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Alexandra Vranceanu

Quelques aventures de l’«ekphrasis»


dans la fiction contemporaine
Alexandra Vranceanu

Quelques aventures de l’«ekphrasis»


dans la fiction contemporaine

Ce livre est paru avec le support de


L’Agence Universitaire de la Francophonie

2011
Referenţi ştiinţifici: prof.univ.dr. Lidia VIANU
conf.univ.dr. Silvia PANDELESCU

Şos. Panduri, 90-92, Bucureşti – 050663; Telefon/Fax: 021.410.23.84


E-mail: editura_unibuc@yahoo.com
Internet: www.editura.unibuc.ro

Tehnoredactare computerizată: Meri Pogonariu

Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României


VRANCEANU, ALEXANDRA

Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction


contemporaine / Alexandra Vranceanu – Bucureşti:
Editura Universităţii din Bucureşti, 2011
Bibliogr.
ISBN 978-973-737-921-4

821.133.1.09
Sommaire

1. Introduction : l’ekphrasis jadis et naguère / 7

Un cas d’espèce ? La description d’image dans les romans de Jean Echenoz / 15

2. L’image stéréotypée comme référent visuel : de la Madone de


Raphaël de Balzac à la Grande blonde de Jean Echenoz / 17

La valeur de mimésis du stéréotype visuel ▪ Du lieu commun dans la


rhétorique antique aux images stéréotypées ▪ Le prototype de la jeune fille et
ses supports visuels ▪ Le rôle de l’ekphrasis dans la transformation du
tableau en image emblématique ▪ La motivation extra-visuelle. La projection
▪ L’ekphrasis stéréotypée au vingtième siècle ▪ Le collage

3. Les métamorphoses des images dans les romans de Jean Echenoz / 46

La fausse ekphrasis et la lecture de l’image ▪ Les métamorphoses de l’image ▪


Le cadrage fait le tableau ▪ Les film-stills

4. L’œuvre d’art contemporain mise à nu par ses romanciers, même / 61

Valeur esthétique et valeur marchande ▪ Qu’est-ce que l’art contemporain et


qu’est devenu l’humanisme ? ▪ La description d’art à la galerie de Ferrer. Le
collectionneur, l’artiste, le marchand ▪ Les métamorphoses de Mécène ▪ La
hantise du corps ▪ La description de l’art contemporain entre dérision et
mise en abîme

Une tendance actuelle ? Existe-t-il un genre ekphrastique contemporain ? / 91

5. L‘évolution du genre ekphrastique dans la littérature contemporaine / 93

Ekphrasis et roman. L’hybridation nécessaire : la description devient


narration ▪ L’ekphrasis structurant dans le roman contemporain ▪ Le
modèle de La galerie dans le roman ekphrastique contemporain. À peine
récit, une description plutôt ▪ Les hybrides avec les formes populaires et les
énigmes cachées dans les tableaux
6 Alexandra Vranceanu

6. Trois transpositions de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe en


romans contemporains / 117

Manet, le peintre de la modernité ▪ Le scandale Manet ▪ Le roman d’artiste


au XIXe siècle ▪ Le topos «L’atelier du peintre» ▪ Le topos de «la
compétition entre art et nature» ▪ Le topos «le peintre et son modèle» ▪
Trois études de cas ▪ Regis Descott, Obscura, une histoire de cadavre et de
peinture ▪ Debra Finnerman, Mademoiselle Victorine, «a romance» ▪ VR
Main, A Woman with no clothes on. La vision féministe : Victorine
Meurent était une artiste-peintre ▪ Serait-il possible d’oublier l’iconographie
et de regarder le tableau de Manet?

7. Le miroir de Las Meniñas et l’énigme du crime / 159

Las Meniñas et la carte au trésor ▪ Correspondances, reprises et structures


en miroir ▪ Mélanges et hybridations : culture populaire et discours critique
sur l’art. « Le miroir» de Las Meniñas et son destin dans les études
critiques ▪ Qui a tué le philosophe ? L’historien de l’art

8. L’usage de l’ekphrasis photographique dans le roman contemporain / 178

La mise en images ▪ Le plus haut degré de réalité ▪ La mise en scène du


corps et de la mort ▪ Lire la photographié ? Ecrire l’image ? ▪ L’écriture du
moi passe par la hantise du corps

9. Le voyage ekphrastique : interférences entre le verbal et le visuel


dans Le Journal indien / 198

Détruire et reconstruire. La double référence du texte ekphrastique ▪ La


lecture des signes visuels : le plastique et l’iconique ▪ La fascination pour le
non-lisible et la compétition entre peintres et poètes

10. Les musées modernes et les romans ekphrastiques / 209

Le roman ekphrastique et la mise en scène des œuvres d’art dans les musées
▪ Ekphrasis critique et invention romanesque ▪ Le roman ekphrastique et la
phantasia ▪ L’effet Méduse ou «the ekphrastic fear»

Bibliographie/225
1

Introduction :
l’ekphrasis jadis et naguère

Les études réunies dans cet ouvrage sont liées au concept


classique de l’«ekphrasis», dont le sens a fortement évolué. Le terme est
défini par les modernes comme «la description d’une œuvre d’art
réelle ou fictionnelle dans un texte littéraire», mais cette définition a
eu une histoire mouvementée, qui s’étend sur plus de deux
millénaires, car les anciens l’ont employée avec un autre sens que
celui donné par les modernes. La description d’art apparaissait déjà
dans l’Iliade ou dans les idylles de Théocrite, mais les rhéteurs
n’avaient pas inventé un nom pour ce type d’unité discursive. Traduit
en latin par descriptio, le terme ekphrasis peut être défini comme
description détaillée (Pierre Chantraine) ou comme fragment
transférable d’un discours à l’autre (Roland Barthes, Philipe Hamon)
et il occupe une position plutôt marginale dans l’ancienne rhétorique.
Le terme «ekphrasis» occupera une place plus importante dans les
manuels de rhétorique de la deuxième école sophiste, où les figures
du discours qui ont une dimension visuelle se trouvent au centre de
l’attention.
Dans les textes modernes l’ekphrasis reste jusqu'à la moitié du
XX siècle une figure mal étudiée, et c’est Leo Spitzer qui ouvre le
e

chemin des études modernes sur l’ekphrasis avec un célèbre article de


1955, où il change la définition des anciens en orientant l’attention sur
la relation entre la littérature et les arts visuels. Pour les rhéteurs
sophistes l’«ekphrasis», c'est-à-dire «la description détaillée», pouvait
8 Alexandra Vranceanu

prendre comme sujet une bataille, un jardin, ou une œuvre d’art et


faisait partie des exercices de la Progymnasmata : «L’ecphrasis est
l’exercice quasi terminal qui permet de mettre au point les deux
premiers dans l’apprentissage, le mythos et la diégésis: l’ekphrasis
apprend à développer le détail de la feinte vraisemblance qu’il
convient d’établir logiquement pour la composer en récit probant,
[…] l’un des douze «exercices préparatoires» à la pratique
d’éloquence, appelés Progymnasmata. Ceux-ci se développent pour
leur part au sein du monde hellénisé dans un contexte bien précis : il
s’agit, à la fin du Ier siècle après J-C., de synthétiser à l’usage des
impétrants orateurs l’immense somme de l’Institution oratoire que
Quintilien vient de composer, en même temps que d’enregistrer le
tournant décisif qu’est en train de subir la rhétorique avec la
stabilisation impériale – plus n’est besoin d’une éloquence judiciaire et
citoyenne, mais plutôt d’une éloquence épidictique destinée à
amplifier les vertus du Prince.» (Spica, 2004: 122)
Avec les livres intitulés Ekphraseis ou Imagines écrits par les
deux Philostrate, l’Ancien et le Jeune, et par Callistrate, qui seront
traduits par les modernes sous le titre La Galerie, le terme d’«ekphrasis»
se lie plus étroitement à la description de peinture ou de sculpture.
Les rhéteurs sophistes ne réduisaient pas la définition du terme
«ekphrasis» au domaine des arts visuels. Leo Spitzer (1955) part dans
sa définition de la formule de Théophile Gautier, «transposition
d’art», et définira l’«ekphrasis» comme la description d’une œuvre d’art
dans un texte littéraire. Fréquemment citée, la définition de Spitzer
changera le destin du nom d’«ekphrasis»1, et fera oublier la vieille
définition du terme donnée par la rhétorique sophiste.

1Pour l’influence de Spitzer sur la définition moderne de l’ekphrasis voir Vranceanu,


2010. Voir pour l’histoire du terme et pour l’histoire des recherches comparatistes
concernant les rapports entre la littérature et les arts Krieger, Claudon, Mengaldo,
Vouilloux, Bonfait, Hamon, Louvel.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 9

Certains chercheurs pensent que l’usage du terme «ekphrasis»


pour des descriptions d’art dans des textes modernes est abusif
(Vouilloux, 2004), mais la plupart trouvent que cette définition est
utile (Heffernan, 1991, 1993) (Clüver, Watson, 1989) car, grâce à ce
terme on arrive à analyser plus facilement le grand nombre de fictions
qui emploient la description d’art. Ma démarche est basée sur ces
dernières contributions théoriques et j’utiliserai le terme ekphrasis dans
son acception moderne, post-spitzerienne, défini comme «la
description des œuvres d’art dans des textes de fiction». Mais si j’ai
intitulé ce volume Quelques aventures de l’«ekphrasis» c’est pour
souligner que l’ekphrasis, chez les modernes, n’est ni tout à fait la
même que chez les anciens ni tout à fait une autre. Suivant la
suggestion de Leo Spitzer, je partirai de l’idée que, sous une forme
différente, mais reconnaissable, le terme peut être utilisé dans les
textes littéraires contemporains.
La description d’art apparaît souvent dans la littérature
moderne et contemporaine et la culture française joue un rôle essentiel
dans la redécouverte moderne de l’ekphrasis. Les Salons de Diderot ont
eu une grande influence sur le roman européen (Labarthe-Postel,
2002, Mengaldo, 2005, Vouilloux, 1994) et les descriptions
narrativisées de Diderot ont intégré l’ekphrasis parmi les topoï préférés
par beaucoup de romanciers. Un grand amateur de peinture, Balzac
utilise des œuvres d’art comme point de départ pour faire le portrait
de ses personnages et son art descriptif donne une nouvelle
dimension à l’ekphrasis moderne. C’est pourquoi ce volume s’ouvre
sur une étude qui fait référence à Balzac, le seul écrivain qui ne soit
pas contemporain parmi mes études de cas. Toutes les autres analyses
s’arrêtent exclusivement sur des textes très récents, mais si j’ai accordé
cette place centrale à Balzac, c’est parce que je pense que, plus encore
que Diderot, il peut être considéré comme un fondateur dans l’histoire
du genre ekphrastique moderne.
10 Alexandra Vranceanu

Les trois premières études de ce volume sont réunies sous le


titre : Un cas d’espèce ? La description d’image dans les romans de Jean
Echenoz, et envisagent les rôles joués par l’ekphrasis dans l’œuvre de
cet écrivain. La première étude s’arrête sur le rôle des descriptions
d’images stéréotypées dans la genèse des portraits féminins : les
madones de Raphaël dans les romans de Balzac et les «grandes
blondes» cinématographiques dans le roman de Jean Echenoz intitulé
Les grandes blondes. L’analyse des romans d’Echenoz permet de suivre
les changements de l’ekphrasis dans le roman contemporain surtout au
niveau de la référence ekphrastique. Dans ses romans, on rencontre
souvent des descriptions de peinture, mais aussi des références à l’art
contemporain, dans ses différentes manifestations, ou à l’art
cinématographique. Cette question est au cœur de la deuxième étude
de cet ouvrage. J’y analyse une particularité de l’ekphrasis
echenozienne, la métamorphose des images décrites, «trompant» le
lecteur, qui commence par lire la description d’un tableau pour
comprendre ensuite qu’il s’agit en fait d’un film ou d’une bande
dessinée. L’originalité de l’ekphrasis d’Echenoz réside dans cette
technique qui joue sur les frontières presque invisibles entre la
description d’un tableau et celle de la scène d’un film à l’intérieur
d’un texte littéraire. La troisième étude répond à une question
concernant l’histoire du terme de l’«ekphrasis». Née dans la rhétorique
antique d’un parentage avec l’encomion, l’ekphrasis prenait comme
référent une image admirable et admirée par le descripteur. Michel
Riffaterre (1994) arrive même à considérer que la valeur de louange
soit parmi les traits définitoires de l’ekphrasis. Mais depuis «la mort de
l’art» (Danto, 1997) avec les Avant-gardes, l’ekphrasis subira un
changement profond et l’encomion sera remplacé par l’ironie dans des
romans comme Plateforme de Michel Houellebecq ou Je m’en vais de
Jean Echenoz. J’ai analysé quelques exemples d’ekphrasis ironique
pour voir si la figure y joue les mêmes rôles dans le texte qu’autrefois2.

2 Ces trois études sont le résultat de mes recherches sur l’expression contemporaine
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 11

La deuxième partie du volume explore une tendance actuelle,


l’apparition d’un grand nombre de romans inspirés par des œuvres
d’art. Après un chapitre (5), qui présente quelques repères historiques
et typologiques concernant ce genre de texte, les autres chapitres
envisagent plusieurs études de cas, et essaient de répondre à la
question : existe-t-il un genre ekphrastique contemporain ? La
différence essentielle entre l’ekphrasis et le genre ekphrastique
consiste surtout dans le rôle occupé par la description d’art dans le
texte littéraire. Si chez Balzac, Houellebecq ou Echenoz la description
d’art apparaît comme une parenthèse au rôle explicatif ou
symbolique, dans L’usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie ou
dans Le journal indien de Lucette Desvignes, l’ekphrasis prend la place
centrale, aussi bien du point de vue de la structure du texte, que du
point de vue de sa signification. Certains textes ekphrastiques sont
hybrides, comme Le journal indien de Lucette Desvignes, qui réunit
dans le même volume les poèmes et les aquarelles qui les ont inspirés
(objet de discussion dans le chapitre 9), ou L’usage de la photo, structuré
comme une «galerie» de photos accompagnées de leurs descriptions
(objet d’analyse dans le chapitre 10). L’usage de la photo et Le journal
indien s’inscrivent dans le genre ekphrastique, genre littéraire mineur
dont les premières manifestations sont constituées par les recueils de
descriptions écrits entre la fin du IIe et le début du IIIe siècle par
Philostrate et Callistrate, intitulés Imagines en latin et Eikones ou
Ekphraseis en grec.
La capacité d’hybrider plusieurs types de discours, était
depuis la deuxième rhétorique, une propriété de l’ekphrasis, comme le
souligne Roland Barthes dans son interprétation de l’étymologie du
terme : «l’ekphrasis est un fragment anthologique, transférable d’un
discours a l’autre : c’est une description réglée de lieux, de
personnages (origine des topoï du Moyen Age).» (Barthes, 1994, 132)

auprès du groupe «Texte-Intertexte» du CIEREC de l’Université Jean Monnet, Saint


Etienne, groupe coordonné par le prof. Jean-Bernard Vray entre 2002 et 2005.
12 Alexandra Vranceanu

Cette capacité d’hybrider divers types de discours se manifeste dans


le roman contemporain par des mélanges très réussis entre, d’une
part, des descriptions d’art et d’autre part, des romans historiques,
des intrigues policières ou des romances. Le résultat semble beaucoup
plaire aux lecteurs contemporains, puisque les romans ekphrastiques
sont devenus des best-sellers et la formule narrative à base de
description d'art s’est globalisée.
J’ai choisi comme études de cas quelques exemples de romans
contemporains inspirés par des peintures célèbres en me basant sur
des critères simples : j’ai pris des best-sellers, des livres qui ont été
traduits et qui ont reçu des prix littéraires. Ces signes du succès sont
importants parce qu’ils montrent comment un genre littéraire réservé
auparavant aux lecteurs cultivés s’est désormais transformé en
«distraction» chez les lecteurs contemporains. Mes études de cas sont
des romans parus durant ces dix dernières années et j’ai cherché à
identifier leurs points communs en les analysant sous différents
aspects.
Sans vouloir établir une typologie définitive du roman
ekphrastique contemporain, j’ai esquissé dans le chapitre 5 une
définition, comme hypothèse de travail : un roman ekphrastique est un
texte structuré autour de la description d’une œuvre d’art, un texte qu’on ne
pourrait pas concevoir en dehors de l’ekphrasis, à qui l’ekphrasis donne la
signification, le sujet, le thème, la structure, parfois même le titre et les
personnages. Plusieurs de ces caractéristiques devraient être trouvées dans
un roman pour qu’il puisse être intégré dans le genre ekphrastique.
Travaillant sur un corpus limité, j’ai investigué au niveau de la
structure, des thèmes, et de leur source d’inspiration plastique
quelques textes ekphrastiques, principalement des récits. La première
question que je me suis posée était liée à la tradition littéraire d’un tel
genre, et ensuite, en procédant à une analyse synchronique, j’ai
identifié deux modèles narratifs que j’ai essayé de distinguer en les
mettant en parallèle avec les récits classiques qui ont donné naissance
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 13

au genre ekphrastique, La Galerie de Philostrate et Daphnis et Chloé de


Longus. La première famille de récits ekphrastiques privilégie la
description, le beau style dans la tradition maniériste et les références
plastiques non stéréotypées, voire avant-gardistes. La deuxième
famille privilégie le suspense, les jeux d’énigmes, les explications
d’images et hybride des formules narratives stables, comme le
romance, le roman policier, le roman d’aventures et choisit des
peintures célèbres comme source d’inspiration.
Dans le chapitre 6 j’ai mis en parallèle trois romans qui
trouvent leur source d’inspiration dans les toiles les plus célèbres de
Manet, l’Olympia et le Déjeuner sur l’herbe. Dans ce chapitre j’ai utilisé
comme méthode la topologie d’Ernst R. Curtius, et j’ai suivi l’évolution
de trois topoï définitoires pour le genre ekphrastique : «l’atelier du
peintre», «le peintre et son modèle» et «la compétition entre art et
nature». Dans le chapitre sept j’ai examiné un roman ekphrastique
policier, L’invidia di Velasquez de Fabio Bussotti, qui utilise la
composition plastique énigmatique de Las Meniñas et les nombreuses
interprétations données par les historiens d’art pour inventer l’histoire
d’un crime. Enfin, dans le dernier chapitre, j’ai analysé en parallèle
deux romans, Le tableau du maître flamand d’Arturo Perez Reverte et La
princesse de Mantoue de Marie Ferranti, pour mettre en lumière le rôle
de la source d’inspiration picturale dans la genèse du roman.
Il y a deux éléments récurrents dans les études qui composent
la deuxième partie de cet ouvrage. Le plus important c’est d’abord la
recherche de l’évolution d’un topos, l’ekphrasis, qui semble occuper
dans la littérature contemporaine une place de choix. Sans en faire une
analyse diachronique, j’ai essayé de montrer le mieux possible
comment des thèmes ou des procédés employés par les écrivains
contemporains trouvent leur inspiration dans par des textes
classiques, comme La Galerie de Philostrate, Les Pastorales de Longus
ou L’Œuvre de Zola. Un autre élément commun, c’est l’investigation
des relations crées entre des textes ekphrastiques et les tendances les
14 Alexandra Vranceanu

plus récentes dans le domaine de l’art. Car il est impossible


d’interpréter ce genre de texte sans faire référence à l’histoire de l’art,
surtout parce que très souvent des écrivains comme Fabio Bussotti
(chapitre 7) ou Régis Descott (chapitre 6) construisent l’intrigue de
leurs romans sur une riche base documentaire faite d’articles
d’histoire de l’art. J’ai essayé de trouver des clés de lecture pour ces
romans dans l’intertexte produit par cette bibliographie critique
(chapitres 6, 7, 8 et 10). Par exemple, Fabio Bussotti invente un roman
policier dont on trouve la clé en lisant les interprétations de Michel
Foucault et de George Kubler sur Las Meniñas, tandis que Régis
Descott invente un personnage dont les crimes rappellent tantôt
l’article de Baudelaire sur le public moderne et la photographie, tantôt
l’essai de Benjamin sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique. Ces jeux intellectuels sont pourtant cachés derrière une
intrigue accessible et séduisante, qui conduit le lecteur impatient vers
la solution du crime à travers une herméneutique picturale bien
documentée. L’association entre l’intrigue accessible et la
documentation rappellent deux repères, dont le premier est le roman
historique et le deuxième la culture postmoderne.
Cet ouvrage est le résultat de plusieurs années de recherche,
un travail commencé quand j’enseignais à l’Université «Jean Monnet»
de Saint-Etienne, et que j’ai poursuivi à l’occasion des cours donnés
dans le cadre du programme de Master 2 de théorie littéraire et
littérature comparée de l’Université de Bucarest. J’ai ensuite eu la
chance d’effectuer un stage de recherche à l’Université de Paris Est
Val de Marne auprès du professeur Francis Claudon. Mon travail a pu
être mené au terme grâce à une bourse postdoctorale qui m’a été
attribuée par l’Agence Universitaire de la Francophonie, et qui m’a
permis de travailler à l’Université Paris Est Val de Marne sous la
direction précieuse et généreuse du professeur Francis Claudon. Je
tiens aussi à remercier monsieur le professeur Alain Vuillemin et
madame le professeur Marie-Emmanuelle Plagnol, dont les conseils et
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 15

suggestions m’ont beaucoup aidée. Je voudrais remercier à Yolande


Stiennon pour l’attention avec laquelle elle a lu mon manuscrit.
Une partie des analyses publiées ici sont basées sur des
recherches présentées à des colloques, ou qui ont été publiées dans
des revues, mais qui pour la réalisation de cet ouvrage ont été
entièrement retravaillées et restructurées.
Un cas d’espèce ? La description d’image
dans les romans de Jean Echenoz
2

L’image stéréotypée comme référent visuel :


de la madone de Raphaël de Balzac
à la grande blonde de Jean Echenoz1

La description d’art introduit une rupture dans le texte


narratif. On pourrait considérer l’ekphrasis semblable, jusqu’à un
certain point, à la métaphore ou à la comparaison, dans le sens où il
s’agit de comparer un personnage, un espace ou une scène à une
œuvre d’art. Tamar Yacobi définit l’ekphrasis comme une figure
semblable à la comparaison: «Like the simile, ekphrasis entails a
relation between domains - a representational one at that - with a
fundamental variance in both the domains and their relation» (Yacobi,
1997, 36). Mais la différence essentielle entre une comparaison et une
ekphrasis est que la deuxième ouvre une fenêtre vers un autre monde,
la peinture ou la sculpture, et demande aussi l’accès à un autre code.
Dans une ekphrasis, le terme comparant se manifeste dans un langage
non verbal et il est potentiellement inconnu au lecteur, qui n’a peut-
être pas vu le tableau décrit par l’écrivain, s’il s’agit d’une œuvre
réelle. L’écrivain peut faire référence à une œuvre d’art ou ajouter une
description verbale plus ou moins détaillée de l’image citée ; c’est ce
qui différencie l’ekphrasis moderne de l’ekphrasis ancienne : car si dans
la rhétorique antique la description détaillée d’une œuvre d’art
substituait celle-ci par sa force expressive, les écrivains modernes,
comme Balzac, se limiteront à une simple mention du titre d’un

1 Une forme préliminaire de cet article a été publiée dans Vranceanu, 2004.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 19

tableau. Là où le rhéteur antique utilisait toute sa force expressive


pour faire revivre à l’aide de ses paroles une peinture ou une
sculpture, l’écrivain moderne utilise les représentations artistiques
comme illustrations in absentia. Il suffit de comparer le bouclier
d’Achille, qui n’a existé que grâce à la description du poète
homérique, à une référence balzacienne à la Venus de Milo ou aux
Madones de Raphaël. On pourrait se demander si cette simple
mention peut être encore considérée comme une ekphrasis, vu que les
différences entre une ekphrasis de Virgile et une référence à l’art dans
un roman du XIXe siècle sont plus nombreuses que les ressemblances.
Les chercheurs donnent des réponses diverses à cette
question, selon leur rapport avec le monde antique et sa terminologie.
D’une part, on pourrait considérer avec Bernard Vouilloux, que
l’usage du terme ekphrasis pour les descriptions d’art dans les romans
du XIXe siècle est «doublement contestable : il réduit abusivement
l’ekphrasis à la seule description des œuvres d’art et il l’étend indûment
aux littératures modernes. L’ekphrasis ne peut être dissociée ni du
corpus rhétorique qui en a pris en charge la théorisation, ni des
pratiques littéraires que ce corpus présuppose, accompagne ou
fonde.» (Vouilloux, 2004, 154) On pourrait, par contre, accepter les
propos de Léo Spitzer qui définit fermement ce topos comme «the
genre, known to Occidental literature from Homer and Theocritus to
the Parnassians and Rilke, of the ekphrasis, the poetic description of a
pictorial or sculptural work of art, which description implies, in the
words of Théophile Gautier, "une transposition d'art," the
reproduction through the medium of words of sensuously perceptible
objets d’art (ut pictura poesis).» (Spitzer, 1955, 206-207). La critique
britannique et américaine a suivi la définition proposée par l’influent
Léo Spitzer et une grande bibliographie dédiée à un corpus de
littérature moderne utilise le terme ekphrasis pour parler de
descriptions, plus ou moins détaillées, d’art, en prose ou en poésie,
20 Alexandra Vranceanu

avec un référent réel ou imaginaire. James Heffernan défend l’usage


de ce terme dans un article théorique, «Ekphrasis and Representation»
(1991) qui précède de deux ans un livre (Heffernan, 1993) où il fait une
présentation diachronique de textes ekphrastiques de Homère à
Ashbery: «ekphrasis designates a literary mode, and it is difficult if not
impossible to talk about a literary mode unless we can agree on what
to name it.» (Heffernan, 1991, 299). Acceptons cette hypothèse de
travail, en soulignant qu’il y a d’énormes différences entre la
description d’art telle qu’elle apparait chez Longus ou Virgile et les
références à l’art faites par les modernes.
De nombreuses raisons expliquent le changement qui s’est
avéré dans la façon de décrire l’œuvre d’art. À partir de la fin du
XVIIIe siècle des gravures reproduisent les tableaux les plus appréciés,
ce qui permet à l’écrivain de faire mention de certains noms, comme
Raphaël, sachant que ses lecteurs les connaissent. Au lieu de recréer
entièrement le tableau à l’aide de ses paroles, l’écrivain peut se limiter
à citer un nom ou un titre2, comme on le fait avec un texte. La
reproduction des œuvres d’art apparaît seulement dans des cas
exceptionnels à coté du texte et c’est alors le lecteur qui doit trouver la
référence plastique utilisée. Par le transfert intersémiotique de
l’ekphrasis, le tableau cité devient une illustration in absentia qui
pourrait s’ajouter au discours après la lecture du texte si le lecteur est
assez curieux pour la chercher. Parfois les écrivains citent une école de
peinture, un style pictural ou un artiste sans donner le titre du
tableau ; dans ce cas, le nom du peintre ou du style jouera le rôle d’un
type visuel, dans le sens où il s’agit d’une synthèse de signification.
Dans ce cas aussi le concept cité (par exemple, Raphael, Michel-Ange,

2 B. Bosredon observe dans Les titres des tableaux. Une pragmatique de l’identification (1997)
que les titres des tableaux, attribués souvent par les propriétaires des galeries, les
critiques ou par les commerçants d’art leur donnent une identité. La force des titres de
tableaux est telle qu’on ne pourrait pas communiquer à ce sujet sans accepter la
codification proposée par eux.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 21

nature morte, paysage, nu) devrait se trouver dans le répertoire du


lecteur3 pour être compris.
Les écrivains réalistes qui utilisent l’ekphrasis pour renforcer le
caractère mimétique du texte ajoutent souvent au titre de l’œuvre
d’art cité une brève description verbale qui remplace l’image absente,
car beaucoup de lecteurs se contenteront de lire, sans aller au musée,
sans chercher un album de reproductions 4. Voilà pourquoi une
parenthèse ekphrastique peut être considérée une rupture dans le fil
d’un récit et, au lieu d’illuminer le lecteur elle peut, au contraire,
obscurcir la signification du texte. Dans leur recherche à établir une
typologie humaine, les romanciers modernes utiliseront parfois la
référence aux œuvres d’art pour peindre les portraits des personnages
et la citation visuelle sera liée au désir de faire voir au lecteur jusqu’au
dernier détail l’action du roman et à quoi ressemblent les
personnages.
C’est probablement pour cette raison que des écrivains
comme Balzac ou Fielding citeront plutôt des images très connues, des
types visuels de valeur reconnue. L’ekphrasis est rencontrée moins
souvent que la comparaison ou la métaphore dans les textes littéraires
parce que l’histoire des arts est moins connue et que l’écrivain risque
de contrarier son lecteur s’il donne une place trop importante dans
l’économie de son texte à une parenthèse visuelle. Voilà pourquoi les
romanciers réalistes du 18e et du 19e siècle choisissent souvent des
images stéréotypées.

3 J’utilise le terme répertoire dans le sens d’ensemble codifié de types visuels. Le répertoire
serait la somme de ces types visuels qui nous permettent de reconnaitre les signes
visuels. Ces concepts sont proposés pour l’analyse rhétorique des signes visuels par le
Groupe μ (1992).
4 Il faudrait signaler l’apparition de plusieurs albums qui rassemblent les tableaux

préférés et décrits dans leurs œuvres littéraires par les grands écrivains français. Voir
sur Balzac l’album de Mimouni (1999) et celui de Pitt-Rivers (1993) et pour Stendhal
celui coordonné par Fernandez (1995). Voir aussi Malraux (1965).
22 Alexandra Vranceanu

Je voudrais étudier dans ce chapitre deux exemples d’ekphrasis


qui prennent comme sujet des images très connues : dans le premier
cas il s’agit de la citation constante des madones de Raphaël chez Balzac
tandis que dans le deuxième il s’agit de l’emploi du cliché
cinématographique de la grande blonde dans les romans de Jean
Echenoz. Balzac et Echenoz utilisent la référence à ces images
stéréotypées de femmes pour peindre le portrait de leurs personnages
féminins et, malgré les différences qui existent entre ces deux auteurs,
l’analyse comparée de ces références aux images stéréotypées peut
donner une idée sur les changements subis par l’ekphrasis dans la
littérature contemporaine.
La motivation du choix d’une image stéréotypée pour décrire
un personnage est liée au fait que le statut de modèle de beauté des
vierges de Raphaël et des grandes blondes cinématographiques leur
confère une certaine autonomie, une valeur en soi, qui est
transmissible au texte littéraire. Le rapport texte – image devient très
complexe, car il s’agit d’un échange socialisé. Par rapport aux autres
types d’ekphraseis, la citation d’une image de valeur acceptée et
reconnue par beaucoup de personnes ajoute des traits particuliers non
visuels et non littéraires : au code verbal et au code visuel s’ajoute le
code social.

1. La valeur de mimésis du stéréotype visuel.

Dès son apparition dans l’épopée d’Homère ou de Virgile et


ensuite dans les romans grecs et latins, la référence à l’art occupe une
place particulière dans la construction épique. L’ekphrasis est un topos
qui appartient au genre descriptif et elle introduit une dimension
particulière : au lieu de décrire un paysage ou l’aspect d’un
personnage, l’écrivain cite une image, qui est nommée par son titre et
son auteur. La description de la réalité se fait donc par l’intermède
d’un autre art qui, à son tour, représente une autre réalité dans un
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 23

autre code, ce qui fait de l’ekphrasis la représentation d’une


représentation (Heffernan, 1991, 1993).
Les romanciers réalistes, Fielding ou Balzac, choisiront des
images appréciées par leurs lecteurs potentiels comme, par exemple,
la peinture de Raphaël ou le statuaire grec. Deux autres facteurs ont
contribué à l’éducation visuelle des lecteurs du 19 e siècle : le
développement de la lithographie et l’ouverture des musées. L’accès
au Louvre, l’ouverture des galeries de Versailles et les Salons de
peinture contemporaine permettent aux masses populaires de
connaître des œuvres d’art qui étaient avant réservées aux
connaisseurs. Ces évènements ont eu un rôle essentiel dans la
redécouverte de l’ekphrasis par les écrivains réalistes.
Les madones de Raphaël occupent une place de choix dans le
musée verbal de Balzac5, elles sont citées à plusieurs reprises et
chaque fois avec beaucoup d’admiration. S’agit-il d’une préférence
esthétique de Balzac pour la beauté des femmes de Raphaël, de
l’intérêt pour le sujet (la madone avec les connotations religieuses et
morales attachées à ce type visuel), du goût pour le style pictural de la
Renaissance italienne, ou de l’admiration pour la valeur esthétique
des peintures de Raphaël ? Balzac cite souvent Raphaël quand il fait le
portrait d’une jeune fille et il exprime ouvertement son admiration
pour le grand nombre de types de femmes que le peintre italien a su
représenter. Il semblerait que l’écrivain prend le peintre comme
modèle et cherche à faire dans ses romans autant de portraits féminins
de la valeur de ceux de Raphaël. D’ailleurs Balzac utilise souvent la
figure rhétorique de la description négative en affirmant qu’il n’est pas
capable de décrire un personnage et que seul un peintre pourrait le

5Voir Balzac et la peinture, catalogue de l’exposition, 1999. Au sujet des codes culturels et
idéologiques qui se trouvent à la base de la référence ekphrastique voir Vouilloux, 1992.
24 Alexandra Vranceanu

faire. Sous l’effet de ce topos Balzac remplacera souvent le verbe décrire


par le verbe voir 6 ou peindre.

2. Du lieu commun dans la rhétorique antique aux images


stéréotypées.

Les rapports entre image stéréotypée et ekphrasis ne peuvent


pas être expliquées uniquement par les moyens de la sémiotique ou
de l’histoire de la culture. Il existe une raison encore plus forte de
décrire des images très connues et cela vient de l’héritage classique de
l’ekphrasis. L’ekphrasis est un topos qui connaît une certaine
indépendance par rapport au texte où elle apparaît, ce qui fait qu’elle
passe facilement d’un texte à l’autre (Barthes, 1994, 70). Le préfixe ek
connait diverses interprétations7, mais pour Roland Barthes et Phillipe
Hamon8, ek signifie séparable, détachable, tandis que phrasis désigne
«action exprimée en paroles», «élocution», «discours». L’ekphrasis est
une unité syntagmatique intermédiaire et «déjà, chez les rhéteurs, elle
se situe dans un type de discours reposant sur le fragment : il s’agit de
la declamatio, improvisation réglée sur un thème, discours sans but
persuasif.» (Labarthe-Postel, 2002, 44).
Cette liberté de mouvement de l’ekphrasis, explicite dès l’Iliade,
fait que certains morceaux apparaissent dans plusieurs types de
textes, comme l’épopée, l’idylle ou le roman. Dire que l’ekphrasis était
un topos, un lieu, dans la rhétorique classique est dire qu’il faut le
définir comme un stéréotype logico-discursif qui peut jouer le rôle de
preuve dans un discours. Dans une rhétorique conçue

6Voir une analyse détaillée dans Van Rossum-Guyon, 2002.


7 Voir une analyse de diverses étymologies du terme dans Labarthe-Postel, 2002, 22 et
aussi Molinié, 1992, 121.
8 Hamon, 1991, 7-9, voir aussi la définition du terme description dans Aron, Saint

Jacques, Viala, 2002.


Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 25

traditionnellement comme un art de la persuasion l’ekphrasis trouvera


sa place dans un ensemble plus vaste, appelé la topique. La topique
est la partie du discours la plus codifiée et dans la rhétorique classique
l’ekphrasis était réservée au discours épidictique, qui permettait au
rhéteur de louer ou déprécier un personnage et où elle jouait le rôle de
preuve. C’est avec ce rôle de preuve qu’Aristote utilisera des
références à la peinture dans sa Poétique, pour mieux expliquer le
fonctionnement de la tragédie ou le concept de mimesis. Dès le début,
l’ekphrasis d’art a une structure facilement reconnaissable dans un
discours, et cette structure sera codifiée ensuite par les écrivains, qui
préféreront reprendre les même topoï au lieu de décrire des œuvres
d’art. Par exemple la description des paysages, analysée par Curtius
(1991) sous le nom de locus amoenus, deviendra un topos strictement
codifié ; dans ce cas ce n’est pas l’originalité de l’auteur qui compte,
mais sa culture, sa manière de faire référence à la tradition littéraire.
Ce réseau de lieux communs passera dans la littérature de la
Renaissance et du Maniérisme et donnera une identité forte à la
littérature européenne (voir Curtius, 1991).
La circulation des topoï qui ont comme sujet des descriptions
faites par les auteurs classiques plutôt que l’habitude de décrire des
œuvres d’art mènera à la formation d’un ensemble codifié de
stéréotypes qui parcourent les textes littéraires. Dans ces références
plutôt littéraires que visuelles les noms de Phidias ou Praxitèle, de
Venus ou de Diane reviennent souvent. Au XVIIIe siècle, les écrivains
reprendront ces citations pour faire le portrait des personnages et
ajouteront, peu à peu des noms d’artistes de la Renaissance italienne.
La fréquence avec laquelle apparaissent dans les textes littéraires, de
Pétrone à Fielding, des références aux statues de Phidias ou Praxitèle
pour décrire la beauté d’un personnage féminin montre que la force
26 Alexandra Vranceanu

d’une image stéréotypée provient plutôt de la codification d’un topos


que de la connaissance de l’art. À la base des ekphraseis qui prennent
comme référence une image très connue se trouve, implicitement, la
rhétorique classique.

3. Le prototype de la jeune fille et ses supports visuels.

Dans La maison du Chat-qui-pelote l’ekphrasis joue un rôle


central. De retour de Rome9, où il avait étudié la peinture de la
Renaissance italienne, le jeune peintre10 Sommervieux entrevoit à la
fenêtre d’une maison bourgeoise une jeune fille qui ressemble aux
madones de Raphaël : «La figure d’une jeune fille, fraîche comme un
de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux, se montra
couronnée d’une ruche en mousseline froissée qui donnait à cette tête
un air d’innocence admirable. Quoique couverts d’une étoffe brune,
son cou, ses épaules s’apercevaient, grâce à des légers interstices
ménagés par les mouvements du sommeil. Aucune expression de
contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, ni le calme de ces yeux
immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël :
c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues
proverbiales. Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse
des joues de cette figure, sur laquelle le sommeil avait mis comme en
relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre
massive aux contours grossiers, dont l’appui était noir.» (Balzac,
1976, 43)
Le jeune artiste tombe amoureux d’elle, la peint, expose les
tableaux au Salon où il remporte un grand succès. Devenu riche et

9 Pour le rôle occupé par le «mirage italien» dans l’imaginaire du 19 e siècle voir
Claudon, 1986, 27-32.
10 Voir pour l’image du peintre dans les romans de Balzac Labarthe-Postel, 2002, 139-187

et Vouilloux, 2004, 73-89.


Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 27

célèbre, Sommervieux épouse la jeune fille, mais, déçu par son


éducation bourgeoise et son manque de charme en intimité, il la
trompe et l’abandonne. Dans un effort désespéré pour récupérer son
mari, l’innocente Augustine Sommervieux rend visite à sa rivale, qui,
émue, lui rend le célèbre portrait, qu’elle avait demandé au peintre. La
femme du peintre se retrouve donc avec ce double peint d’elle-même,
le tableau qui avait fait la fortune de Sommervieux, et qui était la
source même de l’amour du peintre pour son modèle. Mais
Augustine, incapable d’utiliser cette image d’elle pour séduire à
nouveau son mari, ne fait qu’attirer la fureur de Sommervieux, qui
détruit la peinture. La mort d’Augustine suit de peu la destruction du
tableau. La technique ekphrastique employée dans La maison du Chat-
qui-pelote est très complexe, car il y a plusieurs types de références
visuelles : la description d’Augustine, comparée aux madones de
Raphaël, l’intérieur du magasin Chat-qui-pelote, comparé à un tableau
de genre à la manière hollandaise et la référence aux tableaux de
Sommervieux. Les premières pages de ce roman ne sont qu’une très
longue ekphrasis. La description du magasin La maison du Chat-qui-
pelote se lit comme un tableau, car il s’agit en fait de la description du
tableau peint par Sommervieux11.
Il est évident que dans cette histoire la seule motivation de
l’amour de Sommervieux pour Augustine est la ressemblance de la
jeune fille avec une madone de Raphaël. Le jeune peintre veut
posséder Augustine comme le cousin Pons voudra posséder sa
collection d’œuvres d’art. C’est un regard d’artiste et de collectionneur12
en même temps que Sommervieux pose sur la jeune fille, devenue le
modèle futur objet d’art. Le peintre tombe amoureux d’elle comme,
dans Un amour de Swann, Swann trouvera belle Odette parce qu’elle

11 Très belle interprétation de cette technique dans Bonnard, 1969.


12 Pour le thème/topos de la collection voir Vouilloux, 2001.
28 Alexandra Vranceanu

ressemble à la Séphora de Botticelli. L’artiste fait un transfert de


signification et de valeur qui coûtera à Augustine son bonheur et sa
vie : Sommervieux pense que la beauté d’Augustine est une valeur
absolue qui peut être, par simple re-présentation, transmise à sa toile.
Mais, mise à part sa ressemblance avec un prototype féminin
raphaélesque, Augustine n’a aucune valeur pour Sommervieux.
Toute ekphrasis est la lecture d’une image et, en décrivant
l’image, l’écrivain la trahit par son interprétation. Balzac voit la grâce
et la tranquillité comme des connotations essentielles des vierges de
Raphaël13, et quand il fait référence à l’artiste, il projette sur son
personnage ces traits de caractère. Roland Barthes pensait que chaque
fois que Balzac invoquait le nom de Raphaël, c’était pour signifier la
Beauté (Barthes, 1970, 40), et il est vrai que dans les propos de Balzac
on sent une admiration sans réserve : «Ces vierges devenues
proverbiales». Michel Riffaterre observait que l’ekphrasis est associée à
une laudatio : «variété de l’encomium, elle se fait un blason de l’œuvre
picturale» (Riffaterre, 1994, 212). En voyant dans l’ekphrasis moderne
une citation visuelle plutôt qu’une description, on souligne sa valeur de
repère, puisqu’on cite ce qui a une valeur reconnue, ce qui est
remarquable. L’ekphrasis joue dans ce cas le rôle d’un argument
d’autorité.
Une image classique dans le sens étymologique du terme
possède plusieurs valeurs : derrière le mot Raphaël se cache un concept

13 «La part occupée par la peinture dans l’imaginaire balzacien tient pour une bonne
part à des raisons historiques. Le XIXe siècle voit les débuts de la démocratisation de
l’accès à l’art. Sous la monarchie de Juillet, on peut visiter le Louvre, se rendre aux
Salons qui présentent chaque année les œuvres des auteurs confirmés. Les galeries de
Versailles ouvrent leurs portes. Mais surtout, un procédé technique nouveau va
permettre de découvrir des reproductions d’œuvres difficiles d’accès. Il s’agit de la
lithographie. Inventée en 1796 par le Munichois Alois Senefelder, cette technique est
popularisée en France à partir de 1815 grâce au comte de Lasterye et à Engelmann, qui
signe bon nombre des lithographies des Voyages pittoresques et romantiques dans
l’ancienne France de Nodier, Taylor et Cailleux. » (Mimouni, 1999, 46).
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 29

complexe, qui est premièrement visuel, mais qui n’est pas uniquement
visuel. Les sujets des tableaux choisis jouent un rôle essentiel car, en
privilégiant les madones, Balzac ajoute à sa citation toutes les
connotations religieuses et morales liées à ce sujet. L’œuvre de
Raphaël prend la place d’un lieu commun et d’ailleurs les anciens
rhéteurs voyaient l’ekphrasis comme « un fragment anthologique»
(Barthes, 1994, 132).
Citer un tableau qui a comme sujet une sainte vierge est déjà
une ekphrasis puissante, puisque dans ces mots le lecteur voit un type
pictural très connu, peut-être même le plus connu. Les traits
physiques de la femme représentée dans un tableau qui porte ce titre
ne comptent plus, la force du titre est déjà grande. Entre la citation par
Balzac d’une Madone de Raphaël et le tableau s’interpose un réseau
de significations codifiées et de lieux communs. Michel Riffaterre
observe que « S’il est vrai qu’entre l’ekphrasis et le tableau qu’elle est
censée reproduire s’interpose un écran de lieux communs, les
systèmes descriptifs qu’elle mobilise, détournés de toute
représentation objective, sont déjà transformés en codes reflétant des
interprétations préconçues ou dictées par un a priori, par un télos
générique de l’écriture ekphrastique en soi, par les exigences du
genre.» (Riffaterre, 1994, 220)
Le mot Raphaël, vu par Balzac comme « le plus religieux des
peintres », fait penser à toute l’autorité et à toutes les légendes de
l’artiste aimé par les papes et qui a décoré le Vatican 14. Ce nom dénote
alors une autorité esthétique et religieuse à la fois. Il ne faut pas
oublier que la Renaissance italienne est investie à l’époque de Balzac
d’une forte valeur de modèle : c’est l’époque où les peintres sont
influencés par les règles de l’Académie, Les peintres de la Renaissance
italienne, qui ont découvert les règles de la mimésis en peinture, sont
pour Balzac, lui-même préoccupé par la représentation de la réalité,

14 Sur le rôle des peintures de Raphaël chez Balzac voir aussi Lathers, 1988.
30 Alexandra Vranceanu

des maîtres à suivre. Pour synthétiser, l’ekphrasis qui prend comme


sujet les vierges de Raphaël se construit sur plusieurs niveaux de
signification : le titre – même imprécis, dans le sens où il renvoie à une
catégorie de tableaux et non à une œuvre particulière, fait référence à
la religion et à l’image sacrée. On pourrait ajouter à ces valeurs
l’autorité de l’école de peinture de la Renaissance italienne, comme
marque stylistique d’un art qui a su découvrir et utiliser les règles de
la mimesis visuelle. La valeur esthétique des modèles de Raphaël n’est
pas son importance, car « la grâce et la tranquillité » que lit Balzac
dans ces tableaux sont les caractéristiques d’un certain modèle de
beauté féminine, qui a une valeur pérenne.
Toutes ces connotations donnent à l’ekphrasis la force du
stéréotype, force qui sera employée pour peindre les portraits
balzaciens. Balzac utilise ces images ayant un contenu idéologique,
comme des illustrations, comme aide et support pour sa typologie
humaine ; il suit d’ailleurs le même parcours que les peintres de la
Renaissance qui, avant d’inscrire les personnages de l’histoire peinte,
préparaient avec beaucoup de soin l’espace qui allait les contenir.
L’ekphrasis fait partie de ces préparations, car il souligne l’aspect
vraisemblable du texte et le stéréotype visuel vient renforcer les
liaisons entre physionomie et caractère. Il semblerait que Balzac utilise
tous les moyens qui peuvent servir son but, pour remplir son propre
musée qui contient et reflète le monde.
La différence entre un portrait verbal et une ekphrasis vient du
fait que la citation visuelle aide la description par l’intermède d’un
type culturel qui peut être cherché dans un musée. La réalité du temps
de Balzac a depuis longtemps disparu, mais les tableaux choisis et
commentés par lui gardent l’image qu’il se faisait de la beauté
féminine. On ne rencontrera peut-être pas le véritable Raphaël dans
les romans de Balzac, tel n’est pas le but de l’ekphrasis, mais on a accès
à ce que Balzac a lu dans ses tableaux. En réduisant un chef-d’œuvre à
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 31

quelques traits, Balzac donne un corps ou un visage à son propre


personnage. Préoccupé par le désir de «faire voir» à ses lecteurs, il
place l’image dans une position secondaire par rapport à son propre
texte, et parfois mélange détails divers pris de plusieurs œuvres d’art :
un personnage peut avoir le corps de la Venus de Canova, les yeux
des madones de Raphaël et le front d’un buste antique. Parfois la
citation d’un tableau est doublée par une invitation au musée ou à une
exposition15, ce qui souligne le rôle du musée d’art dans l’historie de
l’ekphrasis moderne.

4. Le rôle de l’ekphrasis dans la transformation du tableau en image


emblématique.

Il n’y a pas que le musée qui puisse consacrer une œuvre d’art
ou un artiste. Fritz Wefelmeyer analyse comment le tableau de
Raphaël, La Madone Sixtine est devenue une image emblématique
entre le XVIIIe et le XIXe siècle et ses observations peuvent être utiles
pour l’analyse de l’ekphrasis à référent stéréotypé. Wefelmeyer part de
l’idée que ce tableau a joué un rôle emblématique dans la culture
allemande, encore plus que l’œuvre d’Albrecht Dürer. Cette
observation est motivée par le grand nombre de textes où cette
peinture est décrite avec admiration. La popularité de cette peinture
commence au XVIIIe siècle avec Winckelmann, qui souligne le lien
entre ce tableau et l’art grec : «The painting soon became very popular
when it was exhibited in Dresden in the 18th century and its fame
quickly spread abroad. Copper plate etchings and painted copies

15Balzac n’est pas le seul à employer cette technique d’illustration. Fielding le fait aussi
à plusieurs reprises (Tom Jones, Joseph Andrews) en invitant le lecteur de chercher les
gravures de Hogarth pour voir à quoi le personnage ressemble. Il faudrait souligner
que cette invitation a comme motivation le fait que Fielding et Hogarth s’appréciaient
réciproquement et que leurs théories esthétiques avaient des nombreux points
communs.
32 Alexandra Vranceanu

contributed towards the increasing popularity. It is known, for


example, that Balzac and de Musset possessed etchings of the Sistine
Madonna. Pushkin and Dostoyevski had reproductions and Tolstoy
had several detailed photographs hanging up in his study.»
(Wefelmeyer, 1997, 109) Les interprétations de ces tableaux sont
différentes, et parfois les descripteurs trouvent des éléments
parfaitement étrangers aux intentions du peintre. Herder, par
exemple, voit dans La Madone de Dresde la chasteté, la maternité, la
pureté, ces valeurs morales étant pour lui plus importantes que la
beauté classique admirée par Winckelmann.
Wefelmeyer observe que d’autres valeurs ont été associées,
plus ou moins arbitrairement, à cette image : «Other virtues were,
however, gradually added to the portrait, including above all those
ascribed to Mary by the interpretation of St. Francis and his order,
namely poverty, simplicity, gentleness, meekness, sweetness. It was in
the spirit of this tradition that Fra Angelico, for example, painted and
for a long time influenced and determined pictorial representations of
the Madonna.» (Wefelmeyer, 1997, 107). Le rôle des écrivains dans la
transformation de ce tableau en une image emblématique est
soulignée par Wefelmeyer dans une liste impressionnante : Wieland,
Goethe, Herder, Tieck, Achim von Arnim, Novalis, E.T.A. Hofmann,
les frères Schlegel, Runge, Grillparzer, Schopenhauer, Hegel, Ludwig
Feurbach, Nietzsche, Wagner, Hauptmann, Benjamin, Bloch et
Heidegger etc. Plusieurs poètes ont écrit des poèmes sur la Madone
Sixtine: Herder, August et Caroline Schegel, Novalis, Sophie Mereau-
Brentano, Hebbel, Brigitte Wolf etc. La Madone Sixtine sera utilisée
aussi comme argument pour une théorie sur la relation texte-image
chez les Romantiques : «Wackenroder, like Tieck and Novalis, one of
the important figures in the early Romantic period, found the notion
that Raphaël painted out of contemplation of a spiritual idea so
important that he presented this operation in his Herzensergießungen
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 33

eines kunstliebenden Klosterbruders. Indeed, he explains this process in


precise detail. As painting is not in a position to reproduce the process
whereby an ideal configuration is mentally conceived – at most
philosophy might be able to do this through the use of concepts –
literature then takes over. Literature can thus be seen as the link
between painting and philosophy. As language does not operate by
means of the visual apprehension of the world but, as befits its nature,
is an inner hearing or listening, it follows that literature can get closer
to a purely inward process and is better at conveying it, even if only in
the form of literary images. The working together of the different arts
here finds a meaningful confirmation for the Romantics: their motto
would have been precisely Text into Image: Image into Text.»
(Wefelmeyer, 1997, 113)
L’analyse de Wefelmeyer a le mérite de souligner le rapport
entre l’ekphrasis critique et celle fictionnelle dans la transformation des
tableaux de Raphaël en images emblématiques. Au fur et à mesure
que les interprétations s’accumulaient, le tableau devenait une
création littéraire autant qu’une œuvre d’art. L’accumulation des
ekphraseis est une source de notoriété encore plus importante que la
reproduction de l’image. La peinture de Raphaël est donc citée si
souvent par Balzac parce que son art arrive à l’écrivain chargée de
toutes les valeurs qui y sont associées par l’intertexte ekphrastique :
une propriété que partage l’ekphrasis classique et l’ekphrasis moderne.

