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L’Aventure occidentale de l’homme (1957)

La civilisation occidentale a produit, entre autres, deux


réalités bien spécifiques : la personne et la machine.
Notice
Partant d’une comparaison entre les figures du Bouddha et du Christ
— le Bouddha quitte son palais et le monde, s’isole dans la
méditation et la contemplation de l’Absolu ; tandis que le Dieu
chrétien entre dans l’immanence, dans l’histoire, il prend le corps
d’un homme et accepte la souffrance, puis la mort — Denis de
Rougemont souligne le fait selon lui capital de l’Incarnation, qui
aurait orienté toute la culture européenne et occidentale « vers la
nature », vers un monde que l’homme est appelé non seulement à
connaître, mais aussi à transformer par la science, par la technique.
L’auteur revient tout d’abord sur les premiers grands conciles de l’ère
chrétienne (Nicée, Chalcédoine), quand les dogmes de l’Incarnation et
de la Trinité furent établis, inspirant la notion de personne. La
personne constitue pour Rougemont l’« axe » principal
d’interprétation de la trajectoire européenne et occidentale : elle fixe
un but à atteindre — la communauté des hommes libres et
responsables —, plus ou moins consciemment recherché par les
sociétés successives, mais contrarié en permanence par les aléas de
l’histoire. L’évolution du continent serait ainsi riche de ces « phases »
où tour à tour dominent l’individualisme et le social, sans jamais
vraiment réussir à créer un équilibre durable. S’ensuivent plusieurs
chapitres où Rougemont tente de spécifier le rapport des
Occidentaux à la Passion, à la Révolution, à la Nation ; mais aussi plus
généralement au temps, à l’espace, à la matière, ou encore à la notion
de progrès. L’ouvrage se conclue par un appel au dialogue
métaphysique entre l’Orient et l’Occident, entre « l’Aventure »
chrétienne occidentale et « la Voie » religieuse orientale.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : civilisation, question, chercher, occidental, venons-
nous, aventure, allons-nous, genèse, option, ensemble, en fonction de,
attitude, réponse, oeuvre, fondamental.
[p. 9]

Introduction
L’objet de cet ouvrage est de décrire l’aventure occidentale de l’homme, d’en chercher les
principes de cohérence, et de la comparer avec d’autres dans une perspective mondiale.
Je dis bien la décrire, et non point la juger, car je vis en elle et par elle, et les jugements
que je pourrais porter sur ses résultats actuels feraient encore partie d’elle-même et de son
système de référence.
Et je dis l’aventure occidentale, parce que je n’entends nullement décrire la civilisation
occidentale dans son ensemble, mais seulement l’attitude humaine qu’elle suppose, et qui
a rendu possibles ses créations les plus typiques. Cette attitude se distingue de celles qui
ont produit la plupart des autres civilisations, passées et présentes, par une inquiétude
fondamentale et par la création de risques toujours accrus, remettant sans cesse en question
les certitudes et les sécurités acquises.
Enfin, je dis bien l’homme, en général, parce que [p. 10] je crois à l’unité finale du genre
humain, quoi qu’il en soit de la question des origines dont nous ne savons encore à peu
près rien.
Quant à la méthode que je me propose, je l’illustrerai par un exemple.
La civilisation occidentale a produit, entre autres, deux réalités bien spécifiques : la
personne et la machine. Réalités hétérogènes, d’ordre et de nature incomparables, mais
typiques de notre culture, non point parce qu’elles en offriraient un raccourci, mais parce
que l’Occident, seul et premier, les a produites. Je cherche donc à me représenter quelle
attitude humaine, unique et cohérente, est susceptible d’expliquer ces deux produits en
apparence indépendants.
Ceci m’entraîne à étudier la genèse de l’Aventure occidentale, mais en même temps à me
demander à quoi elle tend, à méditer sur l’avenir ambigu qu’elle prépare pour l’humanité.
Ainsi, la question où en sommes-nous ? entraîne nécessairement les deux autres
questions d’où venons-nous ? et où allons-nous ? Il est impossible de répondre à l’une sans
impliquer une réponse aux deux autres.
Si je mentionne la personne et la machine parmi nos produits spécifiques, beaucoup se
contenteront de dire ou de penser : le moi est haïssable, ou : la machine est utile, mais peut
nous asservir. Ces jugements impliquent une prise de position (sommaire et, ici, négative)
quant aux résultats probables de l’Aventure occidentale. Ils préjugent donc de la
question où [p. 11] allons-nous ? mais ils laissent sans réponse le d’où venons-nous ? c’est-
à-dire le problème de la genèse organique des réalités ainsi jugées, et de leur nécessité, une
fois admises certaines options fondamentales. Or comment pourrions-nous déterminer le
sens général de la marche, si nous ignorons d’où nous venons ?
Mais à l’inverse, la recherche des origines de notre civilisation ne nous conduit jamais à
découvrir un point de départ indiscutable. Elle nous conduit plutôt à isoler dans le passé
autant de points de départ différents qu’il y a d’écoles de pensée dans notre société actuelle.
L’un parlera de l’invention du soc, ou de la roue, ou de l’attelage du cheval de selle, l’autre
d’une invasion nordique, ou de l’apparition d’une nouvelle religion, un troisième choisira
de s’arrêter à tel événement bien daté, qu’il jugera symbolique ou chargé de conséquences.
Et la seule chose qui restera certaine, c’est qu’ils ne peuvent avoir raison séparément, et
que le problème du commencement précis, de sa date, et de sa nature même, reste insoluble
si l’on s’en tient au seul passé. À vrai dire, il ne peut recevoir une réponse significative que
si l’on considère l’évolution d’ensemble d’une civilisation donnée, les permanences qui
s’y révèlent, les buts constants qu’elle semble avoir visés. Sa fin seule, lentement dégagée,
permet donc de déterminer les éléments vraiment féconds de sa genèse.
Tout cela revient à dire qu’à la question scolaire de l’origine d’une civilisation, il nous
faudra substituer la question des options fondamentales, à la fois [p. 12] initiales et finales,
qui déterminent le type d’aventure ou de Quête où s’engage un certain groupe humain.
