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Des bâtards spirituels

J’aimerais revenir sur un terme inapproprié que j’ai formulé dans mon mémoire, l’étranger
que je désignais comme étant la condition, la raison d’être de l’artiste contemporain. J’ai en
effet tenté de démontrer que l’artiste, s’il est inclus dans le système capitaliste néo-libéral que
nous vivons, est un composant idéal de ce système où la concrétisation de l’individu est
centrale. Cette concrétisation, qui se manifeste comme des incitations à la consommation,
coïncide avec le mode d’approche individuelle échelonnée par le système pour définir
l’étendu du panel des produits dont les diversifications, les customisations, comblent les
exigences de l’individu, en même temps qu’elles les déterminent.
Ainsi l’artiste contemporain, en plus d’être sujet à cette approche individualisée, renforce de
par son statut particulier, sa condition d’individu (comme je tentais de le désigner, peut-être
maladroitement, en collant sur l’artiste l’étiquette de l’étranger, geste qui selon moi ne
révélait rien d’autre que cette tendance − consciente ou non − chez tout artiste à maintenir son
statut sous l’égide de la différenciation), − l’artiste contemporain renforce sa condition
d’individu, dis-je, − en délimitant, − via des matières, des formes, des sons, des images, des
actions, peu importe − un champ créatif qui bien que pouvant avoir quelques affinités avec
d’autres productions artistiques, se doit de contenir un élément de réflexion propre à se
différencier de ces dernières, ce pour répondre à des exigences supplantées actuellement par
les écoles d’art (celles-ci, conséquemment à de récentes réformes, visent en effet à renforcer
leurs unités de recherche, ainsi voit-on se préciser des départements spécifiques − des
spécialités − propres à chaque école qui désormais s’assure d’une adéquation entre les travaux
produits en son sein et son département de recherche ; chaque étudiant s’incise pour ainsi dire
dans un axe théorique qui lui est personnel à l’intérieur du cadre de recherches délimité par
l’école), mais supplantées aussi par d’autres institutions telles que les galeries d’art, les
centres d’art, les musées contemporains, les critiques, qui ont pour objectif commun de rendre
compte au public des orientations perceptives actuelles de l’objet d’art (cela suppose bien
entendu l’examen des recherches menées dans les écoles, et celui des artistes qui en sortent).
Nous voyons, dans une optique référentielle, que nous nous attachons à extirper d’un
mouvement artistique, d’une famille d’artistes, d’une école d’art, des noms, des individualités
donc, qui conforte cette idée qu’outre les points communs qu’entretiennent ces extirpés avec
leurs congénères, il en existe au moins un où ils diffèrent. Scruter l’individuartiste est la clé
du déchiffrage de l’art contemporain qui, je me le permets, est nul. Oui, nul. Complètement
nul. Nul de chez nul, N-U-L. L’art contemporain c’est trop nul or, le dire, dire qu’il est nul
(complètement), c'est déjà faire de l'art car, voyez-vous, je le dis avec une certaine exigence.
L’art est une spécialisation de l’individu sorti du moule institutionnel. J’affirme cette
contradiction. A se demander en effet comment il est possible en tant qu’artiste de se
démarquer, tandis qu’en ce moment même le tri des étudiants en art et la formation de
familles de chercheurs s’opèrent au sein des écoles qui les forment. Si cette contradiction
s’accorde, c’est qu’il est encore permis à l’étudiant de jouer de son libre-arbitre pour
contourner, déjouer (autant qu’il est possible) les nouvelles exigences de l’enseignement. De
fait il serait malhonnête de ma part de suggérer qu’il puisse s’exercer quelque chose de
tyrannique dans les écoles d’art, puisque la concrétisation de l’individuartiste est rendu encore
possible si on s’insinue au creux de certaines exigüités que la prépondérance institutionnelle
n’a pas comprimée. A contrario, je ne peux cacher mon désarroi qui est celui d’être témoin
des remaniements de ces écoles où l’on transforme les étudiants en laborantins assignés (peut-
être malgré eux) à influer sur le poids politique de leur institution. A l’ESAM, il y a tout juste
deux ans, certains étudiants − dont j’étais − ont été obligé de participer à un atelier − plutôt un
projet d’étude − concernant l’occupation territoriale de la presqu’île de Caen − un projet
destiné à intéresser des personnes importantes de la commune et du département, politiciens,
urbanistes, architectes qui se penchaient depuis un moment sur la possibilité d’une zone
d’activités commerciales à cet endroit − or, rien n’indiquait que cet atelier affiché comme
étant facultatif dût être obligatoire (je ne parlerai pas du peu de considération qu’a suscité la
finalité du projet). Certes, nous ne sommes pas morts à la tâche, mais je ne fais pas étalage de
cette anecdote pour faire pleurer le lecteur sur le sort de nous autres, pauvres étudiants, plutôt
pour faire part de cette vérité qu’elle pointe du doigt : qu’au cœur des propositions créatives
de la génération d’artistes à venir (outre les spécificités de chaque) est l’omnipotence de la
tutelle institutionnelle qui les programme pour se faire mousser.