5. La motivation extra-visuelle. La projection.

Jamais la physionomie d’un personnage n’est décrite sans


motivation par Balzac, ni ses vêtements ni ses gestes, tout élément
extérieur est porteur de signification. Mais la sémiotique visuelle de
Balzac n’est pas à sens unique : le fait qu’une femme ressemble à une
madone de Raphaël ne veut pas dire nécessairement qu’elle est chaste
34 Alexandra Vranceanu

et pure, parfois tout au contraire. Par exemple, la princesse de


Cadignan, une des coquettes les plus célèbres du Paris balzacien,
porte une robe inspirée par les tableaux de Raphaël pour séduire un
homme et lui faire croire à sa chasteté. Et lui, séduit par cette
apparence de Madone, accepte de projeter sur cette femme du monde
la pureté du stéréotype raphaélesque. À l’opposé d’Augustine, qui n’a
pas su utiliser sa beauté raphaélesque pour conserver l’amour de
Sommervieux, la princesse de Cadignan est capable de donner d’elle
une image idéalisée à l’aide d’un tableau chargé de valeurs extra-
picturales, telles que la vertu et la chasteté. Il s’agit ici d’un transfert
de propriétés intensément socialisé qui s’explique par la place occupée
par ce genre de peinture dans la société française du XIXe siècle.
Arrivée à l’âge de la maturité après une vie riche en
expériences de toutes sortes et après avoir dépensé la fortune de la
famille, la princesse de Cadignan décide de changer de vie et de
connaître l’amour véritable. Elle choisit le chevalier d’Arthèz comme
victime potentielle et, pour le séduire, met en scène une stratégie qui
repose sur des stéréotypes visuels. Le problème essentiel est la
mauvaise réputation de la princesse, comme elle le confesse à une
amie : «Nous sommes encore assez belles pour inspirer une passion ;
mais nous ne convaincrons jamais personne de notre innocence ni de
notre vertu». Le soir qu’elle doit rencontrer le chevalier d’Arthèz, la
princesse de Cadignan se transforme en tableau de Raphaël : «Elle
avait mis une robe de velours bleu à grandes manches blanches
traînantes, à corsage apparent, une de ces guimpes en tulle légèrement
froncée, et bordée de bleu, montant à quatre doigts de son cou, et
couvrant les épaules, comme on voit dans quelque portraits de
Raphaël.» (Balzac, 1980, 261) Durant la soirée la princesse parle peu et
avec «un de ces fins sourires que seul le pinceau de Léonard de Vinci
a pu rendre» Balzac, 1980, 250) «resta pendant une heure environ
assise sur la causeuse auprès du feu, dans l’attitude pleine de
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 35

nonchalance et d’abandon que Guérin a donnée au Didon.» (Balzac,


1980, 271) Séduit par cette beauté picturale, le chevalier d’Arthèz
acceptera de projeter sur la princesse, bien connue à Paris pour ses
aventures, la pureté et la chasteté associées en général aux peintures
de Raphaël. Tout se joue sur l’image et la princesse de Cadignan essaie
de faire croire au chevalier d’Arthez que ceux qui la croient une
femme facile ont tort : «Nous sommes poursuivies, nous autres
femmes, par autant de calomnies que vous en avez à supporter dans
la vie littéraire, et nous ne pouvons nous défendre ni par la gloire, ni
par nos œuvres. On ne nous croit pas ce que nous sommes, mais ce
que l’on nous fait. On lui aurait bientôt caché la femme inconnue qui
est en moi, sous le faux portrait de la femme imaginaire, qui est la
vraie pour le monde.» (Balzac, 1980, 265) Par rapport au portrait
d’Augustine, ici l’ekphrasis a un rôle particulier, car c’est le personnage
même qui, conscient des valeurs associées à certaines peintures, les
utilise pour ses propres buts. Sommervieux16 était un peintre et son
amour pour Raphaël trouvait la motivation dans son désir d’obtenir la
gloire en suivant un modèle apprécié par l’Académie de peinture,
mais la princesse de Cadignan est une femme de monde qui met sa
culture au service du plaisir et de l’amour.
L’image de la courtisane qui s’habille en vierge de Raphaël se
construit sur un intertexte complexe, qui repose sur les traits associés
à ces tableaux par toutes les ekphraseis qui les ont célébrés. Il s’agit
d’un échange intersémiotique et d’un transfert de sens esthétique,
culturel, religieux et moral projeté sur le portrait du personnage. Dans
le roman Splendeurs et misères des courtisanes, le personnage central,
Esther, est décrit ainsi : «Nerveuse à l’excès, mais délicate en
apparence, Esther attirait soudain l’attention par un trait remarquable
dans les figures que le dessin de Raphaël a le plus artistiquement
coupées, car Raphaël est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu

16 Voir pour le rôle du portrait dans La Maison du-chat-qui pelote, Ginsburg, 2010.
36 Alexandra Vranceanu

la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de


l’arcade sous laquelle l’œil roulait comme dégagé de son cadre, et
dont la courbe ressemblait par sa netteté à l’arête d’une voûte. Quand
la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté
de sourcils à racines perdues ; quand la lumière en se glissant dans ce
sillon circulaire de dessous, y reste d’un rose clair, il y a là des trésors
de tendresse à contenter un amant, des beautés à désespérer un
peintre.» (Balzac, 1987, 87) Mais ces beautés ne désespèrent pas
Balzac, qui en fera de nombreux portraits pleins de détails, des
portraits en mouvement, l’associant à plusieurs reprises à la peinture
de Raphaël.
L’intrigue du roman Splendeurs et misères des courtisanes est
assez compliquée : Esther, jeune et belle courtisane, ancien «rat» et
petite fille de Gobseck, est amoureuse de Lucien de Rubempré avec
lequel elle vit ; pauvre aussi, Lucien de Rubempré est entretenu par le
banquier des bagnes, Jacques Collin, qui se cache des yeux de la police
sous l’apparence d’un prêtre espagnol. Jacques Collin, amoureux de
Lucien, utilise l’argent que certains condamnés au bagne lui ont confié
pour vivre dans le luxe. Après avoir dépensé l’argent, ce bizarre
ménage à trois est menacé par le pire. C’est à ce moment-là que le
vieux banquier Nucingen tombe amoureux de la jeune Esther, que
Jacques Collin lui vendra pour une fortune. Pendant plus de deux cent
pages, Jaques Collin offre pour aussitôt refuser, des images d’Esther
au vieux banquier, qui, fou d’amour, payera une fortune pour la
posséder. Pour que le piège soit parfait, Esther apparaît devant les
yeux de Nucingen dans divers « tableaux» conçus et mis en scène par
Jacques Collin. Une de ces « représentations » est celle où la jeune fille,
apparemment repentie, après avoir renoncé à sa vie de courtisane,
pauvre et belle, est réduite à faire de la broderie pour vivre. Voilà le
tableau qui se présente aux yeux amoureux de Nucingen : «Nucingen,
cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux ; il se laissa faire
comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 37

ses yeux et tirant avec la décence d’une jeune vierge les points de sa
broderie, rendait à ce vieillard amoureux les sensations qu’il avait
éprouvées au bois de Vincennes ; il eût donné les clefs de sa caisse ! il
se sentait jeune, il avait le cœur plein d’adoration, il attendait qu’Asie
fût partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de
Raphaël.» (Balzac, 1987, 201)
Le plaisir promis par une courtisane qui a l’apparence d’une
madone de Raphaël17 semble enflammer le désir de Nucingen qui,
sans demander plus que de contempler le délicieux tableau, payera à
l’entremetteuse Asie tout ce que celle-ci lui demande. Juste avant de
céder au banquier Nucingen, Esther prie Dieu de la pardonner,
prétexte pour un autre «tableau» : « Quand, une demi-heure après,
Europe entra chez sa maîtresse, elle la trouva devant un crucifix
agenouillée dans la pose que le plus religieux des peintres a donnée à
Moïse devant le buisson d’Oreb, pour en peindre la profonde et
entière adoration devant Jehova. Après avoir dit ses dernières prières,
Esther renonçait à sa belle vie, à l’honneur qu’elle s’était fait, à sa
gloire, à ses vertus, à son amour. Elle se leva.» (Balzac, 1987, 246) Dans
une note qui explique le sujet de ce tableau, Maurice Ménard affirme
que Balzac fait probablement référence aux fresques du Vatican
peintes par Raphaël.
C’est le regard des femmes de Raphaël que Balzac aime, et
parfois il cite uniquement celui-ci : par exemple, le portrait d’Eugénie
Grandet est conçu selon un ensemble complexe de citations
plastiques : elle a le corps de la Vénus de Milo, le front de Jupiter de
Phidias, mais son regard, ses yeux, sont ceux des Vierges de Raphaël.
Dans Autre étude de femme, le portrait de la femme comme il faut,
l’élégante et charmante parisienne qui est l’idéal féminin de Balzac
sera, elle aussi, décrite par l’intermède des tableaux de Raphaël : « La

17Cette oscillation apparait dans le portrait de Rosalba dans Un diner d’athées de Barbey
d’Aurevilly, qui est décrite comme «la plus enragée des courtisanes, avec la figure
d’une des plus célestes madones de Raphaël», d’Aurevilly, 1966, 263.
38 Alexandra Vranceanu

distinction particulière aux femmes bien élevées se trahit surtout à la


manière dont elle tient le châle ou la mante croisés sur sa poitrine. Elle
vous a, tout en marchant, un petit air digne et serein, comme les
madones de Raphaël dans leur cadre. » (Balzac, 1980, 80)
Balzac ne fait plus référence ici à la valeur religieuse des
madones, mais à la pose de ces modèles : les femmes peintes par
Raphaël, différentes, mais qui renvoient au même type visuel, sont
toutes surprises dans une pose de beauté sure d’elle : « une femme
sûre d’elle-même sans fatuité », qui « traverse Paris comme un fil de la
Vierge, blanche et pure ». Encore une fois, la coquette prend
l’apparence de la madone. Vue dans la rue, la femme bien élevée, est
désirée dans sa qualité d’objet esthétique – sa beauté, son élégance,
son air « digne et serein » l’encadrent d’une telle manière que,
contemplée et admirée, elle reste à distance.

6. L’ekphrasis stéréotypée au vingtième siècle.

Quelle serait la madone de Raphaël du monde contemporain ?


Existe-t-il une image de femme qui exprimerait l’idéal de beauté du
vingtième siècle ? Et qui serait le peintre si connu et admiré qui, cité
dans un texte littéraire, ferait penser à la Beauté absolue ? Aucun
peintre contemporain, parmi ceux, peu nombreux, qui ont continué à
travailler dans le figuratif dans le monde contemporain, n’a acquis la
gloire du peintre italien : il a fallu accumuler des ekphraseis élogieuses
pendant des siècles pour que le nom Raphaël puisse signifier ce qu’il
signifiait au XIXe siècle. Mais ça ne veut pas dire que l’âge moderne
n’a pas stéréotypé la beauté féminine, tout au contraire. Il existe dans
l’imaginaire contemporain un stéréotype de la beauté féminine très
fort, la grande blonde, image qui est reprise jusqu’à la saturation par le
cinéma, la publicité, la bande dessinée, la photo. Du point de vue de
la référence ekphrastique, il y a de nombreuses similitudes entre
l’apparition de l’image de la madone de Raphaël chez Balzac et celle de
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 39

la grande blonde dans les romans de Jean Echenoz. Malgré la distance


qui sépare la peinture de la Renaissance des films du monde
contemporain, il s’agit toujours d’une image stéréotypée de la beauté
à qui l’imaginaire commun a associé des valeurs idéologiques. Balzac
et Echenoz construisent les portraits de leurs personnages féminins
partant d’une image stéréotypée, présente dans l’imaginaire du
lecteur et qui, par sa force d’exemple, vient ajouter à la description
verbale une puissante représentation visuelle. La distance entre
l’idéal de beauté exprimée par les madones de Raphaël et celui
exprimé par l’image cinématographique des grandes blondes semble
énorme, mais elle exprime le changement de mentalité en ce qui
concerne la représentation de la Beauté dans le monde contemporain.
Mon choix de discuter dans une même étude la référence aux
tableaux de Raphaël d’une part et aux photogrammes filmiques
d’autre part m’a été inspiré par Walter Benjamin (2007) qui, dans son
essai, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trouve
dans ces deux formes d’art les manifestations de deux visions
esthétiques opposées. Cette relation entre le Grand Art, représenté
chez Benjamin par La Madone de Dresde de Raphaël, et l’art
reproductible qui est le film, est essentielle pour expliquer l’évolution
de l’esthétique contemporaine. Commentant le destin de la théorie de
Benjamin, Yves Michaud observe : «Ce que la reproductibilité
mécanique détruit, c’est l’aura : l’existence singulière et fragile, la
contingence de l’œuvre au lieu où elle se trouve, une expérience
simultanée du proche et du lointain de l’œuvre, de son authenticité
dans une ”localisation” unique.» (Michaud, 2003, 113) Analysant les
prophéties que faisait Benjamin en 1936, Michaud arrive à la
conclusion que le philosophe avait raison, car «l’amateur des temps
modernes a du mal à retrouver les objets de son culte […] il peut se
plaindre qu’il n’y a plus d’œuvres fortes, ni de grandes artistes, qu’il
y a uniquement des événements, des vedettes et des gadgets.»
(Michaud, 2003, 182). En fait, c’est pour cette raison que j’ai décidé
40 Alexandra Vranceanu

d’analyser en parallèle le rôle des madones de Raphaël chez Balzac


avec celui des grandes blondes chez Echenoz, car ces deux images
stéréotypées sont symboliques pour deux visions sur la beauté, mais
surtout pour deux manières de définir l’art.
Le roman Les grandes blondes, écrit par Jean Echenoz en 1995
est particulièrement intéressant pour parler des images stéréotypées.
Le personnage central, Gloire Abgrall de son nom de scène, est une
ancienne chanteuse de succès qui a été condamnée à quelques années
de prison pour avoir jeté dans le vide son imprésario. Le roman
s’ouvre sur la rencontre entre Salvador, un réalisateur d’émissions
télévisées et un détective privé. Salvador demande au détective de
retrouver Gloire qui, depuis sa sortie de prison, est devenue
introuvable, pour l’inviter à participer à une émission télévisée sur le
sujet des «grandes blondes». Salvador travaille dans ce qu’on pourrait
appeler l’esthétique sérielle, les sujets représentés dans ses émissions
TV doivent toucher le grand public : «Déployé devant lui, chemises et
sous chemises éparpillées, s’étalait son projet principal. Les grandes
femmes blondes au cinéma, dans les beaux-arts en général et, sous un
angle plus vaste, dans la vie. Leur histoire, leur nature, leurs rôles.
Leurs spécialités et leur variété. Toute leur importance en cinq fois
cinquante-deux minutes. S’il s’agissait, pour l’essentiel, d’un travail de
montage à partir d’œuvres existantes, le cinquième volet serait
consacré à un cas particulier. On avait cherché l’exemple vivant d’une
grande blonde bizarre, on avait fini par se mettre d’accord sur le cas
de Gloire Abgrall. Après qu’on eut envisagé toutes les approches
classiques de ce sujet, Gloire incarnait en effet par son parcours, sa vie,
son œuvre, un cas d’espèce à l’intérieur du cadre. Elle pouvait
représenter l’anomalie, la bizarrerie, l’exemple oblique. Une façon
comme une autre d’illustrer la thèse de Salvador selon laquelle les
grandes blondes constitueraient un groupe à part, ni mieux, ni pire
mais spécial, gouverné par des lois spécifiques, régi par un
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 41

programme particulier : irréductible catégorie d’humanité.» (Echenoz,


1995, 44)
L’action du roman peut être résumée par ces quelques lignes,
car elle se construit sur deux fils directeurs, unifiés par un seul thème,
la quête de la grande blonde. Il y a d’un côté la chasse au concept, car
Salvador travaille tout au long du roman pour trouver la manière la
plus juste pour présenter au public son sujet. Et d’autre part, l’action
du roman se déroule comme dans un roman d’aventures, car
plusieurs détectives privés cherchent Gloire, mais elle leur échappe
toujours au dernier moment, partant encore plus loin, vers l’Inde ou
l’Australie. Le choix de Salvador pour Gloire comme exemple de la
catégorie la grande blonde est expliqué uniquement par cette phrase :
« elle incarnait en effet par son parcours, sa vie, son œuvre, un cas
d’espèce à l’intérieur du cadre. », phrase qui n’explique pas
l’acharnement de Salvador, ni les fortes sommes payées pour sa
recherche.

7. Le collage.

Les images jouent un rôle essentiel dans cette quête, car, en


fait, la grande blonde est la star du monde contemporain, du cinéma,
de l’affiche, de la publicité. Salvador essayera de faire une sorte de
collage, un montage à partir d’œuvres existantes, et, pour extraire
l’essentiel du portrait, il emploiera des prototypes cinématographiques.
Le photogramme est une manière de fixer l’image de la Grande Blonde
et Salvador commence par réduire le film à l’image fixe, qui le
représente : «Récapitulons. Procédons par auteurs. Nous avons donc
les hitchcockiennes. Puis nous avons les bergmaniennes. Puis nous
avons celles des films soviétiques, pays satellites inclus. […]
Principalement américaines, européennes […] Nous pourrions
commencer par un repère classique où tout le monde se retrouve.
42 Alexandra Vranceanu

Disons le triangle emblématique Monroe-Dietrich-Bardot. […]


envisageons les bizarreries. Voyons les cas particuliers, style Anita
Ekberg […]» (Echenoz, 1995, 65). Pour faire une émission sur les
grandes blondes Salvador se tourne exclusivement vers le monde du
spectacle, voire l’histoire du cinéma. La grande blonde n’est pas pour lui
une catégorie humaine, mais une catégorie visuelle et il essaye de
systématiser les images qu’il considère essentielles. Le roman contient
beaucoup de références au visuel 18, mais peu de peintures et pas de
sculptures.
À cause de cette obsession pour l’image, Gloire souffrira les
effets pervers du star-system : son image appartient au grand public,
sa vie intime est souvent épiée par des paparazzis et elle va essayer de
fuir sa propre image. Pour cela elle doit changer son apparence,
renoncer à son identité de vraie blonde, s’enlaidir, s’effacer. Car son
problème est qu’elle incarne un prototype, comme le pense Salvador.
Elle joue au début du roman le rôle d’une artiste de happening, en
utilisant son propre corps comme support de la peinture : elle
apparaît maquillée en couleurs fortes et incongrues, les cheveux teints
pour cacher sa blondeur, habillée dans des vêtements de couleurs
désagréables. Gloire s’enlaidit pour tuer le prototype – grande blonde –
pour ne plus faire voir l’icône qu’elle incarne. Retrouvée quand même
à la fin par les détectives, elle renonce à s’enlaidir et récupère son
apparence, mais essayera de cacher son corps sur d’autres continents :
en Inde « les naturels la regardaient, inaccoutumés aux grandes
blondes, il en est peu sous ces climats. Cependant, au loin dans son
coin, Salvador notait de vagues idées sur ce sujet – grandes blondes en
petite Austin, grandes blondes et politique de la terre brûlée –, sans
quitter du coin de l’œil, sait-on jamais, la reproduction d’un œuvre de

18 Pour des analyses concernant le rôle du visuel chez Echenoz voir Meaux, 2006, et
Jérusalem, 1999.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 43

Jim Dine intitulée The blonde girls (huile, fusain, corde, 1960)»
(Echenoz, 1995, 134).
Le portrait de Gloire est le résultat d’une juxtaposition
d’images contradictoires et imprécises. Le narrateur la décrit à
plusieurs reprises, mais il s’arrête plutôt sur des détails auxiliaires, ses
vêtements ou son maquillage, et non sur sa véritable identité
corporelle. D’ailleurs dès le début du roman, le premier portrait de
Gloire se fait par un collage de photos où elle se présente sous
plusieurs identités : « Deux sortes de photographies (...) Autant les
unes, soigneusement éclairées, foisonnaient en sourires éclatants et
regards conquérants, autant les autres n’étaient qu’yeux détournés
sous lunettes noires et lèvres closes, aplatis par les flashes et
hâtivement cadrés » (Echenoz, 1995, 9). Les premières photos sont
celles qui montrent Gloire après son succès médiatique, les autres,
après le meurtre de son imprésario.
Dans un autre passage, son portrait se construit dans les yeux
surpris et effrayés d’un détective qui attend devant sa porte, pensant
que Gloire ne sait pas qu’il la surveille. Mais Gloire l’a observé et,
dans une crise de rage, elle lui cassera le pare-brise avec une hache :
«Depuis l’intérieur de cette automobile, Boccara voit la jeune femme
qui s’approche. Hache à la main, visage de méduse, dans l’ombre elle
paraît surgir d’un panthéon barbare, d’un tableau symboliste ou d’un
film d’horreur. Elle progresse beaucoup plus rapidement que la
pensée de Boccara qui, pour le moment, n’a pas l’initiative d’une
moindre réaction. Comme il songe à tendre enfin la main vers la clef
de contact, la hache vient s’abattre sur le pare-brise qui explose au
moment où le moteur démarre.» (Echenoz, 1995, 73) Ce fragment
montre une des techniques essentielles du style d’Echenoz. Car tout
correspond : à l’image fragmentaire de Gloire correspond le mélange
des genres visuels dans les citations ekphrastiques. Ce mélange d’arts
44 Alexandra Vranceanu

et de genres caractérise bien l’image de la grande blonde, qui est le


résultat d’un collage qui construit une image peu claire.
L’art du portrait employé ici par Echenoz exemplifie une
tendance de l’art contemporain, analysée par Paul Ardenne, qui parle
de l’effacement qui caractérise la représentation du corps : «La mise en
images du corps, à la fin, implose à répétition. On n’y croit plus. Le
régime de croyance s’est affaissé. On continue à représenter mais sans
plus guère de conviction. À cela, on rétorquera sans doute que jamais
la fin du 20e siècle, en termes quantitatifs, n’aura autant montré du
corps, n’en aura à ce point multiplié les images, que ces dernières
émanent, outre de l’art, de la création cinématographique, télévisuelle,
publicitaire, de mode ou d’expression pornographique, et que cette
multiplicité a bien un sens. Le fait est. Mais, sera-t-on tenté de
corriger, cette multiplication, d’abord, est de nature compensatrice.
Parce que le corps réel manque, parce que le corps n’est plus tapi dans
l’image mais la déserte obstinément. Affolement du nombre
inversement proportionnel à la foi mise dans l’objet dont on a soin de
multiplier la figuration jusqu’à outrance.» (Ardenne, 2001, 179)
L’identité de la grande blonde se conçoit dans le regard des
autres : l’image que le public se fait des grandes blondes, les images
sur lesquels travaille Salvador, les images des blondes célèbres, les
photos de Gloire, la belle apparence qu’elle récupère après avoir
abandonné son masque. Mais le portrait de Gloire apparaît comme
une suite d’instantanés flous, où les images se métamorphosent sans
se fixer. Plus encore que les autres arts, le cinéma travaille avec le
stéréotype. Mais, puisque la technique permet la multiplication des
représentations, le stéréotype cinématographique sera le résultat
d’une juxtaposition de portraits correspondant à un modèle. Par
rapport aux époques précédentes, quand la célébrité d’un artiste le
transformait en modèle pour les écoles de peinture, comme c’était le
cas avec Raphaël, l’époque contemporaine consacre les images
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 45

d’acteurs. Les véritables icônes du temps moderne sont les stars, et


c’est pourquoi Gloire n’a pas un visage déterminée, elle est une star et
une grande blonde, cela suffit. Comme le souligne Michaud, «nous
sommes entrés dans un autre monde de l’expérience esthétique et un
autre monde de l’art» (Michaud, 2003, 18). Il s’agit du monde de la
production industrielle des biens culturels, comme le prévoyait
Benjamin, qui «enveloppe en effet des facteurs techniques de
production et le progrès de l’intégration technologique de l’objet qui
permettent la production industrielle de la beauté. Elle fait intervenir
aussi la médiatisation et la diffusion aussi bien en termes de stratégie
publicitaire de promotion que du point de vue des technologies de
communication, de diffusion et d’approvisionnement.» (Michaud,
2003, 19) Michaud souligne ici le changement essentiel qui apparaît
dans la production de produits esthétiques dans le monde
contemporain, s’arrêtant en particulier sur le rôle des technologies, ce
qui décrit parfaitement le monde de Salvador et de Gloire.
Que reste-t-il de toutes les connotations de la madone de
Raphaël dans la référence à la grande blonde ? Les connotations
associées aux sujets religieux et à l’œuvre d’art auratique sont
remplacées par les valeurs ambigües qui s’associent au monde des
stars d’aujourd’hui. La valeur esthétique des images avec lesquelles
travaille Salvador n’a plus aucune relevance, même si parmi les films
qu’il prend en considération il y a aussi des œuvres d’Hitchcock ou de
Bergman. Les stéréotypes qu’il investigue appartiennent à un autre
type d’esthétique, du divertissement, qui caractérise la société de
consommation, une esthétique basée sur la multiplication.
Le rôle des tableaux dans les romans de Balzac sera pris dans
les récits d’Echenoz par le cinéma. Car le cinéma est le nouveau
dictionnaire de formes visuelles qui sert de source d’inspiration pour
les écrivains. Ces descriptions d’images sont des avatars presque
méconnaissables de l’ekphrasis, qui complètent le texte par leur
46 Alexandra Vranceanu

pouvoir d’évocation. En tout cas, l’ekphrasis met en scène une image


absente, invente une image mentale en utilisant les paroles et fait
toujours appel soit à la mémoire du lecteur soit à son imagination.
Echenoz et Balzac conçoivent les portraits de leurs personnages
féminins selon les images stéréotypées qui caractérisent la société de
leurs temps. Evidemment, il y a une grande différence entre l’idéal
féminin exprimé par une madone et celui exprimé par les grandes
blondes, mais dans tous les cas il s’agit de projections d’images
féminines idéalisées. Ce type d’image stéréotypée de la beauté
féminine existe dans la littérature depuis longtemps, par exemple les
statues de Phidias et Praxitèle, mais ce qui change c’est le type
d’expérience esthétique qui caractérise d’une part la sculpture ou la
peinture et d’autre part le cinéma et la télévision. Dans son livre dédié
à l’histoire de la beauté, Umberto Eco (2004) commence par
commenter des reproductions du statuaire gréco-romain pour finir,
lui aussi, avec des photos de stars blondes. Le passage des écrivains
de la référence à la peinture, au grand art, aux images de la popular
culture est le résultat du changement de perspective en ce qui
concerne l’art.
3

Les métamorphoses des images


dans les romans de Jean Echenoz1

Je vais m’arrêter dans ce chapitre sur des problèmes


concernant l’objet de l’ekphrasis dans les romans de Jean Echenoz. Il a
déjà été dit dans l’introduction que les anciens ne précisaient pas le
domaine de l’ekphrasis, et qu’ils ne faisaient aucune distinction entre
la description détaillée d’un jardin, celle d’une statue ou celle d’une
bataille, les trois étant toutes les manifestations d’un même topos. Pour
les modernes, c'est-à-dire pour ceux qui acceptent la définition du
genre ekphrastique donnée par Leo Spitzer (1955), l’ekphrasis est la
description d’une œuvre d’art, et la plupart des critiques accordent la
place centrale à la peinture et à la sculpture, mettant quand même
dans l’énumération des objets qui peuvent être décrits dans une
ekphrasis « le bouclier (d’Achille), la tapisserie, le bas-relief, la coupe
ciselée » (Hamon, 1991, 8).
Les romans de Jean Echenoz sont un bon exemple pour
l’étude du domaine de l’ekphrasis moderne parce que cet écrivain
décrit plusieurs types d’images : la peinture, la photo, l’affiche, les
images télévisées, le film ou la bande dessinée. Un des traits
spécifiques de l’ekphrasis echenozienne vient du fait que les images

1 Ce chapitre reprend l’argumentation et les exemples analysés dans Vranceanu, 2006 b.


48 Alexandra Vranceanu

citées se métamorphosent sans cesse et le lecteur est souvent


« trompé », car il commence par lire la description d’un tableau pour
comprendre finalement qu’il s’agissait d’un film ou d’une bande
dessinée. Ce jeu avec les images qui composent la référence
ekphrastique est très original et correspond à son goût pour la citation
et pour le mélange des genres.

1. La fausse ekphrasis et la lecture de l’image.

Un des meilleurs exemples pour ce type d’ekphrasis trompeuse


se trouve au début du roman Le méridien de Greenwich : «Le tableau
représente un homme et une femme, sur fond de paysage chaotique.
L’homme porte des habits bleu marine et des bottes en caoutchouc
vert. La femme est vêtue d’une robe blanche, un peu inattendue dans
cet environnement préhistorique. On imagine sans peine en regardant
cette femme qu’un fil doré pourrait ceindre sa taille, et des oiseaux,
voire des fleurs, voletant autour d’elle intemporellement, elle pourrait
prendre l’allure d’une allégorie d’on ne sait quoi.» (Echenoz, 1979, 7)
Dans ce passage la réalité est décrite comme une peinture : les
métaphores liées aux arts visuels (tableau, fond, paysage) et le
commentaire du narrateur accentuent la relation à l’art plastique en
suggérant que la femme apparaissant dans le tableau pourrait
représenter une allégorie. La description semble alors devenir le récit
d’une image classique – et l’histoire de l’art est si riche en portraits
allégoriques de femmes, que chaque lecteur peut s’imaginer un
tableau dans le genre. D’ailleurs, à partir de La Galerie de Philostrate et
en passant par les Salons de Diderot, l’ekphrasis est souvent la
description narrativisée d’un tableau et la description citée plus haut
pourrait être la lecture d’une image, sa traduction en langage verbal.
Mais, premier piège, la référence de cette citation est ironiquement
mise en doute : il s’agit de l’allégorie « d’on ne sait quoi ».
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 49

Quelques paragraphes plus loin, le narrateur introduit la


dimension temps « c’était aux antipodes, au début de l’hiver », il
donne les noms des personnages, Byron et Rachel, et continue
l’analyse du dit tableau : «Que l’on entreprenne la description de cette
image, initialement fixe, que l’on se risque à en exposer ou supposer
les détails, la sonorité et la vitesse de ces détails, leur odeur éventuelle,
leur goût, leur consistance et autres attributs, tout cela éveille un
soupçon. Que l’on puisse s’attacher ainsi à ce tableau laisse planer un
doute sur sa réalité même en tant que tableau. Il peut n’être qu’une
métaphore, mais aussi l’objet d’une histoire quelconque, le centre, le
support ou le prétexte, peut-être, d’un récit.» (Echenoz, 1979, 7-8)
On imagine sans peine en lisant ce fragment qu’il s’agit d’une
ekphrasis – les marqueurs description de cette image initialement fixe ou
tableau semblent l’indiquer - mais le commentaire du narrateur ne fait
que mettre en doute ce présupposé. Doute qui explique d’ailleurs
parfaitement la nature ambiguë de l’ekphrasis en commençant par faire
la différence entre le tableau vu comme image fixe et le tableau vu
comme description – « Que l’on entreprenne la description de cette
image, (...) tout cela éveille un soupçon, (...) laisse planer un doute sur
sa réalité même en tant que tableau. » C’est vrai, dès qu’on commence
à décrire un tableau, l’image commence à bouger, car le verbe ne peut
pas éviter de suggérer le déroulement du temps et l’image se
transforme en récit. Et voilà le deuxième piège tendu par le narrateur,
qui nous laissera croire qu’on a à faire à : «Un roman, peut-être, plutôt
qu’un récit» (Echenoz, 1979, 9). Mais, en continuant la lecture du
premier chapitre, le lecteur sera surpris de constater qu’il s’agissait
d’une fausse piste : «Alors, en lieu et place de tout cela, défilèrent à
vive allure les chiffres six, cinq, quatre, trois, deux, un et zéro en épais
caractères, grosses figures noires et floues sur un fond grisâtre infesté
de poussières fugitives [...] ; puis, abruptement, l’espace ne fut qu’un
grand rectangle blanc très lumineux, nettement découpé sur fond
noir. [...] Point de roman, donc ; un film c’était.» (Echenoz, 1979, 12-13)
50 Alexandra Vranceanu

Où plutôt la description d’un film, et la facilité avec laquelle le


lecteur peut être trompé montre que, vues dans la diachronie du
langage verbal, tous les arts visuels se ressemblent – le tableau, la
photo ou le film. Une fausse ekphrasis, donc, fruit du mélange entre
plusieurs genres artistiques et de la métamorphose du tableau dans
un film par le biais des mots. L’action est marquée par trois étapes :
1. «le tableau représente... » 2. « un roman peut-être... » et 3. « point de
roman, donc ; un film c’était ». On pourrait voir dans cette manière de
commencer le roman un clin d’œil à Claude Simon et aux techniques
du Nouveau Roman où les références à la peinture et au film jouent
un rôle important. Mais les différences sont plus importantes que les
points communs.
Tout de même, le premier chapitre du Méridien de Greenwich se
fermera sur la citation d’un vrai tableau, mais une citation ironique :
« C’était un grand voilier aux flancs hérissés de canons, comme on
peut voir aujourd’hui enfermés dans des bouteilles ou dans les
tableaux de Joseph Vernet» (Echenoz, 1979, 11), image qui sera reprise
à la fin du roman : «L’un des tableaux représentait un homme et une
femme, sur fond de paysage chaotique. Un autre figurait la mer,
traversée de biais par un grand bateau à voiles » (Echenoz, 1979, 254).
Il s’agira cette fois d’une vraie ekphrasis, les tableaux ne sont plus des
plans fixes, ils restent figés sur le bateau qui porte Rachel, Théo, Vera,
en suivant le Méridien de Greenwich, vers le Grand Nord.

2. Les métamorphoses de l’image.

La technique des descriptions interchangeables prend aussi


une autre forme, car le tableau peut changer en photo. Le chapitre 4 du
Méridien de Greenwich se ferme sur l’image d’une toile de Gustave
Moreau figurant le supplice de Prométhée, tandis que le chapitre 5
commence brusquement par une phrase qui semble le décrire : « Sur
celle-ci, il est représenté de profil droit, torse nu, adossé à un poteau,
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 51

les mains derrière le dos et le pied posé sur une sorte de borne »
(Echenoz, 1979, 30). Phrase qu’on pourrait lire comme une description
du tableau de Moreau quand, en réalité, elle décrit la photo de Byron
Caine. Les débuts des chapitres cherchent souvent à secouer le lecteur,
à le réveiller, et il s’agit peut-être d’une influence des techniques de la
bande dessinée où la dernière case d’une page et la première de la
page suivante sont en contraste. En même temps, le jeu des images qui
se métamorphosent n’est pas sans liaison avec la technique du collage
et celle du mélange des genres qui caractérisent les premiers romans
d’Echenoz.
Cette manière de tromper les lecteurs en commençant la
description d’un objet qui change de statut, de forme ou de
signification est une des caractéristiques les plus importantes des jeux
visuels dans ses romans. La technique de la variation surprenante fait
partie de sa « manière », comme d’ailleurs Jean Echenoz l’affirme dans
plusieurs entretiens. L’écrivain aime varier le point de vue ou la voix
narrative : «On change de caméra, il y a plusieurs caméras sur le
plateau, on change d’angle, de focale» (Echenoz ; Harang, 1999) ou
varier le niveau stylistique « j’aime bien faire coexister des registres
différents dans une même phrase. Commencer noblement, décaler
quelques adjectifs, un peu de sabir radiotélévisuel ou de prose
classique, quelque alexandrin, pour conclure sur un style de rapport
de gendarmerie » (Echenoz ; Argand ; Montremy, 1992) Les
métamorphoses des images font partie des techniques ludiques et
ironiques qui donnent la marque individuelle du style de Jean Echenoz.
Parmi les techniques employées pour déconcerter le lecteur, et
qui contiennent aussi des jeux visuels on pourrait signaler l’insertion
d’une scène de film qui n’est pas présentée comme telle : «Voici donc Fred.
Fred est assis. Sous ses yeux, deux hommes torturent sauvagement un
troisième homme, le dépècent et plongent ses restes dans une
baignoire pleine d’acide. » (Echenoz, 1983, 21) La scène de torture fait
52 Alexandra Vranceanu

partie d’un film que Fred, un personnage de Cherokee, est en train de


voir mais le narrateur ne marque le passage entre film et roman par
aucune trace. Il ne fait pas de distinction entre le premier degré de
fiction Fred, personnage d’Echenoz, fiction que le lecteur est prêt à
accepter comme « vraie », et le deuxième degré de fiction, la scène du
film que ce personnage est en train de voir. Il faudrait souligner aussi
l’emploi du présent et le malentendu soutenu par l’expression « sous
ses yeux ». La technique sera reprise au chapitre 8: « Et revoici Fred. Il
est encore assis. Sous ses yeux, un prognathe au visage pourpre
renverse sur une table une femme rousse dont il arrache fébrilement
les vêtements, puis il défait les siens à peine plus soigneusement.»
(Echenoz, 1983, 55) Par rapport au Méridien de Greenwich, dans
Cherokee la description des films est plus brève quoique plus
choquante et le lecteur, dont on a réveillé l’attention, sera peut-être
frustré de ne pas avoir la suite des films commencés, car chaque fois
Fred les abandonne très vite. Il ne s’agissait que de fausses pistes.
Si le tableau peut cacher un film, il peut aussi cacher une case de
BD. Jean Echenoz aime jouer sur le mélange des genres et, surtout, il
ne semble pas croire à la hiérarchie des genres esthétiques. Ainsi,
Mouézy-eon, l’aquarelliste espion de Lac est capable de faire bouger
ses paysages sur le coup en les transformant dans des bandes
dessinées. Au lieu de donner les informations sur le personnage qu’il
surveille en utilisant des mots, Mouézy-Eon le fait par le moyen du
langage plastique - pour trouver des informations sur Vital Veber,
Chopin, un chercheur converti en espion, regarde avec attention
l’aquarelliste au travail et, sous un banal paysage, il trouvera des
réponses à ses questions: «Chopin ne s’éloigna pas. Dix secondes pile
s’écoulèrent puis l’autre » (il s’agit de l’aquarelliste Mouézy-Eon)
« s’anima : trempant avec agilité le pinceau dans la couleur, il fit en
quelques traits s’ouvrir une fenêtre du premier étage, sur sa vitre un
instant zigzagua même un reflet de jour. Puis apparut dans
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 53

l’embrasure un personnage furtif, mobile, très rapidement tracé, brève


intrusion du dessin animé dans la nature morte, et qui disparut
presque aussitôt dans un rond noir comme font Loopy the Loop et
Woody Woodpecker à la fin de l’épisode (That’s all, folks!). Le temps
de changer de couleur et par trois nouveaux traits la croisée se
referma, la façade recouvra son calme d’aquarelle et rien ne s’était
passé.» (Echenoz, 1989, 91)
Les espions de Jean Echenoz aiment se compliquer la vie, le
coté esthétique et ludique prime sur le coté utile. D’ailleurs, Chopin
est là surtout pour faire joli, comme Mouézy-Eon, qui fait exploser les
portes à l’aide de ses sculptures. Celui-ci est presque un artiste de
happening, car il fabrique des œuvres d’art à durée limitée, qu’il
transforme ensuite dans des bombes artisanales. Par exemple, pour
faire sauter la porte qui tient emprisonné Chopin, Mouézy-Eon va
utiliser le bras de la statue représentant Vital Veber: «Puis il coupa le
moteur avant d’aller chercher au fond de la boîte à gants l’une des
petites statues qu’il fabriquait à ses moments perdus dans toutes
sortes de matières, du bronze à la mie de pain, et qu’il hésitait
énormément, comme d’habitude, à exposer, même dans le discret
fumoir de Parc Palace. D’un format de soldat de plomb, celle-ci
représentait un homme à l’expression ferme quoique souple,
décidément dressé sur son socle : ses lèvres minces et ses yeux très
légèrement bridés rappelaient assez ceux du secrétaire général
Veber.» (Echenoz, 1989, 151)

3. Le cadrage fait le tableau.

Parmi les métamorphoses du tableau il faudrait inclure aussi


le topos de la fenêtre qui se transforme en tableau en cadrant un
personnage ou un paysage. Dans une scène de Cherokee, Georges, un
détective privé qui est en train de chercher une inconnue dont il vient
de tomber amoureux, Jenny Weltman, est attiré dans un appartement
54 Alexandra Vranceanu

où on lui dit qu’elle serait présente. C’est un piège, il ne pourra pas la


rencontrer, mais il pourra la contempler à la fenêtre d’un appartement
voisin : «Emu, Georges se dressa gauchement, avec un effort et
comme un petit retard sur cet effort. Il lui sembla marcher lentement,
en occupant trop d’espace latéral, mais il parvint jusqu’à la fenêtre et
en effet Jenny Weltman était là, derrière la fenêtre d’en face, vêtue
comme l’autre jour de sa robe noire dont il ne pouvait distinguer,
dans le rectangle sombre et luisant, les petits détails bleu-gris. Elle se
tenait tellement immobile qu’il crut un instant que ce n’était qu’une
image d’elle, un mannequin, mais ils étaient juste assez proches l’un
de l’autre pour qu’il vît alors battre ses cils.» (Echenoz, 1983, 93) Il y a
plusieurs métaphores liées aux arts visuels dans ce passage, même s’il
ne s’agit pas exactement de la citation d’une œuvre d’art, mais la
plupart des théoriciens qui parlent de l’ekphrasis s’accordent pour
considérer que ce n’est pas relevant s’il s’agit de la référence à une
vraie image ou à une image fictionnelle.
C’est la manière de décrire qui fait que cette image renvoie à
toute l’histoire plastique du motif de la fenêtre qui, d’Alberti à nos
jours découpe le monde pour mieux le copier. Les mots « dans le
rectangle sombre et luisant » et « ce n’était qu’une image d’elle »
transforment pour un instant Jenny Weltman en tableau. Cette
rencontre pourrait faire penser à la célèbre scène de La maison du chat-
qui-pelote, où le peintre Sommervieux, revenu d’Italie, tombe
amoureux d’une jeune fille qu’il voit à une fenêtre parce que elle
ressemble à une madone de Raphaël. Scène fondamentale dans
l’histoire de l’ekphrasis, car les premières pages de ce roman balzacien
sont la description du tableau de Sommervieux, donc une très longue
ekphrasis. La fenêtre instaure une limite qui n’est pas infranchissable,
son rôle étant celui d’offrir l’objet du désir dans la forme d’un objet
esthétique, loin et proche en même temps. D’ailleurs, pendant tout le
roman Cherokee Jenny Weltman gardera son statut d’image, une
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 55

femme vue à distance et que George retrouvera uniquement au


dernier chapitre. Puis, comme d’habitude dans les romans d’Echenoz
le registre visuel change, car Jenny disparaît et le tableau se
transforme en image télévisée : « Georges resta en arrêt devant le
cadre vide de la fenêtre, comme en face d’un écran redevenu blanc »
(Echenoz, 1983, 93).
Médusé par la vue de l’image de Jenny, Georges avance « en
occupant trop d’espace latéral », ce que suggère vaguement qu’il est
en train de se métamorphoser en tableau, lui aussi, mais en réalité il
vient d’être drogué. Et ce ne sera pas dans un tableau que Georges se
transformera, mais dans une statue, plus précisément, une statue de
Michel-Ange : «Georges voulut donc se lever, mais Georges vit que
son corps était de pierre, que ce corps était froid, figé, démobilisé, que
seuls ses doigts, ses orteils et son visage détenaient encore un peu
d’indépendance, et Georges se vit semblable à ces statues inachevées
de Michel-Ange qui sont à Florence, galerie de l’Académie : du
marbre brut n’émergent que les fragments d’un être enseveli dans la
roche, une cuisse, un torse, un coude levé, l’ébauche d’une face ou
d’un sexe, un genou parfaitement poli.» (Echenoz, 1983, 94)
La référence à Michel-Ange est dans ce cas suivie par une
description assez précise pour faire apparaître la statue devant les
yeux du lecteur ; en même temps, la correspondance entre le corps de
Georges à moitié paralysé par la drogue et la statue à moitié achevée
est très suggestive. Il y a dans cette relation tableau–sculpture un jeu
de symétrie inverse : Jenny Weltman, qui se tenait si immobile qu’elle
ressemblait à une image, abandonne le cadre du tableau–fenêtre et
disparaît, tandis que Georges, l’élément dynamique, restera paralysé
devant cette même fenêtre devenue un écran blanc. Dans les deux
exemples cités, les représentations de Georges et de Jenny Weltman
sont décrites en métamorphose : Jenny semble au début «un portrait
de jeune fille à la fenêtre » ou un mannequin, ce qui fait penser à l’art
56 Alexandra Vranceanu

hyperréaliste, tandis que Georges « se transforme » en statue dans


l’acte du regard – ce qui renvoie d’une manière ironique à l’effet
méduse. Le choix des statues inachevées de Michel-Ange renforce le
thème de la métamorphose et de l’ambivalence, car l’artiste italien a
representé la double nature de la nature humaine : esclave de la
matière et copie de la beauté divine.
Le portrait du personnage encadré par la fenêtre est un thème
récurrent dans les romans d’Echenoz. Par exemple, dans Lac, la réalité
semble copier l’art : « Vital Veber s’arrêta près de la fenêtre et l’ouvrit,
comme quelques heures plus tôt l’avait représenté Mouezy-Eon»
(Echenoz, 1989, 9). Ou, dans Le méridien de Greenwich Gutman « ne fit
signe au pilote de rejoindre l’île que après avoir aperçu le buste
victorieux de l’officier, encadré dans la fenêtre du palais comme un
portrait officiel» (Echenoz, 1979, 211).

4. Les film-stills.

Les images visuelles, tableaux ou photos qui font l’objet de


l’ekphrasis echenozien sont elles aussi ambivalentes parfois, car elles
renvoient en même temps à plusieurs formes d’art. Par exemple, la
photo qui se trouve dans la cuisine de Meyer dans Nous trois : « Il
n’aurait conservé, punaisé sur un mur de la cuisine, qu’un portrait de
femme brune qui lui a toujours rappelé Victoria, bien que celle-ci eût
été blonde, une photographie de Cindy Sherman intitulé Untitled film
still #7 » (Echenoz, 1992, 21). Cette photo est la seule marque du
passage de son ex femme, Victoria, dans la vie de Meyer, le seul signe
dont il n’a pas pu se défaire. La photo de Cindy Sherman (née en
1954) fait partie d’une série nommée Untitled Film Stills, « série
d’autoportraits photographiques entamée en 1977, où l’artiste se met
en scène dans des poses et des situations empruntées aux films de
série B » (Lucie-Smith, 1999, 281). Le travail de Cindy Sherman, est
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 57

particulièrement représentatif pour l’évolution de la photographie


dans la deuxième partie du XXe siècle et pas uniquement à cause de
sa relation avec le film. Dans ses photos elle met en scène son propre
corps, toujours dans une hypostase différente - son œuvre serait donc
une très longue série d’autoportraits qui montre et cache l’identité du
sujet représenté ; chaque photo nie la précédente, effet qui a été
interprété comme « une esthétique de la charade » (Ardenne, 2001,
234). Paul Ardenne pense que « Au bout de compte, à regarder les
Untitled, l’impression prévaut que l’identité se donne à travers l’image
et non à travers l’être, comme le voulait la métaphysique
traditionnelle, avec ce résultat : le spectateur, plus que l’artiste elle-
même, est joué par la charade, une charade sans fin ni solution. »
(Ardenne, 2001, 235)
Ce n’est peut être pas sans raison que l’œuvre de Cindy
Sherman rappelle à l’ingénieur Meyer sa femme, Victoria, qu’il avait
aimée avec passion, puis trompée avec « quantité d’autres filles
blondes, d’abord indistinctes dans le décor et qui traversent
discrètement le champ, tout au fond, comme si le monde voulait
rappeler qu’il est peuplé de ces figurantes » (Echenoz, 1992, 22). Le
choix de Cindy Sherman comme « image » de femme, l’image de sa
femme, suggère justement ce changement perpétuel de détails, mais
en reprenant le même sujet. L’ingénieur Meyer a l’air d’aimer encore
Victoria, car il garde une photo qui la « représente », il attend son
coup de téléphone, il pense à elle 2, et les «figurantes» qui la
remplacent sont probablement des substituts, des copies d’un modèle
absent. Ce type de présence féminine rappelle les séries des Untitled
de Cindy Sherman, où l’on se surprend à chercher le portrait de

2 Cette image doit être très importante pour Meyer, car même lorsqu’il attend Lucie-
Mercedes, dont il semble épris, il range « dans un livre la photo de Victoria posée sur le
cache-radiateur. Par contre il ne dépunaise pas, dans la cuisine, la photo de Cindy
Sherman intitulée Untitled film still # 7 » (Echenoz, 1992, 213)
58 Alexandra Vranceanu

l’artiste derrière les nombreux déguisements derrière lesquels elle


cache son identité.
Mais peut-être le plus important dans l’exemple cité est qu’il
s’agit d’un film-still, donc d’une photo qui imite une scène de film, et
cette ambivalence n’est pas sans importance pour l’ekphrasis
echenozienne. On pourrait également évoquer dans ce contexte
l’exemple du peintre Monory, dont un tableau se trouve dans le
bureau de Haas3. Jacques Monory est, lui aussi, un peintre qui a joué
sur les métamorphoses tableau-film dans la série qui s’appelle Les
Meurtres ; peints dans les années ‘60, ces tableaux sont une
« exploitation plastique du thème de l’homme qui tombe sous les
balles, se caractérisent par une construction cinématographique
évidente : multiplication du thème dans l’image, mime visuel dans la
séquence, cadrages basculés.» (Ardenne, 2005, 338)
Les photos tirées des films, qu’on pourrait aussi appeler des
film stills jouent un rôle important dans Les Grandes blondes, un roman
focalisé sur les métamorphoses de l’image. L’action tourne autour de
la chasse à /la grande blonde/, Gloire Abgrall, ex-chanteuse
renommée, une jeune star qui se cache après avoir été condamnée
pour avoir tué son imprésario. Le projet du réalisateur d’émissions de
télévision Salvador est de donner au public une image complexe des
«grandes femmes blondes au cinéma, dans les beaux-arts en général
et, sous un angle plus vaste, dans la vie. » (Echenoz, 1995, 44)
Salvador demande à plusieurs détectives privés de trouver Gloire, qui
« incarnait en effet par son parcours, sa vie, son œuvre, un cas
d’espèce à l’intérieur du cadre. » (Echenoz, 1995, 44) Il y a dans les
phrases citées une série de métaphores qui renvoient au monde des
arts visuels, comme travail de montage, collage ou volet. Dans ce roman

3Echenoz, 1979, 17. Je ne m’arrête plus sur les ekphraseis qui transforment Le bureau de
Haas est décrit à travers une série de descriptions d’images centrées autour du thème
de l’œil (voir à ce sujet Jérusalem, 2005).
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 59

tout se joue sur la représentation : le prototype de /La Grande Blonde/


entre en dialogue avec l’image que Salvador se fait de ce type de
femme-image, avec l’image de Gloire du temps qu’elle était une star,
ensuite avec l’image qu’elle se donne pour se cacher des yeux curieux
de la presse après sa sortie de prison, et finalement avec l’apparence
de star qu’elle récupèrera à la fin du roman.
Salvador est un peu sémioticien, il aime les catégories et il voit
la grande blonde comme une catégorie à part. Mais puisqu’il croit
qu’il n’est « pas forcément besoin d’être grande pour intégrer la
catégorie des grandes blondes », « Peut-être même, au fond, pas
absolument besoin non plus d’être blonde » (Echenoz, 1995, 66), le
concept se conçoit avec difficulté. Salvador essaye donc de procéder
par auteurs de films, et alors les catégories seront «les
hitchcockiennes, les bergmaniennes, celles des films soviétiques, pays
satellites inclus, géographiquement, ou par des figures emblématiques
(le triangle Monroe-Dietrich-Bardot).» (Echenoz, 1995, 65-66) Il
envisage les bizarres, les solitaires, les marginales, les ratées, le cas de
certaines marrantes, la très petite quantité de moches. Les films se
transforment en photogrammes et toutes les pages du roman seront
hantées par ces images fugitives de blondes qui ne se ressemblent pas,
que Salvador ne peut systématiser. Le prototype ne se laisse pas
attraper.
Il ne manque pas, dans les œuvres d’art consultées par
Salvador, un tableau qu’il regarde pendant son travail, « la
reproduction d’un œuvre de Jim Dine intitulée The blonde girls (huile,
fusain, corde, 1960) » (Echenoz, 1995, 134). Par rapport aux citations
filmiques, qui sont plus riches, cette ekphrasis est introduite sans
description, juste une brève référence pour compléter la série de
portraits de blondes ; la seule précision donnée dans le texte concerne
la matière de l’image, car il s’agit d’une œuvre avant-gardiste : huile,
fusain, corde.
60 Alexandra Vranceanu

Le roman est conçu comme un énorme collage de prises de


vue des grandes blondes, et, même si l’on cherche l’incarnation d’un
prototype, tout ce qu’on obtient est une série qui rappelle la série de
film-stills de Cindy Sherman – toutes les images ont un quelque chose
en commun, mais les détails changent à un tel point que le prototype
reste caché. On ne peut pas savoir à quoi Gloire ressemble vraiment et
même ses photos la montrent sous des aspects contrastants : «Deux
sortes de photographies. Sur les unes en quadrichromie, découpées
dans du papier glacé d’hebdomadaire, on la voyait sortir de scène,
jaillir d’une Jaguar ou d’un jacuzzi. Sur les autres un peu plus
récentes, en noir et blanc médiocrement tramé, extraites des pages
Société de la presse quotidienne, on la reconnaissait passant une porte
de commissariat central, quittant le bureau d’un avocat puis
descendant les marches d’un palais de justice.» (Echenoz, 1995, 9)

Conclusion

Le plus important dans l’usage de l’ekphrasis par Jean Echenoz


me semble ce glissement entre les images fixes et les images mobiles,
entre les arts visuels classiques, comme le tableau ou l’aquarelle et les
arts « inférieurs », comme la bande dessinée ou l’affiche. Cet aspect est
essentiel pour l’analyse de l’histoire de ce topos, car il souligne
justement les changements que l’art du XXe siècle a opérés au niveau
des matières, manières et supports des arts visuels, changements qui
laissent des traces sur l’ekphrasis.
L’originalité de l’ekphrasis echenozienne consiste aussi dans la
technique de décrire ces images, jouant sur les frontières presque
invisibles entre la description d’un tableau et d’un film dans un texte
littéraire. Le fait que ses références visuelles soient en perpétuelle
métamorphose et que le lecteur soit trompé par le narrateur, ne
sachant pas s’il est en train de lire la description d’un tableau ou d’un
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 61

film a plusieurs conséquences. La première concerne la hiérarchie des


arts visuels, qui est annulée. La deuxième conséquence est de nature
théorique, car on se souvient que l’ekphrasis moderne n’est pas
seulement description de peinture, mais aussi description d’autres
formes d’art. Echenoz mélange les citations et les techniques visuelles
au point d’annuler les limites de ces différentes formes d’art et la
description du tableau trouve sa place dans un contexte visuel très
complexe ù interviennent la sculpture, la photo, le cinéma, la bande
dessinée, l’affiche. C’est là le thème de réflexion que je me propose
d’approfondir dans le chapitre suivant en partant d’un autre roman
de Jean Echenoz, Je m’en vais, dont l’action se déroule dans une galerie
d’art contemporain.
4

L’œuvre d’art contemporain mise à nu


par ses romanciers, même1

« La consommation et la production d’art, de quelque


art que ce soit, font et feront circuler de plus en plus
les gens, l’argent, les stimulations. Elles montrent et
font se rencontrer les identités. Elles fonctionnent
pour ainsi dire comme nos plumes, nos robes et nos
bigarrures à nous humains qui ne sommes ni des
oiseaux ni des papillons, mais pas si différents d’eux
non plus. À travers elles, nous montrons qui nous
sommes et, de même, nous recherchons dans les
productions des autres qui ils sont. »
(Michaud, 2003, 199)

Quand les romanciers antiques ou les rhéteurs sophistes


décrivaient une œuvre d’art, ils s’assuraient que c’était une œuvre
d’art qui méritait l’attention. En principe, si on se donne la peine de
faire une ekphrasis et donc de décrire un tableau, une statue, une
fresque, une tapisserie ou une coupe dans un texte littéraire, on choisit
un objet qu’on trouve exceptionnel, soit parce qu’il est
particulièrement beau, soit parce qu’il est représentatif pour un pays,
un artiste ou pour l’histoire de l’art. C’est Michel Riffaterre qui
souligne que l’effet d’éloge se cache souvent derrière la description de
l’œuvre d’art (Riffaterre, 1994, 211-229). On peut voir d’ailleurs que,
pendant des siècles, les écrivains qui décrivent des œuvres d’art
choisissent des exemples connus et appréciés par les critiques et par le

1 Cet article est déjà paru sous une forme différente dans Vranceanu, 2005.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 63

grand public. Peu d’écrivains ont le courage, l’originalité ou la culture


visuelle pour citer des tableaux inconnus et que le lecteur curieux ne
peut pas trouver dans les musées.
Il y a plusieurs explications pour ce genre de choix, et la plus
importante réside dans l’histoire même de l’ekphrasis. Dès son
apparition dans le discours des rhéteurs néo-alexandrins2, la
description de l’œuvre d’art devient un morceau brillant, un lieu, par
lequel le rhéteur essaie d’impressionner l’audience. Évidemment on
ne choisit pas la description d’un tableau sans valeur, incapable de
produire de l’émotion esthétique, mais un chef-d’œuvre en espérant
que l’excellence de l’objet décrit sera transférée au discours du
rhéteur.
Les romanciers aussi, quand ils redécouvrent l’utilité de
l’ekphrasis3, choisiront des valeurs sûres, des tableaux qui peuvent
prêter leur beauté et leur prestige aux personnages ou à la description
des lieux. Les madones de Raphaël pour Balzac, Léda de Corrège pour
Stendhal, la fille de Jethro de Botticelli pour Proust, ces exemples
montrent bien que les écrivains ne choisissent pas uniquement des
tableaux qui représentent d’une belle manière des belles femmes, mais
aussi des artistes appréciés par les critiques4.
Il semblerait que les choix des écrivains pour les œuvres d’art
soient, du moins jusqu’au XIXe siècle, profondément influencés par les
goûts esthétiques de l’époque. Il y a des modes dans la réception des
beaux arts et c’est l’influence de Winckelmann ou de Diderot qui se
manifeste dans les choix des écrivains, plutôt que leur goût personnel.
La plupart des romanciers qui décrivent des peintures ou sculptures

2 Voir Labarthe-Postel, 2002, 23-37 et Hamon, 1991, 7-9.


3 Voir Labarthe-Postel, 2002 et Heffernan, 1993.
4 Voir les observations de D. Fernandez sur la prétendue indépendance esthétique de

Stendhal et les goûts de son époque dans Fernandez, 1995, 13, 24, 25. Pour l’influence
sur Proust des critiques d’art voir Renzi, 1999, en particulier p. 34-38, sur «le petit pan
de mur jaune» de Vermeer.
64 Alexandra Vranceanu

sont sensibles aux artistes canonisés par les historiens de l’art, voire
classiques tout court, au détriment des artistes contemporains. C’est la
raison pour laquelle la peinture italienne de la Renaissance et les
statues gréco-romaines, qui se trouvent facilement dans les musées et
qui ont été décrites depuis longtemps par les écrivains et les historiens
d’art, sont privilégiées dans les romans français, anglais et allemands
du XIXe siècle. Le rôle des critiques, des historiens de l’art et des
musées, surtout à partir du XVIIIe siècle et particulièrement en France
est intimement lié à l’évolution de l’ekphrasis. C’est comme s’il y avait
un accord entre les écrivains, les critiques et le public en ce qui
concerne le choix de citations picturales : l’ingrédient essentiel pour
faire marcher la relation texte-image est l’admiration pour l’œuvre
décrite.
La situation ne changera pas beaucoup au XXe siècle, où l’on
voit les écrivains préférer des œuvres d’art qui se trouvent déjà dans
les musées et éviter leurs collègues de génération, les artistes d’avant-
garde. Leur réserve n’est pas sans liaison avec le fait que les courants
d’avant-garde attaquent le concept même d’œuvre d’art et de musée, ce
qui ne restera pas sans effets sur les relations entre les arts visuels et la
littérature.
Qu’est-ce qui se passe alors avec la description de «l’œuvre»
d’art contemporain ? Comment faire pour décrire des objets qu’on ne
peut plus qualifier d’œuvres d’art, qui n’ont peut-être plus de valeur
artistique ? Mais qu’est-ce que c’est que la beauté dans les arts visuels
de la deuxième moitié du XXe siècle ? Toutes ces questions sont d’une
extrême importance, car elles touchent au cœur même de l’ekphrasis :
le prestige (de l’œuvre d’art), le modèle (on décrit le tableau pour sa
valeur exemplaire), l’éloge (dans le discours de l’écrivain). Ces valeurs
sont menacées dans les ekphraseis du XXe siècle à cause des
changements profonds du concept de l’œuvre d’art, de la valeur
esthétique, du rôle même de l’art : « le créateur d’œuvres devient
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 65

progressivement un producteur d’expériences, un illusionniste, un


magicien ou un ingénieur des effets, et les objets perdent leurs
caractéristiques artistiques établies. Les tableaux accueillent des
fragments de papier peint ou de linoléum, des collages, des bouts
d’objets et d’éléments de récupération – jusqu’au moment où il n’y
aura plus de tableau du tout au sens de la convention d’une surface
colorée. Des installations d’objets ou des performances deviennent
œuvres. Les intentions, les attitudes et les concepts deviennent des
substituts d’œuvres. Ce n’est pas pour autant la fin de l’art : c’est la fin
de son régime d’objet» (Michaud, 2003, 11). En gros, tout a changé.
Je voudrais analyser quelques exemples de descriptions d’art
contemporain dans deux romans, Je m’en vais de Jean Echenoz et
Plateforme de Michel Houellebecq pour suivre l’effet des changements
du concept « œuvre d’art » sur l’ekphrasis. Quoique très différents au
niveau du style, Plateforme de Michel Houellebecq et Je m’en vais de
Jean Echenoz ont quelques similarités, la plus importante étant que
l’intrigue se construit autour des personnages qui travaillent dans les
milieux de l’art contemporain, sans qu’ils soient des artistes ou des
critiques d’art.