Tout cela suggère aussi l’analogie profonde et peut-être éclairante, terme à terme, entre
œuvre d’art et civilisation. Quand et où l’œuvre a-t-elle pris naissance ? Le jour où la
première page a été rédigée, la première touche de couleur posée, les premières mesures
notées, ou bien le jour où l’on a esquissé un plan ? Faut-il remonter à cette note écrite sur
les genoux dans un train, il y a longtemps, et que l’on retrouve en classant des papiers, ou
à cette émotion d’adolescent ? Ou simplement à cette commande reçue ? Qui peut en
décider ? Ce qui demeure certain, c’est qu’à partir d’une vision initiale de l’œuvre déjà
faite en imagination, tous les hasards, accidents ou rencontres, viennent servir sa
composition, et se trouvent à la fois choisis et transmutés, allons plus loin : créés par elle.
La question « est-ce bon ou mauvais ? » se repose à propos de chaque touche de pinceau,
de chaque phrase ou de chaque mesure, localement, en vertu de la technique adoptée ; mais
elle se pose aussi d’une manière plus diffuse en fonction de l’idée d’ensemble ou de la
vision directrice. Or cet ensemble, ce but entr’aperçu, ce sens de l’œuvre, sont
prédéterminés dans l’acte insaisissable et par nature non repérable, par lequel l’œuvre
même fut conçue. Ils se modifieront peut-être en cours de route. Et peut-être apparaîtront-
ils au lecteur ou au spectateur, ou encore au jugement d’époques lointaines, très différents
de ce que l’auteur lui-même imaginait. Il [p. 13] n’importe : sans eux, rien n’aurait été fait.
« Dans ma fin est mon commencement », dit un poète, traduisant les mystiques. Et cela vaut
pour les artistes et les savants. Et cela vaut aussi pour l’œuvre collective que représente
une civilisation.
L’hypothèse directrice de cet ouvrage peut être maintenant formulée en fonction de ces
analogies. Elle consiste à poser que l’attitude originelle, l’option fondamentale de toute
recherche humaine conditionne non seulement les découvertes futures mais encore la
nature de ce qu’on tiendra plus tard pour la réalité elle-même. Les résultats factuels,
éthiques et cognitifs que livre une civilisation révèlent bien moins dans leur ensemble
quelque Réalité en soi, qu’ils n’illustrent la direction générale dans laquelle les hommes
créateurs et les agents de cette civilisation ont décidé de chercher et persistent à chercher.
Dis-moi ce que tu trouves, je te dirai ce que tu cherchais.
« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », dit à l’homme le Dieu de Pascal.
Mais en revanche : tu ne me trouverais pas si tu n’avais d’abord accepté de me chercher.
Ce sont les questions simples, celles que l’on considère comme tranchées une fois pour
toutes, qui permettent seules de découvrir l’essence, le génie propre, ou pour mieux dire :
la finalité initiale d’une civilisation donnée. Cette civilisation tient-elle la
matière [p. 14] pour bonne ou mauvaise ? Juge-t-elle l’individualité réelle ou illusoire ?
Cherche-t-elle à transcender le moi, ou bien à s’en évader comme d’une prison, ou encore
à le priver de son autonomie en l’intégrant dans un corps collectif, administratif ou
mythique ?
Des diverses réponses effectivement données à ces questions, découlent les formes de
civilisation occidentale et orientale, leurs antécédents disparus, et leurs succédanés
totalitaires.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : orient, occident, voie, corps, Inde, oriental, cercle,
magique, connaissance, différence, matière, occidental, mystique, pèlerinage,
âme.
[p. 17]

Chapitre I
Où les voies se séparent
« Ce qui s’oppose coopère, et de ce qui diverge procède la plus belle harmonie. »
Héraclite.
Reconnaître nos différences
Parlant de l’Absolu, que certains appellent Dieu, d’autres le Soi, ou le Total, ou l’Être,
Ramakrishna disait : « Il n’y a aucune différence, que vous l’appeliez “Toi” ou que vous
pensiez “Je suis Lui” ».
S’il n’y avait « aucune différence », il n’y aurait pas non plus d’antinomie foncière entre
la foi chrétienne de l’Occident et la pensée religieuse de l’Asie1. Sur d’autres plans,
pourtant, les différences éclatent.
[p. 18] Ce serait faire tort à l’homme que de nier leurs liens avec certaines options
fondamentales qu’il a prises au plan religieux.
Au nom même du désir d’union de l’humanité qui anime de part et d’autre les meilleurs
esprits, il me paraît vital d’admettre en toute franchise l’existence historique et spirituelle
de deux expériences différentes, de deux voies longtemps divergentes, de deux types
d’aventure humaine que l’on peut désigner par les termes symboliques, plus que
géographiques, d’Orient et d’Occident. Contraster les contenus de ces termes sera l’objet
de mon premier chapitre.
Certains penseront qu’il est dangereux de souligner ce qui nous distingue, au lieu de mettre
en valeur ce qui nous est commun ; qu’on risque ainsi de nourrir les préjugés, et de forcer,
par esprit de symétrie, des antithèses qu’une sagesse supérieure saurait conduire à la
synthèse. Je vois le danger. Mais il faut voir aussi que l’union finale des esprits ne sera
jamais acquise au prix du sacrifice de nos diversités vivantes ; elle suppose bien plutôt la
connaissance des raisons d’être de ces diversités. Vouloir les ignorer par gain de paix, les
passer sous silence ou les minimiser, ce serait perdre d’avance les deux vertus majeures
qui dénotent une union véritable : à savoir sa fécondité et sa durée. Une sagesse supérieure
et vraiment unitive ne naîtra pas d’aspirations mal informées, ni du refus de bien voir l’état
présent des choses, encore moins du recours à quelque « Tradition » universelle, remontant
à la nuit des temps, et noyant les [p. 19]problèmes concrets de notre siècle dans une
condamnation globale de l’Occident2. « La nuit, tous les chats sont gris », dit le proverbe.
Mauvaise formule d’union, qui ne peut survivre à l’aube. Si l’Orient et l’Occident doivent
un jour converger au lieu de s’ignorer, ou de se combattre, ils le devront bien moins à un
« retour aux sources » qu’à un progrès conscient et toujours plus lucide vers les buts
respectifs de leur double aventure. Mieux compris, mieux réalisés, ces buts se révéleront
un jour complémentaires, d’une façon qui nous demeure encore indescriptible, mais dont
le pressentiment nous accompagne.