Les individualités se programment.


L’individuartiste s’en tamponne, il cherche ses pères et mères spirituels, les marie, puis les
avorte, fidèle à son instinct de différenciation.
Créativement parlant, le temps est passé où l’on perpétuait l’œuvre de nos pères. Il faut tuer le
père, la mère aussi, se faire soi en attendant que d’autres nous tuent. Nous prenons de nos
aînés ce qu’il nous en faut pour tracer notre route. Nous extirpons d’eux quelques bouts, un
bout de ce père-ci, un bout de cette mère-là, un autre de celle-ci et, un autre de celui-là, puis
on colmate, on s’en fait un bousier, notre beau bousier à exposer.
C’est ça être un bâtard spirituel, se faire l’enfant d’on ne sait plus quel mariage de pensées.
Nous sommes tous des bâtards spirituels, et ceci sent le sophisme.

Approfondir le rapport institution/individu. Déboucher sur la normalisation faite du White


Cube, la charge politique qu’il déverse sur l’individu qui y accroche, et le questionnement
éthique que cette charge peut soulever.

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L'indifférence de la politique est politique. Ne pas vouloir parler de politique est politique,
c'est-à-dire que ne pas vouloir parler de politique c'est déjà assumer le désintérêt que la
politique générerait, soit par le fonctionnement de ses organes politiques, soit par ses
représentants, soit par leur carence en sex-appeal. Problème : admettre que ne pas parler de
politique et que parler de politique sont deux propositions différentes tend à définir un objet
politique, du reste il faudrait, pour savoir laquelle de ces deux propositions nous appliquons,
s'enquérir préalablement de ce qui est politique et de ce qui n'est pas politique. Entreprise
vaine. Comment nous autres qui demeurons debout, faisons la bise en guise de bonjour,
accrochons dans nos intérieurs des cadres en prenant garde à ce que les bords supérieurs
soient parallèles au sol, pouvons entendre quoi que ce soit à ce qui n'est pas politique ?
Ce qui n'est pas politique concernerait-il les lapins, les cacahuètes, les météorites, ou l'eau ?
Pas tant que les lapins seront concernés par la politique de la chasse, les cacahuètes par celle
de l'industrie, les météorites par celle de la recherche, et l'eau par celle de la préservation des
ressources. Visualisons n’importe quel objet, n’importe quel élément, n’importe quel
phénomène du réel, le simple fait de le considérer ou de l’ignorer repose sur un choix qui, par
extension, nous positionne dans le réel des affaires humaines. Toute chose stimule notre
instinct politique après quoi nous la fardons de cet instinct. En clair, nous ne voyons dans les
choses que ce que biologiquement, sensitivement nous pouvons y projeter, au risque
d’anthropomorphiser.
Cela m'amène à ceci qu'il est navrant − à l'heure d'aujourd'hui du moins − de croire, tout idiot,
tout poète, tout berger, tout voyageur qui prétendrait avoir capté dans l'essence d'une écorce,
d'une fleur, de l'oeil d'un animal, ou dans le mouvement des vagues un quelque chose qui
appartiendrait entièrement à cet élément, ce quelque chose qui transcende l'humain, car ceci
créditerait cette idée que sa perception prétendument surnaturelle puisse l’innocenter de
l’hégémonie qu’il exerce sur la nature. Méfions-nous donc des licences poétiques, ou de la
poésie tout court !

