasse tous les
autres arts, dit que « il giullare le mentova tutte ne la canzone » [le jongleur les
mentionne toutes dans sa chanson], en se référant au Serventese del Maestro di tutte le arti
de Ruggieri Apugliese29. Saint François lui-même, d’ailleurs, s’était défini joculator Dei et
le Maître de l’Ordre n’avait pas hésité à comparer la prédication à un chant, à un
spectacle de jongleur. Même si Humbert de Romans se sert de beaucoup d’autres
similitudes, celle-ci semble rendre évidente la conscience que, même si la prédication
et le chant sont différents, tous deux sont des activités orales qui, dans plusieurs cas,
impliquent des capacités similaires. Dans le De eruditione praedicatorum, parmi les
qualités nécessaires des prédicateurs, on trouve une bonne mémoire, la connaissance
du latin et de la langue vulgaire ainsi qu’une voix sonore 30.
10 Comme le montre le passage du sermon de Giordano cité ci-dessus, le prédicateur se
sert d’un exemple qui s’adapte bien à la mentalité des auditeurs, et il utilise même un
style « parlé » reconnaissable dans tout le corpus de sa prédication 31. Il s’adresse aux
auditeurs avec le pronom tu au sens générique ; il confirme que les œuvres humaines
ont une certaine valeur seulement aux yeux de la miséricorde divine en répétant deux
fois, en épiphore, « non più ». Il se sert ensuite du schéma « question et réponse » et
conclut la comparaison avec l’art de jongleur par une affirmation précédée de la
locution « Così ti dico » [Ainsi je te le dis]. Peu auparavant le prédicateur avait utilisée
une image biblique, tirée du quatrième chapitre de l’Apocalypse, où saint Jean voit les
vieillards qui jettent des couronnes aux pieds de l’Agneau : ce geste est interprété
comme le geste de saints qui reconnaissent que toutes les victoires viennent de Dieu,
alors que Giordano croit que pour l’agneau il n’y a pas besoin d’explications parce que –

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il dit – « vedetelo dipinto » [le voilà peint]. Il arrive encore que le prédicateur se réfère
aux peintures ou aux objets que l’auditoire pouvait avoir sous les yeux pendant la
prédication, tout comme il arrive aussi qu’il cite des proverbes et des expressions
populaires pour tenir éveillée l’attention des auditeurs. Par exemple, le lundi
21 décembre 1304, fête de saint Thomas apôtre, au matin, Giordano prêche dans l’église
florentine de Santa Liperata « per non avere impedimento del mercato » [pour ne pas
être empêché par le marché], comme nous en informe le copiste du manuscrit d’Oxford.
Pour démontrer que Dieu transforma cet incrédule en un véritable témoin de la foi, le
prédicateur cite, au début de son discours, le proverbe « l’opera loda il maestro » [c’est
l’ouvrage qui fait honneur au maître] confirmant ainsi la véracité de son histoire par
une autorité biblique (Eccli 9, 24). Claude Buridant rappelle que l’emploi des proverbes
dans les sermons était particulièrement répandu et recommandé par les traités
théoriques32 ; par la suite, il ne s’étonne donc pas de retrouver la même propositio in
vulgari dans un sermon latin du frère mineur Ruggero da Piazza, actif au XIII e siècle en
Italie du Sud33. Dans le deuxième sermon du matin prononcé aussi dans l’église de Santa
Maria Maggiore pour la fête des saints Innocents (28 décembre 1304), Giordano cite un
proverbe : « Io apparo senno con danno altrui » [J’apprends raison à dépens d’autrui],
en suggérant de tirer les suites logiques de la punition que le roi Hérode subit après le
massacre. Comme déjà dans le sermon précédent, le prédicateur commente le verset
Vox in Rama audita est (Mt 2, 18) en expliquant que la voix, le cri, dérivent de la peine et
du péché, mais, cette fois, il ajoute des « références sonores » à la vie quotidienne :
Come la voce à virtù di significare, e così il peccato. E che significa ? Che tti guardi
da’ pericoli. Onde sapete, quando esce la pietra del màngano, ogn’omo grida :
« Cansa, cansa ! ». Questo grido significa il pericolo e che fugano il pericolo.Vedete
altressì quegli che saetta, sì dice agli amici : « Fuggite, fuggite ! » ; e grida che ssi
cansino per dare al nemico : non vuole che tocchi l’amico. Simigliantemente di
quelli che getta le pietre da alti, sì grida : « Fuggi, fuggi ! », e grida che ssi cansino e
si cessino, acciò che i pericoli non vegnano sopra llui 34.
[Comme la voix a la vertu de signifier,ainsi le péché. Et qu’est-ce que cela veut dire ?
Que tu te méfies des dangers. Comme vous le savez, quand la pierre sort de la
catapulte, chacun crie : « Gare-toi, gare-toi ! ». Ce cri signifie le danger et qu’on fuit
le danger. Vous voyez aussi l’archer, il dit ainsi aux amis : « Fuyez, fuyez ! » ; et il
crie qu’on s’écarte pour frapper l’ennemi : il ne veut pas frapper l’ami. De la même
façon celui qui jette la pierre d’en haut crie : « Fuis, fuis ! », et il crie qu’on s’écarte
et s’éloigne, afin que les dangers ne viennent pas sur lui].
11 Le prédicateur invite à fuir le péché comme les pierres et les flèches : un antécédent de
cet expédient spécifique est reconnaissable dans un sermon du frère prêcheur Gilles
d’Orléans, étudié par Nicole Bériou. Dans ce cas, nous sommes aussi dans un contexte
vulgaire et, toujours dans le but d’exhorter les auditeurs à éviter le péché, le frère
s’adresse à eux en disant :
Vous savez bien ce qu’on dit pendant la guerre, quand quelqu’un a mis la pierre
dans la fronde : « Fuyez, fuyez, que la père ne deschochet ! » 35
12 Quoique brefs, il s’agit déjà des fragments de discours reporté, qui s’insèrent dans un
tissu discursif propre de l’oralité.
13 Les cadences et les répétitions typiques du langage parlé, comme les dialogues ou les
fragments de discours reporté se trouvent très souvent dans le cycle de l’Avent. Je me
limite donc à quelques exemples significatifs. Comme je l’ai dit au début, la forme du
dialogue n’est pas une exclusivité de la prédication en langue vulgaire du XIV e siècle :
un passage du sermon prononcé le lundi 30 novembre 1304, fête de saint André, dans la

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Piazza del Mercato Vecchio à Florence, le démontre bien. En s’interrogeant sur la


vocation de l’apôtre, Giordano paraphrase l’homélie que Grégoire le Grand tint au
peuple dans la basilique romaine de Saint André :
Dice sancto Gregorio : « Or che avevano lasciato ? Una scafa, una barchetta forse di
meno di trenta soldi, e una rete cativa, non lasciaron nulla che non l’avevano che
lasciare e ch’egli erano poveri, ma non di meno e’ lasciaron grande riccheza del
volere, ch’erano prima ricchi di molto volere, ora il lasciarono » 36.
[Saint Grégoire dit : « Or qu’est-ce qu’ils avaient laissé ? Une coque, un petit bateau
peut-être de moins de trente sous et un mauvais filet, ils ne laissèrent rien parce
qu’ils n’avaient rien à laisser et étaient pauvres, mais néanmoins ils laissèrent une
grande richesse de volonté, étant donné qu’ils étaient riches auparavant de
beaucoup de volonté, maintenant ils la laissèrent »].
14 La phrase interrogative initiale n’est pas due à une dramatisation de Giordano, mais on
la lit déjà dans sa source, les Homélies sur les évangiles de Grégoire le Grand. Selon le
témoignage d’Humbert de Romans, Innocence III prêcha une fois en ayant cette œuvre
même sous les yeux, la traduisant mot à mot pour montrer qu’il valait mieux traduire
qu’improviser à l’aveugle37. Dans l’homélie latine, la question est présentée sous la
forme d’une tacite objection des auditeurs, selon un formulaire souvent utilisé aussi par
Giordano aussi ; de la même manière, l’insistance sur le verbe « lasciare » vient du texte
latin, où l’on lit à deux reprises « multum reliquit » et « multum dimisit », alors que
c’est à Giordano qu’on doit l’antithèse « non lasciaron nulla […] ma non di meno e’
lasciaron »38.
15 L’antithèse entre les païens et les chrétiens embrasse tout le sermon matinal du
premier janvier 1304 (ou 1305 en style moderne), traditionnellement consacré à
combattre les superstitions du paganisme : « Vergognianci di portare l’arme e ’l segno
di Cristo, ma non ci vergognamo di portare l’arme del demonio » [Nous avons honte de
porter les armures et l’enseigne du Christ et n’avons pas honte de porter les armures du
diable]. Cette opposition est tout de suite confirmée par l’emploi d’une polysyndète,
utilisée pour mieux exprimer l’indignation vers ceux qui, comme les païens, s’en
remettent aux arts magiques :
E noi non ci ne vergognamo. […] E sonne le genti oggi troppo magagnate, e sono
queste opere di gravissimo peccato, e sono opere trovate dal demonio per ingannare
le genti, e sono opere di tutta vanitade39.
[Et nous n’en avons pas honte. […] Et les gens sont aujourd’hui trop corrompus pour
cela, et ce sont des actions peccamineuses, et ce sont des actions trouvées par le
diable pour tromper les gens, et ce sont des actions vaniteuses].
16 L’antithèse est répétée peu après grâce à l’opposition des pronoms –
« Quellino […] Noi » [Ceux-là – Nous] –, tandis que pour fixer dans la mémoire du public
le concept qu’avec les croyances magiques on nie la puissance de Dieu et le libre arbitre
humain, Giordano utilise l’anaphore « Nieghi ancora […] Nieghi ancora » [Tu nies
encore]. Enfin, il insère un fragment de discours reporté, qui porte sur le devant de la
scène la pensée et la voix de plusieurs auditeurs anonymes :
Dicono alcuni : « Non mi taglierei oggi i panni per nulla, ch’è martidì, non mi
coglierebbe bene »40.
[Quelques-uns disent : « Je ne taillerai absolument pas les tissus aujourd’hui, parce
que c’est mardi, cela ne me porterait pas bonheur »].
17 Quelques reportationes sont particulièrement longues et montrent la capacité du
prédicateur de tenir sa matière sous contrôle : la division du thema et les subdivisions
suivantes qui en dérivent sont rappelées d’un sermon à l’autre sans qu’on ne perde le fil

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du discours41, même si les cas dans lesquels le prédicateur reconnaît qu’il s’est écarté du
plan ne manquent pas42. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’une architecture précise est à
la base du développement du sermon. Il doit en premier lieu affirmer, dans toute son
ampleur, la vérité contenue dans une phrase ou dans un seul mot de la Sainte É
criture43. Dans les deux sermons du 7 février, quinzième dimanche après l’Épiphanie, la
répétition au début du texte de l’expression « Mostra » [Ici l’on montre] ou « Prima
dico » [D’abord je dis] scande chaque division dont le prédicateur entend parler, tandis
que le signal, qui indique la conclusion et résume ce qu’il a dit, est « Vedi dunque »
[Vois donc]44, suggérant ainsi à l’auditoire qu’il a maintenant devant les yeux de l’esprit
ce qu’il avait promis de démontrer avec son explication. Dans certains cas, la parabole
explicative ne s’épuise pas dans le cadre d’une seule performance, mais de plusieurs
sermons ou « prediche a puntate » [sermons à épisodes], selon la définition donnée par
Muzzarelli45. Elle rappelle aussi qu’Humbert de Romans suggérait des interventions
improvisées du prédicateur dans son manuel, générant ainsi une « predicazione
totale » [prédication totale]. Encore une fois, nous retrouvons celle-ci dans les sermons
du frère de Pise. Dans le deuxième sermon du 1erjanvier 1304, le prédicateur prête
beaucoup d’attention au thème du commerce, qui – à son avis – était exercé à Florence
pour se tromper réciproquement, comme d’autres Arti, surtout celui, très puissant, de
la laine. Il renforce sa condamnation à travers un paradoxe, en disant que les
marchands et les artisans ont sanctifié l’usure. En effet, l’usure est un ennemi évident,
au contraire les tromperies des marchands sont cachées et les gens leur font confiance.
À cet endroit, Giordano insère une anecdote personnelle : « l’altrieri venne uno da me e
domandòmi che arte io il conscigliasse di fare » [L’autre jour un tel est venu me
demander quelle Arte je lui conseillais d’exercer] et il affirme de ne pas avoir su que
répondre, car la corruption a contaminé tous les Arti46. À partir de ce passage – mais on
pourrait en citer d’autres47 – on comprend que plusieurs personnes ont sollicité ses
conseils, alors qu’il ne se trouvait pas en chaire, et qu’il a su mettre à profit cette
expérience, comme il a su mettre à profit l’expérience analogue des confessions.
18 Au-delà de la voix de frère Giordano, souvent prête à accueillir la voix des auditeurs
sous forme de questions, de fausses objections et de fragments de discours reporté, il
est possible aussi d’entendre directement la voix sous-jacente du transcripteur. Le
début et la fin du sermon présentent quelques fois des informations extratextuelles : la
transcription du sermon pour saint Ambroise, prononcé le 7 décembre 1304 dans
l’église de Sant’Ambrogio, s’interrompt avec le souvenir que le froid était très fort ; de
la même manière, à la fin du sermon du 20 décembre, le transcripteur rapporte que
Giordano « non predicò più perché ’l tempo si rabuiava ad acqua » [ne prêchait plus
parce que le temps était à la pluie]48. Du jour de Noël nous avons seulement le sermon
du soir prononcé à l’intérieur de l’église de Santa Maria Novella et le transcripteur note
que le frère ne raconte que quelques-uns des miracles qui ont eu lieu lors de la
naissance du Christ, à cause de la grande foule qui assistait au sermon 49. Celui qui a pris
des notes ne se limite pas à ces observations liées aux circonstances dans lesquelles se
déroulait la performance, mais il intervient souvent à l’intérieur du texte, omettant ou
synthétisant les parties historiques ou hagiographiques50, parfois exprimant un
jugement sur ce que dit le prédicateur. Dans le deuxième sermon pour l’Épiphanie,
prononcé après la neuvième heure sur la place devant Santa Maria Novella, Giordano
démontre que les choses terrestres empêchent de comprendre les célestes par une
ample exemplification que le tachygraphe omet en se justifiant par la phrase : « ch’è

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lunga mena e poca utilità e è agevole a ’ntendere » [parce que ce serait trop long et peu
utile ; par ailleurs on comprend cela facilement]51.
19 Un cas extrême de l’influence du transcripteur sur le texte est représenté par le sermon
du 16 janvier 1304, fête de la chaire de Saint Pierre : on est samedi après la neuvième
heure et Giordano se trouve « in Sancto Piero Maggiore a la sagra ». Celui qui a pris en
note ces mots avertit tout de suite qu’il n’était pas présent au début du sermon et après
avoir transcrit le plan du sermon, c’est-à-dire la divisio du verset thématique et les deux
distinctiones, il s’interrompt en notant : « Qui mi partì da la predica per la facenda del
sabato » [À ce moment-là j’ai quitté le sermon pour l’affaire du samedi] 52. Il reste le
désir de connaître la suite, même si de manière récapitulative, le transcripteur venait
d’écrire que « a questo [i beni spirituali] dovaremmo spirare e non ad altro » [nous
devrions aspirer aux biens spirituelles et à rien d’autre]. Mais, surtout, il reste la
curiosité de savoir quel rendez-vous empêcha l’auditeur d’achever un texte dont il
savait bien qu’il aurait été lu par de nombreux laïcs désireux de méditer sur la parole
fixée sur le papier, en revivant l’acte de la prédication qui devait leur paraître bien
monotone et unique en même temps.

La prédication de Giovanni Dominici au début du XVe


siècle
20 Juste un siècle plus tard, un autre frère prêcheur se trouva prêcher dans l’église de
Santa Maria Novella : il s’agit de Giovanni Dominici, personnage de tout premier plan
dans l’histoire de l’Observance dominicaine. Son éloquence est nécessairement
différente de celle de Giordano. Elle est dominée par un biblisme lyrique et par le goût
de l’émotionnel et du visionnaire53. Son langage enflammé est fondé sur le langage du
Cantique des cantiques et renvoie donc à une tradition mystique qui voit dans ce livre
biblique la voie occulte qui, dans le mystère, conduit à Dieu. Grâce à ses lettres, nous
savons que Dominici a commencé au moins trois fois à commenter le Cantique.
Toutefois, même s’il s’adresse à des religieux lors d’une série de leçons magistrales,
l’auteur – selon Guglielmo Di Agresti – dépasse les limites étroites du milieu claustral 54.
De « maîtres de la parole », les prédicateurs se transforment désormais en « vedettes de
la parole », selon la définition des grands prédicateurs itinérants du XV e siècle55. Le
sermon devient une performance théâtrale, un véritable spectacle avec un acteur et un
public, comme en témoignent les sermons reportés de Dominici et de Bernardin de
Sienne56. Dans les reportationes des sermons que le premier prononça à Florence entre
1400 et 1406, nous trouvons donc – encore plus accentué que dans les exemples
précédents – la syntaxe orale caractéristique de la prédication. Dans le sermon du
premier dimanche de l’Avent consacré au sujet Hora est iam nos de somno surgere
(Rom. 13, 11-14), on remarque que Giovanni Dominici déploie tous les expédients
canoniques pour entraîner le public : il utilise en effet normalement la deuxième
personne du singulier et adresse continuellement des appels aux auditeurs pour qu’ils
ouvrent les yeux de l’intellect et prêtent attention à ce qu’il est en train de dire.
L’autorité biblique est également dramatisée et rendue plus actuelle : le prédicateur
parle de « messere santo Pagolo » [monsieur saint Paul] et dit que celui-ci s’adresse « a
questa brigata » [à cette bande] en l’exhortant à ne plus dormir. Un peu plus loin, dans
le même sermon, en parlant de la nécessité de fuir l’oisiveté, il invite les auditeurs « a
llegere alle dipinture sancte, a exercizi buoni » [à lire les peintures sacrées, à faire des

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bons exercices], parce qu’autrement, les yeux ouverts, désireux en tout cas de voir, ils
finiront pour se consacrer à des choses nuisibles et inutiles 57. Dans le sermon du
deuxième dimanche de l’Avent, les références au lieu et à l’heure abondent :
Invitaci istasera l’appostolo glorioso messere Sancto Pauolo che noi ci riceviamo
insieme, racchonglianci. Et non però vorrei che ttu intendessi racchorci et pilgliarci
insieme, chome hora siamo in Sancta Maria Novella, che forse, o sanza forse, ci
troveresti in questa raccholta troppi messchulgli. […] « Richolglianci » : none in
questa, cioè in queste mura di Sancta Maria Novella, ma nella vera Sancta Maria
Novella, nella purità, nella virginità, nella chastità. Ongnuno si richolgha in questo
sancto tempo dell’Avento in queste sancte virtù58.
[Ce soir l’apôtre glorieux monsieur saint Paul nous invite à nous recevoir les uns les
autres, à nous recueillir. Mais je ne voudrais pas que tu entendes par là nous
recueillir et nous retrouver ensemble, comme nous sommes en ce moment dans
l’église de Santa Maria Novella, parce que peut-être, ou même certainement, tu
trouverais dans ce rassemblement trop de confusion. […] « Recueillons-nous » : non
pas dans cette église, c’est-à-dire dans les murs de Santa Maria Novella, mais dans la
vraie Santa Maria Novella, dans la pureté, dans la virginité, dans la chasteté. Que
chacun se recueille pendant ce saint temps de l’Avent dans ces saintes vertus].
21 De façon suggestive, le prédicateur conseille à son public d’accomplir le voyage mental
qui lui permet de ne plus se rassembler dans une église terrestre – bien que belle et
bien-aimée –, mais dans un édifice spirituel, où il n’y a pas les distractions
caractéristiques d’une foule rassemblée59. Bien que celui qui prêche doive tenir compte
de ces difficultés objectives de réception, Dominici n’hésite pas à tenir un discours
élevé, proche du mysticisme, en utilisant des citations de saint Paul et des citations
tirées des Psaumes et en allant jusqu’à proposer une interprétation pseudo-dionysienne
d’un fameux passage sapiential (Sap. 7, 26 Candor est enim lucis aeternae) :
Et non è altro sancta Scriptura che uno razo, il quale procede da ’ddio. Sa’ tu che
chosa è la sancta Scriptura ? Una scientia rivelata da Dio. È una biancheza della luce
etterna, uno specchio, una imagine di Dio60.
[Et la sainte Écriture n’est rien d’autre qu’un rayon, lequel descend de Dieu. Sais-tu
ce qu’est la Sainte Écriture ? Une science révélée par Dieu. Elle est une blancheur de
la lumière éternelle, un miroir, une image de Dieu].
22 Le style est simple et utilise le schéma « question et réponse » déjà vu auparavant, mais
l’image de l’Écriture vue comme un rayon divin a été probablement tirée de la Mystica
Theologia du chartreux Hugues de Balma, dont Dominici connaissait certainement la
traduction en toscan rédigée par Domenico da Monticchiello en 1363. Dans la huitième
lettre écrite en 1399 aux religieuses du Corpus Domini de Venise, il écrivait en effet :
Mandovi per lo aportatore della presente, frate Geronimo da Firenze, la Mistica
Teologia : leggetela bene : è in volgare61.
[Je vous envoie par celui qui porte la présente lettre, frère Jérôme de Florence, la
Théologie Mystique : lisez-la bien : elle est en langue vulgaire].
23 Bien que le style des lettres de direction spirituelle soit évidemment bien différent du
style des reportationes – les premières ayant été écrites pour la méditation des
religieuses alors que les deuxièmes étaient des témoins de la parole vivante adressés à
un public laïc –, l’auteur n’hésite pas à proposer des thèmes spécifiquement mystiques
à un auditoire de laïcs.
24 Par rapport au prédicateur du XIVe siècle, qui construisait tout son bâtiment
exégétique sur la base d’un verset tiré de l’Évangile du jour, Dominici dirige souvent
son attention vers les épîtres de saint Paul, les Psaumes ou d’autres lectures
sapientiales ou prophétiques. Ce choix l’amène à développer un sermon moins

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structuré, mais tout de même convaincant parce qu’une autorité biblique en appelle
une autre et toutes les deux, dans l’exégèse faite par le prédicateur, suggèrent des
modèles de comportement. Son style oral ne compte pas seulement sur la répétition,
mais aussi sur l’ellipse, sur la rapidité et sur la concision, comme il ressort d’un sermon
sur le jugement dernier, où Giovanni Dominici affirme que le soleil est devenu si
sombre
che tu vedi il papa diventa come il soldato, fare guerra e battaglie, dato tucto a
denari62.
[que tu vois le pape devenu comme le soldat, qui mène guerre et batailles,
entièrement consacré à l’argent].
25 Les invectives et les prophéties apocalyptiques marquent son style oratoire : cela
explique aussi les réactions des auditeurs, comme il résulte d’une lettre, souvent citée,
du notaire florentin Lapo Mazzei au marchand Francesco di Marco Datini 63 :
E dicovi che sì fatto sermone non udi’ mai, né si fatta predica. E di certo, gli amici di
Dio pare ricomincino a montar su, a ispegnere questa vita de’ poltroni cherici e
laici. E dee predicar qui la quaresima ; e viene da Vinegia, che tutto ’l mondo gli
andava drieto. Pensate vi parrà udire uno de’ discepoli di san Francesco e rinascere.
Tutti o piangevamo o stavamo stupefatti alla chiara verità che mostra altrui, come
fa santa Brisida64.
[Et je vous dis que je n’avais jamais écouté un tel sermon, ni un tel prêche. Et bien
sûr il semble que les amis de Dieu recommencent à reprendre le dessus, à faire
cesser cette vie des clercs et des laïcs poltrons. Et il doit prêcher ici pour le Carême ;
et il vient de Venise, où tout le monde le suivait. Pensez qu’il vous semblera
d’écouter l’un des disciples de saint François, et renaître. Nous pleurions tous ou
étions étonnés de la claire vérité qu’il montre, comme le fait sainte Brigitte].
26 L’aspect politique devient plus important par rapport à la prédication du siècle
précédent : le dimanche des Rameaux, Dominici s’élève contre les gouvernants
florentins corrompus et il cite les Decretales à propos des neuf types de vol 65. Ensuite, il
fait parler le Christ à titre personnel en utilisant la formule du double impératif 66 :
Va’, paga et restituisci quello che tu non ài rubato per chi à rubato ! […] Va’, spargi
il sangue tutto !
[Va, paie et rends ce que tu n’as pas volé pour ceux qui ont volé ! […] Va, verse tout
ton sang !]
27 Tout comme Giordano da Pisa un siècle auparavant, il s’efforce de donner des
explications linguistiques : le vendredi précédent le dimanche des Rameaux, il explique
ce que signifie le mot « comune » : « Sa’ ch’è comune ? Non Piero, non Giovanni, non
ghuelfo, non ghibellino, ma chomune » [Sais-tu que-ce que c’est la commune ? Elle n’est
pas Pierre, ni Jean, ni guelfe, ni gibelin, mais elle est commune] 67, tandis que, dans un
sermon quadragésimal précédent, il donne l’explication de quelques termes latins d’un
verset du prophète Joël :
Sa’ tu quello che vuole dire fletu propriamente ? Flere è collo spirito dolere, è una
perfetta contritione avere, per la quale t’induchi a mortifichare questa carne 68.
[Sais-tu ce que veut dire fletu proprement ? Flere c’est avoir mal dans l’esprit, c’est
avoir une parfaite contrition, pour laquelle tu te résous à mortifier cette chair].
28 Ce sermon du soir fait partie d’une série : peu de temps auparavant le frère prêcheur
avait rappelé à ses auditeurs le sermon du matin et peu après il fournit une anticipation
du sermon du soir suivant pour inciter l’auditoire à revenir.
29 Le public auquel s’adresse Dominici est désormais habitué à l’activité des grands
prédicateurs et il paraît plus actif que le public du siècle précédent : sa spiritualité n’est

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plus limitée à l’écoute des prêches, comme le démontre la conclusion du sermon


prononcé le vingtième dimanche après la Pentecôte. Ici, en effet, Giovanni Dominici
exhorte les analphabètes à apprendre les principales prières et les fondements de la foi
chrétienne et il se préoccupe de donner des conseils de lecture à ceux qui sont capables
de lire. Il invite en outre à se garder des livres qui peuvent pousser à l’erreur ou au
péché, en démontrant ainsi que les gents lisaient de plus en plus et que la « culture de
la voix » était en train de céder sa place à une culture de l’écriture.

NOTES
1. Voir la conclusion de la curatrice du volume The Sermon, éd. B. M. Kienzle, Turnhout, Brepols,
2000, (« Typologie des sources du Moyen Âge Occidental », 81-83), p. 963-83.
2. On pense au cas classique des Sermones super Cantica de saint Bernard ; toutefois cet auteur a
produit aussi des textes de style oral, comme les Sermones diversi et les Sententiae, où l’on peut
recueillir les caractéristiques du Bernard prêcheur qui s’adresse familièrement à ses moines : cf.
l’introduction de J. Leclercq à San Bernardo, Sermoni diversi e vari, Milano, Scriptorium
Claravallense – Fondazione di Studi Cistercensi, 2000, p. 3-25.
3. P. Zumthor, La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 1987, en
particulier le quatrième chapitre sur la voix de l’Église et, du même auteur, la synthèse qu’on lit
dans « Una cultura della voce », Lo spazio letterario del Medioevo, 2. Il Medioevo volgare, Direttori P.
Boitani, M. Mancini, A. Vàrvaro, vol. I, La produzione del testo, tomo I, Roma, Salerno Editrice, 1999,
p. 117-46.
4. Cf. F. Dolbeau, Augustin et la prédication en Afrique. Recherches sur divers sermons authentiques
apocryphes ou anonymes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2005, p. 71-87 et, pour un
exemple tiré du final inédit d’un sermon, p. 292-98.
5. E. Auerbach, Studi su Dante, Milano, Feltrinelli, 1992, p. 309-23. Cf. aussi C. Delcorno, « Schede
su Dante e la retorica della predicazione », Miscellanea di studi danteschi in memoria di Silvio
Pasquazi, Napoli, Federico & Ardia, 1993, vol. I, p. 301-12 et G. Ledda, La guerra della lingua.
Ineffabilità, retorica e narrativa nella Commedia di Dante , Ravenna, Longo, 2002, chapitre IV
(« Creare il lettore, creare l’autore : Dante poeta negli appelli al lettore »), p. 117-58.
6. Mais si l’on voit par exemple le cas examiné par Cécile Ricard, que je remercie pour sa lecture
de mon article, on trouve beaucoup des signes d’oralité aussi en dehors des véritables sermons,
ce qui signifie que la prose religieuse du Moyen Âge se sert en général des expédients typiques de
sermons. Voir C. Ricard, « Le Miroir des Bonnes Femmes : possession d’un prêtre, d’un père ou
d’une femme ? Quels usages pour les exempla non développés du texte ? », Die Predigt im Mittelalter
zwischen Mündlichkeit, Bildlichkeit und Schriftlichkeit / La prédication médiévale entre oralité, visualité et
écriture, Colloque International de Genève, 11-13 septembre 2008, projet de recherche « Oralité,
Visualité, Ecriture » (Mübisch, Université de Genève, Faculté des Lettres) Actes sous presse.
7. Roberto Rusconi s’est arrêté plusieurs fois sur le problème central du rapport entre prêcheurs
et public, en particulier : « Reportatio », Medioevo e Rinascimento, III, 1989, p. 7-36 et « La
predicazione : parole in chiesa, parole in piazza », Lo spazio letterario del Medioevo, 1. Il Medioevo
latino, éd. G. Cavallo, C. Leonardi, E. Menestò, vol. II, La circolazione del testo, Roma, Salerno
Editrice, 1994, p. 571-603.

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8. Voir désormais E. Pasquini, Le botteghe della poesia. Studi sul Tre-Quattrocento italiano, Bologna, il
Mulino, 1991, le chapitre IV, « Oralità bernardiniana », p. 201-44 et l’intervention de C. Delcorno,
« La voix efficace du prédicateur. Les exempla de Bernardin de Sienne » au colloque Le pouvoir des
mots au Moyen Âge (Lyon, 22-24 juin 2009), (actes sous presse).
9. Voir N. Bériou, « Les sermons latins après 1200 », The Sermon, op. cit., p. 363-447, en particulier
les p. 382-86 sur le latin des sermons.
10. Au XIII e siècle, l’auditoire détermine la langue dans laquelle l’on prêche. Il est certain qu’on
prêchait aux laïcs en langue vulgaire même si la réélaboration écrite était en latin : voir A. Lecoy
de la Marche, La chaire française au Moyen Âge, spécialement au XIII e siècle, d’après les
manuscrits contemporains, Genève, Slatkine Reprints, 1974 (Réimpression de l’édition de Paris,
1886), deuxième partie, chapitre II, De la langue usitée dans la chaire, p. 233-69. Voir maintenant
F. Morenzoni, « Les prédicateurs et leurs langues à la fin du Moyen Âge », Zwischen Babel und
Pfingsten. Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8.-16. Jahrhundert) / Entre
Babel et Pentecôte. Différences linguistiques et communication orale avant la modernité (VIII e-XVIe siècle),
éd. P. von Moos, Zürich-Berlin, LIT, 2008, p. 501-17.
11. Cf. C. A. Robson, Maurice of Sully and the Medieval Vernacular Homily, with the Text of Maurice’s
French Homilies from a Sens Cathedral Chapter ms., Oxford, Basil Blackwell, 1952 et la référence
classique M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1982.
12. M. Banniard, Viva voce. Communication écrite et communication orale du IV e au IX e siècle en
Occident latin, Paris, Institut des Études Augustiniennes, 1992, p. 32-49 et 369-422.
13. C. Delcorno, « Medieval Preaching in Italy (1200-1500) », The Sermon, op. cit., p. 449-560 , à la
p. 493, et voir aussi du même auteur « La predicazione », Lo spazio letterario del Medioevo, 2. Il
Medioevo volgare, op. cit., vol. II, La circolazione del testo, Roma, Salerno editrice, 2002, p. 405-31, en
particulier pour le rapport oralité-écriture p. 416-23.
14. Cf. C. Delcorno, « La lingua dei predicatori. Tra latino e volgare », La predicazione dei frati dalla
metà del ’200 alla fine del ’300. Atti del XXII Convegno internazionale (Assisi, 13-15 ottobre 1994),
Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1995, p. 19-46.
15. Cf. Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archêveque de Pise (1253-1277), sous la
direction de N. Bériou, Édition critique par N. Bériou et I. le Masne de Chermont avec la
collaboration de P. Bourgain et M. Innocenti. Avant-propos de A. Vauchez et E. Cristiani, Rome,
École française, 2001, sermo II In Synodo Pentecosten, § 21, p. 357-58.
16. Cf. P. Bourgain, « La langue de Federico Visconti », Les sermons et la visite pastorale, op. cit.
,p. 1085-1094 et Le latin médiéval, par P. Bourgain avec la collaboration de M.-C. Hubert, Turnhout,
Brepols, 2005, p. 275-279, où est publié le sermon 46 de Federico Visconti avec la traduction
française en regard.
17. L’emploi de l’image de la diffraction lumineuse pour exemplifier l’effet du descente du Saint
Esprit dans les fidèles a donc une longue tradition, qui arrive en Italie jusqu’à la Pentecoste
d’Alessandro Manzoni (1822).
18. Les sermons et la visite pastorale, op. cit., sermon XXXVII In die Pentecosten, § 13, p. 613-614.
19. Cf. M. Corti, « Dante e la torre di Babele : una nuova “allegoria in factis” », Il viaggio testuale,
Torino, Einaudi, 1978, chap. V, p. 243-256 et P. Zumthor, Babele ou l’inachèvement, Paris, Éditions
du Seuil, 1997. Dans le Speculum humanae salvationis les deux épisodes sont mis en parallèle et
exemplifiés par des enluminures associées : voir C. Frugoni – F. Manzari, Immagini di san Francesco
in uno Speculum humanae salvationis del Trecento, Roma, Editrici Francescane, 2006, p. 266 et 364.
20. Cf. C. Delcorno, Giordano da Pisa e l’antica predicazione volgare, Firenze, Olschki, 1975, p. 37-43 ;
V. Coletti, Parole dal pulpito. Chiesa e movimenti religiosi tra latino e volgare nell’Italia del Medioevo e del
Rinascimento, Casale Monferrato, Marietti, 1983, p. 65-71 (voir la traduction française L’éloquence
de la chaire : victoires et défaites du latin entre Moyen Âge et Renaissance, Paris, Cerf, 1987).
21. Cf. C. Delcorno, « La diffrazione del testo omiletico. Osservazioni sulle doppie reportationes
delle prediche bernardiniane », Lettere Italiane XXXVIII, 1986, p. 457-77.

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22. Cf. Giordano da Pisa, Quaresimale fiorentino 1305-1306, éd. C. Delcorno, Firenze, Sansoni, 1974,
p. LXXII-CXXXIV ; D. Franceschini, « Le due redazioni delle prediche di Giordano da Pisa sul
Capitolo 1° del Genesi », Memorie Domenicane n.s. 33, 2002, p. 131-74 et Giordano da Pisa, Avventuale
fiorentino 1304, éd. S. Serventi, Bologna, Il Mulino, 2006 (dorénavant AF), p. 31-54. Pour ce qui
concerne les dates, nous rappelons qu’à Florence on employait le style ab incarnatione, qui fixe le
début de l’année au 25 mars, jour de l’Annonciation.
23. Voir à ce propos Eliana Corbari, « “Et sono molto meglio le femine che gli omini” : Giordano
da Pisa preaching on Catherine of Alexandria », Medieval Sermon Studies, 51, 2007, p. 9-21.
24. Cf. B. Terracini, Lingua libera e libertà linguistica, Torino, Einaudi, 1963, p. 114-19.
25. Humberti de Romanis Opera de vita regulari, ed. F. J. J. Bertier, Romae, Befani, 1889, t. II, p. 380
(De eruditione praedicatorum, parte I, cap. IV, De acceptibilitate coram Deo) : « Deinde ad sciendum
quantum acceptum sit istud officium coram Deo, notandum quod praedicatio est quasi quidam
cantus […] Iste autem cantus est adeo coram Deo acceptus, sicut etiam in curiis magnates solent
in cantibus joculatorum delectari » [Donc, pour savoir comme cette charge plaît à Dieu, il faut
noter que la prédication est presque comme un chant […] Ce chant par suite plaît à Dieu, aussi
bien que les seigneurs dans les cours, qui ont l’habitude de s’amuser des chants des jongleurs].Ce
passage était déjà mis en relief par Carlo Delcorno dans « Professionisti della parola : predicatori,
giullari, concionatori », Tra storia e simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi dai Direttori, Redattori
e dall’Editore di Lettere Italiane, Firenze, Olschki, 1994, p. 1-21, à la p. 10 et note 35. L’article est
maintenant réimprimé dans C. Delcorno, « Quasi quidam cantus ». Studi sulla predicazione medievale,
éd. G. Baffetti, G. Forni, S. Serventi, O. Visani, Firenze, Olschki, 2009, p. 3-21.
26. Prediche del beato fra Giordano da Rivalto dell’ordine dei predicatori recitate in Firenze dal MCCCIII al
MCCCVI ed ora per la prima volta pubblicate, éd. D. Moreni, Firenze, per il Magheri, 1831
(désormais Moreni), tomo I, p. 257.
27. Voir Moreni I, p. 224 (dimanche 4 aôut 1303) et Prediche del beato Giordano da Rivalto dell’Ordine
dei Predicatori, in Firenze, nella stamperia di Pietro Gaetano Viviani, éd. D. M. Manni, partie II,
Quaresimale di fra Giordano per la mattina fatto l’anno MCCCIV (traité sur le Credo), p. 304.
28. Sur la conception du rôle du jongleur au bas Moyen Âge, voir C. Casagrande e S. Vecchio,
« L’interdizione del giullare nel vocabolario clericale del XII e XIII secolo », Il teatro medievale, éd.
J. Drumbl, Bologna, il Mulino, 1989, p. 317-368, en particulier les p. 349-52 sur la « stratégie
dominicaine » ; cf. aussi La scena assente. Realtà e leggenda sul teatro nel Medioevo, éd. F. Mosetti
Casaretto, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2006.
29. Giordano da Pisa, Quaresimale fiorentino, op. cit., sermon XV, p. 75.
30. Humberti de Romanis Opera cit., t. II, p. 402.
31. Voir C. Delcorno, « Il “parlato” dei predicatori. Osservazioni sulla sintassi di Giordano da
Pisa », Lettere Italiane LII, 2000, p. 3-50. La riche exemplification de Delcorno est relative aux
premièrs 45 sermons du Quaresimale fiorentino 1305-1306. Je reprends plusieurs des définitions
techniques de cet article.
32. Cf. C. Buridant, « Les proverbes et la prédication au Moyen Âge. De l’utilisation des proverbes
vulgaires dans les sermons », Richesse du proverbe. vol. I Le proverbe au Moyen Âge. Études réunies
par F. Suard et C. Buridant, Université de Lille III, 1984, p. 23-54. Voir aussi maintenant M. A. Polo
de Beaulieu et J. Berlioz, « “Car qui a le vilain, a la proie”. Les proverbes dans les recueils d’
exempla (XIIIe-XIVe siècle) » et F. Morenzoni, « Les proverbes dans la prédication du XIII e siècle »,
Tradition des proverbes et des exempla dans l’Occident médiéval / Die Tradition der Sprichwörter und
exempla im Mittelalter, Colloque Fribourgeois 2007 / Freiburger Colloquium 2007, hrsg. von H. O.
Bizzarri und M. Rohde, Berlin-New York, de Gruyter, 2009, respectivement aux p. 25-65 et 131-49.
Je dois à la gentillesse d’Hugo Bizzarri la lecture de ces articles encore sous presse.
33. Cf. AF, predica XIII, p. 206 et C. Roccaro, « La “scrittura” dei sermoni latini : struttura e
tecnica compositiva fra enunciazioni teoriche ed applicazione pratica », La predicazione dei
frati,cit., p. 229-65, à p. 254 et note 46.