Réalités externes de l’opposition
Admettons l’hypothèse d’une origine commune, et d’une famille d’idiomes indo-
européens dont le sanscrit serait le plus ancien témoignage. Admettons même entre l’Inde
et l’Europe une parenté antérieure aux Aryens. (Elle paraît attestée par les symboles
communs aux Dravidiens et aux Crétois : le caducée, l’arbre, la pierre, le serpent, le
taureau, et la Déesse-Mère.) Admettons que le régime des castes, [p. 20] imposé aux
peuples de l’Inde par les conquérants aryens, ait son origine en Europe, où Platon l’idéalisa,
tandis que César devait en retrouver des traces en Gaule. Cette identité primitive, peut-être,
cette parenté certaine au départ, ne rendent que plus frappante la divergence des évolutions
ultérieures.
À l’Est, l’Inde codifie les castes ; elle en ajoute même une3, multiplie les sous-castes, et
fait durer le système pendant trois millénaires, en dépit de tous les efforts des réformateurs
religieux, du Bouddha, de l’islam, mais non pas des Anglais… À l’Ouest, en revanche,
l’ascension de l’Europe se confond avec les succès de la lutte permanente contre les castes.
La démocratie hellénique, l’expansion de la morale chrétienne, la Renaissance et la
Révolution française marquent les étapes de cette dissolution du système social tripartite
hérité de l’ancêtre aryen.
Sur l’arrière-fond commun, les différences s’accusent. Elles ne cesseront de s’affirmer
dans l’ensemble de notre histoire, nonobstant la longue parenthèse du Moyen Âge.
À bien des égards, en effet, le Moyen Âge a représenté la période « orientale » de
l’Occident. Le symbolisme y dominait dans tous les ordres ; les trois grandes castes
tendaient à se reformer ; les rites, les traditions multipliées primaient sur tout essai
d’innovation ou de variation individuelles ; l’au-delà était tenu pour plus réel que l’ici-bas,
dont il convenait [p. 21] par suite de s’évader, plutôt que d’essayer de l’aménager selon les
désirs d’un corps vil et d’une raison mal éclairée ; partout, le collectif-sacral refoulait le
rationnel-individuel. Dans cette situation « orientale », la tendance individualiste ne
pouvait trouver d’exutoire que dans l’aventure mystique. Le véritable individu, au Moyen
Âge, c’est Maître Eckhart, de même qu’en Inde c’est d’abord le Bouddha, puis tel guru
jusqu’à nos jours, c’est-à-dire le saint homme qui se « détache » du clan, de la coutume, de
la magie, du dogme même, devenant hétérodoxe moins par la négation de l’orthodoxie
qu’il croit encore servir, que par son dépassement réalisé. Mais l’Orient n’a pas eu de
Renaissance. La durée même de son Moyen Âge, confronté tout vivant avec notre âge
technique, trahit l’absence des tensions dialectiques qui devaient provoquer la fin du nôtre.
À partir de la Renaissance, l’angle de divergence s’agrandit rapidement, pour atteindre à
peu près 180° aux débuts de notre siècle technique. Alors, la réalité de l’opposition à peu
près diamétrale des deux mondes s’atteste aux yeux du voyageur le moins prévenu.
Atténuée en Europe par toutes les subsistances monumentales et religieuses du Moyen Âge,
elle éclate aux États-Unis, dont le passé vivant ne remonte pas au-delà d’une post-
Renaissance importée.
En Inde, on ne voit partout que pèlerinages, sanctuaires, lieux et quartiers de ville sacrés ;
arbres, fleuves, animaux sacrés ; hommes et femmes en prière accroupis sur leur seuil, au
bord des rues et des [p. 22]chemins, ou seuls debout devant l’idole4. Et une misère
universelle.
En Europe, dans un paysage où les clochers d’églises dominent encore généralement la
silhouette des villages et des villes, quelques pèlerinages ou lieux sacrés, quelques
centaines de vieux châteaux (symboles de l’âme pour la mystique) témoignent d’un sacré
dont l’âge fait le prix, mais que l’on isole de la vie, et que cernent impatiemment les grands
faubourgs industriels et les décors de la technique.
En Amérique : pas un seul lieu sacré en dehors des églises en faux gothique luxueux,
dominées de très haut par les gratte-ciel ; pas un seul pèlerinage et pas un vrai château.
Plaines et villes immenses, dénudées de mystère, nettoyées de toute trace de religion
primitive et de vénération pour les choses, les plantes, les animaux ou le surnaturel. Mais
un confort moral et un luxe matériel largement partagé par toutes les classes.
L’Occidental retour d’Orient s’écrie : « Je n’ai vu que des foules, pas une personne ! » Et
l’Oriental qui circule dans nos villes songe qu’il n’y voit qu’agitation désordonnée, absence
de sens et d’harmonie, et pas un seul vrai spirituel…
[p. 23]
Réalités internes de l’opposition
a) Symbolisme de l’Orient et de l’Occident5. — L’Orient et l’Occident ne sont donc pas
seulement des entités géographiques faciles à situer, sinon à limiter ; ni seulement des
complexes historiques, dont les mélanges et superpositions ne seraient d’ailleurs pas moins
féconds à étudier que leur distinction progressive. Ils sont cela, sans nul doute, mais ils sont
beaucoup plus : deux voies de l’homme, deux directions maîtresses de sa Quête inlassable
du Réel. Pour passer du sens géographique et historique de nos deux termes à leur sens
symbolique et spirituel, recourons aux récits visionnaires que deux grands
philosophes [p. 24] religieux de l’Iran et de l’Arabie, Avicenne et Sohrawardi, nous ont
laissés sur ce sujet fondamental6.