1. Valeur esthétique et valeur marchande.

Le personnage central du roman Je m’en vais de Jean Echenoz,


Ferrer, possède une galerie d’art contemporain et il a fait un peu de
sculpture au temps de sa jeunesse, mais il est depuis longtemps
devenu un homme d’affaires qui sait vendre les œuvres de ses anciens
collègues : « à l’époque dont je parle, le marché de l’art n’est pas très
brillant [...] Ces dernières années, Ferrer s’était constitué un petit
réservoir d’artistes qu’il visitait régulièrement, qu’il conseillait
éventuellement, qu’il dérangeait évidemment. Pas de sculpteurs vu
ses antécédents mais des peintres, bien sûr, comme Beucler, Spontini,
66 Alexandra Vranceanu

Gourdel et surtout Martinov qui monte bien ces temps-ci et ne


travaille que dans le jaune, et aussi quelques plasticiens. Par exemple
Eliseo Schwartz qui, spécialisé dans les températures extrêmes,
concevait des souffleries en circuit fermé (Pourquoi ne pas adjoindre
des soupapes, suggérait Ferrer, une ou deux soupapes?), puis Charles
Estrellas qui installait ça et là des monticules de sucre et de talc (Tout
ça ne manquerait pas d’un peu de couleur, risquait Ferrer, non?),
Marie-Nicole Guimard qui procédait à des agrandissements de
piqûres d’insectes (Et tu ne verrais pas le même truc avec des
chenilles? imaginait Ferrer. Des serpents ?) et Rajputek Fracnatz qui
travaillait exclusivement sur le sommeil (Mollo quand même sur les
barbituriques, s’inquiétait Ferrer). Mais d’abord ces travaux, personne
ces temps-ci n’en voulait plus tellement et, ensuite ces artistes,
spécialement Rajputek réveillé en sursaut, finirent par faire
comprendre à Ferrer l’inopportunité de ses visites. Tout cela, de toute
façon, ne se vendait plus très bien.» (Echenoz, 1999, 24-25) Le passage
commence et se termine sur des phrases qui font référence à
l’argent et il semblerait que l’art soit devenu pour Ferrer une
marchandise, ce qui explique le ton froid de la description, sans
enthousiasme ou appréciation. La description est minimale, et ne
suscite pas l’admiration du lecteur, plutôt son amusement. Le
narrateur dresse une liste où chaque artiste est représenté par son
domaine de travail (monticules de talc, piqûres d’insectes, souffleries,
sommeil), mais la description ne donne pas à voir les œuvres. En plus,
on imagine mal comment un collectionneur pourrait acheter le travail
sur le sommeil de Rajputek Fracnatz par exemple. Le ton ironique
remplace l’effet d’éloge qui accompagnait l’ekphrasis classique et la
description détaillée est remplacée par une liste d’actions, qu’on peut
difficilement qualifier d’œuvres d’art, décrites sommairement et sans
aucune émotion esthétique.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 67

Il n’y a pas de véritable communication entre le galeriste et


son petit réservoir d’artistes, les dialogues finissent plutôt mal, surtout
parce que le galeriste essaie de faire des suggestions artistiques qui
sont mal reçues ; l’art contemporain est devenu une sorte de pêche
artificielle et l’action du galeriste consiste dans le choix du poisson
apprécié par le marché. Les dialogues abrégés entre Ferrer et ses
artistes expriment bien l’ironie echenozienne, car à la désacralisation
de l’art correspond une désacralisation du discours littéraire portant
sur l’art. Songeons, pour faire la différence, à Diderot, Balzac ou
Proust et à leur manière de faire référence aux arts visuels. Le goût du
détail qui était propre à l’écriture ekphrastique a été remplacé par la
formule brève, nue, sans commentaire et parti pris : l’art
contemporain a perdu son aura.
On peut retrouver cette ironie dans le dialogue entre le galeriste
et l’artiste. En arrivant à sa galerie, Ferrer est retenu un moment par un
artiste qui vient de la part d’un des membres de «son petit réservoir
d’artistes», qui désire exposer ses projets : « C’est un jeune plasticien
goguenard et sûr de lui, qui a plein d’amis dans le milieu de l’art et
ses projets aussi sont comme Ferrer en a vu plein. Cette fois, au lieu
d’accrocher un tableau sur un mur, il s’agit de ronger à l’acide, à la
place du tableau, le mur du collectionneur : petit format rectangulaire
24 X 30, profondeur 25 mm. Je développe l’idée de l’œuvre en négatif,
si vous voulez, explique l’artiste, je soustrais de l’épaisseur murale au
lieu d’en rajouter. Bien sûr, dit Ferrer, c’est intéressant mais je ne
travaille plus tellement dans ce sens, en ce moment. On pourra peut-
être envisager quelque chose mais plus tard, pas toute de suite.»
(Echenoz, 1999, 129)
Cette fois la description est plus précise, mais cette précision
concerne plutôt le concept que l’image, puisqu’il s’agit de la
description de la négation d’une œuvre d’art. Ferrer, le propriétaire de
la galerie, ne montrera aucun intérêt pour ce projet, car ce genre de
68 Alexandra Vranceanu

travail ne lui semble pas assez original, et l’originalité a remplacé la


beauté dans l’art contemporain.
Il y a une autre raison pour le manque d’intérêt du galeriste
car, « faute de convaincre assez de collectionneurs d’acheter ces
œuvres, observant par ailleurs que l’art ethnique gagnait du terrain,
Ferrer avait fini par infléchir son champ d’action depuis quelque
temps. » (Echenoz, 1999, 26). Ferrer avait fait une excursion dans le
grand nord pour récupérer des antiquités régionales « réputées
rarissimes », qui se trouvaient sur le Nechilik, un petit bateau de
commerce, bloqué par la banquise depuis des décennies. Il avait
récupéré une grande quantité d’objets d’art boréal antique, d’une
grande valeur commerciale. Le fragment où le narrateur décrit ces
objets d’art paléobaleinier ressemble au niveau du style et de la
structure à la description du «petit réservoir d’artistes» de Ferrer, cité
plus haut : « Il s’agissait bien, comme prévu, d’art paléobaleinier
rarissime, relevant des divers styles que Delahaye et d’autres experts
lui avaient fait connaître. Il y avait là, entre autres choses, deux
défenses de mammouth sculptées recouvertes de vivianite bleue, six
paires de lunettes de neige taillées dans de l’andouiller de renne, une
petite baleine sculptée dans un fanon de baleine, une armure d’ivoire
à lacets, une machine à crever les yeux de caribous faite en bois de
caribou, des pierres écrites, des poupées de quartz, des bilboquets en
cubitus de phoque, en corne de boeuf musqué, des canines de narval
et de requin gravées, des anneaux et des poinçons forgés en nickel de
météorite. Il y avait aussi pas mal d’objets magiques et funéraires en
forme de bretzel ou d’émerillon, faits de stéatite ou de néphrite polie,
de jaspe rouge, d’ardoise verte et de silex bleu, gris, noir et de toutes
les couleurs de la serpentine. Puis des masques en tous genres et, pour
finir, une collection de crânes aux bouches colmatées par des rails
d’obsidienne, aux orbites obturées par des boules d‘ivoire de morse
incrustées de pupilles en jais. Une fortune. » (Echenoz, 1999, 77-78)
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 69

À la place de la description des objets d’art tant convoités,


on trouve donc une autre liste5, dressée avec suffisamment de détails
pour qu’on comprenne de quoi il s’agit, mais sans aucune
interprétation. Il manque toute émotion esthétique et les détails
financiers occupent la place centrale dans les pensées de Ferrer. À ce
niveau là, il y a bien une différence, car si l’art contemporain ne se
vend pas très bien, l’art paléobaleinier tout au contraire représente
«une fortune». La référence à l’argent apparaît dès que Delahaye parle
à Ferrer de ce trésor d’art baleinier « Quand Delahaye comparait les
matériaux, les influences, les styles, Ferrer était moins attentif que
lorsque l’autre se mettait à parler chiffres : il semblait en effet de plus
en plus probable que cette histoire d’épave abandonnée dans le froid,
si elle se confirmait, vaudrait le déplacement. » (Echenoz, 1999, 44)
Mais la valeur de ce type d’art ne réside pas dans sa beauté, que
Ferrer ne vante d’ailleurs pas, mais dans sa rareté, son exotisme et son
ancienneté. Encore une fois, il n’y a pas de critères esthétiques dans
ces ekphraseis, la beauté n’occupe aucune place et l’effet d’éloge a
disparu sans trace.
Les descriptions des œuvres d’art contemporain dans Je m’en
vais ont deux coordonnées essentielles : une description minimale,
c'est-à-dire une liste d’objets sans aucun commentaire critique, sans
aucune référence à leur valeur esthétique et une conclusion qui porte
sur la valeur financière. Ce type de « résumé » se retrouve dans
d’autres passages. Par exemple, quand une jeune femme que Ferrer
trouve intéressante, mais qui ne parle pas beaucoup, vient le visiter à
la galerie, le dialogue est synthétisé ainsi : «Ferrer assura donc
l’essentiel de la conversation en parlant de son métier : marché de l’art
(c’est assez calme en ce moment), tendances actuelles (c’est un peu
compliqué, c’est très atomisé, remontons à Duchamp si vous voulez)
et polémiques en cours (vous imaginez bien, Hélène, dès que l’art et

5Voir à ce sujet le commentaire de Mengaldo sur l’importance stilistique et rhetorique


de la liste dans les ekphraseis critiques (Mengaldo, 2005, 35-38).
70 Alexandra Vranceanu

l’argent sont en contact, nécessairement ça cogne sec), collectionneurs


(se méfient de plus en plus, ce que je comprend parfaitement), artistes
(se rendent de moins en moins compte, ce que je comprends très bien)
et modèles (il n’y en a plus au sens classique du terme, ce que je
trouve tout à fait normal.)» (Echenoz, 1999, 165)
Ferrer résume toute l’histoire de l’art contemporain en
quelques phrases, mais il n’exprime pas de point de vue personnel et
surtout il évite de décrire des œuvres d’art. D’ailleurs, la description
de l’art semble la grande absente du roman : « On parla cinq minutes,
Ferrer toujours pas très à l’aise commenta pour elle quelques œuvres
(un petit Beucler et quatre monticules d’Estrellas), puis il la laissa
continuer toute seule le tour de la galerie. » (Echenoz, 1999, 166) Ferrer
commente pour elle les œuvres, et il est intéressant de noter que le
mot œuvre sera quand même utilisé, mais il n’y aura pas de
description pour le lecteur, qui devra se contenter des étiquettes
vagues, monticules et petit Beucler, titres si peu transparents.

2. Qu’est-ce que l’art contemporain et qu’est devenu l’humanisme ?

Michel, le narrateur du roman Plateforme de Michel


Houellebecq travaille aussi dans le milieu artistique, au Ministère de
la Culture, il « prépare des dossiers pour le financement d’expositions,
ou parfois des spectacles ». Il trouve pourtant assez difficile d’expliquer à
un policier la nature de son travail et il se sent « radicalement
désespéré, envahi par la honte » de ne pas pouvoir décrire ses
activités. C’est le policier, très compréhensif, qui trouve une manière
de nommer les activités de Michel : « En somme », conclut le policier,
« vous travaillez dans l’action culturelle». Ce qui conduit Michel à une
réflexion concernant la réception des milieux artistiques par les
policiers : il « avait conscience de l’existence d’un secteur cultures, une
conscience vague, mais réelle. Il devait être amené à rencontrer toutes
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 71

sortes de gens, dans sa profession ; aucun milieu social ne pouvait lui


demeurer complètement étranger. La gendarmerie est un
humanisme. » (Toutes les citations commentées dans ce paragraphe,
Houellebecq, 2001, 18)
Cette «conscience vague de l’existence d’un secteur cultures»
caractérise bien l’art contemporain. On avait déjà noté que la
description détaillée des œuvres d’art contemporain manque dans Je
m’en vais. La difficulté de nommer, de décrire concrètement l’activité
des artistes peut poser des problèmes aux écrivains amateurs
d’ekphraseis portant sur l’art contemporain, surtout parce que le
concept même d’œuvre a beaucoup changé et qu’à la place du tableau
on retrouve l’installation ou l’action. D’ailleurs, beaucoup de critiques
ont soutenu que l’art contemporain a perdu tout contenu, qu’il est
coupé de son public qui n’y comprend plus rien6.
En ce qui concerne Michel, le narrateur de Plateforme, il donne
son opinion sur l’art contemporain en parlant de son activité, qui n’est
pas des moins importantes. Il choisit les artistes pour lesquels l’état
organise ensuite des expositions et des spectacles, ou, dit autrement, il
joue le rôle de Mécène : «J’éliminais des projets artistiques, j’en
retenais d’autres : je le faisais selon des critères insuffisants, il ne
m’était pas arrivé une seule fois en dix ans de demander un
complément d’information ; et je n’en éprouvais en général pas le
moindre remords. Au fond, j’avais assez peu d’estime pour les
milieux de l’art contemporain.» (Houellebecq, 2001, 178)
Le manque de critères pour décrire ou qualifier les œuvres
contemporaines semble le trait essentiel du discours sur l’art dans Je
m’en vais et Plateforme. Le nouveau Mécène qui travaille pour le
Ministère de la Culture ne cherche même plus des critères pour
comprendre ou argumenter la valeur des productions artistiques qui
seraient financées par l’Etat. Michel continue ses réflexions sur le

6 Voir Michaud, 1997 pour la discussion synthétisée et raisonnée de ce type de critique.


72 Alexandra Vranceanu

même ton méprisant avec un passage qui rappelle la relation très forte
entre l’argent et l’art dans le monde contemporain : «La plupart des
artistes que je connaissais se comportaient exactement comme des
entrepreneurs : ils surveillaient avec attention les créneaux neufs, puis
ils cherchaient à se positionner rapidement. Comme les entrepreneurs,
ils sortaient en gros des mêmes écoles, ils étaient fabriqués sur le
même moule. Il y avait quand même quelques différences : dans le
domaine de l’art, la prime à l’innovation était plus forte que dans la
plupart des autres secteurs professionnels ; par ailleurs, les artistes
fonctionnaient souvent en meutes ou réseaux, à l’opposé des
entrepreneurs, êtres solitaires, entourés d’ennemis – les actionnaires
toujours prêts à les lâcher, les cadres supérieurs toujours prêts à les
trahir.» (Houellebecq, 2001, 178)
La perspective a changé par rapport au roman de Jean
Echenoz, où c’était le galeriste qui jouait le rôle d’homme d’affaires.
Cette fois ce sont les artistes qui sont vus comme des entrepreneurs et
comparés aux actionnaires. Le narrateur donne quelques détails sur sa
profession, qu’il fait sans enthousiasme, et sur ses rapports avec l’art
contemporain, qu’il regarde sans hostilité, mais sans trop
d’intérêt non plus : «Pour ma part, je n’y suis pas hostile : je ne suis
nullement un tenant du métier, ni du retour à la tradition en peinture ;
je conserve l’attitude de réserve qui sied au gestionnaire comptable.
Les questions esthétiques et politiques ne sont pas mon fait ; ce n’est
pas à moi qu’il revient d’inventer ni d’adopter de nouvelles attitudes,
de nouveaux rapports au monde ; j’y ai renoncé en même temps que
mes épaules se voûtaient, que mon visage évoluait vers la tristesse.
J’ai assisté à bien des expositions, des vernissages, des performances
demeurées mémorables. Ma conclusion, dorénavant, est certaine : l’art
ne peut pas changer la vie. En tout cas, pas la mienne.» (Houellebecq,
2001, 21) Il est quand même intéressant de voir que le narrateur de
Plateforme se pose au moins le problème du rôle de l’art ; que ça puisse
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 73

changer la vie ou non, c’est déjà moins important, mais du moins on


discute le sujet. Quelques pages plus loin, la vision de Michel
changera un peu, car il trouvera une place pour l’art, une place qui
pourrait convenir : « pour autant que j’aie eu l’occasion d’y réfléchir,
la culture me paraissait une compensation nécessaire liée au malheur
de nos vies » (Houellebecq, 2001, 310). Ça pourrait convenir très bien
même, car l’art joue dans la perspective de Michel le même rôle que la
sexualité. Dans un passage révélateur, Michel réfléchit : « Le dieu qui
a fait notre malheur, qui nous a crées passagers, vains et cruels, a
également prévu cette forme de compensation faible. S’il n’y avait pas,
de temps à autre, un peu de sexe, en quoi consisterait la vie ? Un
combat inutile contre les articulations qui s’ankylosent, les caries qui
se forment.» (Houellebecq, Plateforme, 205). L’art et la sexualité
seraient donc, dans la vision du personnage, des formes de
compensation, et d’ailleurs, la relation entre art contemporain et
sexualité est une des clés d’interprétation de Plateforme.

3. La description d’art à la galerie de Ferrer. Le collectionneur,


l’artiste, le marchand.

Il y a des similarités en ce qui concerne la vision sur l’art


contemporain dans ces deux romans, la plus importante étant le
passage de l’éloge à l’ironie. Il y a aussi complémentarité, car si
Houellebecq s’arrête plutôt sur les représentations du corps dans l’art
contemporain et sur les rapports entre l’art et la sexualité, Echenoz
souligne la nature elliptique du discours sur l’art et la transformation
de l’œuvre en produit.
Les portraits du collectionneur, de l’artiste ou du galeriste
viennent compléter ce monde post-dadaïste où l’ekphrasis se construit
dans l’absence de ses coordonnées essentielles, la description et
l’éloge. L’œuvre d’art contemporaine se décrit avec difficulté, il est
74 Alexandra Vranceanu

tout aussi difficile de la qualifier et donc, par rapport à la description


du tableau, le discours semble incapable de la représenter.
Dans le contexte du commerce avec l’art contemporain une
question apparaît : comment faire pour vanter des produits qu’on ne
peut pas décrire ? Et si l’art contemporain ne peut pas être décrit,
comment faire pour en parler ? Dans le roman d’Echenoz, le dialogue
entre le galeriste et le collectionneur est un morceau 7 révélateur pour
les rapports entre l’objet d’art et le discours qui l’accompagne. Cette
fois Ferrer doit faire son métier, c’est à dire convaincre un de ses
anciens clients, Reparaz, à acheter quelque chose. Reparaz « gagne
énormément d’argent dans les affaires où il s’ennuie énormément,
c’est qu’il n’est pas tous les jours exaltant d’avoir le monopole
mondial du Smartex. Les seuls moments où il s’amuse un peu, c’est
quand il vient acheter des œuvres d’art. » (Echenoz, 1999, 39) Dans
cette scène le client se trouve devant un tableau de Martinov, un
peintre à la mode, et il hésite ; Ferrer s’approche de lui pour essayer
de le convaincre en lui faisant « le coup du désaveu » (Echenoz, 1999,
40). Le dialogue qui s’ensuit est d’une inégalable ironie et montre
clairement les nouveaux rapports qui naissent entre l’art
contemporain et le discours censé le promouvoir. Ferrer s’approche de
son client potentiel et lui demande : « Alors, fit-il en s’approchant du
Martinov, ça vous plaît ? Il y a quelque chose, dit Reparaz, il y a
vraiment quelque chose. Je trouve ça, voyez-vous, comment dire. Je
sais, je vois bien, dit Ferrer. Mais enfin ce n’est pas très bon,
franchement, c’est loin d’être le meilleur de la série (c’est une série,
n’est-ce pas), et puis de toute façon ce n’est pas tout à fait terminé.
Sans compter qu’entre nous c’est un peu cher, Martinov. Ah, bon, fit
l’autre, moi je trouve qu’il se passe réellement quelque chose avec ce
jaune. Certes, concéda Ferrer, ce n’est pas mal, je ne dis pas. Mais c’est

7 J’utilise le mot morceau dans son sens rhétorique, de fragment représentatif,


traditionnellement attribué à l’ekphrasis. Voir Barthes, 1994 et Aquien ; Molinié, 1996.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 75

quand même un peu coûteux pour ce que c’est. Je serais vous, je


jetterais plutôt un coup d’œil là-dessus, reprit-il en désignant une
œuvre composée de quatre carrés d’aluminium peints en vert clair
juxtaposés, adossée dans un coin de la galerie. Ça, c’est intéressant. Ça
va monter pas mal bientôt mais c’est encore très abordable. Et puis
voyez comme c’est clair, non ? C’est évident. C’est lumineux. C’est
quand même très peu de chose, dit le chef d’entreprise. Je veux dire,
on ne voit pas grand-chose. A première vue, dit Ferrer, on peut le
prendre comme ça. Mais au moins vous rentrez chez vous, vous avez
ça au mur, vous n’êtes pas agressé. Il y a ça. Je vais réfléchir, dit
Reparaz en s’en allant, je repasserai avec ma femme. C’est bon, dit
Ferrer à Delahaye, vous allez voir. C’est sûr qu’il va le prendre, le
Martinov. Il faut les contrer, quelque fois. Il faut leur donner
l’impression qu’ils pensent par eux-mêmes.» (Echenoz, 1999, 40-41)
C’est quand même très peu de chose, pourrait-on dire, en ce qui
concerne la description d’une œuvre d’art. Ferrer et Reparaz parlent
de deux œuvres dont la première est grande, jaune, chère, peut-être
même trop chère, peinte par Martinov, qui monte en ce moment. C’est
vrai qu’il y a quelque chose, il se passe réellement quelque chose avec ce
jaune selon le collectionneur, mais c’est un peu cher et pas très bon, un
peu coûteux pour ce que c’est, pas tout à fait terminé. On pourrait se
demander à quoi ressemble ce Martinov. On peut supposer qu’il s’agit
d’un monochrome, car dans un autre passage Ferrer commente sa
peinture en affirmant que Martinov ne travaille plus que dans le
jaune, mais aucun autre détail. La deuxième est une œuvre composée de
quatre carrés d’aluminium peints en vert clair juxtaposés. Ferrer la décrit
par les mots lumineux et clair, mais selon le collectionneur, qui est
aussi un chef d’entreprise, c’est très peu de chose, on ne voit pas grand-
chose. L’argument suprême de Ferrer en faveur des carrés
d’aluminium est que ce genre d’œuvre n’est pas agressive, ce qui ne
veut pas dire grand-chose non plus, après quoi il sort l’argument de
76 Alexandra Vranceanu

nature financière, ça va monter pas mal bientôt. Par cette technique


discursive Ferrer essaye de contrer son futur client pour lui donner
l’impression qu’il pense par lui-même et le coup du désaveu
fonctionnera, car le chef d’entreprise achètera le monochrome de
Martinov. On pourrait conclure que les arguments de Ferrer pour
présenter les œuvres d’art, ses ekphraseis commerciales, fonctionnent
bien : pas de description concrète, pas d’opinion critique, juste des
mots qui tournent autour des concepts, un nouveau style pour décrire
l’art, dont la qualité suprême est l’imprécision.
Mais il ne faut pas croire que ce discours critique
apparemment vide, mais qui, en effet, est construit selon d’autres
règles, est inutile pour promouvoir l’art. Dans un autre passage Ferrer
expliquera à Gourdel, un peintre qui avait changé de style en passant
de l’art abstrait à l’art figuratif, l’importance du discours qui
accompagne l’œuvre d’art dans le monde contemporain. Sans
regarder le nouveau tableau que l’artiste lui apporte, Ferrer lui dit : «Il
faut voir aussi que c’est un peu de ta faute, poursuivit Ferrer sans
même un regard sur l’objet. Tu as tout foutu en l’air en passant de
l’abstrait au figuratif, j’ai dû complètement changer ma stratégie sur
ton travail. Tu sais que ça pose des problèmes, le peintre qui change
tout le temps, les gens attendent un truc et puis ils sont déçus. Tu sais
que tout est labellisé, quand même, c’est plus facile pour moi de
promouvoir quelque chose qui ne bouge pas trop, sinon c’est
catastrophique. Tu sais bien que tout ça est très fragile. Enfin je te dis
ça, c’est toi qui vois. De toute façon, celui-là je ne peux pas le prendre,
je veux d’abord écouler le reste.» (Echenoz, 1999, 42) Si l’art boréal a
de la valeur parce qu’il est ancien et rare, si le tableau de Martinov
sera acheté parce que «ça monte pas mal», comme des actions à la
bourse, en ce qui concerne Gourdel, ses tableaux ne se vendent pas
parce qu’il est passé de l’abstrait au figuratif. Suprême ironie,
l’insuccès de Gourdel vient du fait que Ferrer a dû changer de
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 77

stratégie. Finalement, l’importance des critères esthétiques est tout à


fait secondaire, ce qui compte ici est que « tout est labellisé, quand même,
c’est plus facile pour moi de promouvoir quelque chose qui ne bouge pas trop,
sinon c’est catastrophique. » Cette labellisation est d’ailleurs un
problème discuté par les critiques de l’art contemporain, qui
observent que certaines œuvres semblent occuper une place dans les
musées uniquement parce qu’il y a eu un critique intelligent qui a
démontré dans son discours la valeur de ses œuvres. Dans Le mot
peint, Tom Wolfe ironise sur «le fait qu’une bonne peinture moderne
devait désormais être accompagnée d’une théorie esthétique
convaincante, sans quoi elle ne valait rien.» (apud Michaud, 2003, 37)
C’est comme si le discours verbal du critique d’art projettait sur
l’image le contenu et comme si la valeur et l’ekphrasis critique était le
seul garant de la valeur de l’art contemporain. Le paradoxe de
l’ekphrasis ayant comme sujet l’art contemporain est que son
imprécision ne lui enlève pas son importance, tout au contraire, c’est
la présentation faite par le critique qui représente le passeport pour la
gloire. Je reviendrai sur ce passage avec des commentaires portant sur
l’ekphrasis critique dans l’histoire de l’art contemporain. En fait la
description vide, ambiguë, ouverte, si souvent rencontrée dans le
discours de Ferrer, laisse au chef d’entreprise Reparaz toute la liberté
d’interprétation et il en profitera pour acheter le Martinov.
L’art contemporain serait-il donc une pure création du
marché, l’effet d’un complot du monde de l’art et de ses réseaux ? Il
s’agit là d’une accusation que les critiques ont faite à l’art
contemporain. Mais Echenoz ira plus loin, car il n’y a pas que le
discours de Ferrer qui puisse vendre des tableaux, mais aussi les
vêtements du vendeur. Et comme son vendeur porte des «habits
misérables» (Echenoz, 1999, 38), Ferrer essaye de lui expliquer
comment ce fait influencera le destin de l’art : « Mettez-vous à la place
du collectionneur, avait insisté Ferrer à voix basse en appuyant sur le
78 Alexandra Vranceanu

bouton de la minuterie. Il va vous acheter un tableau, le


collectionneur. Il hésite. Et vous savez ce que c’est pour lui, acheter un
tableau, vous savez bien comme il a peur de perdre son argent, peur
de ne pas être dans le coup, peur de rater Van Gogh, peur de ce que
va dire sa femme, tout ça. Il a si peur qu’il ne le voit plus, le tableau,
n’est-ce pas. Il ne voit plus que vous, le marchand, vous dans vos
habits de marchand. Donc c’est votre apparence à vous qu’il va mettre
sur le tableau, comprenez-moi. Si vous avez des habits misérables,
c’est toute votre misère qu’il va mettre dessus. Alors que si vous êtes
impeccable c’est le contraire et donc c’est bon pour le tableau, donc
c’est bon pour tout le monde et spécialement pour nous, voyez-vous.»
(Echenoz, 1999, 38-39).
Dans la vision de Ferrer l’œuvre d’art est remplacée par le
discours qui la met en scène, un discours vidé de contenu, ouvert à
toute interprétation, un discours qui ne décrit pas, ne vante pas, se
contente de suggérer. Les collectionneurs achètent le discours du
galeriste, l’apparence du vendeur, les bruits qui courent autour d’un
nom d’artiste qui vend cher et tout ça empêche de voir l’art, «il ne le
voit plus, le tableau, n’est-ce pas».
Jean Echenoz, qui fait toujours un travail de documentation
avant d’écrire ses romans, fait référence à un phénomène important
dans l’histoire de l’art contemporain, dans les années ‘80 et ‘90, quand
les hommes d’affaires achetaient pour faire des investissements sans
trop comprendre ce qu’ils achetaient (Danto, 1997, 21-22)
Effectivement, l’argent joue un rôle important et la transformation de
l’art en marchandise est une étape importante de sa désacralisation.
Mais le plus important pour le destin de l’ekphrasis est l’effet des
trucages intellectuels présents dans le discours sur l’art.
Il ne faut pas oublier qu’au XXe siècle les liaisons entre l’art et
la mode jouent un rôle important. Yves Michaud pense que « Nous,
hommes civilisés du XXIe siècle, vivons les temps du triomphe de
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 79

l’esthétique, de l’adoration de la beauté – les temps de son idolâtrie.»


(Michaud, 2003, 8). Ce triomphe de l’esthétique se manifeste par un
changement au niveau du rôle de la beauté dans la société
contemporaine : «L’industrie de la culture se charge du reste avec une
inventivité admirable, depuis le design du mobilier urbain jusqu’aux
vêtements griffés, depuis la musique d’ascenseur jusqu’aux salles de
fitness, des best-sellers saisonniers au fooding franchisé. C’est fou,
effectivement ce que le monde est beau, sauf dans les musées et
centres d’art – là, on cultive autre chose de la même veine, et en fait la
même chose : l’expérience esthétique mais dans son abstraction
quintessenciée – ce qu’il reste de l’art quand il est devenu une fumée
ou un gaz.» (Michaud, 2003, 14) L’apparence du vendeur d’art devient
essentielle, car là où l’œuvre ne joue plus sur la beauté, le galeriste
devra mettre en vente une image de soi qui entoure l’objet en vente
d’une fumée de beauté.

4. Les métamorphoses de Mécène.

Dans les exemples commentés jusqu’ici on a vu le destin de


l’art contemporain dans le monde des galeries et des collections
privées. Dans Plateforme le sujet est l’art officiel, car Michel, le
narrateur, travaille pour le Ministère de la Culture en qualité de
comptable. Au XXe siècle, le mécénat appartient à l’état qui finance
des projets en utilisant un système très compliqué qui prend en
considération des critères politiques8, financièrs et, évidemment,

8 Voir à ce sujet l’exposition, au titre de Desacurdos. Sobre art, politiques i esfera publia a
l’Estat espanyol (Barcelone, 4 mars-29 mai 2005), où les artistes critiquent et moquent le
manque de critères de l’Etat dans ses choix de financement. Les idées présentées ici
ressemblent parfaitement au contenu idéologique du discours de Michel. Voir pour le
commentaire sur le rôle des centres institutionnels dans l’art contemporain Michaud,
2003, 56-64.
80 Alexandra Vranceanu

esthétiques. Mais comme les critères esthétiques sont vagues, choisir


les meilleurs projets n’est pas toujours facile.
La représentation de l’Etat en protecteur des arts passe par le
portrait de ses fonctionnaires. La scène suivante nous montre le
dialogue entre Michel, le nouveau Mécène qui travaille pour le
Ministère de la Culture, et une artiste qui vient lui demander le
financement d’un projet artistique. C’est la voix de Michel, le
narrateur qui parle à la première personne, qui explique au lecteur ce
qu’il pense sur les œuvres d’art qu’il doit juger : « Elle travaillait
uniquement sur son corps [...] ; elle me tendit juste des cartes postales
qu’elle avait fait réaliser, avec l’empreinte de sa chatte trempée dans
différentes peintures de couleur. [...] C’était bien sympathique tout
cela, mais enfin d’après mon souvenir Yves Klein avait déjà réalisé des
choses similaires, il y a plus de quarante ans ; j’allais avoir du mal à
défendre son dossier. Bien sûr, bien sûr, convint-elle, il fallait prendre
ça comme un exercice de style. » (Houellebecq, 2001, 292) Le narrateur
fait mention du nom d’Yves Klein9, qui a créé les Anthropométries, des
toiles blanches sur lesquelles plusieurs femmes nues ont appliqué leur
corps enduit préalablement de la couleur bleu IKB, International Klein
Blue, une couleur que l’artiste avait brevetée en 1960. L’œuvre
consiste dans le happening (enregistré sur une cassette vidéo qui
montre l’action de ces jeunes femmes nues, se couvrant devant le
public de teinture bleue et ensuite imprimant l’empreinte de leurs
corps sur les toiles) et de la série de toiles contenant ces traces bleues.
L’artiste participe à l’action, mais il ne peint rien, même si le résultat
final ressemble assez à une peinture. Yves Klein redéfinit par cette
œuvre la relation entre l’artiste et le modèle par la liberté laissée au

9Comme Echenoz, qui fait mention de l’œuvre de Duchamp, Houellebecq cite Klein (en
exposition permanente au Centre Pompidou) et ainsi les écrivains donnent de la
substance vraisemblable aux ekphraseis imaginaires qu’ils attribuent à leurs
personnages.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 81

modèle, qui laisse sa trace sur la toile sans que l’artiste intervienne
concrètement.
Michel, qui connaît bien son milieu, et connaît surtout le rôle
central de l’originalité dans la production artistique contemporaine,
ne se montre pas très convaincu de ce genre de travail. L’ironie est
bien forte, car évidemment, l’expression exercice de style a perdu toute
raison d’être au moment où la qualité principale de l’art a été
remplacée par sa capacité de choquer. On comprend en quoi le travail
de la jeune artiste est un exercice de style, car elle utilise son propre
corps pour inscrire la trace colorée, mais son travail artistique ne
trouve pas d’appréciation aux yeux de Michel et alors l’artiste expose
la pièce de résistance : « Elle sortit alors d’un emballage en carton une
pièce plus complexe composée de deux roues de taille inégale reliées
par un mince ruban de caoutchouc ; une manivelle permettait
l’entraînement du dispositif. Le ruban de caoutchouc était recouvert
de petites protubérances plastiques, plus ou moins pyramidales.
J’actionnai la manivelle, passai un doigt sur le ruban en mouvement ;
cela occasionnait une sorte de frottement, pas désagréable. ”Ce sont
des moulages de mon clitoris”, expliqua la fille ; je retirai mon doigt
aussitôt. ”J’ai pris des photos avec un endoscope au moment de
l’érection, puis j’ai mis le tout sur ordinateur. Avec un logiciel 3D j’ai
reconstitué le volume, j’ai modelé tout en ray-tracing, puis j’ai envoyé
les coordonnées de la pièce à l’usine.” J’avais l’impression qu’elle se
laissait dominer par les considérations techniques. J’actionnai de
nouveau la manivelle, plutôt machinalement. ”On a envie d’y toucher,
hein ?” poursuivit-elle avec satisfaction. ”J’avais envisagé de relier à
une résistance, pour permettre l’allumage d’une ampoule. Qu’est-ce
que vous en pensez ?” En réalité je n’étais pas pour, ça me paraissait
nuire à la simplicité du concept.» (Houellebecq, 2001, 292)
La visite se termine sans un résultat concret : le narrateur
s’abstient de commenter l’œuvre et demande à l’artiste de chercher
82 Alexandra Vranceanu

Mlle Dury, « qui s’occupe des aspects esthétiques, car lui s’occupe
« surtout de l’aspect comptable. » (Houellebecq, 2001, 292) Avant de
partir, la jeune artiste donne à son Mécène potentiel un petit sachet
rempli de pyramides en plastique, car « dit-elle, ils m’en ont fait
beaucoup à l’usine » (Houellebecq, 2001, 292). En réfléchissant ensuite
sur la valeur de cette œuvre, le narrateur arrive à une conclusion
favorable : « Au fond, me dis-je, cette Sandra était plutôt une bonne
artiste ; son travail incitait à porter un regard neuf sur le monde »
(Houellebecq, 2001, 310) Ce type d’installation qui met en scène le
corps de l’artiste est courant dans l’art de la deuxième partie du XXe
siècle10, mais on ne rencontre pas souvent dans les romans des
descriptions si détaillées. Paul Ardenne observe dans un chapitre où il
synthétise diverses formes d’art qui prennent comme sujet le corps
érotisé que «Les années 70 puis 80, toujours plus, seront celles d’une
monumentalisation du sexuel pour lui-même. En tant qu’objet
esthétique, le sexe devient alors une figure vénérable, à même d’être
idolâtrée pour soi.» (Ardenne, 2001, 298)
Ironique ou non, l’éloge de Michel pour l’installation de
Sandra ouvre une nouvelle voie pour l’ekphrasis dans le roman
contemporain. L’art contemporain occupe un rôle important dans
Plateforme, et ce qui est essentiel, l’ekphrasis retrouvera une de ses
fonctions classiques, elle mettra en abyme deux des thèmes
importants de ce roman : la sexualité et l’angoisse devant les attentats
à la bombe. Par rapport à Ferrer, Michel décrit le monde de l’art
contemporain dans une perspective sociologique. D’ailleurs, dans ses
réflexions, Michel commente sans cesse la société de consommation
occidentale et l’art contemporain trouve sa place parmi d’autres
références citées dans le but de donner une image claire et sarcastique.

10 Voir à ce sujet Ardenne, 2001, et Jeudy, 1988.


Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 83

Le réalisme noir de Plateforme ne peut pas cacher l’importance de


l’ekphrasis dans l’économie du roman.
La démarche rhétorique du narrateur prévoit des descriptions
détaillées, qui font voir les objets, car la description d’art retrouve un
de ses rôles classiques, celui d’exemplum. Houellebecq retient des
aspects différents de l’art contemporain : d’une part il ne fait pas
mention de la valeur commerciale de l’art, et, surtout, il ne s’agit plus
des objets d’art vagues, abstraits, indescriptibles comme dans Je m’en
vais.

5. La hantise du corps.

Par rapport aux œuvres d’art décrites par Echenoz dans Je


m’en vais, le choix de Houellebecq est plus ciblé – le sujet de ses
ekphraseis est le corps, d’ailleurs un thème central dans l’art
contemporain, comme observe Michaud : « La première chose qui
frappe en effet en lui est, par exemple, la fréquence des références qui
y sont faites au corps et à sa mise en scène. Corps documenté, corps
diminué, corps augmenté ou artificialisé, corps magnifié ou rabaissé,
corps stigmatisé ou ornementé, portrait ou autoportrait, postures
banales ou forcées, visages anonymes ou singularisés : la recherche de
l’identité passe visiblement par la hantise du corps ».11
On a vu dans les exemples cités jusqu’ici que l’art
contemporain ne suscite pas l’admiration, et que l’ironie a remplacé le
plaisir esthétique et l’émotion. Parfois l’art contemporain semble un
repère pour l’indifférence : en visitant un cimetière en Thaïlande,
Michel réfléchit : « Ça me rappelait Omaha Beach, qui ne m’avait pas
tellement ému non plus – qui m’avait plutôt, à vrai dire, fait penser à
une installation d’art contemporain. » (Houellebecq, 2001, 64) Mais il

11 Michaud, 2003, 201.Voir à ce sujet Jeudy, 1988.


84 Alexandra Vranceanu

existe dans le roman de Houellebecq une exception importante, un


artiste qui a réussi à obtenir l’admiration de notre Mécène. Suivons
les métamorphoses de l’effet éloge dans une autre description d’art
contemporain : « Fin juin il y eut quand même Bertrand Bredane que
j’avais soutenu depuis le début avec acharnement – à la grande
surprise de Marie-Jeanne, qui s’était habituée à ma docilité
indifférente, et était elle-même profondément révulsée par les œuvres
de ce type. [...] Il s’était surtout fait connaître en laissant pourrir de la
viande dans des culottes de jeunes femmes, ou en cultivant des
mouches dans ses propres excréments, qu’il lâchait ensuite dans les
salles d’exposition » (Houellebecq, 2001, 178) Michel est enthousiasmé
surtout du dernier projet de Bredane, qu’il veut soutenir à tout prix :
« Son dernier projet était pire que les précédents – ou meilleur, c’est
selon. Il avait réalisé une vidéo sur le parcours des cadavres de ces
gens qui acceptent après leur mort de donner leur corps à la science –
c’est-à-dire, par exemple, de servir de sujet d’entraînement pour les
dissections dans les écoles de médecine. Quelques véritables étudiants
en médecine, habillés normalement, devaient se mêler au public et
exhiber de temps à autre des mains coupées, ou des yeux détachés de
leurs orbites – enfin, ils devaient se livrer à ces plaisanteries
qu’affectionnent selon la légende les étudiants en médecine.»
(Houellebecq, 2001, 179) On pourrait se demander s’il s’agit ici d’une
ironie ou d’un véritable éloge. Car s’il y a du sarcasme dans le ton de
Michel, il y a aussi une forte connotation symbolique des œuvres d’art
de Bredane, qui reprennent le thème central du roman, le
morcellement du corps. Peut-être bien que l’art contemporain ne peut
pas changer la vie, comme semble le croire Michel, mais il arrive à la
représenter.
Les images du corps qui hantent Plateforme offrent une image
révélatrice de l’art contemporain et reprennent les thèmes du roman :
le premier exemple, celui de l’installation de Sandra, commenté plus
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 85

haut, porte sur le corps érotisé et fait référence à l’intrigue du roman,


qui tourne autour du plaisir sexuel. La deuxième ekphrasis, celle qui
décrit l’action de Bredane, portera sur le deuxième thème central du
livre, le morcellement du corps, morcellement symbolique présent
dans la crise de la libération sexuelle occidentale 12 et dans la menace
des attentats à la bombe. Il y a une correspondance thématique entre
le happening de Bredane, qui met en scène le corps morcelé, et la fin
du roman. Michel et sa bien-aimée, qui avaient décidé de finir leur vie
dans le paradis terrestre sexuel et naturel de la Thaïlande, seront les
victimes de l’explosion d’une bombe et la femme sera tuée sur le coup.
La description des beaux corps des danseuses érotiques et de leurs
clients morcelés par l’explosion reprendra le thème de l’exposition de
Bertrand Bredane, cette fois avec une signification tragique.
L’action de Bredane parodie la démarche scientifique en
prenant comme sujet le corps humain, vu dans sa qualité d’objet et de
mécanisme. Ce n’est certainement pas la première fois que l’art et la
science utilisent le corps humain comme sujet et que le corps n’est
plus vu comme un entier organique, mais morcelé par l’investigation
scientifique ; il suffit de penser à la Leçon d’anatomie de Rembrandt ou
aux esquisses de Léonard da Vinci. La nouveauté dans l’œuvre de
Bredane consiste dans le fait qu’il ne s’agit plus de l’image du corps,
mais du corps même réduit à l’état d’objet. La distance entre référent
et signe est annulée et, suivant la direction ouverte par les ready-made
de Duchamp, l’artiste encadre les morceaux de corps en les
transformant ainsi en art.
Du point de vue sémiotique il y a quelques points communs
entre les deux ekphraseis centrales de Plateforme : elles se regroupent
autour des changements opérés par les artistes contemporains dans la
relation réalité - art et modèle – artiste. En particulier le happening de

12 Ce thème apparaît aussi dans un autre roman de Michel Houellebecq, Les particules
élémentaires, 1998.
86 Alexandra Vranceanu

Bredane n’utilise plus l’écran qui était le style ou la technique, ne


transforme plus l’objet, qui passe tel quel à l’état d’art. On met en
question la frontière, le cadre qui sépare l’œuvre du monde et le
spectateur, obligé d’assister à la mise en scène du corps même de
l’artiste (le moulage ou les photos de ses parties intimes) ou des
morceaux des corps écartelés, est choqué. On peut qualifier comme de
l’art ces objets et ces actions uniquement parce qu’ils sont présentés
dans le cadre d’un musée. Comme observe Michaud, «À la
transformation de l’art en éther ou en gaz répond donc l’évanescence
de l’expérience. Celle-ci doit alors être encadrée de rituels forts, très
forts même, pour être identifiable, c’est-à-dire pour que l’on sache
tout simplement qu’il y a expérience.» (Michaud, 2003, 167)
Le fait que la frontière entre l’objet et sa représentation soit si
fragile dans les exemples choisis par Houellebecq correspond
parfaitement avec la technique narrative de ses romans. Car tout
comme ces œuvres d’art donnent l’impression qu’il n’y a plus de
frontière entre art et réalité, le style du roman donne au lecteur
l’impression qu’il lit un journal intime. L’art et la littérature ont donc
des similarités au niveau du style et surtout au niveau de la manière
de concevoir le réalisme : les narrateurs des romans de Michel
Houellebecq se ressemblent, parlent à la première personne et portent
le même prénom que l’auteur. Plus encore, ils s’arrêtent de temps en
temps pour argumenter leur propos sur la société contemporaine. On
trouve plusieurs points communs entre les œuvres d’art décrites et le
style de Houellebecq : le désir de choquer par la présentation nue des
faits et des sentiments, et surtout la représentation explicite des
thèmes liés à la sexualité et à la mort.
La description des œuvres d’art dans Plateforme n’a pas
comme but uniquement de choquer le lecteur, mais de renforcer,
souligner et argumenter la thèse du narrateur sur la société
occidentale contemporaine. Pour montrer comment ces ekphraseis
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 87

reprennent, en mettant en abîme le style du roman, je cite ici un


fragment d’un autre roman, Les particules élémentaires. Il s’agit d’un
passage où l’on reconnaît des actions similaires à celles de Bertrand
Bredane, mais cette fois l’ekphrasis prend pour objet des œuvres
reconnues par l’histoire de l’art. Cette digression fait partie d’un
dialogue entre le personnage principal et son amie, mais le passage
semble plutôt un essai sur la relation entre les actions qui ont comme
sujet le sacrifice et le morcellement des animaux, les spectacles hard
rock (des scènes violentes avec connotations sexuelles) et les serial-
killers. Le sujet véritable de ce passage est «la destruction progressive
des valeurs morales au cours des années soixante, soixante-dix,
quatre-vingt puis quatre-vingt-dix était un processus logique et
inéluctable. Après avoir épuisé les jouissances sexuelles, il était
normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se
tournent vers les jouissances plus larges de la cruauté. [...] Sous le
couvert de performances artistiques, les actionnistes viennois tels que
Nitsch, Muehl ou Schwarzkogler s’étaient livrés à des massacres
d’animaux en public ; devant un public de crétins ils avaient arraché,
écartelé des organes et des viscères, ils avaient plongé leurs mains
dans la chair et dans le sang, portant la souffrance d’animaux
innocents jusqu’à ses limites ultimes – cependant qu’un comparse
photographiait ou filmait le carnage afin d’exposer les documents
obtenus dans une galerie d’art. Cette volonté dionysiaque de
libération de la bestialité et du mal, initiée par les actionnistes
viennois, on la retrouvait tout au long des décennies ultérieures. Selon
Daniel Macmillian, ce basculement intervenu dans les civilisations
occidentales après 1945 n’était rien d’autre qu’un retour au culte
brutal de la force, un refus de règles séculaires lentement bâties au
nom de la morale et du droit. Actionnistes viennois, beatniks, hippies
et tueurs en séries se rejoignaient en ce qu’ils étaient des libertaires
intégraux, qu’ils prônaient l’affirmation intégrale des droits de
88 Alexandra Vranceanu

l’individu face à toutes les normes sociales, à toutes les hypocrisies


que constituaient selon eux la morale, le sentiment, la justice et la
pitié.» (Houellebecq, 1998, 211)
Il y a des ressemblances entre l’ekphrasis du happening de
Bredane et les œuvres des actionnistes viennois, mais le ton de la
description diffère. Si dans Plateforme le narrateur a gagné en distance
et ironie, dans Les particules élémentaires l’ekphrasis garde encore son
rôle d’exemplum, d’argument rhétorique, de morceau libre qui s’ajoute
au roman, mais qui pourrait produire du sens indépendamment, tout
comme dans le roman antique ou dans le discours des rhéteurs
sophistes. Et c’est ainsi que la description de l’œuvre d’art
contemporain retrouve sa fonction d’origine dans le roman de
Houellebecq, car au-delà de l’ironie du narrateur, on reconnaît la force
argumentative des exemples choisis pour renforcer le thème du
roman.