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34. AF, sermon XX, p. 300 et p. 301 pour le proverbe cité ci-dessus.
35. Cf. N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole : la prédication à Paris au XIII e siècle, Paris,
Institut d’Études Augustiniennes, 1998, vol. I, p. 569. Voir en particulier les observations sur
l’usage du latin et de la langue vulgaire par Raoul de Châteauroux aux p. 231-238.
36. AF, sermon IV, p. 98-99.
37. Je me rapporte au fameux passage du De eruditione praedicatorum où le maître de l’Ordre des
frères prêcheurs note : Audivi quod Innocentius papa, sub quo celebratum est Concilium Lateranense, vir
magnae litteraturae, cum semel praedicaret in festo Magdalenae, habuit juxta se quemdam tenentem
homiliam Gregorii de festo illo, et verbo ad verbum dicebat in vulgari quod scriptum erat ibi in latino
[J’entendis que le pape Innocent, sous lequel a été célébré le Concile du Latran, homme de grande
culture, une fois, en prêchant pour la fête de la Madeleine, avait à côté de lui quelqu’un qui tenait
l’homélie de Grégoire pour celle fête, et il traduisait mot à mot en langue vulgaire ce qu’il y avait
écrit en latin] (cf. Humberti de Romanis Opera cit., t. II, p. 397).
38. Gregorius Magnus, Homiliae XL in Evangelia, cura et studio R. Étaix, Turnhout, Brepols, 1999,
CCSL 141 (PL 76, col. 1093), hom. V, Habita ad populum in basilica beati Andreae apostoli, in die natalis
eius, Lectio S. Ev. sec. Matt. IV, 18-22, cap. 2, p. 34 : Sed fortasse aliquis tacitis sibi cogitationibus dicat :
Ad vocem dominicam uterque iste piscator quid aut quantum dimisit, qui pene nihil habuit ? Sed in hac re,
fratres charissimi, affectum debemus potius pensare quam censum. Multum reliquit qui sibi nihil retinuit,
multum reliquit qui, quantumlibet parum, totum deseruit […]. Multum ergo Petrus et Andreas dimisit,
quando uterque etiam desideria habendi derelinquit. Multum dimisit, qui cum re possessa etiam
concupiscentiis renuntiavit. [Mais peut-être quelqu’un pourrait penser en lui-même : En suivant
l’appel du Seigneur, qu’est que ou combien les deux pêcheurs laissèrent, ils qui n’avaient rien ?
Mais dans cette circonstance, mes chers frères, nous devons penser à l’affection plutôt qu’aux
biens. Laissa beaucoup celui qui ne tint rien pour lui, laissa beaucoup celui qui, bien que peu de
chose, abandonna tout […]. Pierre et André laissèrent donc beaucoup, alors que tous les deux
abandonnèrent le désir même de posséder. Laissa beaucoup celui qui, avec les biens, renonça aux
désirs mêmes].
39. AF, sermon XXV, p. 349. C’est moi qui souligne.
40. AF, sermon XXV, p. 349-50.
41. Un cas exemplaire de ce type est celui des quatre sermons prononcés le mardi 2 février 1304,
pour la fête de la Purification de la Vierge, qui sont tous conservés : voir AF, sermons XLI-XLIV,
p. 553-601, en particulier p. 600, où Giordano résume ce qu’il a dit dans le cours de ce bref cycle
marial.
42. Voir AF, sermon XXXV, p. 492 : « Disse frate Giordano : non mi pensava di predicarvi ciò, ma
d’altro, ma quando è piaciuto a llei [la Vergine Maria], ch’io sia così scorso in questa, Dio n’abbia
gratia, che pur questa è essuta una buona predica. Ma pur un poco vo’ dire di quello ch’avea
proposto di dire ». [Frère Giordano dit : je ne pensais pas de vous prêcher ça, mais autre chose,
mais puisque la Vierge a aimé bien que je sois ainsi passé à ce sujet, rendons grâce à Dieu, que ce
sermon-ci aussi a été bon. Mais au moins un peu je veux dire ce que j’avais l’intention de dire].
43. Cf. N. Bériou, « Les sermons latins », art. cit., p. 370-82.
44. AF, sermons XLV et XLVI, p. 605, 615, 618-619, 623.
45. Cf. M. G. Muzzarelli, Pescatori di uomini. Predicatori e piazze alla fine del Medioevo, Bologna, il
Mulino, 2005, p. 35-52.
46. AF, sermon XXVI, p. 365-66.
47. Voir, par exemple, AF, sermon XI, p. 184-85.
48. AF, sermon VIII, p. 142 ; sermon XII, p. 203.
49. AF, sermon XV, p. 249-50.
50. Par un exemple voir AF, sermon VII, p. 131.

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51. AF, sermon XXXI, p. 439 : comme on peut le voir dans l’apparat critique de l’édition moderne,
le manuscrit d’Oxford (O) remplace « mena» par « materia », se montrant ainsi plus respectueux
du lecteur dominicain.
52. AF, sermon XXXIV, p. 474.
53. Cf. C. Delcorno, « Medieval Preaching in Italy », art. cit., p. 481-482. Sur la tradition
manuscrite des œuvres de cet auteur voir désormais Giovanni Dominici da Firenze. Catalogo delle
opere e dei manoscritti, éd. M. M. M. Romano, Firenze, Sismel, 2009.
54. Voir G. Di Agresti, « Il Dominici e l’Umanesimo : problema non risolto », Memorie Domenicane,
n. s., 1, 1970, p. 49-199, les p. 69-92.
55. Je me réfère respectivement aux définitions données par Nicole Bériou (voir L’avènement,
op. cit.)et par Roberto Rusconi (« La predicazione », art. cit.).
56. Cf. N. Ben-Aryeh-Debby, Renaissance Florence in the Rhetoric of two Popular Preachers. Giovanni
Dominici (1356-1419) and Bernardino da Siena (1380-1444), Turnhout, Brepols, 2001, en particulier les
p. 52-55. Les citations des sermons de Dominici sont tirées de l’appendice qui suit cette étude aux
pages 219-312, avec un choix de dix sermons extraits du manuscrit Riccardiano 1301 de la
Biblioteca Riccardiana de Florence (désormais cité Appendix).
57. Appendix, sermon 3, p. 226 et 228.
58. Appendix, sermon 4, p. 231.
59. Dominici semble faire ici particulièrement allusion aux rencontres entre hommes et femmes
qui avaient lieu dans l’église à l’occasion des sermons. Dans le sermon 41 pour les saints
Innocents, il accuse explicitement les belles filles qui allaient à l’église seulement pour être vues
et il menace de ne plus prêcher « se queste vaghegine e vaghegiatori non mutono modi » [si ces
coquettes et ces damoiseaux ne changent pas leurs manières] (Appendix, p. 300). Ce n’est pas un
thème nouveau. Même Giordano condamne les femmes qui se présentaient à la confession ou au
prêche chargées d’ornements (voir par exemple le sermon LI du 21 octobre 1304, dans Moreni, t.
II, p. 135-36).
60. Appendix, p. 232. Cette citation est rappelée par Carlo Delcorno dans l’introduction à Sotto il
cielo delle scritture. Bibbia, retorica e letteratura religiosa (secc. XIII-XVI), éd. C. Delcorno e G. Baffetti,
Firenze, Olschki, 2009, p. V. Sur le fameux passage sapiential, repris entre autres par Dante, voir
M. Ariani, « “Metafore assolute” : emanazionismo e sinestesie della luce fluente », La metafora in
Dante, éd. M. Ariani, Firenze, Olschki, 2009, p. 193-219, les p. 201-02 et note 38.
61. Cf. Giovanni Dominici, Lettere spirituali, éd. M. T. Casella e G. Pozzi, Friburgo, Edizioni
universitarie, 1969, p. 97.
62. Voir A. Galletti, « Una raccolta di prediche volgari inedite del cardinale Giovanni Dominici »,
Miscellanea di studi critici pubblicati in onore di Guido Mazzoni, Firenze, Tipografia Galileiana, 1907,
vol. I, p. 253-78, sermon XXXIII (Florence, Biblioteca Riccardiana, ms. 1301, fol. 98 v-99v), p. 265.
63. Voir A. Galletti, art. cit., p. 256 et R. Rusconi, L’attesa della fine. Crisi della società, profezia ed
Apocalisse in Italia al tempo del grande scisma d’Occidente (1378-1417), Roma, Istituto Storico per il
Medio Evo, 1979, chapitre 3, § 2, p. 101-11.
64. Lettere d’un notaro a un mercante del sec. XIV, per cura di C. Guasti, Firenze, Le Monnier, 1880,
vol. I, p. 227-28.
65. Le texte juridique devait être très familier au prédicateur et à son auditoire, du fait qu’il est
cité dans deux autres entre les sermons publiés par Ben-Aryeh-Debby : cf. p. 257 et 273. En
traitant des sermons en langue vulgaire de Dominici, Di Agresti spécifique que « i discorsi sulle
Decretali vennero tenuti di sera e sono regolarmente intercalati da quelli tenuti la mattina, ma su
argomento diverso » (G. Di Agresti, art. cit., p. 158-164 sur les sermons en langue vulgaire, cit. à
p. 159).
66. Appendix, sermon 6, p. 241-42.
67. Appendix, sermon 30, p. 289.
68. Appendix, sermon 13, p. 248.

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RÉSUMÉS
La prédication est une performance dont le texte écrit n’est qu’un reflet inexact. Par rapport aux
autres genres littéraires de l’époque, les indices d’oralité que l’on peut repérer dans la
prédication médiévale sont nombreux. Cet article se concentre sur l’extraordinaire témoignage
que représentent les reportationes des sermons prononcés par Giordano da Pisa au début du XIV e
siècle et par un autre frère prêcheur, Giovanni Dominici, qui prêchait dans l’église de Santa Maria
Novella, à Florence, entre 1400 et 1406. À partir de ces témoignages de l’école dominicaine, on
peut étudier la manière dont le prédicateur peut s’assimiler au jongleur : tous les deux sont en
effet des acteurs capables de se servir des mots et des gestes pour attirer l’attention du public. De
maîtres de la parole, les prédicateurs se transforment ainsi en « vedettes » de la parole, au point
de susciter ou à tel point qu’ils suscitent ? l’admiration étonnée des notaires et des marchands.

Preaching is a performance and the written text is only an imperfect reflection of this. Yet,
medieval sermons show many signs of oral language, more than other contemporary literary
genres. This article concentrates on the extraordinary evidence provided by the reportationes of
sermons preached by Giordano da Pisa at the beginning of the fourteenth century and of another
Dominican, Giovanni Dominici, who preached in the church of Santa Maria Novella in Florence
between 1400 and 1406. On the basis of this evidence from the Dominican school, it is possible to
examine the way in which the preachers may be compared to the jongleur, the teller of tales:
both are in fact actors able to use words and gestures in order to hold the attention of an
audience. From masters of the word, preachers gradually change into “stars” of the word who
can leave even notaries and merchants absolutely spell-bound.

AUTEUR
SILVIA SERVENTI
Università di Bologna

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Études christiniennes

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Thisbé dans la Cité des Dames


Christopher Lucken

1 L’histoire « De Thisbé » est une des pierres de la Cité des Dames 1. Ce Livre, on le sait, n’est
pas seulement un compendium de textes biographiques destiné à conserver la mémoire
des « nobles et tresgrans fais des femmes » – serait-ce « en la grande loenge du sexe
feminin et ou solas des amys d’icelui », comme c’est le cas du De claris mulieribus de
Boccace (1362), traduit en français vers 1401 sous le titre Des cleres et nobles femmes et
une des principales sources de Christine de Pizan2. C’est avant tout une Cité fortifiée
permettant aux « dames et toutes vaillans femmes », qui « ont par si lonctemps esté
delaissees, descloses comme champ sanz haye, sanz trouver champion aucun qui pour
leur deffence comparust souffisemment », de bénéficier d’« aucun retrait et closture de
deffence contre tant de divers assaillans » qui n’ont eu de cesse de leur faire la guerre
(p. 54) : soit tous ces « hommes, clercs et autres », qui « ont esté et sont si enclins a dire
de bouche et en leurs traictiez et escrips tant de deableries et de vituperes de femmes
et de leurs condicions » (p. 42), depuis les « poetes » et « les tres plus grans philosophes
qui ayent esté » (p. 48), jusqu’à ce Matheolus dont le « livre estrange » est arrivé par
« aventure » dans la bibliothèque de Christine (p. 40), en passant par Ovide (p. 74) et
Jean de Meun, dont le Roman de la Rose incarne le discours misogyne par excellence
(p. 48). Mais si les récits dont est composée la Cité des Dames sont autant de pierres
destinées à protéger les femmes des médisances des hommes, seules les « dames de
renommee et femmes dignes de loz » (p. 54), « preudefemmes de grant beauté et de
grant auctorité » (p. 250), peuvent y trouver refuge, « car a celles ou vertue ne sera
trouvee les murs de nostre cité seront forclos » (p. 54). Servant de témoignage et de
preuve de la vertu des femmes afin de démontrer l’inanité des propos que les
« mauvaises lengues » tiennent contre elles (p. 326), ces récits n’ont de valeur
exemplaire que si leurs héroïnes respectent leur « propre condicion naturelle, qui doit
estre simple, quoye et honneste » (p. 68). Comment pourraient-elles autrement servir
de modèle ?
2 Racontée dans les Métamorphoses d’Ovide3, traduite en français au milieu du XIIe siècle 4
et largement diffusée tout au long du Moyen Âge5, l’histoire « De Thisbé » est-elle
même, cependant, de contribuer à la défense des femmes ? Son héroïne peut-elle être
considérée comme une « preudefemme » respectant sa « condicion naturelle » et

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méritant par conséquent de se retrouver dans cette Cité afin d’être célébrée et imitée ?
Certes, l’Ovide moralisé interprète Thisbé comme « l’amie au Creatour », soit comme
l’âme humaine, et Pyrame comme une figure du Christ6. Mais leur histoire illustre le
plus souvent l’issue fatale de la passion amoureuse. C’est pourquoi, dans Tristan et Isolde
de Gottfried de Strasbourg, Tristan chante « le lai De la courtoise Thisbé de l’ancienne
Babylone », qui ne sert pas seulement à donner une voix à Yseut, mais qui préfigure
aussi l’union dans la mort qui attend les deux amants 7. Saint Augustin condamne en
revanche l’intérêt qu’on peut accorder à une telle histoire, qui ne fait qu’emporter le
lecteur « loin de la philosophie » et « dresser, entre [lui] et la vérité, un mur plus
monstrueux qu’entre [l]es amants », alors même que « la malédiction de cette
sensualité hideuse et de ces embrasements empoisonnés » aboutissant au suicide des
amants devrait nous en détourner8. La morale philosophique ou théologique ne saurait
justifier en effet la « mortel ardour » d’un amour qui ne peut mener qu’à la mort, soit la
pulsion suicidaire du désir amoureux qu’incarnent de manière exemplaire, au Moyen
Âge, Pyrame et Thisbé9. Aussi l’Architrenius de Jean de Hauteville (deuxième moitié du
XIIe siècle) se sert-il de leur histoire pour dénoncer les tentations de la luxure : tandis
que les amants malheureux l’affectionnent, elle illustre les tours néfastes d’une Fortune
auxquels ne peuvent échapper ceux qui s’abandonnent aux aléas de Vénus 10. De même,
les Integumenta Ovidii de Jean de Garlande (1234) interprètent la métamorphose sur
laquelle s’achève ce récit comme le signe emblématique d’un amour suivi par la mort 11.
Dans le roman de Florimont de Aimon de Varennes (1188), le sage Flocart déconseille au
héros qui s’apprête à céder à l’amour de ressembler par sa « folie » à Narcisse et à
Pyrame, « mort per amor »12. Selon la Bible de Jehan Malkaraume (ca. 1300), les deux
enfants périssent à cause de cette « folie » qu’est l’amour (comme risquent de le faire
les prêtres qui, au « sautier » ou à « Salemon », préfèrent lire en « saumon », soit le
poète de Sulmone, Ovide)13. Enfin, dans le Livre des Eschez amoureux moralisés d’Évrart de
Conty (ca. 1390-1400), l’histoire de Pyrame et Thisbé est un des onze exemples de « foles
amours » racontés par Diane, confirmant notamment « que la vie d’amours est de joye
et de deul, et de bien et de mal, tousdiz entremellee et que la fin en est, come qu’il en
voit de son commencement, voulentiers dolereuse »14.
3 La tradition « courtoise » elle-même peut être amenée à rejeter l’exemple de Pyrame et
Thisbé. C’est le cas dans la Ballade d’amant recreü de Guillaume de Machaut, où l’amant
justifie son renoncement à l’amour en se référant à ceux qui en sont morts, comme
Pyrame et Thisbé, Tristan et Iseut ou la Châtelaine de Vergy 15. Et dans le Dit dou bleu
chevalier de Jean Froissart, le narrateur conseille à l’amant de ne pas ressembler à
« Piramus, […] qui pour l’amour de Tisbé se murdri » 16.
4 Pourtant, Pyrame et Thisbé offrent également le modèle d’un amour véritable, dont la
constance et la force sont telles que rien ne peut s’y opposer ou y mettre fin. Pyrame et
Thisbé s’achève d’ailleurs en affirme que cette dernière « Se demoustre veraie amie »
(v. 886). L’interprétation de l’Ovide moralisé souligne à son tour la « loiauté » des deux
enfants qui, en mourant, « se monstrent vrai amant » : « Qar li uns d’eulx ne vodroit
estre / Ou paradis au roi celestre / Et li autres si fust ici, / Se il n’estoit avuecques lui »
(v. 1153-57). Aussi, dans Le Chevalier de la Charrette, Chrétien de Troyes affirme que
Lancelot « ama plus que Piramus / S’onques nus hom pot amer plus » 17, tandis que, dans
Amadas et Ydoine, Thisbé est citée parmi les femmes dont le sentiment n’a jamais été
marqué par la tricherie ou la fausseté18. Dans le Jugement du roi de Navarre de Guillaume
de Machaut, Doubtance décrit la mort de Thisbé afin de souligner sa « parfaite
amours » et de démonter ainsi la sincérité qui habite les femmes 19. Cette dernière est

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encore l’une des dix héroïnes dont Chaucer raconte la vie dans The Legend of Good
Women (ou The Seintes Legende of Cupide) (ca. 1385), ouvrage écrit soit disant comme
pénitence pour avoir traduit le Roman de la Rose et avoir relaté l’histoire de Troilus et
Cressida dans laquelle cette dernière se montre inconstante, et qui est destiné du même
coup à rendre compte de la fidélité dont les femmes s’avèrent capables en amour 20.
5 Thisbé est également l’une des 106 cleres et nobles femmes de Boccace (chap. XIII). Mais
ce dernier n’hésite pas à mêler des « choses legieres et moins graves […] avec les
sainctes et graves choses » (p. 10), par exemple « Medee, Flore, Sempronie ou
semblables a elles, desquelles l’engin fut moult grant, mais par aventure pernicieux »,
avec « Penelope, Lucrece, Sulpice », « matrones treschastes et vertueuses ». Boccace
affirme en effet dans son prologue que son « entencion n’est mie ce nom de clareté
prendre tant estroitement que tousjours signifie ou sonne en vertu » ; au contraire,
précise-t-il, il veut le « prendre plus largement et traire en plus ample sens ». Il entend
donc considérer les femmes comme « cleres et nobles » lorsqu’il aura simplement
connaissance du fait qu’elles sont « pour quelconques grant fait congnues et
renommees au monde » (p. 13).
6 Si Boccace ne réduit pas la renommée à la vertu et insère dans son anthologie des
femmes illustres qui furent « pernicieuses », Christine de Pizan fonde au contraire la
réputation de celles qu’elle retient sur leur moralité et en particulier sur leur chasteté.
Aussi, tous les personnages féminins dont parlent Des cleres et nobles femmes ou les
différents ouvrages connus de Christine ne se retrouvent pas nécessairement dans la
Cité des Dames : si Médée (Livre I, chap. XXXII et LVI) 21 et Sempronie sont présentes
(Livre I, chap. XLII), il n’y a ni Flore, ni Ève (dont l’histoire constitue le chapitre initial
Des cleres et nobles femmes et dont la création à partir de la côte d’Adam est pourtant
rappelée dans la Cité des Dames : p. 78), ni Cléopâtre, ni des femmes connues pour leurs
actions criminelles comme Athalie et Clytemnestre. D’autres femmes célèbres
manquent à l’appel. Thisbé, qui ne semble guère se montrer vertueuse, « simple, quoye
et honneste », lorsqu’elle désobéit à ses parents et franchit les murs de sa chambre où
elle avait été enfermée afin de sortir « fors de la cité » et rejoindre son amant et son
funeste destin (v. 550), ne devrait-elle pas plutôt faire partie de ces femmes
« mauvaise[s] », « perverse[s] », « dissolues ou diffamees » (p. 68 et 250), auxquelles
Christine interdit l’entrée de son édifice pour n’avoir pas su fuir, comme elle le
demande instamment au terme de son ouvrage, « la fole amour » dont les
« losangeurs » « admonnestent » les femmes (p. 500-02) ? L’exemple de Pyrame et
Thisbé n’est-il pas utilisé par le chevalier du Débat des deux amans (ca. 1401), comme ce
fut le cas chez Machaut et Froissart, afin de démontrer qu’on risque la mort « par trop
amer » et qu’il vaut donc mieux s’en abstenir22 ?
7 L’histoire « De Thisbé » est racontée dans le deuxième livre de la Cité des Dames par
Droiture (chap. LVII). Composée très certainement à partir de la version du XII e siècle
insérée dans l’Ovide moralisé et de la version contenue dans Des cleres et nobles femmes de
Boccace, cette histoire fait partie d’une série de récits visant à démontrer que les
femmes sont « loyalles en la vie amoureuse », placés après un ensemble d’histoires
illustrant la constance des femmes dans le cadre du mariage. Ces récits servent à
contredire les auteurs qui – comme Ovide et « son livre De l’art d’amours » – accusent les
femmes qui, « quoy que elles promettent, y sont moult pou arrestees en un lieu et de
pour d’amour et a merveilles faulses et faintes », « adfin de aviser les hommes de leurs
cautelles pour mieulx les eschever, si comme du serpent mucié soubz l’erbe »

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(pp. 374-76). Susceptible de démentir une telle image des femmes, la figure de Thisbé
rejoint l’usage qu’en font Amadas et Ydoine, Le Jugement du roi de Navarre et The Legend of
Good Women.
8 Remarquant que Christine a déjà « traictié la matiere » en son « Epistre du dieu d’amours
et es Epistres sus le Roman de la Rose » (p. 376), Droiture soutient que, si ces auteurs
avaient voulu défendre le « bien commun ou publique en une cité », ils auraient dû
prévenir les « femmes que elles se gardassent des agais des hommes comme ilz ont fait
aux hommes que ilz se gardassent des femmes » (p. 376-78). Femmes et hommes
doivent se défier des tromperies de l’autre sexe. Droiture entend néanmoins
commencer par « prouver par exemple, par deduisant en tesmoing partie de celles qui
jusques a la mort y ont perseveré », que les femmes ne sont pas « de si pou d’amour la
ou leur cuer s’applique et que plus y font arrestees » que les hommes ne le disent
(p. 378). Telle est la thèse que serviront à démontrer les histoires de Didon, Médée,
Thisbé, Héro, Sigismonde (la fille de Tancrède) et Élisabeth 23, auxquelles s’ajoutent cinq
femmes dont l’histoire n’est pas racontée (soit, l’épouse de Guillaume de Roussillon, la
« Dame du Fayel », la « Chastellaine de Vergi », « Yseult » et Déjanire). Ces onze
femmes, « en tele fole amour surprises qui trop ont amé de grant amour sanz varier »,
au point d’en mourir, jouent un rôle analogue à celles dont Chaucer raconte l’histoire
dans The Legend of Good Women et forment en quelque sorte, à l’intérieur de la Cité des
Dames, une réécriture de cet ouvrage24.
9 À la différence de Chaucer, cependant, Droiture ne considère pas ces femmes comme
des modèles de vertu. C’est pourquoi « ces piteux exemples […] ne doivent mie estre
cause d’esmouvoir les courages des femmes de eulx ficher en celle mer tres perilleuse
et dampnable de fole amour, car tousjours en est la fin a leur grant prejudice et grief en
corps, en biens et en honneur et a l’ame » (p. 404). Si les différentes figures convoquées
par Droiture témoignent de la constance des femmes, leur sentiment n’est que « fole
amour » et leur loyauté ne peut que les mener à leur perte. Aussi, de même que les
hommes sont invités à « eschever » les ruses féminines, les femmes doivent
« eschever » les hommes « qui sanz cesser se traveillent d’elles decevoir » (p. 404). Ainsi
que l’illustrent emblématiquement les cas de Didon et de Médée sur lesquels s’ouvre
cette section, l’amour comme les hommes s’avère trompeur et doit être rejeté.
10 Malgré la condamnation de leur folie, ces femmes « loyalles en la vie amoureuse » font
partie de la Cité des Dames. Christine de Pizan semble rejoindre Boccace qui, tout en
valorisant « la leçon » qui doit donner envie à sa destinatrice d’« ensuir les beaux fais
des femmes qui ont esté » et d’esmouvoir « en mieulx » son « noble courage », ne craint
pas de réunir des exemples positifs et négatifs. Boccace lui demande explicitement de
ne pas renoncer à sa lecture lorsqu’elle tombe sur des passages qui la choquent. Au lieu
d’être heurtée par les « espines » des femmes vicieuses et quitter le « verger » des
lettres, elle doit poursuivre son chemin afin d’y cueillir les fleurs qui « sont dignes de
loenge et exemple des vertus » (p. 10). Suscitant tantôt l’éloge, tantôt le blâme, les
différents récits Des cleres et nobles femmes invitent les lectrices à réaliser des « euvres
dignes de gloire », ou à se détourner des « maleureuses et detestables choses ». La leçon
qu’elles en tirent s’avère capable du même coup de restituer « la beauté et dignité qui
semble estre ostee a ceste euvre par ce que en ce livre sont entremeslees aucunes
choses de laidure et deshonnesteté ». C’est pourquoi Boccace estime nécessaire
d’« inserer aux hystoires aucuns doulx et proffitables enseignemens de vertu et
adjouster aussi aucuns aguillons, aucunes reprehensions en blasme et detestacions des

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vices » (p. 13-14). Le « prouffit espirituel » de ces histoires ne repose pas seulement sur
la valeur de leurs héroïnes. La vertu n’est pas la propriété des femmes qui l’incarnent.
Elle provient bien davantage de l’enseignement qui découle des récits dont elles sont
les personnages.
11 Le projet de Christine de Pizan diffère de celui de Boccace. Plutôt que de retracer la
biographie de femmes célèbres et en dégager une morale, elle regroupe des femmes qui
sont en elles-mêmes de véritables modèles de vertus. Aussi le groupe auquel appartient
Thisbé occupe-t-il une position ambivalente. S’il témoigne de la constance féminine, il
illustre également une « fole amour » qui s’avère proscrite. Les femmes qui le
composent méritent à la fois d’être intégrées dans la Cité de Dames et reléguées à
l’extérieur25. Cette situation contradictoire est particulièrement sensible avec Didon et
Médée. Christine partage en effet leur vie en deux, séparant leurs amours tragiques de
leurs réalisations antérieures rapportées dans le premier livre par Raison (chap. XXXII
et XLVI). Elle aurait pu reprendre également la version de l’histoire de Didon transmise
par Des cleres et nobles femmes (chap. XLII), où cette dernière se suicide pour préserver sa
chasteté, ou omettre tout simplement de raconter la fin de ces deux héroïnes (ce qu’elle
fait en partie pour Médée). Tout en conservant les récits de leurs amours malheureux
légués par la tradition afin d’illustrer la loyauté des femmes, elle engage toutefois ses
lectrices à les rejeter pour ne retenir que la première partie de leur vie.
12 Il en est un peu de même avec Thisbé. Alors que Christine ne s’écarte guère de la
tradition antérieure, les choix qu’elle effectue, certains infléchissements qu’elle
apporte à cette histoire, mais aussi tout simplement le contexte dans lequel celle-ci se
situe désormais, nous amènent à la lire ou à l’entendre à la façon dont écrivent les
« poetes » quand ils parlent « en maniere de fable », c’est-à-dire « au contraire de ce
que [leurs] diz demonstrent » : soit par « antifrasis », « si comme on diroit tel est
mauvais, c’est a dire que il est bon, aussi a l’opposite » (p. 48). Elle incite en quelque
sorte à réécrire cette histoire, à la dédoubler ou à la corriger afin qu’elle corresponde
au projet qui gouverne la Cité des Dames : c’est ainsi que les lectrices peuvent être
amenées à lui trouver une issue différente de celle qui unit Thisbé à son amant.
13 L’histoire De Thisbé contenue dans la Cité des Dames omet, dans la rubrique qui en
constitue le titre, le nom de son amant. Ce n’est pas une nouveauté. Boccace l’intitule
De Tisbé vierge (p. 46) et Chaucer Legenda Tesbe Babilonie, martiris (p. 634), sans oublier le
titre du lai chanté par Tristan. Mais l’omission du nom du personnage masculin prend
ici une valeur particulièrement significative. En renonçant au titre de Pyrame et Thisbé
transmis par la tradition manuscrite de l’adaptation française du XII e siècle, titre
caractéristique du roman d’amour et plus particulièrement du récit idyllique, Christine
de Pizan marque d’emblée la rupture qu’elle entend introduire au sein de leur relation.
D’une part, elle privilégie l’un des deux amants par rapport à l’autre. D’autre part, alors
que l’union que Thisbé forme avec Pyrame est au cœur de cette histoire, elle engage ses
lectrices à l’en arracher. Elle s’efforce d’ailleurs d’atténuer leur nature gémellaire.
Tandis que, dans Pyrame et Thisbé, les deux enfants sont « d’une biauté et d’uns
samblans » (v. 6), qu’ils sont presque identiques et que leur couple forme ainsi une
sorte d’unité, elle dit simplement qu’ils sont « sur tous autres beaulx et avenans ».
Certes, Ovide écrit qu’ils sont « l’un le plus beau des jeunes gens, l’autre la plus admirée
entre les filles de l’Orient » (v. 55-56). Mais en les comparant à d’autres, plutôt que de
les rapprocher en les rapportant uniquement l’un à l’autre, Christine de Pizan semble
vouloir atténuer une similitude qui pourrait légitimer leur alliance.

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14 La même tendance se retrouve au terme de l’histoire. Celle-ci s’achève, dans la Cité des
Dames, par le suicide de Thisbé. Il n’est question ni de métamorphose ni de sépulture
commune (si l’on excepte le « blanc cueuvrechef » de Thisbé maculé par le lion et
l’union de Pyrame avec ce même « cueuvrechef » qu’il tient « embracié » au moment de
mourir). Chez Ovide et dans Pyrame et Tisbé, cependant, Thisbé demande que les fruits
du mûrier rougis par le sang de Pyrame se transforment en signes d’amour et de mort,
« pour attester que deux amants t’arrosèrent de leur sang » (v. 161). Elle prie en outre
son père et celui de son ami qu’ils accordent « que ceux qu’un amour fidèle et leur
dernière heure ont unis l’un à l’autre reposent dans le même tombeau » (v. 156-57).
Cette double requête lui sera accordée. C’est pourquoi le fruit du mûrier, « parvenu à sa
maturité, prend une couleur noirâtre et ce qui reste de leurs bûchers repose dans la
même urne » (v. 165-66). Si Boccace ne parle lui non plus ni de métamorphose ni de
sépulture, il achève son récit en affirmant que « l’envieuse fortune n’a point souffert »
que les amants soient « joings et unis en amour plaisant », mais qu’elle « n’a peu
deffendre que le maleureux sang d’eulx n’ait esté meslé ensemble » (p. 48-49). Quant à
Chaucer, s’il omet la métamorphose des mûres, il termine son récit avec la prière de
Thisbé qui demande en particulier d’être couchée dans le même tombeau que Pyrame
(v. 903).
15 Ce n’est pas un tombeau lui permettant de rester unie pour toujours à son amant que
Christine de Pizan offre à Thisbé en réponse à son suicide, mais la Cité des Dames. Cette
dernière demeure implique du même coup de renoncer au monument funéraire édifié à
la mémoire de cet amour que la mort elle-même n’aura pu empêcher. Alors que la
plupart des récits relatant les aventures de Pyrame et Thisbé sont en quelque sorte les
prolongements de l’urne commune – « una […] urna » – qui a fini par les réunir pour
l’éternité, la Cité des Dames réintroduit en quelque sorte la paroi de pierre qui fut élevée
par leurs parents afin de les maintenir séparés. Ils n’auront plus en commun,
désormais, qu’une muraille (cf. v. 66).
16 La chambre, gardée par « une chamberiere » (v. 89), dans laquelle Thisbé fut enfermée
par sa mère qui avait appris par un serviteur les sentiments qu’éprouvaient les deux
enfants, est un des modèles du château de Jalousie du Roman de la Rose 26. Le « noviau
mur » élevé afin d’y « clorre les rosiers » (v. 3608-09) et y emprisonner Bel Accueil,
empêchant l’amant de rejoindre l’objet de son désir, peut être comparé en effet au
« mur jaloux » (v. 73), « aspres et durs » (v. 439), qui s’oppose à l’amour de Pyrame et
Thisbé. Danger s’étant endormi, Honte le réveille pour qu’il bouche « touz les pertuis »
de la « haie » entourant les rosiers (v. 3691). Danger s’engage alors à « garder »
(v. 3737) et à « deffendre » (v. 3747) l’enclos dans lequel se trouve Bel Accueil. Après
avoir cherché si le mur du jardin de Deduit ne comportait pas quelque « huis »,
« eschiele » ou « pertuis » (v. 511-12), l’amant était parvenu à y pénétrer par un
« huisselet » (v. 516). Avec l’aide de Bel Accueil, il avait réussi à passer la « haie » dans
lequel étaient « clos tout entour » les rosiers qu’il avait vus par l’intermédiaire du
miroir de Narcisse (v. 1615). Il ne doit pas franchir à nouveau cette haie. Un bâton à la
main, Danger s’en va, « cherchant par le porpris / S’i trovera santier ne trace / Ne
pertuis qui a bouchier ne face. / Des or est mout changiez li vers… » (v. 3756-59).
17 Guillaume de Lorris semble se souvenir de la découverte de Thisbé. Après que Pyrame
eut prié Vénus de lui donner la possibilité de parler à son amie, Amour permit à cette
dernière de trouver une « crevace » dans la « parois » qui la séparait de son ami
(v. 310-11). C’est grâce à ce « pertus » (v. 317), que Thisbé révèle à Pyrame en y faisant

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passer le « pendant de sa çainture » (v. 320), que les deux enfants parviendront à se
parler et à se fixer rendez-vous près d’une fontaine, « hors de la cité ». Né en quelque
sorte de l’amour des amants et de l’espoir de se retrouver, ce « pertuis » apparaît
comme un passage s’ouvrant à leurs prières par lequel ils peuvent traverser le mur qui
les divise afin de s’unir et satisfaire leur désir (cf. v. 438-51).
18 De même qu’un oiseau enfermé dans une cage s’efforce de trouver une « fenestre » ou
un « pertuis » par lequel s’envoler (v. 13961), de même « toutes fames / Soient
demoiseles ou dames / De quelconques condicion, / Ont naturel entencion / Qu’el
cercheroient volentiers / Par quels chemins, par quels sentiers, / A franchise venir
porroient, / Car touz jourz avoir la vorroient » (v. 13963-69). C’est la Vieille qui
s’exprime ainsi dans le Roman de la Rose. Elle non plus n’a pas oublié l’exemple de
Thisbé. Mais comment franchir le mur du château de Jalousie autrement qu’en songe, si
l’on ne peut s’introduire trois fois par semaine dans les maisons comme les enfants de
dame Abonde, « par les fendaces, / Par chatieres et par crevaces », sans craindre « ne
cles ne barres » (v. 18438-40) ? On connaît la solution de Jean de Meun. Vénus lance
pour commencer un « brandon » à travers une « petitete archiere » dissimulée dans la
tour du château (v. 20791 et 20796). Devenu la proie des flammes, cet édifice est
incapable désormais d’opposer la moindre résistance. L’amant n’a plus qu’à mettre son
« bourdon […] en l’archiere » (v. 21609) pour cueillir la rose tant désirée.
19 De même que la Cité de Dieu est élevée par saint Augustin sur les décombres de la ville
de Rome détruite par les invasions barbares, la Cité des Dames est composée en réponse
à l’incendie qui s’est emparé du château de Jalousie. S’inscrivant dans le prolongement
du Débat sur le Roman de la Rose, cette œuvre est une reconstruction de l’édifice détruit
par Jean de Meun27. Contrairement au château dans lequel Jalousie crut pouvoir
enfermer ses roses pour qu’elles restent closes à jamais (cf. v. 3610), la Cité des Dames
doit permettre aux « excellens dames de grant gloire et renommee, qui en ceste cité
seront herbergees », d’y demeurer « a perpetutité » (p. 218), à l’abri des hommes
comme de l’amour qu’ils suscitent. Elle diffère également du royaume des Amazones
qui, bien qu’il ait duré huit siècles, a fini par être détruit (Livre I, chap. XVI-XIX). Ce
« nouvel royaume de Femenie » paraît bien plus « digne que cellui de jadis, car ne
convendra aux dames ycy hebergees aler hors de leur terre pour concevoir ne enfanter
nouvelles heritieres pour maintenir leur possession par divers aages de ligne en ligne,
car assez souffira pour tousjours, mais de celles que ores y mettrons » (p. 250). La Cité
des Dames ne dépend pas de la reproduction sexuelle pour recevoir de nouvelles
habitantes. Serait-elle réduite à assurer une descendance, la sexualité provoque une
faille ouvrant la femme sur l’extérieur. La poussant à sortir de chez elle ou à laisser
passer des forces ennemies, l’amour ne peut que briser la clôture qui protège son
intégrité.
20 À l’écriture masculine de Nature forgeant sans cesse de « singulieres pieces / Pour
continuer les espieces » (v. 15901-02), prônée par le Roman de la Rose, s’oppose dès lors
le livre que les hommes furent incapables d’écrire et que Raison propose à Christine de
réaliser en composant la Cité des Dames. Plutôt que d’emprunter le marteau du forgeron
employé par Genius, Christine utilise la « pioche d’inquisicion » et celle de
l’« entendement » (p. 66 et 64), ainsi que les différents « outilz » nécessaires aux
métiers du bâtiment (p. 218), afin de « fuyr » le « Champ des Escriptures » (p. 64) et y
ériger sa Cité28. Au lieu de répondre à Nature, l’écriture est chargée désormais de faire
œuvre d’édification, soit d’édifier un mur – à la fois moral et physique – entre les