Le récit d’Avicenne est une initiation à l’Orient, monde des Formes de lumière, contrastant
avec l’Occident du monde terrestre et l’Extrême-Occident de la Matière pure. L’ange qui
apparaît à l’adepte lui décrit un cosmos dont les données apparemment physiques se
transmuent en symboles, et il termine par une invitation à entreprendre le voyage mystique
vers l’Orient. Quel est ce cosmos symbolique ? À droite, l’Orient des Formes et du Soleil
levant, au-delà duquel réside l’univers angélique ; à gauche, l’Occident de la Matière et du
soleil couchant, au bord le plus lointain duquel s’étend une « mer chaude et boueuse » (le
non-être). La Ténèbre règne à demeure sur ce pays. « Ceux qui le cultivent viennent
d’ailleurs… (Thème de l’Exil.) Et ce climat est un lieu de dévastation, un désert de sel,
rempli de troubles, de guerres, de disputes, de tumultes ; joie et beauté n’y sont qu’un
emprunt procuré d’un lieu lointain. » Entre l’Orient et l’Occident (c’est-à-dire au lieu de
rencontre de la matière et de la forme) est une circonscription intermédiaire : « C’est celle
que l’on connaît le mieux… » (Il s’agit de notre vie terrestre.)
[p. 25] Dans son Récit de l’Exil occidental de l’âme, Sohrawardi décrit le pèlerinage de
l’âme, son « exil » dans les liens de la matière et du corps qui la retiennent captive dans
leurs noires forteresses, son départ vers l’Orient de l’illumination, de l’origine et de la
délivrance. Et l’on retrouve ici les mêmes significations symboliques de l’Orient et de
l’Occident que dans le récit d’Avicenne, auquel l’auteur rattache d’ailleurs son conte, qui
est une vision7.
Tentons maintenant de dresser une liste des caractères symboliques que ces deux auteurs
attribuent à l’Orient et à l’Occident. Ajoutons-y les qualificatifs que, des présocratiques à
nos jours, tous les esprits occidentaux nourris de la pensée mystique du Proche-Orient8 ont
accolés à nos deux termes. Nous aurons le tableau suivant, formé de quatorze antithèses :
Orient : l’aurore, le matin, le haut, la droite, l’extrême raffinement, la lumière, l’Ange de
la Révélation, le but dernier, l’âme, l’initiation, la sagesse, la [p. 26] régénération, la
connaissance libérée par l’illumination, la patrie originelle.
Occident : le couchant, le soir, le bas, la gauche, l’épaisseur opaque, la pénombre, le démon
de l’utilitarisme et de la puissance aveugle, l’oubli des buts de l’âme, le corps et la matière,
l’activité désordonnée, la passion, la dégradation, la connaissance égarée et obscurcie par
les liens matériels et passionnels, le lieu d’exil.
Cette unanimité dans l’interprétation, uniquement favorable à l’Orient, de nos deux termes
symboliques ne peut manquer d’impressionner. On ne saurait la réduire à rien d’accidentel,
de physique ou d’anecdotique. Car si le soleil se lève à l’Orient pour les Grecs, il en va de
même pour les Hindous, et ceux-ci ne figurent pas pour autant l’Occident de la Chine ou
de la Malaisie, ni le Japon l’Occident de l’Amérique ! Elle révèle donc une forme de l’âme,
une pente de l’âme, voire une « orientation » de la psyché occidentale. Mais, du prestige
de cet Orient qui n’est pas celui des atlas, l’Orient réel, qui va de la Perse au Japon,
bénéficie très largement dans nos esprits.
Nous verrons par la suite de ce livre comment l’Occident historique, relevant un défi qui
semblait écrasant et qu’il se portait à lui-même, acceptant de « s’enfoncer dans la matière »,
acceptant les passions et les corps à tous risques pour l’âme et l’esprit, en a tiré le principe
d’une possible grandeur et d’une vérité difficile, qui est l’enjeu de son aventure.
[p. 27] b) Incarnation et Excarnation. — Si nous passons au plan des réalités vécues,
métaphysiques et religieuses, l’opposition de l’Orient et de l’Occident revêt une valeur
différente, encore que par sa forme elle semble correspondre au tableau que l’on vient
d’établir.
Un voyageur allemand9 demandait à un yogi : « N’avez-vous pas tenté, en Inde aussi, de
calculer la quadrature du cercle ? » Le yogi répondit : « Nous cherchons au contraire à
ramener le carré au cercle. » L’Européen commente ainsi ce bref dialogue : « Dans ces
deux voies de réalisations de soi, l’une allant du cercle au carré, et l’autre inversement,
s’expriment les missions différentes, toutes les deux légitimes, de l’Ouest et de l’Est…
(car) : le carré — ou mieux, le cube — est partout le symbole de la matière, et le cercle
— ou la sphère — celui de l’esprit. En sorte que la quadrature du cercle est la
transformation de l’esprit en matière, ou encore la matérialisation de l’esprit. Tandis que
le passage du carré au cercle figure le retour de la matière à l’esprit. La première opération
signifie en termes humains l’Incarnation (la naissance), et la seconde l’Ex-carnation (la
mort). »
Je voudrais à mon tour illustrer cette idée en l’exposant sous trois aspects variés.
Christ et le Bouddha. Le Fils de Dieu, incréé, transcendant, entre dans l’immanence et dans
l’Histoire, se fait corps matériel, chair d’enfant pauvre, assume [p. 28] les pires souffrances
et finalement en meurt, afin de parler aux hommes dans leur langage, dans les termes de
leur existence, et de les sauver là où ils sont, par la seule foi dans l’action du pardon, de
l’amour et de la grâce de Dieu.
Le fils d’un roi de ce monde quitte son palais princier pour aller dans la solitude la plus
dénuée, et là découvre que la voie du salut est de refuser le monde, le corps et la souffrance,
pour s’élever vers le Rien transcendant.
Les deux mouvements — descente et remontée — ne sont qu’apparemment
superposables ; car il s’agit en réalité dans le premier cas d’une descente créatrice de Dieu
dans l’homme ; dans le second, d’un essai de montée de l’homme vers ce qui nie la
créature.
Foi et Connaissance. L’Oriental, tournant le dos au « monde » décide d’atteindre le salut
par tout son moi, mais par son moi seul, détaché, progressivement illuminé : voie de
la connaissance directe de l’Esprit.
L’Occidental, tournant le dos au soleil, en lequel il croit sans le voir, décide d’imiter Dieu
le Créateur en œuvrant dans Sa création : voie de l’obéissance active dans l’ombre de la
foi.
Le danger que court l’Oriental, c’est l’excarnation trop facile. (On perd en chemin le monde
créé, sa raison d’être, la connaissance et la maîtrise de ses structures.) Le danger, pour
l’Occidental, c’est l’incarnation trop complète. (On se perd soi-même dans la matière et
ses structures, on perd de vue les exigences et la maîtrise des réalités spirituelles.)