6. La description de l’art contemporain entre dérision et mise en


abîme.

En suivant les descriptions des œuvres d’art contemporain


chez Jean Echenoz et Michel Houellebecq il devient évident que le ton
d’éloge, caractéristique aux ekphraseis classiques a été remplacé par
l’ironie ou même par le sarcasme. Mais s’agit-il d’un rejet de l’art
contemporain ? À première vue, on pourrait dire que les œuvres d’art
décrites par ces deux romanciers font croire que l’art ne donne plus
d’émotions esthétiques, qu’il est l’effet de trucages intellectuels qui
dissimulent son vide et sa nullité, qu’il ne demande aucun talent
artistique, ou qu’il est une pure création du marché ou l’effet d’un
complot du monde de l’art et n’existe que sous la protection du
musée. Les accusations que je viens d’énumérer ont été faites par les
critiques d’art et synthétisées par Yves Michaud (1997, 16-18). Qu’il
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 89

s’agisse de la description d’une œuvre réelle ou imaginaire, l’art


contemporain n’est pas couvert d’éloges dans ces deux romans.
D’ailleurs les discours de ces deux romanciers sont complémentaires,
car si Echenoz choisit d’ironiser sur le vide de l’art et sur sa
métamorphose en marchandise, Houellebecq ironise sur des œuvres
d’art que l’on prétend telles uniquement parce qu’elles sont
présentées sous la protection du musée.
Ce ton indifférent des romanciers est influencé par un
changement radical dans la manière de décrire l’art par les historiens
de l’art contemporain. Ce changement a été analysé par Arthur Danto
et Hans Belting dans deux livres qui s’arrêtent sur les rôles de
l’histoire de l’art contemporain. Le livre d’Arthur Danto, intitulé After
the End of Art. Contemporary Art and the Pale of History prend comme
point de départ la mort de l’histoire de l’art de type vasarien, et non,
comme on pourrait le croire en lisant le titre, la mort de l’œuvre d’art :
« It was not my view to that there would be no more art, ”death”
certainly implies, but that whatever art there was to be would be
made without the benefit of a reassuring sort of narrative in which it
was seen as the appropriate next stage in the story. What had come to
an end was the narrative but not the subject of the narrative. I hasten
to clarify.» (Danto, 1997, 4) Danto précise au fil de sa démonstration
que «Recently people have begun to feel that the last twenty-five
years, a period of tremendous experimental productiveness in the
visual arts with no single narrative direction on the basis of which
others could be excluded, have stabilized as the norm. » (Danto, 1997,
13) La mort de l’art est liée donc à cette absence de texte historique qui
la certifie, qui établit une norme, qui attribue des valeurs selon cette
norme. En fait, l’absence de l’éloge dans la description d’art
contemporain dans les récits est l’effet de cette absence de légitimité
qui était donnée autrefois à l’art par ses historiens.
90 Alexandra Vranceanu

Hans Belting s’arrête dans L’histoire de l’art est-elle finie ? sur le


même problème, et souligne à son tour que «l’histoire de l’art elle-
même pratique la représentation. En construisant une histoire de l’art,
elle représente l’art, elle lui donne une histoire douée de sens,
distincte de l’histoire générale. […] Ce type de représentation explique
ce qu’elle doit expliquer en construisant un récit qui localise l’œuvre
là où elle a plus de sens.» (Belting, 1989, 116-117) Danto et Belting
soulignent le fait que l’histoire de l’art contemporain est en crise parce
qu’elle ne réussit plus à donner du sens et à organiser les
manifestations artistiques ni à établir une hiérarchie de valeurs. Cette
crise a des répercussions sur le ton des ekphraseis fictionnelles, puisque
les écrivains reflètent les discours angoissés des historiens de l’art.

Conclusion

Si j’ai choisi de paraphraser dans mon titre un célèbre titre de


Marcel Duchamp, La mariée mise à nu par ses célibataires, même, c’est
pour souligner l’importance du changement introduit par cet artiste
dans l’histoire de l’art. Comme le disait Ferrer, tout remonte à Duchamp.
Il est clair que la définition de l’art, son rapport avec la nature, avec le
public, avec les critiques ou les historiens connaît une mutation
profonde à partir du mouvement Dada et en particulier des ready-
made de Duchamp. Mais après avoir remplacé l’effet d’éloge avec
l’ironie, est-ce que l’ekphrasis perd sa raison d’exister, ne réussit-elle
plus à occuper ses anciens rôles ? Evidemment, il y en a des
changements, mais rien n’empêche l’ekphrasis de garder ses rôles
classiques : souligner le thème du roman, jouer le rôle argumentatif
d’exemplum, renforcer le réalisme ou mettre en abîme la signification
du texte. Même mise à nu, déshabillée de son ancienne gloire, la
description de l’œuvre d’art garde la force de donner du sens à ses
romans.
Une tendance actuelle ?
Existe-t-il un genre ekphrastique
contemporain ?
5

L‘évolution du genre ekphrastique


dans la littérature contemporaine

Une des raisons pour lesquelles les critiques américains


défendent l’usage du terme ekphrasis pour la fiction contemporaine est
qu’il désigne un genre littéraire, et non une simple figure du discours.
L’ekphrasis était définie par la rhétorique classique comme un topos,
une unité plus petite que le texte donc, mais avec les Imagines ou
Ekphraseis des deux Philostrate, et de Callistrate, elle devient un genre
à part entière. Mais le terme ekphrasis, et surtout la catégorie du genre
ekphrastique, n’attirent pas tout de suite l’attention des critiques qui
s’occupent de la littérature moderne.
Dans son célèbre article de 1955, article fortement polémique
contre l’interprétation donnée par Wasserman à l’«Ode on a Grecian
Urn» de Keats , Spitzer souligne qu’on ne peut pas analyser ce poème
sans faire aucune mention au terme de l’«ekphrasis». Le philologue
européen émigré aux Etats Unis déclare son mépris devant l’inculture
du critique américain Wasserman, qui a pu commettre une erreur
aussi grave, ne mettant pas l’Ode de Keats en relation avec d’autres
textes ekphrastiques. Spitzer propose une interprétation plus
classique pour ce poème : «Being no Keats scholar but only a
practitioner of French explication de texte, I may be allowed to offer my
own relatively simple explanation of the "Ode on a Grecian Urn" with
the hope that the difference of method and perhaps the traditionalism
of my approach may not be without value (even if my interpretation
should have been proposed by other scholars in the past).» (Spitzer,
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 95

1955, 204). Spitzer affirme que l’interprétation faite par Wasserman au


poème de Keats est faussée par le fait que le critique américain
ignorait tout de la tradition du genre ekphrastique européen. Et
pourtant le genre ekphrastique n’était pas officiellement reconnu.
En partant de la méthode philologique d’analyse, Spitzer
propose une autre interprétation, qui aura un succès beaucoup plus
grand qu’il ne le pensait : «Instead of beginning as Mr. Wasserman
does, I would first ask myself, in the down-to-earth, factual "French"
manner : What is the whole poem about, in the simplest, most obvious
terms? It is first of all a description of an urn – that is, it belongs to the
genre, known to Occidental literature from Homer and Theocritus to
the Parnassians and Rilke, of the ekphrasis, the poetic description of a
pictorial or sculptural work of art, which description implies, in the
words of Théophile Gautier, "une transposition d'art," the
reproduction through the medium of words of sensuously perceptible
objets d’art (ut pictura poesis).» (Spitzer, 1955, 206-207) Cette définition,
elle-même assez peu philologique, contrairement à ce que soutient
Spitzer, a eu une influence énorme dans le monde universitaire
américain et a presque annulé la définition de l’ekphrasis donnée par
l’ancienne rhétorique.
Ce que Spitzer fait est, premièrement, inventer une généalogie
très digne pour l’ekphrasis en mettant ensemble des textes anciens et
modernes. Il affirme ensuite, sans le prouver par des analyses
concrètes, l’existence d’un genre ekphrastique, et finalement il lie le
terme d’«ekphrasis» à la description d’art. Les rhétoriciens classiques
auraient eu des choses à redire devant ces postulats qui sont passés
depuis 1955 dans tant d’études modernes de littérature comparée et
de rhétorique, qui investiguent des textes où l’on décrit des œuvres
d’art. Le fait que Spitzer avait vu dans le poème de Keats la
transposition d’une œuvre d’art, «the ode is a verbal transposition of
the sensuous appearance of a Greek urn» (Spitzer, 1955, 207), a ouvert
96 Alexandra Vranceanu

une voie nouvelle pour un champ de recherche très riche et qui


attendait à être légitimé.
Un critique américain qui suit la leçon de Spitzer, James
Heffernan, s’arrêtera 40 ans plus tard sur l’histoire de l’ekphrasis et
transformera la définition de Spitzer dans un livre où il analysera en
diachronie des exemples variés de textes littéraires qui font référence a
des œuvres d’art réelles ou inventées. Devant les questions concernant
la validité philologique de l’usage du terme «ekphrasis» pour la
littérature moderne, Heffernan donne une réponse très pratique : «My
answer to these questions is that ekphrasis designates a literary mode,
and it is difficult if not impossible to talk about a literary mode unless
we can agree on what to name it.» (Heffernanan, 1991, 299) Heffernan
souligne la nécessité de trouver une définition moderne du terme, qui
couvrirait tout aussi bien l’ekphrasis antique que l’ekphrasis
postmoderne: «If ekphrasis is to be defined as a mode, the definition
must be sharp enough to identify a certain kind of literature and yet
also elastic enough to reach from classicism to postmodernism, from
Homer to Ashbery.» (Heffernanan, 1991, 299) C’est ce que Heffernan
fera en 1993, quand il publiera son livre d’analyses de textes
ekphrastiques, où il appliquera la méthode de Spitzer (Heffernan,
1993).
Heffernan motive son choix d’utiliser le terme «ekphrasis»
pour désigner le genre ekphrastique vu dans son évolution de
l’antiquité au monde contemporain, parce qu’il met en évidence les
points communs entre des textes très différents, mais qui font tous des
références à l’art. Et puisque le nombre d’écrivains contemporains qui
trouvent leur inspiration dans des œuvres d’art est toujours plus
grand, cette motivation semble bien commode.
Après une très longue période de marginalité, l’ekphrasis
semble récupérer la place qu’elle avait occupée pendant la deuxième
sophistique, quand les descriptions des œuvres d’art faisaient le délice
des rhéteurs et des lecteurs cultivés. La Galerie de Philostrate l’Ancien,
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 97

texte qui fonde le genre ekphrastique, était composée d’une série de


descriptions de fresques dans une villa de Pompéi. Encouragée par les
exercices des sophistes, qui utilisaient la description détaillée pour
s’entraîner à produire des discours convaincants, l’habitude de décrire
des œuvres d’art a donné naissance à un genre littéraire mineur qu’on
pourrait appeler ekphrastique. La découverte vers la moitié du XVe
siècle du recueil de Philostrate, intitulé Eikones en grec, Imagines en
latin et traduit par les modernes comme La Galerie est un repère
important dans l’évolution du genre ekphrastique 1. Le plus célèbre
continuateur de Philostrate, qui a eu une grosse influence sur les
lettres européennes, est le poète Giambattista Marino avec un recueil
de poèmes intitulé aussi La Galerie2. Les relations étroites entre les
poètes, les peintres et les humanistes au XVIe siècle ont encouragé le
développement d’un genre poétique particulier qui ne fait plus
référence à la réalité, mais à un autre art, le plus souvent la peinture. Il
y a un rapport étroit entre la description d’art telle qu’elle apparaît
dans les poèmes du XVIe siècle italien et les programmes
iconographiques. Quelques siècles plus tard, les poètes romantiques et
symbolistes redécouvriront à leur tour les poèmes générés par les
œuvres d’art et à partir du XXe siècle, ce genre littéraire semble plus
frais que jamais.

1. Ekphrasis et roman. L’hybridation nécessaire : la description


devient narration.

Mais est-ce qu’on pourrait parler d’un roman ekphrastique3 ? Il


semblerait que la poésie soit plus apte à produire des textes qui
s’articulent autour d’une description d’art, comme on le voit dans les

1 Pour suivre l’évolution du genre ekphrastique au 17e siècle voir Spica 2004 et Dandrey
2004.
2 Voir Moses 1985.
3 J’ai traité ce sujet dans Vranceanu, 2006 b et 2007; dans ce chapitre je reprend quelques

exemples discutés dans Vranceanu 2006 b.


98 Alexandra Vranceanu

idylles de Théocrite et dans les poèmes postmodernes, comme par


exemple Selfportrait in a convex mirror de John Ashbery. La poésie est
prête dès le début à accepter la double référence imposée par
l’ekphrasis, c’est à dire représenter la réalité par l’intermède d’un autre
art. Dès le IIIe siècle a. J-C. les idylles de Théocrite fournissent une
formule littéraire très puissante, qui sera reprise par les auteurs latins.
Ces idylles, dont le nom signifiait en grec «petit tableau», contenaient
souvent des descriptions élaborées d’objets d’art.
La Galerie de Philostrate trouve des continuateurs plutôt dans
la poésie que dans le roman parce que l’ekphrasis est une unité
descriptive, et, puisque descriptio ancilla narationis, elle devrait avoir
dans le récit une place secondaire. Dans le chapitre 9 je vais m’arrêter
sur un exemple de galerie ekphrastique en poésie et analyser le Journal
indien de Lucette Desvignes, inspiré par les aquarelles de Michel
Dufour. Pour s’intégrer dans le genre ekphrastique, le roman doit
convertir la description en narration. Les romans antiques
mélangeaient dans leur formule compliquée des descriptions
d’œuvres d’art, mais on ne peut pas appeler les romans de Pétrone ou
d’Achille Tatius ekphrastiques, même si on rencontre souvent dans
ces textes des références plastiques qui jouent un rôle important dans
l’économie du récit4.
Le roman gréco-latin contemporain de la deuxième
sophistique est le premier qui apprenne à utiliser l’ekphrasis comme
mécanisme narratif. Dans les Pastorales de Longus la description
renonce à son rôle d’esclave et génère la narration, car ce texte est
placé dès le début sous le signe de la représentation picturale. Longus
présente son roman comme la description d’un groupe de scènes
peintes dans la grotte des nymphes, description faite à l’aide d’un
interprète. Ces scènes seront décrites deux fois : la première fois en
bref dans l’incipit de l’auteur et la deuxième fois dans le roman même.

4 Voir Bartsch (1989), Reeves (2007), Kestner (1973-1974).


Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 99

On comprend le paradoxe du rapport entre description et narration5


dans ce roman car, en faisant une ekphrasis de ces scènes dont la
beauté le fascine, comme Longus l’avoue dans son introduction, il
écrit en réalité un roman. Un roman particulier, qui reprend une séries
d’images, mais aussi un autre genre littéraire, strictement codifiée et
beaucoup plus stable que le roman de l’époque, c'est-à-dire l’idylle de
Théocrite. C’est grâce à ces deux sources que Daphnis et Chloé est un
roman si original et si ouvertement anti-mimétique, car son sujet
bucolique et son traitement ekphrastique mettent la narration entre les
parenthèses.
Longus appartient d’ailleurs à l’école sophiste, et donc pour
lui c’est la phantasia créatrice qui est la faculté qui génère le texte. Pour
les sophistes, la phantasia était plus importante que la mimesis parce
que, comme le souligne Philostrate dans son roman dédié à Apollon
de Tyane6, elle permettait l’invention d’un monde qui n’était pas
inspiré de la réalité. C’est cette phantasia qui aidera Longus à bien
décrire les représentations vues dans la grotte des nymphes en
respectant les contraintes de l’idylle et en le transposant en roman. Le
caractère livresque et méta-textuel des Pastorales est bien évident dès
le début du texte. L’introduction du roman met en abyme et annonce
le thème du roman, son développement épique et se constitue en clé
de lecture. Longus n’est pas le seul parmi les romanciers grecs qui met
une ekphrasis en emblème au début du roman, mais il amène plus loin
que les autres romanciers le rôle structurant de l’ekphrasis7.
Dans une analyse détaillée du roman, Marcel Briand observe :
«Chez Longus, c’est le descriptif, souvent senti comme digressif, qui
structure le roman, et non le narratif, qui ne saurait se suffire à lui-

5 Le rapport entre description et narration est essentiel pour comprendre comment


l’ekphrasis se transforme en roman. Voir Beaujour, 1981.
6 Voir à ce sujet le commentaire que fait Louis Marin dans son article «Mimesis et

description» sur le rapport entre mimesis et phantasia (Marin, 1994, 253-254)


7 Voir à ce sujet Reeves, 2007, Kestner, 1973-1974.
100 Alexandra Vranceanu

même.» (Briand, 2005 : 37) La raison pour cette inversion, qui n’est pas
courante, est que ce roman prend en discussion le rapport entre physys
et tehné. Le rapport entre nature et art/artifice se voit parfaitement
dans la structure du roman : l’histoire racontée par Longus ne se voit
pas vraisemblable dans le sens d’Aristote et comme ensuite le
voudront les romanciers réalistes, elle est écrite pour embellir le
monde et pour consoler les lecteurs qui ont souffert à cause de leur
amour.
Les romanciers sophistes appréciaient les techniques
intertextuels et les jeux avec le code du roman, faisant souvent
référence aux arts plastiques ou même à la musique (Briand, 2005, 33).
Marcel Briand souligne l’importance des sources de Longus, qui sont
nombreuses : «En tant qu’ekphrasis regroupant des ekphraseis, le roman
de Longus se réfère aux procédés et thèmes des arts visuels
contemporains, dans la mesure où le transfert est possible. On peut
décrire ces Pastorales comme le résultat d’une hybridation générique
originale, l’intégration de la poésie idyllique bucolique inspirée de
Théocrite et Virgile, dans le cadre narratif du roman d’aventures et
d’amour. » (Briand, 2005, 39) L’expression utilisée par Marcel Briand
pour décrire le mouvement metatextuel dans le roman gréco-latin, une
hybridation générique originale, sera utile pour décrire les romans
ekphrastiques contemporains.
La référence à l’art joue un rôle structurant dans Les Pastorales,
car le texte reprend les techniques picturales du monde romain tardif,
qui étaient très raffinées : «Dans son préambule, Longus emploie le
mot graphê au singulier et conçoit son roman comme un vaste tableau
sur lequel on voit des scènes parallèles et successives qui rendent
visible, par leur relation continue, la linéarité du récit. Mais l’analogie
est encore plus profonde entre cette peinture narrative et l’art du
romancier. Comme le montre Mittelstadt, tout le roman peut être
analysé suivant le rythme ternaire de la peinture romaine, en
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 101

particulier celle du second siècle, qui fait se suivre régulièrement trois


types de scènes, idyllique-descriptive, narrative et, finalement,
bucolique. Chaque livre est construit sur ce rythme ternaire, ainsi que,
dans le détail, chaque épisode. Á titre d’exemple, on citera le début du
livre II : description idyllique (vendanges et jardin), scène narrative
(Philétas rencontre Éros), scène bucolique/lyrique (Daphnis et Chloé
comprennent qu’ils s’aiment)». (Briand, 2005, 40)
L’exemple de Daphnis et Chloé, chef-d’œuvre généré par
l’expérience d’une école de rhéteurs qui appréciaient les arts ne se
répétera pas souvent dans l’histoire de la littérature et le roman
ekphrastique devra attendre pas mal de siècles pour qu’un jour l’art
du récit et l’art de décrire la peinture se retrouvent à nouveau. Et à ce
moment-là les règles du jeu seront assez différentes par rapport au
monde sophiste antique. Ce que l’on va pourtant retrouver dans les
romans modernes ce sont des principes de construction. Le premier
principe réside dans la force de la description qui va structurer la
narration et se substituer même au récit. L’ekphrasis se métamorphose
en récit en passant par l’hypotypose, c'est-à-dire une description si
détaillée, qu’elle donne à voir la scène. Un autre principe important
est lié à la mise en récit d’une réflexion qui prend comme thème le
rapport entre littérature et peinture, caché parfois sous une autre
forme, comme par exemple, les rapports entre physis et tehné. Le
caractère métatextuel des romans ekphrastiques est lié au fait qu’ils
ont un rapport particulier avec la réalité, vu que leur source
d’inspiration est une autre représentation. Dans certains romans, ce
rapport étroit entre l’exégèse, le discours sur l’art et la narration
transformera la description d’art en récit.
Les romanciers modernes discutent l’art dans d’autres termes
que Longus, car au fil du temps les rapports entre peinture et société
et entre les arts visuels et ceux de la parole changent, et pourtant le
thème de la mimesis en peinture et poésie, le mythe de Pygmalion, de
Narcisse, et bien d’autres survivront dans la littérature moderne.
102 Alexandra Vranceanu

2. L’ekphrasis structurant dans le roman contemporain.

Je viens donc d’énoncer quelques principes qui permettront


de suivre les métamorphoses du genre ekphrastique dans la littérature
contemporaine. On a assisté pendant les dernières décennies à la
naissance d’une véritable mode des romans construits autour des
descriptions d’art. Le genre ekphrastique contemporain ne produit
plus des textes réservés à quelques lecteurs cultivés, mais le roman
ekphrastique s’est fait best-seller. Comment peut-on expliquer le
succès remporté par des textes comme La Jeune fille à la perle ou La
Dame à la Licorne de Tracy Chevalier, Terrasse à Rome de Pascal
Quignard, La Princesse de Mantoue de Marie Ferranti ou Le tableau du
maître flamand d’Arturo Perez Reverte ? Le roman ekphrastique serait-
il déjà devenu une formule consacrée, comme le roman policier ou le
récit de voyage ? Et est-ce que le nouveau roman ekphrastique a gardé
quelque chose de ses nobles ancêtres, les textes qui ont fondé ce
genre ?
Légitimer un nouveau type de roman n’est pas chose facile.
La première impression est que le genre ekphrastique se manifeste
plutôt dans la poésie, qui accueille plus facilement les contraintes
demandées par ce genre descriptif. Il y a de nombreux poèmes
structurés autour de descriptions d’art, comme par exemple
Selfportrait in a Convex Miror par John Ashbery, conçu autour de la
description du tableau de Parmigianino, ou l’Ode à une urne grecque de
Keats8. Si le poète peut se passer de raconter et arrive à construire son
monde en décrivant une œuvre d’art réelle ou imaginaire, le
romancier doit trouver un moyen pour convertir la description en
récit.
Qu’est-ce qui nous permettrait de parler du roman
ekphrastique dans les mêmes termes que du roman policier, du

8 Voir pour la poésie ekphrastique Davidson, 1983, Reichardt, 2006, Prince, 1976.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 103

roman d’aventures ou du roman historique ? Je vais proposer comme


hypothèse de travail une définition : un roman ekphrastique est un texte
structuré autour de la description d’une œuvre d’art, un texte qu’on ne
pourrait pas concevoir en dehors de l’ekphrasis, à qui l’ekphrasis donne la
signification, le sujet, le thème, la structure, parfois même le titre et les
personnages. Plusieurs de ces caractéristiques devraient être trouvées dans
un roman pour qu’il puisse être intégré dans le genre ekphrastique. Il
faudrait procéder à une investigation attentive de ce type de roman
pour lui trouver une place dans l’histoire littéraire à côté d’autres
textes qui donnent une place importante à la description d’art.
La qualité définitoire du roman ekphrastique consiste dans le
fait que la description d’art devient le générateur de fiction et parfois
même le principe structurant. On ne devrait pas utiliser l’étiquette
«roman ekphrastique» uniquement s’il existe une ou plusieurs
références à l’art dans un texte littéraire, mais uniquement si ces
références jouent un rôle essentiel dans sa structure. Malgré les
apparences, le roman ekphrastique contemporain garde des affinités
avec ses ancêtres classiques, La Galerie de Philostrate le Vieux ou Les
Pastorales de Longus. Et parmi ces éléments communs il faut souligner
surtout les rapports particuliers qui s’instituent entre description et
narration.
J’essaierai de donner une réponse à ces problèmes en
analysant la structure de quelques romans ekphrastiques
contemporains. J’ai avant tout identifié deux familles de romans
ekphrastiques et qui peuvent être décrites selon deux formules
narratives : la première famille reprend la structure de la Galerie de
Philostrate. Elle comprend des romans qui ont une structure
paratactique, à faible composante épique, souvent une concaténation
de descriptions d’images et ils ressemblent beaucoup aux recueils de
poèmes ekphrastiques. Dans ce type de roman la description joue un
rôle plus important que l’intrigue, qui peut être définie comme un
104 Alexandra Vranceanu

cadre qui soutient les ekphraseis. J’analyserai comme étude de cas


L’Usage de la photo (2005) d’Annie Ernaux et de Marc Marie dans le
chapitre 8 et un volume de poèmes, Le Voyage indien de Lucette
Desvignes et Michel Dufour (2003) dans le chapitre 9.
La deuxième famille de romans ekphrastiques a une structure
narrative plus complexe et tout à fait moderne. Les structures varient
et sont le résultat de plusieurs catégories d’hybrides. La description de
l’œuvre d’art parasite des formules narratives, comme le roman
policier, le journal intime, le roman d’aventures, le romance, le roman
historique. Souvent dans ces romans l’œuvre d’art décrite devient le
mécanisme narratif qui gouverne l’action, parce qu’elle cache une
énigme, que les personnages s’efforcent d’interpréter. Ce type de
roman se lit facilement, car la description d’art est soutenue par une
intrigue forte, comme celle du roman policier ou du récit de voyage.
Des romans comme La Princesse de Mantoue de Marie Ferranti ou La
Jeune fille à la perle de Tracy Chevalier montrent comment
l’interprétation des œuvres d’art peut donner naissance à un récit
passionnant à lire. Dans le chapitre 7 je vais m’arrêter sur un roman
ekphrastique à intrigue policière, L’invidia di Velasquez de Fabio
Bussotti et dans le chapitre 6, je ferai un parallèle entre trois
interprétations romanesques faites par VR Main, Régis Descott et
Debra Finnerman de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe de Manet.
Dans ces exemples nous verrons comment la description d’art hybride
diverses structures narratives modernes, comme par exemple le
roman historique ou policier, et leur substitue ses règles et ses
contraintes.

3. Le modèle de La galerie dans le roman ekphrastique


contemporain. À peine récit, une description plutôt.

L’influence essentielle que les livres de recueils de


descriptions d’art, dont le plus fameux est la Galerie de Philostrate
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 105

l’Ancien, a laissé sur les romans ekphrastiques se retrouve au niveau


de la structure. Les récits contemporains de la première famille ont
une structure paratactique qui s’organise dans une série de
descriptions d’images, comme c’est le cas d’Intérieur de Philippe
Delerm ou de L’Usage de la photo d’Annie Ernaux. Ce genre de récit se
trouve à la frontière entre le narratif et le descriptif, car la cohésion du
texte repose presque entièrement sur l’enchaînement des images.
Intérieur par Philippe Delerm se compose d’une série de
descriptions de tableaux de Vilhelm Hammershøi, un peintre danois
du début du XXe siècle. Le roman contient les reproductions de ces
tableaux, ce qui fait que le lecteur peut confronter les images et leur
interprétation narrative faite par Delerm. Les tableaux de Vilhelm
Hammershøi sont inquiétants et mystérieux et prennent comme sujet,
le plus souvent, l’intérieur de son appartement, représenté d’une
manière qui rappelle les scènes du genre dans la peinture classique
hollandaise. Le personnage central dans cette galerie de tableaux est la
femme du peintre, qui apparaît en plusieurs poses : lisant une lettre,
assise à une table, devant une fenêtre et, une fois, nue. Souvent, elle
est vue de dos.
Le fait que le visage de la femme représentée reste caché
encourage le descripteur à interpréter librement la psychologie de la
femme peinte et à inventer ainsi ses pensées et ses sentiments. Ce récit
descriptif et réflexif est narré par un narrateur omniscient qui invente
plus qu’il ne décrit ce qu’il voit dans les tableaux de Hammershøi. Par
exemple, après une brève introduction où il décrit ce qui se voit
réellement dans l’image, «La nuque un peu penchée, si pâle, dégagée
de la robe sombre» (Delerm, 2001, 8) la voix narrative invente : «Il y a
quelque part une fenêtre ouverte, des cris d’enfants qui montent dans
la rue, une rumeur» (Delerm, 9), éléments qui ne sont pas présents
dans l’image. Philostrate ne faisait pas autrement quand il expliquait à
son disciple la fresque qui représente l’histoire de Hippodamie: «C’est
106 Alexandra Vranceanu

ici une scène de surprise et d’effroi : autour d’Œnomaos l’Arcadien, tu


entends crier, j’imagine, une foule qui représente l’Arcadie et tout le
Péloponnèse.» (Philostrate, 1991, 37)
La narration naît dans Intérieur de l’enchaînement des
descriptions des actions et des pensées de la femme représentée. À la
différence des ekphraseis de Philostrate, qui racontent des mythes et
choisissent des punctum temporis, les descriptions de Delerm semblent
des poèmes en prose : «Et puis cette nuque un peu penchée… Froide
ou chaude ? C’est dans l’incertitude que la sensualité progresse, en
silence, en secret.» (Delerm, 9). Parfois le texte invente des actions qui
complètent l’image, imaginant la vie non représentée de la femme :
«Elle fait moins de piano désormais. Une heure par jour peut-être. Les
partitions restent enchâssées sur le clavier» (Delerm, 2001, 13) Delerm
utilise les deux manières de Philostrate pour transformer la
description en récit : il décrit des actions qui ne sont pas représentées
dans l’image et il invente les pensées de la femme représentée : «mais
la Sonate en la… elle la joue pour elle-même, le matin, dans
l’appartement vide.» (Delerm, 2001, 13) Evidemment, rien dans le
tableau de Hammershøi n’indique cela, c’est à partir de la
représentation d’une femme lisant une feuille à côté d’un piano que
Delerm imagine cette possible histoire.
Intérieur a la structure paratactique de la Galerie de Philostrate,
mais là où Philostrate décrivait des fresques sans liaison, Delerm
décrit des tableaux qui peuvent être reliés dans une structure
narrative par la force de la description. L’apparition successive de la
même femme, représentée dans des chambres et poses différentes,
encourage la lecture en clé narrative. Cette sérialisation, que
Hammershøi a peut-être exprimé involontairement en reprenant le
même personnage dans le même endroit, sa maison, donne une
cohésion romanesque à ce volume. Intérieur est ainsi basé sur un
principe de cohésion ekphrastique, car que ce qui tient ensemble ces
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 107

textes brefs et leur donne le sens est, d’une part, la référence constante
aux images et de l’autre, le fait que Delerm interprète ces tableaux
comme les divers moments d’un récit. En lisant Intérieur, le lecteur
peut avoir l’illusion que la galerie des tableaux de Hammershøi
représente la vie et l’évolution d’un personnage dans un paisible
intérieur bourgeois. La part de l’invention est plus forte que celle de
l’explication dans Intérieur, car ne s’agissant pas de tableaux qui
représentent des mythes, mais de scènes d’intérieur, l’écrivain est libre
d’inventer les pensées du personnage pour «compléter» l’image.
L’effet paradoxal de cette association entre texte et image est qu’on a
l’impression que les tableaux de Hammershøi sont les illustrations du
texte de Delerm, même si en réalité ils le précédent et le génèrent.
La présence des images dans la proximité du texte soutient la
description et donne de la cohésion à l’ensemble, quand il s’agit d’un
texte ekphrastique. C’est ce qui arrive aussi dans le cas de l’Usage de la
photo d’Annie Ernaux et de Marc Marie, composé d’une série de
photographies décrites à tour de rôle par les deux auteurs du roman.
Ce texte hybride, qui sera analysé à part dans le chapitre huit, a une
structure paratactique et l’histoire d’amour racontée par les deux
narrateurs se lit à travers les descriptions narrativisés des photographies.
Les récits ekphrastiques de la première famille ne sont pas
obligatoirement accompagnés d’images. Ce qui leur donne l’air de
famille c’est la prééminence de la description sur la narration et
surtout la structure qui ressemble à la description d’une galerie de
tableaux. Ce type de structure a hybridé parfois le récit picaresque,
qui lui ressemble en quelque sorte, car il comporte aussi des scènes
reliées par une structure paratactique. On rencontre cet hybride entre
une structure picaresque et une série de descriptions de tableaux dans
Terrasse a Rome de Pascal Quignard et dans La goutte d’or de Michel
Tournier. La cohérence épique est donnée dans ces romans par le
voyage du personnage central au pays des images. L’histoire d’Idriss
108 Alexandra Vranceanu

dans La goutte d’or et de Meaume dans Terasse à Rome est racontée à


travers les images que ces personnages rencontrent ou qu’ils réalisent
eux-mêmes.
La vie du graveur Meaume est racontée dans Terrasse à Rome
de Pascal Quignard par une série de petits récits,
des scènes qui ressemblent à des tableaux, dans le sens rhétorique du
terme, mais qui sont aussi, assez souvent, des descriptions de
gravures ou de tableaux. Les images n’accompagnent pas le texte,
comme dans Intérieur de Philippe Delerm, mais la concaténation des
scènes décrites comme si c’étaient des images, rappelle une galerie. Le
chapitre XI décrit «la suite des gravures pyrénéennes à manière noire»
(Quignard, 2001, 40), réalisées par Meaume, le personnage central du
roman, mais aussi son voyage. La description des gravures se
transforme peu à peu dans la description du voyage de Meaume et de
son compagnon Abraham : «Dans la deuxième gravure Meaume le
Graveur s’est dessiné lui-même cachant son visage défiguré sous un
grand chapeau de paille. Il franchit le portail très sombre de la petite
église de montagne.» (Quignard, 2001, 40) «Sur la cinquième gravure
noire ils repartent. Ils descendent dans la vallée. La chaleur est torride,
les feuilles des arbres immobiles, le silence serré. L’air ne bouge plus.
C’est presque un miel ou un lait épais, pâteux de silence. C’est une
masse blanchâtre sans un signe. Plus d’hommes sur terre. Abraham et
Meaume en profitent pour marcher à découvert. Toute la journée ils
suivirent une route vide et couverte de mirages qui ondulait comme
de l’eau devant eux.» (Quignard, 2001, 42-43)
Dans La Goutte d’or, Michel Tournier fait des références
constantes aux images de plusieurs types, une peinture, une
tapisserie, un film, une bande dessinée etc. Le roman raconte l’histoire
du jeune Idriss, qui part de Sahara pour récupérer la photo qu’une
jeune femme blonde lui avait faite ; après un chemin assez long, il
arrivera à Paris et chaque étape de son parcours sera associée à une
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 109

image. Les recherches d’Idriss pour sa propre représentation et pour


son identité sont liées à son voyage en France, où il est choqué par le
culte des occidentaux pour les simulacres. Michel Tournier, qui est un
très subtil commentateur d’images, associe à l’histoire picaresque du
jeune arabe bouleversé par l’avalanche des représentations
occidentales une réflexion sur les rapports entre signe iconique et
signe plastique, entre écriture et image, entre l’Occident et l’Orient.
On pourrait comparer la structure de ce roman picaresque
avec Vues de dos, que Tournier écrit avec le photographe Edouard
Boubat. Ce volume est composé d’une série de descriptions de photos
sans liaison entre elles, de photos qui représentent des silhouettes
vues de dos. La lecture de ces descriptions ne génère pas une intrigue,
comme Intérieur ou l’Usage de la photo, mais le texte rappelle La Galerie
de Philostrate.
Un cas particulier de texte ayant une forme intermédiaire
entre description rhétorique, interprétation d’image, histoire de l’art et
des mentalités est la première édition, richement illustrée, du volume
Le sexe et l’effroi de Pascal Quignard. La voix qui narre, explique et
décrit les images ressemble beaucoup à celle employée par Philostrate,
une voix de cicerone qui explique des tableaux en faisant référence à la
mythologie. Le sexe et l’effroi part d’une fresque romaine, une image
mystérieuse de la Villa dei Misteri de Pompéi que les critiques d’art ont
interprétée à plusieurs reprises de manière différente sans tomber
d’accord. Pour arriver à lui donner une explication vraisemblable et
en quelque sorte romanesque, Quignard commente d’autres
représentations, fresques, mosaïques ou sculptures romaines et cite
beaucoup de sources historiques et littéraires, peignant ainsi une
image vivante de la société romaine antique. Le ton des explications
d’image dans Le sexe et l’effroi n’est pas celui scientifique, des
historiens de l’art, mais celui des ekphraseis de Philostrate, qui
110 Alexandra Vranceanu

récupère la signification de l’image à travers son histoire


mythologique et ses significations morales.
Les textes commentés dans ce sous-chapitre se trouvent à la
confluence de plusieurs genres, ont une forte connotation descriptive,
interprétative, et rhétorique, mais aussi une composante narrative. Il
faudrait souligner aussi leur caractère méta-diégétique, car dans tous
les exemples examinés on met en discussion le rapport entre l’art et la
réalité, entre la peinture et la littérature. Le mélange entre ekphrasis
critique et ekphrasis littéraire est une propriété des récits ekphrastiques
qui conservent la formule de La Galerie.

4. Les hybrides avec les formes populaires et les énigmes cachées


dans les tableaux.

La deuxième famille de romans ekphrastiques est une satura


comme l’était le roman helléniste, mais avec une formule diverse. Ces
romans prouvent que la qualité combinatoire que l’ekphrasis avait
dans les textes des anciens, quand elle s’insérait tout aussi bien dans
une épopée, un roman, une idylle, ou dans un discours politique, reste
encore actuelle. L’ekphrasis formera des hybrides avec des formules
narratives modernes, comme le roman policier, le roman d’aventures
ou le roman historique. Si le roman antique n’avait pas une structure
fixe et déterminée, ce qui ouvrait la voie vers le mélange avec d’autres
genres, parmi lesquels l’ekphrasis, le roman moderne connaît des
structures plus prévisibles. A partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle
le roman moderne a stabilisé quelques formules narratives
reconnaissables par les lecteurs et, par une variation contrôlée à
l’intérieur du système, a maintenu les caractéristiques des sous-genres
comme le roman policier, le roman historique ou le roman
d’aventures. Il est donc très intéressant de voir que l’ekphrasis a réussi
à hybrider ces formules littéraires en leur substituant ses topoï, son
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 111

goût pour l’art, ses références aux discours professionnel sur l’art,
parfois même ses réflexions sur l’ut pictura poesis.
Cette deuxième famille de romans ekphrastiques utilise
l’œuvre d’art comme point de départ de l’action et/ou comme moteur
de l’intrigue. Les écrivains choisissent des images énigmatiques,
bizarres, célèbres, fascinantes et les interprètent en essayant de
prolonger la narration visuelle. Des romans comme La Princesse de
Mantoue de Marie Ferranti, La Dame à la licorne et La Jeune fille à la perle
de Tracy Chevalier, l’Invidia di Velasquez de Fabio Bussotti, In Arcadia
de Ben Okri, Obscura de Régis Descott décrivent et interprètent des
tableaux ou des tapisseries célèbres et les utilisent comme générateur
de fiction. C’est surtout cette deuxième famille de romans qui a
beaucoup de succès de public, et depuis les années ’90, le nombre de
romans ekphrastiques de ce type est chaque jour plus grand.
La description de l’œuvre d’art hybride les formes populaires
comme le roman historique, le journal intime, le roman d’amour et
arrive à un résultat étonnant : la description, perçue en général comme
un ralentisseur de l’action, un morceau que le lecteur pressé peut
éviter sans problème, devient un générateur de suspense. Le paradoxe
est encore plus évident si l’on pense au fait que ces genres populaires,
comme par exemple le roman policier ou d’aventures, accordaient un
espace minimal à la description et préféraient la mimesis à la diegesis.
Ajoutons à cela que ces descriptions de tableaux sont détaillées, riches
en informations et en interprétations critiques et qu’elles font
intervenir un autre code, ce qui pourrait ralentir la lecture ou poser
des problèmes de cohésion narrative. Pourtant les écrivains ont su
profiter du fait que le code visuel est elliptique et ouvert et ont trouvé
des moyens pour convertir la description qui plaisait tant aux
sophistes dans un genre populaire.
Le succès du roman ekphrastique de la deuxième famille peut
être expliqué par le fait qu’il profite des formules à forte concentration
112 Alexandra Vranceanu

narrative, capables de retenir l’attention du lecteur contemporain,


fatigué par les jeux modernistes et postmodernes qui lui ont enlevé le
plaisir de lire une histoire palpitante. Ce type de formule narrative
produit beaucoup de best-sellers, des romans populaires qui se lisent
facilement et donnent en même temps au lecteur beaucoup
d’informations sur l’art. Les écrivains ont intégré des informations
historiques qui regardent la vie des artistes, les interprétations
données par les critiques aux tableaux, des informations sur la vie à
l’époque où les tableaux ont été peints. Ces détails mettent l’ekphrasis
dans une sorte de cadre narratif, documentaire et explicatif et
conduisent à un récit vraisemblable. Parfois le caractère documentaire
est faussé, comme dans Le tableau du maître flamand d’Arturo Perez
Reverte, où l’on fait croire aux lecteurs à l’existence d’un tableau
mystérieux qui cache le secret d’un crime abominable, mais qui
n’existe pas en réalité. Dans d’autres cas, comme dans Le jeune fille à la
perle de Tracy Chevalier ou La princesse de Mantoue de Marie Ferranti,
l’écrivain invente librement une histoire en partant des personnages
représentés et utilise, pour renforcer le vraisemblable ekphrastique,
des détails historiques.
Le rapport entre fiction romanesque et vérité scientifique dans
l’interprétation des tableaux est discutable même chez les spécialistes.
Les critiques et les historiens d’art aussi ont utilisé leur fantaisie pour
lire certains tableaux. Dans un article intitulé «Art History as Fiction»,
Paul Barolsky observe que souvent les critiques projettent du sens sur
les œuvres d’art et qu’ils interprètent les personnages des tableaux
sans avoir des faits précis. Barolsky analyse la manière dont certains
historiens d’art narrativisent les fresques de Michel-Ange au Vatican
ou celles de Masaccio à la chapelle Brancacci en utilisant la biographie
des peintres et de leurs entourages et arrive à la conclusion suivante :
«Although I have selected here examples of art historical
interpretation concerning Italian Renaissance art, readers will
recognize I am not saying that art history is altogether fanciful, that it
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 113

is without factual foundations, that it does not teach us a great deal


about the past, about art and the society in which it was made. I am
saying, however, that modern professional art historical interpretation
is far more deeply imaginative than most art historians recognize or
are willing to admit, and that art history, despite its efforts to reject
the poetical, belongs, if unwittingly, to the imaginative tradition of
writing about art that descends from Homer and Vasari. In the study
of literary genres, it should be categorized under historical fiction.
That they are typical of writing about art in general, from Phidias to
Bernini, from Manet to Pollock.» (Barolsky, 1996, 17)
Le fait que Barolsky fait mention du nom d’Homère à côté de
celui de Vasari pour décrire le discours des historiens d’art nous fait
comprendre qu’il n’y a pas de grande différence entre la description
de spécialiste faite par Vasari dans le but d’organiser l’histoire de l’art
et celle poétique et fictionnelle d’Homère, qui invente un bouclier par
le biais de ses paroles. De ce point de vue, il semblerait que le
continuum qui se crée entre la description d’art dans les textes
scientifiques et les textes littéraires soit tellement fort, qu’on ne peut
pas mettre une frontière pour les séparer.
Barolsky explique ce désir de fantasmer des historiens d’art
par une analogie entre les explications des tableaux et les histoires qui
accompagnaient au Moyen Age le culte des saints : « Our impulse to
find portraits of artists in the Brancacci chapel or elsewhere is similar
to the desire in the Middle Ages and Renaissance to gather the relics
of saints, only now the images of artists have become our relics. When
we see the portraits of artists before our very own eyes, when we
project them into works of art, we behold our cultural heroes as if they
were present or, rather, as if we were in their presence, as they are
supposedly in the presence of Masaccio's St. Peter.» (Barolsky, 1996,
114 Alexandra Vranceanu

14) Conclusion qui pourrait bien être appliquée à la genèse du roman


ekphrastique, qui ressemble en tout à ce genre d’histoire d’art9.
Dans Daphnis et Chloé le narrateur commençait son
introduction au lecteur en confessant qu’il avait décidé d’écrire ce
roman parce qu’il avait vu les belles fresques énigmatiques dans la
grotte des nymphes. Il avoue dès le début qu’il a dû chercher un
interprète pour bien les comprendre et que, séduit par leur beauté, il
les a transposées dans son roman. Le caractère énigmatique et incitant
des images qui se trouvent à la source du roman ekphrastique
rapproche les romans ekphrastiques contemporains du texte de
Longus. Les écrivains contemporains ont transformé la quête de
Longus pour trouver une explication à la fresque des nymphes dans
une intrigue policière.
L’intrigue du roman Le tableau du maître flamand d’Arturo
Perez Reverte s’ouvre sur une l’explication d’un tableau flamand où
trois personnages jouent une partie d’échecs. Le tableau est restauré
par Julia, qui demande l’aide de son ancien copain, un historien d’art,
pour expliquer l’énigmatique phrase qu’elle découvre dans un coin
du tableau, «qui a tué le chevalier ?». L’intrigue du roman repose sur
un jeu de correspondances entre l’espace pictural du tableau flamand
et l’action du roman : plusieurs personnages du roman sont tués dans
des circonstances mystérieuses et le criminel laisse des indices qui font
croire que ces crimes reflètent l’action représenté par le peintre
flamand. Ce fait amène Julia et ses amis à faire des recherches sur
l’histoire du tableau et sur ses possibles interprétations, qui
enrichissent le coté ekphrastique.
Dans ce roman l’énigme représentée dans le tableau flamand,
c’est à dire la solution du jeu d’échec joué par les personnages peints,
et l’énigme des crimes se complètent et se soutiennent
réciproquement. La formule du roman policier est ainsi adaptée à la

9 Voir aussi Carrier, 1987 et Alpers, 1960.


Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 115

recherche herméneutique du sens du tableau, recherche qui porte les


personnages du roman tantôt au XVIe siècle, pour comprendre les
faits qui ont mené le peintre Van Huys à inscrire dans son tableau la
question «qui a tué le chevalier ?», tantôt au Prado pour trouver
d’autres sources visuelles qui pourraient expliquer ce mystère.
Les écrivains qui utilisent des œuvres d’art comme générateur
de fiction, se sont habitués à utiliser l’ouverture du code visuel pour
créer du suspense. Les tableaux choisis sont lus et interprétés d’une
telle manière que les lecteurs apprennent à chercher dans ces images
des mystères et des histoires. Cette technique a marché au point de
devenir une industrie profitable. Dans La jeune fille à la perle Tracy
Chevalier cherche une explication pour le sourire d’un personnage
peint par Vermeer, et dans La dame à la licorne elle invente une histoire
pour expliquer le traitement original du thème de La Dame à la licorne
dans la tapisserie du musée de Cluny de Paris.
La Jeune fille à la perle de Tracy Chevalier a remporté un grand
succès de public. En partant d’une image qui n’est pas narrative, un
portrait en gros plan d’une jeune fille qui porte une coiffe bizarre et
une boucle d’oreille en perle sur un vêtement de servante, Tracy
Chevalier invente une histoire qui a fasciné beaucoup de lecteurs.
Chevalier confesse sur son site qu’après avoir regardé longtemps un
poster qui représentait ce tableau, elle s’est demandée ce que le
peintre avait bien pu faire à son modèle pour qu’elle le regarde ainsi.
Le roman est l’explication de ce regard, où Tracy Chevalier lit la
fascination d’une jeune servante pour l’art de peindre de Vermeer.
L’ekphrasis hybride ici la formule du romance, mais il s’agit plutôt de
l’amour pour la peinture qui unit le peintre à son modèle. La Jeune fille
à la perle contient des informations sur l’histoire de la peinture, filtrées
par la perspective de la jeune servante, tandis que Vermeer reste tout
au long du roman une présence faible, désirée, mais à contour vague.
L’important dans ces exemples de roman ekphrastique est que
le tableau est choisi en tant qu’énigme, et que c’est en tant qu’énigme
116 Alexandra Vranceanu

qu’il devient générateur de fiction. Par rapport au choix d’images


dans les textes qui composent la première famille de romans
ekphrastiques, ici la lecture suit surtout un parcours narratif : les
personnages du tableau deviennent les personnages du roman et leur
histoire sera recherchée ou inventée pour expliquer l’énigme.
Par l’ekphrasis les écrivains lisent les tableaux et, pour arriver à
écrire un roman, ils narrativisent leurs descriptions en faisant
semblant de découvrir des histoires qui incitent la curiosité. Pour
arriver à ce but, l’histoire du tableau, la biographie du peintre et
l’histoire des personnages représentés seront intégrés dans la
narration. Ils ajouteront des éléments soupçonnés dans l’image, ou
parfois tout simplement inventés. Le rapport entre les éléments
visuels et les éléments non visuels varie : le roman contient la
description détaillée de l’image qui motive son intrigue, par exemple
le tableau de Vermeer dans Le Jeune fille à la perle, la Partie d’Echecs de
Van Huys dans Le tableau du maître flamand, la fresque de Mantegna au
palais ducal de Mantoue dans La princesse de Mantoue de Marie
Ferranti etc., et ce sont des descriptions détaillées parfois inspirées
directement des études critiques. Par rapport à la première famille de
romans ekphrastiques, on l’on interprétait librement les images, dans
le deuxième type de romans les écrivains englobent le discours
critique professionnalisé. Si les éléments visuels sont décrits en détail,
ils sont en même temps faussés par la lecture narrative qui les
interprète comme des indices narratifs : tel visage du personnage
correspond à tel détail de l’histoire et/ou cache tel crime. Utilisés
comme mécanisme narratif, les tableaux abandonnent leur silence et
se mettent à parler avec une voix qui ne leur appartient pas. En fait,
les écrivains utilisent l’interprétation scientifique de l’image et les
informations historiques pour donner du crédit à leurs fictions. On
verra dans le chapitre sept, dédié au roman policier L’invidia di
Velasquez de Fabio Bussotti, comment les études critiques sur l’art sont
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 117

utilisées pour inventer des indices qui aident le détective à résoudre le


mystère d’un crime.
Il arrive souvent que les images soient choisies parce qu’elles
sont célèbres, connues, admirées, parce qu’elles ont déjà été
interprétées, parce que le peintre est considéré comme un grand talent
ou parce que sa technique a influencé l’histoire de la peinture. En
gros, on choisit des icônes et le prestige du musée où se trouve
l’œuvre soutient et prolonge l’intérêt et la curiosité du lecteur pour ces
romans. D’ailleurs, depuis longtemps l’ekphrasis littéraire a évolué en
parallèle avec le discours des critiques et des historiens d’art.

