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matali crasset : « Le design ne doit pas imposer »


Par Benjamin Tainturier
Sociologue
Être chez soi mais regarder dehors, vivre mille suites possibles à l’existence entre quatre
murs : la designeuse matali crasset propose de quoi « habiter » en ambiguïté. Et, loin de se limiter à
la sphère domestique, ses contributions se déclinent du design industriel au design public des
espaces. Ainsi c’est elle qui, en juin, chapeautera, au cœur du quartier Saint-Cyprien à Toulouse, le
festival de création contemporaine le Nouveau Printemps.
Du design de matali crasset, on ne dira pas seulement qu’il est responsable. Il l’est
évidemment, en ce qu’il prend la mesure de l’impératif écologique et de son inscription au cœur de
l’espace domestique. Mais pour y répondre, il ne se contente sûrement pas de ces petits
accommodements par lesquels la production et la consommation dites « responsables » n’en sortent
pourtant pas des circuits capitalistes. Plutôt, matali crasset propose de quoi « habiter » en
ambiguïté : être chez soi mais regarder dehors, depuis une attache pouvoir se pro-jeter, vivre mille
suites possibles à l’existence entre quatre murs. Cet habitat va de pair avec une pleine conscience
des milieux et du soin à leur apporter, en affinité avec la protection de l’environnement.
Diverses, les contributions de matali crasset ne se limitent pas à la sphère domestique, mais
se déclinent du design industriel au design public des espaces. On lui compte des centaines de
projets, dont quantité lient des communautés humaines dans une même aventure collective, qu’il
s’agisse d’imaginer un pigeonnier pour colombophiles, un kiosque aux abords du centre hospitalier
universitaire d’Angers, ou des maisons sylvestres en Lorraine. Des expositions monographiques
sont venues couronner ces trente années de travail, au Victoria and Albert Museum de Londres, au
Cooper Hewitt Museum à New York, à l’Art institute de Chicago… En juin prochain, matali crasset
chapeautera le festival de création contemporaine Le Nouveau Printemps, au cœur du quartier
Saint-Cyprien de Toulouse. BT

Paru en novembre dernier, l’ouvrage Matrices1, que vous cosignez avec David Bihanic,
démarre par la mention du livre de Susan Snodgrass sur le design radical de Ken Isaacs 2.

1 Matrices de matali crasset & David Bihanic, éditions Athom & Presses du Réel
2 Susan Snodgrass, Dans la matrice, le design radical de Ken Isaacs, sombres torrents
Jusqu’à quel point reprendriez-vous le terme de radicalité associé au travail de Isaacs, un
terme qui renvoie à quelque chose de bien précis, de bien situé dans l’histoire du design.
Comment vous positionnez-vous par rapport à ce label ?

Je ne parle pas tant de radicalité mais plutôt d’un pas de côté, ce qui implique une certaine
différence de terminologie. Si radicalité il y a chez Ken Isaacs, elle consiste à proposer une nouvelle
typologie3. C’est à ce niveau que j’ai toujours été intéressée de travailler, celui de la typologie ; il
n’y est pas question pour moi de micro-évolutions, d’ajustements ou d’améliorations minimes, mais
bien d’un pas de côté, pour se décentrer et proposer des structures autres, à côté de ce qui existe
aujourd’hui. S’en saisit celui qui les comprend et qui, de fait, a envie de s’en saisir : le design ne
doit pas imposer, mais, au contraire, accompagner une conscientisation. On prend les structures
qu’on a envie de prendre. Une notion clef est celle de l’affordance qui définit un objet ou un
environnement qui suggère par lui-même sa pratique, son usage.

L’idée de « matrice » sert de colonne vertébrale à la première partie du livre et lui


donne son titre, pointant directement vers cette question des nouvelles typologies. Pour vous
citer : « Une matrice est, à mes yeux, ce qui fournit un appui (d’abord en phase de conception)
et une structure (celle dont sera dotée la chose à concevoir). Aussi, me permet-elle tout à la
fois de rassembler (influences, références), de reproduire (ce que la vie me donne à observer)
et de construire (objet, espace, notamment) ». Pourquoi ce concept, repris à Isaacs, vous
intéresse-t-il tant ?