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femmes et les hommes. Il ne saurait être question « d’esmouvoir les courages des
femmes » et les inciter à le franchir et à se ficher « en celle mer tres perilleuse et
dampnable de fole amour », comme a pu le faire le « romant » « d’amors » narrant
l’« aventure » de « Piramus et Tybé » que lisent Floris et Lyriopé dans le récit de Robert
de Blois qui porte leur nom (milieu du XIIIe siècle)29.
21 Bien que sa mère l’eut enfermée dans chambre comme dans une « prison », Thisbé
parvint à en sortir – « si que Fortune le volt ». Alors qu’elle regardait « toute esplouree,
seule en sa chambre, la paroy qui estoit moyenne entre les . II. palais, en disant
piteusement : “Ha ! paroi de pierre dure qui feis la decevrance de mon amy et moy, se il
avoit en toy aucune pitié, tu fendroies affin que je peusse veoir cellui que je tant
desire” », elle « vit d’aventure en un quignet la paroit crevee par ou la lueur de l’autre
part appercevoit. Adonc elle fuy a la creveure et a tout le mordant de sa çainture (car
autre outil n’avoit) crut aucunement le pertuis tant que le mordant fichia tout oultre
affin que Piramus le peust appercevoir. Laquelle chose advint et comme par celle
enseigne les .II. amans moult souvent s’assemblassent a parler ensemble au dit pertuis
ou leur piteux complains faisoient » (p. 384). Tandis que le poème de Pyrame et Thisbé
introduit un long dialogue amoureux aux tonalités lyriques traversant le mur grâce au
« pertuis », Christine de Pizan se contente de mentionner son existence. Elle
compensera d’une certaine façon cette omission en écrivant les Cent ballades d’amant et
de dame ( ca. 1409). Mais le dialogue que tisse ce recueil poétique s’achève sur une
rupture plutôt que sur une alliance et scelle à son tour l’échec de la complainte
amoureuse30. Comme Thisbé, la dame finit par mourir. Mais elle meurt seule en
accusant l’amant de l’avoir trahie.
22 Le destin de Thisbé dans la Cité des Dames semble également dû à une trahison de
l’amant. Celle-ci est suggérée tout d’abord par des éléments qui mettent en cause
l’égalité de leur amour. Tandis qu’Ovide (suivi par Boccace et Chaucer) affirme que la
fente dans le mur a été découverte par les deux « jeunes amants » (v. 68), Christine de
Pizan attribue cette trouvaille à la seule Thisbé. Certes, Pyrame et Tisbé l’assigne
également à la jeune fille. Dans ce texte, toutefois, cette découverte y apparaît comme
la conséquence de la prière que Pyrame avait précédemment adressée à Vénus.
Christine affirme en outre que Thisbé « plus amoit » que le jeune homme, car elle fut
« la premiere venue » à la fontaine où ils s’étaient donné rendez-vous lorsque,
« contrains par trop grant amour », les deux enfants « prirent complot de eulx embler
de leurs parens par nuit en recelle et de eulx entretrouver dehors la cité » (p. 384).
Aucune des autres versions de cette histoire ne justifie l’écart temporel qui provoquera
la perte des amants par une différence dans l’intensité de leur amour. Ovide se contente
d’affirmer que Pyrame est « sorti plus tard » (v. 105), sans donner de raison. Pyrame et
Thisbé dit simplement que « Tysbé s’est desavancie » (v. 603), qu’elle prend les devants,
tout en ajoutant qu’elle compte se moquer du retard de son ami (cf. v. 633-35). Boccace
note néanmoins que Thisbé « par aventure estoit plus ardant en amour » et que Pyrame
« avoit un petit tardé a venir » (p. 47). Seul Chaucer semble un instant laisser entendre
que Pyrame serait moins loyal que Thisbé. Après avoir affirmé que cette dernière était
impatiente de voir celui qu’elle aimait et avant de regretter que Pyrame soit arrivé le
dernier car il était resté trop longtemps chez lui, il dit en effet qu’il est malheureux que
les femmes soient tellement sincères qu’elles font confiance à l’homme avant de le
connaître suffisamment. Mais cette remarque ne s’applique pas vraiment à Pyrame. En
effet, lorsque Chaucer note à la fin de son récit qu’il est difficile de trouver dans les

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livres des hommes sincères, il en excepte justement ce dernier. C’est pourquoi, conclut-
il, il a parlé de lui comme il l’a fait : car il est agréable pour nous, les hommes, de
trouver un homme sincère en amour31. Enfin, si Pyrame s’accuse d’avoir assassiné son
amie, croyant qu’elle a été dévorée par le lion et regrettant d’avoir tardé à venir auprès
d’elle, cette accusation est susceptible d’être interprétée de différentes façons : la bête
« fiere » et « hardie » (v. 644 et 698) qui se précipite sur Thisbé vient en quelque sorte
en lieu et place d’un amant « couard » resté en retrait, afin d’incarner l’ardeur sexuelle
et mortifère que le jeune homme avait exprimé en se disant prêt à ravir « par force »
Thisbé (v. 163), mais dont il semble désormais dépourvu, et répondre du même coup au
« hardement » qu’Amour donne à la jeune fille (v. 609)32.
23 Si Pyrame et Thisbé et la plupart des versions médiévales de cette histoire attribuent à la
jeune fille un rôle moteur afin d’amener de permettre aux amants de se retrouver et au
récit de progresser33, si le jeune homme apparaît souvent passif34, cela n’implique pas
que l’amour de ce dernier est moins fort. Plus particulièrement, le décalage entre
l’arrivée de Thisbé et celle de Pyrame ne saurait mettre en cause la fidélité du jeune
homme ou la puissance de son amour. Il est bien plutôt le signe du « non convenable
temps » qui caractérise le désir des amants (v. 74), soit de la différence sociale ou
sexuelle qui devrait les tenir éloignés l’un de l’autre et du caractère excessif et
destructeur d’une pulsion qui ne saurait les amener à se rejoindre.
24 En affirmant que Thisbé « plus amoit », Christine de Pizan introduit un trait qui se
retrouve chez la plupart de ses amantes : chez Didon, qui « trop amoit » et dont
« l’amour » est « moult […] plus grande vers Eneas que celle de lui vers elle » (p. 380),
chez Médée, qui « ama de trop grant amour Jason » (p. 380), chez Hero, qui « par trop
amer fu perie » (p. 386), chez Élisabeth, qui fut « contrainte de trop grant amour »
(p. 400), et chez les femmes dont l’histoire n’est pas racontée, qui « trop ont amé de
grant amour », telles la Châtelaine de Vergy, qui « mourut par trop amer », et Yseut,
« qui trop ama Tristan » (p. 402). Qu’il soit en plus ou en trop (ce qui semble finalement
revenir au même), l’amour des femmes (loyales) paraît toujours en excès : à la fois
supérieur à celui des hommes et excessif. Inversement, l’amour des hommes semble
constamment déficient. Incapables de répondre à l’amour qui leur est porté, ceux-ci ne
peuvent que « decevoir ». Au lieu de fonder une véritable union, l’amour que les
hommes et les femmes éprouvent l’un pour l’autre ne produit que de l’inégalité. La
« fole amour » des amants est dépourvue d’une juste mesure leur permettant de
correspondre l’un à l’autre comme de se rencontrer. Loin de s’unir à celui qu’elle aime,
la femme ne peut qu’en tirer un « grant prejudice ».
25 Si le lion n’a pas tué Thisbé, son intervention demeure la cause indirecte de sa mort. S’y
ajoute cependant la mauvaise interprétation du voile maculé de la jeune fille. Quand
Pyrame atteignit la fontaine où il devait rejoindre Thisbé, il trouva son « cueuvrechef »
couvert des « entrailles » vomis par le lion et « cuida fermement que s’amie fust
devouree. Si ot si grant douleur que il meismes s’occist de s’espee » (p. 384). La mort de
Pyrame et celle de Thisbé qui s’en suit apparaissent ainsi comme le résultat d’une
erreur de jugement soulignée par le verbe cuidier. Ce verbe est déjà présent dans Pyrame
et Thisbé (v. 679) et se retrouve dans la traduction de Boccace (p. 47). Mais, comme le
souligne l’adverbe « fermement », l’incertitude qu’implique ce terme prend ici une
valeur particulièrement négative. Le danger qu’on court à s’en tenir à ses croyances est
d’ailleurs au centre de l’avertissement auquel Christine de Pizan attache l’exemple de
Pyrame dans l’Epistre Othea (1400). Le quatrain qui précède le récit qu’elle en donne,

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afin d’en orienter la lecture, choisit en effet de retenir cet aspect particulier de
l’histoire35 :
Ne cuides pas estre certain
Ainçois la vérité attain ;
Pour un pou de presompcïon,
Pyramus t’en fait mencïon.
26 Le récit lui-même s’achève par une maxime attribuée à un « sage » non identifié : « “Ne
te rens mie certain des choses qui sont en doubte, ains que tu en ayes faite couvenable
informacion” ». L’« Allegorie » qui suit se greffe sur cette citation : « De ce qu’il dit [i.e.
Pyrame], que il ne cuide estre certain, pouons notter l’ignorance ou nous sommes soubz
la correccion de pere et de mere […] ». Réduit à lui-même pour avoir quitté la
« correccion » de ses parents, Pyrame se retrouve dans l’ignorance de la nature réelle
de ce qu’il voit. Plutôt que de le reconnaître et d’accepter le doute qui devrait être le
sien, il « cuide estre certain ». Devant le « cueuvrechef » (ou la « guimple ») ensanglanté
de son amie, il ne cherche pas à atteindre « la vérité » et à obtenir une « couvenable
informacion ». Il se laisse fasciner par « l’enseigne » mortifère qu’il aperçoit « a la
lumiere de la lune » afin de se joindre à elle en se suicidant (p. 384). C’est ainsi qu’il fait
preuve de « presompcïon ». Cette outrecuidance serait la cause de son destin tragique
comme de celui de Thisbé.
27 L’« Allegorie » qui accompagne l’histoire de Pyrame dans l’Epistre Othea se poursuit en
affirmant à propos des parents que « pour les biens fais que nous de eulx recevons
pouons entendre le quart commandement qui dit : “Honneures pere et mere” […] ».
Cette morale fondée sur les dix commandements invite en quelque sorte Pyrame et
Thisbé – et tous les enfants qui seraient tentés de suivre leur exemple – à se remettre
« soubz la correccion de pere et mere », et à se soumettre en particulier à leur autorité
au moment d’épouser celui qu’ils leur désignent : « Par le conseil mon pere avrai /
Autresi gent ami, bien sai », affirme Thisbé dans Pyrame et Thisbé au cours de son
monologue (v. 265-66), avant de se reprendre et de repousser une telle idée. Christine
suivi en revanche le conseil de son père lorsqu’elle épousa Étienne de Castel à l’âge où
moururent Pyrame et Thisbé pour s’être dérobés à la volonté de leurs parents, soit à
« l’aage de XV ans ».
28 L’histoire de Pyrame et Thisbé dans Des cleres et nobles femmes s’achève sur un
« enseignement » dans lequel Boccace évalue la responsabilité des différents
protagonistes (p. 49). Celui-ci commence par condamner « l’amour de l’aage
flourissant », qu’il qualifie de « crime » et un peu de « vice ». Mais, précise-t-il, il n’est
pas « a resoingnier et a detester comme il est de ceulx qui sont liez. Car ce crime pouoit
aller et estre tourné en mariage ». Boccace estime d’ailleurs que celui qui n’aurait pas
de « compassion » pour les « deux josnes amans » et ne verserait pas « au moins une
petite larme » sur leur « maleureuse fin », a « le cuer plus dur que pierre ». Car, si ces
enfanys se sont « amé l’un l’autre », ils n’ont pas pour cela « desservi tant miserable
aventure ».
29 Si Boccace accuse également « la tresmauvaise fortune » qui « a pechié », il s’en prend
surtout aux « miserables peres et meres des enfans ». Eux aussi, « par aventure », « ont
pechié » :
Certes les mouvemens des jeunes enfans sont a refrener petit a petit, afin que,
comme nous voulons soudainement resister a eulx et les empeschier du tout, nous
ne les faisons trebuchier en plus grant mal par desperacion. La passion d’amour est
moult excessive et de immoderé vertu, et est le commun vice des jouvenceauls ;

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laquelle passion d’amour est en eulx pacienment a tollerer et souffrir, car elle vient
et nait en eulx de nature ; car naturelment nous sommes enclins a engendrer lignie
pour le temps que nous poons ce faire, afin que l’umain lignage ne deffaille. Et
certes, il deffaudroit se la couple charnelle et commixtion des semences d’omme et
de femme est differee jusques en la vieillesce.
30 Si l’amour qu’éprouvent deux enfants est répréhensible, leurs parents n’auraient pas
dû s’y opposer aussi brusquement en les enfermant. Ils paraissent donc plus coupables
que leurs enfants. Ils auraient dû faire en sorte que la passion aboutisse à un mariage et
donne naissance à un lignage. Une telle conclusion, qui suit en quelque sorte la trame
du Roman de la Rose tracée par Jean de Meun, semble totalement étrangère à Christine
de Pizan.
31 L’histoire « De Thisbé » contenue dans la Cité des Dames n’est pas accompagnée d’une
morale explicite. Mais on peut y déceler un objectif analogue à celui qu’exprime l’
Epistre Othea. Loin de condamner les parents des enfants, Christine de Pizan invite sa
lectrice à remettre cette histoire « soubz la correccion » de leur autorité, à la corriger en
inversant le fil d’une narration romanesque qui ne peut que mener son héroïne à subir
un « grant prejudice et grief, en corps, en biens, et en honneur et a l’ame », soit à
arracher Thisbé – en même temps qu’elle même – à la « fole amour » et au scénario
tragique qui en est la conséquence36. Plutôt que de s’attarder sur la dernière scène où
Thisbé meurt en embrassant son amant, comme dans Pyrame et Thisbé, elle invite en
quelque sorte son héroïne à abandonner le jeune homme à la pulsion mortifère qui
habite plus particulièrement son amour (comme Énée, Didon), et à retourner dans sa
chambre afin de se placer à nouveau sous la tutelle de sa mère qui l’y avait enfermée
dans l’espoir de la préserver de la « hantise de Piramus ». Alors qu’Amour – avec l’aide
de Fortune – a poussé Thisbé à se glisser dans la « fraite » (v. 627) qui traverse les
« murs » (v. 620) d’une cité menacée de ruine par la force destructrice de la passion, et
à se rendre en un lieu identifié par « une fontaine soubz un murier blanc », locus
amoenus analogue au Jardin de Déduit où l’amant du Roman de la Rose est entré après
être sorti en rêve « hors de la vile » (v. 94), il lui faut rebrousser le chemin qu’elle avait
suivi en se laissant emporté par la puissance de son désir. Au lieu de rester « desclose
[…] comme champ sanz haye » (p. 54), elle doit se tenir à l’abri des murs de la cité
qu’elle a voulu quitter et reboucher le « pertuis » qu’elle avait emprunté pour retrouver
son amant. Au tombeau de Ninus qui jouxte la fontaine où ils se sont donné rendez-
vous (tombeau que mentionnent tous les textes antérieurs, mais qui porte le souvenir
d’un amour adultère et que Christine passe sous silence), s’oppose « la cité de
Babiloine » (p. 382 et 108) que Sémiramis « enforça et refist » après la mort de son mari
(p. 106)37. Non seulement la vierge Thisbé s’est montrée prête à renoncer à la virginité
en octroyant son « pucelage » à Pyrame en témoignage de la « foit » que revendique son
amour, comme elle l’affirme dans Pyrame et Thisbé (v. 249 et 245), mais aussi elle a
renoncé, en se tuant, à s’apparenter à une veuve, comme elle aurait pu le faire si elle
avait laissé Pyrame mourir en embrassant son double fantasmatique et si, du même
coup, elle avait suivi l’exemple de Sémiramis et des très nombreuses femmes de la Cité
des Dames qui, à l’instar de Christine elle-même, sont « demourees vesves » tout en
restant fidèles à leurs maris défunts38. Si la métamorphose des mûres n’est pas racontée
dans cette œuvre, peut-être est-ce pour laisser entendre que c’est Thisbé qui aurait dû
revêtir la couleur de ce fruit en signe de deuil plutôt que de se tuer, comme l’a fait
Christine qui s’est retrouvée « seulete […] plus tainte que morée » 39.

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32 Certes, Christine de Pizan ne dit à aucun moment que Thisbé doit retourner dans sa
chambre et on peut ne pas suivre cette lecture qui semble entendre le « contraire » de
ce que ses « dits demonstrent ». Mais comment Thisbé pourrait-elle résider dans la Cité
des Dames sans répondre favorablement – au moins de manière implicite – à une telle
directive ? Alors que son histoire contient plusieurs motifs qui l’apparentent à
Christine, comment pourrait-elle avoir autrement, comme les autres habitantes de
cette demeure, le « même visage » que cette dernière40 ? La chambre que Thisbé doit
regagner, « seule » comme elle le fut avant d’en sortir, serait-ce pour y pleurer la mort
de son ami, s’apparente en particulier à la « cele » (p. 40) dans laquelle s’enferme
Christine afin d’écrire ses ouvrages, seulette41, veuve « solitaire et soubstraicte du
monde » mais « anvironnée » de livres (p. 54 et 40), clouant ses « portes », c’est-à-dire
ses « sens », pour qu’ils ne soient pas tentés de vaquer aux « choses foraines » (comme
elle le dit dans le Livre de l’advision Christine42) – un espace que Christine ne semble
quitter que lorsque sa « bonne mere » l’appelle « pour prendre la reffection du
soupper » (p. 40). La chambre où Thisbé est amenée à retourner est devenue la Cité des
Dames : une cité, munie de cinq portes, conforme à l’image à laquelle l’homme est
comparé depuis l’Antiquité, notamment par la tradition philosophique et patristique
qui lui recommande de barricader les portes de ses sens et de se garder de la vue des
femmes et de la concupiscence qu’elles suscitent afin de ne pas laisser les vices envahir
son âme43. C’est au tour des femmes de fermer leurs portes face aux séductions de
l’amour44, pour retrouver leur « condicion naturelle » et s’engager sur le chemin de
longue estude.
33 Si l’on se rapporte aux principes qui gouvernent la construction de la Cité des Dames, la
présence de l’histoire « De Thisbé » parmi les différentes pierres dont ses murs sont
constitués ne paraît justifiée que si son héroïne renonce à la « folle amour » qui la
pousse à vouloir s’unir à Pyrame. À défaut de pouvoir réécrire la fin de ce récit et
ramener Thisbé vivante dans sa chambre, Christine de Pizan en oriente la lecture afin
de suggérer que telle devrait en être la véritable conclusion. Enfermée dans la pièce que
cette dernière lui a aménagée au sein de son édifice, la jeune fille pourra toujours
témoigner de sa fidélité en continuant d’aimer son amant décédé. Certes, on peut
toujours penser que l’auteure voulait simplement démontrer que les femmes étaient
constantes en amour, ou que cet amour liée à l’enfance exerçait sur elle une secrète
fascination qui ne lui a pas permis de s’en passer. Mais comment ne pas craindre que
cette histoire ne s’apparente à un cheval de Troie et qu’avec les autres histoires qui lui
sont associées, elle n’introduise quelques « ordes pierres broçonneuses et noires » dans
les remparts de cette Cité (p. 68)? Plus attrayante mais tout aussi dangereuse que le
livre de Matheolus, si l’on en croit notamment saint Augustin, cette histoire peut
apparaître en effet, si l’on n’y prend garde et qu’on n’y met pas un terme, comme un
corps étranger susceptible d’y révéler une « fraite » menaçant sa clôture et sa capacité
de défense – une faille prenant la forme d’un récit animé par la passion amoureuse qui,
à l’image du « pertuis » décelé par Thisbé « regardant […] la paroy » qui la sépare de
Pyrame, risque d’« esmouvoir les courages » des lectrices et de laisser passer « la flame
de leur amour », au point de les inciter à quitter cet édifice, ou de permettre au clerc
que je suis, « estranges ostes » (p. 250) au monde féminin de ce Livre, d’y entrer.

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NOTES
1. Christine de Pizan, La Città delle Dame, éd. E. J. Richards, trad. P. Caraffi, Milan, Luni, 1998,
p. 382-84. Sur Thisbé dans cette œuvre, je ne connais que les pages de M. Quilligan, The Allegory of
Female Authority. Christine de Pizan’s “Cité des Dames”, Ithaca-Londres, Cornell University Press,
1991, p. 174-76. On peut citer aussi la thèse soutenue en 2000par D. L. Bell, Just another crack in the
wall ? The tale of Pyramus and Thisbe in Medieval French Literature, qui porte entre autres sur
Christine de Pizan (cf. A. J. Kennedy, Christine de Pizan. A Bibliographical Guide. Supplement 2,
Woodbridge, Tamesis, 2004, n° 1428, p. 91), mais cette thèse n’est pas publiée et je n’ai pu en
prendre connaissance.
2. Giovanni Boccaccio, Famous Women, éd. et trad. V. Brown, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 2001. La traduction française de cette œuvre, attribuée un temps à Laurent de
Premierfait, est éditée par J. Baroin et J. Haffen, Boccace. “Des cleres et nobles femmes”, Paris, Les
Belles Lettres (Annales Littéraires de l’Université de Besançon), 1993-1995 (2 vol.) (cit., t. I, p. 8).
Sur l’utilisation de cette œuvre et/ou de sa traduction par Christine, cf. A. Jeanroy, « Boccace et
Christine de Pizan : le De claris mulieribus principale source du Livre de la Cité des Dame », Romania,
48, 1922, p. 93-105, P. A. Philippy, « Establishing Authority : Boccacio’s De claris mulieribus and
Christine de Pizan’s Le Livre de la Cité des Dames, Romanic Review, 77, 1986, p. 167-93, J. Kellogg,
« Christine de Pizan and Boccaccio : Rewriting Classical Mythic Tradition », Comparative Literature
East and West. Tradition and Trends, éd. C. Moore et R. A. Moody, Honololu, 1989, p. 124-31,
R. Brown-Grant, Christine de Pizan and the Moral Defence of Women. Reading beyond Gender,
Cambridge University Press, 1999, chap. 4, « The Livre de la Cité des Dames : generic transformation
and the moral defence of women », p. 128-74, ainsi que G. K. McLeod, Virtue and Venom. Catalogues
of Women from Antiquity to the Renaissance, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1991, et C. M.
Meale, « Legends of Good Women in the European Middle Ages », Archiv für das Studium der
Neueren Sprachen und Literatur, 144, 1992, p. 55-70.
3. Ovide, Les Métamorphoses, IV, v. 55-166, éd. et trad. G. Lefaye, Paris, Les Belles Lettres, 1928, t. I,
p. 98-101. Sur la figure d’Ovide chez Christine de Pizan, cf. A. Paupert, « “Pouëte si soubtil” ou
“grand deceveur” : Christine de Pizan lectrice d’Ovide », Ovide métamorphosé. Les lecteurs
médiévaux d’Ovide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne
Nouvelle, 2009, p. 45-67.
4. Pyrame et Thisbé, éd. et trad. E. Baumgartner, Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, Paris,
Gallimard/Folio, 2000. Voir aussi l’éd. de P. Eley, Piramus et Tisbé, Liverpool Online Series, 2001.
Sur ce texte, outre les préfaces et les bibliographies de ces deux éditions (p. 281-82 et p. 80-83), cf.
en particulier mon article, « Le suicide des amants et l’“ensaignement” des lettres. Piramus et
Tisbé ou les métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 363-95.
5. Cf. F. Schmitt-von Mühlenfels, Pyramus und Thisbe. Rezeptionstypen eines Ovidischen Stoffes in
Literatur, Kunst und Musik, Heidelberg, Winter, 1975 (qui mentionne brièvement l’Epistre Othea à la
p. 43), R. Glendinning, « Pyramus and Thisbe in the Medieval Classroom », Speculum 61, 1986,
p. 51-78, K. Heinrichs, The Myths of Love. Classical Lovers in Medieval Literature, The Pennsylvania
State University Press, 1999 (qui mentionne à plusieurs reprises Pyrame et Thisbé, comme en
témoigne l’index), et C. Ferlampin-Acher, « Piramus et Tisbé au Moyen-Âge : le vert paradis des
amours enfantines et la mort des amants », Lectures d’Ovide, publiées à la mémoire de Jean-Pierre
Néraudau¸ éd. E. Bury et M. Néraudeau¸ Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 115-47 (qui mentionne
brièvement la Cité des Dames et l’Epistre Othea aux p. 140-41).
6. Ovide moralisé. Poème du début du quatorzième siècle, éd. C. de Boer, Amsterdam, Noord-
Hollandsche Uitgevers-Maatschapperij, t. II, 1920, Livre IV, v. 221-1267 (cit. v. 1260). Cf.
M. Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Champion, 2006 (qui ne contient

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que quelques brèves références à Pyrame ou à Thisbé, p. 104, 369, 370, 699 et 817-18), et,
concernant l’iconographie de nos deux amants, C. Bel, « Métamorphose des Métamorphoses : le
conte de Pyramus et Thisbé dans les manuscrits de l’Ovide moralisé en vers », Medieval Manuscripts in
Transition. Tradition and Creative Recycling, éd. G. H. M. Claasens et W. Verbeke, Louvain,
Mediaevalia Lovaniensi, 2006, p. 13-35.
7. Gottfried de Strasbourg, Tristan et Isolde, trad. D. Buschinger, in Tristran et Yseut. Les premières
versions européennes, éd. et trad. Ch. Marchello-Nizia et alii, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1995,
p. 436. À noter que la ronce qui pousse sur la tombe des amants dans la version du Tristan en prose
contenue dans le ms. BnF fr. 103, pourrait faire écho au mûrier de Pyrame et Thisbé (cf. J. Bédier,
« La mort de Tristan et d’Iseut d’après le manuscrit fr. 103 de la Bibliothqèe Nationale comparé
au poème allemand d’Eilhart d’Oberg », Romania, 15, 1886, p. 481-510).
8. Saint Augustin, De Ordine, I.8 et 24, trad. J. Doignon, Œuvres de Saint Augustin, t. IV/2, Dialogues
philosophiques. De Ordine – De l’Ordre, Paris, Bibliothèque Augustinienne, 1997, p. 91 et 129-31. Cf.
S. Battaglia, « Piramo e Tisbe in una pagina di Sant’Agostino », Filologia e Letteratura, 9, 1963,
p. 114-22.
9. Cf. M.-N. Lefay-Toury, La Tentation du suicide dans le roman français du XII e siècle , Paris,
Champion, 1979 (en particulier p. 13-34). L’expression « mortel ardour » est tirée du texte de
Pyrame et Thisbé édité par P. Eley (op. cit., v. 134), alors que la version éditée par E. Baumgartner
donne « mortel travail » (v. 132).
10. Cf. Johannes de Hauvilla, Architrenius, IV, v. 254-85, éd. et trad. W. Wetherbee, Cambridge
University Press, 1994, p. 102-03.
11. Cf. Jean de Garlande, Integumenta Ovidii. éd. F. Ghisalberti, Messina-Milan, 1933, p. 51, et
F. Schmitt-von Mühlenfels, Pyramus und Thisbe, op. cit., p. 28-29.
12. Aimon de Varennes, Florimont, v. 3959-61, éd. A. Hilka, Göttingen, 1933, p. 155.
13. La Bible de Jehan Malkaraume, v. 7942-46, éd. J. R. Smeets, Assen-Amsterdam, Van Gorcum,
1978, t. I, p. 186. Cf. J. R. Smeets, « Le duis de Pyramus et Thisbé dans la Bible de Malkaraume :
paienisme et chrétienté », Langue et littérature française au Moyen Âge, éd. R. E. V. Stuip, Amsterdam,
1978, p. 74-83, et M. Moussy, « La moralisation du mythe : Pyrame et Thisbé dans la Bible de Jean
Malkaraume », Ovide métamorphosé, op. cit., p. 83-103. L’interprétation du mot saumon employé par
l’auteur est de mon fait.
14. Évrart de Conty, Le Livre des Eschez amoureux moralisés, 4.3.5 et 4.3.4.5, éd. F. Guichard-Tesson
et B. Roy, Montréal, CERES, 1993, p. 418 et 416 (cf. p. 432). Parmi les autres histoires de « foles
amours », on peut noter celles de Médée, de Didon et d’Héro et Léandre.
15. Guillaume de Machaut, Poésie lyrique, éd. V. Chichmaref, Paris, Champion, 1909, t. II,
Appendice, n° II, p. 638. Dans le Voir Dit, le cas de Pyrame et Thisbé n’est guère plus engageant (cf.
Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, éd. P. Imbs et J. Cerquiglini-Toulet, Paris, LGF/Lettres
gothiques, 1999, v. 6316-28, p. 580-82, et Lettre XXXVII, p. 594).
16. Jean Froissart, Le Dit dou bleu chevalier, v. 242-43, in « Dits » et « Débats », éd. A. Fourrier,
Genève, Droz, 1979, p. 162. Pyrame et Thisbé sont également présents dans La Prison amoureuse
deFroissart (cf. R. Blumenfeld-Kosinski, Reading Myth. Classical Mythology and Its Interpretations in
Medieval French Literature, Stanford University Press, 1977, p. 167-70).
17. Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, v. 3803-04, éd. Ch. Méla, in Romans, Paris, LGF/
La Pochotèque, p. 610. Cf. J. Dornbush, « Ovid’s Pyramus and Thisbé and Chrétien’s Le Chevalier de la
Charrette », Romance Philology, 36, 1982, p. 34-42.
18. Cf. Amadas et Ydoine. Roman du XIIIe siècle, éd. J. R. Reinhard, Paris, Champion, 1926, p. 220,
v. 5862.
19. Guillaume de Machaut, Le Jugement du roi de Navarre, v. 3171-86 (cit. v. 3180), éd. et trad. R. B.
Palmer, The Judgment of the King of Navarre, New York-Londres, Garland, p. 142.
20. Geoffrey Chaucer, The Legend of Good Women, in The Riverside Chaucer, éd. L. D. Benson, Oxford,
Oxford University Press, 1988, « Prologue », p. 588-603, et « The Legend of Thisbe », p. 606-08. Cf.

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M. Hanrathan, « Seduction and Betrayal : Treason in the Prologue to the Legend of Good Women »,
The Chaucer Review, 30, 1996, p. 229-40, M. Burns, « Classicizing and Medievalizing Chaucer : the
Sources for Pyramus’ Death-throes in the Legend of Good Woman », Neophilologus, 81, 1997,
p. 637-47, L. J. Kiser, « Chaucer’s Classical Legendary », Chaucer’s Dream Visions and Shorter Poems,
éd. W. A. Quinn, New York-Londres, Garland, 1999, p. 315-46 (en particulier p. 330-33), et K. A.
Doyel, « Thisbe out of Context : Chaucer’s Female Readers and the Findern Manuscript », The
Chaucer Review, 40, 2006, p. 231-62.
21. Cf. P. Caraffi, « Medea sapiente e amorosa : Da Euripide a Christine de Pizan », Au champ des
escriptures. IIIe colloque international sur Christine de Pizan , éd. E. Hicks, Paris, Champion, 2000,
p. 133-47.
22. Christine de Pizan, Le Débat des deux amans, v. 673-80, éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine
de Pizan, Paris, SATF, t. II, 1891, p. 49-109.
23. Médée et Didon, accompagnées de Pénélope, servent aussi à démontrer la loyauté des
femmes dans L’Epistre au dieu d’Amours (éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine de Pizan, cit., t. II,
p. 1-27, v. 437-60).
24. Pour une comparaison entre ces deux œuvres, cf. J. Laird, « Good Women and Bonnes Dames :
Virtuous Females in Chaucer and Christine de Pizan », The Chaucer Review, 30, 1995, p. 58-70 (en
particulier p. 66 pour Thisbé).
25. Plusieurs des femmes mentionnées ici accompagnent l’exemple de Pyrame et Thisbé avancé
par le chevalier du Débat des deux amants : c’est le cas en effet de Hero et Léandre (v. 681-92), de
Tristan et Yseut (v. 746-56), du Châtelain de Coucy et de la dame du Fayel (v. 761-68), et de la
Chastelaine de Vergy (v. 769-74). Sur l’histoire de Héro et Léandre, ses liens avec celle de Pyrame
et Thisbé et son utilisation par Christine de Pizan, cf. D. Lechat, « Héro et Léandre dans l’Ovide
moralisé », Cahiers de Recherches Médiévales, 9, 2002, p. 25-37.
26. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, LGE/Lettres
gothiques, 1992.
27. Cf. C. Reno, « Virginity as an Ideal in Christine de Pizan’s Cité des Dames », Ideals for Women in
the Works of Christine de Pizan, éd. D. Bornstein, Detroit, 1981, p. 69-90 (en particulier p. 81-82), et
J. Wisman, « D’une cité l’autre. Modernité de Christine de Pizan gynéphile », Romanische
Forschungen, 12, 2000, p. 61-71 (en particulier p. 68-70). Les études consacrées au Débat sur le
Roman de la Rose et à la relation de Christine avec l’œuvre de Jean de Meun sont trop nombreuses
pour être mentionnées ici.
28. Cf. J. Cerquiglini-Toulet, « Fondements et fondations de l’écriture chez Christine de Pizan.
Scènes de lecture et Scènes d’incarnation », The City of Scholars. New Approaches to Christine de
Pizan, éd. M. Zimmermann et D. De Rentiis, Berlin-New York, De Gruyter, 1994, p. 79-96 (en
particulier p. 83 et 90-96 pour les métaphores de la forge et de la germination).
29. Robert de Blois, Floris et Lyriopé, éd. P. Baratte, Berkeley-Los Angeles, University of California
Press, 1968, v. 976-96. À rapprocher de Paolo et Francesco lisant l’histoire de Lancelot et
Guenièvre d’après la Divine Comédie (cf. R. Dragonetti, L’épisode de Francesca dans le cadre de la
convention courtoise (Dante, Inf., V), Aux Frontières du langage poétique (Études sur Dante, Mallarmé,
Valéry), Gand, 1961, p. 93-116, repris dans Dante, la langue et le poème, études réunies par C. Lucken,
Paris, Belin, 2006, p. 123-48).
30. Sur la reprise et le rejet de la complainte amoureuse traditionnellement attribuée aux
femmes par Christine de Pizan, cf. J. Cerquiglini-Toulet, « Christine de Pizan : della conocchia alla
penna », Chistine de Pizan. Una Città per se, éd. P. Caraffi, Rome, Carocci, 2003, p. 71-85 (en
particulier p. 78-81).
31. « This Tisbe hath so gret affeccioun / And so gret lykinge Piramus to se […] ; allas, and that is
routhe / That evere woman wolde ben so trewe / To truste man, but she the bet hym knewe […].
And the laste this Piramus is come ; / But al to longe, allas, at home was he. […] Of trewe men I
fynde but fewe mo / In alle my boks, save this Piramus, / And therfore have I spoken of him thus.