Conclusion

J’ai essayé de séparer en deux familles les récits ekphrastiques


contemporains publiés depuis la fin des années ’90. Travaillant sur un
corpus limité, je me suis proposée d’analyser cette catégorie de textes
qui se ressemblent par leur structure, leurs thèmes, leur source
d’inspiration. La première question que je me suis posée était liée à la
tradition littéraire d’un tel genre, que j’ai essayé d’esquisser
brièvement au début de cet essai. Ensuite, procédant à une analyse
synchronique, j’ai identifié deux modèles narratifs que j’ai essayé de
distinguer en les mettant en parallèle avec les récits classiques qui ont
donne naissance au genre ekphrastique, La Galerie de Philostrate et
Daphnis et Chloé de Longus. La première famille de récits
ekphrastiques privilégie la description, le beau style dans la tradition
maniériste et les références plastiques non stéréotypées, voire avant-
gardistes. La deuxième famille privilégie le suspense, les jeux
d’énigmes, les explications d’images, choisit des peintures célèbres
comme source d’inspiration et hybride des formules narratives stables,
comme le romance, le roman policier ou le roman d’aventures.
Dans les chapitres qui suivent je vais m’arrêter sur plusieurs
études de cas, comme Le journal indien de Lucette Desvignes, L’Usage
118 Alexandra Vranceanu

de la photo d’Annie Ernaux et de Marc Marie, L’invidia di Velasquez de


Fabio Bussotti, Obscura de Régis Descott et A Woman with no Clothes
On de VR Main. Dans le dernier chapitre j’chercherai à donner une
explication au succès croissant du roman ekphrastique en m’appuyant
sur une explication sociologique, qui fait référence aux plaisirs du
tourisme culturel et au goût des lecteurs contemporains pour les
„histoires vraies”.
6

Trois transpositions de l’Olympia et du


Déjeuner sur l’herbe en romans contemporains1

«c'est un rébus d'une dimension exagérée


et qu'on ne devinera jamais»2

«Il est des peintres pour attirer les écrivains comme les
aimants : Manet est de ceux-là», écrit Françoise Cachin dans son
introduction au Manet de George Bataille (Bataille, 1994, 93). Je vais
m’arrêter ici sur trois romans contemporains inspirés par les tableaux
de Manet, l’Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe : Obscura de Régis
Descott, A Woman with no clothes on de VR Main et Mademoiselle
Victorine par Debra Finnerman. Dans ces romans les tableaux de
Manet sont utilisés comme mécanisme narratif, c'est-à-dire pour leur
capacité de générer des récits. La phrase du motto appartient au
critique du Salon de 1863, Theodore Pelloquet, qui décrit ainsi Le
Déjeuner sur l’herbe : «c'est un rebus d'une dimension exagérée et qu'on
ne devinera jamais». Descott, Main et Finnerman ont lu ces tableaux
comme des rébus, c'est-à-dire des jeux énigmatiques qui attirent le
regard et demandent une solution, et ont offert une solution narrative
à l’énigme cachée derrière leur mise en scène. Il ne s’agit pas vraiment

1 Ce texte a été présenté comme conférence dans le cadre du séminaire de recherche


organisé à l'Université de Paris Est Val-de-Marne par l’équipe EA Lettres Idees Savoirs
4395 le 9 juin 2010 sous le titre «La conquête du visuel par la langue : la transposition de
l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe de Manet en romans» en juin 2010. Je remercie M. le
prof. Francis Claudon et Mme. la prof. Marie-Emanuelle Plagnol pour leurs suggestions
et questions, qui m’ont beaucoup aidée à restructurer la recherche.
2 Theodore Pelloquet, L’Exposition : Journal du Salon de 1863, no. 22, July 23, 1863.
120 Alexandra Vranceanu

de travailler sur l’image comme sur un énoncé visuel, mais comme sur
un document historique complexe de la culture européenne, si
profondément transformé par l’intertexte qui l’entoure, que l’image
devient invisible (Arasse, 2000, 137)3.
Il y a de grandes différences entre les descriptions d’art qui
apparaissent dans ces romans et l’ekphrasis classique, qui louait
l’œuvre d’art selon des catégories strictement codifiées par les
rhéteurs. Les différences sont liées d’une part à l’évolution du genre
romanesque sous l’empire de la popular culture, mais aussi à la
révolution produite par Manet dans l’histoire de la peinture. Manet
occupe une place de choix parmi les peintres qui ont inspiré les
écrivains, parce qu’il met en discussion les techniques et les styles
académiques, mais surtout parce qu’il s’attaque au principe de l’ut
pictura poesis, en libérant la peinture du sujet littéraire. Avant de traiter
les trois romans que je me propose de commenter, je voudrais d’abord
m’arrêter sur quelques lectures données à la peinture de Manet par les
critiques d’art, et ensuite sur des descriptions voilées de ses toiles
faites par des écrivains du XIXe siècle. Cette introduction servira à
offrir un autre repère important dans l’histoire du genre ekphrastique,
la fiction d’art ou le roman d’artiste du XIXe siècle français. Je chercherai
ensuite à identifier quelques topoï qui caractérisent le roman d’artiste,
pour les comparer avec leurs avatars dans les romans contemporains
Obscura, Mademoiselle Victorine et A Woman with no Clothes On.

1. Manet, le peintre de la modernité.

Dans un livre où il analyse le concept de l’histoire de l’art,


After the End of Art. Contemporary Art and the Pale of History, Arthur
Danto observe que Manet a occupé une place essentielle dans

3Le fait que ces tableaux ont été si souvent l’objet des description critiques ou littéraires
qu’on n’arrive plus à les regarder sans penser à cet intertexte a été commenté par Daniel
Arasse dans un livre séminal au titre de On n’y voit rien. Je vais m’arrêter sur son
affirmation à la fin de ce chapitre.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 121

l’histoire du Modernisme justement pour les qualités de sa peinture


qui avaient attiré les critiques du Salon parisien. Danto souligne que
les modernistes ont vu en Manet leur premier représentant et ont
construit à partir de sa peinture une histoire qui se terminera avec la
déconstruction de l’art dans le monde contemporain. «For Greenberg,
Manet became the Kant of modernist painting : ”Manet’s became the
first modernist pictures by virtue of the frankness with which they
declared the flat surfaces on which they were painted.” And the
history of modernism moved from there through the impressionists,
”who abjured under painting and glazes, to leave the eye under no
doubt that the colors they used were made of paint that came from
tubes or pots.” To Cézanne, who ”sacrificed verisimilitude, or
correctness, in order to fit his drawings and design more explicitly to
the rectangular shape of the canvas.” And step by step Greenberg
constructed a narrative of modernism to replace the narrative of the
traditional representational painting defined by Vasari.» (Danto, 1997, 7)
La recherche d’Arthur Danto investigue l’histoire de l’art et
ses méthodes, telle que les a inventées Vasari et suit leur parcours vers
le modernisme, qui les a mis en discussion. Dans cette histoire Manet
joue un rôle exceptionnel parce que son œuvre est considérée une
charnière entre la peinture classique et celle moderne, pour le fait qu’il
a souligné les particularités propres à son art, flat surface, the colors they
used were made of paint that came from tubes or pots, et non les propriétés
qui rapprochent l’art de peindre à la littérature. Avec Manet finit le
mythe de l’ut pictura poesis, utilisé par les peintres pour souligner que
leur art n’était pas mécanique, puisqu’ils pouvaient raconter des
histoires et des mythes, comme les poètes. C’est justement ce que
Manet ne veut plus faire, raconter des mythes, et si sa peinture choque
autant qu’elle a choqué les critiques du Salon parisien des années ‘60
et ‘70 c’était parce qu’elle prenait comme sujet la vie moderne 4. Mais il
semble paradoxal que, justement en renvoyant la littérature et les

4La présentation de Fr. Cachin dans son album Manet (1990) est construite autour de
cette idée.
122 Alexandra Vranceanu

mythes, la peinture de Manet en ait généré quelques uns. C’est comme


si ses tableaux, ne reposant plus sur une histoire connue, devenaient
des énigmes qui demandaient une interprétation. Les critiques et les
écrivains se mettront donc à inventer des récits pour expliquer les
tableaux de Manet, renouant ainsi, pour un instant, les liens rompus
par lui entre la peinture et la littérature.
L’histoire essentielle est écrite par les critiques et les historiens
d’art, ce sont eux qui génèrent le mythe de Manet comme premier
jalon de la modernité5. Comme le soulignait Danto dans le passage
cité plus haut, Manet est vu comme le premier dans une histoire,
disons plutôt une fin d’histoire 6, qui remplace le concept de l’histoire
de l’art classique, a narrative of modernism to replace the narrative of the
traditional representational painting defined by Vasari. Cette phrase
souligne deux idées : la première est que la peinture de Manet attaque
en quelque sorte la représentation en peinture ; la deuxième idée
importante est que Manet lui-même est un personnage dans un récit
(a narrative) qui raconte l’histoire du modernisme. On retrouvera ces
deux observations que synthétise Danto dans les interprétations faites
par les écrivains contemporains à ses tableaux.

2. Le scandale Manet.

Françoise Cachin observe : «Dans toute l’histoire de la


peinture, aucun homme n’aura été sifflé à chaque représentation –
puisque le Salon annuel, c’était un peu cela-, aucun n’aura été si
soutenu et par de si grandes voix, celle de Delacroix et de Baudelaire,

5 Gaétan Picon (1988) a joué un rôle essentiel dans la génèse du mythe de Manet comme
premier peintre moderne.
6 Baudelaire voyait déjà Manet comme le premier représentant de la peinture décadente

et lui écrivait dans une lettre après le Salon de 1865, quand les critiques du Salon
avaient déchiré avec leur propos l’Olympia, «vous n’êtes que le premier dans la
décrépitude de votre art», lettre à Manet, 11 mai 1865, dans L’Echo de Paris, (Baudelaire,
1973, 496-497)
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 123

de Zola et de Mallarmé, celles de Degas et de Monet… Aucun


”moderne” n’aura été plus classique à sa façon (ou vice versa)»
(Cachin, 1990, 11) La place de Manet dans l’histoire de la peinture est
assurée par les historiens d’art et par leurs discours tantôt admiratifs,
tantôt ironiques. Mais ce sont ses collègues peintres qui ont
«commenté» à leur tour ces tableaux et qui, par les moyens de leur art,
leur ont assuré une place si importante dans l’histoire de l’art
moderne. Dans son étude intitulée «Making sense of Edouard Manet’s
Le Déjeuner sur l’herbe» Paul Hayes Tucker (1998) observe qu’il y a
deux explications pour la notoriété dans l’histoire de la peinture de
cette toile : la première et la plus importante est qu’elle a été appréciée
par les collègues de génération de Manet, c'est-à-dire par Monet,
Cézanne, Matisse, Gauguin et a servi comme source d’inspiration
(Tucker, 1998, 6-11) pour d’autres peintures. La deuxième explication
est liée au fait que Manet a vexé continuellement les critiques du Salon
par ses «énigmes» visuelles. Tucker pense que «The power of Manet’s
painting then as well lies beyond these enigmas; it has something to
do with that naked female, to be sure, but also with the size and the
subject of the painting, the way Manet conceived and executed it, the
environment in which he wanted to display it, and the ways in which
it relates to past precedents as well as to the art of Manet’s time»
(Tucker, 1998, 11) (voir aussi Damisch, 1997, 78) Donc, conclut Tucker,
on ne peut pas réduire Le Déjeuner au problème de la morale dans
l’art, qui dominait les discussions de l’époque, car ce tableau fait plus
que figurer une femme nue avec des hommes habillés.
Les critiques du Salon soulignent tous le caractère
incompréhensible du Déjeuner sur l’herbe : «Theodore Pelloquet,
L'Exposition: Journal du Salon de 1863, no. 22 (July 23, 1863): «c'est un
rébus d'une dimension exagérée et qu'on ne devinera jamais», Louis
Etienne, Le Jury et les exposants: Salon des Refusés, Paris, 1863, p. 30: «je
cherche en vain ce que peut signifier ce logogriphe peu séant»;
124 Alexandra Vranceanu

William Burger (Théophile Thoré), Salon de 1863, in Salons de


W.Burger: «Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste
intelligent et distingué une composition si absurde [...]»7. Les
écrivains se sont tout de suite mis à la recherche d’une réponse pour
ce logogriphe et c’est ainsi que les toiles de Manet feront l’objet de la
fiction d’art du XIXe siècle. Les écrivains ont aimé Manet pour son
esprit moderne et polémique, mais aussi pour sa capacité de proposer
des énigmes visuelles qui acceptent plusieurs interprétations.

3. Le roman d’artiste au XIXe siècle.

Les premiers à décrire les toiles de Manet sont les écrivains


contemporains et parfois amis du peintre, par exemple Zola, qui
connaissaient l’histoire de sa peinture, et qui sont aussi des critiques
d’art. Le mélange entre le discours critique sur la peinture et la fiction
est un trait essentiel dans ces romans d’artiste dont l’Œuvre de Zola et
Manette Salomon par Edmond et Jules Goncourt sont parmi les plus
intéressants8.
Pendant la deuxième moitié du XIXe siècle apparaît en France
un nouveau genre romanesque appelé par les critiques fiction d’art. Le
chef d’œuvre inconnu de Balzac établit les topoï constitutifs du genre : le
mythe de l’artiste génial qui entre en compétition avec la nature,
mélange de Pygmalion et de Prométhée, le topos le peintre et son
modèle, les réflexions sur la relation entre peinture et réalité ou sur les
rapports entre peinture et littérature. Le roman d’artiste ne continue
pas le genre ekphrastique, tel que l’avaient inventé Philostrate ou
Longus, il s’inscrit plutôt dans la poétique romantique par la place

7 J’ai cité dans ce paragraphe une synthèse de ces commentaires élaborée par Fried,
1996, 297. Voir aussi pages 560 et 570 et, pour le même sujet, Darragon, 1991, 115-129.
8 Une présentation synthétique de la fiction d’art au 19e siècle qui a le mérite de faire un

portrait rapide du sous-genre dans Bergez, 2004, 164-172. Voir aussi le livre de
Melmoux-Montaubin, (1999), Le roman d’art dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 125

centrale donnée à l’image de l’artiste. Même si dans ces romans il y a


beaucoup de discussions sur la peinture et sur le rôle des arts, les
descriptions de tableaux sont peu nombreuses, et ont un autre rôle
que celui occupé par l’ekphrasis dans la littérature classique 9. Et
pourtant, on peut identifier des mythes, thèmes et topoï qui donnent
un air de famille aux fictions d’art et aux romans ekphrastiques
contemporains : l’atelier du peintre (transformation moderne du topos
de «la galerie»), la compétition entre art et nature (présente déjà chez
Pline, une constante dans tous les discours sur l’art), le peintre et son
modèle (où le mythe de Pygmalion a laissé ses traces).
Je voudrais dès lors m’arrêter sur deux aspects que j’estime
intéressants : le premier est méthodologique et concerne le destin de
ces trois topoï dans la fiction d’art, le deuxième est thématique et
prend en compte la présence de certaines références explicites ou
moins explicites à Manet dans la fiction d’art du XIXe siècle. Pour
placer les références à Manet j’utiliserai le cadre offert par ces trois
topoï constitutifs des récits sur l’art.
Il y a beaucoup de descriptions de tableaux du 19e siècle qu’on
peut reconnaître dans ces romans, mais Zola et les Goncourt discutent
les toiles de Manet du point de vue de leur rôle dans la société et dans
l’histoire de la peinture. Dès le début, les deux toiles les plus célèbres
de Manet, l’Olympia et Le déjeuner sur l’herbe, sont considérées
énigmatiques au point d’être vues comme absurdes et illisibles selon
les codes picturaux de l’époque. Vu qu’elles ne racontaient pas une
histoire connue, mythique ou allégorique, les écrivains ont inventé
une narration pour relier la biographie du peintre à l’histoire de son
modèle, ce qui pourrait expliquer l’apparition du mythe de Pygmalion
dans ces récits.

9C’est à cause de ces différences que Vouilloux sépare nettement le genre ekphrastique
antique de ses avatars du 19e siècle. Voir Vouilloux 2004.
126 Alexandra Vranceanu

3.1. Le topos « L’atelier du peintre ».


L’atelier du peintre devient un topos fréquent dans la fiction
d’art du XIXe siècle, et on le retrouve chez Balzac, Zola et les frères
Goncourt. Ce topos prendra la place de la galerie, que privilégiait la
littérature classique pour inscrire ses ekphraseis. C’est dans l’atelier que
Coriolis peint et tombe amoureux de Manette dans Manette Salomon
des frères Goncourt, que Lantier séduit Christine dans l’Œuvre de
Zola, c’est dans un atelier que Poussin et Porbus décident de faire
l’échange entre la Belle Noiseuse et la maîtresse de Poussin.
Philippe Hamon observe que l’atelier du peintre est un espace
où se rencontrent les discours sur l’art et que plutôt qu’une série de
descriptions de peintures, nous trouverons des discussions
théoriques : «L’atelier, curieusement, avant d’être un lieu d’images (à
voir), c’est Babel, un lieu d’interférence et de polyphonie.» (Hamon,
2001, 128) «Cette polyphonie argumentative peut recouper un
montage ou un collage de discours à l’intérieur des discours d’un
même écrivain, comme entre des discours d’écrivains différents. Zola,
décrivant l’atelier de Claude Lantier, y réécrit ses propres critiques et
chroniques du temps de l’affaire Manet, distribuant dans la bouche
des divers visiteurs de l’atelier ses propres arguments de critique d’art
comme ceux de ses adversaires esthétiques […]» (Hamon, 2001, 128)
L’explication pour la prééminence des discours sur la peinture
sur les descriptions de tableaux se trouve probablement dans le fait
que, comme observe Bernard Vouilloux, souvent, en parlant de
l’atelier du peintre l’écrivain discute ses propres procédés de création :
«S’il est un lieu qui soit commun au peintre et à l’écrivain c’est bien
celui de leur travail, ce dernier étant compris non certes au sens d’un
produit, mais d’une production, d’un acte, d’une fabrication, d’un
faire, d’une pratique, d’un processus. […] Le motif de l’atelier y obéit
à un double fonction, stratégique et tactique : il vise à un déploiement
du plan de l’écriture du recueil dans la globalité de son projet comme
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 127

dans le détail de ses protocoles. Pénétrer dans l’atelier c’est ouvrir le


tableau et le texte au processus de leur fabrication et, dans le même
temps, faire accéder le lecteur et le spectateur à la machinerie qui se la
découvre.» (Vouilloux, 1998, 59)
Manet attirera l’attention des écrivains parce que ses
recherches dans le champ de la peinture le mènent vers les voies
qu’avait déjà trouvé Baudelaire, ensuite Zola10, et, plus tard,
Mallarmé, c'est-à-dire la voie vers la modernité. La description du
Déjeuner sur l’herbe de Manet, devenu le Plein air de Claude Lantier
chez Zola, est englobé dans le topos de l’atelier. Plein air est une
peinture qui obsède Lantier, qui ne sait pas quelle identité plastique
donner à la figure féminine inscrite au premier plan. Un matin qu’il
travaillait sans trop d’inspiration, l’écrivain Sandoz, ami de Lantier et
dans lequel les critiques ont identifié Zola, arrive et regarde Plein air.
Le tableau est décrit par le narrateur omniscient à travers le regard de
l’écrivain Sandoz : « C’était une toile de cinq mètres sur trois,
entièrement couverte, mais dont quelques morceaux à peine se
dégageaient de l’ébauche. Cette ébauche, jetée d’un coup, avait une
violence superbe, une ardente vie de couleurs. Dans un trou de forêt,
aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à
gauche, une allée sombre s’enfonçait, avec une tache de lumière, très
loin. Là, sur l’herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue
était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et elle souriait,
sans regard, les paupières closes, dans la pluie d’or qui la baignait. Au
fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également
nues, luttaient en riant, parmi les verts des feuilles, deux adorables
notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin
d’une opposition noire, il s’était bonnement satisfait, en y asseyant un
monsieur, vêtu d’un simple veston de velours. Ce monsieur tournait

10 Voir aussi pour la relation de Zola avec la peinture Becker, 1992, 113-122.
128 Alexandra Vranceanu

le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il


s’appuyait dans l’herbe.» (Zola, 1983, 52-53)
Cette description mérite qu’on s’y arrête, car elle diffère un
peu du tableau de Manet, la femme peinte au premier plan n’ayant
pas de regard. Et c’était dans le regard de la femme que les critiques
avaient vu l’insolence de Manet. La raison de cette différence réside
dans le fait que Lantier ne sait pas encore quel visage donner à la
femme peinte et, quand Christine acceptera de poser pour lui, il
tombera amoureux d’elle. Zola s’arrête dans cette description sur un
autre aspect qui a retenu l’attention des critiques du Salon de 1863, la
représentation, dans la même scène, des hommes habillés en
vêtements modernes et des femmes nues. Il faudrait souligner le style
de la description de Zola, qui privilégie les traits plastiques, les verts
des feuilles, deux adorables notes de chair et qui donne aussi une réponse
à cette énigmatique association : le peintre avait eu besoin d’une
opposition noire et donc, semble penser Sandoz, la raison pour le veston
de velours ne trouvera pas une explication dans la logique d’un récit,
il ne veut rien «dire», mais dans une logique picturale. Lantier a
représenté dans une même scène des femmes nues et un homme
habillé pour des raisons chromatiques.
Ce n’était pas autrement que Zola défendait Manet accusé
d’indécence pour cette même raison, dans son Edouard Manet, étude
biographique et critique : « Les peintres, surtout Edouard Manet qui est
un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui
tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à
peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe.» (Zola, 1991, 159)
Zola est parmi les premiers qui, avec une intuition inégalable, a su
deviner que l’énigme cachée dans la toile de Manet ne cachait pas un
récit. Dans la même étude Zola décrit Le Déjeuner sur l’herbe selon ses
coordonnées plastiques : «Ainsi, assurément, la femme nue du
Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste un peu de chair.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 129

Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe,
c’est le paysage entier avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses
premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si
légère ; c’est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces
étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de
femme en chemise qui fait, dans le fond, une adorable tache blanche
au milieu des feuilles vertes ; c’est enfin cet ensemble vaste, plein
d’air, ce coin de la nature rendue avec une simplicité si juste, toute
cette page admirable dans laquelle un artiste a mis les éléments
particuliers si rares qui étaient en lui.» (Zola, 1991, 159) Dans le
passage c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air on reconnaît la
description du tableau de Lantier que fera Zola quand il écrira
l’Œuvre, s’inspirant sans doute de ses études critiques sur la peinture
de Manet.
Dans son livre dédié au roman d’art dans la seconde moitié du
XIX siècle, sous-genre qu’elle appelle une catégorie littéraire singulière,
e

Marie Melmoux-Montaubin, analyse l’empreinte laissée sur ces textes


par le fait que leurs auteurs faisaient aussi de la critique d’art : «La
scène du Salon obéit à un certain nombre de stéréotypes,
heureusement maîtrisés et mis en scène par le roman de Zola.
L’auteur de l’Œuvre a eu en effet le génie de rendre au Salon sa vérité
subjective, en le dépouillant de ses prétentions esthétiques, pour en
faire le lieu d’un snobisme, dans lequel le public compte davantage
que l’exposant ou l’œuvre exposée.» (Melmoux-Montaubin, 1999, 77)
C’est dans le cadre de ces discussions que Zola fera un autre choix
heureux, de mélanger dans la figure du peintre raté Lantier, quelques
traits qui font penser à Cézanne, la description d’une toile de Manet et
quelques détails qui sont inspirés par sa propre vie 11.

11Dans la Notice publiée à la fin de son édition annotée de l’Œuvre Henri Mitterand
observe que dans l’ébauche du roman «Zola songe d’abord à prendre comme modèle sa
propre vie.» (Zola, 1983, 433)
130 Alexandra Vranceanu

3.2. Le topos de «la compétition entre art et nature» apparaît


dans L’Œuvre de Zola au début du roman. Claude Lantier est en train
de peindre un tableau qui s’appelle Plein air et qui est une
transformation partielle du Déjeuner sur l’herbe, mais ne sait pas
comment peindre son nu féminin. Il sait que sa scène devrait donner
l’illusion de la réalité, et que donc sa peinture devrait renoncer à
l’apanage des mythes. Discutant au Salon avec Sandoz sur des
peintures qu’il trouve artificielles, Lantier s’exclame : « ”Je vais leur en
coller, de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils en font !”
”C’est une baigneuse ? demanda Sandoz.” ”Non, je lui mettrai des
pampres… Une bacchante, tu comprends !” Mais, du coup, il
s’emporta. ”Une bacchante ! est-ce que tu te fiches de nous ! est-ce que
ça existe, une bacchante ?... Une vendangeuse, hein ? et une
vendangeuse moderne, tonnerre de Dieu ! Je sais bien, il y a le nu.
Alors une paysanne qui se serait déshabillée. Il faut qu’on sente ça, il
faut que ça vive.» (Zola, 1983, 89) On retrouve dans ce passage une
autre explication pour le nu féminin au centre de la composition du
Plein air, cette fois l’accent tombant sur le désir de Lantier de
représenter la vie moderne, ce qui le rapproche de Manet.
Lantier rencontre par hasard Christine, qui n’est pas un
modèle professionnel, elle le fascine et, pendant qu’elle dort, il copie
les traits de son visage. Quand elle acceptera de poser pour le nu du
Plein air, une étape importante dans leur relation sera franchie. Cette
peinture jouera un rôle essentiel dans leur vie, car l’acceptation de
Christine de prêter ses traits à une peinture qu’elle n’aime et qu’elle
ne comprend pas est le signe de son amour pour Lantier. Après
l’exposition, elle ira au Salon, elle écoutera les rires du public
regardant Plein air, elle attendra Lantier dans son atelier pour le et
pour se consoler et ainsi commencera leur histoire d’amour, qui se
termine par le suicide de Lantier. Il est important dans ce contexte que
Christine soutienne Lantier dans son échec, et elle le soutiendra à vie,
car Lantier n’aura que des échecs. Il est tout aussi important qu’elle ne
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 131

soit pas un modèle professionnel et que l’acte de se dévêtir pour être


peinte soit intimement liée à son amour pour Lantier.

3.3. Le topos «le peintre et son modèle» est central dans


l’Œuvre, car l’obsession de Lantier pour créer une peinture qui
exprimerait son génie passe par le sujet de cette peinture,
une «Femme», pour qui posera sa femme, Christine. C’est devant cette
peinture inachevée que Lantier se suicidera après une nuit d’amour
passionnel avec Christine, qui avait essayé de le libérer de sa passion
obsessive pour l’Œuvre. Dans les dernières pages du roman, quand
Christine parle à Lantier, qui déjà ne l’écoute plus, pris par son désir
de réaliser l’Œuvre, elle exclame : « Ah ! cette peinture, oui ! ta
peinture, c’est elle, l’assassine, qui a empoisonné ma vie. Je l’avais
pressenti, le premier jour ; j’en avais eu peur comme d’un monstre, je
la trouvais abominable, exécrable ; et puis, on est lâche, je t’aimais
trop pour ne pas l’aimer, j’ai fini par m’y faire, à cette criminelle…»
(Zola, 1983, 387) La jalousie du modèle pour la peinture se rencontre
dans la plaidoirie de Christine, qui essaye de récupérer ainsi son
mari : «Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta
femme n’est-ce pas ? Ce n’est plus moi, c’est elle qui couche avec toi…
Ah, maudite ! ah, gueuse !» (Zola, 1983, 388) Christine fera un dernier
effort pour séduire son mari, elle se dévêtira pour faire une
compétition avec l’autre, La Femme du tableau de Lantier, mais après
la scène d’amour elle retrouvera le corps suicidé de son mari devant
sa peinture. La scène de la compétition entre la femme réelle et la
femme peinte reprend la scène du Chef d’œuvre inconnu de Balzac,
mais lui donne une connotation tragique.
Si Zola reprend dans la description du tableau Plein air les
idées qui avaient servi à défendre Manet, dans les références moins
explicites des frères Goncourt au tableau de Manet on retrouve plutôt
des critiques. Dans son livre dédié au roman d’artiste, Marie
Melmoux-Montaubin commente les rapports entre Manet et le portrait
132 Alexandra Vranceanu

de Coriolis : «On peut lire en effet dans le triomphe de Coriolis, maître


de ce ”mélange de l’habillé et du nu qu’autorisent si rarement les
sujets modernes” (Manette Salomon, p. 426) une riposte des Goncourt
au Déjeuner sur l’herbe de Manet, tableau ”raté” dans la mesure où
rien, dans le sujet, n’appelait la représentation du nu. De la même
façon, Le Bain turc de Coriolis, ”une femme, sortant comme de
l’arrosement d’un nuage, de la mousse de savon blanc jetée sur elle
par une négresse. Presque nue, les reins sanglés d’un foutah à couleurs
vives” n’est pas sans rappeler l’Olympia de Manet.» (Melmoux-
Montaubin, 1999, 48-49)
La description des toiles de Manet dans les romans d’artiste
du XIXe siècle s’inscrit dans le cadre des topoï établis par Le chef-
d’œuvre inconnu de Balzac. La description des tableaux réels se
transforme par l’intermède des mythes de Pygmalion et de
Prométhée. L’artiste qui souffre pour son art, qui se sacrifie pour
peindre l’Œuvre, dont le sujet est nécessairement un nu féminin prend
tantôt les traits de Frenhofer, tantôt les traits de Manet. Vu que la
fiction d’artiste est le résultat d’une hybridation, soit au niveau des
thèmes, soit au niveau des structures, il semble normal que Zola ait
écrit une fiction qui s’intègre dans un genre plutôt que d’écrire la
biographie d’un peintre.
Nous allons reconnaître ces trois topoï dans le roman
ekphrastique contemporain, mais il y aura un changement essentiel :
l’image du peintre perd son importance, le modèle du Chef-d’œuvre
inconnu disparaît aussi et nous allons rencontrer d’autres sources
critiques qui permettront aux écrivains de lire les énigmes de Manet et
de les transformer en romans.

4. Trois études de cas.

Par rapport à la fiction d’art du XIXe, qui donne la place


centrale à la biographie du peintre, à son parcours initiatique dans sa
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 133

lutte contre la nature ou tout simplement pour représenter la nature,


ou à sa relation tragique avec le modèle (Manette Salomon, L’Œuvre) le
roman ekphrastique contemporain utilise un tronc narratif différent :
la description d’art vient se coller sur le support du roman policier, du
roman historique, d’amour ou d’aventures. La deuxième différence
est que le roman ekphrastique contemporain se concentre à décrypter
une œuvre particulière, énigmatique et célèbre, pour laquelle il
propose une interprétation. Les romanciers contemporains utilisent la
capacité de certains peintres d’attirer et de retenir le regard par leur
force de générer des histories énigmatiques. Ce n’est pas en racontant
toute l’histoire que ces peintres, dont Manet, mais aussi Velasquez
dans Las Meniñas ou Mantegna dans ses fresques du palais des
Gonzague, ont retenu l’intérêt des spectateurs et des critiques d’art.
Mais justement en «racontant» peu, en laissant deviner, en
représentant une scène elliptique, qui demande une explication de la
part du lecteur.
Dans les trois romans choisis comme études de cas,
Obscura de R.Descott, A Woman with no clothes on de VR Main,
Mademoiselle Victorine de D.Finnerman, je chercherai à voir comment
le roman ekphrastique contemporain a englobé les topoï classiques du
genre et comment il a utilisé le tronc du roman policier qu’il a
métamorphosé grâce à la fiction d’art. Descott, Main et Finnerman ont
techniques différentes pour transformer la description en narration et
chacun d’eux lit une autre histoire dans les toiles de Manet. Comme
nous allons le voir ici, la description de ces toiles est un prétexte qui
conduit à la construction de trois récits riches du point de vue de la
construction narrative. La place centrale qu’occupait la rhétorique
dans le discours sur l’art chez les anciens sera prise chez les modernes
par la narration.
134 Alexandra Vranceanu

4.1. Regis Descott, Obscura, une histoire de cadavre et de peinture.


Obscura est à la base un roman policier construit sur un fond
documentaire très riche. L’action se passe à Paris dans les années qui
succèdent de près la mort d’Edouard Manet, dans un milieu de
médecins bourgeois qui s’intéressent à l’art et au crime. Le
personnage central du roman, le médecin Jean, veut découvrir le
responsable pour une série de crimes particuliers dans lesquels la
scène du meurtre reprend toujours un des tableaux de Manet, le plus
souvent l’Olympia et le Déjeuner sur l’herbe. Le criminel, comme Jean le
devinera vers le milieu du roman, est un peintre raté, Lucien Favre,
qui essaie d’attirer l’attention de l’opinion publique sur ses crimes,
qu’il voit comme des œuvres d’art. On apprendra à la fin du roman,
qui comporte beaucoup de détails concernant les maladies du siècle et
leurs traitements révolutionnaires, que l’auteur des crimes est un
psychopathe qui a une fixation sur sa mère, elle-même hospitalisée
chez le docteur Charcot. Dans Obscura la formule du roman historique
est tout aussi forte que celle du roman policier. Les maladies du XIXe,
et en particulier la syphilis, ses méthodes de traitement, les habitudes
des Parisiens et leur mode de vie sont décrits avec beaucoup de
détails qui attestent l’effort de Régis Descott de recréer l’époque de
Manet pour mieux transposer ses toiles.
Les correspondances entre les tableaux de Manet et l’intrigue
du roman se retrouvent à plusieurs niveaux : les personnages
féminins, la prostituée Obscura et la femme du docteur Jean, Sybille,
ressemblent à Victorine Meurent, le modèle de Manet ; les deux
personnages masculins, le docteur Jean et le criminel photographe
sont fascinés par la peinture de Manet et ils ont copié, le premier en
peinture, le deuxième en photo, ses œuvres ; Régis Descott intègre
implicitement dans l’intrigue du roman les échos de l’accueil de ces
tableaux par la société parisienne et par les critiques ; on retrouve une
correspondance au niveau de l’intrigue, car la composition du tableau
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 135

se reflète dans les relations des personnages du roman, comme je vais


essayer de l’expliquer.
Si les tableaux de Manet le Déjeuner sur l’herbe (1863) et
l’Olympia (1865) ont fait scandale au moment de leur exposition c’était
surtout parce que le peintre avait choisi d’ignorer les règles de la
bienséance académique en peinture. On reprochait au Déjeuner sur
l’herbe la présence de la femme nue à coté des deux hommes
parfaitement habillés, qui semblent discuter sans la voir, tandis qu’elle
nous regarde droit dans les yeux. Le mystère de cette scène inexplicable
qui se passe dans une forêt et qui devrait représenter un pique-nique,
a été considéré comme une insulte. L’indécence des tableaux de Manet
ne réside pas dans la représentation du nu, mais dans l’association
inexplicable de ses personnages et surtout dans sa manière de
bouleverser les règles de la peinture et de la société en même temps.
Les critiques ont remarqué que les quatre personnages du Déjeuner sur
l’herbe semblent ne pas communiquer entre eux. Les deux hommes
discutent, mais les deux femmes, l’une d’entre elles nue au premier
plan et l’autre en chemisier au fond du tableau semblent n’avoir rien
en commun avec les hommes, et donnent l’impression d’être
découpées d’une autre composition. À cette absence de cohérence au
niveau de la composition plastique du tableau de Manet correspond
au niveau de l’intrigue du roman de Descott la relation entre les
quatre personnages : le docteur-détective Jean et sa femme, Sybille, le
criminel-photographe et la prostituée qu’il entretient, Obscura. Car
ces quatre personnages ont des relations bizarres : Sybille aimerait
passer plus de temps avec son mari, qui préfère par contre travailler et
s’intéresse plus aux crimes qu’à elle. Obscura aimerait avoir une
relation physique avec son protecteur, qui se contente de la regarder,
et elle essaye de le séduire, sans réussir pourtant. Le docteur cherche
Obscura, ce qui attire l’attention du criminel sur sa propre femme,
Sybille. Ces jeux de cache-cache et ce manque de communication entre
les hommes et les femmes dans le roman de Descott correspondent
136 Alexandra Vranceanu

aux relations énigmatiques qui se tissent entre les regards et les gestes
des personnages peints par Manet.
4.1.1. Le topos de «la compétition entre art et nature» se
trouve à l’origine des crimes. Mais dans Obscura ce topos est filtré par
le rapport avec la peinture de Manet, car Manet avait su représenter la
nature autrement et donc il devient dans les yeux du criminel le
maître à surpasser. La compétition avec Manet repose sur deux faits :
d’une part le criminel est jaloux, car sa mère avait été peinte par
Manet et elle avait apprécié beaucoup le tableau ; d’autre part, le
criminel aime la photographie et méprise la peinture.
Au début du roman, les détectives se demandent si le tueur
fou ne prend pas en dérision Manet en refaisant avec des morts les
scènes de ses tableaux : «Mais tout ça dans quel but ? Parce
qu’incapable d’égaler le génie de Manet, le tueur s’emploierait à le
tourner en dérision ? Par la même occasion il mettrait à profit sa
monomanie homicide pour en faire une œuvre, l’œuvre noire ?»
(Descott, 2009, 181) Ils font aussi appel à la réception des toiles de
Manet : «Il n’a pas choisi Manet au hasard, voyez-vous ? Ni Le
Déjeuner sur l’herbe, la toile par laquelle le scandale est arrivé. En
mettant en scène un cadavre, c’est l’aspect scandaleux de l’œuvre qu’il
vise. Ne pouvant égaler son génie, il cherche à dépasser son
scandale.» (Descott, 2009, 177) Mais s’il est vrai que Favre vise le
scandale, il est vrai aussi qu’il a une thèse à défendre et il utilise les
mises en scène avec les cadavres pour l’exprimer devant le public. Sa
thèse est liée aux rapports de la photographie avec la peinture en tant
qu’arts de la représentation, il veut montrer que la véritable
révolution dans l’art ce n’est pas Manet qui l’a faite, mais c’est à la
photographie de la faire.
Le mobile des crimes repose sur la compétition entre peinture
et photographie et les scènes des meurtres deviennent des sujets pour
des «œuvres d’art». Le criminel est un photographe avant-gardiste qui
refait les scènes que Manet avait peintes pour pouvoir les
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 137

photographier. L’explication des actions du criminel est purement


livresque, car il se voit comme le continuateur de l’œuvre de Manet :
«Le peintre et ses tableaux devaient être considérés comme un
marchepied, une base dont il s’inspirait pour démarrer son œuvre,
comme Manet pour Olympia s’était inspiré de la Vénus d’Urbino de
Titien et de la Maja desnuda de Goya.» (Descott, 2009, 350) Par cette
filiation prestigieuse, le criminel se voit comme un grand artiste et
comme le créateur d’un nouvel art.
Descott construit le discours du criminel autour des idées du
célèbre article de Baudelaire (1971), «Le public moderne et la
photographie» et sur les propos de Walter Benjamin (2007) présentés
dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique». La
thèse du criminel est que la photographie est un véritable art
novateur, plus représentative pour la modernité que la peinture de
Manet. En même temps, la peinture de Manet l’obsède et il met les
cadavres dans la position des personnages du Déjeuner et de l’Olympia
pour les photographier, exactement comme l’avait fait Manet lui-
même en reprenant la Venus d’Urbino de Titien ou la Vénus de
Giorgione.
On comprendra la véritable signification des mises en scène
avec des cadavres quand le narrateur omniscient nous montrera les
pensées du criminel : «Art né avec la révolution industrielle, sans
couleur, mécanique, chimique, instantané dans sa réalisation – il
suffisait d’appuyer sur le déclencheur – mais reposant sur une
conception longuement mûrie. Un art de la duplication, et non pas des
œuvres uniques. Un art nécessitant une infinité de ressources, et pour
cette raison infiniment supérieur à ce qui l’avait précédé. Il ne
s’agissait plus d’habilité manuelle, de capacité à reproduire
fidèlement tel ou tel sujet, mais d’une œuvre de pur esprit.» (Descott,
2009, 348)
138 Alexandra Vranceanu

Il y a des différences nettes entre le discours intériorisé de


Favre et l’opinion de Baudelaire, pour qui le rôle essentiel de la
photographie est celui de «remplir les archives de la mémoire». Et si la
reproductibilité, non pas des œuvres uniques, nous rappelle l’étude de
Walter Benjamin, on sent que pour le criminel la photo est supérieure,
car elle est le résultat d’une réflexion, une œuvre de pur esprit, qui
dépasse la banale imitation de la nature. Il semblerait que le criminel-
photographe se soit inspiré du monde de l’art contemporain plutôt
que de l’art du 19e siècle. Par exemple, la conception longuement mûrie
qui se cacherait derrière la photo nous fait penser à Duane Michals,
Cindy Sherman ou à l’art conceptuel. Le thème des cadavres fait
penser, par exemple à l’œuvre d’Andres Serrano, qui a fait des
photographies à ce sujet (Arasse, 2007, 31-51).
La relation entre la peinture de Manet et la photographie n’est
pas une invention romanesque, elle repose sur une recherche liée aux
théories de la représentation qui caractérisent le 19 e siècle. Dans son
livre sur Manet, Michael Fried consacre un chapitre à la photographie
et observe : «La relation que ses peintures entretiennent avec la
photographie comme, par ailleurs, avec les estampes japonaises,
ukiyo-e, exprime elle aussi, de manière plus générale, l’opposition du
mouvement et de l’immobilité dans l’art de Manet.» (Fried, 2000, 192)
Il attire ensuite l’attention sur le rôle des photographies dans l’œuvre
de Manet, en particulier dans la genèse de l’Olympia, qui serait
inspirée par des photos pornographiques de l’époque. Pour Fried la
modernité de l’art de Manet se trouve dans le mélange des techniques
entre peinture et photographie : «En effet, il semble que, dans les
peintures réalisées par Manet au cours de la première moitié des
années 1860, photographies et estampes japonaises s’interprètent
réciproquement. Plus précisément, il semble qu’elles sont analogues
non pas seulement comme images, mais aussi comme technologies, et
qu’en vertu de cette analogie, elles devinrent l’une pour l’autre le
motif même de leur pertinence et de leur utilisation dans son art.»
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 139

(Fried, 2000, 195) Le traitement plastique des peintures semble inspiré


par les techniques des photographes du temps : «C’est pourquoi les
traits de son œuvre de la première moitie des années 1860 qui
rappellent le plus les estampes japonaises – dans l’Olympia, par
exemple, les aires fortement circonscrites de couleurs non modulées –
semblent également quasi photographiques.» (Fried, 2000, 195) À
l’Olympia les critiques ont reproché la technique picturale, car Manet
représentait Victorine Meurent, le même modèle qu’il avait utilisé
pour le nu féminin du Déjeuner sur l’herbe, sans l’embellir et sans
ajouter des détails qui le transformerait dans la représentation d’une
déesse, comme faisaient ses collègues peintres, respectueux des
canons académiques. Le criminel-photographe reconnaît justement ce
trait révolutionnaire de la peinture de Manet, mais veut franchir la
dernière frontière, portant l’art au-delà des limites imposées par les
techniques de la peinture.
La compétition entre art et nature est traitée dans Obscura à
travers un autre topos, paragone, introduit par Vasari dans ses Vies des
plus célèbres peintres, sculpteurs et architectes pour comparer la peinture
à la sculpture dans leur effort de représenter la réalité.
4.1.2. Le topos «l’atelier du peintre» devient chez Régis
Descott le laboratoire du photographe et en même temps la scène du
crime. L’explication pour les actions du criminel est inspirée par
l’histoire de l’art et par la position marginale de la photographie dans
ce contexte. Lucien Favre se voit comme le continuateur de l’œuvre de
Manet et en même temps comme le créateur d’un nouvel art. Il
réfléchit à sa supériorité par rapport à Manet et conclut son œuvre :
«Rasséréné, il appuya sur le déclencheur et entendit l’obturateur
s’ouvrir avant de se refermer dans un claquement étouffé par le bois
du caisson. Sa dernière esquisse, qui en peinture serait la première.
Avec lui la photographie révolutionnait le temps, comme lui
révolutionnait l’art.» (Descott, 2009, 232)
140 Alexandra Vranceanu

Comme on l’a vu en analysant ce topos dans l’œuvre de Zola,


et comme le soulignent Hamon et Vouilloux, l’atelier est le lieu où les
discours théoriques trouvent leur place à coté des descriptions. Dans
Obscura les propos théoriques apparaissent dans les réflexions du
criminel-photographe sur les rapports entre peinture et photographie.
Mais il y a aussi des considérations d’ordre technique qui intéressent
la mise en scène des cadavres. Regardons une scène où le criminel-
photographe reçoit le cadavre d’une martiniquaise qui doit jouer le
rôle de la Noire dans une nouvelle Olympia photographique : «Mais
dès l’instant où Claude Lacombe posa le cadavre de la Martiniquaise
sur la chaise où elle allait d’ici peu retrouver une apparence de vie, il
n’exista plus aux yeux de Lucien Favre qui s’avança fébrilement vers
son œuvre en devenir. […] Par acquit de conscience, il retourna à sa
chambre noire et colla son œil pour s’assurer de son cadrage. […]
Rassuré il commença à s’affairer sur le corps de la Martiniquaise. De
sa position dépendait l’illusion de vie.» (Descott, 2009, 349) L’atelier
est décrit selon deux points de vue, dont le premier est celui du
criminel, qui compose son œuvre en essayant de respecter toutes les
contraintes qu’il s’est fixé : reprendre la composition de Manet,
trouver un moyen pour soutenir les cadavres, bien cadrer le sujet etc.
L’atelier du criminel-photographe sera décrit aussi par un
point de vue extérieur, celui des détectives qui découvrent le mystère
des crimes. Le médecin Jean, en détective improvisé, arrive à la
maison du criminel, passe dans une «galerie aux bustes antiques»
(Descott, 2009, 365) et : «Enfin il atteignit le seuil de la pièce où
s’étaient engouffrés les chiens. Un atelier. Il leva la tête. Le plafond lui
parut aussi haut que celui du hall d’entrée. Il risqua un pas à
l’intérieur et déglutit. Son regard était aimanté par un tableau dont il
ne connaissait que trop bien l’original, mais que sous le coup de
l’émotion il ne parvenait pas à identifier. Il s’avança, soudain secoué
par un tremblement irrépressible. La Martiniquaise avait la tête
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 141

inclinée. Un chat noir empaillé gisait renversé sur le lit. Mais le corps
dénudé d’Olympia était une offense et son regard absent une
déchirure. […] Dans la mort il ne la reconnaissait pas. Ses traits étaient
déjà brouillés, étrangère à ce qu’elle était de son vivant et semblable à
l’Olympia de Manet. Ce modèle que des critiques à l’époque avaient
comparé à un cadavre exposé à la morgue.» (Descott, 2009, 361)
La technique du collage d’objets que le criminel photographe
utilise pour obtenir la composition de sa future photographie s’inspire
aussi des commentaires des critiques du Salon : la silhouette
d’Olympia et surtout les personnages du Déjeuner ont été comparés
par ces commentateurs à des mécanismes, tant ils leur semblaient
artificiels. Dans ce contexte, le nu féminin est associé à un mécanisme,
à une poupée sans vie. Synthétisant et analysant les descriptions faites
à ces tableaux par les contemporains de Manet, Læssø souligne leur
angoisse devant ce qu’ils voyaient comme des scènes artificielles
peuplées par des marionnettes12.
Les critiques modernes de ces tableaux ont identifié dans Le
Déjeuner sur l’herbe une sorte de collage entre divers styles, scènes, et
même entre plusieurs compositions picturales, ce que rappelle la
manière du criminel-photographe d’arranger les cadavres et de les
entourer d’objets qui rappellent les œuvres de Manet. Une

12 «But although the nude is the most striking focal point of the entire scene, and may
strike us, as it did Zola, as having "such resplendency of life", there is also a kind of
artificial quality to this figure. The effect makes one think of Robert Rey's response to
Olympia, as when he wrote, "I remember my own first meeting-more than sixteen years
ago-with Olympia, and the oddly painful shock which the picture gave me. I was afraid
when I saw this pallid form, this face where the skin seemed stretched over a piece of
wood. Olympia frightened me like a corpse-yet I felt weighing upon me the malificence
of that terribly human regard". A similar, if less uncanny, note was struck be the critic
Ernest Chesneau, reviewing the Salon des Refusés in 1863: "Manet's figures make one
think involuntarily of the marionettes on the Champs-Elysees: a solid head and slack
clothing". (Læssø, 2005: 205)
142 Alexandra Vranceanu

juxtaposition13 que le criminel justifie du point de vue théorique, vu


qu’il pense que la photographie se construit sur les codes de la
peinture, en les détruisant et en les transformant.
Le caractère de collage de la composition du Déjeuner sur
l’herbe avait déjà été observé par Zola14. On retrouve le thème du
collage dans les recherches du criminel-photographe, qui essaie de
collectionner des cadavres et divers autres objets, comme par exemple
un chat noir empaillé, pour construire avec soin ses photos. Hubert
Damisch fait la remarque que « La transformation opérée par Manet
serait donc affaire moins de pose que de découpage ou de montage,
sinon de collage. Il resterait alors à caractériser l'opération qui a
consisté pour le peintre à prélever dans la gravure de Marc Antoine le
groupe qui lui a servi de modèle, en ignorant le contexte dans lequel
celui-ci prenait place...» (Damisch, 1992, 175)15
Si les contemporains de Manet ont vu seulement des
silhouettes cadavériques et des mécanismes mal enchaînés dans
l’Olympia et le Déjeuner, les critiques modernes (Læssø, 2005: 213) ont
lu ces deux tableaux comme des méta-tableaux, des tableaux
théoriques, venus au monde pour détruire l’idée qu’on se faisait de la
représentation. Les critiques modernes ont analysé les sources de

13 «Even the manner of Manet's painting is ambiguous, juxtaposing passages of


sophisticated realistic illusion with overtly simplified, rudely abbreviated areas where
paint seems to call attention to its mimetic inadequacies. Clark argues that this
proliferation of signs inscribed in different orders of representation is a positive
achievement insofar as it dismantles the decaying language of the nude and gives its
female subject a particularized identity.» (Bernheimer, 1989: 260).
14 « Zola, in other words, clearly saw that certain parts of Manet's painting were

rendered with a different facture (that of the ebauche or sketch) from the comparatively
high degree of finish especially in "the trees" and in "the nude woman". Indeed, if one
looks at the painting, it becomes clear that the differences of facture not only pertain to
the two women in it (the seated nude and the bather), as Carol Armstrong described it,
but that the whole area of the painting, which the bather occupies, is different from the
foreground and the glade to the left. » (Læssø, 2005: 198)
15 Plus de details sur le collage chez Manet dans Damisch, 1997, 71.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 143

Manet et ses citations visuelles avec minutie. Son habitude de


découper et reprendre des fragments, silhouettes, paysages, détails
des tableaux célèbres qu’il cite ainsi, a eu aussi l’effet de compliquer la
lecture de ses tableaux : «As in the earlier painting, the effect of these
"wrong signs" is to cast doubt on what we are seeing, and to create a
sort of imploding of meaning, pointing back at and into the painting
itself, including notions of its production along the lines of Cezanne's
paraphrase.» (Læssø, 2005, 204)
La conclusion de Læssø est que l’artificialité des tableaux de
Manet, et surtout cette manière de mélanger les signes attire
l’attention sur le fait que Le déjeuner sur l’herbe n’est pas un tableau
référentiel, mais «a veiled allegory of painting », « a painting about
painting »16 : «It appears, then, that Seurat, not unlike Cezanne before
him, saw that Manet's Le Dejeuner sur l'herbe, was a painting about
painting, a painting, that is, which thematizes its own production and
ontology. But Manet's canvas does this in a way which is so subtle
that it makes it understandable that this has gone largely unnoticed. It
is a kind of "rebus", as I quoted Pelloquet at the beginning of this
essay, and despite what I have argued here, he may still have been
right in saying that "it will never be understood", if by
"understanding" we mean an absolute certainty of its "ultimate
meaning" which it may not even possess. Rather, Manet's famous
painting oscillates between levels of reality, and these levels,
themselves, oscillate in a never ending circuit between-for short-"areas

16 Joanna Szczepińska-Tramer arrive à des conclusions similaires et observe que la


citation ouvertement artificielle d’une œuvre classique est une forme de modernité : «
Que font ces trois personnages dans ce paysage moderne avec une barque et une
baigneuse dans le fond? "Sie sitzen beiein'ander, nackt und schon, und haben sich
nichts zu sagen." Venus d'une autre œuvre, d'une autre époque - certains sont costumés
en signe de leur transitoire modernisation, d'autres pas, - ils viennent aussi d'un autre
monde, qui n'a rien à voir avec celui dans lequel ils posent, parce que, dans cette scène
qui manifestement fait semblant d'être "simple" et "naturelle", ils représentent le monde
de l'Art. » (Szczepińska-Tramer, 1998: 183)
144 Alexandra Vranceanu

a and b" in the composition; art, artefact, and reality in a still baffling
tableau vivant from which, wonderfully, a bird (a bullfinch) flies this
way, reciprocating our entry into the painting's spaces that are
anything but flat.» (Læssø, 2005, 214) Ces caractéristiques des tableaux
de Manet ne restent pas sans effet sur le criminel-photographe qui
reprendra sa technique et qui citera les œuvres précédentes en
mélangeant les signes et en faisant une réflexion sur la photographie
tout comme Manet l’avait faite au sujet de la peinture classique.
4.1.3. Le topos «le peintre et son modèle» joue un rôle essentiel
dans ce roman dont le titre renvoie au nom de la maîtresse du
criminel, Obscura, mais aussi à la chambre obscure. Le modèle de
l’artiste est double, car d’une part il y a les toiles de Manet et d’autre
part la mise en scène avec les cadavres. Le criminel fait une photo
inspirée par Le garçon avec le fifre avec un cadavre qu’il photographie
en divers moments de sa décomposition : «C’était la quatrième
photographie qu’il faisait de ce modèle, chaque fois à un stade de
décomposition plus avancé, comme s’il s’agissait de reproduire le
travail du peintre, mais à rebours, en partant du tableau fini, pour
réaliser ensuite une série d’esquisses aux traits de moins en moins
précis.» (Descott, 2009, 231)
L’intrigue policière repose sur la recherche des modèles pour
la photographie, modèles qui doivent ressembler aux personnages de
Manet. À un certain point, la femme du docteur-détective Jean sera
enlevée par le criminel parce qu’elle aussi ressemble à Victorine. Le
personnage central du roman est Obscura, une prostituée d’une
beauté décadente et fascinante qui attire l’attention du criminel-
photographe, mais qui fascine aussi le docteur-détective. Obscura est
entretenue par le criminel parce qu’elle ressemble à Olympia, mais
l’artiste macabre lui laisse une certaine liberté, qu’elle utilise pour
séduire le docteur Jean. Jean se met à la poursuite d’Obscura, attirant
ainsi l’attention du criminel photographe sur sa propre femme, qu’il
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 145

craint de trouver morte dans une scène rappelant une toile de Manet.
Arrivé dans l’atelier du criminel, le docteur Jean ne saura pas
reconnaître la femme modèle : «Dans la mort il ne la reconnaissait pas.
Ses traits étaient déjà brouillés, étrangère à ce qu’elle était de son
vivant et semblable à l’Olympia de Manet. Ce modèle que des critiques
à l’époque avaient comparé à un cadavre exposé à la morgue.»
(Descott, 2009, 361) Il s’agissait d’Obscura, la maîtresse du criminel-
photographe, qui l’avait sacrifiée pour sa dernière œuvre avant de se
suicider.
L’association entre cadavres et peinture est inspirée par les
opinions des critiques d’art du Salon de 1865 sur l’Olympia. Charles
Bernheimer commence son article « Manet's Olympia : The Figuration
of Scandal », où il fait un ample commentaire sur la réception de
l’Olympia, s’arrêtant en particulier sur l’association entre les
silhouettes peintes par Manet et des cadavres. Il commence par
commenter une citation du journal des frères Goncourt, où ils
décrivent une célèbre prostituée parisienne, La Paiva, comme un
cadavre peint et couvert de maquillage et de bijoux : «Their
sadistically charged look takes possession of the courtesan's body by
recreating it as an arbitrary montage of partial objects. » (Bernheimer,
1989, 255) En partant de cette association entre sexualité et mort,
Charles Bernheimer commente la réception de l’Olympia en 1865 :
«The Goncourts' mortiferous gaze was no aberration in midcentury
France. The most scandalous representation of a prostitute in
nineteenth-century painting, Manet's Olympia, met with a strikingly
similar deadly gaze from the most articulate critics of the 1865 salon,
at which it was first exhibited. For example, Victor de Jankovitz (cited
in Clark, 1985, 288-89) wrote that "the expression of [Olympia's] face is
that of a being prematurely aged and vicious; the body's putrefying
color recalls the horror of the morgue." The critic Geronte (ibid.) called
Olympia "that Hottentot Venus with a black cat, exposed completely
146 Alexandra Vranceanu

naked on her bed like a corpse on the counters of the morgue, this
Olympia from the rue Mouffetard [a notorious haunt of prostitution at
the time], dead of yellow fever and already arrived at an advanced
state of decomposition." Flaubert's friend Paul de Saint-Victor (ibid.)
described "the crowd thronging in front of the putrefied Olympia as if
it were at the morgue." A. J. Lorentz (ibid.) saw Olympia as "a
skeleton dressed in a tight-fitting tunic of plaster." Another journalist,
Felix Deriege (ibid.), found that "her face is stupid, her skin
cadaverous," and that "she does not have a human form." And a critic
calling himself Ego (ibid.) remarked that Olympia, "a courtesan with
dirty hands and wrinkled feet, . . . has the livid tint of a cadaver
displayed at the morgue".» (Bernheimer, 1989, 256)
George Bataille reprendra dans son livre sur Manet
l’association entre l’Olympia et un cadavre en arrivant à la conclusion
que le tableau fait penser au spectacle de la mort : «Dans le secret, le
silence de la chambre, Olympia parvint à la raideur, à la matité de la
violence : cette figure claire, composant avec le drap son éclat aigre,
n’est atténuée par rien. La servante noire entrée dans l’ombre est
réduite à l’aigreur rose et légère de la robe, le chat noir est la
profondeur de l’ombre… Les notes criées de la grande fleur pendant
sur l’oreille, du bouquet, du châle et de la robe rose, se détachent
seules de la figure : elles en accusent la qualité de ”nature morte”. Les
éclats et les dissonances de la couleur ont tant de puissance que le
reste se tait : rien alors qui ne s’abîme dans le silence de la poésie. Aux
yeux même de Manet la fabrication s’effaçait, l’Olympia tout entière se
distingue mal d’un crime ou du spectacle de la mort… Tout en elle
glisse à l’indifférence et la beauté.» (Bataille, 1994: 64)
J’ai cité ces commentaires critiques pour souligner le riche
support herméneutique sur lequel repose ce roman policier et surtout
pour montrer que l’association entre cadavre et peinture n’est pas
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 147

aléatoire. Dans Obscura Descott s’inspire surtout de la réception faite


aux tableaux de Manet, qu’il transpose dans une intrigue policière.