La matrice, me parle à triple titre. D’abord, le terme fait directement référence à notre
origine, à d’où nous venons, ce que nous avons tendance à oublier. La matrice porte la trace d’une
mise en relation avec l’endroit premier d’où l’on vient, l’ancrage originel. Secondement, la matrice
donne une trame qui laisse l’appropriation opérer, qui organise une structure pour développer sa
propre façon de vivre. Aujourd’hui, je dirais qu’une matrice doit pouvoir être aussi une base pour se
projeter. De nombreuses personnes désireuses d’opérer une rupture dans leur chemin de vie doivent
pouvoir le faire avec une matrice de changement de vie. C’est l’opportunité d’essayer de voir autre
chose : et une maison peut être d’un certain secours pour se reconfigurer. C’est mon petit hommage
aussi à Bruno Latour…

En effet, le livre lui est dédié.

Sa pensée m’a beaucoup aidée : il a été un facilitateur pour un grand nombre d’entre nous
pour, très rapidement, amorcer une reconfiguration. Je définissais jusqu’alors le rôle du design par
l’amélioration de l’habitabilité du monde, on comprend que ce n’est plus suffisant aujourd’hui et
que c’est un changement de système qu’il faut opérer. J’ai longtemps travaillé sur des scénarii de

3 « La nouveauté (ou rupture principale) de son design consista en un remplacement des structures toutes
“dispersées” dans l’espace habitable par une structure centrale unique parvenant à relier l’ensemble des activités de
la maison. Ainsi naissait un design (et environnement domestique) que l’on pourrait qualifier de “total” en ceci qu’il
proposa, via une dynamique nouvelle de l’espace, la réalisation d’une trame de vie complète. » Voir Matrices, p. 23.
vies spécifiques que je sens assez proche de sa notion de modes d’existence. Il nous invite à
multiplier les manières d’habiter et de prendre soin des pratiques d’engendrement…

En effet, on retrouve de l’œuvre de Bruno Latour cette préoccupation pour le


« terrestre », importante dans votre travail et qui est très sensible chaque fois que vous prenez
pour modèle des habitations privilégiées d’autres sociétés que la nôtre. Comment le design
peut-il déployer ce concept si ample du « terrestre » ?

Je lis beaucoup, en ce moment, de livres traitant de sociétés qui n’ont pas poursuivi le
développement, soit parce qu’elles en ont fait le choix, soit qu’elles en étaient éloignées.

On s’aperçoit qu’elles ont une sensibilité tout autre, qu’il s’agit pour nous de regagner, c’est
notre rapport au monde qu’il faut revoir complètement : l’art et le design peuvent servir à cela.
Nous avons, je crois, la charge de convoquer le sensible, qui fait cruellement défaut.

La « maison » supporte un imaginaire très fourni, souvent associé à la protection, au


nid, à la coquille… Gaston Bachelard, dans La Poétique de l’espace, commence même par
parler de la hutte pour définir quelque chose de soustrait aux tourments du monde. Êtes-vous
en accord avec cet imaginaire ?

J’ai lu ce livre quand j’étais aux Ateliers/E.N.S.C.I., bien sûr : il a même été un livre de
référence pour moi pour comprendre la nécessité d’une spatialisation singulière, d’où, pour chacun,
l’importance des recoins et de vivre sur plusieurs niveaux – je fais référence au passage sur la cave
et le grenier – en quelque sorte des endroits avec des aspérités pour que le vécu puisse s’y attacher.
C’est d’ailleurs pourquoi j’aime et je me retrouve dans le travail de Ken Isaacs qui propose une
structure à habiter avec des plans à différents niveaux, un condensé de maison mais au centre de
l’espace. Je me suis toujours battue contre l’idée de la maison « cocon ». C’est pourquoi, j’ai
toujours questionné par exemple la pertinence du canapé. D’abord, parce que son rôle a été dévoyé
peu à peu : il fait maintenant plutôt face à la télévision alors que je le conçois d’abord comme une
structure d’échange. C’est un objet qui est devenu très encombrant et qui fige énormément l’espace.
On l’a vu pendant le confinement, durant lequel on a compris enfin l’importance d’avoir des
structures évolutives. C’est aussi un catalyseur de statut, or faire abstraction de cette notion de statut
libère l’usage et ouvre des perspectives. Comme le précise Anne Cauquelin : « l’homme à la faculté
de retrouver la spontanéité de la nature car il y a au fond de la nature une contre-culture plus
originaire que les normes arbitraires d’une société donnée ». Pourquoi continuer à faire un fauteuil
avec des accoudoirs alors que les accoudoirs sont apparus comme un attribut pour affirmer le
pouvoir ? Ceux qui en étaient dépourvus étaient assis sur des chaises.