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/ For it is deynte to us men to fynde / A man that kan in love be trewe and kynde » (Chaucer, The
Legend of Good Women, op. cit., v. 793-94, 799-801, 823-24 et 917-21).
32. Sur les motifs de l’amant couard et de l’amant hardi, cf. R. Dragonetti, « Trois motifs de la
lyrique courtoise confrontés avec les Arts d’aimer (Contribution à l’étude de la thématologie
courtoise) », Romanica Gandensia, 7, 1959, p. 5-48, repris dans « La Musique et les Lettres » : Études de
littérature médiévale, Genève, Droz, 1986,p. 125-68. Pour l’interprétation du lion lié au retard de
Pyrame, cf. mon étude, « Le suicide des amants et l’“ensaignement” des lettres », op. cit., p. 386.
33. Au point qu’E. Baumgartner a pu qualifier Thisbé de « maîtresse du jeu » (dans la notice de
son édition de Pyrame et Thisbé, op. cit., p. 262). Voir aussi les pages que Y. Foehr-Janssens
consacre à l’héroïne de ce poème dans La jeune fille et l’amour. Pour une poétique de l’vasion courtoise,
Genève, Droz, 2010, p. 45-68.
34. Seul Le roman de la poire de Thibaut donne le rôle actif à Pyrame plutôt qu’à Thisbé (éd.
C. Marchello-Nizia, Paris, SATF, 1984, v. 165-72).
35. Christine de Pizan, Epistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, n° 38, p. 253-55. À noter
que l’iconographie de Pyrame et Thisbé dans cette œuvre est empruntée à l’Ovide moralisé (cf. S. L.
Hindman, Christine de Pizan’s “Epistre Othéea”. Paintings and Politics at the Court of Charles VI,
Toronto, 1986, p. 93-94). C’est également cette erreur que retient Jean Renart dans L’Escoufle
lorsqu’il fait référence à Pyrame (éd. F. Sweetser, Genève-Paris, Droz, 1974, v. 6360-79 ; sur
l’importance de Pyrame et Thisbé pour ce roman, cf. M. Vuagnoux-Uhlog, Le couple en herbe.
Galeran de Bretagne et l’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009).
36. Sur la « correction » que Christine de Pizan fait également subir à Didon, cf. K. Brownlee,
« The Image of History in Christine de Pizan’s Livre de la Mutacion de Fortune », Contexts : Style and
Values in Medieval Art and Literature, éd. D. Poirion et N. F. Regalado, Yale French Studies, NS, 1991,
p. 44-56 (en particulier p. 49).
37. Cf. L. Dulac, « Un mythe didactique chez Christine de Pizan : Sémiramis ou la veuve
héroïque », Mélanges Charles Camproux, Montpellier, 1978, p. 317-43, et M. Quilligan, The Allegory of
Female Authority, op. cit. , p. 69-85. À noter que l’inceste de Sémiramis avec son fils, s’il peut
paraître comme une faute, peut aussi s’expliquer chez Christine par la volonté de la reine de
s’unir à un homme appartenant à sa cité qu’elle n’a pas besoin de chercher à l’extérieur. Ce qui
n’est pas le cas de Thisbé.
38. Cf. K. Brownlee, « Widowhood, Sexuality and Gender in Christine de Pizan », Romanic Review,
86, 1995, p. 339-53, et V. Browning, « Perils and Possibilities : Advice for Widows in Le Livre de la
Cité des dames », Christine de Pizan. Une femme de science, une femme de lettres, éd. J. Dor et M.-É.
Henneau, Paris, Champion, 2008, p. 231-45. Sur la valeur exemplaire des veuves dans la tradition
antérieure à Christine de Pizan, cf. Y. Foehr-Janssens, La veuve en majesté. Deuil et savoir au féminin
dans la littérature médiévale, Paris, Droz, 2000.
39. Christine de Pizan, Cent ballades, ballade XI, v. 24, éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine de
Pizan, op. cit., p. 12. La comparaison avec la mûre se trouve également dans la ballade LIII, v. 22,
des Autres ballades (éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine de Pizan, op. cit., p. 269).
40. Cf. P. Romagnoli, « Les formes de la voix : masques et dédoublements du moi dans l’œuvre de
Christine de Pizan », Au champ des escriptures, op. cit., p. 73-90 (cit. p. 87).
41. Comme Christine se caractérise de manière récurrente : cf. M. M. Rivera Garretas, « La utopia
de un espacio separado », Textos y espacios de mujeres, Barcelone, 1990, p. 179-207, et M. McKinley,
« The Subversive Seulette », Politics, Gender and Genre. The Political Thoughts of Christine de Pizan, éd.
M. Brabant, Boulder etc., 1992, p. 157-69.
42. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Christine, 3 e partie, chap. X, éd. C. Reno et L. Dulac,
Paris, Champion, 2001, p.110.
43. Cf. R. D. Cornelius, The Figurative Castle. A Study in the Mediaeval Allegory of the Edifice with
Especial Reference to Religious Writings, Bryn Mawr, 1930, et I. Gallinaro, I castelli dell’anima.
Architecture della ragione e del cuore nella letterature italiana, Florence, Olschki, 1999.

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44. Sur le réemploi de la tradition misogyne par Christine de Pizan, cf. G. McLeod et K. Wilson,
« A Clerk in Name Only – A Clerk in All But Name. The Misogamous Tradition and La Cité des
Dames », The City of Scholars, op. cit., p. 67-76.

RÉSUMÉS
Thisbé est-elle à même de répondre au projet qui gouverne le Livre de la Cité des Dames dans
laquelle Christine de Pizan l’a recueillie, à l’instar du De claris mulieribus de Boccace ou de la
Legend of Good Women de Chaucer ? Son histoire représente en effet, le plus souvent, une passion
amoureuse susceptible de briser l’enceinte permettant aux femmes de se défendre contre les
séductions des hommes. Elle risque du même coup de faire subir à cette construction le même
sort que celui du château de Jalousie dans le Roman de la Rose de Jean de Meun. On peut toutefois
se demander si l’histoire de Thisbé, tout en témoignant de la loyauté des femmes en amour,
n’invite pas le lecteur – ou la lectrice – à la relire ou à la réécrire afin de ramener son héroïne
dans la chambre qu’elle avait quittée pour retrouver Pyrame, et à lui offrir ainsi un autre destin
que cette union dans la mort que lui trace Ovide.

Is Thisbé able to participate in the project that governs the Livre de la Cité des Dames where
Christine de Pizan has installed her, as did Boccacio in De claris mulieribus or Chaucer in The
Legend of Good Women? Indeed her story is more representative of the amorous passion that can
break down the barriers that allow a woman to resist male seduction. This same passion can lead
to the same result as befell the Castle of Jealousy in the Roman de la Rose by Jean de Meun. We may
however ask ourselves whether the story of Thisbé, while bearing witness to the loyalty of
women in love, does not invite the reader to re-read or re-write it so as to bring back its heroine
to the room that she had abandoned in order to meet Pyramus, and thus to give her a destiny
other than that of the union in death described by Ovid.

AUTEUR
CHRISTOPHER LUCKEN
Université Paris 8 et Université de Genève

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Varia

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Le motif de la coutume dans la


lyrique des trouvères
Marie-Geneviève Grossel

1 Si la coutume est, selon les historiens du droit, un reflet de ce qu’il était « convenable de
dire ou de faire [...], indique […] les normes acceptées […], fournit un indicateur de
l’horizon des valeurs communes »1, il est tout naturel qu’elle trouve aussi sa place dans
la littérature, bien qu’il soit ici souvent difficile de déterminer si ces valeurs
préexistaient à l’œuvre ou si l’œuvre les produit en les faisant accéder à l’expression,
en les donnant à comprendre à l’auditoire qui, pour l’auteur, (re)présente son horizon
d’attente.
2 Aussi bien, dès les premières œuvres de Chrétien de Troyes, on a repéré et étudié dans
le roman des « males coutumes », que le héros se doit d’abolir, et des « bonnes
coutumes » qui, au Royaume d’Arthur, assurent la paix et l’harmonie, ou comme le dit
plus justement le poète, la Joie de la cour.
3 Mais, dans la lyrique, qui est la pérennisation d’un cri, on s’attendrait moins à trouver
la/les coutume(s), puisqu’elles nous semblent participer du récit, de la dramatisation.
En réalité, la poétique des trouvères est dès l’origine marquée au coin de la didactique,
qui devient au fil du temps de plus en plus présente, voire pesante. Ainsi les trouvères
ne se font pas faute d’évoquer coutume(s) et usages pour parler de la Bonne Amour, du fin
amant ou de ses repoussoirs haïs, les losengiers. Bien évidemment, il s’agit ici d’un motif
littéraire2, qui trouve à s’exprimer dans un ou des mot(s) dont les sens ne peuvent que
varier selon le contexte lyrique dans lequel le motif se trouve enchâssé. Il semble donc
intéressant, dans un premier temps de relever les mots de ce champ sémantique, puis
l’analyse cherchera à préciser quel est leur sens dans ce registre, comment le contexte
les éclaire, quelle est leur fonction. On se demandera notamment s’il s’agit d’un motif
annexe, car on peut remarquer que « coutume » et autres mots du même champ
sémantique n’ont guère suscité les études des spécialistes de la lyrique.
4 Les chansons de trouvères3 ont plusieurs mots à leur disposition pour exprimer cette
notion : on trouve naturellement cou(s)tume, au singulier, et l’adjectif qui en est tiré
cou(s)tumier ; on trouve aussi le composé acou(s)tumance. À côté de ces termes, le

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substantif us et son dérivé usage (presque toujours au singulier) sont de loin les plus
fréquents. Enfin l’expression « us et coutume », qui existe encore, n’est pas ignorée de
nos poètes, quoique peu employée. Certains mots de la lyrique sont des mots-rimes, ils
occupent toujours cette place privilégiée, ce qui souligne bien évidemment leur
importance. Ce n’est le cas pour aucun des mots que nous venons de voir. Coutume n’est
jamais à la rime. Us, pour sa part appelle les rimes nus, desus ou plus, mais ce n’est pas
non plus un mot-rime, la sonorité -US n’est d’ailleurs pas l’une des favorites de la
lyrique, nous n’avons pas, sauf erreur, de chansons qui l’emploieraient de façon
prolongée (par exemple en coblas unissonans). Mais il faut noter qu’acoustumance est
également un mot assez peu fréquent alors que, comme on le sait, la lyrique d’oïl aimait
tout particulièrement la sonorité -ANCE qu’on a pu appeler une « pédale » ou un
« bourdon » de la musique de leurs rimes4.
5 Force est donc de reconnaître que les deux mots retenus par les trouvères sont
l’adjectif coutumier, assez bien représenté, et surtout le substantif usage, dont on peut
vraiment dire qu’il est le noyau d’un motif. Arrêtons-nous un peu, pour commencer,
sur ces remarques très formelles.
6 Coutume semble d’emblée un mot plus synthétique qu’usage, puisqu’on s’accorde à le
définir comme « l’ensemble des usages, un corps de règles régissant les relations entre
particuliers »5. Cependant le dictionnaire de l’ancien français de Godefroy précise qu’
usages employé au pluriel a le même sens que « coutume ». En revanche, au singulier,
Godefroy affecte à usage le sens d’« habitude » (latin usus), us enfin est défini comme
« usage, emploi, service ». Il s’en faut cependant que nos chansons suivent d’une façon
aussi tranchée ces différences entre les divers mots.
7 Prenons pour exemple la thématique bien usée de la nature féminine. Dans les
chansons, la Bien Aimée, admirable et admirée, est désignée par le terme de dame. Mais
il arrive que l’amant, fatigué d’un trop long service ou se découvrant un rival heureux,
oublie sa déférence. La dame redevient alors une femme avec tout ce que cela implique
de défauts traditionnels :
Femme est plaine de boisdie,
Nature li ajuga.
En mal panser est norrie […]
La costume en est pieç’a :
Ses cuers va or ci, or la
En mainz leus,
Corageus
Et tornanz et outrageus6. (IV, v. 44-46 et 52-59)
8 Il faut noter la présence de l’adjectif outrageus, car bien souvent usage en mot-rime
appelle outrage, ainsi dans cette autre chanson satirique où l’amant a découvert que sa
belle était en réalité plutôt facile… Non content de révéler en acrostiche son nom –
MARGOS – pour mieux la livrer à la moquerie, il se réjouit de ce que son époux la rosse
copieusement à cause de ses mauvaises coutumes/habitudes ( ?)
Or vous dirai qu’ele endure
Par son grant folage :
Ele a souvent bateure,
C’est tout d’avantage.
En vilté et en ordure
A mis son usage.
S’on li fet honte et laidure,
C’est par son outrage7. (V, v. 49-56)

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9 Il semble bien que l’usage de Margot, sa « manière de vivre », représente ici, selon les
propres mots du trouvère, une véritable coutume8 de la nature féminine, On peut
conclure que la nuance, qui existe sans aucun doute entre les divers mots, s’appréciera
mieux d’après le contexte immédiat où le terme s’enchâsse que selon des définitions
préjugées. Il faut donc soigneusement peser chaque cas particulier.
10 D’autre part, on peut estimer que la formule « us et coutume » relève le plus souvent de
ces doublets quasi pléonastiques dont l’écriture médiévale est friande. Ainsi dans cet
exemple de Thibaut de Champagne :
Tout autresi con l’ente fet venir
Li arrousers de l’eve qui chiet jus,
Fet bone Amor nestre et croistre et florir
Li ramenbrers par coustume et par us.
D’amors loial n’iert ja nus au desus,
Ainz li couvient au desouz maintenir9. (Exorde, v. 1-6)
11 Thibaut, en grand seigneur qu’il est, connaît parfaitement le sens précis de la coustume
juridique, mais quand il parle en poète, ce qui appelle le mot, c’est, bien plutôt le
rapport fondamental qui lie coutume et passé ; ce trouvère, pour lequel souvenir et
mémoire sont des thèmes essentiels de sa Weltanschauung lyrique, donne ainsi au
ramenbrer, devenu ici eau vive et efflorescence, toute sa verticalité temporelle qui le
relie à la fois aux amants de jadis, toujours référents de merveille, et à son propre
autrefois, indéfiniment revécu dans une douce-amère nostalgie très personnelle.
12 Enfin us employé seul ne diffère guère d’usage :
Canchon, ma plaisans hachie
Me salue et si li prie
Que, pour Dieu et pour s’ounour,
N’ait ja l’us de traïtour10. (Envoi)
13 Nous posons donc en hypothèse de travail pour la suite de l’analyse qu’il est possible
d’étudier ensemble usage et coutume dans la chanson de trouvèresen donnant au fil du
raisonnement les remarques nécessaires : pratiquant largement la variation, les
trouvères emploient les deux termes (et leur dérivés) en des contextes similaires ;
disons pour le moment qu’il s’agit du champ de l’habituel dans lequel se déroule l’acte
coutumier ou bien se place la description psychologique qui renvoie à une norme. On se
demandera alors si le sens technique des mots usage et surtout coutume est sensible
dans ces poèmes écrits par des hommes bien au fait des cadres sociaux : le contexte
poétique où l’usage s’invoque offre-t-il un reflet, une métaphore de ces règles – règles
aussi bien religieuses – dans lesquelles s’enclosent la vie du temps, et aussi celle des
cours, lieu où se pratique l’art du trouver ?
14 Dans une vision quelque peu optimiste du monde, la coutume reçoit l’agrément de tous,
car elle représente un accord tacite sur ce qui est convenable. Ce sens très général, que
la langue moderne garde surtout pour le pluriel « les usages », est l’un de ceux que la
lyrique affectionne, dans la mesure où le passé – les ancêtres – est toujours valorisé :
Par qoi valoit li siecles tant,
A nos anchisours qui mors sont ?
– Par Amour u erent manant11. (II, v. 9-11)
15 La qualité principale, première, des bons ancêtres est justement ce que la coutume et
l’usage réclament, cette permanence à laquelle s’oppose un présent fuyant et versatile,
où l’on guerpit ce que l’on devrait maintenir :

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– Est ele morte aveuc aus dont ?


– Nennil, es fins cuers se repont.
Mais peu en est en vie,
Li mauvais ont monté le mont [...]
Hé, las ! On devroit maintenir
L’usage des bons anchisours,
Car nus biens ne puet avenir
A chiaus qui guerpissent Amour. (II, v. 12-15, 17-20)
16 Nous sommes dans la chanson d’amour où l’entité mérite sa majuscule. Valeur
incontestée, Amour qui règle et détermine les conduites, qui en tout cas le fit lors des
âges précédents, s’avère être avant tout la maîtresse (n’oublions pas son genre
médiéval !) d’un royaume de la Parole. Ainsi l’équivalence qui fonde la doctrine de Fine
Amour – il n’est d’amour que dans le chant, il n’est de chant que par l’amour –,
rencontre ici d’une façon particulièrement éclairante le caractère essentiellement oral
de la coutume, qui ne relève pas de l’écriture, mais bien de la transmission.
Bien ait Amors ki m’a douné l’usage
De chans trouver et d’amer loiaument12… (Exorde, v. 1-2)
17 Certes, il y a des différences entre l’expression d’un sentiment et les règles sociales,
mais les valeurs communes qu’évoque l’Historien moderne et les valeurs morales
qu’exalte le poète médiéval se rejoignent en ce langage unique où nous cherchons à les
comprendre quand le texte ressuscite pour nous leur voix.
18 À chacun des mots qu’elle emploie une poétique donnera ce que, faute de mieux, nous
appellerons une « couleur »et retrouver cette couleur dans la lyrique du passé est bien
tout le tourment du traducteur moderne. Interpréter usage comme on serait tenté de le
faire en simple décalque de l’usus latin et le traduire sans plus par « habitude », c’est
oublier la chaîne des rimes dans lesquelles il s’insère et qui lui donnent sa pleine
signification. Parmi celles-ci, arrêtons-nous sur l’alliance récurrente usage/hiretage.
19 Si le sens premier d’hiretage est « bien immobilier », c’est avec la signification de
« possession perpétuelle »13 (opposée à la possession viagère) qu’il trouve sa raison de
rime à épouser la rime usage. Au Moyen Age comme à d’autres époques, la coutume
assume bien le rôle principal de fixer les successions. L’usage qui, dans les vers de la
chanson, fait d’un amant l’héritage de sa dame relève évidemment de la métaphore,
mais il prouve que le sens commun informe toujours une image poétique qui s’en est
détachée parce qu’elle l’a assimilé en le dépassant.
20 Ainsi la puissante famille des seigneurs de Craon s’enorgueillit de compter de père en
fils un trouvère, la poésie et l’amour étant devenus un fief d’honneur que d’âge en âge
ils se sont transmis :
Fine Amours claimme en moi par héritage
Droit : s’est raisons, quar bien et loiaument
L’ont servie de Creon lor aage,
Li bon seigneur, qui tindrent ligement
Pris et valours et tout enseignement.
S’en chanterent et je, tout ausiment14. (Exorde, v.1-6)
21 Outre cette fierté, cette jubilation d’appartenir à une lignée de poètes, fierté dont
l’expression nous émeut encore, on trouve ici la constellation des termes qui
environnent l’image de la coutume et lui donnent sa tonalité (pour prendre cette fois
une comparaison musicale). L’idée que grands seigneurs, ils trouvèrent tout
naturellement leur place parmi les féaux de Fine Amour rejoint la conception

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parfaitement élitiste de l’art des trouvères. La valour et le priz qu’y gagnent les bons
seigneurs trouvent leur fécondité et leur dynamisme dans l’intemporalité de cet
héritage d’Amour qui est aussi bien une éthique qu’une esthétique, une raison de vie
(aage) conforme au droit.
22 Si l’usage est héritage, comme le suggère la rime, c’est parce qu’il est un élément
intrinsèque de la métaphore féodale du service qui sous-tend cette lyrique ; dans
l’exorde superbe de Pierre de Craon, le choix des termes claime/servie/tenir/ligement
est sans équivoque. Même lorsqu’usage paraît un mot au sens vague et affaibli, à y
mieux regarder, il reste inscrit dans ce système. Terence Newcombe, éditant les poésies
de Jehan Erart, notait bien au glossaire pour l’entrée « usage » : « habitude » ; mais,
dans les notes, on lit la remarque que « le poète emploie dans la strophe bien des
termes relatifs à la féodalité »15. Qu’on en juge en effet :
Amors, ne doi refuser
Vo conmant : pas nel refus.
Ma dame vueil presenter
Mon chant dont sui pourveüz.
S’en gré est reçuz,
De chanter ravrai l’usage
Et, si le vueil, d’eritage
De li relever
D’un chant par an et fi cuer16. (V, v. 37-45)
23 Pourveuz, relever sont pour ainsi dire des termes « techniques » et, avec plus de
maladresse assurément que Pierre de Craon, l’Arrageois souligne ce lien de vassal
amoureux qui le voue à payer un dû, ici sa chanson. Le mot garde sa couleur, même si
elle n’est pas fortement accentuée.
24 Par la grâce d’une poétique toute de topoi , chacun des trouvères n’a nul besoin de
parcourir entièrement la gamme des mots, faire rimer hiretage avec usage suffit à
réveiller dans la mémoire de publics extraordinairement raffinés toutes les
harmoniques de cette constellation métaphorique qui gravite autour du motif du service
amoureux. Nous en prendrons pour dernière preuve la variante significative qu’opèrent
les deux seuls mss qui nous ont transmis la chanson satirique anonyme RS 1866 :
Amors, qui sor tote rien
Soloit avoir usage/seignorage
Ne puis tenir en lïen
Tant est de malvais corage17. ( III v. 17-20)
25 Seignorage vaut usage, voilà l’essentiel : Amour e(s)t dame, toutes deux maîtrisent
(maistroient) l’amant en son monde de poésie, car Amour est tout aussi bien magistra que
domina.
26 Inutile donc de s’attarder sur des alliances de mots encore plus transparentes, comme
usage/ hommage, servage, il paraît plus intéressant de chercher à saisir quelle place
occupent coutume/usage dans la construction de cet univers poétique, cette fois autour
du rapport qu’entretiennent parole et valeurs.
27 L’image du service relève, c’est certain, de la métaphore féodale. Mais elle inclut une
réelle aura de sacré puique Dieu, seigneur et maître, demande également à l’homme
médiéval de le servir de cœur et de corps. Avec en arrière-plan un tel modèle, les
trouvères jouent avec habileté de l’ambivalence entourant la persona d’Amour, déesse
et force qui, selon les besoins de la casuistique qu’ils manient en experts, s’incarne dans
l’Aimée, s’abstrait en figure allégorique, voire se spiritualise en Notre Dame. C’est

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significativement à l’orée du chant, dans bien des exordes, que s’énonce le dogme de la
valeur d’Amour, rarement remis en cause, sauf à changer de genres pour entrer dans la
satire, la départie d’amour ou la chanson dévote revancharde. Bonne Amour est la
quintessence du Bien, non en soi, comme Dieu, mais de par sa merveilleuse capacité à
transformer tout amant en l’améliorant, en corrigeant ses travers, en l’amenant à
comprendre que la vraie richesse, la seule noblesse sont celle du cœur qui sait vraiment
aimer. Nul mieux que le grand poète Gace Brulé n’a su évoquer cet usage d’Amour :
Amors ne quiert haut parage,
Ne richece ne fiertez,
Mais se donne en fin corage
Et i met totes bontez.
Ses douz espirs par usaige
De grace donnez,
Donte le sauvage,
Atempre les destrempez18. (IV, v. 25-32)
28 Même un trouvère bougon et rassis comme Hugues de Berzé, qui se dépeint en amant
désabusé et jamais exaucé, ne revient pas sur une telle vérité.
Se tot Amors ne rent autre soudee,
A tout le mains fait ele melz valoir
Cels qui aiment de cuer senz decevoir,
Ne ja la mors n’iere si desesperee
Que l’on ne soit en son cuer plus jolis ;
Et pués c’Amors nos atrait joie et pris,
Jel tieng a sens qui kel tengne a folage
Ceu dont on est pluz vaillanz par usage. (IV, v. 25-32) 19
29 Voilà qu’usage appelle non plus seulement héritage ou vasselage ou hommage, mais bien
autour de l’unique corage, folage et outrage, avantage et sage. C’est que toute coutume
pour être durable, doit trouver en sa justesse sa justification. Il faut donc, afin d’édifier
de manière cohérente l’univers poétique, que cette clef trouve à fonctionner
parfaitement. L’art du trouver n’est pas seulement un jeu extraordinairement subtil ; se
jouant des mots, il transforme le réel auquel ces mêmes mots renvoient et, puisqu’il est,
on le sait, une éthique, il vise, par delà le moment fugitif et l’individuel éphémère, à une
vérité. Dès lors, il va falloir appréhender la signification véridique qui se cache sous la
conduite coustumière d’Amour, souvent bien difficile à suivre, il va falloir non moins
trancher entre le vil usage d’un autrui menteur et le jolif usage propre au fin amant, il va
surtout falloir déterminer ce que fait, ce que veut, ce que dit (ou ne dit pas) la dame en
s’acoustumant par le chant à s’approcher d’Elle, qui reste de toutes façons l’inaccessible
pôle du désir, du bonheur et de la beauté. On voit déjà combien sont variables les
éclairages où l’amant place son us de trouvère.
30 Nous sommes dans un art de la variation, les mille et une façons de redire une chose
sans que jamais ce soit tout à fait la même affirmation amènent à douter de ce qui
paraît le plus sûr : le soi qui s’incarne ici en un Je généralisant, nécessairement sincère
et authentique. Choisir Amour, c’est choisir la vie, c’est l’ancienne vérité qu’établirent
en leur temps les troubadours en affectant Mors du a privatif. Dans la souffrance
néanmoins qui donne un avant-goût de la mort, le chanteur peut en venir à se
demander si l’usage de la dame ne l’a pas autorisée à le rejeter, comme déjà condamné,
ainsi que le fait dans les Bestiaires la calandre fabuleuse :
Varir me puet, mais jou ne puis trouver
Fors que ma mort, car calendre sauvage
Est ma dame qui bien i vuet penser :

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C’est uns oisiaus c’on seut porter en cage


A un malade a le fois par usage,
Qant on i veut mort u santé trouver.
Mais qant ne veut son vis vers li tourner,
Lors le jugent a morir li plus sage20. (III, v. 17-24)
31 Sagesse bien cruelle lorsque le sort vous désigne pour en être l’illustration ! Il est
pourtant difficile de douter de la sincérité de ce cri de révolte puisque, quand le chant
d’amour devient planctus pour un ami défunt, les termes que l’on retrouve sonnent de
façon identique autour des mêmes thématiques de la jeunesse, de la valeur et de
l’application aveugle d’un usage aussi insupportable que nécessaire :
Mors, villaine iés, en toi n’a gentillece […]
Bien deüssiés esparnier le jonece,
Et le cortois, le large au siecle mis.
Mais tel usaige as de piech’a apris
Ke nus n’en iert tensé ne garandis,
Ne haus ne bas, jonece ne viellece21. (III, v. 15 et 17-21)
32 Mais hors le planh, le trouvère est plus souvent triste à en mourir que réellement
trépassé et il trouve la force de se gausser de ses douleurs, en pratiquant un humour
assez proche du noir au sujet de la seigneurie de ces dominae absolues que sont Mort et
Amour ; car ni à l’une ni à l’autre on n’échappe, mais, par un tout spécial effet de la
bonté de Dieu, nous ignorons à la fois le jour et l’heure où ces forces aveugles abattront
sur nous leur filet !
Mors et Amors sont de grant seignorie ;
Bien les doit on ensamble comparer,
Car tot le mont ont pris en vouerie
Ne nuns ne puet de lor laz eschaper.
Bien ait de Deu qui lor ieulz fist crever :
S’Amour veïst, ne croi, que que on die,
Que vrai amant eussent longe vie22 ! (II, v. 8-14)
33 Cette distanciation est cependant assez rare dans la lyrique. Amour a beau être
incompréhensible, l’engagement pris par son homme-lige l’oblige à tenir bon dans
l’incertitude. La métaphore du service se résout ainsi bien souvent en un discret
chantage sur la nécessaire réciproque que créent le don et son guerredon. Comme on
n’imagine pas de remettre en cause le système qui est celui du quotidien, les mots se
transforment à leur tour en lacs et autre broi où piéger l’autre, une rhétorique que
toutes les époques de galanterie ont pratiqué à leur manière avec leurs métaphores
propres. Mais comme l’enjeu reste une demande d’amour, de surcroît probablement
impossible, il est difficile de dénier toute sincérité à la parole qui s’exprime. La coutume
y représente ce qui permet de croire juste l’espace moral dans lequel on réfléchit, cet
espace que public comme chanteur partagent :
en Amors a tel usaige
K’elle veult premiers greveir
Et en la fin veult doneir
Grant bien après grant damaige […]
Elle rent per droite rente
En un jor plus de dousor.
K’encor valt de jors cinquante23… (I, v. 8-11 et II v. 17-19)
34 Le temps de l’épreuve issu du modèle religieux et le temps de la preuve que tout usage
autorise pour clamer son bon droit quand il devient litige se rencontrent et se
confondent en cet usage d’Amour : le motif de la coutume est bien ici au cœur d’une

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réflexion sur le monde du sentiment, une clef de compréhension pour une découverte
qui se menait à la fois dans l’existence (Fine Amour n’a que peu à voir avec l’amicitia des
clercs latins ni avec le furiosus amor antique) et dans son dire poétique. Dès lors et avant
même que de conclure, on peut estimer que le motif de la coutume est trop étroitement
intriqué dans une thématique essentielle au registre pour être jugé annexe.
35 Outre l’usage dont le temps a, comme on le dit si bien, consacré la justesse, l’amant va
appeler à la rescousse de son plaidoyer Droit et Raison, deux valeurs incontestées à son
époque :
Droit et raison m’aprent, et bien le sai
Que fins amis qu’aimme sanz decevoir
Doit bien joïr d’Amours sans lonc delai. (II, v. 9-11) 24
36 On en arrive parfois même à voir loi remplacer coutume et usage peut-être pour donner
tout le poids de l’écrit et du savoir à une revendication qui s’avère presque pathétique
avec tout son déploiement de rimes dérivatives – si elle ne dissimule pas un léger
sourire…
Delivre est et je seux pris.
Maix ce n’est pais droite prise,
Car bien deüst estre mise
El leu ou ele m’ait mis.
Ensi l’ait a mon asise
Et tele est la loi asize
Ke la feme soit comquise
Pués k’elle ait l’ome conquis25. (III v. 8-15)
37 Toutefois, puisque ces beaux raisonnements en restent à la pure théorie et que l’usage
d’amour calqué à la fois sur le contrat féodal et sur l’adoration religieuse est par
essence bon, comment expliquer l’échec du dire poétique, de la quête d’amour, cet
échec qui est pour ainsi dire inscrit au cœur même de toute chanson quand celle-ci se
déploie pour obtenir la reconnaissance ? Comme pour finir les modèles ne sont pas
remis en cause, – ni celui de la société contemporaine, car c’est inimaginable ni l’image
d’Amour sous peine de sortir du chant –, c’est le plus souvent la dame ou les autres qui
se voient soumis au jugement que toute coutume postule. Ainsi s’affrontent deux
coutumes antithétiques qui tantôt visent au même résultat lorsqu’il s’agit des rivaux,
et, bien sûr, il faut prouver que l’usage d’autrui est faus et mauvais ; tantôt éloignent
encore davantage les antagonistes lorsqu’il s’agit de la dame et cette fois, c’est l’art de
la parole dont tout amant a le parfait usage qui doit emporter la conviction.
38 La place qu’occupe « le » personnage des losengiers dans la lyrique incite à ne jamais
sous estimer l’importance de ce motif dont on fait si rapidement un cliché parmi bien
d’autres. Les losengiers au pluriel agissent toujours à la fois de façon collective et
anonyme, ce groupe indifférencié résume ce que le monde peut avoir d’hostile, mais en
instaurant tout spécialement une parole ou une clameur qui isolent l’amant et font de
lui un coupable, car toute rumeur est souillure définitive au regard de l’amour. Le
losengier n’existe que pour jangler, à la fois bavarder et médire, trahissant le secret d’un
amour qu’il tue en le dévoilant, complotant à la fois la perte de la dame que ses propos
hâbleurs séduisent et abusent, et la mort de l’amant dont il est jaloux ; la seule
explication qu’on puisse donner à son attitude est la haine que de fait on éprouve
contre lui :
Tant est Amors afermee
En mon fin cuer droiturier [...]

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Douce dame desiree,


Ou n’os aler n’envoier
Por la gent maleüree
Qui toz jorz sont costumier
D’agaitier
Li amanz et d’enuier.
Deus lor doint male duree26 ! (III, v. 21-22 et V, v. 29-35)
39 Mais ces gens-là se révèlent aussi, à mieux considérer les vers où on les rencontre,
comme des membres de l’auditoire, des connaisseurs qui donneront leur avis sur le
chant, bref, des rivaux en l’art du trouver. Or il arrive au trouvère particulièrement lassé
d’un service interminable de venir grossir les rangs des losengiers, puisqu’aussi bien,
comme le chante une fois Thibaut de Champagne, son courtois adieu à sa dame et à
Amour qui est désormais « hors de sa saison » ne l’empêchera nullement de continuer à
chanter des chansons d’amour27… On l’aura compris les jangleors losengiers, comme les
fins amants dont ils se réclament et comme les trouvères dont ils sont peut-être, ont un
usage qui ressemble singulièrement à celui de leurs adversaires.
Faus losengier qui servent pour traïr,
N’est pas amors, honis soit leur usage !
Pour moi le di, c’onques ne soi mentir
Vers ma dame puis que li fis homage28. (II, v. 9-12)
40 Ce personnage de l’Autre, hostile et peut-être plus aimable, cristallise la difficulté à
faire admettre la sincérité du séducteur qui pourrait, certes, dire à sa dame comme tel
autre insinuant :
Mon dessein mauvais n’est pas de te nuire…
41 Mais les trouvères en restent à l’idée que l’amour, s’il est vrai, sincère et
magnifiquement chanté, ne peut que mériter une réciproque – et il en sera ainsi jusqu’à
ce qu’Alain Chartier crée le scandale en faisant enfin parler la Dame dont l’absence de
merci était restée muette. Avec de tels prémices, le raisonnement s’épuise en vaines
arguties pour démontrer que l’usage de bien aimer est le strict opposé de l’usage menteur
et fallacieux de l’autre :
Estienes dist par raison :
Cuers qui aimme loiaument
Doit estre sanz mesprison,
Sanz orgoil et sanz bobant,
Sanz outrage et sanz folage,
Plus jolis et miex vaillanz ;
Par usage li plus sage
Doit bien estre li amans29. (IV, v.25-32)
42 Le Cuers une fois purifié par tout ce dont il se dégage, le trouvère achève la description
sur l’écho tautologique qui renvoie sage à usage. Las ! voilà que l’usage lui-même devient
suspect quand il se vide de son sens vrai, il se transforme alors en un « par usage », une
inertie de l’habitude qui prend bien évidemment sa force négative de réveiller en
mémoire d’auditeur tout ce que la coutume et ses usages avaient d’excellent, de
consacré. Là aussi, les trouvères sauront donner une grande puissance à ce terrible
revirement lorsque la douleur les pousse à accepter de composer un chant « par usage »
qui les met au rang des « amoureux d’été », ceux qui chantent parce qu’il fait beau :
Grant pechié fait qui de chanter me prie,
Car sanz raison n’est pas drois que je chant,
Qu’onques ne fis chançon jour de ma vie
Si fine Amour nel m’enseigna avant.

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Maiz pour leur gré chanterai sanz talant


Ausint com cil qui par acoustumance
Fait tel chançon u n’a fors contenance30. (Exorde, v. 1-7)
43 La contenance est un usage pervers qui s’oppose absolument à la convenance des
coutumes justes du temps où Fine Amour était la magistra qui « enseignait à chanter ».
Chaque trouvère partage avec « l’amoureux d’été » le bonheur de renaître aux beaux
jours, lui aussi est sensible au retour de la lumière, à l’usage des oiseaux qui chantent
l’amour et sont les gentils compagnons d’Amour dans les reverdies, quantité d’exordes
célébrant le printemps nous sont témoignage de cette allégresse partagée. Bonne Amour
n’est-elle pas celle qui apprend le chant « qui de joie est norriz » 31 ? Mais comment
admettre qu’un chanteur hypocrite connaisse la joie d’un amour réciproque, d’un chant
apprécié par la dame ? Le vain usage ici dénoncé est bien l’odiosa consuetudo, la male
coustume qu’il faudrait abolir :
Uns faux guilerres qui ment
Fet trop a mesplaire,
Qui par son engignement
Fait bien son afaire,
Et par vain usage.
Hé, las quel domage
Quant Amors consent
Joie avoir tel gent [...]32. (III, v. 17-24)
44 Certains trouvères comme le prince-poète Thibaut finiront par sous-entendre que tout
s’explique par l’eür33, même si le « choix » qui préside à Fine Amour devrait exclure le
soupçon de fatalisme. D’autres plus optimistes, tel Gillebert de Berneville, croient en un
possible progrès du losengier, lui aussi amélioré par la vertu d’Amour, ici simple vision
de la dame de Gillebert, décidément peu jaloux :
Ausi vos di qui forsvoie en outrage,
En fauseté, en penser folement,
S’il veut en bien müer son fol usage
Voist esgarder le biau contenement
Et la valor de la tres bone et sage :
Ravoiez ert en bon ensaignement34. (III, v. 25-30)35
45 Beaucoup retombent dans la misogynie, le fol usage, qui distord la parole et fait d’elle
l’espace de la traîtrise, est appelé voire nécessité par la légereté et l’inconstance
féminines que la chanson de femme (écrite par un homme) met si bien en scène.
Je l’aim bien tant con je doi
Selonc no costume :
Nos amons dou ploi du doit,
Car feme nesune
N’ama onques de cuer vrai36. (V, v. 38-35)
46 Même des dames de meilleur aloi que cette vilaine créature mise en chant par Perrin
obligent l’amant à leur expliquer minutieusement combien elles doivent surveiller
leurs usages si elles ne veulent pas devenir à proprement parler infames :
Je ne tien pais dame a saige
Ke chascun veult resgairdeir,
Ains doit si ses euls gardeir
C’on ne la taigne a volaige,
Et se par aucun usaige
Fait chascun semblant d’ameir [...]
S’en resoit blaime et hontaige37. (III, v. 21-26 et 29)

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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47 Ainsi alors que l’introduction de la coutume et des usages dans la constellation


poétique qui rayonne autour du motif du service s’ouvrait sur un riche contrepoint dont
les harmoniques évoquaient chez l’auditeur une multiplicité de possibles, invoquer
l’usage et l’accoutumance dans le domaine de la parole, achoppe sur une multiplicité de
contradictions. Qui distinguera le faux usage du félon amoureux de celui de l’amant
sincère et authentique, qui donnera à la dame le droit de reconnaître celui qui la
mérite, c’est-à-dire son trouvère amoureux, quand le fait de lever les yeux sur
n’importe quel autre (fatalement losengier) la renvoie à l’usage des cœurs volages et des
folles femmes ? Qui décrètera que le chant qui s’élève est le plus beau, partant le plus
rempli de vérité, quand ceux auxquels on réclame ce couronnement de la valeur sont
des compagnons qui ont coutume d’endosser le même rôle pour formuler le même rêve ?
48 Mais aussi quel mot-thème mieux que celui d’usage peut à lui seul contenir toutes ces
interrogations ? Car il est tant de males coutumes qui pourtant sévissent et durent, tant
de preuves et de procès pour discerner où est le droit et où, le tort, tant d’usages, enfin,
que nos ancêtres acceptèrent et qui, pour finir, s’avèrent dommageables à ceux qui les
ont suivis. Et puis surtout, dans la poésie des trouvères qui est poésie du mot, poésie du
dire amoureux, l’essentiel est de convaincre que l’on dit vrai, c’est une quête de la
sincérité, de l’authenticité, dont le but est de communiquer à l’Autre et à tout autre ce
qui n’est guère communicable, le bruit du cœur que se veut le chant, car l’unique espoir
du poète est que chacun puisse se connaître en ce Je.
49 De toutes ces difficultés, coutume et usage se font la figure ou le chiffre, car le
« convenable », et « l’horizon des valeurs communes » ne sont jamais que le pis-aller
offert par la communauté à l’individu.