4.2. Debra Finnerman, Mademoiselle Victorine, «a romance».

Dans son roman Mademoiselle Victorine, qui semble inspiré par


la biographie du peintre Manet ou de son modèle, Debra Finnerman
écrit un banal romance peu crédible et sans documentation historique.
Le personnage central de ce roman, Mademoiselle Victorine, est une
courtisane que Manet voit dans la rue et qui utilisera le scandale
généré par ses toiles pour attirer l’attention sur elle et faire une
carrière éblouissante dans la société. Mademoiselle Victorine est un
roman qui profite de la célébrité des peintures de Manet pour inventer
un personnage, Victorine, une prostituée rapace, décrite dans des
situations invraisemblables. Elle devient la maîtresse de personnages
riches et importants, mais elle n’aime au fond que Manet, qui l’a
rendue célèbre et pour qui elle a une admiration platonique et avec
qui elle finit à la fin du roman, enrichie par ses amants. Il existe un
vraisemblable ekphrastique, qui prétend qu’on respecte au moins en
partie les faits historiques et l’histoire de l’art, vraisemblable que ce
roman n’essaie même pas de respecter.
4.2.1. L’atelier du peintre apparaît dans Mademoiselle Victorine,
mais ce n’est pas un topos, c’est tout simplement un cadre, un point de
départ pour la courtisane Victorine Meurent.
4.2.2. La réflexion sur l’art ou sur les rapports entre nature et
art n’apparaît pas dans ce roman.
4.3.3. Le topos «le peintre et son modèle» apparaît dans le sens
où tout le roman est bâti sur l’amour platonique du modèle pour son
peintre. Mais comme le récit est focalisé sur le destin de prostituée de
luxe de Victorine, le personnage du peintre est maigrement représenté.
On discute uniquement le scandale généré par les toiles de Manet,
mais comme fait divers.
148 Alexandra Vranceanu

Cette interprétation qui voit dans Victorine une prostituée est


d’ailleurs inspirée aussi par les commentaires des critiques du Salon :
«Une ”bréda” quelconque, aussi nue que possible, se prélasse
effrontément entre deux gardiens aussi habillées et cravatés […] ces
deux personnages ont l’air de collégiens en vacances, commettant une
énormité pour faire les hommes, et je cherche en vain ce que signifie
ce logogriphe peu séant. »17 On retrouve cette idée chez les critiques
qui analysent les rapports entre la peinture de Manet et les techniques
photographiques. Fried attire d’ailleurs l’attention sur le rôle des
photographies pornographiques dans la genèse de l’Olympia: «En
outre, Beatrice Farwell, Gerald Needham et Elisabeth Anne McCaulay
ont attiré l’attention sur les évidentes affinités qu’entretiennent la
représentation de Victorine Meurent dans Le déjeuner ou l’Olympia et
la pose, ou l’éclairage, des études de nus photographiques des années
1850-1860. […] Beatrice Farwell a même publié une série de
photographies prises en 1852-1853 dans lesquelles une jeune femme
s’expose plus ou moins dénudée… jeune femme en qui elle identifie la
jeune Victorine Meurent. […] Elle suggère aussi que l’Olympia, entre
autres œuvres, pourrait bien avoir été partiellement fondée sur une
photographie aujourd’hui disparue.» (Fried, 2000, 192-3)
Ces interprétations ne sont pas intégrées dans le roman qui,
pourtant s’inspire de certains détails de la vie de Manet, ce qui se voit
dans l’histoire d’amour de Manet avec une femme-peintre où l’on
peut reconnaître la relation d’amitié de Manet avec Berthe Morisot.
Mais les détails biographiques ne sont dans ce roman que des
prétextes pour écrire une romance qui peut devenir un best-seller grâce
à sa référence à une peinture prestigieuse et énigmatique.

17Opinion de L. Etienne, Le jury et les exposants – salon des Refusés, Paris, 1863, p. 30 cité
dans Damisch, 1997, 291.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 149

5.3. VR Main, A Woman with no clothes on. La vision féministe :


Victorine Meurent était une artiste-peintre.
Le roman de VR Main, A Woman with no clothes on est
construit sur un coup de théâtre : non seulement Victorine Meurent
n’était pas une prostituée, comme la voyaient les critiques du salon,
mais elle était une artiste-peintre. Main avoue dans un article où elle
explique la genèse du roman (Main, 2008b) qu’elle s’est inspirée d’une
recherche publiée par une historienne d’art, Eunice Lipton, qui
présentait le destin de Meurent selon des informations historiquement
vérifiées. C’est par l’intermède de cette recherche que Main lira les
tableaux de Manet qui ont comme modèle Victorine et son roman,
toujours un roman historique comme Obscura, aura comme but de
récupérer l’image d’une femme qui avait toujours été vue comme un
objet, et non comme un sujet.
Dans son article, Eunice Lipton s’arrête sur le cas des femmes
peintres au XIXe siècle et analyse en parallèle les histoires de Suzanne
Valadon et de Victorine Meurent. Son article, écrit dans une
perspective féministe, commente des sources historiques, qui
présentent Victorine et son désir de devenir peintre : «Meurent was
also condescended to for dabbling in painting and harboring foolish
ambitions to exhibit her work at the Salon. Georges Rivière (1921): [In
the 1870s at the cafe Nouvelle Athènes] going from table to table was
a former model of Manet's, Victorine Meurent...; she was showing
painters her most recent studies because she had started painting
since she was no longer able to model in the nude. (p. 32) And
Tabarant (1932): She had developed the ambition to be a painter
herself. Having received advice from a certain Etienne Leroy, a
mediocre artist, she wasn't intimidated to try to exhibit at the Salon
whose jury behaved gallantly towards her. She sent her own portrait
in 1876, and following that, other works, anecdotal and historic
subjects of no interest. » (Lipton, 1990, 86-87) Dans ce passage Eunice
Lipton présente, comme on l’avait fait à l’époque, l’image d’une
150 Alexandra Vranceanu

artiste pauvre, qui essaye de profiter du fait qu’elle avait été choisie
comme modèle par Manet pour se faire un nom et trouver l’accès aux
portes du Salon.
Lipton soulignera ensuite que le portrait de Victorine avait été
fait avec méchanceté, et parfois sans respecter les faits, par les
biographes du temps : «My own work on Meurent sheds some
interesting light on conventional sexual constructions of female artists
as well. Far from being the abject and foolish creature created by
Manet-myth, Meurent was an astoundingly persistent and resilient
woman. Her father was a finisher of sculpture (a ciseleur), her uncle, a
sculptor. Her origins, then, were artisanal, not proletariat, as
suggested in the literature. She was not as Zola had put it, "a girl of
our own times, whom we have met in the streets." She grew up in a
solid artisanal district in Paris before she moved to Montmartre. She
travelled to the United States at a time when that was hardly common,
and certainly not for a working woman like herself. She started
modeling professionally for Thomas Couture when she was sixteen.
At the time, Couture also conducted drawing classes exclusively for
women.» (Lipton, 1990: 90-91) Victorine Meurent a connu un certain
succès comme peintre, car son nom est mentionné dans les documents
officiels du Salon et par la Société des Artistes Français : «She lived a
very long life, until the age of 84, and exhibited at least four times,
through 1904 at one of the major official Salons of the Paris art world.
Indeed, she became a member of its sponsoring society, the Société
des Artistes Français in 1903. Throughout World War I she received
stipends from the Société – she was clearly an artist in good standing
until she was 75 years old! » (Lipton, 1990: 91) Malheureusement, ses
œuvres ont été perdues : «She exhibited for over thirty years, and at
least one of her works sold at auction after she died, but not a single
one of her paintings survives.»(Lipton, 1990: 93)
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 151

5.3.1 «Le peintre et son modèle» Tout le livre se joue sur le


changement du rapport traditionnel entre le peintre et le modèle. On
retrouve dans A Woman with no Clothes on des scènes inspirées de
l’Œuvre de Zola: Manet rencontre Victorine, comme Claude Lantier
avait rencontré Christine, par hasard, elle n’est pas une prostituée, ni
un modèle professionnel, elle le fascine par son expressivité, Manet lui
demande de jouer le rôle de modèle, elle disparaît, puis elle apparaît à
nouveau et devient son modèle favori. Les similarités avec l’Œuvre
s’arrêtent ici, car si Zola se concentre sur le destin du peintre et donne
au personnage féminin le rôle de modèle et de victime, dans A Woman
with no Clothes On, tout se joue sur l’histoire de la jeune femme pauvre
qui veut à tout prix devenir peintre. Victorine est trop pauvre, elle ne
peut se permettre ni de prendre des leçons, ni de payer un modèle et
donc elle utilise sa phantasia : « Since I can’t pay a model, I have to try
to store some of the images of the people here in my mind.» (Main,
2008, 23)
Le roman est écrit à deux voix, Victorine et Manet. Dans le
discours de Manet on sent la fascination du peintre pour son modèle ;
parlant à son ami Charles Baudelaire, Manet avoue qu’il ne voudrait
pas avoir une aventure avec Victorine, justement parce qu’elle
l’obsède, mais il se demande en même temps pourquoi elle le
provoque : «When I work, it feels as if she were holding a long pole
that she pokes into my eyes. And yet, I cannot stop painting her. Why
does she try to provoke me ? » (Main, 2008, 115) Huysmans parlait
d’ailleurs de «l’énigme irritante du regard d’Olympia» (Læssø, 2005,
205) et Main interprète ce regard somme un signe que le modèle
cherche à changer son rôle d’objet et essaye de sortir de la toile par la
force de son regard.
En effet, dans le roman de Main, Victorine essaie de séduire
Manet, qui ne cède pourtant pas, non parce qu’elle l’aime, mais parce
qu’elle voit en lui un maître potentiel : «I have no desire for him, but
152 Alexandra Vranceanu

from the very first day in his studio, I was prepared to sleep with him
if it meant that he would show me how to paint.» (Main, 2008, 129) Ce
renversement du mythe de Pygmalion qui place dans la position
centrale l’art et dans la position périphérique l’amour apparaît aussi
dans Manette Salomon. Dans son article intitulé «Sex and the Salon.
Defining Art and Immorality in 1863» Anne Macaulay observe : «In
contrast with the many stories of painters’ romantic involvement with
their models (from Vasari’s tales of Raphael and the Fornarina to
Mürger’s Scènes de la vie bohéme) a second discourse of equally long
lineage emphasized the artist as the disinterested appraiser of female
flesh. For our own purposes, the best exposition of this stereotype can
be found in the Goncourts’ Manette Salomon of 1865, in which the
authors recount the story of a nude female model posing before thirty
students in Ingres’ studio who suddenly started and grabbed her
clothes when she saw a roofer staring at her from a neighboring
building. For both the model and the male student, the studio
situation was supposed to act like a huge dose of saltpeter […] The
experienced model similarly is supposed to shed her culturally
imposed shame with her clothes and return to an Edenic innocence.
As had been metaphorically represented in Ingres’ painting of
Raphael and the Fornarina, in which the Renaissance master admires
his canvas while ignoring his flesh-and-blood model and mistress
seated in his lap, art overcomes and surpasses the mundane reality of
sexual desire.» (Macauley, 1998, 62)18 L’indifférence devant une
potentielle histoire d’amour entre le peintre et le modèle sépare

18 Je cite ici l’interprétation de Macauley pour le Déjeuner sur l’herbe : «By staging
Victorine as an artist’s model, neither modest nor enticing, Manet challenges the
viewer’s morality. In effect, he is saying, if you find this woman sexually desirable, you
are not identifying with the painter who saw her as forms and colors. The artist’s
morality is asserted as different from and superior to that of men of the world, an
argument that we today may challenge as yet another artifact of the enlightenment
definition of the aesthetic, but one that Manet’s contemporaries still touted in defense of
their professional autonomy» (Macauley, 1998, 62)
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 153

nettement A Woman with no Clothes On de l’Œuvre, car ici tout est lié à
l’amour de la peinture des deux personnages, Manet et Victorine.
5.3.2. «La réflexion sur le rapport entre art et nature» apparaît
souvent, occupant la plus grande partie du roman. On rencontre ce
topos dans les efforts de Victorine de représenter ce qu’elle voit, dans
ses recherches d’un modèle, mais aussi dans les discussions de Manet
avec Charles Baudelaire sur la peinture exposée aux Salons, sur les
critiques du Salon et leur résistance devant la modernité ou sur la
moralité dans l’art.
On rencontre dans les pensées de Victorine les stéréotypes de
l’écriture ekphrastique classique : la jeune fille rêve de devenir un
peintre célèbre et admiré, regarde son image reflétée dans une fenêtre
et, comme Narcisse, le premier peintre, est fascinée par cette image.
«When it’s dark outside, I like to see my reflection in the window
opposite and think that one day I will paint a picture on a large
canvas» (Main, 2008, 21). Cela rappele le mythe de l’invention de la
peinture raconté par Pline dans Naturalis Historia selon lequel une
jeune fille de Corinthe a copié l’ombre, projetée sur un mur, de son
amant, qui partait à la bataille : «I will paint a picture on a large
canvas : it’ll show me standing here in front of a background of rows
and rows of coloured bottles of spirits and shining fruit jars. I imagine
the canvas at an exhibition and people coming in and touching the
bottles and fruit jars, thinking they were real. I’d love to stand on the
side and watch them. It’s a folly to imagine that possibility.» (Main,
2008, 21) Le désir de Victorine de peindre une nature morte qui
produirait l’illusion de réel aux spectateurs rappelle une autre
anecdote de Pline, qui raconte la célèbre histoire des raisins de Zeuxis,
qui étaient si ressemblants qu’ils trompaient les oiseaux. Les pensées
de Victorine la portent ensuite vers une idée qui caractérise la
peinture moderne de Manet : «The pictures in the Louvre don’t
154 Alexandra Vranceanu

involve people like me. They are nymphs and goddesses, not doing
much except lying around.» (Main, 2008, 21)
Cette idée apparaît aussi dans les discussions de Manet avec
Charles Baudelaire sur le modernisme en peinture, où tous les deux
soulignent le droit de l’artiste à représenter la société moderne.
Discutant les peintures du Salon, Baudelaire demande à Manet : «You
think that one has to paint what one sees and be accurate in one’s
drawing ? […] What is the point of painting like Bouguereau ? […]
Yes, we must always be modern. […] I am interested in painting
people from everyday life, ordinary characters, like street singers,
dancers, absithe drinkers-‘ ‘And whores.’ ‘And whores, my dear
friend.’ ‘I write about those foul women, those temptresses of the
night and you need to paint them, Edouard.’» (Main, 2008, 114)
Les discussions de Manet et de Baudelaire prennent en
considération le problème de la morale en art et, en cela, ils mettent en
parallèle le scandale des Fleurs du mal avec le scandale provoqué par
les toiles de Manet (Main, 2008, 233) : «’Edouard’, Charles says,’how
many times have we agreed that artists need to embrace la modernité ,
the fleeting and seemingly trivial world of contemporary life ? We
need crowds, street scenes, drunks in cafes, the splendor and the
ugliness.’ Charles is right. I can do the dress of the past : La Pêche has a
couple in seventeenth century costume. But I no longer wish to refer
to Rubens. I rather give them my Buveur d’absinthe, or Le vieux
musicien. (Main, 2008, 232) Dans leur discussions, Charles Baudelaire
et Manet arrivent souvent à discuter des problèmes d’esthétique
visuelle : « He was holding Victorine’s portrait in his hand. ‘The light,
Edouard. It is like what Nadar uses for his photographs’ » (Main,
2008, 126) D’ailleurs le roman contient de nombreuses références à la
littérature critique de spécialité, cités soigneusement à la fin dans
Aknowledgements.
5.3.3. Le topos «l’atelier du peintre» est complètement redéfini
dans ce roman. Ce lieu, qui au XIXe siècle appartenait exclusivement
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 155

aux hommes, est réinterprété du point de vue de la femme-peintre qui


essaye de jouer le rôle du disciple en faisant le modèle. Comme le récit
est focalisé sur Victorine, ses discours sur la peinture et ses
descriptions de tableaux sont naïves.
Victorine se paie un atelier avec l’argent qu’elle gagne en
travaillant dans un restaurant sans rien dire à sa mère et, quand celle-
ci veut lui prendre ses économies, Victorine part et s’installe dans cet
atelier. Elle joue le rôle de modèle dans l’atelier de Manet, en essayant
en même temps d’apprendre le métier en regardant le peintre avec
attention, mais sans rien lui dire. Il s’agit là du regard que Manet
interprète comme une provocation sexuelle, regard qui est inspiré
d’ailleurs par l’Olympia et Le déjeuner sur l’herbe.
L’invention peu vraisemblable de Main est que l’idée de
peindre un tableau inspiré qui trouve son inspiration dans le Concert
champêtre de Giorgione, qui représente des femmes nues et des
hommes habillés et qui, du point de vue de la lumière et des couleurs,
ressemble à une photo de Nadar, est une idée de Victorine. (Main,
2008, 186-87). Mais sa connaissance de la peinture ne permet pas à
Victorine de finir la toile et un jour, quand Manet vient la chercher, il
prendra le tableau pour le finir. Elle regarde son tableau et pense:
«While still sitting in bed, I could see the three figures on my large
canvas and I knew that, with the best will in the world, I would never
have the skill to turn it into a proper picture. I think the idea is good ;
unfortunately, I don’t have sufficient craft for something so large and
so ambitious.» (Main, 2008, 197-198) On reconnaît dans l’intrigue du
roman les traces des articles scientifiques qui identifient les sources de
Manet, parmi lesquelles une gravure de Marcantonio Raimondi au
sujet de Jugement de Paris inspirée par un tableau de Raphaël.
Ce circuit de citations picturales est essentiel dans le roman,
parce que Main lui donnera le rôle de liaison entre la vision picturale
du modèle et celle du peintre. Manet veut faire un tableau inspiré par
la structure formelle de la gravure de Raimondi (Main, 2008, 193),
156 Alexandra Vranceanu

Victorine voit la gravure dans son atelier et l’utilise comme source


pour sa toile. Quand Manet voit pour la première fois dans l’atelier de
Victorine Le Déjeuner sur l’herbe peint par elle, il reconnaît la source.
De retour dans son atelier, Manet fait une esquisse du tableau de
Victorine : «I feel an urgent need to make a drawing of the painting. I
must have it on a piece of paper, in case it disappears from my
memory. I take a large sheet, although incomparably smaller than her
canvas, and work quickly with pen and ink, adding watercolors. I
know, and she must know, that she has stolen the idea from Raphael,
via my engraving by Marcantonio Raimondi. In that case, there is
nothing wrong with me borrowing it from her.» (Main, 2008, 211)
Manet prendra ensuite la toile avec l’accord de Victorine et il peindra
Le Déjeuner avec Victorine nue au centre, dans la compagnie des deux
hommes habillés, qui discutent sans la regarder. Le rêve de Victorine
ne se réalisera jamais : «I dreamed that I was in his studio and we
were working together, but not as an artist an model, rather, as two
painters, sharing the same canvas.»
L’interprétation féministe donnée par Main à la position de
Victorine dans Le déjeuner sur l’herbe est liée, plus que tout, à la
modernité : «’Please do not move from this position. Just turn your
head towards me’. She does as I ask. And there I have it. Here is a
thinking woman, rather than just a nude posing in the company of
two men engaged in a discussion. A thinking woman. A woman of
modernity» (Main, 2008, 223) Dans ce passage toutes les lignes du
roman se rencontrent : le modèle et le peintre travaillent ensemble et
la peinture est choquante non parce qu’elle représente une femme nue
avec deux hommes habillés, mais parce qu’elle représente une femme
moderne, qui pense et qui regarde droit dans les yeux le spectateur.
Une femme sujet, non une femme objet, une femme peintre.
Cette vision féministe apparaît souvent dans les romans
ekphrastiques contemporains, où les écrivains changent la perspective
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 157

et regardent du point de vue des femmes, en tant que peintres. Par


exemple, il y a plusieurs romans récents sur Artemisia Gentileschi,
écrits par Alexandra Lapierre, Anna Banti et Susan Vreeland.

6. Serait-il possible d’oublier l’iconographie et de regarder le


tableau de Manet ?

On revient ainsi à la modernité de Manet, avec laquelle on


avait commencé ce chapitre, si étroitement liée au caractère
énigmatique de ses peintures. Manet est un peintre moderne parce
qu’il renonce au sujet préétabli et laisse la liberté d’interprétation au
lecteur. C’est Zola qui l’observe le premier dans son étude critique, où
il défend l’artiste contre les accusations d’immoralité en soutenant
justement que dans ses peintures le sujet n’a aucune importance.
Michael Fried reprendra cette idée dans son livre sur Manet et on la
rencontre aussi chez Bataille : «L’Olympia dévoile à nos yeux le secret
de Manet. […] Il eût d’autres fois, recours à d’autres procédés dont le
but demeurait le même : décevoir l’attente.» (Bataille, 1994, 71) «Les
voies détournées qui toutes mènent à ce grand silence sont
nombreuses. Pour décevoir l’attente, on pouvait recourir à des
moyens variés : une rue pavoisée, presque vide, s’ouvre la démarche
d’un malheureux se traînant sur une jambe et deux béquilles ; un
autre tableau présente la même rue défoncée par des paveurs. Des
personnages dans un café sont aperçus dans la familiarité d’un lieu
vulgaire.» (Bataille, 1994, 75) Il finit ce paragraphe sur une idée qui
vient de Zola : «Je le répète : ce qui compte, dans les toiles de Manet,
n’est pas le sujet, ce qui compte est la vibration de la lumière.»
(Bataille, 1994, 80)
Daniel Arasse donne une autre lecture aux peintures de
Manet, celle d’un historien de l’art qui n’a plus de confiance en
l’histoire. Dans un article où Arasse analyse la Venus d’Urbino de
Titien vue de la perspective de l’Olympia, article conçu comme un
158 Alexandra Vranceanu

dialogue polémique entre un historien d’art qui voit en Olympia une


pin-up, la voix d’Arasse essaye d’expliquer qu’il faudrait regarder
cette peinture comme une peinture, non comme un texte. «Oublier
l’iconographie» est d’ailleurs la thèse d’Arasse dans le volume On n’y
voit rien (2002), où se trouve cet article. Arasse pense que les
interprétations, souvent fausses, qui sont attachées aux tableaux nous
empêchent de les voir pour ce qu’ils sont. Il faudrait regarder le tableau
car « Si l’art a eu une histoire et s’il continue à en avoir une, c’est bien
sûr grâce au travail des artistes et, entre autres, à leur regard sur les
œuvres du passé, à la façon dont ils se les sont appropriées. Si vous
n’essayez pas de comprendre ce regard, de retrouver dans tel tableau
ancien ce qui a pu retenir le regard de tel artiste postérieur, vous
renoncez à toute une part de l’histoire de l’art, à sa part la plus
artistique. Dans le cas de la Venus d’Urbino, c’est d’autant plus
dommageable qu’Olympia a contribué à la naissance de la peinture. Et
vous qui étudiez l’histoire de l’art, vous estimez que la question ne
vous concerne pas ? Pourtant il fait partie de ce que vous appelez »la
fortune critique du tableau», même si c’est un peintre, pas un écrivain,
qui l’a analysé.» (Arasse, 2002, 136-137)
Le problème de la signification ou du manque de signification
de l’Olympia est que Manet, loin de vouloir faire un tableau sans
signification, il a voulu écrire une érotique de la peinture : « la façon dont
Manet s’est approprié Titien indique que son tableau était susceptible
d’une telle appropriation, qu’il contenait, potentiellement, ce que
Manet y a vu – et cela confirme, à un autre registre, son caractère
d’épure. La Vénus d’Urbino a bien été, comme vous le disiez, une
matrice du nu féminin. Mais elle ne l’a pas été seulement dans l’œuvre
de Titien ; elle l’a été aussi pour la révolution qu’a introduite Manet
dans ce nu féminin. Du même coup, la transformation de la Venus
d’Urbino en Olympia fait percevoir comment Titien fabriquait, à son
insu peut-être, ce qui sera, pour plusieurs siècles, le ressort d’une
véritable érotique de la peinture classique. C’est aussi cette érotique
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 159

que défait Manet. Pas une érotique de la pin-up. Une érotique de la


peinture.» (Arasse, 2002, 168)

Conclusions

Si l’ekphrasis des rhéteurs était apparenté à l’encomium, faisait


partie du discours d’apparat et se retrouvait soit, en emblème, dans
les romans, soit plutôt, comme exemple ou parenthèse descriptive
dans les discours, les romanciers contemporains font référence aux
peintures pour leur force narrative. Il y aussi des ressemblances entre
l’usage que faisaient les anciens des descriptions d’art et celui que font
les modernes, car ils ont tous cherché l’inspiration dans le travail du
peintre. Sa capacité d’inventer un monde à l’aide de ses pinceaux, ses
couleurs et ses toiles a obligé les romanciers à baigner certains
tableaux d’une marée de paroles qui essayent d’expliquer leur
énigme. Daniel Arasse nous suggère de tout oublier et de regarder le
tableau, mais pour certaines œuvres d’art, parmi lesquelles se
trouvent l’Olympia et Le déjeuner sur l’herbe cela ne semble guère
possible. Au contraire, parfois ces tableaux deviennent les victimes
des écrivains, qui les utilisent comme emblème pour leurs romans.
Du point de vue de sa formule, le roman ekphrastique
contemporain englobe des topoï caractéristiques, en les adaptant à sa
structure : l’atelier du peintre, le mythe de Pygmalion, la compétition
entre nature et peinture. Ces topoï, stabilisés par la formule
ekphrastique de Philostrate, qui passe dans les écrits du Maniérisme
sera réinventée par les modernes à l’aide des structures narratives.
Mais souvent ce sont les romans d’artiste du XIXe siècle qui sont le
passage obligatoire, plus facilement reconnaissables que les textes
classiques. En particulier l’atelier du peintre et le rapport entre le peintre
et son modèle, qui s’inscrivent dans une érotique de la peinture, pour
emprunter la formule de Daniel Arasse, sont des topoï que le roman
160 Alexandra Vranceanu

d’artiste du XIXe siècle a stabilisés et transmis aux romanciers


contemporains.
La différence essentielle entre le roman ekphrastique
contemporain et ses ancêtres apparaît au niveau de la relation entre le
texte et l’image. Il ne s’agit plus de décrire des tableaux fictionnels,
entièrement ou en partie, mais des toiles qui se retrouvent dans des
musées, qui sont souvent très célèbres et déjà célébrées dans des
discours critiques. Souvent, comme il arrive dans Obscura et A Woman
With no Clothes On, le roman ekphrastique repose sur ces discours
interprétatifs. Il est vrai que Balzac et, encore plus les Goncourt et
Zola mélangeaient dans la texture narrative de leurs romans des
réflexions sur l’art qu’ils avaient publiées dans des articles critiques,
mais dans les romans ekphrastiques contemporains les écrivains font
une véritable recherche scientifique. Il ne s’agit pas dans le cas de
Main ou de Descott de donner leurs impressions sur les tableaux, mais
de transformer en fiction des analyses très complexes, comme celle de
Walter Benjamin, Fried, Lipton etc.
Une autre différence importante apparaît dans le changement
de valeur du personnage du peintre dans ces récits. Si Zola, Balzac et
les frères Goncourt donnaient dans leurs fictions le rôle central au
peintre, décrit dans sa lutte contre la matière amorphe pour lui
donner de la forme, revenant ainsi au mythe de Pygmalion, dans le
roman ekphrastique ce personnage s’efface pour laisser sa place à la
lecture du tableau, vue souvent comme une interprétation d’énigme.
Le désir de donner une explication de tableau, peut être une stratégie
de marketing, vu que les tableaux de Manet ont acquis une grande
popularité. C’est dans le contexte des changements des rôles
qu’apparaît parfois, comme dans le roman de Main, une vision
féminine et féministe sur le rapport entre le peintre et son modèle.
7

Le miroir de Las Meniñas


et l’énigme du crime

Il arrive parfois que le roman ekphrastique se présente


explicitement ou implicitement comme l’explication d’un tableau. Je
m’arrêterai dans ce chapitre sur le roman L’invidia di Velasquez de
Fabio Bussotti, que je vais analyser selon trois propriétés, qui
apparaissent aussi dans d’autres romans ekphrastiques.
La première est qu’ils décrivent un tableau célèbre et
prestigieux, dans ce cas Las Meniñas de Velasquez ; il convient de
remarquer que tous les romans ekphrastiques ne s’inspirent pas de
tableaux célèbres, mais il arrive assez souvent qu’ils le fassent. Par
exemple, l’Olympia et Le déjeuner sur l’herbe dans Obscura, Mademoiselle
Victorine et A Woman With No Clothes On, exemples dont j’ai parlé
dans le chapitre précédent, mais aussi La princesse de Mantoue de Marie
Ferranti, dont je parlerai dans le chapitre 10. Quand cela arrive, la
lecture se fait selon plusieurs codes, le visuel et le verbal, certes, mais
aussi le contexte de l’exposition du tableau, qui fait que la description
concrète de l’œuvre d’art soit enrichie des références non-visuelles1.
Le prestige de certaines œuvres d’art, comme par exemple les statues
de Phidias ou les Madones de Raphaël les a transformées dans des
«stéréotypes ekphrastiques», aussi bien appréciés par les poètes latins
que par les romanciers modernes. En utilisant un tableau célèbre et

1 Voir Vranceanu 2004 et le chapitre 2 de ce livre, où j’analyse ce mélange de codes dans


le cas de Balzac et de Jean Echenoz.
162 Alexandra Vranceanu

prestigieux comme source d’inspiration, l’écrivain crée une relation


intertextuelle complexe, car le tableau existe en dehors du texte qui le
prend comme point de départ. Il y a une grande différence entre ce
type de référence et la description du bouclier d’Achille, ou d’une
œuvre d’art difficile à retrouver, comme par exemple la description de
l’allégorie de la Caritas de Giotto dans La recherche du temps perdu2.
La deuxième propriété importante est que ce genre de roman
ekphrastique a une intrigue policière qui s’inspire d’un tableau
énigmatique. L’intrigue du roman L’invidia di Velasquez se construit
sur un système de correspondances qui se créent entre la composition
énigmatique de Las Meniñas et le plan de la narration policière. La
peinture choisie comme source d’inspiration est opaque du point de
vue de la signification et en la regardant, le spectateur sent le besoin
d’inventer des histoires pour expliquer ce que font les personnages, ce
que d’ailleurs se voit dans le grand nombre de texte explicatifs écrits
par des historiens d’art à ce sujet. On a déjà vu dans le chapitre
précédent comment le caractère énigmatique du Déjeuner sur l’herbe a
suscité des interprétations diverses de ce tableau, aussi bien par les
critiques, que par les écrivains.
La troisième propriété est que ce type de récit mélange
ekphrasis critique et ekphrasis fictionnel. On rencontre dans l’Invidia di
Velasquez un mélange de références explicites et implicites à des
études critiques spécialisées et aussi des interprétations fantaisistes du
tableau. L’influence des essais et des livres d’art qui expliquent
l’énigme du tableau est essentielle et se retrouve dans ce roman à la
racine même de l’énigme policière. Il est essentiel que Las Meniñas soit
un tableau qui met en question la représentation picturale et qu’il ait
été considéré inquiétant du point de vue de la théorie de l’art. Son rôle
dans l’histoire de la peinture, souligné par les philosophes et les

2 Dans le dernier chapitre de ce livre je m’arrêterai sur cette distinction, entre des
romans ekphrastiques qui décrivent des œuvres d’art très connues et des romans où
l’écrivain décrit un tableau imaginaire.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 163

historiens d’art, est strictement lié à cette capacité méta-picturale et


fera l’objet du roman l’Invidia di Velasquez. Cette propriété caractérisait
aussi les romans discutés dans le chapitre précédent et apparaît aussi
dans La princesse de Mantoue, discutée dans le chapitre 10.
Pour synthétiser, je vais m’attarder dans ce chapitre sur une
étude de cas qui représente une catégorie de romans ekphrastiques
qui s’inspirent de tableaux célèbres et énigmatiques, dont l’intrigue
suit un procès herméneutique qui mène vers le dévoilement du
«véritable» sens caché dans le tableau, mais qui en réalité s’inspire
d’une riche bibliographie critique, qui est même parfois citée.

1. Las Meniñas et la carte au trésor3.

Evidemment, la qualité principale des tableaux célèbres est


qu’on peut se passer de les décrire. Ils attirent l’attention des lecteurs
sur le livre car, en mettant un tableau célèbre sur la couverture et en
précisant que l’intrigue du roman y fait référence, le lecteur sera
curieux et intéressé d’en savoir plus. Le roman ekphrastique
contemporain récupère le culte pour le document historique
qu’avaient les romanciers du XIXe siècle et essaie de satisfaire la
curiosité de son lecteur. Un rôle essentiel dans ce mélange entre fiction
et document dans les romans ekphrastiques contemporains est joué
par le tourisme culturel pour les masses, qui attire le public et lui fait
connaître les tableaux et leur histoire 4. Le roman ekphrastique aime
éduquer les masses et il semble revenir au dicton miscere utile dulci
tout en maintenant une formule narrative stimulante, souvent celle du
roman policier. Il semble plus facile d’écrire des romans qui
s’inspirent d’un tableau qui fait partie d’un circuit culturel et

3J’ai déjà analisé cet exemple dans Vranceanu, 2009.


4Je me suis déjà arretée sur ce sujet dans un contexte différent dans le chapitre deux.
Voir aussi Bal (1996).
164 Alexandra Vranceanu

touristique, car ces informations aident le lecteur à placer l’image dans


un contexte extra-visuel.
Peu de critiques ayant exploré le vaste champ de l’ekphrasis
acceptent une séparation entre la description professionnelle de l’art
et celle qu’on fait dans une fiction. Il n’est pourtant pas indifférent
pour la genèse du roman ekphrastique qu’un tableau fasse beaucoup
de bruit autour de lui ou non. En fait, quand on analyse la célébrité
comme catégorie conceptuelle qui définit des œuvres d’art comme Las
Meniñas, l’Olympia ou les madones de Raphaël, il ne s’agit pas
seulement du fait qu’un tableau soit connu par le grand public et
utilisé comme emblème par un musée, il est important surtout qu’un
tableau ait suscité des discussions dans les milieux des spécialistes 5.
C’est l’ekphrasis critique qui transformera le tableau, le moment venu,
dans un moteur narratif puissant.
Le personnage central dans L’invidia di Velasquez de Fabio
Bussotti est un commissaire de police sans aucun goût pour la
peinture, qui pourtant se met à lire les interprétations données par les
critiques au tableau Las Meniñas pour trouver l’assassin d’un
professeur de philosophie et de son amant. Il arrive à la conclusion
que l’indice du crime se trouve dans la bibliographie de spécialité sur
Las Meniñas en voyant que: «L’assassino aveva scatenato la sua collera
solo sui testi che parlavano di un unico argomento: Diego Velasquez e
il suo quadro Las Meniñas.» (Bussotti, 2008, 30) Le commissaire lit la
liste des livres qui avaient attiré l’attention du criminel et qui
deviendra au long de l’action sa source d’indices : «Joel Snyder e Ted
Cohen, Riflessioni su Las Meniñas: il paradosso perduto. Vitaliano Natoli,
Il Segreto di Las Meniñas di Velasquez. Stefano Catucci, Las Meniñas.
Michel Foucault. Les Mots et les Choses. John R. Searle, Las Meniñas e i
paradossi della rappresentazione pittorica. Miriam Iacomini, Michel

5Voir le paragraphe 4 intitulé « Le rôle de l’ekphrasis dans la transformation du tableau


en image emblématique.» du chapitre 2 de cet ouvrage.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 165

Foucault tra pittura e letteratura, Svetlana Alpers, Interpretazione senza


rappresentazione, ovvero guardando Las Meniñas, José Gudiol, Velasquez,
Madlyn Millner Kahr, Velasquez, The Art of Painting. Leo Steinberg, Las
Meniñas. Other Criteria… e ancora Vitaliano Natoli, Las Meniñas. The
Ways of Paradox.» (Bussotti, 2008, 29)
Le commissaire Bertone mettra beaucoup de temps à lire et à
comprendre les interprétations de Las Meniñas, car il est sûr que le
mystère du crime se cache dans l’interprétation révolutionnaire que le
professeur de philosophie, la victime, avait donnée au tableau. Pour
comprendre Las Meniñas, le commissaire Bertone voyage à Madrid
pour voir le tableau et consulter le fonds de documents Velasquez,
ensuite il part à Séville pour consulter le fonds de documents Pacheco,
autre source possible d’informations sur la vie de Velasquez cette fois,
et finalement à Barcelone, pour examiner les tableaux où Picasso avait
réinterprété Las Meniñas. La structure du roman policier se combine
avec celle du récit de voyage, car la recherche de la véritable
signification du tableau est comparée à une chasse au trésor :
Vitaliano, la victime, «diceva che il quadro era una mappa del tesoro».
(Bussotti, 2008, 104).
Les descriptions de Las Meniñas sont très fréquentes dans ce
roman, parce que l’énigme se cache, selon le commissaire Bertone,
derrière la position des personnages et dans leur identité mystérieuse.
Comme par hasard, ces deux éléments ont attiré le plus l’attention des
historiens d’art qui ont interprété ce tableau. Les références à l’histoire
sont essentielles, parce que l’intrigue du roman de Fabio Bussotti
parle aussi d’une conspiration. Partant du fait que Velasquez se
représente dans Las Meniñas avec l’ordre de Santiago, même s’il
n’avait pas encore reçu l’ordre au moment où il peint la toile, Bussotti
invente une histoire très compliquée. Las Meniñas serait la carte d’un
trésor caché par Velasquez. La solution pour l’énigme policière dans
ce roman est liée à une histoire assez fantaisiste selon laquelle
Velasquez aurait peint ce tableau étrange pour montrer dans une
166 Alexandra Vranceanu

manière codifiée la place où il avait caché 47 tableaux d’une grande


valeur, qu’il avait achetés avec l’argent du roi d’Espagne qu’il avait
dilapidé. Velasquez aurait fait cela pour se faire admettre dans l’ordre
de Santiago. L’ordre de Santiago ne refuse pas la donation de ces
tableaux exceptionnels choisis par Velasquez, mais ne les accepte pas
ouvertement non plus, car il a peur du scandale qui entourait l’affaire
de dilapidation de Velasquez (fait attesté par des biographes du
peintre). L’ordre de Santiago aurait temporisé l’admission de
Velasquez (autre fait attesté et énigmatique) et en même temps
demandé d’avoir accès à ces tableaux, tout en les tenant cachés. Las
Meniñas serait donc une carte du trésor et la structure du tableau
correspondrait au plan de la ville et montrerait aux initiés
l’emplacement des 47 tableaux que Velasquez avait offerts à l’ordre de
Santiago pour être accepté parmi ses membres. Donc, selon le
commissaire Bertone, la raison pour laquelle la composition de ce
tableau est si bizarre est qu’elle ne représente pas une scène réelle,
mais montre la voie vers un trésor caché. Dans ce roman l’ordre de
Santiago est présenté comme très puissant encore et, dès que le
commissaire découvre le secret, il est menacé par le pire.
Il va de soi que la célébrité du tableau joue un rôle de premier
plan dans ce roman, mais il s’agit aussi d’un autre ingrédient essentiel
pour le succès du roman ekphrastique : le fait que le tableau choisi
soit énigmatique. Dans un livre où il analyse la capacité du langage
visuel à raconter des récits, Aron Kibédi Varga (1989) signale qu’il
existe des tableaux qui sont construits de manière à susciter chez le
spectateur le désir d’inventer une histoire pour expliquer l’énigme
représentée. En prenant comme exemple La chambre de Balthus,
Kibédi Varga soutient que devant une scène inexplicable le spectateur
produit une lecture narrative qui prolonge l’action représentée dans la
peinture en l’expliquant ainsi (Kibedy Varga, 1989, 108-111). C’est ce
qui advient dans le cas de ce roman. L’invidia di Velasquez construit
son intrigue sur des correspondances avec l’espace pictural et les
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 167

correspondances se forment entre la signification de la composition


du tableau de Velasquez et la solution de l’énigme policière.

2. Correspondances, reprises et structures en miroir.

Le caractère énigmatique des œuvres d’art choisies comme


source d’inspiration pour ce type de roman ekphrastique joue un rôle
particulier dans leur construction parce que c’est grâce à leur
ouverture que l’écrivain trouve la liberté d’inventer une histoire. Le
fait que l’image semble cacher une énigme demande une transposition,
et souvent cette transposition est un récit. Il peut arriver que des
tableaux presque abstraits comme Les nymphéas de Monet génèrent un
roman policier, comme c’est le cas du roman de Renée Bonneau,
intitulé Nature morte à Giverny, mais c’est une situation qu’on ne
rencontre pas souvent.
Dans l’Invidia di Velasquez Las Meniñas est interprété comme la
carte d’un trésor caché par le peintre et, en même temps, comme
l’indice qui pourrait résoudre le mystère d’un crime. Le commissaire
Bertone pense que, s’il trouve l’explication du tableau, il comprendra
qui a tué la victime, et donc il examinera attentivement la structure du
tableau peint par Velasquez. C’est grâce à cette analyse, matérialisée
dans le roman par une série impressionnante d’ekphraseis, que le
commissaire comprend que le tableau est une structure en miroir.
Bertone commence son investigation au début du roman avec
l’essai de Foucault et tout au long de l’action il complètera son
éducation esthétique en citant d’autres articles et livres. Les points de
vue des critiques d’art qui ont donné des interprétations célèbres à Las
Meniñas jouent un rôle important dans ce roman. Resté devant le
tableau de Velasquez à Prado pendant plus d’une heure, le
commissaire Bertone se souvient de l’interprétation de Foucault
(soulignée en italique dans le passage qui suit) : « Il pittore lo invitava
a entrare nel quadro e lui c’era entrato per davvero. Era lí, nella tela,
168 Alexandra Vranceanu

come Dante nei gironi dell’Inferno, e il suo Virgilio gli parlava dalle
pagine del saggio di Foucault. Lo specchio assicura una metatesi della
visibilità che incide, a un tempo, nello spazio rappresentato nel quadro e nella
sua natura di rappresentazione: mostra al centro della tela, ciò che del quadro
è due volte necessariamente invisibile. [...] Las Meniñas è un puro
documento fotografico di vita. Ma l’autore ha bluffato schiaffandoci
dentro questo specchio, questa ardua luce. Ma a che pro?» (Bussotti,
2008, 80-81). Ce passage est écrit dans un mélange de styles : il y a
d’une part le dialogue avec le tableau, car Bertone sent que le peintre
l’invite à entrer dans l’espace peint. Ce type de discours, qu’on trouve
dans les Salons de Diderot, mais aussi dans La Galerie de Philostrate,
est une invitation à la narrativisation du tableau. Ensuite le
commissaire fait une analogie entre sa situation de voyageur au pays
des arts et le couple Dante-Virgile. Le rôle de Virgile est joué dans le
cas de Bertone par l’interprétation que Foucault avait faite du tableau
de Velasquez, et il le cite. Le fragment se conclut sur un ton colloquial,
une phrase essentielle, car elle souligne l’élément clé du tableau : «Ma
l’autore ha bluffato schiaffandoci dentro questo specchio, questa ardua
luce. Ma a che pro ?». Bertone exprime ainsi son angoisse devant le
miroir que le peintre avait introduit dans le tableau, et qu’il n’arrive
pas à interpréter correctement. À quoi ça sert, ce miroir, se demande le
commissaire, et son impatience se traduit par le verbe appartenant à la
langue parlée (schiaffando) associé de manière incongrue à un terme
littéraire, poétique (ardua).
Bertone n’est pas le seul à avoir pensé que l’énigme du
tableau est cachée dans la position et signification de ce miroir peint
par Velasquez au fond du tableau, dans sa position par rapport aux
personnages. Et en effet, la réponse à cette question épineuse sera
donnée à la fin du roman et aidera le commissaire à comprendre qui
est le criminel. Je reviendrai au problème du miroir dans le
paragraphe suivant.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 169

La composition de Las Meniñas est énigmatique, selon ce que


croit Bertone, parce que Velasquez a représenté une scène qui doit être
lue autrement. Après des recherches complexes, Bertone arrive à la
conclusion que le tableau symbolise la carte de Séville et que chaque
personnage du tableau représente un point précis sur cette carte. Las
Meninas serait une sorte de miroir pictural de la carte de Séville. Il
trouve la solution pour ces correspondances et comprend que le trésor
est caché dans la crypte de la cathédrale. La lecture du tableau se fait
par un très compliqué procès herméneutique, basé sur une riche
bibliographie critique (Bussotti, 2008, 15).
Le thème du miroir se retrouve aussi à un autre niveau,
métaphorique, parce qu’on trouve dans le roman plusieurs
descriptions des reprises du tableau de Velasquez. Les 47 études de
Picasso sur ce thème qui sont exposées au musée Picasso de Barcelone
entrent en discussion et d’ailleurs, Picasso apparaît brièvement dans
le roman, présenté comme un des initiés qui avaient compris que Las
Meniñas était la carte d’un trésor.
Bertone découvre aussi une autre reprise de Las Meniñas, un
tableau qui sera l’indice essentiel pour trouver le criminel, La familia
del pintor peint par J.B.Martinez del Mazo, le disciple, continuateur et
gendre de Velasquez. Le tableau de del Mazo ressemble au niveau de
la composition à Las Meniñas et Bertone, devenu pour un instant un
critique d’art avisé, pense qu’il s’agit d’une reprise à l’envers de la
célèbre toile de Velasquez, « il rovescio di Las Meniñas » : « Se quel
pittore era Velasquez, il quadro del Mazo poteva rappresentare il
rovescio di Las Meniñas. La stessa scena vista dal fondo e cioè dal
punto di vista del maresciallo don José Nieto.» (Bussotti, 2008, 129)
Le tableau de Mazo joue un rôle essentiel dans l’explication
du titre du roman, L’invidia di Velasquez : jaloux du talent de son
gendre et successeur potentiel au titre de peintre du roi, Velasquez
aurait volé un tableau de Mazo et il l’aurait caché avec les 47 autres
toiles offertes à l’ordre de Santiago. Las Meniñas serait la carte d’un
170 Alexandra Vranceanu

trésor, en même temps la toile indiquerait où se trouve caché le


tableau peint par Mazo et qui pourrait lui apporter la fortune. C’est ce
tableau de Mazo, le double portrait du roi et de la reine d’Espagne,
qui serait représenté dans le «miroir» de Velasquez, au fond de la
chambre de Las Meniñas. Cette interprétation trouve son inspiration
dans les articles critiques des spécialistes, et le rapport entre fiction et
critique sera analysé dans le paragraphe suivant.
Le thème de la reprise et du miroir reviennent à la fin du
roman dans la scène du crime, car le commissaire Bertone
comprendra que le professeur Natoli, la victime, avait refait la scène
de Las Meniñas dans sa chambre et qu’il avait ainsi indiqué l’assassin.
L’assassin du professeur de philosophie est un professeur
d’esthétique et d’histoire d’art, d’Amico, qui avait compris
l’importance de la découverte scientifique de Natoli. On comprend
ainsi que la structure du tableau de Velasquez et surtout le rôle
énigmatique du miroir dans l’espace peint se retrouve comme indice
dans l’intrigue de ce roman policier. À l’énigme cachée dans Las
Meniñas correspond l’énigme policière.
Il faut dire d’ailleurs que déjà Théophile Gautier se demandait
en regardant Las Meniñas «Où est donc le tableau?» (apud Alpers,
1983, 31) L’absence d’un tableau qui est en train d’être peint et dont
on voit le derrière est le point nodal qui a inspiré l’intrigue de L’invidia
di Velasquez. Mais pour comprendre comment les études d’histoire de
l’art sont utilisées dans ce roman comme des documents dans un
roman historique, il faut entrer dans les détails.

3. Mélanges et hybridations : culture populaire et discours critique


sur l’art. « Le miroir» de Las Meniñas et son destin dans les études
critiques.

Le troisième aspect important que je me propose d’aborder est


celui des interférences entre discours critique et narration policière,
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 171

qui représente l’un des éléments essentiels du roman ekphrastique 6.


La transposition d’un tableau célèbre en roman se fait plus facilement
parce que l’écrivain profite du riche intertexte qui entoure la peinture.
Les études critiques deviennent une sorte de canevas pour la structure
narrative du roman et la description d’art est infusée à la narration.
Mais un aspect inattendu du roman ekphrastique policier est sa
manière de transformer la chasse au concept, qui caractérise souvent
le style de ces contributions scientifiques polémiques, comme c’est le
cas des articles sur Las Meniñas, dans une chasse à l’assassin.
Dans le roman ekphrastique contemporain la présence du
discours scientifique est essentielle. Par la citation d’une riche base
documentaire l’écrivain renforce le vraisemblable ekphrastique, la
part «historique» de son récit, et donne l’impression au lecteur qu’il lit
un texte inspiré par des faits vérifiables. Ce mélange d’informations
de haute qualité provenant de livres d’art avec une intrigue facile à
lire et bien construite sont la solution trouvée par les écrivains pour
produire une forme stable pour le roman ekphrastique. Le désir
d’instruire en cachant les informations sur l’art sous forme d’indice
qui aide à trouver le criminel est une manière efficace pour inventer
une nouvelle formule narrative, similaire, de ce point de vue, au
roman historique. D’ailleurs, le roman ekphrastique est parfois aussi
un roman historique, quans le romancier ranime l’époque où l’on a
peint la toile, quand il fait revivre le peintre et ses contemporains et
entendre leurs opinions. Dans L’invidia di Velasquez, Bussotti mélange
les plans temporels et, même si l’action se passe à Rome, Madrid,
Séville ou Barcelone de nos jours, le roman contient quelques sous-
chapitres qui ont valeur documentaire et où les personnages sont
Picasso, Velasquez et les membres de l’ordre de Santiago.