C’est à dire que le pater familias, lui, a des accoudoirs et un certain droit au confort ?
Oui tout a fait. Notre rôle est de questionner ces structures et leur formalisation : nous en
avons hérité mais portent-elles les bonnes intentions ?
Un de mes premiers mobiliers revendique, par exemple, le droit à l’hospitalité : c’est une
colonne d’hospitalité4 qui se déploie et crée son propre espace quand on n’a pas de chambre d’ami.
Ce mobilier met en capacité des gens qui n’ont pas beaucoup de place de faire un geste
d’hospitalité.

Cette question de l’hospitalité me fait immédiatement penser à un de vos objets, réalisé pour
la Halte-femmes5, au Carreau du Temple à Paris. Cet objet doit servir de nombreuses
fonctions et surtout supporter un certain poids social, affectif, apporter du réconfort.
Comment cet exemple peut-il illustrer votre travail sur les objets, dont le design traduit
parfois une fonction très riche ?

La halte-femmes est un lieu d’accueil très chaleureux, déjà par la présence du bois dans la
halle, mais qui de plus semble dire : ce lieu singulier a été fait entièrement pour toi, c’est un
deuxième niveau de générosité. L’intention prime : je n’ai pas envie de faire un objet pour faire un
objet. Je ne travaille pas de cette façon-là ; l’esthétique, la forme, la matière ne sont qu’au service
de cette intention.

Je reviens à l’imaginaire autour de la maison, contre lequel vous déployez l’idée de


projection : la projection dans la vie, d’une part, mais aussi la projection vers l’extérieur.
Comment battre en brèche cet imaginaire du cocon et du repli, pour, comme vous le faites,
proposer au contraire une maison ouverte sur l’extérieur ?

J’avais cette conviction que plus on est confortable, plus on diminue le potentiel d’agir.
C’est complètement lié et on le voit. D’abord, il faut préciser qu’il y a ceux qui n’ont pas de maison,
et combien c’est difficile dans ce cas, d’avoir un projet de vie. Pour ceux qui ont la chance de vivre
dans une maison, elle doit être un objet sur lequel on peut intervenir. Je travaille avec les envies, pas
avec les besoins, cela n’a rien à voir. La notion de besoins a été détournée par le marketing, pour
justifier la création de nouveaux produits. Mais les envies constituent un gisement personnel à
peaufiner, à explorer, que l’on peut nourrir quotidiennement… la maison permet la matérialisation
des envies. Certes elle nous protège mais elle doit rester poreuse avec l’extérieur. Nous devons être
vigilant à ne pas être dans une position de repli, la défense du commun est aujourd’hui plus
qu’essentielle. La maison doit être porteuse de nos projets de changement. Notre consommation
domestique peut devenir l’outil pour notre transformation. Cela peut être aussi simple que de
pouvoir relier chaque objet qu’on achète avec l’écosystème d’où il vient.
Quand je m’habille le matin, je réactive ma relation au monde en quelque sorte : je porte un
pull, je sais d’où il vient, je sais de quel écosystème il provient. On peut avoir, ainsi, un ancrage par
procuration, à travers quelques beaux objets qu’on achète directement. Ils permettent aussi de
4 Quand jim monte à Paris, 1995, colonne d’hospitalité composée d’un matelas-futon, une lampe et un réveil, édité
par Domeau & Pérès
5 Halte-femmes pour l’association Aurore, espaces d’accueil et d’écoute au sein du Carreau de Temple à Paris
prendre soin. Une assiette en céramique, ou en bois par exemple, il faut la laver soi-même, ne pas la
mettre au lave-vaisselle… Petit à petit, c’est l’effort pour retrouver cette notion de soin et de
domesticité, qui a été quelque part écartée, qu’il faut réactiver. Aujourd’hui, on a délégué trop de
choses de notre domesticité, ce qui a fait apparaître peu à peu des emplois très précaires.

Sur cette intuition que l’espace domestique est celui dans lequel réaliser, petit à petit, la
transition des modes de vie, on voit aussi que l’actualité a rendu plus prégnante encore la
question de l’énergie, qui est présente dans votre propre réflexion, et qui a finalement fait
sentir l’immensité de la tâche à accomplir.

La guerre en Ukraine a très clairement révélé au jour cette préoccupation, créant comme une
espèce d’alignement des planètes, qui nous fait penser que c’est le moment de changer. Cela
nécessite de complètement se reprogrammer, et l’effort est énorme, parce que le capitalisme nous
innerve en profondeur. Pour des gens de ma génération, nous pouvions compter sur des
manifestations à la marge, qui constituaient la contre-culture. Elle était le creuset d’engagements, de
singularités dans lesquelles on pouvait puiser ou qui nous permettait de rester vigilant sur les
limites. Aujourd’hui, cette contre-culture a été ingérée par le capitalisme.

