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Autogestions

Penser à contre-courant ?
Henri Lefebvre

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Lefebvre Henri. Penser à contre-courant ?. In: Autogestions, NS N°14, 1983. Du muet au parlant. pp. 99-102;

doi : https://doi.org/10.3406/autog.1983.1564

https://www.persee.fr/doc/autog_0249-2563_1983_num_16_14_1564

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Chronique

Penser à contre-courant ?

Henri Lefebvre
par

1. Nous avons devant nous, autour de nous, derrière nous, une situation
imprévue, complexe, difficile, dont nous ne voyons pas comment
résoudre ses contradictions, ses « problèmes ». Il est facile de remar¬
quer que si elle n’était pas imprévue, complexe, difficile, ce ne serait
pas une situation. Cette mauvaise réplique oblige à aller plus loin, à
risquer des hypothèses, des analyses, des interrogations, contestables
mais inévitables. Celle-ci par exemple : « Quand une occasion histo¬
rique, une conjonction favorable, un certain rapport de forces a été
manqué, que faire ? » Mais cette constatation est vaine. Qu’est-il arrivé
au juste ? Que va-t-il arriver ? Catastrophe ou issue ?

2. La gauche, en 81, vient au pouvoir (non pas, inutile d’insister, à la


puissance économique, dans une conjoncture qui disjoint l’économi¬
que du politique) sur les ruines de son idéologie : le rationalisme,
l’humanisme, le progressisme. Liste sombre à laquelle on pourrait
ajouter la vérité, le sens et même la Liberté — et la Modernité et le
Socialisme ! On ne sait plus bien de quoi on parle en discourant avec
ces mots; les idées vivent et meurent; de plus, on les tue. La période
précédente a fait des ravages. S’en prenant à soi, les idéologues dits de
gauche s’attaquèrent aux valeurs, aux appuis idéologiques, aux fonde¬
ments théoriques, philosophiques, éthiques, de la gauche elle-même —

Autogestions n°14 - 1983 99


y compris le « marxisme » ! Ensuite, on mit au compte de la « crise »
ce vide produit sans invention, sans intention de le remplir. La
« crise » a bon dos. Bien sûr, il y a « crise » et même crise du savoir, de
la culture, de la morale, de la société, de la civilisation. La démocratie
n’échappe pas à la « crise ». La légitimité se voit attaquée au nom
d’une « réalité » qui n’est autre que celle du marché et du capitalisme,
que l’on ne nomme même plus. Elle évolue vers une sorte de monar¬
chie déguisée en république, par la « force des choses », choses non
dominées,
dans un discours
même plus
infinidésignées...
! alors qu’on discourt sur le discours,

3. On ne parle plus de la « bourgeoisie », grande ou petite, mais du


« patronat », des « cadres » supérieurs ou inférieurs; on ne parle plus
de « classes » mais de partenaires; on ne parle plus du « mode de pro¬
duction » mais de l’économie prise à part, considérée en soi (non sans
avoir réfuté les « marxistes » qui privilégiaient l’économique; de sorte
qu’on a détruit l’instrument et discrédité la méthode pour en arriver,
par de mauvais chemins, au même horizon). Les moyens de connaître
et, plus encore, de maîtriser l’économique font défaut; aller au delà du
mode de production existant et dominant, c’est-à-dire du capitalisme ?
Difficile. Il n’y a plus de science économique, plus de concepts spécifi¬
ques, mais seulement une pratique, un pragmatisme empirique de cal¬
cul, de prévision, de modélisation, de productivisme. On ne parle plus
de la«plus value » ni du capital constant et du capital variable, mais de
gains et profits, d’investissements, de masse salariale. Ce vocabulaire
entraîne une idéologie. La lutte de classes, multiforme, s’étend à
l’espace, au temps, aux institutions, avec un vocabulaire qui l’occulte,
sans
la dénie
théorie,
! sans idéologie ou plutôt avec l’idéologie qui, paradoxe,

4. Il va de soi qu’on ne parle pas davantage du non-travail, horizon de


la production automatisée, mais du marché ouvert par l’information¬
nel et ses implications-applications («technologies de pointe », etc.)
Tous veulent, avec de fort bonnes raisons, travailler — ou « donner »,
voire « créer » du travail. Le non-travail ne disparaît pas pour autant :
chômage, marginalisation, menace d’une société « duale » (de travail¬
leurs et de non travailleurs). Délire : l’appareil productif sous
employé,
nalité ? Oula pénurie
résultatsetd’une
le manque,
rationalité
les chômeurs,
limitée ? etc.
L’informationnel
Echec de la ratio¬
ne

risque-t-il pas de consolider les rapports existants, par une gestion


technologiquement « rationnelle », plutôt que de pousser à l’invention
de rapports différents et plus rationnels ? La discussion n’a jamais été
menée jusqu’au fond, encore moins portée au concept, à la théorie. Il y

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a occlusion de la connaissance comme de la révolution. Ne vont-elles
pas ensemble ?