[p. 29]Vérifier la Voie : deux formes d’expérience. Pour l’Hindou, il s’agit d’arriver à la
connaissance du divin non par le « saut de la foi », qui ne procure pas une connaissance
suffisante, n’ouvre pas une voie vérifiable et qu’on puisse librement parcourir ; mais par le
moyen d’une ascèse soumettant le corps et le mental à l’âme, donc délivrant celle-ci des
liens de Prakriti (le monde manifesté, qui est illusion) afin qu’elle aille vers l’Esprit,
sachant ce qu’elle fait. « Ô bien-aimé ! si imprégné de la Connaissance, si détaché, si versé
dans la Loi, et si maître de lui qu’il soit, un dieu lui-même ne peut sans le yoga atteindre la
libération. » (Yoga-anka.)
Pour l’Occidental au contraire, il s’agit de connaître Dieu non pas en écartant le monde
manifesté, ou bien en se contentant à son sujet d’intuitions directes et vagues (sur la nature
de l’atome, par exemple) qui ne permettent pas de refaire le chemin à volonté par l’intellect
et par l’action physique, ni par suite de le vérifier ; mais bien par l’étude patiente des choses
particulières, discipline ordonnant l’intellect aux lois du réel observé, et le corps à l’action
efficace, afin de mieux pénétrer la Création et d’en maîtriser le principe. « D’autant plus
nous connaissons les choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu. »
(Spinoza.)
Ainsi se croisent les doutes, et parfois les méfiances. Car chacun pense de l’autre : est-ce
qu’il dit vrai ? trouve-t-il vraiment l’objet de sa recherche ? et cet objet lui-même, est-il
vraiment réel ?
S’identifier à l’Un, à la divinité, ne serait-ce pas, [p. 30] pense l’Occidental, une illusion
psychologique chez les très rares qui disent y être parvenus, et pour les autres un solipsisme
exténuant ?… Maîtriser les secrets du cosmos, et peut-être demain de la vie, pense
l’Oriental, n’est-ce pas régner sur la Maya ? Et chacun sera tenté de tenir pour illusoires
les « preuves » dont l’autre se prévaut, puisqu’elles s’appliquent à une « réalité » qu’on
tient elle-même pour illusion. Et il semble à chacun que les explications les plus sincères
données par l’autre ne sont en vérité que des implications de son option fondamentale.
Tautologies que tout cela !
c) Individu et Tradition. — Que l’Occident soit individualiste et l’Orient traditionaliste, il
paraît difficile de le mettre en doute10 : tous les auteurs qui traitent de mon sujet s’accordent
au moins sur ce point, malgré les divergences de leur vocabulaire, de leur angle de vision
ou de leur jugement de valeur. Pourtant la chose ne me paraît pas si simple, et j’y sens une
complexité dont j’essaierai maintenant d’indiquer la nature en rapportant l’observation
suivante, faite en Inde.
« Trop de monde partout ! Trois domestiques pour ma simple chambre d’hôtel. Sept ou
huit hommes, dont un travaille, dans des boutiques minuscules. La [p. 31] chaussée envahie
par la foule en tous sens qui entrave en permanence le passage des voitures. Les trottoirs
couverts de dormeurs pendant la nuit. Et j’ai vu cinq personnes sur une seule bicyclette !
Ces gens ne seront-ils jamais seuls ? L’individu peut-il vraiment compter, dans ce
grouillement sempiternel ? Mais je vais aux quartiers anciens : celui qui entoure la grande
pièce d’eau sacrée, rectangulaire. Petites rues sinueuses, bordées de maisons étroites, cages
d’oiseaux mal superposées. Regards luisants dans la pénombre. Corps tassés en prière, dans
les recoins. Silence et dignité profonde. Un groupe d’hommes attentifs dans une cour
écoute le lecteur de poèmes : il s’agit de légendes sacrées. Jamais la vie ne m’a paru plus
solennelle ni plus simplement adorable. Tintements de cloches, irréguliers, seuls bruits.
Mais ces petits garages, aux portes grillagées, surmontés de clochetons baroques ? Ce sont
des temples, dit mon guide. Devant l’idole vêtue de soie précieuse et de colliers de
verroterie, une femme seule, un homme seul, immobile et debout. Dans la courette, un
prêtre renouvelle les cierges noirs devant le jet d’eau grêle.
Je pense aux holy men, errant dans les campagnes, ou longuement assis en tailleur dans
leurs niches… Point de culte public en Inde, de liturgie, d’église organisée. L’Hindou
grégaire n’est seul que devant le divin. L’Occidental, jaloux de sa vie privée, s’assemble
dans l’église où l’on chante des chœurs. Messes de Mozart, Passions de Bach : je ne sais
rien de plus européen, ni de plus véritablement communautaire. [p. 32] Nous avons inventé
l’ecclesia. Et tandis qu’ils se purifient par l’isolement, comme le veut la magie, nous prions
et chantons ensemble. »
Ici, je dois citer Rudolf Kassner, essayiste autrichien de génie. Personne n’a mieux traduit
l’impression qui submerge l’Européen livré à l’Inde, immergé dans la foule indienne. J’ai
parlé de l’Hindou « grégaire » : terme inexact s’il fait penser à « collectif », à je ne sais
quoi d’organisé ou d’encadré. Je cherchais à dire autre chose. Kassner m’offre ce mot :
le corps magique, et il le commente en ces termes11 : « Âme corporisée, ou corps
spiritualisé, sans Moi, ou avec un Moi qui n’est qu’un simple centre. L’homme magique,
le corps magique n’a pas d’ironie ni de paradoxe, parce qu’il n’a ni contraire ni
contradiction. » Dépourvu de sensibilité au sens du xviiie siècle, de souci moralisateur ou
d’esprit révolutionnaire, ignorant la curiosité, il ne peut avoir cure ni de ses droits distincts,
ni de sa chance, ni d’un miroir, donc ni d’une personnalité ni d’un visage. « On peut aller
jusqu’à prétendre ceci : les contradictions représentent si peu dans son existence que rien
au monde ne semble moins le mettre en danger ou le compromettre que le mystificateur ou
le plagiaire. Le fakir habituel des rues et des places, l’homme des supercheries, est de son
appartenance : il forme le bord, la lisière du monde du saint, comme les idoles le bord ou
la lisière des Réalités divines. »
[p. 33] Toute magie dépasse la personne, ou plutôt la dissout dans la métamorphose.