Un mot que vous employez souvent, celui de survie, pointe directement vers la menace
des catastrophes à venir. Cette idée de l’environnement hostile dans lequel il faudrait survivre,
a, par le passé, nourri le travail des designers et des architectes, je pense notamment aux
dômes géodésiques qui passent aujourd’hui pour l’architecture élue des survivants comme des
conquérants. Quel nouveau sens donnez-vous au mot de survie et comment de nouvelles
structures en dérivent-elles ?

La notion de communauté est pour moi essentielle. Et aujourd’hui, faire communauté est
compliqué, elle existe à des endroits bien particuliers. La quête d’identité perpétuelle,
caractéristique de notre temps, se place en porte-à-faux avec l’idée de communauté aujourd’hui. Ce
dont nous avons besoin, c’est de nous fédérer, à petite échelle – il me semble que c’est l’échelle à
laquelle cela va se passer – ce sera plus clair. J’ai toujours eu un grand intérêt pour les
communautés, pour les utopies justement, concrètes ou pas. Je collabore avec le Familistère de
Guise, qui est une utopie concrète et construite, sur la notion de l’hospitalité. C’est à la fois un
musée, un lieu de vie, un campus pour réfléchir à toutes ces questions et aux enjeux d’aujourd’hui.
Je travaille en partenariat avec le lycée des métiers d’art de Saint-Quentin pour aménager trois
appartements. L’enjeu est de comprendre en y vivant, ce que peut recouvrir l’idée d’utopie
aujourd’hui. Un des projets, par exemple, qui porte le nom d’un livre d’Émilie Hache Ce à quoi
nous tenons, s’articule autour d’une grande structure-étagère disposée sur toute la longueur de la
pièce, au centre et non contre le mur. Elle porte en son sein un endroit où on mange, un endroit où
on s’installe, où on travaille, etc… C’est une structure qui nous permet de faire un tri entre ce qui
est nécessaire et ce qui est superficiel en stockant les objets en haut de l’étagère si on ne veut pas les
utiliser. Cet espace nous permet de réfléchir, d’aider à la conscientisation des choses importantes.
Une des vocations du design c’est aussi de modeler des objets à des buts pédagogiques,
pour faire de notre environnement, de nos objets, les médiateurs de tout un contenu. Cette
mission est bien remplie à l’exposition jeunes publics « Sid et le monde de dessous6 », en ce
moment à Shangai, où il est question de montrer à de jeunes enfants ce qui constitue notre sol
à environ un mètre sous nos pieds : comment conciliez-vous design et pédagogie ?

Maintenant, je me saisis de tout projet pour développer notre culture du vivant.

Comment arriver à travailler des objets pour faire comprendre des choses ? À qui ?

Dans cette exposition, l’idée est d’inviter les enfants à faire ensemble avec les parents. Plus
on participe, plus on intègre et on comprend intimement les choses.

Jusqu’à quel point intervient la réflexion sur les matériaux que vous employez dans
votre travail ?

Il y a des matériaux qui ne sont pas digne de ce nom. Je me suis toujours interdit d’utiliser le
MDF par exemple, car c’est n’est pas du bois pour moi. C’est à nous, créateurs, de donner les
limites de l’acceptable. Par contre, j’utilise volontiers le contreplaqué multiplis, qui est constitué de
tranches du bois collé ensemble pour amplifier sa solidité et éviter qu’il ne travaille. Un certain
nombre de designers travaillent à la création de matériaux vertueux. La matière va plutôt s’inventer
au niveau local. La matière n’a jamais été un point de départ pour moi, je ne fais pas un objet
motivé par l’utilisation d’une matière, encore moins quand elle nécessite l’usage de nouvelles
technologies. L’intention de faire un objet doit être d’une autre nature.

Il est vrai que vous travaillez beaucoup avec les lycées et les lycéens. Qu’est-ce qui
explique votre choix pour ces structures particulières d’éducation ?