NOTES
1. B. Lemesle, Conflits et justice au Moyen Age, Paris, PUF [Le nœud gordien], 2008, p. 14.
2. Pour le sens de motif, voir J.-J. Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Armand
Colin, 2005, et sa bibliographie.
3. L’analyse des termes s’appuie sur le relevé exhaustif des chansons comprises dans le
répertoire d’H. Spanke, complétant celui de G. Raynaud, G. Raynauds Bibliographie des
altfranzösischen Liedes, Leiden, E. J. Brill, 1955. À dessein, nous ne faisons pas de différence ici
entre les chansons de genres variés, tout trouvère était parfaitement capable de composer dans
chacun simultanément, en utilisant les mêmes termes topiques, qu’il s’agisse du registre pieux,
de la pastourelle, l’aube, le Jeu Parti, la satire… et ainsi de suite, y compris dans le plus parodique
qu’est la sotte-chanson. Nous suivrons ainsi l’exemple de nombreux médiévistes qui ont fait
porter leurs études thématiques sur l’ensemble du corpus lyrique, jadis (voir notamment ce
qu’écrivait P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, chapitre V (Le grand Chant
courtois) et chapitre VI (Les échos de la chanson), et encore plus, aujourd’hui. (voir l’avis d’E.
Doss-Quinby, J. Tasker Grimbert, W. Pfeffer et E. Aubrey, Songs of the Women Trouveres, Yale
University Press, 2001, dans leur Introduction, à propos de « la chanson de femme » ; D. O’
Sullivan, Marian Devotion in Thirteenth-Century French Lyric, University of Toronto Press, 2005, pour
la chanson pieuse ; les introductions aux grandes anthologies des trouvères de J. Dufournet,

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Anthologie de la poésie lyrique française des XIIe et XIIIe siècles, NRF, Gallimard, 1989, L. Formisano, La
lirica, Bologna, 1990 ; S. N. Rosenberg, et H. Tischler, Chansons des trouvères, Lettres Gothiques,
1995 etc.) Les spécialistes des troubadours ont la même habitude.
4. Sur ce point, on me permettra de renvoyer à M.-G. Grossel, « Traduire la poésie, traduire
poétiquement : l’exemple de la chanson de trouvères », Editer, traduire ou adapter les textes
médiévaux, Actes du colloque international de Lyon 2008, textes rassemblés par C. Füg-Pierreville,
CEDIC, Lyon, 2009, p. 207-218.
5. O. Guillot, A. Rigaudière, Y. Sassier, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale, I des origines à
l’époque médiévale, Armand Colin [coll. U], 1994, p. 362.
6. RS 989, anonyme du ms. U, A. Jeanroy-A. Långfors, Chansons satiriques et bachiques du XIII e siècle,
Paris, Champion, édition de 1974, n° XXXIII.
7. RS 1171, Jaquemin de La Vente, Chansons satiriques… n° XXVIII.
8. Autrement dit « l’ensemble des usages » qui régissent l’être féminin.
9. RS 1479, A. Wallensköld, Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, Paris, SATF, 1925,
n° XXI.
10. RS 1965, A. Lerond, Chansons attribuées au Châtelain de Couci, Paris, PUF, 1964, n° IX.
11. RS 314, Colart le Bouteillier, H. Petersen Dyggve, « Chansons françaises du XIII e siècle », I,
Neuphilologische Mitteilungen, XXX, 1929, n° VII.
12. RS 43, Robert du Chastel, J. Melander, « Les poésies de Robert de Castel, trouvère artésien du
XIIIe siècle », Studia Neophilologica, III, 1930. Citée ici d’après G. Steffens, « Die altfranzösische
Liederhandschrift von Siena », Archiv Herrig, LXXXVII, 1892, p. 332, n° LIV.
13. Godefroy IV, p. 463.
14. RS 26, A. Långfors, « Les chansons attribuées aux seigneurs de Craon, édition critique »,
Mémoires de la société néophilologique de Helsingfors, VI, 1917, p. 43-87, n° II.
15. T. Newcombe, Les poésies du trouvère Jehan Erart, Paris-Genève, Droz, 1972, note p. 106 : « Le
poète emploie dans cette strophe bien des termes relatifs à la féodalité. Pourveüz : il est difficile
de saisir le sens exact de ce terme. On pense surtout à « gouverné, protégé », [Godefroy, VI, 325] ;
ce mot peut aussi signifier « pourvu d’un fief », le mot fief s’employant au sens figuratif […]
Relever : terme féodal, [Godefroy, VI, 763] : « payer la relevaison, racheter. » La relevaison est le
« rachat ou relief dû au seigneur censuel par un nouveau vassal. »[ Godefroy, VI, 762] »
16. Les poésies du trouvère Jehan Erart, n° XIII.
17. RS 1866, anonyme, Chansons satiriques..., n° XXXII.
18. RS 1690, H. Petersen Dyggve, Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude
historique, Helsinski, 1951, Mémoires de la Société néophilologique d’Helsingfors, XVI, n° LXIV.
19. RS 2071, L. Barbieri, Le liriche di Hugues de Berzé, edizioni C.U.S.L. Milano, 2001. n° III.
20. RS 809, Gaidifer, « Chansons françaises du XIII e siècle », II, n° XV.
21. RS 485, Les poésies.du trouvère Jehan Erart, n° XX.
22. RS 524, anonyme, ms. O, A. Jeanroy-A. Långfors, « Chansons inédites tirées du ms. 846 de la
Bibl. Nationale », Archivum Romanicum, III, 1919, p. 1-27, n° LIV.
23. RS 36, anonyme, ms. C, édition diplomatique de J. Brakelmann, « Die altfranzösische
Liederhandschrift n° 389 der Stadtbibliothek zu Bern », Archiv für das Studium der neueren Sprache
und Literatur, XLIII, 1868, p. 241-394.
24. RS 99, anonyme, ms. O, Archivum Romanicum, III, 1919, n° LVI.
25. RS 153, anonyme, ms. C, W. Wackernagel, Altfranzösische Lieder und Leiche aus Handschriften zu
Bern und Neueburg, mit grammatischen und litteraturhistorischen Abhandlungen, Basel, 1845,
n° XXXVIII.
26. RS 504, Gautier d’Épinal, J. Kooijman, Trouvères lorrains, la poésie courtoise en Lorraine au XIII e
siècle, p. 126 ; dans sa thèse (que j’ai consultée en reproduction microfiches, Edizione critica e
commento delle liriche di Gautier d’Épinal, 2004), Germana Schiassi suit un ms. où l’ordre des
strophes est différent.

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27. Il s’agit de la chanson IX de Thibaut dans l’édition Wallensköld.


28. RS 1413 Robert Mauvoisin, H. Petersen Dyggve, « Trouvères et protecteurs de trouvères dans
les cours seigneuriales de France... » Helsinski, 1942, Annales Academiæ scientiarum fennicæ, série B,
tome L, 2, p. 39-427.
29. RS 1614 Långfors, « Mélanges de poésie lyrique française », Romania LII, 126, p. 418.
30. RS 1199, Gace Brulé, édition Dyggve, n° XXI.
31. Incipit de RS 1572 de Gace Brulé, édition Dyggve, n° XLI.
32. RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII.
33. Sur le rôle de l’eür [chance] dans la poétique de Thibaut, et de ceux qui, l’admirant, l’ont
suivi, voir M.-G. Grossel, Le milieu littéraire en Champagne sous les Thibaudiens, Paradigme, 1994,
tome II, p. 432-442 ; eadem, « Onques del brevaje ne bui/dont Tristans fu anpoisonez, fascination et
rejet de la passion tristanienne dans la lyrique d’oïl », Tristan-Tristrant, Mélanges en l’honneur de
Danielle Buschinger à l’occasion de son 60ème anniversaire, éd. par A. Crépin et W. Spiewok, Reineke-
Verlag, 1996, p.195-208 ; ead. « Folie de la l’amour, sagesse de la parole : la construction du Je
poétique chez Thibaut de Champagne », Les chansons de langue d’oïl, l’art des trouvères, Études
réunies par M.-G. Grossel et J.-C. Herbin, Presses Universitaires de Valenciennes, 2008, p. 147-160.
34. RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII.
35. RS 138, Gillebert de Berneville, K. Fresco, Gillebert de Berneville, Les poésies, Droz, Genève, TLF,
1988, n° XX.
36. RS 1669, « chanson de femme », Perrin d’Angicourt, Chansons satiriques…, n° XXIX.
37. RS 1150, Chansons satiriques…, n° XXXIV.

RÉSUMÉS
Le motif de la coutume est bien présent dans la lyrique d’oïl, la raison n’en est pas seulement,
comme on pourrrait le penser, l’aspect didactique inhérent aux chansons.
En effet, ce motif qui trouve à s’exprimer par les mots us, usage, cou(s)tume, coustumier,
acou(s)tumance, fonctionne en liaison étroite avec un motif clef de la lyrique, celui du service
d’amour.
Coutume et usage gardent alors en arrière-plan leur sens « technique », comme le prouve la rime
usage/hiretage, quand l’amant devient le fief d’amour de sa dame. la coutume est en outre valorisée
par le lien qu’elle entretient avec le passé, les anchisours étant des parangons de la Fine Amour.
Enfin la coutume chez les trouvères, comme dans le Droit, relève de l’oralité, puisqu’en cette
poésie tout amour est parole.
L’usage de l’Amour vrai est de donner valeur à celui qui l’éprouve. Se développera donc une
réflexion sur le sentiment, sa véracité, son authenticité : tout effet négatif, tout échec d’amour ne
peuvent qu’être le résultat du vil usage du monde hostile des autres, emblématisés en losengiers.
Mais si le fol usage est bien celui des traîtres, en tout amant désenchanté se glisse la tentation de
s’abandonner à la male coustume, à l’habitude, le « par usage » qui n’est plus qu’apparence. Car la
coutume de la parole comme la coutume de l’amour sont plus lourdes d’interrogations que de
certitudes.

The motif of the coutume is very present in trouvère lyric; the reason is not only, as one might
think, the didactic aspect inherent in the songs.
Indeed, this motif which expresses itself in the words us, usage, cou(s)tume, coustumier,

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acou(s)tumance, works in close connection with a key lyric motif, that of the service d’amour.
Coutume / usage maintain their technical meaning in the background, as the rhyme usage /
hiretage proves, when the lover becomes the “fief of love” of his lady. The coutume moreover is
valorized by its connection with the past, anchisours being paragons of Fine Amor. Finally the
coutume of the trouvères, like that of Law, concerns orality, since in this poetry all love is speech.
The use of true Love is to give value to the one who feels it. Thus develops a reflection on the
feeling, its veracity, its authenticity: any negative effect, any failure of love can only be the result
of the vil usage of the hostile world of the others, emblematized as losengiers. But if the fol usage is
in fact that of the traitors, any disillusioned lover will be tempted to give in to male coustume, to
habit, to the “par usage” which is nothing but an appearance. For both the coutume of speech and
the coutume of love are fraught with more questions than certainties.

AUTEUR
MARIE-GENEVIÈVE GROSSEL
CALHISTE EA4343, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis

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Un inédit de la Bibliothèque
municipale de Versailles, le
manuscrit M 139, livre d’heures à
l’usage de Rouen
Valérie Ruf-Fraissinet

1 La Bibliothèque municipale de Versailles est renommée pour ses collections liées aux
archives royales de l’Ancien Régime, ses estampes et ses nombreuses partitions
musicales. On ignore souvent qu’elle renferme un fonds de manuscrits et d’incunables,
dont l’ensemble, bien que modeste, est de qualité. Ainsi, elle conserve un livre d’heures,
inscrit sous la cote M 139 du catalogue des Manuscrits de la bibliothèque 1, qui a
traversé les siècles sans trop de dommages. La notice le mentionne comme étant à
l’usage de Rouen et daté du XVe siècle. De format réduit (165 mm x 115 mm), le
manuscrit se présente aujourd’hui sous une reliure de veau brun, plutôt épais. L’ajout
ultérieur de deux gravures sur cuivre2, tirées sur parchemin, suggère que le volume a
trouvé refuge dans la collection d’un bibliophile, pour le moment non identifié. Il figure
à la fin du XIXe siècle dans la collection d’Édouard Le Corbeiller (1860-1937), un érudit
et bibliophile originaire de Dieppe, dont l’ex-libris est noté au contreplat supérieur de la
reliure. Il appartient ensuite à ses héritiers, qui ne le cédèrent à la Bibliothèque de
Versailles qu’en 1976.
2 Constitué de 146 feuillets de parchemin, tous foliotés, ainsi que de quatre pages de
garde non foliotées, le manuscrit comprend treize miniatures introduisant les
principales articulations des textes contenus dans le volume (lectures des Évangiles,
petit office de la Vierge, psaumes de la pénitence, heures de la Croix et du Saint Esprit,
office des morts, prières en français), auxquelles il faut ajouter le cycle de vingt-quatre
petites miniatures qui orne le calendrier, illustrant, au recto, les travaux des mois, et,
au verso, les signes du zodiaque. Les pages de texte sont toutes ornées de bordures
latérales, relativement larges, dont la hauteur suit celle de la justification. Des initiales
ornées, parfois ponctuées de motifs animaliers ou végétaux, et des lettrines rythment le
texte, de même que de nombreux bouts-de-ligne.

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3 En dépit du nombre relativement modeste de ses miniatures, le M 139 retient


l’attention par le caractère de ses réalisations et par certains choix iconographiques
inhabituels. Par ailleurs, contrairement à ce que l’usage liturgique aurait pu laisser
présager, le style des miniatures trahit une origine parisienne du manuscrit, et
témoigne de l’importance des échanges artistiques à la fin du XV e siècle.

Contenu du M 139 : des Heures à l’usage de Rouen


Contenu codicologique

4 Les 146 feuillets de parchemin sont de facture moyenne. Le traitement du parchemin


en vue de recevoir l’écriture présente des différences de qualité : certaines traces
d’étirage de la peau sont visibles, ainsi que les traces d’implantation des poils. Diverses
altérations sont relevées : traces d’humidité ayant entraîné une légère dégradation de
la peinture (fol. 19, 48v), moisissures (fol. 130, 134) ou piqûres de vers (fol. 1 à 7). Les
tranches présentent des restes de peinture rouge sur les trois côtés.
5 Bien que la description précise de la composition des cahiers soit rendue difficile par
l’état très serré de la reliure, il a pu être dénombré vingt cahiers 3, tous signés, la
signature4 étant notée sur le recto de la tête de cahier, au milieu de la marge de queue.
À l’examen, on note le nombre variable de feuillets composant ceux que l’on peut
identifier (deux binions, trois ternions, douze quaternions, un quinion, un sénion), ainsi
que le nombre élevé de cahiers irréguliers (un tiers du codex). Ceux-ci peuvent être
expliqués, en premier lieu, par la transcription du texte. Ainsi, le premier cahier,
affecté au calendrier, est constitué d’un sénion en raison de la copie du texte des douze
mois, qui répartit chaque mois au recto et au verso d’un feuillet. De même, la
transcription des textes des péricopes des Évangiles, auxquels s’ajoutent ceux de la
version abrégée de la Passion selon saint Jean (Jean, XIX, 1-37) et de trois antiennes
(saint Vincent, saint Gilles, sainte Marguerite) du deuxième cahier a-t-elle nécessité
l’utilisation de cinq bi-feuillets. Par ailleurs, après examen, il apparaît que les ternions
G, H et S ne sont pas complets et que soit à déplorer l’absence de trois feuillets. Les
débuts des offices de tierce et de vêpres ainsi que de l’Obsecro te étant manquants, il est
permis de supposer que chaque texte a pu s’ouvrir par une miniature.
6 Le texte est rédigé à longues lignes, avec une justification identique, sans distinction
entre le calendrier et le texte. Vingt lignes rectrices ont été tracées ; dix-neuf rectrices
sont utilisées pour le texte, dix-sept pour le calendrier. L’organisation de la page de
texte comporte, en outre, des bordures latérales qui longent le texte et dont la hauteur
suit celle de la justification. L’encre utilisée pour le tracé des réglures est une encre
rose pâle, fréquemment utilisée dans les cahiers réglés du XV e siècle. Celle de la copie
du texte est brun foncé, d’une teinte dans l’ensemble constante dans le codex, le texte
du calendrier étant transcrit au moyen d’encres de couleur, bleue, rouge et or.
L’agencement des encres de décoration (rouge pour l’encadrement des bordures de
texte, noire pour cerner le contour des initiales ornées, des lettrines et des bouts de
lignes) permet une articulation très lisible de la page. Cette variété de couleurs d’encres
dans le codex crée un léger effet de polychromie, conférant à l’ensemble un aspect
élégant. Le type d’écriture est une bâtarde, caractérisé par un tracé anguleux et allongé
des lettres. La copie semble homogène ; on note toutefois une différence de main aux
folios 43 à 47, la graphie étant plus resserrée.

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L’apport du texte

7 Le manuscrit de Versailles comporte l’ensemble habituel des textes constitutifs des


livres d’heures de la seconde moitié du XVe siècle, dont l’organisation s’établit comme
suit : fol. 1 à 12v, calendrier ; fol. 13 à 19, fragments des Évangiles ; fol. 19 à
20, antiennes ; fol. 21 à 70, heures de la Vierge ; fol. 71 à 81, psaumes de la pénitence ;
fol. 81 à 85v, litanies ; fol. 86 à 93, heures de la Croix et du Saint Esprit ; fol. 94 à 130 v,
office des morts ; fol. 131 à 138v, Stabat Mater, Obsecro te, O Intemerata ; fol. 139 à 145,
Quinze joies de la Vierge suivies des Sept requêtes à Notre-Seigneur. Ces textes, hormis
le calendrier et les deux dernières prières, sont rédigés en latin. Cet ensemble textuel,
rassemblé selon le souhait du commanditaire, révèle à l’étude de forts liens avec Rouen.
8 Le calendrier du M 139 (fol. 1 à 12v), rédigé en français, est calqué sur le principe
parisien du calendrier complet (une fête par journée, alternativement mentionnée à
l’encre rouge et bleue, les grandes fêtes de l’Église et les commémorations de saints
étant rubriquées en or) et s’apparente au calendrier parisien tel que publié par
Paul Perdrizet5. L’examen montre en effet la forte présence de fêtes propres au diocèse
de Paris6, comme sainte Geneviève, le 3 janvier, saint Guillaume de Bourges, le 10
janvier ou Saint Louis, roi de France, le 25 août. Une certaine nonchalance peut être
observée dans la transcription des noms (« Supplice » au lieu de « Sulpice »). Toutefois,
le scribe a personnalisé cet ensemble en lui adjoignant un ensemble restreint de saints
propres au diocèse de Rouen, comme le 28 février, saint Romain, patron de Rouen, dont
il fut l’évêque de 626 à 638, et le 7 mai, saint Ouen, évêque de la capitale normande de
641 à 684. On signalera en outre la fête de la Transfiguration le 6 août (sainct Sauveur)
mentionnée en lettres d’or. Cette mention semble fournir un indice de datation,
puisque cette fête devient triplex à Rouen à compter de 14687.
9 Le texte du petit office de la Vierge s’ouvre par l’invitatoire de matines Domine labia mea
aperies, sans formule introductive. Les huit heures canoniales sont recensées, mais,
comme on l’a noté, manque le début des offices de tierce et de vêpres. Ces heures,
examinées au travers des initia des différents textes de prières composant chacun des
offices8, suivent l’usage liturgique de Rouen. Selon une pratique inspirée de l’usage de
Sarum et héritée de l’occupation anglaise au début du XVe siècle9, les suffrages, peu
nombreux (quinze au total), sont ici placés après les laudes (fol. 40 à 47 v), ce qui est
courant dans les heures à l’usage de Rouen. Notons ici un suffrage au Saint-Sacrement
dont l’invocation se rencontre dans les livres d’heures dès la fin du XV e siècle10. Par
ailleurs, l’examen de l’office des morts, annoncé par le titre Ad sanctum servicium pro
deffunctis, confirme l’usage liturgique du M 13911.
10 Bien que les livres d’heures à la fin du Moyen Âge soient un support courant de la
dévotion laïque, il est toutefois possible de dégager quelques caractéristiques
particulières à notre manuscrit. Si l’identité du commanditaire reste inconnue en
l’absence de marques de possession, la rédaction au masculin des prières de l’Obsecro te
et de l’Intemerata semble a priori indiquer que ces heures ont été confectionnées pour
un homme. La prépondérance des saints masculins au sein des litanies
(particulièrement de saints militaires comme Martin, Georges et Maurice) paraît
également confirmer cette présomption. Toutefois, dans la longue énumération de
saints dont le fidèle invoque l’intercession, se trouve une invocation à sainte
Radegonde, reine de France, épouse de Clotaire Ier, devenue abbesse de Poitiers12, qui

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


300

pourrait avoir été inscrite plutôt à la demande d’une femme. Ce faisceau d’indices laisse
en définitive envisager que le livre a été utilisé par un couple, comme le suggère encore
la représentation d’un homme et d’une femme en prière devant la Vierge au folio 139.
Les trois antiennes précédemment citées, dont la rubrique mentionne saint Vincent
martyr, saint Égide (ou Gilles) et sainte Marguerite suivent la même organisation que
les suffrages (antienne, verset, répons et collecte). Concernant saint Gilles, il semble
qu’il s’agisse de l’abbé en Languedoc, issu d’une vie légendaire, la Vita sancti Egidi, et
figurant parmi les dix intercesseurs auxquels, d’après le témoignage d’Eustache
Deschamps, « en quelque péril », on ne s’adressait pas en vain. Bien que « la légende de
sainte Marguerite passe l’imagination13 » selon les propos de l’abbé Leroquais, la
dévotion populaire envers cette sainte était, elle aussi, très répandue. Son intercession
était ainsi particulièrement requise par les femmes en couches ; ce choix tend donc à
confirmer une utilisation double (par un couple) de ce livre. La présence de ces textes
est intéressante comme témoignage de la piété médiévale tardive. Hommes et femmes
s’adonnaient à une dévotion particulière envers un saint ou une sainte dont la
protection s’étendait dans ce monde et dans l’autre14. Leur citation, à la suite de la
Passion selon saint Jean, solennise ces dévotions.

Le décor du M 139 et l’iconographie des grandes


peintures
L’organisation du décor secondaire

11 Le M 139 bénéficie d’un décor relativement important dont il convient de souligner le


caractère soigné. Cet ensemble est organisé afin de structurer le contenu textuel du
manuscrit, produisant une hiérarchisation de la décoration en fonction de l’importance
accordée aux textes. Ainsi, les subdivisions internes de ceux-ci sont introduites au
moyen de lettres ornées dont le module varie suivant l’importance accordée au passage
mentionné15, les paragraphes secondaires étant signalés par une lettrine champie. Le
corps des initiales ornées est constitué d’acanthes en grisaille bleutée, à la découpe
évoquant la forme de rouleau, dont l’usage se diffuse dans les livres d’heures à partir
des années 148016. Certaines renferment des motifs animaliers peints au naturel sur
fond doré, finement caractérisés en dépit du peu d’espace qui leur est imparti. Les
bordures de texte et de peintures en pleine page sont compartimentées 17 et strictement
organisées, des motifs d’acanthes bleues et or occupant la réserve de parchemin, et des
motifs végétaux le fond or. Ce type de décor apparaît dans l’enluminure parisienne vers
148518, et Paul Durrieu y voyait une marque d’influence du modèle ganto-brugeois. La
couleur apparaît aussi dans les compartiments, comme l’illustre le feuillet de la
Descente de Croix (fol. 131), faisant alterner le bleu et le rouge. L’initiale d’introduction
étant traitée sur champ rouge, il en résulte une harmonie de couleur formant cadre
autour de la miniature. L’introduction de la couleur dans les bordures se traduit aussi
par des acanthes de teinte rouge ou framboise (Annonciation, fol. 21 et Visitation,
fol. 30v). Or, ce type de réalisation se retrouve dans les productions parisiennes du
Maître de Jacques de Besançon19 et chez un artiste proche de ce dernier, le Maître de
Robert Gaguin20. Toutefois, la décoration secondaire semble le fait d’un artiste moins
soigneux que celui ayant réalisé les miniatures.

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301

Le cycle des grandes peintures

12 Comme cela a été dit, les treize miniatures conservées sont disposées de manière à
introduire les grandes articulations des textes. La série débute avec une peinture
quadripartite figurant les quatre Évangélistes en train d’écrire (fol. 13) ; viennent
ensuite les six miniatures21 illustrant les différentes heures de l’office de la Vierge :
Annonciation (fol. 21), Visitation (fol. 30v), Nativité (fol. 48), Adoration des mages
(fol. 55v), Présentation au temple (fol. 58v) et Couronnement de la Vierge (fol. 68v). Il
convient de signaler que les suffrages, récités après laudes, ne font pas l’objet d’une
illustration. Les psaumes de pénitence (fol. 71) sont illustrés d’une représentation de
David peu habituelle, où le roi est figuré en songe. Les heures de la Croix et du Saint
Esprit sont ornées respectivement d’une scène de la Crucifixion (fol. 86) et de la
Pentecôte (fol. 90v). Une Résurrection de Lazare (fol. 94) introduit l’office des morts.
Cette série s’achève avec les illustrations des prières, avec la scène de la Descente de
Croix (fol. 131) ornant le Stabat Mater et la représentation d’un couple de donateurs en
prière devant la Vierge (fol. 139) pour les Quinze Joies de la Vierge.
13 Classique à première vue, ce cycle présente toutefois quelques particularités qui
méritent d’être relevées. Tout d’abord, en introduction aux péricopes des Évangiles, la
miniature quadripartite des Évangélistes accompagnés de leurs symboles (fol. 13, ill. 1)
relève du répertoire rouennais22, lequel figure habituellement saint Jean sur l’île de
Pathmos, et les synoptiques dans leur cabinet de travail en train d’écrire. Les
compartiments de la peinture en question en reproduisent en particulier
l’organisation, avec au premier plan l’évangéliste et son attribut dans un espace
naturel, figuré de trois-quarts (hormis saint Luc, présenté frontalement). L’artiste du
M 139 a conservé l’idée de les représenter ensemble, mais, de manière étonnante, les a
réunis au sein d’un espace extérieur traité en grisaille bleutée, esquissant une ville où
se profile la flèche d’une église, ou une colline surmontée d’une tour. Il a par ailleurs
inversé l’ordre de présentation des évangélistes, saint Luc succédant ici à saint Jean, en
lieu et place de saint Matthieu. Davantage qu’une maladresse de l’enlumineur, il s’agit
probablement d’une réinterprétation d’un modèle rouennais par un artiste issu d’une
tradition picturale différente.

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302

Illustration 1. Évangélistes

M 139, BM Versailles, fol. 13.

14 On notera ensuite le choix de figurer Joseph au sein de la Visitation (fol. 30 v). La scène
se déroule devant la maison d’Élisabeth, sortie à la rencontre de Marie. Toutes deux,
nimbées d’une fine auréole, sont debout et s’étreignent. Légèrement en retrait de Marie
se tient un homme âgé, vêtu d’une robe de couleur violette et d’un manteau rouge-rosé,
un bâton à la main, dont le regard dirigé vers la Vierge et le geste de sa main gauche
manifestent une muette reconnaissance. Il est peu vraisemblable qu’il s’agisse de
Zacharie, dont la présence aurait été naturelle puisque la rencontre a lieu dans sa
maison, mais bien de Joseph, dont la présence provient alors des Meditationes Vitae
Christi23, dans lesquelles l’époux de Marie l’accompagne chez Élisabeth.

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303

Illustration 2. Arbre de David

M139, BM Versailles, fol. 71.

15 Les psaumes de pénitence (fol. 71, ill. 2) s’ouvrent, eux, sur une iconographie de David
étonnante. On s’attendrait en effet à trouver une représentation de David pénitent. La
composition, ici nommée par convention « Arbre de David », est divisée en deux
parties, de dimensions à peu près équivalentes. Occupant le registre inférieur, David,
identifié par la harpe qu’il tient dans la main gauche, est représenté sous les traits d’un
homme âgé et barbu portant une couronne fleurdelisée. Couché sur le côté droit, les
yeux fermés, la tête reposant sur sa main, sa position est celle du personnage en songe 24
: de sa bouche jaillit une fleur de lis dont la corolle s’ouvre sur Marie portant l’Enfant,
cette vision occupant la totalité de la partie supérieure de l’image. Marie, figurée à mi-
corps et de trois-quarts, semble surgir du lis, auréolée de rayons de soleil, représentés
sous la forme de longues flammes dorées. Vêtue d’un ample manteau bleu, elle aussi
porte une couronne sur ses longs cheveux blonds. L’Enfant, de trois-quarts, tend les
bras vers sa mère. Aucune auréole ne les entoure, mais entre les flammes du soleil, de
fins rayons dorés jaillissent et matérialisent l’aura du groupe sacré. Celui-ci s’inscrit
dans une mandorle dont le noyau central, d’un jaune éclatant, est entouré d’une large
bande orangée, l’ensemble se détachant d’un ciel bleu azur évoquant le royaume
céleste. L’attitude de trois quarts et un certain hanchement, l’inclinaison de la tête, la
douceur de la physionomie, servent à l’expression de la tendresse 25. Un dialogue semble
s’instaurer entre la Mère et son Fils. La nudité du Christ enfant, au corps potelé,
souligne sa nature humaine. L’ensemble de ces éléments semble bien s’accorder au
contexte de la pensée religieuse de la fin du Moyen Âge, depuis la diffusion du texte
d’origine franciscaine déjà cité, les Meditationes Vitae Christi. L’invention formelle que
constitue cet « Arbre de David » semble avoir donné lieu à une occurrence normande
plus tardive à l’église Saint-Nicaise de Rouen dans un vitrail des verrières hautes du

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304

chœur, du milieu du XVIe siècle26 (disparues dans un incendie en 1934). L’originalité de


ce thème avait d’ailleurs été déjà perçue par Jean Lafond27, qui soulignait qu’il ne
connaissait qu’un « seul exemple de ce sujet très rare » dans une miniature de la
collection Le Corbeiller à Dieppe. On peut supposer que cette mention fait référence au
livre que nous étudions.
16 Enfin, dans son recensement des miniatures du M 139, la notice de la Bibliothèque
municipale de Versailles indique une représentation d’un Arbre de Jessé.
L’interprétation de la prophétie d’Isaïe (XI, 1) semble être ici l’objet d’une formulation
limitée à deux pôles, éliminant les personnages secondaires au profit de l’exaltation de
la Vierge, jaillissant d’un lis blanc. Cette exaltation de la Vierge paraît étroitement liée
au culte de l’Immaculée Conception dont la croyance s’impose au XV e siècle, après un
long débat théologique28. En effet, il n’existait pas encore d’image isolée de l’Immaculée
Conception, et ce thème était souvent réuni à une autre image symbolique à référence
biblique, celle de la Femme de l’Apocalypse (Ap : XII, 1). L’association des deux images
entraîne donc un renouvellement symbolique de l’Arbre de Jessé, dans un sens
immaculiste29. Magnifiant la fille de David, les artistes interposent entre elle et son
ascendance la fleur liliale, emblème de pureté, et la réunissent à son fils dans ce lis
même. Par-là, ils confèrent une matérialité à la croyance pieuse, faisant écho aux textes
franciscains des offices de la Conception qui se répandent parmi les fidèles 30. Cette
adaptation symbolique était particulièrement en faveur en Normandie, ce dès le XII e
siècle, où l’on se trouve en présence d’un foyer géographiquement et liturgiquement
cohérent dans lequel la fête de la Conception se diffuse de manière autonome 31. Il est
avéré que, à Rouen, la fête de l’Immaculée Conception, correspondant à une dévotion
ancienne32, était célébrée par les confréries pieuses de la ville 33. Le thème apparaît dans
les manuscrits normands à partir de la fin des années 1460 34. Mais l’originalité du
modèle rouennais réside en la représentation d’un Jessé assis sur un trône, entouré de
prophètes debout ; un arbre jaillit de sa tête, dont les tiges fleuries s’ornent des figures
des ancêtres du Christ à mi-corps et le centre d’une fleur liliale avec la Vierge portant
l’enfant35. Si les critères de l’usage suggèrent une sensibilité rouennaise du destinataire,
la représentation du M 139 ne coïncide pas avec celle des manuscrits issus de ce milieu
artistique. Par ailleurs, l’utilisation de ce sujet dans un sens immaculiste est aussi
observée dans le cercle de production des livres d’heures parisiens 36 de cette période,
en diptyque de l’Annonciation, aussi bien dans des manuscrits 37 que dans des
imprimés38. Dans ces compositions, Jessé est figuré seul et allongé, un arbre sortant de
son flanc portant un nombre variable de rois et de prophètes, et avec au centre Marie,
représentée debout ou à mi-corps, compositions se rapprochant de la miniature du
M 139. Mais, ici, l’artiste a élaboré une création autonome à partir d’un thème
largement diffusé.

Une réalisation d’un artiste parisien ?


17 Malgré sa probable destination rouennaise, le manuscrit que nous présentons est
susceptible de rapprochements stylistiques et iconographiques qui l’inscrivent dans le
répertoire parisien, comme le suggère d’ailleurs l’iconographie de l’« Arbre de David ».

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305

Le style du peintre du M 139

18 Les miniatures du M 139 témoignent d’une homogénéité stylistique caractérisée par


l’éclat des couleurs, posées en aplats nettement délimités. Le coloris est dominé par un
bleu intense, un violet-gris et un jaune orangé employés pour la majorité des
vêtements, ainsi qu’un rouge mat utilisé également pour les tentures de brocart du
fond. On relève un usage abondant de l’or, posé en hachures qui servent à modeler les
draperies des habits. Les visages se distinguent par les pommettes et les lèvres
inférieures rehaussées de rouge pâle ; les contours des yeux sont allongés, l’arête du
nez et la ligne de la paupière finement tracées en gris. Dans les scènes d’intérieur, les
murs d’un gris plus ou moins bleuté limitent l’espace du fond, tandis que l’arcature
encadrant la peinture est peinte en or. Les paysages de l’arrière-plan se détachent dans
des couleurs plus claires et dégradées, avec des silhouettes de villes ou de châteaux-
forts se détachant en gris ou bleu pour les édifices plus lointains. Le peintre semble
bénéficier d’une certaine connaissance de la perspective atmosphérique, qui se traduit
par des lointains de couleur embrumée, plus particulièrement dans la scène de la
Visitation (fol. 30v). Toutefois, la prédominance d’un dessin aux traits rigides confère à
cet ensemble un caractère un peu sec, accentué par la symétrie des compositions.
L’absence de modelage des visages les fige dans une stéréotypie irréelle, accrue par la
raideur des gestes censés exprimer les sentiments. Néanmoins, ces compositions se
caractérisent par une grande lisibilité où les relations entre les personnages
s’expriment par les mouvements des mains.

Un manuscrit parisien

19 Les caractéristiques stylistiques ainsi dégagées ne se retrouvent pas chez les artistes
rouennais du dernier tiers du XVe siècle. Ainsi, chez le Maître de l’Échevinage,
principale figure de l’enluminure rouennaise, actif vers 1460-1485, les figures sont
souvent minces quand celles du M 139, bien qu’élancées, procèdent d’un canon plus
ample. Une constatation identique peut être faite à propos du traitement des visages :
chez le Maître de l’Échevinage et son atelier, les yeux présentent souvent un aspect
saillant (Besançon, BM, ms. 69 ; Carpentras, BM, ms. 61) 39 absent des peintures du
M 139 ; les paupières se définissent par un trait en demi-cercle, alors que l’artiste du
M 139 leur donne une forme étirée, davantage en amande. Le style du Maître de
l’Échevinage a pu être défini comme linéaire et froid ; dans aucun des manuscrits
étudiés du maître rouennais et de son atelier n’a été retrouvé ce coloris d’orange et de
bleu intense que privilégie le miniaturiste du M 139.
20 Un constat similaire peut être dressé avec l’œuvre d’un autre enlumineur rouennais,
Robert Boyvin (actif vers 1485-1542), dont le mauve et le vert olive particularisent la
palette40. Ses personnages présentent des visages ovoïdes et étroits, dont les cheveux
forment le plus souvent un volume plaqué, de couleur jaune tirant sur le roux, ce qui
contraste avec l’aspect « dénatté » des chevelures du M 139. La manière de
l’enlumineur du M 139 semble davantage correspondre à celle de l’artiste parisien
connu sous le nom éponyme de Maître de Robert Gaguin41. Sur le plan chronologique, la
carrière de cet artiste est parallèle à celle du Maître de Jacques de Besançon, et s’est
étendue de 1480-1485 aux environs de 1500. Ses formules trouvent leur origine dans le

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306

répertoire de Maître François dont il conserve les conventions ; l’éventualité qu’il ait
été formé par ce dernier n’est pas à rejeter42.
21 La confrontation du M 139 avec certaines réalisations de cet artiste, et notamment les
Heures Rothschild43 (Paris, BnF, ms. Rothschild 2536), datées autour de 1480-1485,
indique une certaine proximité, qui permet d’inscrire la réalisation du livre d’heures
présenté dans le milieu de production parisien. L’analyse de détails – éléments du décor
architectural ou de paysage, types des personnages, palette utilisée – confirme cette
parenté de conception. Parmi les éléments de décor, le Maître de Robert Gaguin
encadre ses peintures d’un dispositif de colonnes de couleur, surmonté d’un réseau
réticulé orné d’une clé pendante44 mais dont la base et le chapiteau sont composés
d’une simple moulure et le tailloir orné d’une rangée de boules se reconnaissant plus
spécifiquement dans les scènes de l’Annonciation et de la Pentecôte (Paris, BnF, ms.
Rothschild 2536, fol. 28 et 34 ; Versailles, BM, M 139, fol. 21 et 90 v). Des panneaux
marbrés rose violet s’encastrent dans des murs animés de pilastres et les ouvertures
sont soulignées par des motifs de cercle, également relevés dans le décor du M 139 ;
cela semble aussi appartenir au vocabulaire pictural des Heures Rothschild (Paris, BnF,
ms. Rothschild 2536, fol. 28, 34 et 78), ainsi qu’à deux autres livres d’heures conservés à
la Bibliothèque nationale de France, les Latins 13270 (fol. 25, 29 et 65) et 1072 (fol. 194).
Dans les architectures, le motif de tour couronnée d’un petit dôme établi dans le
manuscrit M 139 (Évangélistes, fol. 13 ; Nativité, fol. 48) est attesté dans les arrière-
plans du manuscrit Rothschild (Crucifixion, fol. 20 ; David combattant Goliath, fol. 92).
De même, le motif de la ville entourée de remparts et de tours et bordée d’eau
(Versailles, BM, M 139 Crucifixion, fol. 86, Descente de Croix, fol. 131) se retrouve au
folio 58 du manuscrit Rothschild 2536, consacré à l’Annonce aux bergers.
22 Le type des figures du M 139, relativement élancées conformément à un canon encore
en usage au début des années 148045, s’apparente lui à celui des manuscrits
contemporains du Maître de Robert Gaguin. Les proportions fautives de certains
personnages (ainsi, les têtes minuscules par rapport au corps des personnages
d’Élisabeth dans la Visitation et de saint Jean dans la scène de la Crucifixion du M 139)
se retrouvent ainsi dans les Heures Rothschild (Annonce aux bergers, fol. 58). Les
personnages masculins sont massifs, la tête dans les épaules avec une courte barbe (en
collier ou à deux pointes) projetée en avant, les sourcils rehaussés d’un trait blanc. Le
Maître de Robert Gaguin a pour autre caractéristique de souligner les yeux de ses
personnages d’un trait noir, ce qui les étire à la façon d’un « œil d’antilope 46 » ; or les
figures du M 139 reproduisent cette particularité. Le visage de la Vierge, avec sa bouche
étroite, un peu pincée, ses sourcils tracés haut et ses yeux soulignés d’un trait noir, a
une expression bien spécifique relevée dans les manuscrits du Maître de Robert Gaguin
déjà cités47.