6Je me suis déjà arrêtée sur ce rapport dans l’analyse d’Obscura de Régis Descott dans le
chapitre précédent. Dans Vranceanu, 2009 j’ai analysé ces deux romans suivant ce
rapport qui les caractérise tous les deux.
172 Alexandra Vranceanu

Parmi les critiques qui interprètent Las Meniñas, Bussotti cite


le philosophe Michel Foucault, Joel Snyder, Ted Cohen, John R. Searle,
Svetlana Alpers et Leo Steinberg, dont les ouvrages se trouvent dans
la bibliothèque de la victime et qui seront lus par le commissaire
Bussotti. Ces études accordent toutes une place centrale au miroir
peint au fond du tableau de Velasquez, détail que les critiques
interprètent d’une manière fortement polémique. Les polémiques au
sujet de l’interprétation du rôle du miroir génèrent même une sorte de
récit où ce détail du tableau de Velasquez semble donner la clé pour
comprendre ce tableau et pour lui trouver sa place dans l’histoire de
l’art.
Tout commence avec le philosophe Michel Foucault qui, dans
Les mots et les choses (1966), fait une célèbre interprétation du tableau
Las Meniñas, où il affirme que le spectateur est placé de l’autre coté du
miroir peint dans Las Meniñas. Cette idée sera reprise ensuite par un
autre philosophe, John R. Searle, qui, dans un article de 1980, «"Las
Meninas" and the Paradoxes of Pictorial Representation», construit un
complexe échafaudage logique pour démontrer que le tableau de
Velasquez est construit comme un paradoxe. Dans cette
argumentation la signification du miroir est essentielle, c’est de là que
commencent les problèmes, selon Searle: «So much for the surface
features of the picture. Now our problems begin. On the back wall,
above the head of the Infanta, is a mirror of medium size, perhaps
three feet high. In the mirror, exactly opposite us, the spectators, is
reflected the image of Philip IV and his second wife Maria Ana. When
we notice this mirror the firm ground of pictorial realism begins to
slip away from us.» (Searle, 1980, 480, c’est moi qui souligne) L’idée
que ce miroir est exactement de l’autre coté d’un espace imaginaire
qui relie le spectateur à l’espace peint par Velasquez est, selon Searle,
le centre de ce paradoxe: « the heart of the paradox presented by the
Meninas is in that mirror. The mirror shows us point A but it shows it
occupied by impossible tenants. If we change the tenants, or change
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 173

what the tenants are doing, or eliminate the mirror altogether, we


remove the paradoxes, and incidentally make it a much less
interesting painting. » (Searle, 1980, 486)
Les interprétations de ces deux philosophes, Foucault et
Searle, ont eu beaucoup de succès et ont attiré des réponses de la part
des critiques et historiens d’art. Une réaction assez violente à l’article
de Searle, qui inclut en passant aussi Foucault, est l’article de Snyder
et Cohen de 1981. Les auteurs attaquent l’argumentation de Searle
dans son point central, la position du miroir: «The mirror in Las
Meniñas is not exactly opposite us: it is distinctly to the left of the
vanishing point. This apparently small shift has major consequences.»
(Snyder, Cohen, 436, c’est moi qui souligne) Snyder et Cohen
observent ensuite que «Las Meniñas is an audacious celebration of the
painter's mastery of his art. A gifted painter rivals nature [...] The
mirror image is only a reflection. A reflection of what? Of the real
thing – of the art of Velazquez. In the presence of his divinely
ordained monarchs, his Apollo and his Minerva, Velazquez exults in
his artistry and counsels Philip and Maria not to look for the
revelation of their image in the natural reflection of a looking glass but
rather in the penetrating vision of their master painter. In the presence
of Velazquez, a mirror image is a poor imitation of the real.» (Snyder,
Cohen, 447)
Dans son article de 1981 Leo Steinberg, cherche à son tour la
signification de la scène peinte par Velasquez et surtout «ce que les
personnages font», vu que Velasquez n’est pas en train de dépeindre
un événement, ni un portrait classique. Comme les autres historiens
d’art ou philosophes, Steinberg arrive à la conclusion que le sujet du
tableau est lié au miroir qui se voit au fond de la salle représentée
dans Las Meniñas. Ce miroir est à nouveau la clé de l’interprétation,
puisqu’il a un sens concret, mais aussi un sens métaphorique : «If the
picture were speaking instead of flashing, it would be saying : I see
you seeing me – I in you see myself seen-see you seeing yourself being
174 Alexandra Vranceanu

seen – and so on beyond the reaches of grammar. Confronted mirrors


we are, polarized selves, reflecting one another's consciousness
without end; partaking of an infinity that is not spatial, but
psychological – an infinity not cast in the outer world, but in the mind
that knows and knows itself known. The mirror within Las Meniñas is
merely its central emblem, a sign for the whole. Las Meniñas in its
entirety is a metaphor, a mirror of consciousness.» (Steinberg, 1981,
54, c’est moi qui souligne) L’interprétation de Steinberg est très proche
de celle de Searle, les deux auteurs soulignant le caractère paradoxal
de la représentation de Velasquez.
Cinq ans après son article polémique publié avec Ted Cohen,
Joel Snyder revient sur le sujet dans un article intitulé «"Las Meninas"
and the Mirror of the Prince», et où il reprend en partie
l’argumentation de son article publié en 1980, mais où il ajoute des
détails intéressants : «this in turn leads us to conclude that the mirror
image – which is, after all, the painting of a mirror reflecting an image
– must be seen as a reflection of the art of Velazquez and not as an
image whose cause is in the natural world. But this is only part of the
speculation - call it the "technical" part. (Snyder, 1985, 557, c’est moi
qui souligne) Snyders voit dans le miroir «an ideal image that can
have as its source, or its original, only another and final ideal or
exemplum». La raison de ce rôle symbolique du miroir provient, selon
Snyders, du fait que Velasquez est influencé dans la conception du
tableau par la poétique baroque, et en particulier par le rôle central
des concepts de engaño et desengaño. «The mirror in Las Meniñas is the
mirror of majesty: it is an exemplary image of Philip IV and Maria
Ana, an image whose counterpart cannot be seen in the persons of the
king and queen. It is an image of character, disposition, thought – an
image whose source is in the imagination and whose cause is in art. It
seems unimaginable that any literate member of the court, most
especially Philip himself, could have missed Velazquez's ingenious
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 175

adoption of this literary figure and its transformation into a visual


trope. The mirror reflection is equivocal: it is a pun. Properly seen
within the context of a naturalist reading, the image is the reflection of
the hidden portrait of the king and queen. Understood as an allusion
to the mirror of the prince, or "the mirror of majesty," however, the
context shifts from the natural or literal to the ideal or figurative, and
the reflected image becomes a mirror in the second sense: it is the
image of exemplary monarchs, a reflection of ideal character. In the
vocabulary of rhetoricians contemporary with Velazquez, this is a
sylleptic pun; the symbol (the mirror and its image) has dual
significance, each of which is independent of and yet reinforced by the
other. Moreover, because the painting provides two distinctly
different functions for the mirror and two separate definitions for the
word "mirror," it establishes a metaphoric content: the mirror
reflecting their majesties is "the mirror of their majesties." A conceit or
trope of this kind is a mark of the artist's acuity and ingenio (very
imprecisely, his "genius for clever invention," his "artistic character"),
and a sign of his intention to astonish, delight, and educate.» (Snyder,
1985, 559, c’est moi qui souligne) L’interprétation de Snyder met donc
en relation le jeu visuel employé par Velasquez avec la littérature
baroque et maniériste et, comme les autres historiens d’art ou
critiques, accorde, dans son interprétation, la place centrale au miroir,
détail autour duquel s’organise tout le contenu symbolique de ce
tableau.
Le coup de théâtre dans cette polémique apparaît dans un
article d’une seule page (les autres articles sont richement
argumentés) par le réputé historien d’art George Kubler, «The
"Mirror" in Las Meniñas» (1985), qui écrit que le célèbre miroir de Las
Meninas n’est pas un miroir, mais un tableau: «The supposed mirror
shown hanging on the rear wall of Las Meniñas does not display a
virtual image by reflected light. It is a painted image of the King and
176 Alexandra Vranceanu

Queen, painted on a small canvas as if seen in a mirror, and as if seen


at a short viewing distance not far from the painter.» (Kubler, 1985,
316, c’est moi qui souligne) Kubler annule sans hésiter l’interprétation
de Foucault et de Searle, mais met aussi en question toute la littérature
critique qui commente Las Meniñas, accordant la place centrale au
miroir: «The widely believed notion that Velazquez beholds the living
royal pair in front of the scene of the maids of honor, and that their
reflection (or a reflection of their portrait on the big canvas) is visible
in a mirror, is a notion inconsistent with the idea of exact or
photographic perspective diminution. The proof is simple. A
yardstick seen in a flat mirror without curvature at a distance of fifty
feet reduces to a height of less than one inch in the mirror. » (Kubler,
1985, 316) Il s’agit donc d’une preuve simple, optique et géométrique,
qui fait voir que l’image du roi et de la reine d’Espagne ne peut pas
être une image reflétée par un miroir à cause de la distance trop
grande qui sépare le point où se trouvent les monarques du fond de la
salle peinte dans Las Meniñas.
Ces citations provenant d’articles critiques sur Las Meniñas
font comprendre comment le roman ekphrastique construit son
intrigue sur une riche documentation, qui devient, avec un peu de
fiction, un roman policier. Pour synthétiser, il y a deux philosophes
influents, Foucault et Searle, qui pensent que le miroir peint au fond
de la chambre de Las Meniñas correspond à la position du spectateur,
ce qui transforme ce tableau dans une image méta-référentielle. Il y a
ensuite l’interprétation d’un historien d’art, Snyder, qui observe que
ce miroir se trouve légèrement à droite par rapport au spectateur et
qu’en tout cas, le point de fuite du tableau correspond à la position du
personnage qui sort par la porte. Et il y a finalement un autre historien
d’art qui dynamite tout cet échafaudage d’interprétations, affirmant
que ce qui semble un miroir est en fait un tableau. Ce «récit» critique
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 177

correspond aux étapes que le commissaire Bertone doit dépasser pour


résoudre le mystère du crime.

4. Qui a tué le philosophe ? L’historien de l’art.

La partie la plus intéressante de ce mélange d’intrigue


policière et d’herméneutique visuelle est constituée par le rôle que
prend la référence critique dans la structure de L’invidia di Velasquez.
Quand, à la fin du roman, le commissaire Bertone se trouve enfin
devant le criminel, l’historien d’art D'Amico, au moment où dans tous
les romans policiers on fait la découverte la plus incroyable, celle qui
donne au lecteur le plaisir le plus intense, Bussotti nous fait une petite
surprise : il nous donne un cours d’histoire de l’art.
Le commissaire Bertone dit au professeur D'Amico qu’il avait
deviné que le miroir du tableau de Velasquez était un faux miroir et
qu’il ne reflétait pas directement le roi et la reine d’Espagne, mais leur
portrait. Cette révélation, destinée plutôt aux spécialistes en histoire
de l’art qu’aux lecteurs de romans policiers est inspirée par l’article de
Kubler, qui pourtant n’est pas cité dans la liste d’ouvrages trouvé par
Bertone dans la maison de la victime. Le fait que le miroir est un
tableau - «the double portrait on the wall is clearly a painting of the
royal couple as if seen in reversed position. But it is not a mirror,
being only a painting of what is seen in a mirror.» (Kubler, 1985, 316,
c’est moi qui souligne) – aidera le commissaire à comprendre le secret
du crime. Kubler avait donc observé que le petit rectangle qui se
trouve derrière l’autoportrait de Velasquez et qui semble être la
représentation de la scène que le peintre est en train de peindre est un
autre tableau. La plupart des critiques avaient interprété ce détail
comme un miroir, mais nous dit Kubler, et Bussotti après lui, c’est
faux, il s’agit d’un tableau. A cela Bertone ajoute – ce tableau est le
portrait qu’avait peint Mazo, son gendre et successeur et que
178 Alexandra Vranceanu

Velasquez, par jalousie, avait volé, et dans ce détail on rencontre


l’invention du romancier.
Regardons la plaidoirie du détective, et mettons-là en
parallèle avec les observations de Kubler citées plus haut,: «E ora mi
scuserà, professor D’Amico, se mi permetto di insistere, ma nelle
ultime settimane ho trovato il tempo per leggere un po’. Ho scoperto,
per esempio, che Velásquez era l’assoluto maestro della pittura
naturalista : dominava le leggi della luce e delle proporzioni come
nessun altro pittore dei tempi suoi. Quello specchio, messo lí, nel
punto più oscuro della stanza, non poteva realisticamente riflettere i
reali di Spagna, presunti spettatori della scena, come non poteva
rifletere il quadro che lo stesso pittore sta dipingendo e del quale
vediamo solo il retro. Quello specchio, al massimo, avrebbe potuto
riflettere solo la schiena di Velasquez e nient’altro. Natoli aveva
scoperto la verità. Quello specchio fa solo finta di essere tale. In realtà,
riflette solo l’immagine di un quadro svanito nel nulla: il ritratto dei
reali di Spagna di Juan Bautista Martinez del Mazo.» (Bussotti, 2008,
168). J’ai souligné la phrase où Bertone soutient exactement ce
qu’avait observé Kubler en reprenant l’argumentation du spécialiste,
pour montrer comment l’article scientifique se métamorphose en roman
policier. La différence par rapport au récit de l’historien d’art est que
Bussotti introduit l’histoire sur «l’invidia di Velasquez».
En lisant ensemble les phrases de Kubler et celle de Bussotti,
on arrive à comprendre comment les analyses de l’historien d’art se
transforment dans l’argument le plus astucieux du détective pour
expliquer l’intrigue policière. Un autre détail intéressant : dans L’invidia di
Velasquez la victime est un philosophe, tandis que le criminel est un
historien d’art, comme dans une sorte de reprise ironique de la
polémique entre les philosophes et les historiens d’art au sujet du
miroir de Velasquez. La traduction du langage visuel dans une narration
passe par l’ekphrasis professionnelle des critiques qui ont interrogé
avant les écrivains les énigmes cachées dans les tableaux célèbres.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 179

Conclusion

Souvent dans les ekphraseis classiques et même dans les


modernes l’écrivain remplace la description d’art par une laudatio ou
par une série de stéréotypes. Le discours stéréotypé se construit
autour d’un nombre de topoï qui circulent en passant d’un texte à
l’autre et il arrive à cacher l’image, qui n’est plus décrite pour elle-
même, qui n’est plus vue, dans le sens de Daniel Arasse. Dans la
conclusion du chapitre précédent j’avais cité un fragment du livre
intitulé On n’y voit rien, où Arasse demandait au lecteur de regarder
les tableaux en oubliant l’intertexte explicatif produit par les
historiens d’art et leurs polémiques. Mais, en lisant un roman comme
L’invidia di Velasquez on comprend en quoi les études critiques
peuvent se métamorphoser dans un récit agréable et instructif. Mon
but n’est pas de voir si les romans ekphrastiques trahissent le tableau
qu’ils décrivent, il me semble évident qu’ils le font tous dans une
mesure plus ou moins grande. Il est évident que les romans
ekphrastiques sont influencés par les descriptions d’art qui le
précèdent, et parmi ces discours, les articles et les livres sur l’art
jouent un rôle essentiel. Le paradoxe est que des écrivains comme
Descott, Main ou Bussotti arrivent à transformer les interprétations
des critiques d’art dans un roman policier, c’est-à-dire que le roman
ekphrastique réussit à transformer la polémique des historiens d’art
en indices.
Il y a de nombreux points communs entre Obscura de Régis
Descott, analysé dans le chapitre précédent, et L’Invidia di Velasquez :
dans ces romans leurs auteurs ont construit l’intrigue sur une riche
documentation, qu’ils ont pourtant cachée dans une intrigue
compliquée. De ce point de vue, ces deux romans peuvent être mis en
relation avec la tendance postmoderne de mélanger les niveaux et les
styles dans le but d’écrire des romans qui sont faciles à lire, mais qui
180 Alexandra Vranceanu

offrent aussi la possibilité d’une lecture plus complexe. Le roman


policier fait d’ailleurs partie des formules appréciées par les
romanciers postmodernes, qui ont parfois transformé un roman
policier en un roman historique avec des fragments écrits en latin,
comme dans Le nom de la rose de Umberto Eco.
8

L’usage de l’ekphrasis photographique


dans le roman contemporain1

Les images du corps hantent l’art contemporain. Que ça soit


une démarche qui porte sur le visuel, comme la photographie, le
happening, les installations ou une démarche littéraire dans le genre du
roman ou des textes brefs, la recherche de l’identité passe par le corps.
Le corps transformé, décomposé, malade ou déformé qui apparaît
dans l’art de la deuxième partie du 20e siècle ne ressemble plus du
tout à celui représenté par la tradition académique. Dans l’art du 20e
siècle l’image corporelle devient le support et la matière qui soutient
le message de l’artiste, ses quêtes, ses angoisses, ses troubles
d’identité et l’autoportrait devient un sujet central 2. Les écrivains
empruntent parfois aux artistes des techniques spécifiques à la
photographie, au dessin, ou à la peinture pour écrire leur autoportrait
dans le genre récent de l’autofiction. Les écrivains et les artistes
mélangent de plus en plus le verbal avec le visuel et surpassent les
frontières des domaines : le journal intime, le roman, l’essai, le
happening, la photographie, l’art vidéo ou numérique, le dessin et la
peinture sont mis ensemble pour exprimer la sensibilité des créateurs
contemporains.

1 Une variante abrégée de ce texte a été publié sous le titre « Les photos du corps absent
et l’autofiction» dans Vranceanu 2006.
2 Par exemple l’exposition “Moi, Je, autoportraits du XXe siècle”, 31 mars - 25 juillet

2004, musée de Luxembourg, catalogue de l’exposition sous la direction de Pascal


Bonafoux, 2004.
182 Alexandra Vranceanu

On peut reconnaitre d’une part la tradition classique de l’ut


pictura poesis, qui se manifestait parfois dans la littérature moderne
sous la forme de la description d’art. À partir de la redécouverte de
l’ekphrasis3 dans les Salons de Diderot et en passant par l’utilisation des
images, photos, dessins ou reproductions de tableaux dans des
romans comme Bruges la morte de G. Rodenbach et Nadja de Breton, la
littérature semble trouver dans l’image un sujet d’inspiration 4 et une
manière complémentaire pour décrire le monde ou pour mettre en
question les rapports entre physis et tehné.
Dans une histoire qui pose aussi des problèmes théoriques
concernant la difficulté de classifier les mouvements et les directions
récents de l’art contemporain, Marc Jimenez (2005) observe qu’on ne
peut plus lui trouver une évolution linéaire. La richesse des pratiques
et des matériaux, l’extrême hétérogénéité de directions ont mené à
une «querelle» dans l’art contemporain : «Il était cependant difficile de
supprimer toute chronologie dans la mesure où la querelle récente sur
l’art contemporain ne pouvait avoir lieu, sous la forme qu’elle a prise,
qu’à un certain moment de la création artistique récente. Cette
querelle elle-même est l’une des conséquences des interférences, des
entrecroisements et des hybridations qu’ont connus les mouvements
de cette fin de siècle. L’art actuel est le produit de toutes ces tendances
dont la plupart perdurent, parfois sous d’autres noms, coexistent, se
mélangent aussi en des combinaisons improbables, dès lors que la
matière libérée et la forme affranchie ne se rencontrent plus
nécessairement dans ce qu’on appelait naguère une ”œuvre d’art”. »
(Jimenez, 2005, 70) Ces mélanges variés et variables qui ont
dématérialisé l’œuvre d’art, l’absence des programmes artistiques
unitaires, la multiplication des mélanges improbables donnent une
image assez chaotique de l’art contemporain. La littérature profite

3 Les Salons de Diderot sont des textes fondateurs de ce point de vue. Voir Vouilloux,
1994, Buchs, 2000 et Bank Pederson, 1999.
4 Pour une brève histoire du roman avec photos voir Baetens, Gelder (2006).
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 183

pourtant de cette richesse de techniques et, comme aux temps de la


Renaissance et de la découverte de la Galerie de Philostrate, s’apprête
à utiliser ce que peut lui servir.
Ce n’est pas sans raison si j’ai fait mention ici de La Galerie à
coté des techniques hybrides dans l’art contemporain : car dans
L’usage de la photo (2005) Annie Ernaux et Marc Marie inventent un
récit hybride, intitulé roman, où ils décrivent une série de photos. Ce
récit se situe à la confluence des genres et en même temps dans la
tradition du mélange des techniques si souvent rencontrée dans la
littérature du 20e siècle : des textes accompagnés par des images, des
formes littéraires influencés par des techniques des arts visuels, des
textes qui décrivent des œuvres d’art et s’articulent autour de ces
descriptions. La nouveauté consiste dans le fait qu’Annie Ernaux et
Marc Marie structurent le récit autour des photos, en partant de leurs
descriptions comme s’il s’agissait d’une galerie de peintures. Ils
arrivent ainsi à enrichir les moyens d’expression de l’autofiction par
l’usage de la photo. Les écrivains qui privilégient les rapports avec la
photographie trouvent peu de place dans le corps de la littérature 5.
Des recherches récentes portant sur les relations entre l’art du
roman et l’art de la photographie 6 montrent que la découverte des
techniques qui reproduisent la réalité, comme par exemple le
daguerréotype ou la photographie ont eu une importance cruciale sur

5 Il y a d’autres exemples interessants, comme par exemple le roman de Paul Auster,


Léviathan, 1992. Ici l’auteur crée un personnage, Maria, fondé sur certains épisodes de la
vie de la photographe Sophie Calle, une artiste qui occupe une place importante dans
l’art contemporain par son originalité et sa force d’expression. Par la suite, Sophie Calle
reprendra la vie du personnage Maria et (re)mettra en œuvre certains épisodes inventés
par Auster pour son personnage. Le mélange entre littérature, biographie et
photographie, spécifique à l’approche de Calle présente des points communs avec le
roman d’Annie Ernaux et de Marc Marie. Un autre exemple de roman qui emploie des
techniques mixtes (des photos) mais qui est passé quasiment inaperçu est Attention les
yeux de Pierre Curval, Ed. E. Losfeld, 1972.
6 Grojnowski 2003. Voir aussi pour la légitimation de la photographie et pour sa relation

avec la littérature l’ouvrage au titre révelateur de Photographie et langage. Fictions,


illustrations, informations, visions, théories (Grojnowski, 2002) et Thélot, 2003.
184 Alexandra Vranceanu

la technique romanesque, du moins en France. L’observation


appartient à Philippe Ortel qui a analysé ce phénomène dans La
Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible.
Daniel Grojnowski commente ce livre et observe que « Portant pour
l’essentiel sur les ”commencements”, à partir des années 1830, l’étude
de Philippe Ortel interroge, pour la première fois en France, les
relations entre les textes et les images-empreintes. Elle montre
comment, sous la pression de celles-ci, les œuvres littéraires du 19e
siècle ont redéfini leurs contenus et leurs règles et elle met eu jour des
jeux complexes d’intrications et d’interactions.» 7 Phillipe Hamon
souligne la relation naturelle qui se crée au 19e siècle entre la tradition
littéraire de mélange entre littérature et peinture et la photographie :
«La littérature, art verbeux et artisanal de fabriquer des images à lire
qui, sous l’égide de la figure-reine des rhétoriques, l’hypotypose,
”donnent à voir”, ne pouvait pas après 1840 ne pas rencontrer la
photographie, art muet et industriel de fabriquer des images à voir
bien réelles.» (Hamon, 2001, 41) (voir aussi Caraion, 2003)
Mais la photo ne jouit pas du même prestige que la peinture et
elle ne sera considérée comme un art que beaucoup plus tard et avec
grande difficulté, parce qu’on lui reproche le fait qu’elle copie la
réalité, sans la transformer. Un rôle important dans ce type
d’approche a été joué par les écrivains, en particulier par Baudelaire
qui, dans « Le public moderne et la photographie » (1859), voit la
photographie comme une technique et non comme un art 8. Cette
croyance naïve que la photographie copie la réalité sans interposer un
filtre subjectif restera longtemps centrale dans la conception des

7 Voir Grojniwski, 2002 et Thélot, 2003 et aussi Ortel, 2002, La Littérature à l’ère de la
photographie. Enquête sur une révolution invisible.
8 Dans La photographie contemporaine. Tableaux Choisis (2002), Christian Gattinoni et

Yannick Vigouroux observent qu’à l’ouverture, en 1977, le Centre Pompidou ne réserve


à la photo que peu de place et que seulement en 1989 elle occupera une place
importante à l’occasion de l’exposition L’invention d’un art. Le Centre National de la
Photographie a été fondé à Paris par Robert Delpire en 1982.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 185

critiques qui dirigent le panthéon des arts 9. Ça sera André Breton qui
donnera un rôle central à la représentation photographique dans
L’amour fou et surtout dans Nadja, où il renonce à décrire les
personnages, places ou maisons et remplace les descriptions verbales
par des photos (Breton, 1964, 6). On verra comment tous ces sous-
entendus qui accompagnent tacitement la photographie seront mis en
discussion dans L’Usage de la photo.

1. La mise en images10.

Le sujet de L’usage de la photo est très particulier, tout comme


sa structure et sa composition : il s’agit d’une série de textes brefs
écrits par deux voix, une voix féminine et une voix masculine qui
correspondent aux auteurs du livre, Annie Ernaux et Marc Marie. Les
textes partent de la description de 14 photos qui représentent des
natures mortes d’un type particulier : les vêtements des narrateurs
abandonnés dans l’acte de l’amour. Les narrateurs décrivent à tour de
rôle ces représentations photographiques comme s’il s’agissait de
tableaux et récupèrent par leurs commentaires l’histoire d’amour et de
mort qui les a générées.
L’histoire commence inhabituellement avec une phrase qui
exprime la fascination du narrateur féminin (marqué dans le texte par
la majuscule A) pour le paysage composé par les objets, les vêtements,
les meubles, ou la nourriture qui, abandonnés le soir, se lisent le matin
comme des représentations de l’amour : «Souvent, depuis le début de

9 Très intéressants à ce sujet les commentaires de François Soulages dans le chapitre


intitulé «Du sans-art à l’art» dans son livre Esthétique de la photographie (1988). Voir aussi,
toujours à ce sujet, le chapitre «Appropriations, métissages, hybridations» dans Baqué
(1998).
10 Dans le texte introductif qui précède le roman Annie Ernaux affirme «Je ne peux pas

définir la valeur et l’intérêt de notre entreprise. D’une certaine façon, elle ressortit à la
mise en images effrénée de l’existence qui, de plus en plus, caractérise l’époque.»
(Ernaux, Marie, 2005, 12-13)
186 Alexandra Vranceanu

notre relation, j’étais restée fascinée en découvrant au réveil la table


non desservie du dîner, les chaises déplacées, nos vêtements emmêlés
jetés par terre n’importe où la veille au soir en faisant l’amour.»
(Ernaux, Marie, 2005, 9) L’arrangement aléatoire des objets épars sur
les dalles du couloir, un « arrangement né du désir et du hasard, voué
à la disparition» est le sujet avoué des photos : «Tacitement ensuite,
comme si faire l’amour ne suffisait pas, qu’il faille en conserver une
représentation matérielle, nous avons continué de prendre des
photos. Certaines ont été prises aussitôt après l’amour ; d’autres le
lendemain matin. Ce dernier moment était le plus émouvant. Ces
choses dont nos corps s’étaient débarrassés avaient passées toute la
nuit à l’endroit même où elles étaient tombées, dans la posture de leur
chute. Elles étaient les dépouilles s’une fête déjà lointaine. Les
retrouver à la lumière du jour, c’était ressentir le temps.» (Ernaux,
Marie, 2005, 9-10)
Le véritable sujet de ce roman écrit par deux voix, auxquelles
s’ajoute le discours impersonnel des photos, est le corps, le corps
menacé par la maladie et la mort, le corps qui cherche à s’évader dans
la sensualité racontée à partir d’un prétexte photographique. La
rencontre de A. et de M. et leur histoire d’amour se passe au moment
où A., le narrateur féminin, est en traitement pour un cancer de sein,
un traitement qui comportera une opération et des séances de
chimiothérapie. C’est le passage du temps, l’angoisse de la mort qui se
trouve à la racine de cette démarche qui reste proche du journal et de
l’écriture proustienne, mais aussi de l’art photographique de la fin du
20e siècle.
Les auteurs se sont imposé des règles pour composer ce
volume : ne jamais changer l’arrangement des vêtements éparpillés
sur le sol, photographier la scène tout de suite après, ne regarder les
photos qu’ensemble et devant un verre, avec un disque en fond. Le
commentaire des photos se fait en solitude : « nous sommes convenus
que chacun écrirait à son coté, en toute liberté, sans jamais montrer
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 187

quoi que ce soit à l’autre avant d’avoir terminé, ni même lui en


toucher un mot » (Ernaux, Marie, 2005, 12) A. et M. investiguent
ensuite les photos et sont surpris de voir que, à la place d’une image
familière, apparaît « un tableau étrange, aux couleurs souvent
somptueuses, avec des formes énigmatiques ».
Pourquoi donc écrire sur la photographie ? Est-ce que la
photographie ne se suffirait pas à elle-même ? Et pourquoi ajouter une
photographie au texte ? Le texte n’est-il pas capable à représenter la
réalité sans l’appui de l’image ? Les réponses de Annie Ernaux et
Marc Marie sont explicites et implicites ; car mise à part la fascination
affirmée pour les images, le sujet du texte est particulier : la rencontre
entre deux personnes dont l’une est menacée par la mort imminente
(le cancer, l’opération), et le désir d’arrêter le temps par tout les
moyens et de garder la mémoire de l’amour : «Quand nous avions
commencé ces prises de vue, j’étais en traitement pour un cancer du
sein. En écrivant, très vite s’est imposée à moi la nécessité d’évoquer
”l’autre scène”, celle où se jouait dans mon corps, absence des clichés,
le combat flou, stupéfiant – ”est-ce moi, bien moi, à qui cela arrive ?” –
entre la vie et la mort.» (Ernaux, Marie, 2005, 12)

2. Le plus haut degré de réalité.

La cohabitation du mot et de l’image et la collaboration de


deux auteurs semblent être orientées vers un seul but, filtrer le moins
possible la réalité, imaginer une méthode pour l’enregistrer le mieux
possible : «Jamais je n’aurais pu prévoir le texte que nous sommes en
train d’écrire. C’est bien de la vie qu’il est venu. Réciproquement,
l’écriture sous les photos, en multiples fragments – qui seront eux-
mêmes brisés par ceux, encore inconnus en ce moment, de M. -,
m’offre, entre autres choses, l’opportunité d’une mise en récit minimale
de cette réalité.» (Ernaux, Marie, 2005, 56), avoue A., qui
correspondrait à Annie Ernaux.
188 Alexandra Vranceanu

Le rapport avec l’autofiction s’impose ici, même si ce genre


récent et vague a connu plusieurs définitions sans trouver une
consécration définitive. Un numéro dédié au sujet de l’autofiction
visuelle la revue Image & Narrative (nov. 1997) qui s’arrête parmi
d’autres exemples à Hervé Guibert ou Sophie Calle essaie de donner
quelques repères pour fixer ce genre hybride11. Dans une unité dédiée
à la clarification du concept de l’autofiction Arnaud Genon et
Guillaume Ertaud observent que «Les nombreuses définitions ont
parfois jeté un voile de confusion sur ce qu'il fallait entendre par ce
terme. Pour notre part, nous nous appuierons, en y apportant
cependant une petite précision, sur la définition qu'en propose Marie
Darrieussecq dans un article intitulé « L'autofiction, un genre pas
sérieux ». Elle y définit l'autofiction comme « un récit à la première
personne, se donnant pour fictif (souvent, on trouve la mention roman
sur la couverture), mais où l'auteur apparaît homodiégétiquement
sous son nom propre, et où la vraisemblance est un enjeu maintenu
par de multiples ‘effets de vie'.» (Darrieussecq, 1996 : 369-370) Cette
définition a le mérite de se situer entre celle de Vincent Colonna, à nos
yeux trop large, qui entend par autofiction « ‘la fictionnalisation de
l'expérience vécue' sans critère diégétique strict, le critère
onomastique [...] étant élargi à diverses stratégies identitaires » et celle
trop restreinte, puisque visant à définir sa propre et si singulière
pratique littéraire, de Serge Doubrovsky, l'inventeur du néologisme.»
(Genon, Ertaud, 2007)
Le texte est d’Annie Ernaux et de Marc Marie est imprévisible,
il se compose en parallèle, chaque auteur ajoutant ses descriptions, à
l’aide desquelles ils remémorent le passé immédiat sans vouloir
donner de l’unité à l’ensemble, sans savoir ce que l’autre écrit.
Finalement, ce sont les photos qui relient les descriptions donnant un
type particulier de cohérence. Tout comme dans les récits

11 Voir aussi sur ce sujet les distinctions proposes par Genette (1990).
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 189

ekphrastiques classiques, comme La Galerie de Philostrate, ou récents,


comme par exemple Intérieur de Philippe Delerm12, la structure du
texte est donnée par l’enchainement des images. L’intrigue s’articule
uniquement autour de la description des photos et les deux langages,
visuel et verbal, complémentaires, visent à « conférer davantage de
réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De
saisir l’irréalité du sexe dans la réalité des traces. Le plus haut degré
de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se
changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des
lecteurs. » (Ernaux, Marie, 2005, 13). Les trois histoires, dont l’une
visuelle et deux verbales, composeront donc un roman ambigu, à
distance égale d’un journal intime et d’un happening.
Les écrivains de la fin du 19e et du début du 20e se sont
entendus pour reprocher à la photographie son objectivité. Proust,
Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert, Maupassant ou
Zola reprochaient à la photographie son exactitude dans le rendu des
détails. À l’époque, on acceptait que la photographie a le droit de
consolider les archives de la mémoire13, mais le fait de copier trop bien la
réalité empêchait la photo d’être perçue comme un art véritable, à coté
de la peinture ou de la littérature. Mais la capacité de reproduire le
présent et d’enregistrer l’actualité, qui était pour Baudelaire la preuve
que la photographie n’est pas un art sera pour Annie Ernaux et Marc
Marie une motivation pour la choisir.
Ce qui est paradoxal dans l’approche de ces deux auteurs est
le fait que la photo garde cette fonction d’aide–mémoire, de

12 Philippe Delerm, Intérieur, avec les tableaux de Vilhelm Hammershøi (2000) est un
récit formé par la série de descriptions d’une série de tableaux de Vilhelm Hammershøi,
qui représentent principalement les portraits de sa femme, discuté dans le chapitre 5.
13 Dans «Le public moderne et la photographie” du Salon de 1859, Baudelaire parle du

rôle de la photo : «Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes
et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître
et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et
applaudie.»
190 Alexandra Vranceanu

supplément de mimesis, mais en même temps elle transfigure la


réalité. Les auteurs demandent à la photo de préserver le temps et de
décrire un moment indescriptible : «Je me demande si je n’ai pas
simplement exploré et réuni dans un texte une double fascination que
j’ai toujours eue : à l’égard de la photo et des traces matérielles de la
présence. Fascination qui est plus que jamais pour moi celle du
temps.» (Ernaux, Marie, 2005, 13)14.

3. La mise en scène du corps et de la mort.

La quatrième voix du roman, inaudible mais omniprésente


dans les photos comme dans les textes d’Annie Ernaux et de Marc
Marie, appartient à la mort. Car la hantise de la mort cachée dans les
altérations du corps malade donne la signification de cette démarche
artistique. La menace permanente se fait visible dans les
transformations du corps féminin marqué par la chimiothérapie et
explique pourquoi les photos cachent la présence physique du corps :
«Rien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons
fait. La scène invisible. La douleur de la scène invisible. La douleur de
la photo. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là.
Signification éperdue de la photo. Un trou par lequel on aperçoit la
lumière fixe du temps, du néant. Toute photo est métaphysique. »
(Ernaux, Marie, 2005, 111). Faire disparaître le corps en le remplaçant
par ses traces sous la forme des vêtements enlevés dans l’acte de
l’amour n’est pas sans signification ; car cette disparition symbolise un
rite de passage : «Mais penser mon inexistence. Inexorablement je suis
un corps dans le temps. Je n’ai pas les moyens de penser ma sortie du
temps. » (Ernaux, Marie, 2005, 110)
Les vêtements abandonnés peuvent être interprétés comme
une mise en scène du corps qui s’apprête à abandonner la vie. Cela

14Voir aussi Roussel-Gillet (2008), specialement les pp. 294-296 pour le role du temps
dans l’Usage de la photo.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 191

explique pourquoi le corps est omniprésent dans ce roman, mais


d’une façon oblique - dans les descriptions des photos ou de ce que les
photos cachent : «Durant plusieurs mois, nous ferons ménage à trois,
la mort, A., et moi. Notre compagne était envahissante. Elle s’arrogeait
en permanence le droit d’être là, dans la poche de liquide collée au
ventre d’A. durant les périodes de chimio, dans le cathéter sous sa
clavicule, sur son mamelon cramé par la radiothérapie, à la lisière
noircie de ses gencives et sur l’ensemble de son corps désormais
dénué de toute pilosité, dans son teint cireux de statue de musée
Grévin, une uniformité de ton que j’avais auparavant aperçue une
seule fois dans ma vie, au septième étage de la fac de médicine de la
rue des Saints Pères : celui où les cadavres attendent la dissection.»
(Ernaux, Marie, 2005, 76) Ce fragment appartient à la voix masculine
du roman, qui joue le rôle du témoin des métamorphoses du corps
féminin. Mais cette vision revient dans le discours du personnage
féminin aussi : « Quand je suis nue, avec ma ceinture de cuir, ma fiole
toxique, mes marquages de toutes les couleurs et le fil courant sur
mon torse, je ressemble à une créature extraterrestre.» (Ernaux, Marie,
2005, 83)
On aurait pu s’attendre à plus de « réalité » dans les photos,
mais elles sont là non pas pour faire voir, mais pour suggérer. Car la
photo ne double pas le texte, ne l’illustre pas, elle raconte d’une
manière différente et elle fait voir autre chose. L’érotisme et l’attente
de la mort sont cachés dans les objets et ça revient au langage de faire
voir le corps. Finalement, la description semble avoir plus que l’image
la force de produire l’effet de réel. De ce point de vue, les auteurs font
un usage inverse de la photo par rapport à Breton dans son roman
Nadja. Car Breton prévoyait la mutation de toute la littérature :
« l’abondante illustration photographique a pour objet d’éliminer
toute description », écrivait-il dans « L’Avant-Dire » de son roman
(Breton, 1964, 6). Dans l’Usage de la photo, tout au contraire, c’est par le
verbe qu’on décrit le corps et les transformations que la maladie lui
192 Alexandra Vranceanu

porte. L’histoire d’amour et de mort sera récupérée par l’ekphrasis,


prétexte pour parler des sentiments, des sensations, du plaisir, de la
jalousie, de la peur de la maladie et de la disparition.
La photo, accusée pour si longtemps d’être trop vulgairement
réaliste est utilisée ici pour envelopper la réalité d’un halo de mystère.
Ne pas montrer le corps sur les photos et le remplacer par ses traces,
les vêtements abandonnés, est un choix lié à la maladie et à la menace
de la mort : «Pendant des mois, mon corps a été investigué et
photographié des quantités de fois sous toutes les coutures et par
toutes les techniques existantes. Je me rends compte maintenant que je
n’ai vu ni voulu voir que ce soit du dedans, de mon squelette et de mes
organes.» (Ernaux, Marie, 2005, 150)
Ce rapport étroit entre la photographie, le temps et la mort est
commenté par Hans Belting dans un passage où il part de la célèbre
affirmation de Baudelaire que j’ai déjà cité : «La photographie
transforme le monde en archive d’images. Nous courons à sa
poursuite comme derrière un fantôme et nous devons nous satisfaire
de le posséder seulement à travers les images dont il s’est toujours
déjà absenté. […] Mais l’aura d’un temps non reproductible, qui a
laissé sa trace dans une photographie qu’on ne saurait refaire, aboutit
à une animation d’un genre particulier, qui présuppose chez le
spectateur une empathie affective.» (Belting, 2004, 278)
La démarche esthétique d’Ernaux et de Marie trouve sa place
dans l’histoire des mouvements artistiques contemporains.
Photographier les traces du passage dans le temps est un thème
privilégié par les artistes. Roni Horn compose dans You are the weather
une série de soixante et une photographies du visage d’une jeune
femme prises sur plusieurs jours. «D’un cliché à l’autre, ses
expressions changent peu, mais comme son visage est photographié
en gros plan, les subtiles variations sont comme magnifiées et
décrivent toute une gamme d’émotions. » (Cotton, 2005, 47) Roman
Opalka enregistre les changements parus chaque jour sur son visage,
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 193

qui est l’objet obsessif de ses photos : « La standardisation de


l’éclairage à l’aide de reflex-parasol, de l’expression et du cadrage
grâce à un rétroviseur, ainsi que le port « obligé » de la chemise
blanche concourent à ne rendre visible qu’une seule chose : les
marques du temps laissées sur le visage d’Opalka » (La photographie
contemporaine en France. Dix ans d’acquisitions, 1997, 80)
Ces jeux que font les photographes contemporains avec le
temps se manifestent métonymiquement dans des œuvres qui mettent
en scène des natures mortes composées par des objets insignifiants,
appartenant à l’univers quotidien : « La photographie investit les
objets les plus banals d’une intensité et d’un potentiel imaginaire qui
dépassent leur fonction habituelle. Les procédés utilisés pour y
parvenir sont multiples : traitement sensuel des images, changements
d’échelle ou de contexte, simples juxtapositions ou mises en relations
des formes... L’iconographie de ce champ très spécifique de la
photographie est elle-même très variée : objets empilés et placés en
équilibre, angles, coins, espaces délaissés, détritus, formes fugitives ou
éphémères telle que la neige, la buée et la lumière. [...] Notre curiosité
visuelle se trouve ainsi formidablement stimulée par ce type de
photographie qui nous encourage, avec beaucoup de subtilité et
d’inventivité, à considérer notre vie quotidienne de manière
différente. » (Cotton, 2005, 116) Charlotte Cotton place cette tendance
de la photographie contemporaine sous le signe du conceptualisme
ludique et pense que les natures mortes en photographie sont
influencées par la sculpture post-minimaliste des années ’60.
Ce type de vision a comme effet une modification en ce qui
regarde le rôle et la fonction de l’image dans l’art contemporain :
« Devant ces photographies, le spectateur n’est donc pas amené à
réagir de la même manière que devant les chefs-d’œuvre d’une
grande virtuosité qui ont marqué l’histoire de la nature morte. Au lieu
de se demander comment et par qui une œuvre à été exécutée, il
s’interroge : comment se fait-il que cet objet soit là ? Quelle décision
194 Alexandra Vranceanu

ou quel enchaînement de situations en a fait le sujet central de cette


photographie ? La sculpture contemporaine – inspirée notamment par
l’exemple des ready-mades de Marcel Duchamp au début du XXe siècle
– et la photographie peuvent ainsi engendrer toutes deux la même
dynamique conceptuelle : elles nous déconcertent et bousculent nos a
priori sur le poids et la taille de tel ou tel objet, ou encore la pérennité
d’une œuvre d’art : elles remettent en cause, en définitive, l’idée selon
laquelle un objet est une forme neutre, sans aucun lien avec
l’environnement dans lequel il apparaît. »15 On reconnaît ces tendance
de la photographie contemporaine dans la démarche esthétique
d’Ernaux et de Marie.

4. Lire la photographié ? Ecrire l’image ?

Les références aux tableaux ne manquent pas dans L’usage de


la photo ; il s’agit soit des citations explicites, comme la description du
tableau de Giorgio de Chirico, La tour rouge16 ou de L’origine du monde
de Courbet, soit des influences de la peinture sur la photographie. Les
photos ressemblent parfois à des scènes de l’école de peinture
flamande ou hollandaise par le cadrage du sol carrelé, la disposition
des meubles et la manière de structurer l’espace à l’aide des portes.
Dans d’autres photos, le cadrage suggère à A. ou a M. une toile
abstraite ou des installations d’art contemporain ayant comme sujet
des mises en scène du décor quotidien. La vision des auteurs sur le
rôle de la photo est ambiguë : sans prétendre qu’il s’agirait de l’art, les
photos semblent employées uniquement pour leur capacité de remplir
les archives de la mémoire et de servir de prétexte pour la description.
L’image seule se lit difficilement, surtout quand il s’agit d’une nature

15 Pour l’analyse de cette direction dans la photographie contemporaine voir le chapitre


«Traces, empreintes, vestiges» in Baqué (1998).
16 Et le rôle joué par ce tableau dans l’histoire d’amour de A et M (Ernaux, Marie, 2005,

85).
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 195

morte, car il faut interpréter les détails pour lui donner un sens. Les
auteurs de l’Usage de la photo sont les premiers à déchiffrer ces images
qui, d’ailleurs, se lisent difficilement : « Ma première réaction est de
chercher à découvrir dans les formes des objets, des êtres, comme
devant un test de Rorschach où les taches seraient remplacées pas des
pièces de vêtement et de lingerie. Je ne suis plus dans la réalité qui a
suscité mon émotion puis la prise de vue de ce matin-là » (Ernaux,
Marie, 2005, 24).
Les photos ont trois ancrages temporels : le moment de
l’action, le moment de la prise de la photo et le moment de l’écriture.
La distance entre l’acte qui a précédé la photo, sa représentation et le
temps de la description change tout, car la scène d’amour se
métamorphose, en passant par la photographie, dans un tableau
inconnu. Au lieu de renforcer l’effet de réel, la photo semble cadrer
l’action en la métamorphosant dans tout autre chose, la représentation
d’une représentation : «Découvrant pour la première fois ce puzzle
textile, j’avais été saisi par la beauté fulgurante de la scène. La jambe
retournée d’un pantalon, une culotte entortillée sur elle-même, des
lacets à moitié défaits : tout me disait la force de l’acte et de l’instant.»
(Ernaux, Marie, 2005, 30).
C’est la lecture plastique des photos qui nous donne cette
impression, car les images sont souvent analysées dans leurs
ressemblances aux tableaux : « Comme dans une nature morte, ne
comptent que les formes et les couleurs, le drapé du châle, le bleu des
chaussettes en contrepoint de celui de la chemise, le blanc de la
ceinture de boxer rappelant celui du cuir intérieur des chaussures
noires.» (Ernaux, Marie, 2005, 72) Ou : « Impression que M a
photographié une toile abstraite dans une galerie de peinture. »
(Ernaux, Marie, 2005, 146) Cette manière de représenter l’espace
photographique dans une manière picturale est une caractéristique de
la photographie postmoderne. Par exemple l’artiste britannique Tom
Hunter fait référence dans The Way Home au tableau Ophelia (1851-
196 Alexandra Vranceanu

1852) de John Everett Millais, et, dans une autre série, Persons
Unknown (1997) aux peintures de Jan Vermeer ; un autre artiste, Sam
Taylor-Wood cite en reprenant en photo un célèbre tableau du peintre
victorien Henry Wallis (1890-1916), The Death of Chatterton et les
photos de Thomas Struth intitulées Paradise17 font penser au Douanier
Rousseau.
Le cadrage plastique de l’espace devient d’ailleurs de plus en
plus important pour Annie Ernaux et Marc Marie. Peu à peu, la photo
semble emporter sur le texte, comme si la beauté des détails visuels
suffisait à elle-même et les fonctions narratives de l’image, sa capacité
de déclencher la mémoire et de générer le récit perdait importance :
«Les premières photos sont nées d’un détail. Je cadrais sur un point
précis, j’essayais le plus possible de ne pas utiliser le flash en
”gonflant” la sensibilité de l’appareil par rapport à celle de la
pellicule. Puis mon champ de vision s’est élargi : ce n’était plus le
simple contraste d’un vêtement par rapport à un autre, le reflet de la
lumière naturelle sur le cuir d’une chaussure, mais l’ensemble d’une
scène que je cherchais alors de saisir, afin d’englober les différents
strates d’une dramaturgie, la pièce que nous venions de jouer pour
nous seuls.» (Ernaux, Marie, 2005, 147)
On ne dénie pas aux photos leur capacité d’enregistrer la
réalité, mais au fur et à mesure que les auteurs s’habituent à leur
technique, l’art et l’artifice deviennent plus importants que l’effet de
réel. Et c’est à ce moment que parait l’unité totale entre l’image et les
textes. En parlant des écrivains qui emploient des photos ou des
photographes qui utilisent des textes, François Soulages observe
que peu d’artistes arrivent à un haut niveau d’union des photos et de
textes et il cite « comme exemple, dans trois directions différentes,
Duane Michals, Denis Roche et Claude Maillard. Si leurs œuvres ont

Il s’agit d’ailleurs d’une direction importante dans la photographie contemporaine et


17

Charlotte Cotton lui dédie dans l’ouvrage cité un chapitre.


Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 197

de la valeur, c’est parce que c’est de l’intérieur de la photographie


qu’une nécessité d’écriture s’est imposée et parce qu’ils ont su
répondre avec la hauteur et la qualité qu’il fallait ; l’écriture n’a pas
été surajoutée à la photographie, elle en est née et, par un même
mouvement, elle a révélée au sens fort la photographie, elle lui a
donné toute sa dimension.» (Soulages, 2001, 241).

5. L’écriture du moi passe par la hantise du corps.

L’écriture du moi pratiquée par Annie Ernaux dans ses


romans, écriture qui tourne autour des souvenirs, fait souvent appel
aux images, surtout des photos qui, décrites, introduisent une autre
dimension temporelle18 dans le texte littéraire. Mais la présence des
images dans la proximité du texte et le fait que ce sont les photos qui
font avancer l’intrigue change beaucoup la texture du roman. On
pourrait parler de l’influence de Proust19, mais on ne peut pas ignorer
l’influence de l’art contemporain, surtout l’art conceptuel et la
photographie.
Les artistes du 20e siècle se sont souvent représentés dans des
hypostases atypiques, en renforçant l’excès le réalisme ou, au
contraire, en remplaçant métonymiquement le corps par un objet. Le
réalisme ou l’hyperréalisme portent l’obsession pour les représentations
du corps à l’extrême et dans les happenings c’est le corps lui-même qui
vient jouer le rôle d’objet d’art. Par ailleurs, le corps nu est

18 La Honte (1997) et aussi Une femme (1987). Les romans d’Annie Ernaux sont souvent
des autofictions. La place (1987) prend comme sujet la vie de son père, Une femme la vie
de sa mère, dans La Honte elle fait référence à ses souvenirs d’enfance et dans La femme
gelée (1981) à son mariage.
19 Proust a été peut-être le premier à remarquer la liaison entre la photo, l’écriture et la

mort dans l’épisode ou le narrateur retourne à Balbec après la mort de sa grande mère
et retrouve son portrait photographique qu’elle avait voulu laisser à son neveu, photo
prise par Saint Loup peu de temps avant sa mort. (Proust, II, p. 775, 779-780). Voir
Cléder, Montier, 2003.
198 Alexandra Vranceanu

omniprésent dans la société occidentale actuelle et il y en a plein de


manifestations qui exposent sans pudeur l’intimité de l’artiste :
« Presque toutes ces œuvres véhiculent le présupposé que le corps en
direct, la nudité vraie, ne mentirait pas, ne tricherait pas, ne se
prêterait à aucun trafic. Ce présupposé pourrait bien être le nouveau
mot d’ordre de tous ces petits soldats d’une guerre de libération,
jamais close, et d’une lutte contre le carcan des rôles, ou contre la
prison de l’image et du discours. » (Sag, 2002, 72) La recherche de
l’authenticité passe parfois par la voie de l’intimisme mené à
l’extrême20. Il arrive souvent que les artistes fassent de leur vie
érotique le sujet des romans (Millet, 2001), photos, actions,
installations, etc. Le but final serait probablement de trouver le plus
haut degré de réalité par l’emploi de la confession, de l’hyperréalisme
ou du ready-made, et par l’élimination des différences entre le modèle
et l’imitation, entre le référent et le signe.
Il y a beaucoup d’artistes qui choisissent de parler avec
franchise de leur vie, de jouer sur les frontières entre le journal intime
et la fiction. Un exemple révélateur est l’œuvre de Nan Golding, The
Ballad of Sexual Dependency, essai et photographies, 1984 ou « elle parle
de son enfance traumatisante, de sa vie dans les milieux underground
du Lower East Side ou encore de ses combats contre la
drogue. »(Cotton, 2005, 141). Larry Clark fait dans Tulsa (1971) dans
une sorte de journal intime où la photo joue un rôle central (Cotton,
2005, 144) ou Corinne Day, qui publie « une chronique personnelle de
sa vie à la fin des années 1990 – Diary (2000) – en s’attardant sur la
période où elle fut hospitalisée pour une tumeur au cerveau. Les
images de Day à l’hôpital avant l’intervention puis lors de sa

20Il suffit de penser aux travaux d’Orlan par exemple, surtout à l’enregistrement de ses
opérations esthétiques. Voir Paul Ardenne (2001), le chapitre „L’Ere de monstres” et le
catalogue Hors Limites, l’art et la vie 1954-1994 (1994).
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 199

convalescence ponctuent tels des staccatos les séquences de photos


restituant les hauts et les bas de son entourage » (Cotton, 2005, 148).
Les photos d’Annie Ernaux et de Marc Marie ont un autre
point commun avec l’art photographique de la fin du 20e siècle, le
choix des objets qu’ordinairement on ne remarque pas, qu’on ne
photographie pas. « La manière avec laquelle la photographie
continue d’être capable de transformer le sujet le plus insignifiant en
un puissant déclencheur de l’imagination » (Cotton, 2005, 43) est un
des traits qui se rencontre souvent chez les artistes récents. Charlotte
Cotton s’arrête dans le chapitre intitulé «À la fois quelque chose et
rien» sur ce sujet : « Depuis le milieu des années 1960, ce que
j’appellerais le ”conceptualisme ludique” de la photographie de
natures mortes a suivi une évolution parallèle à celle de la sculpture
post-minimaliste. Les photographes ont cherché à faire de l’art à partir
du matériau même de la vie quotidienne, en brisant les frontières
entre leur studio, les galeries d’art et le monde extérieur. Ils ont voulu
par ailleurs créer des œuvres dans lesquelles leur compétence
technique ne serait pas mise en avant.» (Cotton, 2005, 116)
Enregistrer sa vie privée, mettre en scène son intimité, même
les moments les plus vulnérables, fait donc partie d’une direction
importante dans l’art de la fin du 20 e siècle et L’usage de la photo
s’inscrit dans cette direction. Surtout dans le désir d’attraper
l’insaisissable, d’enregistrer la vie et l’amour. Ce nouveau réalisme,
qui emploie toutes les techniques, visuelles et littéraires, en les
mélangeant pour trouver plus d’authenticité lie ce roman aux
expériences des artistes de la fin du 20 e siècle. La maladie devient un
sujet artistique et un prétexte pour récupérer une expérience
fondamentale : « un jour, il m’a dit : ”Tu n’a pas eu de cancer que
pour l’écrire.” J’ai senti que, en un sens, il avait raison, mais, jusqu’ici,
je ne pouvais pas m’y résoudre. C’est seulement en commençant
d’écrire sur ces photos que j’ai pu le faire.» (Ernaux, Marie, 2005, 56)
200 Alexandra Vranceanu

La différence entre les œuvres des photographes cités plus


haut et le roman d’Annie Ernaux et Marc Marie apparaît dans l’usage
de la photo – car si le culte de l’intimité est commun aux écrivains et
aux artistes, il y a une manière différente de faire voir. Le rôle très
important de l’ekphrasis, c’est à dire de la description, de la parole
dans ce roman fait que ces photos cachent plus qu’elles ne montrent.
Annie Ernaux et Marc Marie prétendent utiliser les prises de vue pour
obtenir le plus haut degré de réalité, mais ils refusent à la photographie
ce qu’elle sait faire le mieux : montrer. L’image du corps hante le texte,
mais le corps reste caché, on le devine seulement. C’est ce
paradoxe qui fait que les natures mortes d’Annie Ernaux et de Marc
Marie figurent une absence : l’absence du corps, représenté
métonymiquement par ses vêtements abandonnées et qui construit un
autoportrait oblique – les photos ne peuvent qu’enregistrer l’absence
du corps et tout désir de retenir le temps à l’aide de la mémoire ou de
l’écriture semble voué à l’échec. La relation entre l’ancienne ekphrasis
et son avatar contemporain dans l’Usage de la photo montre que,
conservant sa capacité de «remplir les archives de la mémoire», la
photographie est un puissant générateur de fiction, capable à soutenir
un récit, tout comme une galerie de tableaux.
9

Le voyage ekphrastique:
interférences entre le verbal et le visuel dans
Le Journal indien1

Je vais m’arrêter dans ce chapitre sur un autre texte hybride,


qui se construit comme une galerie d’images accompagnées par leurs
descriptions, Le Journal indien de Michel Dufour et Lucette Desvignes.
Ce livre écrit à plusieurs niveaux nous propose un voyage imaginaire
au pays de l’Inde, un voyage fait par l’intermédiaire de la phantasia
créatrice d’un peintre et d’une poétesse. Ce beau livre part d’une
expérience que Lucette Desvignes décrit dans un article qui présente
et explique sa démarche poétique et celle du peintre Michel Dufour,
qui avait précédée la sienne : «Le Journal indien est en effet une ‘co-
production’ (comme on le dit si élégamment dans les jargons
médiatiques) du peintre Michel Dufour et de moi-même.» (Desvignes,
1999, 107) Le peintre Michel Dufour reçut un jour un quotidien
imprimé en Inde, et sans savoir pourquoi, peut être parce qu’il
n’arrivait pas à le lire, peut être parce que la beauté de ces
hiéroglyphes le fascinait, il déchiqueta le journal en morceaux.
Ensuite, l’artiste a utilisé ces morceaux du journal indien pour faire
des gouaches en couleurs de la terre, des collages où les morceaux de

1Cet article a été publié dans Studies on Lucette Desvignes and the Twentieth Century, nr.
17, 2007, The Ohio State, Newark, p. 81-91.
202 Alexandra Vranceanu

ce journal banal ont été utilisés pour réinventer un espace mythique,


l’Inde rêvée.
Le Journal indien est un livre composé en techniques mixtes : à
l’origine il y a donc ces gouaches que Michel Dufour crée en utilisant
des collages avec les morceaux du journal écrit en caractères hindis ; le
deuxième niveau du livre est constitué par les poèmes brefs que
Lucette Desvignes écrit en partant de ces images. Les références au
monde de l’Orient se retrouvent à plusieurs niveaux : il y a d’une part
le journal indien, écrit en caractères orientaux et que Michel Dufour
trouve « hermétiques » et ensuite les références culturelles qui se
trouvent dans les poèmes et qui renvoient tantôt à la nature ou à la
géographie de l’Inde, tantôt à sa culture. C’est un Orient imaginaire
que ces deux artistes construisent, composé par l’intermédiaire
d’innombrables citations et références.
Comme dans La Galerie de Philostrate, dans Le Journal indien
Lucette Desvignes emploie une structure paratactique : le fil directeur
du volume est formé par l’enchaînement de descriptions et son unité
est donnée uniquement par l’ensemble d’images. Un autre repère
littéraire qu’il faudrait rappeler ici est La Galerie de G. Marino2. Partant
du modèle de Philostrate, redécouvert par les humanistes, Marino
compose un recueil de poèmes qui tournent autour de la description
des œuvres d’art. Depuis le Romantisme et le Symbolisme, les poètes
n’ont pas cessé de prendre comme sujet des œuvres d’art et d’écrire
des poèmes qui tournent presque exclusivement autour des œuvres
d’art. Un exemple représentatif est le poème postmoderne Selfportrait
in a convex mirror de John Ashbery3.