Je travaille avec des acteurs ancrés sur le territoire et donc qui ont des relations privilégiées
avec les lycées techniques ou professionnels. Actuellement dans la Meuse avec le centre d’art rural
Vent des Forêts et sur l’initiative d’une documentaliste avec trois lycées professionnels : les lycées
la Bricquerie et Rosa-Parks à Thionvile, le lycée Gustave Eiffel à Talange. Au Familistère de Guise
est impliqué le lycée des métiers d’art de Saint-Quentin ; en Occitanie, pour des projets en cours
avec l’UIMM Occitanie Beauzelle, interviennent le Lycée des Métiers d’art, du bois et de
l’ameublement de Revel et les lycées Urbain Vitry, Joséphine Baker et des Arènes à Toulouse. Je
viens ponctuellement dans ces endroits et je propose des projets concrets qui, j’espère, se vivent
comme une aventure. Il est important de redonner envie de prendre part. Nous avons besoin d’une
génération pragmatique et nous devons lui donner des signes pour l’encourager à agir.
6 Sid and the world below, exposition à la Creative Gallery _ Playground du Centre Pompidou x West Bund Museum
Project, Shanghai qui s’est tenu du 22 juillet 2022 au 12 février 2023
En tant que femme designer de renommée internationale, quel regard portez-vous sur
la jeune génération qui apprend cette discipline ? Vous participez à des jurys, à des comités
d’évaluations : à quel point s’impose cette conscience écologique dans les créations de jeunes
professionnels ?

Ce qui demeure compliqué et d’une extrême importance, dans une école de design, est de
trouver sa propre approche et son aspect sensible. C’est sur cette approche que va venir se catalyser
une façon de prendre en compte ces enjeux écologiques. Il ne faudrait pas inverser le processus et
faire des designers des spécialistes, des experts de l’écologie. Augustin Berque nous invite à la
réhabilitation du symbolique face au déterminisme technique. Il me semble qu’au contraire, en
ayant une approche bien sensible, chacun va trouver son propre terrain pour faire évoluer l’écologie.
Il nous faut du multiforme.

Beaucoup de vos créations prennent place dans des contextes sociaux, territoriaux,
environnementaux très différents. Comment se passe, dans l’histoire d’un projet, cette prise
de contact avec le terrain, puis cette familiarisation avec le contexte, alors même que vous
affirmez votre souci d’intégrer les populations locales, les partenaires, dans la conception du
travail final ?

Un projet, c’est d’abord une rencontre. J’adore faire ce que je n’ai jamais fait, et j’adore me
remettre en question et apprendre à travers le projet. Dans un premier temps, le projet peut être
assimilé à un « terrain » comme en anthropologie. Marc Augé a d’ailleurs comparé le design à de
l’anthropologie appliquée. Si on prend comme exemple le projet de l’école « Le Blé en herbe »7.
Cette rencontre a été incarnée d’abord, par les deux institutrices formidables, Nolwenn Guillou et
Valérie Ronsoux, qui ont créé un lien social très fort à l’intérieur du petit village. Former un groupe
de « nouveaux commanditaires » actifs, engagés a été facilité, ce qui a permis d’envisager non
seulement de faire la rénovation mais aussi de la faire de façon exemplaire. On trouve beaucoup de
contextes similaires dans les petits villages, où bien sûr il y a des problèmes de moyens, mais
pouvoir faire un projet avec une communauté soudée et ancrée permet de le faire sur un temps long.
Le projet a duré sept ans mais cette temporalité aide à conscientiser ensemble et à renforcer les
expertises de chacun ; le premier projet en emporte d’autres ensuite. Il n’y a rien de plus beau que
de s’apercevoir que l’on peut changer les choses, ensemble : par conséquent, on en redemande.
Cette puissance d’agir porte et nous permet d’avancer. Il n’y a rien de pire que le sentiment
d’impuissance.

Dans quelques mois aura lieu à Toulouse le festival de création contemporaine le


nouveau printemps, dont AOC est partenaire : pouvez-vous déjà nous en dire quelques mots ?

7 Ecole Le Blé en Herbe, 2007/2015, école maternelle et primaire, et espaces partagés dans le cadre du programme
Nouveaux commanditaires de la Fondation de France, médiateur : Eternal Network, Trébédan, Côtes d’Armor.
L’événement ne concerne pas toute la ville de Toulouse, mais un quartier, Saint-Cyprien,
c’est le nouveau fonctionnement du festival qui se déroulera du 2 juin au 2 juillet 2023. L’échelle du
quartier est intéressante. De fait, l’événement peut se penser comme la rencontre d’un territoire. Le
festival s’implante à la fois dans des endroits qui défendent la culture, mais aussi dans les autres, ou
encore dans les interstices de la ville. Il est une manifestation multiforme du sensible, et un pont
dressé entre la culture et la culture du vivant.

NDLR  : matalie crasset est l’autrice de Matrices avec David Bihanic, paru aux éditions les presses
du réel en 2022.
Benjamin Tainturier
Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo

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