Animal, homme, démon, symbole, dieu ou saint, tout communique en la magie, tout se
transmue sans nul obstacle, sans mesure, sans limites, sans distance, dans une identité
inexprimable, au sein de laquelle nos conceptions de liberté, d’action, de personne et
d’histoire n’ont plus de pointe ni de but. Le monde magique est en forme de Boule, infinie
et tout-englobante. En Occident, le moi et le non-moi, le oui et le non, le bien et le mal, la
liberté et le destin, la personne même et son individu sont en contradiction, tension ou
dissension, et ne cessent de refaire le signe de la Croix.
Je disais que la voie de l’individu en Inde, comme celle du mystique médiéval, ne peut être
que fuite en l’Absolu. Ainsi le moi devient conscient et se détache, échappe au corps
magique, s’isole enfin, mais c’est pour mieux se perdre en son accomplissement, puisque
le moi est voie, et que la voie consiste à libérer progressivement une âme de l’illusion d’être
distincte.
Tout se ramène enfin à cette opposition : panthéisme ou Dieu personnel. Car il n’est pas de
personne sans un Dieu qui interpelle. Et l’Orient ne connaît rien de tel.
Soit qu’on pense qu’il n’y a pas de Dieu — selon le système Sankya et le bouddhisme —
soit qu’on pense, selon l’Advaïta, que Dieu n’« existe » pas mais qu’il est Tout, et que le
Tout ou le Réel n’est que le Moi pleinement réalisé et accompli (That Thwam Asi) — il n’y
a pas plus de personne dans la gnose [p. 34] hindouiste que de moi distinct dans le
bouddhisme. Qu’il n’y ait point de Dieu, ou que Je soit le Tout, dans les deux cas l’Autre
s’évanouit ; il n’est pas de dialogue possible, ni d’appel, ni donc de vocation, ni par suite
de personne. De là découle un monde de conséquences précises — un monde,
littéralement, comme j’espère le montrer.
Revenons à la déclaration de Ramakrishna que je citais en tête de ce chapitre : « Il n’y a
aucune différence, que vous l’appeliez Toi ou que vous disiez Je suis Lui. » Nous y lisons
maintenant la vraie définition de l’attitude religieuse orientale. Car il est bien certain que
l’identité qu’elle pose évacue l’existence personnelle, et que la négation de la personne
postule la suppression de la différence entre le Toi divin et le moi de l’homme. En revanche,
l’Occident s’atteste et s’actualise là où la différence est tenue pour essentielle, car en elle
seule se fonde la personne véritable, qui assume l’individu mais aussi le transcende, le
reliant à l’esprit comme au prochain. Et du même coup paraît la société, en lieu et place du
corps magique.
Yin yang
Dans le symbole central de la pensée chinoise (le cercle divisé par un grand S qui représente
la Voie ou le tao), un point noir frappe la partie blanche et[p. 35] un point blanc la partie
noire.
Il est ainsi montré que l’élément masculin n’est pas absent de la région du yin tandis que
l’élément féminin reste présent dans la région du yang. Vérifiée par les sexologues, cette
relation d’inter-présence des opposés n’est pas moins évidente dans les zones respectives
de l’Orient et de l’Occident. Qui voudrait nier, par exemple, qu’il y ait en Occident de
grands spirituels, ou de grands physiciens en Orient ? Mais personne n’a l’idée de parler
de l’Orient scientifique, ou de l’Occident mystique.
Un Sankara parfois préfigure le thomisme, et il arrive à Maître Eckhart de s’exprimer
comme un bouddhiste. La Bhagavad-Gita fait l’éloge de l’action, le Quiétisme celui de la
passivité. Les plus grands mystiques de l’Europe ont pu se voir accuser d’athéisme sur la
foi de leurs ultimes conclusions (condamnées et souvent détruites), tandis qu’il ne manque
pas d’écoles hindoues pour affirmer la réalité du Moi, l’action de la Grâce, voire un Dieu
personnel. L’idée de la « voie » ou « loi individuelle » (Svadharma) semble rappeler l’idée
de vocation personnelle, tandis que nous inventons le collectivisme…
Et l’on aura beau jeu de m’opposer des textes apparemment ruineux pour ma thèse des
deux Voies. À quelle école mystique de l’hindouisme appartient l’auteur de cette phrase :
« Écarte les choses, ô Amant, ta voie est fuite » ? De quelle yâna bouddhique relève celui
qui a dit : « Il faut que tu aimes Dieu comme non-Dieu, non-Esprit, non-Personne, non-
image… un Un pur et absolu, dépourvu de toute [p. 36] dualité, dans lequel nous devons
nous enfoncer éternellement d’un néant à un néant » ? Et à l’inverse, quel est le mystique
chrétien qui nous rappelle « qu’après avoir écarté tout attachement » et s’être engagé sur
la voie de la connaissance divine, « il faut demeurer dans l’action, gardant un esprit égal,
que l’action porte ses fruits ou non » ? Je viens de citer dans l’ordre saint Jean de la Croix,
Eckhart, et la Bhagavad-Gita. Et pourtant il serait faux, plus encore que banal, de répéter
ici « tout est dans tout ». La partie blanche contient un cercle noir, mais elle est blanche
tout de même, et non pas grise.
Que vaut un homme ?
Et finalement, ce qu’il importe de voir, ce sont les résultantes majeures des complexes
doctrinaux dont on vient de rappeler la richesse en contradictions apparentes.
Nos mystiques ne font pas nos mœurs, en Occident. Ils se fondent sur la négation de nos
croyances communes, et de nos institutions. Ils représentent le point d’Orient dans notre
sphère. En revanche, l’Orient ne connaît pas d’Églises. La Bible et les Vedas n’ont
vraiment rien de commun, et l’usage qu’on en fait n’est pas du tout le même. La foule de
Bénarès n’est pas la foule de Lourdes, même si l’on [p. 37] pense que Dieu reconnaîtra les
siens, qu’ils se baignent vêtus ou nus. La croyance à la métempsycose est plus naturelle
qu’on ne le pense à l’esprit des Occidentaux, mais elle n’a pas d’effet dans leur vie
religieuse, moins encore dans leur vie sociale.