2 Pour le rapport entre la peinture et la poésie dans la pensée de Marino voir Moses,
1985, 82-110.
3 Voir à ce sujet Heffernan, 1993, 169-190 pour la relation entre le poème ekphrastique

moderne et celui postmoderne voir le dernier chapitre du livre, p. 139-190 et aussi


Davidson, 1983, commenté par Heffernan.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 203

1. Détruire et reconstruire. La double référence du texte


ekphrastique.

La plus importante particularité du poème ekphrastique


réside dans le fait que le poète refuse de décrire directement la réalité,
il refuse la référence mimétique et préfère le détour offert par un autre
art (voir Yacobi, 1997). Quand il s’agit de poètes qui font référence à
des tableaux qui représentent d’une manière iconique le monde, il
arrive alors que l’ekphrasis renforce la valeur de la mimesis, le réalisme
du texte. Par exemple, quand un écrivain comme Balzac nous fait voir
ses personnages en faisant des références à des œuvres d’art connues :
Eugénie Grandet qui ressemble à Venus de Milo et aux Madones de
Raphaël, ou le narrateur du roman Á la recherche du temps perdu nous
explique comment Swann a fini par trouver belle Odette quand il a vu
qu’elle ressemblait à Séphora de Botticelli.
Mais ce n’est pas le cas du Journal indien, puisqu’ici le peintre
part d’un texte, un texte inconnu et incompréhensible, écrit dans des
caractères mystérieux, mais d’une beauté plastique, qui le fait voir
autre chose qu’un simple journal racontant peut-être des choses
banales. C’est Lucette Desvignes qui nous explique la naissance de ces
images : «Le peintre reçut un jour un quotidien imprimé en Inde, dont
la somptuosité des caractères hindis le fascina tandis que leur
hermétisme absolu l’irritait. Sans trop savoir ce qui le poussait, il
déchiqueta toutes ces pages en centaines de morceaux, irréguliers de
forme et de surface. Puis, conscient qu’il vient de détruire, il eut,
génialement, l’idée de reconstruire. Restructurer à sa manière ces
fragments épars.» (Desvignes, 1999, 107-108)
Comment fait-on pour transformer un journal qui raconte des
faits divers dans une série d’images non-figuratives et puis dans une
série de poèmes ? Le journal indien est un très beau poème qui nous fait
voir le mirage de l’Orient filtré par deux moyens, par deux regards,
par deux codes, le verbal et le visuel. Les chercheurs qui analysent
204 Alexandra Vranceanu

l’ekphrasis s’accordent pour souligner que ce topos hérité de la


littérature grecque antique est un filtre puissant : dans les termes de la
sémiotique, on pourrait dire que l’ekphrasis est la représentation d’une
représentation. On ne voit pas directement l’Inde, il ne s’agit pas d’un
véritable voyage en Inde, mais d’une fantaisie, d’une projection
dirigée par l’intermédiaire de l’imagination d’un artiste et d’une
poétesse : «Touffeur de l’air sous les palmes/ Le Gange est proche /
La mousson d’été va se lever» ou «Oblique sous les figuiers/ le regard
de Siva/ suscite/ une effervescence végétale./ Étouffée/ la palpitation
de la vie/ n’a plus la moindre chance».
L’importance de la phantasia dans la genèse de l’écriture
ekphrastique a été soulignée maintes fois ; je cite ici le commentaire de
Judithe Labarthe-Postel : « seul le démiurge qui est la phantasia permet
d’expliquer la puissance du discours quand on l’utilise, et le fait qu’il
donne l’impression à l’auditeur ou au lecteur, que ce qui est décrit est
vivant» et quelques lignes plus loin, elle ajoute : « La phantasia peut
donc représenter ce qui est perçu – qu’il s’agisse de la réalité, ou d’un
rêve, ou d’un tableau - ou ce qui a été perçu – un souvenir- ou encore
ce qui pourrait l’être - une hallucination, une vision.»4. L’idée
essentielle est que, par rapport à l’écriture construite sur la mimesis,
sur l’imitation de la réalité, les textes qui sont générés par la phantasia
de l’écrivain ne cherchent même pas de prétendre qu’ils copient le
monde. C’est pourquoi des poèmes comme celui-ci « Climat
d’Apocalypse/ L’humus parturient/ engendre le feu le sang les
ténèbres/ Le réel était peut-être explosif » demandent la participation
de la phantasia du lecteur. Il faut qu’on participe à imaginer, à inventer
ce monde mystérieux, qui n’est pas véritablement décrit, mais
seulement suggéré.

4Voir Labarthe-Postel, 2002, 48, 50 et Marin, 1994, spécialement l’étude “Mimésis et


description”.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 205

2. La lecture des signes visuels : le plastique et l’iconique.

Silvia Pandelescu souligne maintes fois que «Lucette


Desvignes associe à la structure de son imaginaire les moyens
expressifs suggérés par ses contacts constants avec les créateurs d’art :
ces greffes élargissent encore le champ de sa propre capacité à
représenter le réel et rendent encore plus vivante, plus vibrante, la
triade auteur-œuvre-lecteur.» (Pandelescu, 2000, 3) Un peu plus loin,
elle observe que «Lucette Desvignes peut être considérée comme un
écrivain du toucher, de l’ouïe, de la vue, qui obtient des effets
chromatiques par les mots (la palette des couleurs ayant retenu
l’attention de Sylviane Giraud Saugues), afin de donner à voir et à
entendre, et pas seulement à lire. Sans négliger le rythme, la cadence
qui assurent la respiration de ses écrits en prose, lesquels présentent
même, comme La Brise en Poupe, une architecture musicale et des
périodes sonores dans leur texture.» (Pandelescu, 2000, 8)
Des livres qui partent des descriptions des images existent
tout aussi bien dans la tradition classique que dans le monde
asiatique. C’est pourquoi les poèmes de Lucette Desvignes peuvent
être reliés en même temps à deux mondes d’inspiration poétique : « A
chaque peinture son bref poème, dans le style du haïku japonais : il
n’y a pas de commentaire descriptif, mais traduction lyrique d’une
émotion esthétique qui voudrait se transmettre à son tour». Quelques
lignes après, Lucette Desvignes ajoute : «Pour suivre harmonieusement
l’inspiration du peintre, la disposition élaborée de chaque poème
répond à sa manière à la liberté des formes et des couleurs empreintes
de rêve.» (Desvignes, Dufour, 2003, Introduction) Retenons cette
expression, la liberté des formes et des couleurs empreintes de rêve, car elle
nous explique comment il faut lire ce livre en soulignant d’une part
l’ouverture du code plastique utilisé par le peintre, à qui correspond
l’ouverture au niveau du langage poétique, des métaphores qui
composent les poèmes.
206 Alexandra Vranceanu

Dans Le journal indien la poésie surgit des images et, encore


plus, la poésie est toujours accompagnée des images qui l’incitent.
Parfois, les poètes cherchent à narrativiser les images, à lire des
actions derrière les tableaux. Mais ce genre d’image non-figurative
n’encourage pas la narration. Donc, l’invention d’un monde se fera
par des suggestions lyriques, des images qui nous invitent à imaginer
un monde exotique, étrange, une nature luxuriante.
Il ne faudrait pas oublier que les images décrites par Lucette
Desvignes sont des images issues des textes aussi. Et que Michel
Dufour commence par trouver hermétique, un banal journal qui
raconte peut-être des faits divers, des éléments non artistiques. Mais
puisqu’il ne pouvait pas le lire, il le redessine, il transforme ce journal
dans une poésie concrète. La lecture des hiéroglyphes se fait
évidemment en renonçant aux histoires racontées dans le journal et
qui seront remplacées par la poésie. C’est l’illisible donc qui demande
cette lecture non-figurative et lyrique. «Dans cette inspiration non
figurative, des formes oniriques évoquant des lianes, des végétaux,
des nuages, donnent à ces taches colorées un étrange pouvoir sur
l’imagination qui se sent tirée en direction de l’Extrême Orient»
(Desvignes, Dufour, 2003, Introduction), écrit Lucette Desvignes. Ces
deux artistes refusent de lire la réalité directement et préfèrent de
filtrer par leurs moyens les actions et nous faire rêver.
Lucette Desvignes note dans la présentation du volume
(Desvignes, 1999, 108), que je viens de citer : «Rien de figuratif : pas de
temples, pas de palais, pas de paysages. Mais partout le lyrisme, jailli
du tréfonds, épanoui en suggestions de lianes, de fougères
exubérantes, de reptation envahissante (règne animal ou végétal
confondu), de demeures abandonnées devant cette menace.» En
vérité, dans cette description du volume on sent la voix du poète, car
soit il n’y a pas de représentation figurative, et donc des signes
iconiques, soit le peintre nous fait voir «des sables, des lueurs
d’aurore, des éruptions, des giclées de lapilli jusqu’aux nuages,
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 207

jusqu’aux étoiles. Des passages de vent, des orages, des


tourmentes ...» (Desvignes, 1999, 108) Comment décrire donc une
image qui ne représente pas le monde d’une manière iconique, un
message visuel qui n’est pas conçu selon des signes qui
« ressemblent » aux objets ? Pour reprendre la théorie sémiotique du
Groupe µ (1992), on peut parler dans les énoncés visuels de signes
iconiques ou de signes plastiques. Les signes iconiques signifient par
leur « ressemblance » à un type visuel qu’on puisse reconnaître dans
la nature et les signes plastiques signifient uniquement par
l’intermédiaire de leur forme, couleur et texture.
Les signes plastiques s’articulent ainsi dans des images non-
figuratives, des images qui ne copient pas les objets du monde visible.
C’est pourquoi la lecture des signes plastiques peut poser problème,
car le code est plus libre est encourage la lecture lyrique. Mais il arrive
parfois que les poèmes de Lucette Desvignes partent des suggestions
iconiques de l’image : elle lit parfois d’une manière iconique ces
images et voit dans ces gouaches des étoiles, des arborescences, des
clairières, des jardins et des bois. Il y a surtout un jeu sur la lumière,
car les images sont réalisées en couleurs qui suggèrent la terre et la
nuit : marron, beige, rose, noir. Des couleurs qui pourraient décrire un
paysage à l’aube, ou pendant la nuit, illuminé par un éclair ou par la
lune seulement. Ces images mystérieuses qui ne décrivent pas le
monde réel, signifient par leur pouvoir symbolique un monde formé
de références culturelles et géographiques.
Un poème qui accompagne une gouache qui montre un carré
décoloré qui semble encadrer des feuilles est accompagné par le
poème suivant : «Naguère/ la fenêtre s’ouvrait/sur la fraîcheur du
soir/ Une luxuriance de fougères/ avidement/ s’est hâtée d’aveugler
le regard». Une autre image qui semble suggérer un morceau de tissu
imprimé avec des détails orientaux est lu ainsi : «Broderies et
dentelles/ Raffinement des satins/des velours couleur de pêche/Á
peine cachée/ Kali la noire/garde l’œil ouvert.»
208 Alexandra Vranceanu

Le mélange entre signes plastiques, formes, couleurs et


textures et signes iconiques, des signes qui ressemblent, probablement
par hasard, aux étoiles, aux arbres, aux cieux ou aux éclairs est très
suggestif pour l’imagination du poète. Par exemple, dans un dessin où
l’on voit le collage d’un morceau de journal en forme de triangle sur
une image bordée dans la partie supérieure de volutes cendrées,
Lucette Desvignes lit : «Par la fenêtre du rêve/ un Fuji-Yama
pacifique/offre au ciel ses étoiles en pluie./ Nonchalantes et tendres
et langoureuses/ les nuées se tressent en guirlandes/ Mais
infatigable/ Le coursier de Kâli/ précipite son galop ». Dans une autre
image, où les morceaux du journal se perdent dans un fond noir, le
poète voit ceci : «Les ténèbres gagnent/ fleurs d’oubli/dévorant le
passé». Et dans une image plus claire où, sur un fond laiteux, se
détachent quelques taches noires, le poète voit une «grêle d’étoiles
déversée d’en haut.»
Cette manière de lire dans les images non-figuratives d’une
manière quasi iconique est particulièrement intéressante ; car, d’une
part, on commence à voir, a imaginer, par l’intermédiaire de quelques
repères intertextuelles, des références culturelles tel Kali, Purusha, ou
géographiques comme Fuji Yama un monde oriental, mais on
commence à voir aussi un peu la nature. Il semblerait que ces images
cachent pour Lucette Desvignes un espace naturel mirifique récupéré
par le biais de la culture : «C’est ainsi ô Purusha l’homme d’argile/
que tu jaillis à l’aube des temps/ d’un brassage du limon et de l’air et
de l’eau/ Déjà soleil et nuages/ larmes de pluie et vents en
bourrasques/ élans et déchirures/s’engouffraient dans ton destin.»
Dans l’article qui présente Le Journal indien, Lucette Desvignes note
que, après avoir vu les images créées par le peintre Dufour, il ne lui
restait que à «ajouter le complément de son propre rêve indien, greffer
sur la vision du peintre une vision personnelle, à force d’analyse
intense, d’ouverture aux signes cachés, de réceptivité aux palpitations
ou aux éventuels messages.» (Desvignes, 1999, 108)
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 209

Un voyage articulé selon l’imagination de ces deux auteurs et


où l’on peut voyager uniquement si notre phantasia peut nous porter.
Un fait observé par Silvia Pandelescu, qui note à propos de ce texte
que «les perceptions et les associations se mêlent, se heurtent dans
chacune des deux modalités d’expression pour agir sur notre esprit et
nous permettre de broder nos propres variations sur celles que haïkaï
et miniatures nous proposent.» (Pandelescu, 2004, 99)

3. La fascination pour le non-lisible et la compétition5 entre peintres


et poètes.

Quand on ne peut pas lire, on invente pour expliquer, et on


projette du sens. Les images abstraites deviennent ainsi dans la lecture
poétique de Lucette Desvignes des œuvres où l’on peut lire les signes
de l’Orient. Il y a dans Le Journal indien beaucoup de poèmes qui font
référence à la lecture, à l’interprétation des signes. Dès le début du
volume, on sent l’angoisse du poète qui a peur de ne pas pouvoir
traduire l’émotion de ces images : «Le mot explose/ Le mot se diffuse
en gerbes de feu/ Saurons-nous Saurons-nous trouver la parole ?» Et
dans d’autres poèmes «Déchiffrer Déchiffrer/ Lire ce Braille d’étain à
la pulpe du doigt/ Mais surtout/lire les effervescences/les lacs de
mystère/ les échappées vers les jours.» Le poète se voit peut-être
comme un décrypteur : «Le décrypteur écartera les broussailles/et

5 Cette « compétition » est un topos fréquemment utilisé dans l’histoire de l’ut pictura
poesis, dès l’âge classique. Elle est souvent exprimée par la description négative, une
figure ou l’écrivain affirme son infériorité par rapport au peintre. Voilà un exemple qui
montre que la compétition entre peintre et poètes est encore vivante dans les yeux du
personnage de La brise en Poupe, Valmy : « la peinture, ce qui parle d’une âme sensible à
la beauté des formes, des couleurs, non seulement à la beauté des âmes, des mots, des
idées : je suis sûr que sous le crayon d’un artiste la vie serait conservée sans doute
mieux que par le biais des mots »5, Valmy pense en images, comme observe Silvia
Pandelescu, « d’où le style elliptique, syncopé, visuel, à support nominal, reproduisant
une activité mentale spontanée » (Pandelescu, 2005, 38)
210 Alexandra Vranceanu

tentera de comprendre/ Les signes gravés dans la pierre/ou le papier


misérable/auront pour lui pareillement/le visage hermétique/de Kali».
Mais «Nul besoin des signes écrits/ pour écouter en soi/ les
histoires de Mowgli» et la traditionnelle compétition du peintre et du
poète devient ainsi une collaboration. Le monde crée par la phantasia
de ces deux artistes demande une troisième intervention, car ce beau
livre ne présente pas une image de l’Inde véritable, mais une
projection bâtie sur des images mentales qui viennent de mondes
divers.
L’écriture de Lucette Desvignes devient souvent une écriture
intertextuelle. Le Journal indien n’est pas le premier texte où l’auteur
fait des références à la peinture et parfois au langage
cinématographique : «La coïncidence de plusieurs secteurs de
l’expression artistique – peinture, musique, langage cinématographique
– est constante chez l’auteur», souligne Silvia Pandelescu en faisant
des associations avec l’usage du langage cinématographique dans Les
Noeuds d’Argile (Pandelescu, 2005, 35).
Par rapport à d’autres textes contemporains à structure
paratactique et composante ekphrastique, comme par exemple les
Vues de dos de Michel Tournier et Edouard Boubat 6 ou Intérieur de
Philipe Delerm et Hammershøi, le Journal indien fait plus place à la
phantasia. L’explication pour cela réside dans le fait qu’ici on voit
surtout des images non-figuratives et des poèmes qui accompagnent
et qui n’expliquent pas les images. Dans Intérieur et dans Vues de dos,
la peinture figurative et les photos encouragent une lecture narrative.
Mais il est tout de même important de souligner que cette
collaboration/compétition de peintres et artistes est une constante de
l’expression contemporaine.

6 Tournier, Boubat, Vues de dos, 1981, photos accompagnées par des textes dans une
structure paratactique proche de celle du Journal indien) et Philippe Delerm, Intérieur,
2001, où l’écrivain commente/invente/explique/narrativise les tableaux de Wilhelm
Hammershøi.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 211

Je vais terminer cette analyse en soulignant que la beauté d’un


monde découvert à travers la poésie et la peinture est la beauté d’un
monde inventé, un monde aperçu par des miroirs doubles ou triples
qui voilent plus qu’ils ne montrent:
Palimpseste de l’ephèmere
gratté d’un coup de pouce
offert au noir et au blanc
pour la réécriture durable.
L’effusion
a choisi
les runes.
10

Les musées modernes et les romans


ekphrastiques

La transformation d’un genre littéraire né pendant l’antiquité


avec les Images de Philostrate et les Pastorales de Longus dans une
formule de succès qui produit de nombreux best-sellers demande
plusieurs types d’approches. Un rôle essentiel jouent dans ce procès
les stratégies de marketing culturel que les musées font pour mettre
en valeur certaines œuvres d’art. Le prestige de l’art et la circulation
des images emblématiques dans la culture contemporaine influence
beaucoup la transformation de l’écriture ekphrastique dans un genre
de succès. Décrire des œuvres que tout le monde connaît, qu’on a vu
pendant ses voyages et visites aux musées et galeries, garantit un déjà-
vu qui explique le choix des lecteurs contemporains pour un genre
littéraire qui était avant destiné à un public des élus. La diffusion des
textes informatifs non-littéraires comme les guides de tourisme et les
albums divers de divulgation de l’art aident le lecteur à apprécier le
récit ekphrastique.
Je vais m’arrêter dans ce chapitre sur un problème qui regarde
la référence de l’ekphrasis et analyser deux exemples qui semblent
très différents. Le premier exemple est La princesse de Mantoue de
Marie Ferranti, un roman qui semble s’inspirer à une œuvre d’art
réelle, les fresques peintes par Mantegna dans le palais ducal de
Mantoue. Si l’œuvre d’art décrite est exposée dans un grand musée,
l’écrivain peut profiter de son prestige et de la littérature critique qui
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 213

l’accompagne et construire un roman enrichi par ce fond


documentaire. Mais dans l’exemple que je discuterai dans ce chapitre
nous allons voir que le roman est génère non par l’image, mais par un
commentaire de cette image.
Mon deuxième exemple, Le tableau du maitre flamand d’Arturo
Perez Reverte, est un roman où l’intrigue est construite autour d’un
tableau mystérieux qui cache le secret d’un crime. L’écrivain essayera
dans son paratexte de nous encourager à chercher le tableau qui
donne le titre de son roman et prétendra que son auteur, le peintre
Van Huys existe. Quand l’image décrite dans un roman ekphrastique
est inventée, l’écrivain devra reposer sur sa phantasia pour tout
inventer. Dans ce cas, le tableau du maître flamand de Van Huys sera
inventé en partant de plusieurs œuvres réelles, de Van Eyck et
Campin et d’un style pictural connu.
Je vais m’arrêter ensuite sur le rôle joué par la phantasia dans
la description des œuvres d’art ou, plutôt, sur l’art d’inventer des
œuvres d’art en utilisant des mots. La raison pour laquelle les
écrivains préfèrent inventer un tableau qu’ils font semblant de décrire
peut être expliquée par l’angoisse entrainée par la compétition de
l’écrivain avec le peintre, qui produit une sorte d’effet Méduse. Pour
analyser l’effet Méduse que produisent les œuvres d’art célèbres sur
les écrivains qui les décrivent, je vais m’arrêter sur un concept
proposé par W.J.T. Mitchell, the ekphrastic fear, un concept qui pourrait
expliquer la tension qui naît entre l’objet d’art et sa description
littéraire.

1. Le roman ekphrastique et la mise en scène des œuvres d’art dans


les musées.

Une possible explication pour la transformation d’un genre né


dans l’antiquité gréco-romaine et apprécié par les humanistes dans un
best-seller se trouve dans notre relation avec les œuvres d’art. Il est
214 Alexandra Vranceanu

évident que l’histoire de l’ekphrasis ne peut pas se séparer de l’histoire


de l’art, et de l’histoire de la réception et circulation des œuvres d’art.
Le succès des romans ekphrastiques récents peut être expliqué par un
changement important dans le mode de vivre de la population
occidentale après les années ‘70. Pendant la deuxième moitié du 20 e
siècle le public a commencé à associer la culture au loisir grâce aux
expositions accompagnées par des textes qui expliquent la peinture, la
sculpture ou l’architecture. Comme l’observait déjà Walter Benjamin
dans les années ‘30, la reproduction des œuvres d’art caractérise
l’esthétique des temps modernes. Les œuvres d’art sont reproduites
souvent, au point d’être transformées en gadgets et images
publicitaires. Les musées mènent des campagnes publicitaires qui
transforment certaines œuvres, bien choisies, en images
emblématiques, et ils utilisent des stratégies de marketing pour attirer
le public. Yves Michaud observe : «Au fond, le musée est la plus belle
illustration du diagnostic de Benjamin, dans ce qu’il a de plus
grinçant : il sauvegarde la valeur cultuelle en la soumettant aux
valeurs de l’exposition et de la publicité. Cela dit, son succès
considérable comme institution de la fin du 20e siècle traduit aussi la
force persistante du désir d’aura, d’authenticité, de singularité et de
valeur. On crée des musées de tout et n’importe quoi, des beaux-arts,
des arts contemporains, de l’image mouvante, du cinéma, de la
tapisserie et du fromage, des écomusées aussi, parce que, par principe,
c’est là qu’est supposé se conserver non pas l’aura mais quelque chose
de précieux. Le musée fonctionne ainsi comme conservatoire de tout ce
qui paraît en danger.» (Michaud, 2003, 123-124)
Chaque musée choisit l’œuvre qui peut attirer plus l’intérêt,
comme par exemple La Dame à la Licorne pour le Musée du Moyen
Age de Paris ou La Fornarina pour la Galerie Barberini de Rome, et ils
multiplient les reproductions pour faire connaître ces œuvres
emblématiques. Les textes explicatifs sont nombreux : des guides, des
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 215

histoires de l’art, plus ou moins spécialisées au sujet divers. Le


touriste curieux qui a visité le musée Cluny peut s’acheter en sortant
quelques reproductions de la tapisserie La dame à la licorne, des
gadgets, mais aussi des textes médiévaux en éditions poche et de la
littérature ekphrastique. En fait, ce sont les librairies des musées d’art
qui ont répandu le genre du roman ekphrastique, parfois même les
centres des expositions permanentes, comme le Quirinal à Rome, qui a
prévu un rayon pour ce genre de romans.
Ce type de texte de divulgation joue un rôle essentiel dans la
genèse et surtout dans la réception du roman ekphrastique. Songeons
par exemple à l’importance que des textes comme la Periegesis de
Pausanias ou la Naturalis Historia de Pline l’Ancien ont eu pour le
destin de l’art dans le monde antique : dans ces textes semblables à
l’encyclopédie ou au guide des temps modernes, Pline et Pausanias
ont fait la gloire de certaines œuvres ou artistes remarquables, une
gloire qui a résisté jusqu’à nos jours, même si leurs œuvres se sont
perdues depuis longtemps. Car l’ekphrasis, surtout dans sa forme
classique, qui contient la laudatio de l’artiste, est une source de prestige
inégalable pour les œuvres d’art. Les descriptions, les interprétations,
les analyses qui accompagnent certaines œuvres emblématiques,
comme Las Meniñas de Velasquez, La Cène de Léonard de Vinci,
l’Olympia ou Le déjeuner sur l’herbe de Manet, La jeune fille à la perle de
Vermeer, La Fornarina de Raphaël ont généré une nouvelle religion qui
n’est pas sans liaison avec les icônes tant adorées par les pèlerins
(Barolsky, 1996, 9-17). Les textes qui accompagnent et expliquent ces
peintures emblématiques ressemblent, avec leur effet publicitaire, aux
chansons de saint, tout comme le tourisme présente des points
communs avec le pèlerinage, dans le sens où un groupe de personnes
vont admirer de prés un objet exceptionnel qui est célébré par des
descriptions élogieuses. Apparemment, la fascination pour la beauté
de l’art passe maintenant par le roman ekphrastique.
216 Alexandra Vranceanu

2. Ekphrasis critique et invention romanesque.

Certains romans ekphrastiques profitent du prestige des


images connues et appréciées pour attirer l’attention des lecteurs sur
leurs romans. On a déjà vu que le rôle de cicerone qu’assume le
narrateur du roman ekphrastique apparaissait déjà dans le roman de
Longus, Daphnis et Chloé. Le narrateur de Longus parlait aussi,
d’ailleurs, de la notoriété des fresques qui se trouvaient dans la grotte
des nymphes au Lesbos, mais il soulignait surtout que, pour lire les
fresques, il a du demander l’aide d’un interprète. L’idée que l’image
cache une énigme est essentielle pour attirer au début la curiosité des
spécialistes, qui lui dédient beaucoup d’études critiques, ce qu’à son
tour attire l’attention du public, qui cherche aussi à trouver la clé du
mystère. Finalement ce sont les écrivains qui essaieront de trouver une
solution, en partie basée sur les interprétations des critiques, en partie
inventée, à l’énigme qui se cache dans certaines peintures très célèbres.
Les descriptions d’art faites par les critiques et par les
historiens d’art jouent un rôle essentiel dans la genèse du roman
ekphrastique1, car ce sont eux qui entourent l’image d’un halo de mots
explicatifs. La richesse de la bibliographie critique attire les écrivains
vers une certaine œuvre, ce qui rappelle le fait que pendant
l’Antiquité les stéréotypes du genre ekphrastique se transmettaient à
travers l’éducation sophiste, et non à travers la connaissance de l’art.
Je vais m’arrêter sur un exemple de roman qui trouve son inspiration
dans la lecture d’un essai d’histoire d’art et non dans une expérience
visuelle, même si l’œuvre d’art que l’auteur décrit existe et peut être
vue dans le palais ducal de Mantoue.
Le roman La princesse de Mantoue de Marie Ferranti est un
roman construit à partir des lettres que Barbara de Brandebourg, la

1 Voir «Les réécritures de Vasari dans les fictions biographiques contemporaines», où


Brigitte Ferrato-Combe (2007, 182-196) analyse le rapport entre l’ekphrasis de Vasari et
les récits de Pierre Michon, Jean-Phillipe Antoine et Christian Garcin.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 217

duchesse de Gonzague a envoyé à son amie d’enfance, Marie de


Hohenzollern, après son départ à Mantoue, où elle est allée pour
épouser Louis de Gonzague. Le roman n’est pas articulé autour de la
vie de Barbara, même si, à travers ses lettres qui sont tantôt
commentées, tantôt citées, on suit son parcours depuis la fin de son
enfance, à dix ans, quand elle arrive à Mantoue, et jusqu'à sa mort. Le
véritable sujet du roman est la Camera Depicta, intitulée aussi la
Chambre des Epoux, dont les murs sont couverts par la fresque peinte
par Mantegna vers 1470.
La fresque où Mantegna a représenté la famille Gonzague est
une des plus célèbres représentations en trompe l’œil de la
Renaissance italienne, qui a servi comme modèle à beaucoup
d’artistes baroques et maniéristes. Les murs de la Camera depicta
représentent Barbara de Brandebourg, Louis de Gonzague et leur cour
au moment d’une réception officielle. La fresque sera décrite petit à
petit au fil du roman, et utilisée comme miroir qui reflète la vie des
personnages et leur portrait. Le roman commence ainsi : « Barbara de
Brandebourg était laide. Elle a près de cinquante ans, quand Andrea
Mantegna la peint, au coté de son époux, Louis de Gonzague,
entourée de ses nombreux enfants et de la cour de Gonzague. ”Dans
la Camera depicta, écrit-elle à sa cousine, Maria de Hohenzollern,
Mantegna m’a fait des yeux las et jaunes, étirés vers les tempes
comme ceux des chats. Rien de délicat dans ma figure. Oserai-je
avouer que je suis étonnée de me voir ainsi ? Mais dame Julia, la
naine, qui se tient à mes cotés, est d’une ressemblance confondante et
je ne puis donc douter de la mienne avec ce portrait.”» (Ferranti, 2002,
13) Ce passage est significatif pour décrire le style du roman, qui
utilise la technique du manuscrit trouvé. Le narrateur omniscient
adopte un ton scientifique et synthétise les lettres de Barbara vers son
amie d’enfance, nous offre des informations historiques sur le destin
de son mariage avec Louis de Gonzague et aussi de sa relation avec
Mantegna. Ce n’est pas le narrateur qui fait le portrait de Barbara, elle
218 Alexandra Vranceanu

se décrit elle-même par une ekphrasis oblique, en affirmant, d’une part,


qu’elle ne se reconnaît pas dans l’image d’elle peinte par Mantegna,
mais en louant, comme Philostrate, la capacité du peintre de produire
l’effet de réel. Marie Ferranti imagine une identité littéraire pour tous
les personnages de La camera depicta peinte par Mantegna dans la salle
centrale du palais des Gonzague à Mantoue, et les présente à travers
les lettres de Barbara.
La curiosité de Barbara de Brandebourg pour la philosophie,
la culture classique et l’art est éveillée par le fait qu’elle reçoit à la cour
des Gonzague une éducation humaniste donnée par Vittorino da
Feltre, personnage historique : «Francesco et Paola de Gonzague ne
faisaient pas la différence entre les filles et les garçons. Tous leurs
enfants, et il semble que Barbara fut très vite considérée comme l’une
d’entre eux, bénéficièrent d’une éducation très soignée.» (Ferranti,
2002, 19) C’est ainsi que s’éveillera sa curiosité de connaître les secrets
de la peinture avec l’arrivée de Mantegna au palais ducal des
Gonzague.
Rejetée et évitée d’abord par le peintre, Barbara sera acceptée
dans l’atelier de Mantegna, qui la fascine et l’attire : «”Hier, écrit-elle,
je lui ai demandé s’il était satisfait de mes progrès dans la
connaissance de son art. Mantegna a souri. Ce sourire a scellé notre
réconciliation.”» (Ferranti, 2002, 90) La princesse deviendra ainsi la
confidente de Mantegna et c’est à travers son regard qu’on verra la
fresque, au fur et a mesure qu’elle est peinte : «Le peintre convie
souvent Barbara pour voir les plans qu’il dresse des différentes parties
de la chambre d’apparat. Mantegna veut ”bâtir une architecture qui
soutiendra la couleur”. Pour ce faire, il mêle toutes les sciences,
mosaïque, marbre, peinture à fresque, utilise les lois de la perspective
nouvellement découvertes, imagine enfin un oculus comme ”un puits
de lumière qui tomberait d’un ciel païen.” Il ne sera pas égalé.»
(Ferranti, 2002, 90-91) Ces descriptions filtrées par le ton admiratif des
lettres de Barbara et par les informations historiques racontées sur un
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 219

ton sec mènent le lecteur à croire qu’il est en train de lire un roman
historique. Et en vérité, La princesse de Mantoue utilise en partie la
structure du roman historique, avec l’artifice des lettres trouvées, ce
que conduit à un récit qui produit un fort effet de réel.
La raison pour cet effet de réel se trouve dans la source
d’inspiration de ce roman qui n’est pas, comme on aurait pu le croire,
la fresque de Mantegna, mais un essai d’histoire et d’histoire de l’art
écrit par Maria Bellonci. Marie Ferranti confesse dans la postface du
roman : « Il n’y a jamais eu de correspondance entre Barbara de
Brandebourg et Maria de Hohenzollern […] J’ai rassemblé quelques
éléments épars, puisés dans un article de Maria Bellonci sur les
Gonzague » (Ferranti, 2002, 136) L’article cité par Marie Ferranti est
une sorte d’explication d’image proposée par Maria Bellonci, dans un
article, « Portrait de famille », lui-même à mi-chemin entre un texte
scientifique et une fiction. Dans la dernière phrase de la postface
Ferranti s’excuse de nous avoir attiré dans ce piège fictionnel : « Tout
cela est un jeu, du roman dont les personnages ont été peints dans le
milieu du XVe siècle italien ». (Ferranti, 2002, 136)
Le goût du lecteur contemporain se dirige souvent vers ce
qu’on appelle «des histoires vraies», des documentaires, des
biographies de célébrités, car la fiction a perdu terrain devant ces
textes qui semblent donner des informations véritables. Voilà
pourquoi le coté documentaire du roman ekphrastique s’adresse à un
lecteur qui est prêt à apprendre et s’amuser en même temps. Les
écrivains contemporains redécouvrent ainsi une technique utilisée au
19e siècle pour convaincre les lecteurs de la noblesse de ce genre
bâtard, comme à l’époque on considérait le roman.

3. Le roman ekphrastique et la phantasia.

Il est évident que des romans comme La dame à la licorne, La


jeune fille à la perle, de Tracy Chevalier ou L’invidia di Velasquez de
220 Alexandra Vranceanu

Fabio Bussotti profitent du prestige des tableaux très connus. Il est


bien probable que le succès de ces romans soit motivé par la curiosité
des lecteurs qui connaissent les œuvres d’art décrites. Mais comment
expliquer le fait que certains écrivains utilisent les mêmes procèdes
ekphrastiques, qu’ils incitent la curiosité du lecteur et qu’ils lui font
connaître un grand nombre d’informations d’histoire de l’art, mais
que leurs références plastiques soaient fausses ?
Le roman d’Arturo Perez Reverte, Le Tableau du maître flamand,
contient les ingrédients qu’on a déjà identifiés dans La princesse de
Mantoue : une intrigue articulée autour de la description d’une
peinture, où l’ekphrasis est hybridée sur une formule narrative stable,
dans ce cas le roman policier, la description détaillée d’un tableau
prestigieux, où l’ekphrasis est soutenue et renforcée par l’hypotypose
et par des nombreux passages à caractère exégétique.
Selon les informations données par les personnages du roman
et par le narrateur omniscient le tableau du maître flamand qui se trouve
au centre du roman a été peint par Peter Huys au 15e siècle et exposé
pendant des décennies au musée du Prado. Le tableau représente
deux chevaliers qui jouent aux échecs, tandis qu'une belle femme lit
en arrière-plan et il contient une phrase mystérieuse : « Quis necavit
equitem ? » (Qui a tué le chevalier ?). En partant de cette phrase,
l’action du roman porte les personnages dans un parcours très
compliqué, car ils essaieront de découvrir qui a tué le chevalier ou,
dans les termes du jeu d’échec, qui a pris le cavalier. L’intrigue se
déroule à Madrid, où les personnages, un professeur de l’histoire de
l’art, une restauratrice de tableaux, un antiquaire, et un spécialiste en
jeu d’échec essayent de découvrir le criminel mystérieux qui tue en
laissant des indices inspirés par le tableau flamand de Van Huys.
Le caractère exégétique du texte est bien fort et les
interprétations de peinture s’intègrent dans une manière crédible dans
l’intrigue policière. Arturo Perez Reverte utilise l’interprétation du
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 221

tableau flamand comme générateur de suspense et l’action policière se


construit au fur et à mesure que les personnages déchiffrent
l’énigmatique narration visuelle peinte par Van Huys. Les références à
l’histoire du tableau, comme par exemple les conflits et alliances entre
Bourguignons et Flamands pendant la Renaissance, l’histoire des
mentalités ou l’histoire de l’art occupent une place importante dans ce
roman policier. On trouve même des références à l’histoire de la
littérature, car le chevalier peint dans le tableau flamand, Roger
d’Arras, est l’auteur d’un poème médiéval.
Mais Arturo Perez Reverte nous réserve aussi une petite
surprise, car le tableau flamand n’existe pas, même si le peintre cité,
Peter Huys a existé. Les couvertures de l’édition espagnole et
française illustrent l’ekphrasis romanesque dans un style qui rappelle
la Vierge du chancelier Rolin de van Eyck, et la Partie d’échec de Paris
Bordone. Mais ces illustrations modernes ne peuvent pas satisfaire la
curiosité des lecteurs, qui ont compris que le tableau du maitre
flamand cache une énigme plus complexe que celle décrite dans le
roman policier et ils sont partis à la recherche sur internet. La mise en
scène faite par Perez Reverte pour encourager ses lecteurs à chercher
ce tableau fait partie du texte et prolonge son énigme.
Dans un entretien où il explique la genèse du roman, Arturo
Perez Reverte augmente la confusion en affirmant que tout avait
commencé avec une image : «Es frecuente que un libro nazca de una
imagen. La tabla de Flandes nació en un coche-cama, a la luz de una
pequeña lámpara de cabecera, entre las páginas de un libro de
problemas de ajedrez. De pronto, lo vi. Una partida que se juega hacia
atrás, una joven bella y silenciosa. Y un misterio. Un cuadro. Un
cuadro flamenco, del siglo XV, en el que dos personajes juegan una
partida.» (Reverte, El Sol, 1990) Le roman a eu des modèles littéraires
variées, de genres diverses : «Alicia, Poe, Holmes, Aquiles y la
tortuga, Bach, Scaramouche y el capitán Garfio» (Reverte, El Sol, 1990).
L’écrivain cite aussi des peintres qui l’ont inspiré et insiste sur le fait
222 Alexandra Vranceanu

que Peter van Huys a existé, en nous demandant de vérifier ses dates :
« Van Eyck y Campin, por su parte, son responsables de que La partida
de ajedrez, y su autor, Pieter van Huys – busquen en las enciclopedias :
Brujas, 1415, Gante, 1481 –, pertenezcan a la escuela flamenca del siglo
XV. Ellos, mejor que nadie, me convencieron de que cualquier escena
inofensiva y doméstica puede encerrar simbolismos ocultos,
misteriosos, sentidos que escapan al observador, como la misma vida,
como un enigma a resolver. » (Reverte, El Sol, 1990).
Arturo Perez Reverte affirme donc que ce sont les peintres
flamands qui lui ont suggéré l’idée qu’une banale scène d’intérieur
peut cacher les indices d’une énigme à résoudre. Et pourtant,
cherchant dans les encyclopédies, on trouve que Peter Huys existe bel
et bien, et qu’on peut admirer deux de ses tableaux au Louvre et au
Musée d’art ancien de Bruxelles ; mais qu’il n’existe aucun tableau
peint par lui au Prado, qu’il n’a pas vécu au 15 e siècle, mais au 16e, et
qu’il est un disciple de Jérôme Bosch et non pas de Jan van Eyck. De
toute façon, si la pittura e cosa mentale, comme le voulaient Leonardo
da Vinci, alors elle peut se matérialiser dans n’importe quelle matière,
pourquoi pas en langage verbal aussi. La fausse référence n’annule en
rien l’ekphrasis, mais il ne s’agit plus d’une histoire qui explique
l’énigme cachée dans une œuvre réelle, mais d’une œuvre générée par
la phantasia d’un écrivain. Le rapport entre l’image peinte et l’image
mentale est toujours très fort dans le cas du roman ekphrastique.
La fausse tabla de Flandes peinte par le vrai van Huys, telle
qu’elle est décrite par Perez Reverte, est un mélange de styles,
techniques, bouts de vérité et de fiction et, même si elle n’existe pas
dans un musée, le lecteur peut l’imaginer par l’intermède de la
description détaillée du narrateur. Du point de vue théorique, la
distinction entre une ekphrasis qui décrit une œuvre réelle et une
ekphrasis qui invente une œuvre d’art ne devrait pas poser problème.
John Hollander (1988) a proposé de nommer la deuxième «ekphrasis
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 223

notionnelle», mais d’autres théoriciens comme Mitchell (1994) ou


Clüver (Clüver, 1997, 197) pensent que la différence n’est pas essentielle,
dans la mesure où toute ekphrasis fait allusion à une image mentale.
La distinction entre une ekphrasis qui décrit un tableau réel et
une qui invente sa référence plastique me semble pourtant relevant,
car il y a deux types de rapports entre le texte et l’image. Dans les
textes où la référence est inventée, la curiosité du lecteur doit se
contenter de l’image mentale produite par la description, tandis que,
si l’œuvre citée existe, le roman profite de sa beauté ou de sa célébrité,
et le prestige de l’image soutient et prolonge l’intérêt du lecteur. Si
l’ekphrasis reste une figure textuelle dans des exemples comme Le
tableau du maître flamand, dans des romans comme L’invidia di
Velasquez ou La princesse de Mantoue on peut parler d’une véritable
relation texte-image
Comment expliquer que le roman de Reverte ait pu tromper si
bien les lecteurs ? La facilité avec laquelle le lecteur est prêt à accepter
l’existence du tableau de van Huys s’explique par le fait qu’il existe un
concept tableau flamand qui dénomme un type visuel, codifié du point
de vue culturel. L’école flamande de peinture a une identité culturelle
très forte grâce au grand nombre de tableaux qui remplissent les
musées occidentaux. Une autre raison pour laquelle les lecteurs
arrivent à «voir», à imaginer un tableau fictif est le fait que les détails
de la création du tableau, la biographie du peintre, des personnages,
les descriptions du tableau sont très précis. Arturo Perez Reverte
soutient et englobe la description du faux tableau de Huys dans une
masse de faits historiques et vérifiables, parmi lesquels il y a aussi des
descriptions de tableaux qui se trouvent au Prado.
Une image, mais une fausse image. Une image mentale aurait-
elle assez de force pour générer un roman ekphrastique ? La mise en
scène que Reverte fait dans son roman et surtout dans son entretien
encourage le lecteur à croire à la réalité du tableau du maitre flamand.
224 Alexandra Vranceanu

Arturo Perez Reverte ira plus loin que Longus sur le chemin de la
vraisemblance ekphrastique : il fait de nombreux commentaires qui
prennent en considération l’histoire supposé du tableau, il parle
même des relations entre l’artiste et le modèle, le chevalier assassiné, il
invente une histoire d’amour entre le chevalier-poète et la dame
peinte dans le tableau. Tous ces détails attirent le lecteur à figurer une
image mentale à l’aide de la phantasia créatrice. Les détails visuels sont
très importants dans ce roman et d’ailleurs Perez Reverte affirme
ouvertement que ses modèles visuels sont Van Eyck et Campin, donc
des artistes connus. La phantasia est, disait Philostrate par l’intermède
de son héros, Apollon de Tyane, une maîtresse plus grande que la
mimésis, et de ce point de vue il n’existe aucune différence entre un
tableau réel et un tableau imaginaire ; la phantasia est tout à fait
capable de créer une image mentale qui peut avoir la même force
qu’une image réelle.

4. L’effet Méduse ou « the ekphrastic fear ».

L’idée que l’écrivain se sert de moyens littéraires pour peindre


dans l’esprit du lecteur une image, réelle ou inventée, peu importe,
montre que, comme toujours et depuis les temps où les sophistes
apprenaient à faire des ekphraseis, l’écrivain se voit comme le
concourent du peintre. Le but du rhéteur sophiste était de faire une
ekphrasis tellement puissante que son audience détourne les yeux du
tableau pour mieux suivre le discours. Si le discours qui expliquait,
décrivait et interprétait les images arrivait à remplacer les œuvres
d’art par des images mentales, le rhéteur prouvait qu’il était maître de
la phantasia. Cette compétition entre peintres et poètes continuera au
fil des siècles au point de devenir un stéréotype dans le cadre du topos
ut pictura poesis. Elle explique la relation entre les romans ekphrastiques
qui partent d’une image réelle et célèbre et les romans qui inventent
leur référence plastique.
Quelques aventures de l’«ekphrasis» dans la fiction contemporaine 225

Dans un entretien, Marie Ferranti avoue qu’elle avait vu la La


Camera depicta de Mantegna seulement après avoir écrit La princesse de
Mantoue et qu’elle l’avait visitée «sur la pointe des pieds. Je l’ai
regardée comme une voleuse, en passant. L’aurais-je vue avant, je
n’aurais peut-être rien écrit.» Tracy Chevalier, qui s’est inscrite à un
cours de peinture pour mieux écrire La jeune fille à la perle, affirme à
son tour qu’à une question comme «If you had the fortune of a brief
encounter with Mr. Johannes Vermeer, what single question would
you ask him? », elle répondrait : « Can you forgive me? ». L’idée que
certains romans ekphrastiques qui sont explicitement inspirés par des
œuvres d’art connues et célèbres sont en réalité écrits à partir de
sources littéraires ou historiques est troublante.
L’angoisse des écrivains devant les tableaux célèbres est un
signe d’admiration et de rejet. Dans son livre, Ekphrasis and the Other.
Picture Theory, W.J.T. Mitchell définit un concept, «the ekphrastic
fear», qui pourrait expliquer ce mélange d’admiration et de peur, cet
effet Méduse, qui gouverne les relations entre les écrivains et les
œuvres d’art qu’ils décrivent. Cette peur intervient au moment où
l’écrivain ressent la résistance de son code et quand il commence à
penser que toute ekphrasis est une utopie : « This is the moment of
resistance or counter desire that occurs when we sense that the
difference between the verbal and visual representation might
collapse and the figurative, imaginary desire of ekphrasis might be
realized literally and actually. [...] It is the moment in aesthetics when
the difference between verbal and visual mediation becomes a moral,
aesthetic imperative rather than (as in the first, “indifferent” phase of
ekphrasis) a natural fact that can be relied on. [...] All the utopian
aspirations of ekphrasis--that the mute image be endowed with a voice,
or made dynamic and active, or actually come into view, or
(conversely) that poetic language might be “stilled”, made iconic, or
“frozen” into a static, spatial array – all these aspirations begin to look
idolatrous and fetishistic. And the utopian figures of the image and its
226 Alexandra Vranceanu

textual rendering as transparent windows onto reality are supplanted


by the notion of the image as a deceitful illusion, a magical technique
that threatens to fixate the poet and the listener.» (Mitchell, 1994)
Ce passage souligne l’idée que dans la compétition entre la
peinture et la littérature, il arrive un moment quand l’écrivain est prêt
a abandonner ses armes, car il pense avoir trahi l’image et il craint
avoir perdu la compétition avec son rival. C’est à cause de cette peur
ekphrastique qu’il me semble essentiel de garder la différence entre les
deux types de références plastiques, imaginaire et réelle : car si dans le
premier cas l’auteur est libre d’inventer ses tableaux, dans le
deuxième, il doit supporter l’angoisse de la compétition avec un
maître reconnu. C’est le prix qu’il faut payer pour le transfère de
prestige qui se fait par l’intermède de l’ekphrasis entre un tableau
connu et reconnu et un texte.
Le fait que les écrivains attirent les lecteurs à s’imaginer une
œuvre d’art qu’ils cherchent ensuite dans les musées ou sur le net,
comme il arrive dans cas du roman Le tableau du maître flamand me
semble une preuve importante que le roman ekphrastique soit devenu
une formule de succès. Le lecteur innocent sera prêt à accepter
l’existence d’un tableau fictif construit à partir de morceaux
historiquement vérifiables. Arturo Perez Reverte profite de notre
connaissance en matière de peinture et fait appel à un type visuel, la
peinture flamande, qui fait partie de l’imaginaire commun, comme les
madones de Raphaël, Juliette et Romeo, Alice ou le père Goriot. Les
romanciers ont trouvé leur source d’inspiration dans l’histoire,
pourquoi donc ne pas réinventer l’histoire de l’art ? Ce qui a changé
avec le roman ekphrastique contemporain est le fait que
l’interprétation des œuvres d’art est devenue le piège qui attire et
retient l’attention du lecteur. Et donc générées par la phantasia de
l’écrivain ou mises en valeur par les stratégies de marketing culturel
entreprises par les grands musées, les œuvres d’art sont les véritables
personnages dans les romans ekphrastiques.
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Luxembourg, catalogue de l’exposition sous la direction de
Pascal Bonafoux, éditions Skira, 2004.
Hors Limites, l’art et la vie 1954-1994, catalogue de l’exposition du Centre
national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, 1994.

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