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Illustration 3. Présentation au Temple

M139, BM Versailles, fol. 58v.

23 De même, dans les deux contextes, la figure de Siméon est très proche (Versailles, BM,
M 139, f. 58v, ill. 3 ; Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, fol. 78 ; BnF, ms. lat. 13270, fol. 65) :
visage, barbe à deux pointes, vêtements, haute mitre blanche ornée de bandeaux dorés.
Dans la scène de la Crucifixion (Versailles, BM, M 139, fol. 86), l’analogie est ici
confortée par le motif de saint Jean soutenant la Vierge, les mains jointes, et le
personnage à cheval levant la main (Paris, BnF, ms. Rothschild, fol. 20 ; BnF, ms. lat.
13270, fol. 21).
24 On relève aussi une répartition proche des couleurs, notamment dans les costumes.
Dans la représentation de la Pentecôte, saint Jean est vêtu d’une robe blanche avec un
manteau de couleur rose, tonalité chère au Maître de Robert Gaguin (Versailles, BM,
M 139, fol. 90v ; Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, fol. 28 ; BnF, ms. lat. 13270, fol. 25). La
palette de l’artiste se reconnaît par l’emploi de l’orange, couleur traditionnelle dans le
cercle de Maître François48 (ainsi les bottes et le chapeau du roi Hérode dans Rothschild
2536, fol. 73) et abondamment utilisée dans le M 139.
25 Le rapprochement avec le milieu parisien est enfin conforté par le fait que les
compositions des peintures, inscrites dans le répertoire de Maître François, ne le sont
pas dans celui des livres d’heures rouennais. Deux scènes retiennent ici
particulièrement l’attention, le Couronnement de la Vierge et la Pentecôte.

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308

Illustration 4. Couronnement de la Vierge

M139, BM Versailles, fol. 68v.

26 Le Couronnement de la Vierge chez les artistes influencés par Maître François constitue
souvent une scène qui donne l’impression de flotter sur de légères nuées bleues
rehaussées d’or49. Le Christ, figuré parfois sous les traits du Père coiffé d’une tiare à
triple couronne ou d’une mitre, assis sur un trône surélevé inscrit dans une banquette
de bois sculptée d’arcades aveugles à motif quadrilobé, bénit sa mère, figurée de trois-
quarts, le plus souvent les mains jointes. Un ou plusieurs anges accompagnent la
représentation, portant la couronne au-dessus de la tête de la Reine du Ciel dont les plis
du manteau retombent en un drapé souple. Ces différents traits se retrouvent dans le
Couronnement de la Vierge du M 139 (ill. 4). En revanche, ce dispositif des nuées pour
évoquer la sphère céleste, de même que la banquette sculptée sont absents des
compositions rouennaises du Maître de l’Échevinage ou de Robert Boyvin, lesquelles
situent la scène dans un environnement évoquant une salle du trône, ouvrant parfois
sur un ciel semé d’étoiles, un panneau de tenture étant généralement utilisé pour
séparer l’espace50.

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309

Illustration 5. Pentecôte

M139, BM Versailles, fol. 90v.

27 La scène de la Pentecôte du M 139 (ill. 5) s’inscrit dans une composition qui isole la
Vierge et saint Jean des apôtres, et dans laquelle un certain aspect théâtral se
manifeste. Il semble permis de la rapprocher non seulement des Heures Rothschild
(fol. 28, ill. 6), mais aussi des réalisations du Maître de Jacques de Besançon (Paris, Bibl.
Mazarine, ms. 412, fol. 183), où l’on retrouve une même composition asymétrique. Dans
ces peintures, on relève une analogie de construction de la représentation, divisée en
trois registres : au bas de l’image, Marie et Jean, dans un même espace, en méditation
devant un livre ouvert ; dans la partie médiane, le groupe serré des apôtres en prière,
disposé en frise ou demi-cercle ; au registre supérieur, la colombe, symbole de l’Esprit,
ou des rayons manifestant sa présence. Ce type de composition se retrouve par ailleurs
dans les heures non attribuées de Châlons-en-Champagne (BM, ms. 35, fol. 91), mais
probablement issues de ce milieu de production parisien. En revanche, la composition
observée dans les livres d’heures rouennais place généralement la Vierge au centre du
groupe des apôtres, assis en demi-cercle autour d’elle dans ce lieu clos. Cette
disposition du Maître de l’Échevinage, dans laquelle se retrouve le motif d’une tenture
séparant l’espace (Aix-en-Provence, BM, ms. 22, fol. 209 ; New York, Pierpont Morgan
Library, M 1093, fol. 102v), est reprise par Robert Boyvin51.

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310

Illustration 6. Pentecôte

Rothschild 2536, BnF, fol. 28.

28 Les comparaisons stylistiques et iconographiques ainsi opérées nous conduisent donc à


proposer pour le manuscrit M 139 une datation située vers 1480-1490. Par ailleurs, cette
étude montre que le critère de rattachement d’un livre d’heures à une région spécifique
en fonction de ses variantes liturgiques est à nuancer. En effet, la définition de l’usage
liturgique du M 139 et l’individualisation de son calendrier par des saints rouennais
conduisait à le relier, de prime abord, aux ateliers de Rouen. Toutefois, l’examen
attentif du texte révélait des points de contact avec le milieu parisien, qu’ont
finalement confirmé les comparaisons stylistiques. La permanence d’un vocabulaire de
base place selon toute vraisemblance le M 139 dans le sillage de production du cercle
des artistes qui ont succédé au Maître François. Les différents éléments relevés dans les
miniatures principales paraissent concorder pour attribuer ce manuscrit, sinon au
Maître de Robert Gaguin, du moins à un artiste proche de lui. En l’absence de document
décisif, cette attribution reste évidemment hypothétique.
29 Il est en de même pour ce qui concerne l’identité du commanditaire, qui n’a laissé
aucune trace. Sur ce point, on peut avancer qu’il s’agissait d’un normand,
probablement un rouennais provenant du milieu de la bourgeoisie marchande. Son
éventuelle présence à Paris n’étonne pas a priori, puisque de nombreux notables de
province venaient y servir le roi et l’État52. Sa sensibilité immaculiste perceptible dans
le manuscrit reflète bien les aspirations de la société rouennaise, fortement engagée,
par le biais des confréries, dans la diffusion de la croyance en l’Immaculée Conception.

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311

NOTES
1
Le codex est inscrit sous la double cote 1686 – M 139 ; seule la cote M 139 est ici retenue
conformément à l’usage de la bibliothèque de Versailles.
2 Il s’agit de deux gravures sur cuivre signées Cornelis Van Merlen (1654-1723, Anvers), La Sainte
Famille et La Superbe du pécheur condamné dans l’élévation du Sauveur sur la Croix.
3 Organisation des cahiers : a, 1/12, sénion ; b, 13/20, quinion ; C, 21/28, quaternion ; d, 29/36,
quaternion ; e, 37/44, quaternion ; f, 45/52, quaternion ; G, 53/59, ternion + folio (place non
identifiée) ; h, 60/64, ternion + fol.64, rapporté avec talon ; (i), 65/66 ; j, 67/70, binion ; k, 71/78,
quaternion ; l, 79/86, quaternion ; M, 87/94, quaternion ; n, 96/102, quaternion ; o, 103/110,
quaternion ; p, 111/118, quaternion ; q, 119/126, quaternion ; r, 127/130, binion ; S, 131/137,
ternion + fol. 135, rapporté avec talon ; T, 138/146 + page de garde, quaternion.
4 Le système de numérotation utilisé est principalement celui de la lettre gothique minuscule ou

majuscule, de « a » à « T » ; certaines lettres sont absentes ou à demi visible, ayant été


probablement rognées.
5
P. Perdrizet, Le calendrier parisien à la fin du Moyen Âge d’après le Bréviaire et les Livres d’Heures,
Paris, 1933. En effet, les calendriers des livres d’heures parisiens du dernier quart du XV e siècle
suivent, le plus souvent, un modèle identique, comparable à celui publié par Paul Perdrizet, cf. I.
Delaunay, Échanges artistiques entre livres d’heures manuscrits et imprimés produits à Paris (vers
1480-1500), Paris, Université de la Sorbonne-Paris IV, thèse de doctorat non publiée, 2000, p. 73-74.
6 P. Perdrizet, op. cit., p. 34-41.
7
V. Leroquais, Les Bréviaires manuscrits des Bibliothèques publiques de France, Paris, 1934, vol. 1,
p. CXIV.
8 V. Leroquais, Les livres d’Heures manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1927, vol.1, p. XXXII-

XL. Reprenant l’organisation retenue par Victor Leroquais, Erik Drigsdahl (http ://www.chd.dk) a
parachevé cette liste des variantes liturgiques propres au diocèse de Rouen. Une grille complète
des initia du petit office de la Vierge du M 139 a été établie : cf. V. Ruf-Fraissinet, Étude
codicologique, textuelle, stylistique et iconographique d’un livre d’heures : le M 139, Bibliothèque
municipale de Versailles (mémoire de Master 2, Université Paris Ouest-Nanterre), Nanterre, 2008,
p. 34.
9
R. Watson, The Playfair Hours : A Late Fifteenth Century Illuminated Manuscript from Rouen (Victoria &
Albert Museum, L. 475-1918), Londres, 1984, p. 77.
10 Émile Bertaud procède à l’analyse de la dévotion eucharistique et cite particulièrement les
offices de dévotion du Saint-Sacrement approuvé par Urbain IV (1261-1264) sous la forme de la
Fête-Dieu dans l’article « Eucharistie», Dictionnaire de Spiritualité, Paris, 1968, t. VIII, col.
1553-1637.
11
Pour l’identification de l’usage de l’office des morts, découlant des répons des leçons de
matines et la première antienne de laudes, voir les notes manuscrits de Victor Leroquais (Paris,
BnF, ms. n.a.lat., 3162, p. 45, 53 et 6) et K. Ottosen, The Responsories and Versicles of the Office of
Dead, Copenhague, 1993.
12 Il est avéré que le culte de sainte Radegonde était l’objet d’une faveur renouvelée au cours du
XVe siècle de la part de la famille royale, qui honorait en elle l’épouse du roi franc, Clotaire, fils de
Clovis. Cf. F. Avril, « Un portrait inédit de la reine Charlotte de Savoie », dans Études sur la
Bibliothèque nationale et témoignages réunis en hommage à Thérèse Kleinienst, Paris, 1985, p. 259.
13
V. Leroquais, op. cit., p. LXIX.
14
Virginia Reinburg analyse ces rapports de proximité : cf. « Prayer and the Book of Hours »,dans
R. Wieck (et al.), Time Sanctified, the Book of Hours in Medieval Art and Life, Baltimore, 1988, p. 39-44.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


312

15 Le module utilisé au début de chaque office correspond à trois lignes de réglure, les
paragraphes principaux étant indiqués par un module de deux lignes.
16 Selon Nicole Reynaud, ces initiales sont à la mode parisienne des années 1470, notamment chez

le Maître François. Cf. F. Avril et N.Reynaud, Les manuscrits à peinture, 1440-1520, Paris, 1993,
p. 51-52.
17 L’utilisation du fond d’or a été réservée aux bordures des peintures de l’Annonciation et de la

Visitation, ce qui est conforme aux livres d’heures à l’usage de Rouen, voir L. Delaissé, « The
Importance of Books of Hours in the Medieval Book », Gatherings in Honor of Dorothy E. Miner,
Baltimore, 1974, p. 217.
18
P. Durrieu, Jacques de Besançon et son œuvre, Paris, 1892, p. 32-34 ; I. Delaunay, L’enluminure
rouennaise à travers la production des Livres d’Heures, fin XV e-début XVIe siècle, Mémoire de DEA,
Université Paris I-Sorbonne, Paris, 1991, p. 46.
19
Paris, Bibl. Mazarine, ms. 412, Missel à l’usage de Paris.
20 Paris, BnF, ms. Rothschild 2536.
21 L’observation de ces séquences permet de supposer que les feuillets manquants en tête des
offices de tierce et de vêpres auraient pu représenter l’Annonce aux bergers et la Fuite en Égypte.
L’illustration du cycle iconographique des heures de la Vierge du M 139 aurait donc été complète,
ce qui paraît cohérent par rapport au degré d’achèvement du manuscrit.
22
C. Rabel, Les livres d’heures de Rouen peints par « le maître du Trésor genevois » et les enlumineurs
influencés par lui, au troisième quart du XVe siècle. Essai pour une étude stylistique, iconographique et
historique, Mémoire de D.E.A, Université de Paris I-Sorbonne, 1984, p. 9 ; R. Watson, op. cit., p. 63.
23 I. Ragusa et R. B. Green, Meditations on the Life of Christ. An Illustrated Manuscript of the Fourteenth
Century, ms. Ital. 115, Princeton University Press, 1961, p. 22.
24
F. Garnier, Le langage de l’image au Moyen Âge, signification et symbolique, Paris, 1982, p. 117.
25
Dans ses travaux sur la typologie mariale dans l’iconographie chrétienne, Maurice Vloberg
distingue la représentation « des tendresses de la Vierge Marie ». Cf. M. Vloberg, La Vierge et
l’Enfant dans l’art français, Grenoble, 1933, p. 137-168.
26 M. Callias-Bey ( et al.), Les vitraux de Haute-Normandie, Corpus vitrearum, CNRS, Paris, 2001,
p. 65-267.
27
J. Lafond, Les vitraux de Saint-Nicaise de Rouen, Rouen, 1932, p. 12-13.
28 Malgré des oppositions au sein même de l’Église, dont celle de saint Bernard au XII e siècle, la
croyance en une Vierge intacte exempte du péché originel dès l’instant de sa conception, est
légitimée par le décret du 17 septembre 1439 du concile de Bâle. La portée du décret fut
néanmoins affaiblie du fait qu’à cette date le concile avait rompu avec le pape Eugène IV.
Considéré comme émanant d’une assemblée schismatique, le décret fut à son tour controversé.
En 1476, Sixte IV approuve officiellement la fête de l’Immaculée Conception (8 décembre) et fait
composer pour cette fête un office dont la célébration est liée à l’obtention d’indulgences. En
1482, par la bulle Grave Nimis, il interdit, sous peine d’excommunication, de taxer de faute grave
contre la foi la croyance en la doctrine en l’Immaculée Conception. Mais le dogme ne sera établi
par l’Église qu’en 1854 par la bulle Innefabilis Deus. Cf. articles « Immaculée Conception »,
Dictionnaire de théologie catholique, t. VII, 1908, col. 846- 1215 ; « Marie », Dictionnaire de Spiritualité,
t. X, col. 409-482 ; M. Lamy, L’Immaculée Conception. Étapes et enjeux d’une controverse au Moyen Âge
(XIIe-XVe siècles), Paris, 2000, p. 599- 602.
29
M. Levy D’Ancona, The Iconography of the Immaculate Conception in the Middle Ages and the
Renaissance, New York, 1957, p. 16 et 46-50.
30 1475, Sicut lilium, composé par Léonard de Nogarole ; 1480, Libenter ad ea, Bernardin de Bustis,
cités par M. Lamy, op. cit.,p. 385-387.
31
Ibid., p. 33-36.
32 Dictionnaire de théologie catholique, op. cit., col. 1065-1066.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


313

33 Catherine Vincent relève huit confréries dans le diocèse de Rouen ayant choisi comme
patronage celui de la Conception de la Vierge. Cf. C. Vincent, Des charités bien ordonnées. Les
confréries normandes de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle, Paris, 1988.
34 Le Maître de l’Échevinage l’emploie dans les Heures Douce 253 (Oxford, Bodleian Library, ms.
Douce 253, fol. 18) en introduction de la généalogie du Christ et dans le Bréviaire de Charles de
Neufchâtel, (Besançon, BM, ms. 69, fol. 161). Robert Boyvin réutilise l’Arbre de Jessé en diptyque
avec l’Annonciation pour marquer le début des heures de la Vierge (Paris, Bibl. Arsenal, ms. 416,
fol. 70 ; New-York, Pierpont Morgan Library, M 261, fol. 25 v).
35 Cette formule trouverait peut-être ses origines dans les éditions xylographiques du Speculum

Humanae Salvationis. Cf. E. Mâle, L’art religieux de la fin du Moyen Âge en France : étude sur
l’iconographie du Moyen Âge et sur ces sources, Paris, 1905, rééd. 1969, p. 82.
36 I. Delaunay, op. cit., p. 83-84, note 5.
37
Paris, BnF, ms. Grec 55, fol. 1 ; BnF, ms. n.a.lat. 3120, fol. 41 ; Sainte-Geneviève, ms. 1275,
fol. 26v.
38 Heures Pigouchet à l’usage de Rome (édition du 16 septembre 1498), Paris, BnF, Rés. Vélins 2912.

39
C. Rabel, op. cit.,p. 58.
40
Pour une liste des manuscrits attribués à cet artiste, voir I. Delaunay, « Le manuscrit enluminé
à Rouen au temps du Cardinal Georges d’Amboise : l’œuvre de Robert Boyvin et de Jean Serpin»,
Annales de Normandie, 45e année, n° 3, sept. 1995, p. 221-232.
41 F. Avril et N. Reynaud, op. cit., p. 262.
42 I. Delaunay, op. cit., p. 273.
43
Isabelle Delaunay propose un regroupement autour du livre d’heures de la collection
Rothschild, en raison de compositions comparables, in ibidem, p. 224.
44 Ce motif est commun au Maître de Jacques de Besançon, C. Sterling, La peinture médiévale à Paris
1300-1500,t. 2, Paris, 1990, p. 217 ; Avril et Reynaud, op. cit., p. 258.
45 I. Delaunay, ibid., p. 266.
46 F. Avril et N. Reynaud, ibid., p. 262.
47
Versailles, BM, M 139, Pentecôte, fol. 90 v ; Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, Pentecôte, fol. 28 ;
BnF, ms. lat. 13270, Adoration des Mages, fol. 61 v ; BnF, lat. 1072, Annonciation, fol. 51.
48
F. Avril et N. Reynaud, op. cit., p. 40 ; Delaunay, op. cit., p. 260.
49
Dole, BM, ms. 43, fol. 165 ; New-York, Pierpont Morgan Library, M 2, fol. 92.
50 Carpentras, BM, ms. 61, fol. 65 ; Dijon, BM, ms. 2244, fol. 38 v ; Londres, Victoria and Albert

Museum, Playfair Hours, fol. 74v.


51
Dijon, BM, ms. 2244, fol. 25.
52 J. Favier, Nouvelle histoire de Paris au XVe siècle, Paris, 1974, p. 365-384.

RÉSUMÉS
À la Bibliothèque municipale de Versailles est conservé un livre d’heures à l’usage de Rouen
datant de la fin du XVe siècle (M 139). Le manuscrit ne présente ni armoiries ni marques de
possession permettant d’identifier le commanditaire. Il est illustré de treize miniatures et d’un
cycle du calendrier complet. L’étude stylistique de ses miniatures montre clairement que leur
exécution a été menée dans le dernier quart du XVe siècle par un artiste proche du milieu
parisien du Maître François. L’autre intérêt de ce codex réside dans des choix iconographiques
inhabituels, révélant ainsi l’importance des échanges artistiques d’une région à l’autre.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


314

La réalisation de ce travail n’a été possible qu’avec l’aide et les encouragements de Jean-Pierre Caillet et de
Claudia Rabel. Je tiens ici à leur exprimer ma vive gratitude.

Conserved in the Municipal Library of Versailles is a book of hours for the use of Rouen, dating
from the late fifteenth century (M 139). The manuscript presents neither coats of arms nor
indications of ownership that would allow one to identify the patron. It is illustrated with
thirteen illuminations and a full calendar cycle. The stylistic analysis of these illuminations
shows clearly that they were made in the last quarter of the fifteenth century by an artist with
links to the Paris milieu of Master François. Another interesting aspect of this codex lies in its
unusual iconographic choices, revealing thereby the importance of artistic exchanges between
different regions.

AUTEUR
VALÉRIE RUF-FRAISSINET
Université Paris-Ouest-Nanterre

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


315

Outils informatiques pour l’édition


et le traitement des textes, des
images, du langage
Mattia Cavagna

1 Le 24 avril 2009 à l’Université catholique de Louvain s’est tenue une journée d’étude
consacrée à un choix d’outils informatiques actuellement utilisés dans la recherche en
sciences humaines1. Plusieurs chercheurs de l’UCL et d’autres institutions étrangères
ont profité de cette occasion pour confronter leurs méthodes et leurs outils de travail
et pour présenter les caractéristiques et les possibilités d’exploitation des logiciels
qu’ils utilisent dans le cadre de leurs travaux. Plusieurs chercheurs en différentes
disciplines et plusieurs étudiants de deuxième et troisième cycle ont participé à la
rencontre ; plusieurs autres chercheurs, étant dans l’impossibilité de joindre Louvain-
la-Neuve m’ont sollicité par courrier électronique en manifestant leur intérêt et en me
suggérant de laisser une trace écrite de cette rencontre. Vu l’intérêt et la qualité des
interventions proposées, j’ai cru opportun d’accueillir cette suggestion et ai décidé de
rédiger le présent écrit, qui se veut une sorte de bilan ou de compte rendu de la
journée.
2 Le titre que j’ai choisi, Outils informatiques pour le traitement des textes, des images, du
langage, suggère avant tout la pluralité des approches et des disciplines concernées. Si
l’édition et le traitement des textes ont été au centre de la plupart des interventions,
nous n’avons pas négligé le traitement des images, notamment des reproductions
numérisées des manuscrits médiévaux, et du langage, notamment des documents
sonores, dans la perspective de l’analyse sociolinguistique. Finalement, une
intervention qui n’avait pas été prévue à l’origine est venue enrichir le programme de
la journée grâce à un logiciel pour le traitement informatique des livrets d’opéra,
alliant le traitement du texte à celui de la partition musicale.
3 Les critères fondamentaux qui ont guidé mon choix des interventions sont la qualité et
la fiabilité des outils informatiques proposés. J’ai donné la priorité, voire l’exclusivité,
aux langages et aux formats standard (XML, TEI) et aux logiciels qui offrent des
garanties sur le plan de la fiabilité, de la portabilité (la compatibilité avec les différents

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


316

systèmes d’exploitation) et, dans plusieurs cas, de la modularité, à savoir la possibilité


d’adapter le logiciel aux différentes exigences du chercheur à travers l’ajout de
« modules » (cf. les logiciels oXygen, UNITEX et LaTeX).
4 Ce type de caractéristiques et de garanties me semble important pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, l’utilisation de formats et d’encodages standard permet le partage des
données et ouvre d’importantes possibilités de collaborations entre les chercheurs et
les spécialistes des différentes disciplines. D’autre part, le choix d’un outil informatique
fiable et approprié permet d’abolir les risques liés à l’utilisation et au développement
de logiciels « artisanaux », à savoir que les contraintes et les limites techniques
prennent le dessus par rapport aux méthodes envisagées au départ.
5 Loin d’avoir des prétentions d’exhaustivité et loin de vouloir imposer des choix, cette
rencontre avait un but très clair et très modeste : il s’agissait tout simplement de
présenter et de confronter un certain nombre d’outils informatiques actuellement en
cours d’utilisation, afin que chacun des participants puisse en tirer profit pour ses
propres recherches en cours ou à venir.

1. Logiciels pour le traitement des textes et l’édition


électronique
6 La première séance, présidée par Craig Baker, professeur à l’Université Libre de
Bruxelles, est consacrée aux langages et aux outils informatiques utilisés
principalement pour les éditions électroniques et pour l’encodage des textes en vue de
leur traitement informatique.

1.1. James Cummings (U. d’Oxford) : Editing TEI XML with oXygen

7 La séance est ouverte par James Cummings, médiéviste et spécialiste du traitement


informatique des éditions critiques. En tant que chercheur qualifié du Research
Technologies Service de l’Université d’Oxford, il intervient dans le comité directeur de
plusieurs projets, comme la TEI (Text Encoding Initiative), dont il sera question dans sa
présentation, et le ENRICH project, qui a pour but de réunir et d’harmoniser le système
de catalogage et les données numériques concernant les manuscrits de plusieurs fonds
européens2.
8 James Cummings propose d’abord une brève introduction au langage XML qui, dans les
dernières années, s’est imposé parmi les principaux langages standard dans le
traitement de textes et aussi dans la création de documents pour la publication sur le
web. Le système d’encodage, ou d’annotation (markup) propre à ce langage repose sur
un postulat très simple : toutes les annotations doivent être insérées – et visualisées –
dans le corps du texte sous forme de balises (tags), puisque seules les annotations
explicites peuvent être reconnues dans les étapes successives de transformation d’un
document. Les balises XML sont des données qui peuvent être facilement réutilisées à
l’intérieur d’autres environnements informatiques3.

Structure du document XML

9 Le document XML présente une structure hiérarchique explicite déterminée par une
série de balises selon le principe de l’arborescence et de l’encapsulation. Les balises

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


317

fonctionnent par couple, l’une ouvrante, l’autre fermante, et sont définies à l’aide de
chevrons :
<ref>content</ref>
10 Dans le jargon XML, les blocs délimités par les couples de balises sont nommés
« éléments » (element). Un élément peut contenir d’autres éléments et/ou du texte.
Certaines balises contiennent aussi un attribut (attribute) et un élément qui définit la
valeur (value) de cet attribut. Voici un modèle théorique de document XML :
<?xml version="1.0" encoding="UTF-8"?>
<root>
<element attribute="value"> content </element>
<!-– comment -->
</root>
11 Dans la première ligne se trouve une balise qui permet d’indiquer la version du XML
utilisée et le jeu de codage (encoding) des caractères choisi, dans ce cas il s’agit de
UNICODE (UTF-8) ; le point d’interrogation qui suit le crochet indique qu’il ne s’agit pas
d’une balise d’encodage, mais d’une sorte de prologue du document. La deuxième ligne
contient la base ou racine (root) de l’arborescence, l’intégralité du document XML étant
comprise entre les balises <root> et </root>. La troisième ligne présente un bloc ou
élément – désigné ici par content – pourvu d’un attribut et d’une valeur. Au moment de
la conversion du fichier, cette valeur permettra facilement d’identifier l’élément et de
le traiter selon les paramètres définis par la feuille de style choisie (cf. le paragraphe
suivant). À l’avant-dernière ligne se trouve un commentaire qui sera lisible
exclusivement dans le document de travail : le point d’exclamation qui suit le crochet
distingue, à l’instar du point d’interrogation, cette indication d’une balise d’encodage.
Dans un logiciel d’édition XML (cf. ci-dessous, oXygen), toutes ces composantes sont
affichées en différentes couleurs, afin de mieux les distinguer.
12 Toutes les composantes qui structurent le document (balises, éléments, attributs,
valeurs) doivent être « déclarées » à l’intérieur d’un fichier qui constitue une sorte de
grammaire ou de tableau récapitulatif servant à garantir le bon fonctionnement du
document XML. James Cummings conseille l’utilisation d’un schéma RELAX NG, qui
utilise le même langage XML4. Un tel schéma décrit la structure de l’arborescence,
énumère les noms des éléments, des attributs et des valeurs, et gère l’association des
attributs et des valeurs.
<element name="texte">
<element name="rubrique">
<attribute name="glose">
<text/>
</attribute>
<attribute name="source">
<text/>
</attribute>
</element>
</element>
13 Ce schéma sert à valider la balise <rubrique> qui sera nécessairement insérée à
l’intérieur de l’élément <texte> </texte>, en précisant que cette balise pourra contenir
deux types d’attributs, à savoir "glose" ou "source". À l’intérieur du fichier XML, la
balise rubrique pourra donc avoir deux variantes : <rubrique type="glose"> </rubrique>
ou <rubrique type="source"> </rubrique>. Au moment de la transformation du fichier,

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


318

les deux variantes seront traitées différemment, par exemple en leur associant des
couleurs ou des polices différentes.

Transformation du document XML

14 Le langage XML sert uniquement à définir la structure du document, c’est-à-dire à


encoder le document d’une façon cohérente et exploitable par toutes sortes d’outils
informatiques. Afin d’afficher le document et de le rendre facilement lisible pour l’être
humain, il est nécessaire de le convertir sous un autre format (par exemple HTML pour
la publication sur le web ou PDF et RTF pour l’impression sur papier). Cette conversion
se fait à travers des feuilles de style CSS (Cascading Style Sheets) permettant de préciser
les propriétés qu’on veut attribuer aux éléments du schéma XML lors de la conversion.
Dans la feuille de style CSS, chacun des éléments du schéma XML est accompagné d’un
bloc, délimité par les accolades {}, comprenant les propriétés qui lui seront attribués.
glose{font-size:50pt;font-family:Helvetica,sans-serif}
15 Les feuilles de style CSS prennent en charge individuellement les éléments du
document XML, mais ne permettent pas de réaliser des transformations de structure.
C’est pourquoi il faut avoir recours au langage XSL (eXtensible Stylesheet Language), qui
permet la création d’un document HTML, auquel on associe une ou plusieurs feuilles de
styles CSS.
16 James Cummings préfère ne pas donner trop de détails à ce propos, afin de ne pas
multiplier les exemples. Il se contente de souligner que ce système est basé en somme
sur la séparation du contenu et de la mise en forme ; il permet très facilement d’adapter
la présentation d’un document sur la base des exigences, soit d’une maison d’édition,
soit d’une publication sur le web.

Textual Encoding Initiative

17 Si l’utilisateur du langage XML a la possibilité de créer et de définir ses propres balises,


James Cummings insiste sur l’importance d’utiliser un encodage standard qui permet
un maximum de compatibilité et garantit le « bon usage » du langage XML. C’est ici
qu’entre en jeu la TEI, un organisme international qui développe et supervise la
standardisation des balises pour l’encodage des textes en forme numérique. La TEI
définit une norme de balisage et fournit un manuel qui précise les méthodes
d’encodage dans les sciences humaines, dans les sciences sociales et dans la
linguistique. James Cummings met en garde le public contre une mauvaise
interprétation du concept de standardisation : il s’agit moins d’imposer des choix que
de partager un langage qui facilite l’intercompréhension. Pour reprendre sa formule :
standardization should not mean “Do what I do”, but rather “Explain what you do in terms I can
understand”.
18 Loin d’imposer des choix restrictifs, l’utilisation de l’encodage standard donne
également la possibilité de personnaliser (customise) le choix de balises à utiliser. La
plateforme ROMA (http://tei.oucs.ox.ac.uk/Roma/) permet à l’utilisateur d’établir son
propre schéma, tout en opérant ses choix à l’intérieur du standard défini par la TEI.
19 Le chercheur a la possibilité de choisir les paramètres fondamentaux de son système,
en supprimant les composantes qu’il ne souhaite pas utiliser et en ne retenant que les

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319

modules qui s’adaptent le mieux aux exigences de son projet. James Cummings propose
une liste des apports et des éléments que la TEI met à disposition du chercheur :
• une structure indépendante (framework) pour définir les langages d’annotations
• un système très simple, qui a été élaboré de façon pragmatique sur la base d’une large
concertation, pour organiser et structurer les ressources textuelles ou autres…
• …qui peut être enrichi et personnalisé d’une façon idiosyncratique ou hautement spécialisée
• un répertoire très riche en composantes spécialisées pour décrire presque tous les types de
phénomènes textuels
• une série intégrée de feuilles de style standard pour produire des textes, des schémas et de
la documentation encodées selon les principes de la TEI et les transformer en différents
formats et langages
• une communauté d’utilisateurs vaste, active, ouverte et transparente
20 James Cummings ajoute que la plateforme ROMA est également pourvue d’un système
de contrôle (sanity checker) permettant de vérifier la structure du schéma XML et de
repérer les éventuelles erreurs de syntaxe qui empêchent son utilisation.

oXygen

21 James Cummings présente ensuite un logiciel fournissant un environnement idéal pour


l’édition des textes en XML. Son choix porte sur le logiciel oXygen qui présente
plusieurs avantages par rapport à d’autres éditeurs XML. Tout d’abord, il intègre les
balises de la TEI. Ensuite, il fournit à son tour une série de modèles de documents
contenant une structure prédéfinie, qui peuvent être utilisés comme point de départ
pour la création de nouveaux documents. L’utilisateur peut également créer ses
propres modèles et les partager avec d’autres utilisateurs, par exemple dans le cadre
d’un travail d’équipe.
22 Au moment de la saisie du texte, l’insertion des éléments se fait à l’aide de menus
déroulants qui offrent un choix de balises et des attributs en fonction du schéma
(RELAX NG ou DTD) associé au fichier. Le logiciel permet de choisir entre plusieurs
types d’affichages. Au moment de la saisie du texte, l’utilisateur choisira de visualiser
toutes les balises. Les différents éléments, les balises, les attributs et tous les éléments
de la syntaxe XML sont pourvus de couleurs différentes afin de mieux distinguer entre
l’encodage informatique et le texte proprement dit. Sur la barre verticale à la droite de
l’écran s’affiche la numérotation des lignes comprenant une série d’indicateurs
permettant de distinguer les différents blocs en repérant facilement les deux
indicateurs situés aux extrémités (la balise ouvrante et la balise fermante). Une fois le
document complété et correctement encodé – les éventuelles erreurs de syntaxe ayant
été éliminées grâce au sanity checker – il pourra ensuite être transformé selon les
paramètres des feuilles de style choisies qui seront associés au fichier.
23 James Cummings rappelle enfin que des stages d’initiation à l’utilisation du XML et de
la TEI sont organisés tous les étés en juillet au Research Technologies Service de
l’Université d’Oxford. Le stage de cette année aura lieu du 20 au 24 juillet 2009.

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1.2. Cédrick Fairon (UCL), UNITEX : une boîte à outils pour l’analyse
de textes

24 La séance se poursuit avec l’intervention de Cédrick Fairon, professeur de linguistique


et directeur du Centre de traitement automatique du langage (CENTAL), à l’Université
catholique de Louvain, centre qui est à l’origine de plusieurs applications informatiques
largement diffusées aussi en dehors du cadre académique, telles la correction
orthographique automatique, la reconnaissance de la parole, la traduction
automatique5. À la fois linguiste et informaticien, Cédrick Fairon est spécialiste de la
description linguistique et du traitement informatique des langues vivantes.
25 Cédrick Fairon présente un outil informatique appelé UNITEX (développé à l’Université
de Marne-la-Vallée), actuellement utilisé dans un certain nombre de projets, en partie
liés à l’UCL et au CENTAL, permettant de réaliser des recherches et des analyses
complexes sur des corpus textuels de grande envergure. Il s’agit d’un logiciel libre (open
source) multi-plateforme et largement modulable et compatible 6.
26 Plusieurs caractéristiques distinguent UNITEX des concordanciers traditionnels et des
systèmes de traitement de corpus. La première caractéristique est la possibilité
d’intégrer des ressources linguistiques, sous la forme de dictionnaires électroniques, de
grammaires et de tables de lexique-grammaire.
27 Un ensemble de ressources linguistiques est déjà intégré au logiciel, mais il est possible
d’en ajouter d’autres, par exemple pour les langues anciennes et médiévales et surtout
de développer ses propres ressources linguistiques, à partir du travail de parsing réalisé
par UNITEX7.
28 La deuxième caractéristique est la possibilité d’engendrer des moteurs de recherches
capables de repérer des expressions complexes en croisant plusieurs critères. Les
critères de recherche sont visualisés à l’écran sous forme de graphes, ce qui permet,
d’un côté, de mieux définir le parcours accompli par le logiciel et, de l’autre, d’apporter
facilement des modifications en intervenant sur l’ordre et sur la hiérarchie des critères
proposés.
29 Cédrick Fairon propose une démonstration pratique à partir d’un texte en français
moderne. Au moment où le texte est importé dans UNITEX, il est soumis à un
prétraitement : le parseur découpe le texte en phrases en insérant automatiquement la
balise {S} pour « phrase » (sentence) en se basant sur des indicateurs tels la ponctuation
et la présence des majuscules. On passe ensuite au processus de reconnaissance
automatique des mots. À travers un système de menus déroulants, l’utilisateur applique
les ressources lexicales appropriées (apply lexical resources), en l’occurrence le
dictionnaire de français moderne. UNITEX classe alphabétiquement les mots du fichier.
Il est rapide et il évite les répétitions puisqu’il ne retient qu’une seule entrée par mot.
30 Les mots sont classés et présentés selon le formalisme DELA (Dictionnaires
Electroniques du LADL), permettant de décrire les entrées lexicales simples et
composées en leur associant des informations grammaticales, sémantiques et
flexionnelles. Voici un exemple tiré d’un relevé lexical automatique présenté selon le
formalisme DELA :

chapitres,chapitre.N+z1:mp

– chapitres est la forme fléchie de l’entrée telle qu’elle a été relevée dans le texte.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


321

– chapitre est la forme canonique (ou lemme) de l’entrée ; elle est séparée de la forme
fléchie par une virgule ; pour les noms et les adjectifs, il s’agit de la forme au masculin
singulier, pour les verbes la forme de l’infinitif.
– N+z1 est la séquence d’informations grammaticales et sémantiques. N désigne un
nom. Le sigle z1 est un indicateur de fréquence dans la langue et désigne un mot tout à
fait courant. Les sigles z2 et z3 permettent d’identifier des mots appartenant au langage
spécialisé et très spécialisé. Ces indicateurs sont particulièrement utiles lorsqu’il s’agit
de distinguer des homographes.
– :mp est la séquence d’informations flexionnelles décrivant le genre et le nombre pour
les substantifs ou les adjectifs (dans ce cas, masculin pluriel) ou, pour les verbes, les
temps et modes de conjugaison.
31 Après avoir effectué l’analyse linguistique – opération extraordinairement rapide –,
UNITEX ouvre une fenêtre divisée en trois parties proposant trois listes de mots. La
première section, en haut à gauche, énumère les entrées lexicales simples (simple-word
lexical entries), selon le modèle présenté ci-dessus. La deuxième section, placée juste au-
dessous de la première, propose les mots et les entrées lexicales composées (compound
lexical entries). Voici un exemple d’entrée composée :

au commencement,au commencement.ADV+PCDN+z1

32 Le code PCDN identifie une classe d’adverbes qui ont une structure et un comportement
syntaxique particulier8.
33 La troisième section, qui occupe à elle seule la colonne de droite, présente les mots
simples qui ne sont pas reconnus par le dictionnaire (unknown simple words). Cette
fonction est particulièrement utile dans la mesure où elle permet de repérer les
éventuelles erreurs et coquilles et, dans le cas des langues anciennes, de repérer toutes
les formes qui ne sont pas encore représentées dans le ou les dictionnaire(s) appliqué(s)
au texte.
34 Une fois que le fichier a été analysé et que tous les mots ont été identifiés et classés, le
texte peut être soumis à toutes sortes d’analyses. Il est possible de créer des moteurs de
recherche fort complexes, pour identifier des expressions ou des séquences de mots, en
appliquant les mêmes codes grammaticaux, sémantiques et flexionnels propres au
formalisme DELA, en faisant appel aux informations contenues dans les dictionnaires
du texte. L’utilisateur créera des « masques lexicaux » sous cette forme :

– <N> : reconnaît toutes les entrées qui ont le code grammatical N.