Mais c’est sans doute lorsqu’on se pose la question : que vaut un homme ? (un homme
individuel, un exemplaire humain pris au hasard) qu’on obtient les réponses les plus
révélatrices de l’Orient et de l’Occident, et rien n’illustre mieux la divergence réelle des
résultantes majeures dont je parlais plus haut. J’en donnerai deux exemples précis.
Je trouve le premier dans Kassner, au chapitre où il décrit le corps magique :
Une histoire d’Hérodote traite d’un grand du royaume qui, en échange de tout ce
qu’il avait fait pour Xerxès et son armée, pour l’équipement de la campagne contre
les Grecs, demande au roi cette faveur : exempter de la guerre un de ses cinq fils.
Sur quoi Xerxès, irrité, fait mettre à mort ce seul fils et couper le corps en deux
moitiés dans le sens de la longueur. Et entre ces deux moitiés sectionnées depuis la
tête jusqu’au sexe, comme le corps d’un bœuf ou d’un mouton à l’étal d’un boucher,
au beau milieu défileront les armées qui marchent contre les Grecs, et dans ces
armées se trouveront les quatre frères et le père du coupé en deux. Ce qui manque
ici, c’est l’idée grecque de mesure et, en liaison avec elle, l’idée de liberté. Seule
l’idée de la mesure de l’homme renferme l’idée de son individualité.
[p. 38] Mon second exemple, est emprunté à un essai de Ernst Jünger12 :
La relation que soutient l’homme avec le libre arbitre remonte à ses origines. Aussi
lui reste-t-elle le plus souvent cachée ; il faut la déchiffrer dans ses actes et ses
opinions. Ce qu’il pense de la personne, du destin, ce qu’il proclame moral ou
immoral, son attitude en face de la mort — tout cela dépend du rang qu’il assigne
au libre arbitre. Même sans être philosophe, il s’entend sur ce point aux distinctions
les plus fines, bien que leurs résultats se montrent, non dans sa pensée, mais dans
ses faits et gestes.
Ceci vaut surtout du cas qu’il fait de la vie même. Lorsqu’en 1194, le comte de
Champagne, dans son voyage d’Arménie, toucha le territoire des Assassins, leur
grand-maître lui fit escorte et lui montra au passage ses palais et ses châteaux. Ils
arrivèrent devant une place forte flanquée de très hautes tours : deux guetteurs vêtus
de blanc étaient en faction sur chacune d’elles. Le grand-maître voulut faire voir au
comte que les siens lui obéissaient mieux qu’aux princes chrétiens leurs sujets : il
leva le bras, et deux des gardes se jetèrent dans le vide, pour s’écraser sur le sol
rocheux.
Puis il demanda au comte s’il devait d’un second signe livrer à la mort toute la garde
des créneaux : l’autre le pria de n’en rien faire, tout en confessant qu’il ne saurait
attendre de ses vassaux une telle docilité. [p. 39][…] Et chaque Européen éprouvera
ici le même sentiment que le comte de Champagne : il se verra mené à un point où
éclatera en lui le plus sincère, le plus violent des refus. Les formes fondamentales
dont il se croyait sûr, telles que courage et fidélité, obéissance, sacrifice, ordre et
discipline, sont ici arrachées de leur place ; l’horreur d’un monde étranger lui monte
au cœur. Cette horreur saisira toujours celui qui respecte en l’homme un noyau de
liberté auquel il n’est pas permis de porter atteinte. Ce qui s’y passe, et ce qui en
provient, ne peut naître que du libre arbitre, sous peine de devenir vain, et même vil,
comme le sont des faveurs obtenues par contrainte. Quand ce noyau est lésé, des
tourbillons de néant s’en dégagent.
La réaction de nos deux auteurs occidentaux n’est pas moins significative, pour notre objet
présent, que les histoires qu’ils rapportent. Tous les deux établissent la même liaison entre
le peu de cas fait de la vie humaine, et la négation de la personne, ou simplement de
l’individualité. Pour tous les deux, la liberté de l’homme a pour condition la personne.
On dira que l’Occident a fait les chambres à gaz, tandis que l’Orient professe un respect de
la Vie qui va jusqu’au refus de détruire la vermine13. Pourtant, l’adoration de la vie en
général n’entraîne pas le [p. 40] respect de la vie humaine. La Bhagavad-Gita, qui n’a rien
de bouddhique, enseigne que la mort étant le sort commun, tuer n’est vraiment grave
qu’aux yeux de l’ignorance. Qu’on découpe la victime en tranches ou qu’on l’épargne, elle
ne sera pas sauvée de la nécessité de renaître un millier ou cent milliers de fois. La
métempsycose évacue les sanctions redoutées de la résurrection : le martyr qui revient,
portant sa tête sous le bras !
Qu’en est-il de notre Occident ? Certes, l’Europe qui croit à l’absolue valeur de la personne
dans chaque individu, n’en a pas moins connu les tortures, les bûchers, la guillotine et les
massacres (patriotiques ou religieux). Elle a même inventé la guerre totale ! D’où provient
alors cette « horreur » et ce « plus violent des refus » qu’éprouve l’Européen, selon Jünger,
devant la cruauté des Orientaux ? Nous ne sommes pas moins cruels, mais nous le sommes
autrement. Car nous le sommes dans le drame, eux selon la magie. Nulle « sagesse » ne
nous innocente ; au contraire, notre foi nous condamne. La cruauté de l’Oriental est
fatidique, et par suite sans mesure, sans péché, sans contradiction ni remords. Elle est
divine, et nous sommes criminels. Si le moi n’est qu’une illusion temporaire, celui qui tue
ne détruit rien qui compte ; mais au contraire, si le moi libre et unique est une réalité tenue
pour inviolable, rien ne peut justifier notre délire guerrier.
Je ne juge pas. Je constate. Il y a des différences. Et mon propos n’est pas de les mettre en
relief pour [p. 41] inciter le lecteur à des comparaisons tournant à l’avantage de l’un ou de
l’autre « camp » : car il n’y a pas de camps, ni de lutte engagée, ceci soit dit ici une fois
pour toutes. Il y a seulement deux expériences globales qu’il importe de déchiffrer. Mais
l’infinie complexité de leurs données nous oblige à n’examiner que des prises partielles et
typiques. On a vu que j’ai choisi mes exemples dans le domaine religieux, de préférence.