5. L’État-nation n’est plus ce qu’il était. Beaucoup le savent, mais


détournent
risque qu’il l’interrogation
devienne l’agent,
: « l’instrument
qu’advient-il des
de firmes
l’État ? mondiales,
» .Or il y lea

gérant de forces productives et sociales quelque peu « dépassées » par


ces firmes, à leur instigation et profit. Ce qui ne va pas et n’ira pas sans
troubles. Cet État, fantômal en comparaison de ce qu’il fut, risque
d’avoir à s’occuper, à l’échelle nationale , de l’énergie, de l’informa¬
tionnel, du marché (pour compléter ce bref tableau, ajoutons les
armements et l’agro-alimentaire), le tout sous contrôle direct ou indi¬
rect des firmes mondiales. Celles-ci planent au-dessus de la « crise ».
C’est là que se poursuit l’accumulation du capital. La souveraineté de
l’État n’étant plus que l’ombre d’elle-même, elle ne peut s’exercer
qu’autoritairement,
s’oriente d’elle-même
non
vers
sans
la crise
quêter
maximale
un « consensus
: révolte,». guerre.
La stratégie
Cette
dure éventualité constamment inhérente au présent éclaire une « réa¬
lité » qui se donne pour nécessaire, vraie , concrète, et parfois pour
« librement acceptée ». Les contradictions se voilent, s’occultent, et la
méthode qui les dévoile tombe hors du savoir institué. Pourtant, le
négatif poursuit son chemin et sa tâche : critique en acte.

6. Dans ces circonstances, faute d’avoir rompu au XXe siècle les


cadres du mode de production, les diverses « politiques » possibles
empiriquement diffèrent peu. Il n’est pas étonnant que la « gauche » se
voit obligée d’accomplir ce que la « droite » aurait voulu faire et ne
pouvait imposer. Cette « droite » aujourd’hui (printemps 83) n’a
aucune envie de reprendre le pouvoir. Quel avantage en tirerait-elle ?
Elle regarde, laisse la « gauche » se discréditer non sans y contribuer,
en discréditant du même coup la démocratie. La « droite » persiste
bien que divisée : d’un côté, les défenseurs du petit et moyen capita¬
lisme « national », de l’autre, les exécutifs de la Trilatérale, chaque
clan avec son idéologie (en crise, bien entendu), avec sa tactique à
court et moyen terme, sans perspectives, sans connaissances (est-il
besoin de le dire ?)

7. Issue ? Sortie de crise ? Par la droite ou par la gauche ? Catastro¬


phes en chaîne ? Le pire est possible , de plus en plus probable , jamais
certain ! Les risques ? Énormes, multiples, croissants, dans tous les
sens et domaines. Seule issue favorable : l’intervention de la « base »,
l’invention de nouveaux rapports sociaux. En deçà ou au delà des par-

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tis politiques ? Bien entendu ! Cependant, du côté de la « base »
ouvrière, le stalinisme a longtemps bouché la porte; quand celle-ci
s’est entrouverte, le réformisme s’y est engouffré ! Le décalage s’accroît
de la conscience et du savoir par rapport, non pas au « réel », mais au
possible. C’est un aspect, non le moindre, de la « crise. La connaissance
et la conscience critiques risquent de se voir marginalisées, écartées
des centres, des institutions, de l’action efficace, réduites au travail
aveugle du négatif.

Encore une remarque et une interrogation, pour terminer ce bref


examen de l’horizon : les questions de politique étrangère et de stratégie
militaire ont été laissées de côté. Elles n’en ont pas moins une impor¬
tance effrayante et peut-être (sans doute !...) déterminante. Mais trop
complexes pour entrer dans des considérations abrégées et condensées.

Enfin, le moment ne vient-il pas de penser « à contre-courant » ? La


théorie en général passe pour désuète, démodée; n’est-ce pas le moment
(la conjoncture favorable) d’une démarche théorique innovante ? Le
praticisme, le pragmatisme semblent l’emporter et la pensée critique
s’éloigner ? N’est-ce pas le moment...
(avril 1983)

tbjOURD’HUI

sous-informés,
5. rue
N°Cadet
62 Informer
- - juillet-août
75439 PARIS
sur-informés
: CEDEX
1983 09

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sur Paris et la Bretagne.
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