– <être> : reconnaît toutes les entrées qui ont être comme forme canonique.

35 La recherche suivante « <être> en <N> » permettra donc de repérer toutes les


expressions comprenant une forme fléchie du verbe être suivie de la préposition en et
d’un substantif (suis en colère, étaient en retard, etc.).
36 Il est possible de raffiner la recherche en combinant plusieurs codes grammaticaux ou
sémantiques, séparés par les caractères + ou –. Par exemple le masque <N–z1> permet
d’exclure de la recherche tous les substantifs les plus communs et de ne retenir que les
substantifs appartenant au langage spécialisé (z2) et très spécialisé (z3). Les contraintes
flexionnelles sont indiquées après deux points, par exemple le masque <A:mp:f>
reconnaît un adjectif qui est soit au masculin pluriel soit au féminin.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


322

37 Il est également possible d’utiliser des « méta–motifs », afin de distinguer, par exemple,
entre les minuscules et les majuscules : <MIN>/<MAJ>, ou afin d’identifier les suites
contiguës de chiffres : <NB>. De plus, il est possible d’appliquer des « filtres
morphologiques », afin de repérer des caractères ou des suites de caractères en début, à
la fin ou à l’intérieur des mots. Par exemple le code <<^a>> identifie un mot
commençant par la lettre a ; <<ent$>> identifie un mot se terminant par la désinence –
ent ; <<ss>> identifie une suite de deux s à l’intérieur d’un mot ; <<a.ss>> identifie un a
suivi d’un caractère, suivi de ss ; <<ée?>>: contient é suivi par un e facultatif.
38 Cédrick Fairon propose enfin un exemple de graphe complexe qui prend en compte les
différentes façons d’exprimer le concept lié à « raconter des blagues », y compris les
expressions les plus haut en couleur :

Figure 1 : exemple de graphe complexe UNITEX

39 Le graphe a l’avantage de présenter les différents types de parcours que le logiciel


peut/doit accomplir afin de repérer, voire de recomposer, toutes les expressions
acceptables du point de vue syntaxique, en associant notamment les verbes (raconter,
dire jouer, pipeauter) aux articles partitifs (des, du) et aux substantifs (blagues, bobards,
etc.) et aux expressions de saveur dialectale (coulles après basse messe). Une fois encore,
le logiciel repèrera toutes les formes fléchies des verbes en question.
40 Ce système, extrêmement synthétique, fiable et performant a été adopté, entre autres,
par le projet de recherche en lexicologie grecque (Institut Orientaliste de l’UCL), qui
produit des concordances lemmatisées d’auteurs grecs, principalement des Pères de
l’Église et des historiens byzantins, dont il sera question ci-dessous grâce à
l’intervention de Bastien Kindt9.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


323

1.3. Bastien Kindt (UCL, Brepols Publishers) : UNITEX et autres


outils centaliens pour le traitement et l’exploitation de corpus en
grec ancien

41 Pour des raisons personnelles, Bastien Kindt n’a pas pu être présent à la journée, mais il
a eu la bienveillance de me transmettre le présent résumé écrit de sa communication.
Je le remercie donc tout particulièrement de sa compétence et de sa générosité.
42 Bastien Kindt, doctorant à l’Institut orientaliste de l’UCL et collaborateur scientifique
de la maison d’édition Brepols Publishers, est attaché au Projet de recherche en lexicologie
grecque (PRLG) dirigé à l’Institut orientaliste par le Professeur Bernard Coulie. Ce projet
a pour vocation de produire des concordances d’auteurs grecs, principalement des
Pères de l’Église et des historiens byzantins. Ces réalisations, entièrement lemmatisées
et désambiguïsées, sont publiées dans le Thesaurus Patrum Graecorum (TPG), une série du
Corpus Christianorum10. Deux versions différentes d’UNITEX sont utilisées dans le cadre
de ces travaux et recherches.
43 D’abord, une station de travail permettant d’annoter lexicalement les corpus traités a été
conçue à partir de la version 1.1. d’UNITEX. Puisque ce développement original est le
fruit de la collaboration avec le CENTAL, il a été baptisé UNITEX_cental. Cette station de
travail fonctionne avec un dictionnaire de grec ancien propre au projet, le DAG mis au
format DELAF (cf. paragraphe précédent), et diverses ressources linguistiques qui lui
sont associées. Ces dernières assurent le traitement automatique des particularités
lexicales du grec ancien, principalement les crases et les formes élidées. Elles
permettent également d’éliminer certaines ambiguïtés lexicales facilement résolues
grâce à une analyse contextuelle locale des formes concernées. Cet outil, désormais à la
base de la production des volumes du TPG, a déjà été décrit dans d’autres publications 11.
Quand un corpus est parfaitement traité, les textes et les informations de lemmatisation
qui leur sont attachés migrent vers des bases de données.
44 Des générateurs de rapports et des logiciels de publication assistée par ordinateurs –
autres développements réalisés par le CENTAL – puisent dans ces bases de données les
éléments nécessaires à l’édition de concordances, d’index lemmatisés ou de listes
spécialisées (index inverses, tables fréquentielles, etc.).
45 La version 1.2. d’UNITEX est utilisée pour élaborer et évaluer des outils de
désambiguïsation lexicale et flexionnelle. Ces outils sont des règles (écrites par des
experts humains) opérationnelles sous le module ELAG (Elimination of Lexical
Ambiguities by Grammars) implémenté dans cette version d’UNITEX ainsi que dans les
versions postérieures. Les lignes qui suivent illustrent brièvement l’utilisation faite de
ELAG pour le traitement du grec ancien12.
46 Techniquement, les règles utilisées sous ELAG sont des automates. Appliqués sur un
corpus, elles réalisent une double opération de lecture et de réécriture. Par commodité,
ces automates sont appelés des « grammaires », chacune définissant un ensemble
concret de contraintes grammaticales qui doivent être respectées pour qu’une analyse
lexicale et flexionnelle soit correcte. Comme l’illustre l’exemple de la figure 2, de telles
grammaires présentent deux chemins : un chemin supérieur balisé de points
d’exclamation (<!>) et un chemin inférieur ponctué de signes « égal » (<=>). Cette
grammaire assume une partie du traitement de l’ambiguïté lexicale de la forme τουfi.
En grec ancien, ce petit mot répond à deux analyses : 1) un déterminant article au

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324

génitif masculin ou neutre singulier (<DET:Gms:Gns>) ; 2) un pronom interrogatif au


génitif masculin, féminin ou neutre singulier (<PRO+Int:Gs>). La fréquence d’apparition
de cette forme τουfi est très élevée dans les textes. Dans un tel cas, un traitement
automatique représente un gain de temps appréciable.
47 La grammaire doit être lue de la manière suivante : le chemin supérieur présente une
condition (« SI ») ; le chemin inférieur présente une conséquence qui se réalise si les
termes de la condition sont rencontrés in textu (« ALORS »).

Figure 2 : la grammaire DET_Gmns_01.grf

48 SI,en parcourant le texte, la grammaire rencontre une forme pouvant être soit un
déterminant-article au génitif masculin ou neutre singulier, soit un pronom
interrogatif au génitif singulier, suivie d’abord, facultativement, d’une particule, d’un
adverbe, d’un couple constitué d’une préposition et d’un pronom (ou les formes élidées
de ces mots ou groupes de mots), suivie ensuite, toujours de manière facultative, d’un
adjectif, d’un déterminant numérique ou d’un pronom (ces trois mots au génitif
singulier) ou de la négation μή, et suivie enfin, de manière obligatoire cette fois, d’un
nom au génitif masculin ou neutre singulier, d’un verbe (un infinitif, un impératif ou un
participe au génitif singulier), …
49 ALORS, le mot à la tête du syntagme est un déterminant-article (et non le pronom
interrogatif) et le dernier mot de la séquence ne peut être qu’un nom ou qu’un verbe à
l’infinitif ou au participe, au génitif singulier, masculin ou neutre (et non à l’impératif).
50 En d’autres termes, cette grammaire formalise la structure des syntagmes nominaux au
génitif masculin ou neutre singulier. Ce syntagme est borné en amont par un article et
en aval par un nom ou un verbe au participe ou à l’infinitif (puisqu’en grec ancien
l’infinitif connaît, accompagné de l’article, des emplois nominaux). Ainsi, le chemin
supérieur de la grammaire reconnaît des séquences telles que τοῦ ανδρός / de
l’homme, τοῦ μεγάλον Δίος / du grand Zeus, τοῦ Ααρον / d’Aaron, τοῦ
Ελληνίςειν / du fait de parler grec (ou d’être païen), τοῦ σπειράντος / de celui qui
sème, τοῦ εν ημιν Πνεύματος / de l’Esprit qui est en nous. Dans tous ces exemples,
l’analyse pronominale de la forme initiale τοῦ est à exclure. Dans sa phase de
réécriture, la grammaire enlève cette possibilité. Les grammaires ELAG sont mises en
œuvre sur des textes prétraités, après l’application des dictionnaires et des grammaires
de normalisation (voir ci-dessus, la présentation de Cédrick Fairon). Elles interviennent
non pas sur le texte mais sur l’automate du texte. Les données de départ sont donc

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


325

conservées et demeurent, tout comme les résultats du traitement, visualisables par


l’utilisateur.
51 La grammaire présentée ci-dessus, nommée DET_Gmns_01.grf, est la première d’un jeu
de six grammaires portant chacune le même nom, mais indicées de _01 à _06, et
utilisées pour la désambiguïsation lexicale et flexionnelle des formes τοῦ rencontrées
dans les textes. Ce jeu de grammaire, nommé DET_τοῦ, a été développé et appliqué sur
un corpus d’expérimentation, un sous-corpus des œuvres de Grégoire de Nazianze, Père de
l’Église du IVe s. ap. J.-C.13 Le tableau 1 fournit les résultats de l’application de ce jeu de
grammaires sur ce dernier corpus d’expérimentation. Pour les besoins de
l’expérimentation, le corpus complet a été divisé en deux parties : un corpus de
construction – exploité exclusivement afin d’écrire et d’expérimenter les grammaires ;
un corpus d’évaluation – qui a servi à en évaluer l’efficacité.

Tableau 1 : évaluation du jeu de grammaires DET_ τοῦ

B C D
<DET: A
Occ. Traitements Trait. Rappel Précision
Gms:Gns> Occurrences
traitées corrects erronés

Corpus de
189 177 177 0 93,65% 100%
construction

Corpus
198 173 172 1 87,37% 94,42%
d’évaluation

Corpus complet 387 350 349 1 90,43% 99,71%

52 L’efficacité de tels outils s’évalue en termes de Rappel et de Précision. Dans le cas illustré
ici (la désambiguïsation de la forme τοῦ), le Rappel est le pourcentage de formes τοῦ
traitées par le jeu de grammaires (B) par rapport au nombre de toutes les formes τοῦ
réellement présentes dans le texte (A). La Précision est la proportion de formes
correctement traitées (C) par rapport aux formes prises en compte par le jeu de
grammaires (B). Dans le cadre d’un traitement automatique visant à lemmatiser les
textes, le Rappel peut ne pas être optimal, un résidu pouvant toujours être traité
manuellement. Par contre, tout résultat fautif est prohibé. En d’autres termes, le
philologue qui supervise le traitement tolèrera du silence (l’absence de décision par le
jeu de grammaires), mais pas le bruit (la formulation d’une réponse inadéquate). Dans
ce contexte, on comprend que le soin apporté à la conception des grammaires revêt une
importance particulière. Dans le cas présent, un résultat est considéré comme
satisfaisant si l’interprétation pronominale de la forme τοῦ est écartée de l’automate
du texte. Un traitement partiel, mais éliminant l’étiquette <τοῦ,τίυος:Gms:Gfs:Gns>
est donc considéré comme correct.
53 Le taux de Rappel obtenu pour le corpus de construction (93,65%) est plus élevé que celui
du corpus d’évaluation (87,37%). Ce résultat était attendu puisque les grammaires ont
toutes été écrites pour résoudre les ambiguïtés lexicales observées dans ce corpus de
construction. La Précision est optimale dans le premier cas, pour les mêmes raisons 14.

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326

54 Ces outils de désambiguïsation viennent en appui au travail de lemmatisation supervisé


par des experts. La priorité est donnée à l’analyse lexicale. Mais les informations
flexionnelles ne sont pas négligées pour autant car leur prise en compte dans les
traitements permet d’améliorer l’analyse des données purement lexicales 15. Le
tableau 2 indique le nombre de formes τοῦ ayant fait l’objet d’un traitement
simplement lexical (élimination, dans l’automate du texte, de l’étiquette pronominale
<PRO+Int:GS>) ou d’un traitement tant lexical que flexionnel (rationalisation de toutes
les étiquettes flexionnelles du syntagme). Ces chiffres complètent ceux de la colonne D
(Traitements corrects) du tableau 1.

Tableau 2 : effectifs des traitements lexicaux et flexionnels effectués par le jeu de grammaires
DET_τοῦ

Traitements corrects
Corpus de construction Corpus d’évaluation Corpus complet
(détails)

Lexical 62 60 122

Lexical et flectionnel 115 112 227

55 Bastien Kindt utilise actuellement une série de 98 grammaires. Appliquées sur le corpus
d’expérimentation, elles lèvent plus de 35 % des ambiguïtés du texte. Les interfaces
d’UNITEX et de ELAG permettent aux linguistes de « dessiner » des grammaires sous
forme de graphes. Il n’est donc pas nécessaire de connaître un langage de
programmation particulier. La compilation des grammaires – leur transformation en
automates exploitables par l’ordinateur – est assurée par UNITEX. À chaque étape de
son travail, l’utilisateur peut visualiser « en clair » les données littéraires et les
informations grammaticales qu’il manipule. Les développements futurs devraient donc
poursuivre un triple objectif : 1) compléter les jeux de grammaires ; 2) accroître la taille
du corpus d’expérimentation16 ; 3) faire évoluer UNITEX_cental vers les versions plus
récentes d’UNITEX (1.2., 2.0 et 2.1) afin que la station de travail utilisée pour la
lemmatisation des textes grecs puisse directement tirer profit des outils d’analyse mis
en œuvre sous ELAG.

2. Logiciels pour la mise en page des éditions


imprimées
56 La deuxième séance, présidée par Baudouin Van den Abeele, chercheur qualifié du
FNRS et professeur à l’UCL, comprend la présentation de deux logiciels, LaTeX et
Classical Text Editor, déjà largement diffusés dans le domaine de l’édition des textes.
Les deux outils présentent de nombreux points en commun et offrent des solutions très
intéressantes en matière d’ecdotique et en particulier dans la gestion et dans la
présentation des apparats critiques à plusieurs étages. Tous les intervenants dans cette
séance sont impliqués dans des projets d’éditions portant sur des textes
encyclopédiques médiévaux et sont rattachés, à titres différents, aux départements
d’études romanes, d’histoire et d’études classiques et orientales de l’UCL.

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327

2.1. Laurent Brun (U. de Stockholm) : LaTeX, l’édition du Miroir


historial de Jean de Vignay

57 Après une thèse de doctorat consacrée au Miroir historial de Jean de Vignay à


l’Université de Stockholm, Laurent Brun prend ses fonctions en juillet 2009 à
l’Université d’Ottawa. Ses champs de recherche privilégiés sont la philologie et l’édition
de textes, la traduction inter- et intralinguale, la littérature médiévale romanesque et
encyclopédique. Il est le concepteur et le responsable du site bibliographique ARLIMA
(Archives de Littérature du Moyen Âge). Il prépare actuellement la première édition
intégrale du Miroir historial, traduction française du Speculum historiale de Vincent de
Beauvais, réalisée par Jean de Vignay autour des années 1320-1330 17. L’édition est
effectuée avec LaTeX, si bien que la présentation offerte par Laurent Brun repose sur
une pratique très approfondie du logiciel.
58 LaTeX est un système de création de documents libre, gratuit et polyvalent qui, à
l’instar du langage XML, nécessite l’utilisation d’un éditeur de texte fournissant une
interface. Créé en 1984 par Leslie Lamport sur la base de TeX, LaTeX est né du besoin
des ingénieurs et mathématiciens de disposer d’un logiciel permettant des mises en
page à la fois très complexes et très précises, ce que les logiciels de traitement de texte
traditionnels ont généralement beaucoup de difficulté à offrir. Tandis que les
possibilités infinies du logiciel sont bien connues dans le monde des sciences dites
dures, son existence est à peu près inconnue dans celui des lettres et sciences
humaines.
59 Les éditeurs de texte conseillés pour l’utilisation de LaTex sont TeXMaker (pour
Windows, Mac, Linux), TeXShop (Mac) et Kile (Linux), mais il est tout à fait possible
d’utiliser d’autres éditeurs de fichiers texte comme Notepad, BBEdit, vim 18. L'avantage
des éditeurs spécialisés comme TeXMaker, TeXShop et Kile est qu’ils permettent de
transformer en un seul clic de la souris le document LaTeX en fichier PDF, tandis que,
pour les éditeurs basiques, il faut plutôt passer par une interface en ligne de
commande.
60 Le document LaTeX comporte deux parties: 1. un en-tête définissant la plupart de ses
caractéristiques, à savoir le type de document qu’on souhaite réaliser (livre, article,
etc.), le format de la page, le caractère et la taille de la police choisie, ainsi que les
modules (packages) qu’on souhaite utiliser pour des utilisations plus spécifiques. Ces
modules constituent en fait des collections de macros créées pour des fonctions
précises, par exemple le choix d’un type de police, la création de colonnes et d’index ou
encore la mise en page d’un apparat critique. 2. le corps du document, commençant par
\begin{document} et se terminant par \end{document}.
61 Laurent Brun présente d’abord un exemple de structure basique pour la réalisation
d’un livre, comportant une organisation hiérarchique en chapitres et en sections :

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328

\documentclass[a4paper,12pt]{book}
\usepackage{ledmac}
\begin{document}
\chapter{Titre du chapitre}
texte
\section{Titre de la section}
texte
\subsection{Titre de la sous-section}
texte
\subsubsection{Titre de la sous-sous-section}
texte
\end{document}
62 Il existe plusieurs centaines de commandes standard qui permettent de définir et
modifier la structure du document et la mise en forme du texte. Il existe plusieurs
manuels d’instructions, également disponibles gratuitement sur plusieurs sites internet
qui répertorient et expliquent toutes ces commandes. Voici quelques exemples pour la
modification de l’apparence des caractères d’un texte :
\textbf{texte…} > texte en gras
\textit{texte…} > texte en italique
\textsc{texte…} > TEXTE EN PETITES CAPITALES
\emph{texte…} > texte en italique ou en romain en fonction de
l’environnement
63 Laurent Brun insiste sur le fait que, même si LaTeX offre une énorme quantité de
commandes diverses pour la mise en page des documents, il est aussi possible, voire
essentiel, de personnaliser l’utilisation de LaTeX en créant ses propres commandes en
fonction des exigences du texte traité et de l’utilisation envisagée. Ainsi, au lieu
d'utiliser des commandes qui décrivent le résultat de la mise en forme du document
(gras, italique, petites capitales, etc.), il est vivement conseillé de créer des commandes
qui décrivent la nature de l’objet sur lequel une mise en forme particulière sera ensuite
appliquée.
64 Ainsi, pour prendre un exemple simple, au lieu d’utiliser la commande \emph{…} pour
mettre les titres d’ouvrages cités en italique, il est beaucoup plus judicieux de créer une
commande \titre{…} qui effectuera la mise en forme de notre choix. Cela a un double
avantage :
1. Au cas où l’on déciderait de changer la mise en forme de l’élément en question (par
exemple, souligner les titres plutôt que les mettre en italique), il suffit simplement de
modifier la définition de la commande dans le préambule. Comme la commande
\emph{…} peut servir à mettre en italique bien d’autres choses que des titres, on
s’épargne ainsi la peine de devoir vérifier si chaque commande \emph{…} s’applique à
un titre ou non.
2. Si l’on veut transformer le document en un autre format (HTML, XML, etc.), il est
alors très facile de le faire, car on aura ainsi clairement indiqué la structure du
document et la nature de ses éléments.
65 Pour prendre un exemple encore plus concret et lié à la philologie, voici un exemple de
commande créée pour indiquer le sigle d’un manuscrit :
\newcommand*{\ms}[1]{\textbf{#1}}

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329

66 La commande \newcommand{…} permet de créer la balise \ms{…} que le philologue


utilisera librement dans la création de son document, notamment dans l’introduction à
son édition, mais aussi, éventuellement, dans son apparat critique. La commande
\textbf{…} définit ici la présentation du texte compris dans les accolades, qui
apparaîtra donc en gras dans le document PDF :

Source : Le manuscrit \ms{Or1} présente des traits linguistiques…

Document PDF : Le manuscrit Or1 présente des traits linguistiques…


67 La création de ces commandes intervient principalement sur les paramètres
typographiques, mais elle offre également la possibilité d’ajouter ou de supprimer des
éléments textuels. Voici, par exemple, une commande indiquant le changement de
feuillet dans un manuscrit :
\newcommand*{\folio}[1]{\textbf{[f.~#1]}}

Source: Et il \folio{207va} traversa Asie

PDF : Et il [f. 207va] traversa Asie


68 L’utilisation de la commande \folio{…} permet d’insérer automatiquement, dans la
version à imprimer, les deux crochets carrés avant et après, l’abréviation « f. » ainsi
qu’un espace insécable (indiqué à l’aide du signe « ~ » en LaTeX) en plus de mettre le
texte en gras. Encore une fois, il est possible de modifier à tout moment ce genre de
paramètres de façon rapide et systématique afin, par exemple, de répondre aux critères
de la collection qui accueillera le texte édité (éliminer le gras, noter la mention « fol. »,
remplacer les crochets par des parenthèses, etc.).
69 L’inconvénient de ce système est lié au fait qu’il n’existe pas encore d’équivalent de la
TEI pour LaTeX, à savoir un organisme qui gèrerait et superviserait la création et la
gestion de commandes standardisées, si bien que chaque document LaTeX aura un jeu
de balises qui lui sont propres. Toutefois, le système est parfaitement cohérent et
toutes les commandes créées ex novo par l’utilisateur sont déclarées dans l’en-tête du
document, ce qui permet de comprendre rapidement le système employé par le
créateur d’un document donné.

70 Au-delà des commandes de base définissant la structure du document et la mise en


forme du texte et celles que l’on peut créer soi-même, il existe des commandes parfois
beaucoup plus complexes, qui sont contenues à l’intérieur de modules (packages) et qui
offrent justement des palettes de commandes répondant à des besoins variés. Parmi ces
modules, Laurent Brun présente Ledmac, conçu pour la mise en page d’éditions de
textes et notamment pour la création et la gestion des apparats critiques sur plusieurs
niveaux et renvoyant automatiquement aux numéros de ligne, que le texte soit en vers
ou en prose19.
71 Pour la création de l’apparat critique, tous les paramètres doivent être définis dans
l’en-tête. L’utilisateur déclare notamment les modules et les commandes qu’il souhaite
utiliser. Le module Ledmacmet à disposition la commande \edtext{…}{…}, qui définit le
lieu variant (ici appelé « lemme »), lequel sera repris dans le ou les apparats en bas de
page et qui, à l’aide des commandes \Afootnote, \Bfootnote, \Cfootnote, etc., permet de
spécifier à quel étage pour définir autant d’étages que l’on veut à l’intérieur de

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


330

l’apparat présenté en bas de page. Laurent Brun insiste sur la possibilité de


personnaliser ce système en remplaçant, tout simplement, la balise commande par une
commande qui décrit la nature des notes présentées sur un étage donné. Voici, par
exemple, le système adopté pour l’édition du Miroir historial :
Préambule :
\documentclass[a4paper,12pt]{book}
\usepackage{ledmac}
\let\rj=\Afootnote
\let\var=\Bfootnote

Source : Et prist \edtext{de son suegre}{\rj{du pere sa femme (J)}} la


\edtext{cure}{\var{\emph{om.} A}} de nourrir ses bestes

PDF :
texte : 10 et prist de son suegre la cure de nourrir ses bestes.
Apparat A __________
Apparat A : 10 de son suegre] ms : du pere de sa femme (J)
Apparat A ____________
Apparat B : 10 cure] om. A
72 Dans l’en-tête du document, les commandes par défaut \Afootnote et \Bfootnote ont
été remplacées par \rj et \var, deux commandes plus synthétiques indiquant
respectivement la leçon rejetée du manuscrit de base – qui est présentée au premier
étage de l’apparat – et la variante d’un autre témoin, qui est insérée à l’étage inférieur.
Les deux commandes sont insérées dans le corps du texte, à la suite de la commande
\edtext{...}{...}, qui définit le lemme repris tel quel en bas de page. Dans cet exemple,
l’éditeur a choisi de rejeter la leçon du pere de sa femme, offerte par son manuscrit de
base, et de la remplacer par de son suegre, conservée dans le manuscrit J (signalé entre
parenthèses), qui est visiblement une lectio difficilior20. Cette correction est signalée à
l’étage supérieur de l’apparat. Le manuscrit A omet le terme cure, si bien que la variante
(indiquée à l’aide de la commande \var) est présentée à l’étage inférieur de l’apparat
(sans parenthèse).
73 Au niveau ecdotique, le résultat est certainement tout aussi satisfaisant que celui qu’on
peut obtenir avec Classical Text Editor (dont il sera question ci-dessous), puisque la
numérotation des lignes et l’alignement du texte et de l’apparat sont gérés de façon
automatique. Il faut quand même noter que, comme on le voit ci-dessus, le texte dans le
document de travail (source) est moins lisible, même si, dans tous les éditeurs de
LaTeX, toutes les commandes sont colorées et ressortent assez clairement par rapport
au texte. En revanche, la distinction entre le texte et l’apparat critique est beaucoup
moins claire et nette, contrairement à CTE, par exemple, qui présente l’un et l’autre
dans sa fenêtre propre.
74 Par rapport à CTE, LaTeX se distingue en outre par sa flexibilité puisqu’il offre à
l’utilisateur la possibilité de définir, de modifier et de configurer tous les paramètres
concernant à la fois la source (création, substitution et gestion des commandes) et le
document de sortie (le plus souvent un fichier PDF). LaTeX permet de composer des
documents à la mise en page très complexe et, surtout, ces documents peuvent être de
diverses natures, allant de l’article bref à une édition critique en plusieurs volumes en
passant par la thèse de doctorat ou le manuel technique. Un autre avantage non
négligeable de LaTeX est son interopérabilité relativement aisée avec d’autres langages
et logiciels courants, par exemple:
• convertir en XML ou en tout autre langage balisé (et vice versa) ;

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


331

• mettre en forme en LaTeX des données extraites d’une base de données et converties à l’aide
de simples scripts composés en Perl ou PHP ;
• modifier un document LaTeX à l’aide d’« expressions rationnelles », qui offrent des
possibilités extrêmement avancées de recherche et de remplacement.

2.2. Iolanda Ventura et Sébastien Moureau (UCL) : Classical Text


Editor, expériences d’édition de textes arabes et latins

75 Iolanda Ventura bénéficie actuellement d’une bourse de recherche post-doctorale à


l’UCL et étudie la transmission du savoir médical entre les encyclopédies et les traités
scientifiques. Spécialiste de philologie médiolatine, en particulier de la production
littéraire scientifique, elle collabore à plusieurs projets internationaux, en lien avec
l’Atelier Vincent de Beauvais de Nancy, avec les Universités de Münster et de Salerne.
Elle est co-responsable, entre autres, de l’édition critique du De proprietatibus rerum de
Barthélemy l’Anglais, dont le premier volume, réalisé avec Classical Text Editor, est
sorti en 200721.
76 Sébastien Moureau fait une thèse de doctorat à l’UCL portant sur l’édition, la traduction
et le commentaire du De anima in arte alchemiae, texte faussement attribué à Avicenne.
Ayant une connaissance approfondie à la fois du moyen arabe et du latin, Sébastien
Moureau s’intéresse aux encyclopédies médiévales et à la transmission du savoir arabe
dans l’Occident médiéval.
77 À l’instar de LaTeX, Classical Text Editor (dorénavant CTE) est un outil très performant,
surtout au niveau ecdotique, et permet de gérer automatiquement des apparats
critiques fort complexes et stratifiés. Il permet en outre de gérer simultanément
plusieurs colonnes du texte – par exemple dans l’affichage d’un texte et de sa
traduction, ou de plusieurs variantes du même texte – avec en plus des apparats de
gloses marginales. À l’instar de LaTeX, il est conçu pour générer des documents en
format PDF prêts pour être donnés aux imprimeurs (impression en camera-ready), mais
depuis quelques années il permet aussi de créer des documents en format HTML pour la
publication sur le web ou en format XML pour des traitements électroniques plus
élaborés. La transformation en XML se fait à travers l’insertion des balises TEI.
78 Le logiciel est payant, mais une version d’essai est téléchargeable gratuitement et est
exploitable sans limite de temps à tous les niveaux, sauf pour la publication des
documents22.
79 La démonstration pratique offerte par Iolanda Ventura et Sébastien Moureau est très
éclairante et s’ouvre sur la définition des feuilles de style (appelées ici templates) qui
permettent de définir tous les paramètres du document, tels que la taille du texte, la
police, les caractères et le sens de l’écriture, le miroir de la page (les marges sont
calculées par rapport au format de papier choisi), le nombre d’apparats, etc.
80 La première différence qui saute aux yeux, par rapport à LaTeX, est le
caractère « rassurant » de l’interface qui permet de gérer ces paramètres à travers un
système d’onglets, de cases à cocher et de menus déroulants, système qui ressemble
beaucoup à celui du traitement de texte Word. L’autre différence est l’utilisation du
multi-fenêtrage qui présente plusieurs avantages, notamment dans la gestion
simultanée des différentes composantes de l’apparat critique et des notes.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


332

81 L’exemple de document proposé par Iolanda Ventura et Sébastien Moureau comporte


un double apparat critique plus un apparat de notes. À l’écran sont affichées quatre
fenêtres : le texte critique occupe les deux tiers en largeur et les trois quarts en
hauteur, sur la droite, le troisième tiers de l’écran est occupé par les deux fenêtres
accueillant les deux étages de l’apparat critique ; en bas, une petite fenêtre accueille les
notes critiques23 :

82 Une fois ces paramètres définis, on procède à l’importation d’un extrait de texte, à
partir d’un autre environnement. Cette opération peut être effectuée soit d’une façon
automatique – la touche import permet d’effectuer une recherche dans les répertoires
de l’ordinateur – soit à travers un simple copier-coller. Le logiciel est compatible avec
les traitements de texte les plus répandus, notamment avec Word, et supporte le
format UTF-8.
83 Le texte importé doit être structuré avec l’insertion d’une série d’identifiants (de
chapitres, de paragraphes, de sous-sections). Ceux-ci n’apparaîtront pas dans la version
de sortie, mais sont bien visibles – ils sont marqués en jaune – dans la version de
travail.
84 La création de l’apparat critique passe à travers l’encodage des sigles des manuscrits
qui permet ensuite l’automatisation de différentes fonctions dans le traitement des
variantes. L’insertion d’une variante dans l’apparat est particulièrement simple et
efficace : il suffit de sélectionner dans le texte le lieu variant et dans une fenêtre
latérale, l’entrée d’apparat (lemme) est générée de façon automatique. Pour intervenir
sur le lemme, il faut passer par des commandes qui gèrent sa présentation, par
exemple, lorsqu’il comprend plusieurs mots, le logiciel en supprime automatiquement
quelques-uns en les remplaçant par des petits points. L’utilisateur peut intervenir sur
cette réduction automatique du lemme en opérant d’autres choix.
85 Iolanda Ventura attire l’attention sur une fonction particulièrement utile, permettant
de repérer les éventuelles ruptures de lien entre le texte et l’apparat critiques, qui
peuvent être provoquées par des interventions successives sur le texte. Une double
croix apparaît immédiatement afin de signaler cette rupture. La rupture peut être
réparée dans l’immédiat, mais il est également possible d’intervenir par la suite, avec
un moteur de recherche permettant de repérer toutes les erreurs éventuelles.
86 CTE permet de gérer la synchronisation automatique entre deux fichiers de texte, par
exemple pour présenter le texte et sa traduction en langue moderne. Il est possible de

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


333

choisir entre plusieurs options de mise en page : synchronisation verticale ou


horizontale, sur plusieurs colonnes dans une même page ou sur deux pages qui se font
face. De même, il est possible de choisir entre une synchronisation automatique, basée
sur la division en chapitres ou en paragraphes ou l’insertion d’indicateurs manuels,
dans le corps du texte. Cette fonction est également utile pour présenter les apparats
de gloses ou des notes marginales.
87 Le programme propose également la création d’index sous forme de documents texte
(éditable avec n’importe quel éditeur de texte). Trois méthodes fondamentales sont
proposées, qui peuvent également être combinées l’une avec l’autre. La première
consiste en l’indexation de tous les mots du texte, sans discernement. La seconde, plus
intéressante, fonctionne sur un système de lemmatisation et de sélection des termes à
indexer au moyen d’un fichier texte dans lequel l’utilisateur insère les mots qu’il veut
voir apparaître dans l’index (avec possibilité de troncature). Ainsi, une ligne « indur*
indurare » permettra au programme de reprendre tous les termes commençant par
indur– sous l’entrée indurare. La troisième technique est l’encodage manuel d’entrées
d’indexation, semblable aux systèmes utilisés dans les éditeurs de texte les plus connus
(comme Word). La création de l’index peut porter sur les différentes parties du texte
(corps de texte, apparat, notes, etc.), avec possibilité de les combiner.
88 Sébastien Moureau souligne la possibilité d’utiliser différents jeux de caractères et en
particulier différents types d’écritures. La barre des langues doit être configurée à la
fois dans le système d’exploitation et dans le programme. Une fonction spécifique
permet de régler l’orientation du texte et aussi de la modifier à l’intérieur du
document, par exemple pour insérer des citations arabes dans un texte en langue
romane ou vice-versa. Il est également possible d’utiliser le logiciel Multikey, qui est
parfaitement compatible. La coupure des mots peut être gérée (manuellement ou
automatiquement) à travers la commande hyphenation, qui permet de définir
préalablement la coupure en syllabes selon la langue du texte (toutes les langues ne
sont pas encore prises en charge).
89 Avec un point de vue très pragmatique, parfaitement en ligne avec l’esprit de la
journée, Iolanda Ventura et Sébastien Moureau proposent enfin une liste d’avantages et
d’inconvénients basée exclusivement – ils tiennent à le préciser – sur leur propre
expérience et sur leur utilisation personnelle du logiciel.
Avantages :
• Le logiciel est constamment amélioré et de nombreuses mises à jour sont proposées
gratuitement à tous les utilisateurs.
• Le concepteur et responsable du logiciel, Stefan Hagen, philologue classique de formation,
est très disponible à l’égard des utilisateurs et fournit un support technique de grande
valeur.
• Système de sauvegarde automatique. Conseil : sauvegarder toutes les étapes de l’édition.
• L’interface utilisateur est plutôt agréable et, en raison du fait qu’elle se rapproche de Word,
assez rassurante. Le logiciel est relativement simple à utiliser et opère des copies de
sauvegarde automatique.
• Le système du fenêtrage multiple facilite la visualisation de l’apparat critique en tant
qu’unité compacte, mais en revanche, il comporte des risques de rupture de liens (risques
pourtant limités par le système de vérification automatique).

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


334

Limites :
• Risques de plantages, sauvegardes assez lentes, ce qui peut provoquer des états d’angoisse
(conseil : laisser le temps qu’il faut, sans bloquer).
• Flexibilité limitée. Même si les possibilités de mise en page sont très nombreuses et variées,
l’utilisateur est lié au formatage du logiciel et aux paramètres préétablis. En outre, les
possibilités sont parfois limitées au niveau du traitement du texte et de la compatibilité avec
les autres logiciels. Cependant, la récente fonction d’exportation en format XML/TEI pallie
cette limitation et permet l’utilisation d’outils informatiques complexes.
• Le logiciel est disponible seulement en anglais et ne permet pas de personnaliser la barre
d’outils. Les utilisateurs de MacOs et de Linux doivent utiliser un émulateur Windows.