Tu fais sans t’en rendre compte. Tu as beau te démener, tu te rends jamais compte que tu fais
dans le faisant. Tu te rends compte en dehors du faisant. Dans le fait. C'est-à-dire que t’as du
faisant qui ne se sait pas qui produit du fait divulgué. En fait l’instant t'as fait est l’écho
achevé de tu fais qui est une période. C’est clair : la période du tu te rend pas compte est un
prétexte pour jouir de ces instants répétés où tu signales officiellement que tu l'as fait, que tu
l'as fait, que tu l'as fait, que tu l'as fait, que tu l’as fait, que tu l’as fait, (autodafé), que tu l’as
fait. Le faisan. Tu t'en rends compte une fois que t'es surpris, que tu t'es déclenché toi-même,
que c'est fini de commencer.

Citations prélevées du White Cube, de Brian O’Doherty :

P.109 :
« Fruit exquis d’une évolution hautement sophistiquée, le mur immaculé de la galerie est
cependant impur. Il sublime le commerce et l’esthétique, l’artiste et le public, l’éthique et
l’opportunisme. Il est à l’image de la société qui le cautionne et à ce titre, propose une surface
idéale sur laquelle faire rebondir nos paranoïas. »

p. 110 :
« On ne peut congédier sommairement le mur blanc, mais on peut le comprendre. Et cette
compréhension le transforme puisque son contenu est constitué de projections mentales
fondées sur des partis pris non formulés. Ce mur est notre parti pris. Il est impératif pour
chaque artiste de connaître ce contenu et en quoi il affecte son œuvre. »

p. 111 :
« Est-ce que l’artiste qui accepte l’espace de la galerie se plie à l’ordre social ? Est-ce que le
malaise suscité par la galerie est un malaise suscité par l’étiolement de l’art et de son rôle, par
sa cooptation au titre de refuge précaire des fantaisies sans adresse et des formalismes
narcissiques ? »

p. 112 :
« L’artiste / planificateur utopiste pense que son individualité, dont le devoir est de se
conformer à la structure sociale qu’il a en vue, enfreint cette règle par son individualisme-
même. Comme a écrit Albert Boime (Arts, 1970) : «Mondrian s’oppose à la subjectivité en
arguant du fait que l’individualisme conduit à la disharmonie et au conflit, et qu’il fait
obstacle à la création d’un environnement matériel harmonieux » (c’est-à-dire d’une vision
universellement objective et collective). Dans le même temps il se préoccupe d’originalité
artistique parce que, de son point de vue, seul un individu particulièrement doué est à même
de découvrir l’ordre universel. Il encourage donc les artistes de se détacher de la majorité des
gens. »

« Installer l’art dans une galerie ou dans une vitrine, c’est le placer ‘entre guillemets’. »

p. 124 :
« Les musées et les galeries occupent une position paradoxale, ils rendent publics les produits
susceptibles d’élargir la conscience, et ils contribuent ainsi, généreusement à l’indispensable
anesthésie des masses − sous couvert de divertissement, à la grâce du laisser-faire appliqué au
loisir. Rien de tout cela, dois-je ajouter, ne me paraît particulièrement choquant ou nocif,
quant aux alternatives, leur volonté de réforme regorge d’hypocrisie. »

p. 129 :
« Comment l’artiste peut-il contester la société, demande Buren, alors que son art, l’art
‘appartient’ objectivement à cette société ? »

Brian O’Doherty, White Cube : L’espace de la galerie et son idéologie / Inside the white
cube, éditions Maison Rouge.

Cahiers Georges Perec, Perec et l’art contemporain, éditions Le Castor Astral.

Pp. 144-145, Perec et l’art contemporain :


... Regarder ce qu’on ne regarderait pas, écouter ce qu’on n’entendrait pas, être attentif au
banal, à l’ordinaire, à l’infra-ordinaire. Nier l’idéale hiérarchie du crucial à l’anecdotique,
parce qu’il n’y plus d’anecdotique mais une culture dominante, un art de l’oubli et du
manque qui nous exile de nous-mêmes et des autres, une perte du sens qui n’est plus
seulement pour nous une sieste de la conscience, mais un déclin de l’existence. (citation
reprise de Paul Virilio, « La défaite des faits » dans Cause commune, 75 / 1, Le Pourrissement
des sociétés, Paris, Union Générale d’Edition, 1975, p. 257-258.)
Brian O’Doherty, White Cube, p.49 :
Toutes ces transactions à propos du mur en ont fait une zone rien moins que neutre.
Protagoniste désormais, plutôt que support passif de l’art. Le mur est devenu le point de
friction d’idéologies en conflit.

Idem, p 48 :
Le cubisme était réductible à un système, et comme les systèmes sont plus faciles à
comprendre que l’art, ils dominent l’histoire académique.

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