3. Logiciels pour le traitement des images et de la


parole
90 Avec la troisième séance, présidée par l’organisateur de la journée, le champ de
l’enquête est élargi et partiellement réorienté. D’un côté, l’attention est concentrée sur
le support matériel du texte ancien et médiéval, à savoir le manuscrit, qui est considéré
tout particulièrement dans ses composantes codicologiques et para-textuelles ; de
l’autre, il est question d’aller au-delà du support et même du texte, pour concentrer
l’analyse sur la parole et le traitement des données orales. La présentation qui clôt la
journée porte sur un logiciel qui permet de traiter simultanément la notation textuelle
et la notation musicale notamment pour les livrets et les partitions des opéras.
91 Le présent document montre ici toutes ses limites puisque au moment où les données
textuelles cèdent la place, ou plutôt se voient enrichies, par les données visuelles,
sonores et musicales, le support papier s’avère fort inadéquat. Le caractère plus
synthétique des résumés qui suivent tient exclusivement à cette circonstance.
J’essaierai tout de même de rendre compte, dans la mesure du possible, de la richesse
des outils informatiques proposés, tout en renvoyant, comme je l’ai fait pour les
précédents, aux sites Internet de référence.

3.1. Peter Ainsworth (U. de Sheffield) : Virtual Vellum, le traitement


des images dans quelques manuscrits contenant les Chroniques de
Jean Froissart

92 Peter Ainsworth est directeur du projet « Froissart en ligne » au Département de


français de l’Université de Sheffield. Spécialiste de littérature historiographique du
Moyen Âge, il est l’éditeur des Chroniques de Jean Froissart, responsable d’une nouvelle
édition du troisième Livre de celles-ci dont le premier tome est paru chez Droz en 2007
(collection des TLF) et d’une édition bilingue réalisée en collaboration avec George
Diller et Alberto Varvaro, parue en deux volumes dans la collection Lettres Gothiques
(2001 et 2004). Il collabore aussi à un projet reliant le Dictionnaire du Moyen Français
(laboratoire ATILF, Université de Nancy 2), le Froissart en-ligne et le Queen’s Manuscript
(manuscrit des œuvres de Christine de Pizan à la British Library, Université
d’Edimbourg) et subventionné par la British Academy et le CNRS.
93 Depuis plusieurs années, Peter Ainsworth dirige une campagne de numérisation des
manuscrits enluminés contenant les Chroniques de Jean Froissart. Grâce à des

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


335

conventions établies avec plusieurs bibliothèques d’Europe (BnF, KBR, Bibliothèques


municipales de Toulouse et Besançon, Bibliothèque de Stonyhurst Collège, Lancashire)
et grâce à la collaboration d’un photographe professionnel, il a rassemblé une banque
d’images de très grande qualité, conservée au format TIFF (Tagged Image File Format,
fichiers de 150Mo en moyenne) et convertie par la suite au format JPEG2 (fichiers de
10Mo environ) pour les exploitations scientifiques évoquées ci-dessous.
94 Outil libre et gratuit, Virtual Vellum est un logiciel permettant de visualiser et
d’exploiter au maximum ces images24. Au contraire des logiciels génériques et de
grande diffusion (genre PowerPoint de Microsoft), Virtual Vellum – conçu par des
médiévistes, pour les médiévistes – permet, à travers un système de fenêtrage multiple,
l’affichage synoptique de plusieurs documents numérisés aujourd’hui conservés dans
des bibliothèques fort éloignées les unes des autres, mais relevant d’une source
originale commune (ateliers de copistes et d’artistes à Paris). L’orientation des fenêtres
peut être verticale – orientation idéale pour la comparaison des miniatures – ou
horizontale, pour faciliter une lecture comparée des textes ou un travail de
collationnement. Un manuel est à la disposition de l’utilisateur qui peut télécharger le
logiciel sans frais et sans adjonction d’autres ‘plug-in’, exception faite toutefois pour
Java Runtime.
95 L’un des points forts de ce logiciel est la souplesse de son utilisation et le fait qu’il
permet de gérer facilement et rapidement des images d’un très grand format qui
seraient très difficiles à manier dans un autre type d’environnement. Il permet
d’agrandir les images à un tel degré de précision qu’il permet de saisir des détails
difficilement perceptibles à l’œil (grattages, corrections ou indications pour le
rubriqueur ou pour l’enlumineur qui n’ont pas été complètement effacées). Loin de
constituer un simple outil de visualisation, Virtual Vellum présente donc des avantages
concrets pour la recherche, tant au niveau de l’analyse en détail des images qu’au
niveau de l’affichage de la page manuscrite, ce qui facilite le travail d’analyse, de
comparaison, de collationnement enfin. L’étape la plus récente du développement du
logiciel comporte la prise en charge simultanée de l’alignement du texte édité avec
l’image du facsimilé numérique et avec une traduction en anglais moderne.
96 Relayé par Storage Resource Broker, Virtual Vellum fait partie intégrante d’un
environnement de recherche « en temps réel » (sur Access Grid) permettant à des
chercheurs dans différents pays du monde de participer à des ateliers de collaboration
scientifique consacrés à l’analyse de documents manuscrits numérisés. Virtual Vellum
fait partie d’une initiative patronnée par la National Science Foundation et le
Engineering and Physical Sciences Research Council du Royaume Uni réunissant les
Universités de Sheffield et d’Illinois à Urbana-Champaign autour de la notion de art
connoisseurship (identification scientifiquement probante des artistes responsables des
miniatures de tel ou tel manuscrit enluminé).
97 Virtual Vellum a contribué aussi au développement d’un logiciel appelé Kiosque qui
partage certaines de ses fonctions mais en vue, cette fois, d’expositions publiques
d’objets matériels, y compris les livres manuscrits (expositions de Leeds, Royal
Armouries, décembre 2007-avril 2008, et de Paris, Musée de l’Armée, mars-juillet 2010).
Virtual Vellum fut choisi en septembre 2009 par le directeur du Engineering and Physical
Sciences Research Council du Royaume Uni pour illustrer les capacités de la e-Science en
Arts et Lettres25; le logiciel a représenté ces disciplines lors d’un symposium
international tenu à Oxford en décembre 2009.

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336

3.2. Florence Clavaud (École nationale des chartes) : le projet


THELEME et l’édition électronique des documents médiévaux

98 Florence Clavaud est directrice des nouvelles technologies et de l’informatique à l’École


nationale des chartes (ENC). Médiéviste de formation, archiviste-paléographe, elle s’est
spécialisée en informatique documentaire et applications XML pour les sources
primaires. Son équipe s’occupe des projets informatiques de l’École des chartes ; elle a
aussi la responsabilité technique, avec le service éditorial et des publications
électroniques de l’IRHT (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes) du centre de
ressources numériques TELMA (Traitement Electronique des Manuscrits et des
Archives).
99 Florence Clavaud propose tout d’abord une présentation de l’ENC, prestigieuse
institution fondée au XIXe siècle, en insistant sur sa double vocation d’enseignement et
de recherche26. L’enseignement concerne la formation des chercheurs en histoire et les
conservateurs des archives, des bibliothèques, des monuments historiques et des
musées ; la recherche comprend les activités d’une équipe de recherche
pluridisciplinaire, spécialisée dans les sciences historiques et philologiques, notamment
la paléographie, la diplomatique, les langues anciennes, la philologie, l’archivistique,
l’histoire du livre et des media, l’histoire du droit, l’histoire de l’art.
100 En dépit de la primauté accordée à des disciplines orientées vers le passé, cette
institution est tout à fait à l’avant-garde dans l’utilisation des outils informatiques. En
effet, depuis plusieurs années, l’ENC a choisi de considérer le développement Web
comme une activité stratégique pour diffuser des ressources et les outils de référence,
pour publier les travaux réalisés par ses chercheurs et des chercheurs associés à partir
de documents primaires, pour renouveler les moyens et les méthodes de la recherche
en histoire.
101 Florence Clavaud présente le site Web de l’ENC, en attirant l’attention sur les
nombreuses ressources à vocation pédagogique qui ont comme objectif d’aider à
aborder correctement les sciences auxiliaires de l’histoire, en particulier, la
diplomatique, l’histoire du livre, la paléographie27.
102 Parmi ces ressources, elle choisit de présenter l’application THELEME (Techniques pour
l’Historien en Ligne : Études, Manuels, Exercices), dont la création remonte à l’année
académique 2005-200628. Cette application, destinée principalement aux étudiants du
premier cycle et à leurs enseignants, est constituée de trois parties comprenant un
volet « cours », un volet « bibliographies » et un volet « dossiers documentaires » qui
présente actuellement nonante dossiers constitués autour d’autant de documents
médiévaux (quinze extraits de manuscrits littéraires, septante-cinq actes médiévaux),
dont la plupart est basée sur la collection de fac-similés de l’ENC .
103 Tous les dossiers sont répertoriés et la liste est accessible par un sommaire, mais il est
également possible d’effectuer des recherches en combinant plusieurs critères. À
l’intérieur des dossiers, chacun des fac-similés, est accompagné d’une notice
descriptive, d’une édition du texte normalisé, avec un apparat de notes historiques et,
éventuellement d’une traduction en français, d’un commentaire paléographique,
diplomatique et, éventuellement, linguistique. Mais l’un des atouts principaux de ce
site concerne la présentation même du document qui est affiché sur écran en forme de
fac-similé numérique interactif. Le document affiché réagit au passage du curseur : il

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


337

suffit de déplacer celui-ci sur une zone de l’image pour faire apparaître la transcription
du texte reproduit dans cette zone. Ce système interactif permet en somme de
résoudre, d’une façon à la fois très précise et dynamique, le problème de l’alignement
texte-image.
104 Florence Clavaud révèle la technologie qui se situe à la base de cet outil très
performant : il s’agit d’un système hybride qui combine plusieurs composantes, mais
qui est fondé essentiellement sur l’encodage en XML, conformément à la TEI P5, du
dossier documentaire et comporte notamment les étapes décrites ci-dessous.
105 Tout d’abord, la déclaration de l’image numérique du document édité et de zones dans
cette image :
<facsimile>
<surface>
<graphic url="fax.jpg" width="685px" height="1000px"
xml:id="fax"/>
<zone xml:id="zone-1" ulx="279" uly="228" lrx="555" lry="305"/
>
<!-– etc. pour les autres zones -->
</surface>
</facsimile>
106 La balise <graphic> permet de déclarer l’image et comprend, en tant qu’attributs, le
nom et l’identifiant du fichier graphique contenant le fac-simile (ici fax.jpg), ainsi que
ses dimensions (largeur et hauteur). La balise <zone> porte un identifiant
(xml:id="zone-1") et d’autres attributs permettant de délimiter la zone précise de
l’image qui sera associée à une portion de texte dans la transcription.
107 L’étape suivante comprend la déclaration du lien entre la zone de l’image choisie (ici,
"zone-1") et la portion de texte dans la transcription :
<div type="facsimile" facs="#fax">
<p>
<seg facs="#zone-1">Colosenses et hi sicut Laodicenses sunt
Asia-</seg>
<!-– etc. -->
</p>
</div>
108 Finalement, le document XML sera transformé, à l’aide d’un programme XSLT (cf. ci-
dessus, l’intervention de James Cummings), afin de générer dynamiquement la page
Web en langage HTML, pour disposer d’une image réactive, et d’une carte des
coordonnées des zones sensibles dans cette image29 :
<img usemap="#map" src="99/fax.jpg" border="0"/>
<map name="map">
<area shape="rect" coords="279,228,555,305" href="#"
OnMouseOver="AffBulle(' Colosenses et hi sicut Laodicenses sunt
Asia-',279)"
OnMouseOut="HideBulle()" OnClick="return false"/>
</map>
109 Les fonctions Javascript AffBulle() et HideBulle() permettent d’afficher et de faire
disparaître la fenêtre (ou bulle) au passage de la souris sur la zone définie ci-dessus.

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338

110 L’encodage XML/TEI du dossier documentaire est actuellement réalisé à l’aide du


logiciel oXygen présenté par J. Cummings ; la définition des zones des images
numériques et le relevé en XML de leurs coordonnées se font grâce au logiciel libre
Image Markup Tool développé par le Humanities Computing and Media Centre, University of
Victoria (Canada)30.
111 Cette application continue d’évoluer (contenus en accroissement, améliorations
techniques, mise en place de solutions plus simples de production des dossiers
documentaires). Un projet d’Album de Diplomatique Européenne En Ligne a par ailleurs
été lancé par l’ENC, pour constituer sur les mêmes bases (objectifs pédagogiques,
dossiers présentant édition critique et images de documents originaux), à l’échelle
européenne et avec une interface multilingue, un florilège de documents de l’histoire
européenne, reproduits, transcrits, traduits et commentés par des historiens,
diplomatistes et archivistes.
112 Cette explication éclairante nous permet de découvrir la technologie qui se trouve au
fondement du système des fac-similés interactifs et nous permet de mieux apprécier la
diversité et l’efficacité des applications du langage XML.
113 Florence Clavaud présente enfin le Master nommé « Nouvelles technologies et
histoire » qui offre à de jeunes chercheurs en histoire une double formation aux
sciences auxiliaires de l’histoire et aux nouvelles technologies appliquées aux sources
primaires31.

3.3 Anne Catherine Simon (UCL) : MOCA Multimedia Oral Corpora


Administration, un système de gestion et d’annotation de données
orales

114 Professeur de linguistique à l’UCL, Anne Catherine Simon est spécialiste de


sociolinguistique, d’analyse du discours et de linguistique de corpus. Elle est membre
du Centre de recherche VALIBEL (Variétés linguistiques du français en Belgique) de
l’UCL, qui se distingue pour l’utilisation des moyens informatiques et technologiques au
service de la recherche sur les données orales. Anne Catherine Simon a collaboré, entre
autres, à la création d’une plate-forme e-Learning pour un master international et a
développé un CD-ROM pour l’apprentissage de l’analyse linguistique du français parlé.
115 Anne Catherine Simon présente d’abord la banque de données textuelles orales qui a
été constituée par le Centre de recherche VALIBEL au fil de 20 années de recherches.
Cette base comprend actuellement une quarantaine de corpus différents pour un total
de 550 heures d’enregistrement auprès de 700 informateurs originaires de Bruxelles et
de la Wallonie, pour un total d’environ cinq million de mots, transcrits et encodés sur
support informatique32. La base VALIBEL est actuellement la plus importante ressource
de données orales pour la langue française.
116 L’exploitation de ces données orales impose avant tout un travail de transcription, dans
la mesure où la parole ne peut devenir objet d’étude et d’analyse qu’à travers un
processus de codification écrite. Anne Catherine Simon insiste sur l’importance cruciale
de ce processus de codification. Loin d’être une activité neutre et purement mécanique,
la transcription des données orales comporte un premier degré d’interprétation, voire
même d’analyse. D’où l’importance de définir des critères de transcription très précis,
afin d’harmoniser les pratiques des différents chercheurs travaillant sur le même

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


339

corpus, et de rendre ces critères explicites, afin de bien distinguer entre les différents
niveaux de l’analyse33.
117 Anne Catherine Simon présente brièvement les différentes tendances de la linguistique
de corpus, en précisant que les critères utilisés pour la transcription varient
considérablement en fonction des objectifs de la recherche. Elle distingue notamment
entre les approches quantitatives et les approches qualitatives. Les premières
approches recherchent avant tout des corpus de taille importante (plusieurs millions
de mots), sous la forme de texte brut, non annoté, afin de faire ressortir des
phénomènes de fréquence ou de collocations. L’unité d’analyse est souvent le « mot ».
Ce type d’analyse, parce qu’il est automatisé, requiert des transcriptions en
orthographe standard, qui permettront d’identifier les unités lexicales de manière non
ambiguë pour les compter34. Les approches plus qualitatives considèrent la
transcription comme contenant déjà une part d’analyse, que ça soit par la notation de
phénomènes liés au médium oral (prononciations non standard, chevauchements de
parole entre locuteurs, pauses et silences ou phénomènes paraverbaux, etc.) ou par
l’ajout d’annotations à la transcription (annotation morpho-syntaxique, sémantique,
pragmatiques, etc.). Il est en tout cas acquis, aujourd’hui, qu’une base de données
textuelles orales doit répondre aux besoins suivants : transcriptions alignées sur le son
/ image ; possibilité d’ajouter des annotations (manuelles ou semi-automatiques) ;
atteindre des corpus d’une taille importante (qui se mesure en millions de mots) ;
posséder les métadonnées et les rendre accessibles ; rendre les données
« partageables » entre équipes et entre systèmes informatiques.
118 Cherchant à rendre opérationnelles le plus d’exploitations possibles de ses corpus, le
Centre VALIBEL a mis au point une série de conventions de transcription qui répondent
aux contraintes suivantes :
• Utilisation de l’orthographe standard pour rendre possible l’analyse automatique des
données textuelles ; les phénomènes de prononciation (liaison, élisions, accent social ou
régional du locuteur, allongements de syllabes pour cause d’hésitation) ne sont pas notés
dans la transcription orthographique de base mais peuvent faire l’objet d’un codage
secondaire ;
• Notation de phénomènes liés à l’interaction orale (chevauchements de parole, pauses et
silences, interruptions et reprises)
• Anonymisation des données.
119 Les conventions de transcription définies à l’origine ont été récemment modifiées et
mises à jour en fonction des nouvelles possibilités offertes par les outils informatiques
et notamment par la création du logiciel MOCA (Multimedia Oral Corpora
Administration). MOCA est un logiciel d’administration de corpus et une interface de
consultation, d’interrogation et d’archivage de données orales, sous leur forme sonore
et transcrite. L’interface de consultation permet d’aligner la transcription et
l’enregistrement et de rendre les données sonores immédiatement accessibles à partir
de la transcription.
120 Cette facilité d’accès des données sonores permet de proposer une transcription qui va
assez loin dans le processus de standardisation. Les nouvelles normes permettent
d’alléger le travail des transcripteurs au profit d’une interaction plus importante entre
l’écrit et l’oral. VALIBEL a donc confirmé l’option d’une transcription orthographique
conventionnelle. Ces conventions de transcription sont illustrées dans l’extrait suivant,
issu d’une conversation informelle entre deux jeunes locuteurs :

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340

01 blaJV1: oui c’est ça ça m’a fait du bien quoi ça m’a fait du bien
02 (silence)
03 quand même mis un quart d’heure pour monter chez moi /
04 tellement j’étais énervé ça m’a bien défoulé /
05 blaND0: (rire) c’est |– plutôt speed ça
06 blaJV1: {bacord au/} / record -| battu quoi /
07 un quart d’heure |– quoi
08 blaND0: attends -| tu as couru quoi
09 blaJV1: non non je marchais
10 ah non non j’ai pas couru /
11 et j’ai fait encore un détour pour aller trouver une clope /
12 chez au truc à pitas quoi /
13 c’était fermé donc j’ai fait même un détour /
14 jusqu’à l’Espérance
15 puis je suis revenu
16 blaND0: {c’est} incroyable quoi
17 blaJV1: un quart d’heure
[Valibel; 2004; conversation; blaJV1l]

121 Chaque enregistrement sonore est accompagné d’un apparat de métadonnées ou fiches
d’identification précisant le profil sociologique de chaque locuteur (âge, degré de
scolarité, profession, etc.) et le contexte de l’enregistrement (durée, nombre de
locuteurs, degré de formalité, etc.) et les objectifs de recherche pour lesquels le corpus
a été constitué. Ces métadonnées sont interrogeables via l’interface MOCA. L’utilisateur
peut donc ainsi se constituer un corpus « sur mesure », en fonction du genre de texte
qu’il recherche, du profil des locuteurs qu’il souhaite analyser, de la date des
enregistrements, etc. Dans son ensemble, la banque de données VALIBEL ne constitue
donc pas un corpus équilibré35 du français parlé en Belgique, mais chaque chercheur
peut se constituer un corpus représentatif et équilibré pour son objet d’investigation, à
partir des informations linguistiques et métalinguistiques sur les données.
122 L’intérêt d’un tel logiciel pour le domaine de la sociolinguistique et de la linguistique de
corpus consiste principalement en la mise en parallèle de l’analyse linguistique fondée
sur la transcription – analyse syntaxique, lexicale, stylistique, etc. – avec les
métadonnées sociales et situationnelles. D’autre part, la présentation d’Anne Catherine
Simon engendre une réflexion méthodologique profonde, concernant tout chercheur
qui se penche sur l’analyse et l’édition du texte ancien. Elle permet de souligner, tout
d’abord, que le processus d’encodage informatique se situe au bout d’une chaîne dont la
première étape est justement la codification écrite de la donnée orale. Les supports
écrits, manuscrits ou imprimés, que nous avons inévitablement tendance à confondre
avec le texte, ne sont en réalité que les tentatives – plus ou moins abouties – de codifier
quelque chose qui a existé, qui a circulé, qui a été transmis et qui s’est développé en
dehors de l’écrit, et surtout en dehors – en amont – de la norme orthographique.

3.4. Johan Wijnants (UCL) : Libropera, style sheets et scripting au


service de l’accessibilité des “textes” de musique vocale

123 Johan Wijnants est actuellement doctorant auprès du Centre d’Études Italiennes de
l’UCL où il prépare une thèse sur la relation drame-poésie-musique dans les premiers
opéras (1600-1637) sous la direction de Costantino Maeder. Il a accompli une formation
en langues et littératures romanes à l’Université de Leuven en présentant un mémoire

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sur les Orphées de Poliziano et Striggio – Monteverdi. Il a ensuite approfondi ses


recherches dans ce domaine durant des séjours d’étude à Florence, Bologne et Rome. À
côté de la formation académique, Johan Wijnants a des compétences musicales
théoriques et appliquées, outre une familiarité précoce avec les outils informatiques, ce
qui lui permet d’étudier l’opéra, et la musique vocale en général, de manière
effectivement interdisciplinaire.
124 C’est essentiellement pour approfondir ses recherches doctorales que Johan Wijnants a
créé le logiciel LibrOpera. Ce logiciel, basé sur la technologie PHP en combinaison avec
une base de données MySQL, est pour l’instant d’usage privé, mais l’environnement de
travail a été choisi dans l’optique de le rendre accessible, dans un futur très proche, à la
communauté scientifique36. Pour la musique vocale, qui se transmet à travers des
supports partiels (livret) ou non équilibrés (partition), il reste donc une forte barrière
au niveau de l’accessibilité des données pertinentes pour l’analyse de l’ensemble de
l’œuvre. Le logiciel permet d’encoder et de traiter les textes et les notations musicales
en appliquant à cet encodage les principales méthodes d’analyse de la philologie et de
la musicologie.
125 Johan Wijnants propose une démonstration pratique très éclairante en partant du texte
de l’Orfeo de Claudio Monteverdi (1607). Il importe dans son logiciel le texte des
différentes versions du livret, y compris les versions présentes dans les partitions
musicales. Les caractéristiques typographiques des textes sources sont respectées
soigneusement (alternance entre les graphies v et u / i et j, ponctuation ancienne, etc.),
si bien que l’encodage se fait sous forme d’édition diplomatique. L’insertion d’une série
d’étiquettes (tags) permet d’isoler les éléments du paratexte, tels les titres, les
indications scéniques, les didascalies musicales, etc. en les distinguant très nettement
par rapport au texte. Les différentes versions sont alignées d’une façon automatique, de
sorte que le même étiquetage vaut pour toutes les versions emportées les unes après les
autres.
126 Grâce à une visualisation synoptique et à l’application de différentes CSS (Cascading
Style Sheets) le logiciel met en évidence tous les écarts et les variantes entre les
différentes versions, ce qui facilite le travail de collation et d’analyse critique des
variantes.

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127 L’analyse critique est ensuite opérée par l’utilisateur qui institue un système de
hiérarchisation afin de pondérer les lieux variants en fonction de leur importance. Les
différences moins significatives, par exemple les écarts purement graphiques, sont
ainsi distinguées des variantes plus importantes qui relèvent des différentes sensibilités
des auteurs des livrets et des partitions. Une fois instituée cette hiérarchisation, une
sélection critique des variantes peut être facilement visualisée grâce à la base de
données relationnelle.
128 Au moyen d’un menu déroulant, l’utilisateur choisit le type de variantes qu’il souhaite
visualiser. Dans l’exemple ci-dessous, le sigle CO (senso contrastante) permet d’afficher la
liste de tous les lieux variants impliquant un décalage de sens :

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129 Cette méthode permet en somme de considérer le livret et la partition musicale comme
les différents témoins d’un même texte et de les analyser selon les méthodes de la
philologie traditionnelle. Johan Wijnants souligne le fait que l’insertion du texte du
libretto à l’intérieur de la partition musicale implique souvent un certain nombre
d’adaptations, voire de mutilations qui le défigurent. Il avance donc l’idée de
reconstituer une sorte de texte idéal – dans une perspective visiblement
lachmanienne – qui permettrait de concilier la structure poétique fortement élaborée
du libretto avec la pensée définitive du compositeur et ses éventuels ajouts textuels en
musique.
130 À côté de ces démarches philologiques, le logiciel permet d’effectuer bien d’autres
opérations automatisées, comme le calcul du nombre de vers et de syllabes, l’analyse de
la structure rimique et de l’accentuation et la mise en évidence de structures
sémantiques basées sur des éléments récurrents. L’analyse de l’accentuation permet de
faire le lien avec la notation musicale, car il permet de vérifier jusqu’à quel point le
compositeur a respecté la déclamation des vers.
131 Pour sa thèse de doctorat, Johan Wijnants se contentera de prendre en charge la
composante textuelle, mais il a déjà élaboré une première version des modules qui
permettent d’aborder l’analyse musicale et notamment le calcul des intervalles de la
mélodie, la visualisation du rythme, celle de l’harmonie et finalement du rythme
harmonique.
132 Ces opérations faciliteront le travail, souvent artisanal, du musicologue et lui
permettront de se consacrer davantage à interpréter les textes qu’à les déchiffrer.

Conclusion. Perspectives de recherche


133 Si le support papier constitue indéniablement une limite pour la présentation des
logiciels et des outils informatique, il m’a paru tout de même utile de laisser une trace
écrite de cette initiative. Les nombreux renvois aux sites Internet de référence
permettront facilement à nos lecteurs d’avoir accès à la fois aux logiciels
téléchargeables et aux documents ou aux manuels qui constitueront les supports
techniques de leur apprentissage.
134 Le choix d’adresser cet écrit principalement aux spécialistes de la période médiévale et
humaniste n’est pas anodin, et se justifie par le fait que le corpus des textes français des
XIVe et XVe siècles fait l’objet, depuis quelques années, d’éditions et d’études de plus en
plus orientés vers le traitement informatique. À côté de l’édition du Miroir historial de
Jean de Vignay, dont il a été question ici grâce à la présentation de Laurent Brun, je
peux citer, par exemple, le projet d’édition du manuscrit Harley 4431, contenant les
œuvres de Christine de Pizan, dirigé par James Laidlaw (Université d’Edimbourg), basée
sur le langage XML, et surtout l’édition de la Cité de Dieu de saint Augustin dans la
traduction de Raoul de Presles, dirigée par Olivier Bertrand (Université de Savoie,
Chambéry – CNRS, Nancy). Ce dernier a pris le parti de faire transcrire le manuscrit de
base par ses collaborateurs directement en XML, à l’usage du logiciel oXygen, si bien
que la transcription et l’encodage – réalisé selon le standard TEI – se font d’une
manière simultanée. Une fois terminée la transcription, pour la relecture et l’édition
imprimée, les fichiers XML seront directement convertis et mis en page à l’aide du
logiciel ouvert et gratuit Open Office. Je profite de cette occasion pour saluer ce projet

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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comme un modèle à suivre par les nouvelles générations d’éditeurs et notamment pour
les textes de grande envergure37.
135 Pour ce qui est des perspectives ouvertes par la rencontre du 24 avril, je ne peux citer, à
l’heure actuelle, que le cas de l’édition du Miroir historial, dans lequel je suis directement
impliqué. Si d’un côté Laurent Brun et moi-même sommes entièrement satisfaits du
système LaTeX et de ses performances au niveau de la mise en page de l’édition, nous
avons pris conscience, de l’autre, de l’importance d’encoder le texte en XML, afin
d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’analyse et dans le traitement de cette
importante base textuelle.

NOTES
1. La journée a bénéficié des financements du Fonds National de la Recherche Scientifique belge,
de la Faculté de Lettres et Philosophie et du Département d’Études Romanes de l’Université
catholique de Louvain que je tiens à remercier chaleureusement.
2. Cf. le site http://enrich.manuscriptorium.com. Le présent résumé est basé en grande partie
sur la documentation que James Cummings a rendue accessible sur le site suivant :
http://tei.oucs.ox.ac.uk/Oxford/2009-04-24-louvain/2009-04-24-louvain.pdf.
3. Par exemple, la présentation citée ci-dessus a été réalisée par James Cummings en langage
XML, puis été convertie en LaTeX afin de générer des documents en format PDF.
4. Autrement on peut utiliser le système de la DTD ( Definition Type Document), mais James
Cummings le considère comme fort dépassé. Le système RELAX NG est plus synthétique et
flexible et n’impose pas l’apprentissage d’un autre langage.
5. Pour une description du laboratoire et de ses activités, voir l’adresse suivante :
http://cental.fltr.ucl.ac.be.
6. Le logiciel peut être téléchargé à l’adresse suivante :
http://www-igm.univ-mlv.fr/~unitex/download.html
7. Cf. ci-dessous l’intervention de Bastien Kindt.
8. Cf. M. Gross, Grammaire transformationnelle du français, 3 : Syntaxe de l’adverbe, Paris, ASSTRIL,
Université Paris 7, 1990.
9. Cf. aussi le corpus de textes latins traité par le Laboratoire d’Analyse Statistique des Langues
Anciennes de l’Université de Liège : http://www.cipl.ulg.ac.be/Lasla/
10. Sur le P.R.L.G., voir B. Coulie, « La lemmatisation des textes grecs et byzantins : une approche
particulière de la langue et des auteurs », Byzantion, 66, 1996, p. 35-54, ainsi que B. Kindt, « La
lemmatisation des sources patristiques et byzantines au service d’une description lexicale du
grec ancien. Les principes de formulation des lemmes du Dictionnaire Automatique Grec
(D.A.G.) », Byzantion, 74, 2004, p. 213-72. Voir aussi le site Internet du projet sous l’adresse http://
tpg.fltr.ucl.ac.be (page consultée le 18 juin 2009). Sur le T.P.G., voir B. Coulie, « Corpus
Christianorum. Thesaurus Patrum Graecorum», dans Corpus Christianorum 1953-2003. Xenium
Natalicium. Fifty Years of Scholarly Editing, éd. J. Leemans, Turnhout, Brepols, 2003, p. 169-72.
11. Voir en particulier S. Deodati, B. Kindt, « La lemmatisation automatisée des sources en grec
ancien : présentation de ressources linguistiques et d’outils de traitement », dans Atti del XII
Congresso Internazionale di Lessicografia. Proceedings XII EURALEX International Congress (Torino, 6-9.

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Sept 2006), éd E. Corino, C. Marello, C. Onesti, vol. II, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2006,
p. 1137-43.
12. Sur ELAG, voir É. Laporte, A. Monceau, « Elimination of lexical ambiguities by grammars : the
Elag system », Lingvisticae Investigationes, 22, 1998-99, p. 341-67 ; É. Laporte, « Reduction of lexical
ambiguity », Lingvisticae Investigationes, 24/1, 2001, p. 67-103 ; A. Dister, De la transcription à
l’étiquetage morphosyntaxique. Le cas de la banque de données textuelles orales VALIBEL, Université
catholique de Louvain, Thèse de Doctorat, Louvain-la-Neuve, 2007, p. 394-9. L’implémentation
d’ELAG sous UNITEX a été réalisée par Olivier Blanc.
13. Ce corpus expérimental comprend six textes du Nazianzène et totalise 30129 mots–
occurrences regroupant 9396 formes simples différentes. L’analyse lexicale du corpus complet des
œuvres de Grégoire de Nazianze a inauguré la série du TPG ; voir J. Mossay et CETEDOC, Thesaurus
Sancti Gregorii Nazianzeni, vol. I. Enumeratio lemmatum, Orationes, Epistulae, Testamentum ( Corpus
Christianorum. Thesaurus Patrum Graecorum), Turnhout, Brepols, 1990 ; J. Mossay, B. Coulie et
CETEDOC, Thesaurus Sancti Gregorii Nazianzeni, vol. II. Enumeratio lemmatum, Carmina, Christus Patiens,
Vita (Corpus Christianorum. Thesaurus Patrum Graecorum), Turnhout, Brepols, 1991.
14. Il existe bien évidemment des cas, dont il ne sera pas question ici, qui ne sont pas traités ou
qui engendrent des erreurs dans le système.
15. Voir la conclusion d’un article antérieur : L. Kevers, B. Kindt, Traitement automatisé de
l’ambiguïté lexicale en grec ancien. Première approche par application de grammaires locales, Lingvisticae
Investigationes, 28, 2 (2005), p. 251.
16. Dans cette optique, Saulo Delle Donne (Université de Lecce) effectue le même travail que
Bastien Kindt sur le Hiéron de Xénophon et sur le Solon de Plutarque. Enrichi de ces deux textes, le
corpus d’expérimentation passera de 30129 à 44.581 mots-occurrences.
17. Je codirige, avec Laurent Brun, ce projet d’édition qui aboutira tout d’abord à une publication
dans la collection de la Société des Anciens Textes Français. Nous bénéficions actuellement de la
collaboration de Nathalie Bragantini-Maillard, boursière post-doc à l’UCL, qui travaille à l’édition
des quatre premiers livres de l’encyclopédie. Pour les détails philologiques du projet, cf. L. Brun,
M. Cavagna, « Pour une édition du Miroir historial de Jean de Vignay », Romania, 124, 2006, p.
378-428 et « Das Speculum historiale und seine französische Übersetzung durch Jean de Vignay »,
dans Übertragungen, Formen und Konzepte von Reproduktion im Mittelalter und früher Neuzeit, Actes du
colloque de Göttingen, (juin 2004), éd. B. Bussmann et alii, Berlin – New York, De Gruyter, 2005, p.
279-302 [Trends in Medieval Philology, 5].
18. Voici le principal site de référence conseillé par L. Brun : http://www.latex-project.org.
19. Il existe d’autres modules (par exemple, poemscol et ednotes) qui peuvent répondre aux
besoins des philologues, mais Laurent Brun a choisi ici de présenter celui qui, selon lui, est le plus
achevé et répond le mieux à presque tous les besoins en matière de mise en page d’un apparat
critique. Il signale également que Ledmac est accompagné de deux autres modules optionnels :
Ledpar, qui sert à mettre en page des éditions parallèles (par exemple, texte original avec
traduction en regard), et Ledarab, qui offre la possibilité de mettre en page des éditions de textes
adaptées aux exigences typographiques de la langue arabe.
20. Le terme suegre , traduit littéralement le latin socero (à l’ablatif) « beau-père », qui est
justement son étymon [FEW XII, 15b socer].
21. Bartholomaeus Anglicus, De proprietatibus rerum. Vol. VI : Liber XVII, éd. I. Ventura,
Turnhout, Brepols, 2007 [De diversis artibus 79, n.s. 42] ; cf. aussi le volume précédent :
Bartholomaeus Anglicus, De proprietatibus rerum. Vol. I : Libri I-IV, éd. B. Van den Abeele et alii.,
Turnhout, Brepols, 2007 [De diversis artibus 78, n.s. 41].
22. Une version de démonstration du logiciel est disponible sur le site suivant :
http://www.oeaw.ac.at/kvk/cte/. On y trouve d’excellentes instructions pour l’utilisation du
programme, ainsi qu’une liste, régulièrement mise à jour, des éditions réalisées avec CTE.
23. L’organisation de ces fenêtres est très facile à configurer.

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24. Il est téléchargeable au site suivant :


http://www.shef.ac.uk/hri/projects/projectpages/vv/downloads.html.
25. Voir à ce propos P. Ainsworth, M. Meredith : « e-Science for medievalists : options,
challenges, solutions and opportunities », Digital Humanities Quarterly (sous presse).
26. Le présent compte rendu se fonde en large partie sur le support écrit de la conférence de
Florence Clavaud, qu’elle a eu la bienveillance de me transmettre au lendemain de notre
rencontre. Je la remercie chaleureusement pour son amicale disponibilité.
27. Le site est accessible à l’adresse suivante : http://www.enc.sorbonne.fr.
28. http://theleme.enc.sorbonne.fr/.
29. Le dossier documentaire dont on a tiré le segment XML ci-après est consultable en HTML à
l’adresse suivante : http://theleme.enc.sorbonne.fr/dossiers/notice99.php.
30. http://www.tapor.uvic.ca/~mholmes/image_markup/.
31. http://www.enc.sorbonne.fr/parcours-master.html.
32. Les principaux renseignements concernant le Centre VALIBEL sont disponibles à cette page :
http://valibel.fltr.ucl.ac.be/. Cf. aussi l’article récent : A. Dister, M. Francard, Ph. Hambye, A.C.
Simon, « Du corpus à la banque de données. Du son, des textes et des métadonnées. L’évolution
de banque de données textuelles orales VALIBEL (1989-2009) », Cahiers de Linguistique 33/2,
2009, p. 113-29.
33. Il n’existe pas un modèle standard de transcription, même s’il existe plusieurs initiatives en
ce sens. Cf. par exemple NERC (Network of European Reference Corpora) ; EAGLES (Export
Advisori Group on Language Engineering Standards) et aussi la TEI (cf. ci-dessus) qui a consacré
un chapitre au problème de transcription of spoken text.
34. Dans ce type de recherche, l’existence de plusieurs orthographes générerait des erreurs (par
ex. il y a vs y a ; tu as vs t’as ; petit vs p’tit).
35. On définit un corpus comme équilibré lorsque les différents types de textes et les profils de
locuteurs représentés sont dans un rapport quantitativement équilibré, et que la taille moyenne
des échantillons de parole est identique (en durée ou en nombre de mots).
36. Quelques visualisations statiques du logiciel sont disponibles à l’adresse suivante :
http://perso.uclouvain.be/johan.wijnants/libropera.
37. Je remercie Olivier Bertrand de m’avoir transmis la documentation concernant son projet.

RÉSUMÉS
La présente contribution est le résumé détaillé d’une journée d’étude qui s’est tenue à
l’Université catholique de Louvain et qui était consacrée aux outils informatiques utilisés dans la
recherche en sciences humaines, tout particulièrement, mais non exclusivement, dans les
éditions des textes anciens et médiévaux.

This paper is a detailed account of a symposium held at the Université catholique de Louvain on
computer science tools used in the field of human sciences, in particular but not exclusively, in
the edition of ancient and medieval texts.

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010


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AUTEUR
MATTIA CAVAGNA
Université catholique de Louvain

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