N’est-ce pas là que l’irritante question de la « supériorité » de ceci sur cela offre le moins
de sens, et de fait perd sa pointe, puisqu’on n’y dispose pas d’éléments mesurables, comme
ce serait le cas au plan de l’économie ou de l’état social par exemple ? Je cherchais à cerner
les options primordiales qui ont donné cours à deux voies divergentes. Il m’a semblé que
c’était dans le mystique, la religion et leurs explications, que ces options pouvaient être
surprises ; car on les voyait là dans leur état naissant. Qu’elles soient causes premières ou
effets ; qu’elles résument une série de facteurs antécédents, ou qu’au contraire elles initient
l’histoire, tout cela m’importe moins que de les avoir bien vues, et de suivre à partir d’un
contraste assez simple entre deux conceptions de l’homme et de ses fins, celle dont les
conséquences ont formé l’Occident.
1. L’Occident étant représenté, dans ce cas particulier, par la théologie orthodoxe des
catholiques et des protestants européens, qui conçoit Dieu comme le Toi de l’homme ;
et l’Asie par ceux des systèmes philosophiques et religieux de l’Inde qui conçoivent que
le Tout n’est autre que le Je pleinement réalisé.2. C’est l’attitude générale des
auteurs modernes qui se réclament en Occident de la « pensée traditionnelle ». Ces
utopistes à rebours projettent dans un passé qui souffre tout, sauf d’être vérifié, un
négatif du présent qu’ils refusent.3. Celle des Sudras, ou indigènes assujettis ; les parias
ou hors-castes étant les « résistants » au processus d’intégration sociale.4. Il y a peut-
être en Inde autant d’idoles que d’habitants, si l’on songe que le nombre des dieux
connus du panthéon hindou est estimé à 33 crores, c’est-à-dire à 330 millions.5. Je
précise que dans ce chapitre, sauf exception, je demanderai à l’Inde de représenter
l’Orient, l’Europe chrétienne figurant l’Occident. Il y a là de l’arbitraire, mais comment y
échapper sans brouiller le dessin de cet ouvrage ? Voici maintenant quelques raisons qui
justifient le procédé. L’Inde a joué en Asie un rôle très comparable à celui de l’Europe en
Occident. C’est de l’hindouisme qu’est issu le bouddhisme, pour recouvrir ensuite le
Tibet et la Chine, la Malaisie, la Birmanie, et partiellement l’Indonésie, enfin le Japon.
C’est du catholicisme qu’est issue la Réforme, pour essaimer ensuite en Amérique du
Nord. À la confrontation de l’Europe et de l’Inde qui garde une signification centrale,
pourrait répondre la confrontation de l’Extrême-Occident et de l’Extrême-Orient,
représentés par deux formes « hérétiques » de la religion initiale : le moralisme
américain et le bouddhisme zen, tous deux antimystiques. Historiquement, la première
confrontation s’est vue retardée pendant longtemps par le barrage de l’islam, et n’a pu
s’esquisser qu’à partir du xixesiècle ; la seconde s’opère sous nos yeux, provoquée par le
choc de la guerre entre le Japon et les États-Unis.6. Cf. Henry Corbin, Avicenne et le récit
visionnaire, 2 vol., Téhéran, 1954, et du même auteur : Œuvres philosophiques et
mystiques de Sohrawardi, tome I, Téhéran, 1952. On y trouvera le texte des deux récits
que je mentionne. Celui d’Avicenne s’intitule : Récit d’Havy ibn Yaqzân. Celui de
Sohrawardi : Récit de l’Exil occidental de l’âme. Le premier date du xe siècle, le second
du xiie siècle.7. Relevons qu’Avicenne et le mystique soufi écrivaient tous les deux dans
cette « circonscription intermédiaire entre l’Orient et l’Occident », que forment, au sens
physique cette fois, l’Arabie et l’Iran. Leur Occident, c’est la Grèce d’Aristote, et leur
Orient n’est pas l’Inde ou la Chine, mais celui de la mystique « illuminée » de certaines
traditions coraniques.8. Je pense à Parménide et à Platon, aux gnostiques, à la Pistis
Sophia, à saint Augustin et à sa fameuse opposition entre cognitio matutina et cognitio
vespertina, aux manichéens et aux mystiques soufis, et à leurs lointains disciples
cathares et « courtois », à Pic de la Mirandole, à Jacob Boehme, aux romantiques
allemands philosophes et poètes, et bien sûr, à tous les occultistes européens du Moyen
Âge jusqu’à nos jours.9. Cf. Hans-Hasso von Veltheim-Ostrau, Tagebücher aus Asien,
Hamburg, 1955.10. L’adjectif traditionnel est pris ici dans son sens strict, initiatique et
religieux, qui ne doit pas être confondu avec « conservateur », « routinier »,
« réactionnaire », etc. « Traditionnel » est celui qui estime que la tradition religieuse
rend nulle et non avenue l’innovation individuelle, et que le but de la recherche
humaine ne peut pas être le progrès ou l’invention, mais l’identification du chercheur
avec un Objet que l’on situe au-delà de tout changement
possible.11. Rudolf Kassner, Buch der Erinnerung. [Le Livre du souvenir, Paris, Stock,
1942. NDE]12. Ernst Jünger, Der gordische Knoten.13. Quitte à la rendre inoffensive en la
gorgeant du sang impur d’un domestique hors-caste, qui se couche le premier dans le
lit, se fait abondamment piquer par poux et puces, dispensant de la sorte son maître
d’avoir à tuer ces insectes. (Anecdote citée par R. Kassner, op. cit.)

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : foi, orient, chair, incarnation, Dieu, parole, grec,
avatar, homme, grâce, occident, romain, chrétien, saint Paul, voie.
[p. 42]

Chapitre II
Où le drame se noue
Née dans le petit peuple hébraïque, la révélation chrétienne se répand dans un monde où
tout ce qui pense ne saurait le faire qu’en termes élaborés par l’hellénisme. La foi
chrétienne va donc, elle aussi, parler grec. Mais son discours assemble un peuple et suscite
une communauté. Celle-ci réclame un cadre et des institutions. Or, au plan politique et
social, c’est le monde romain qui existe seul. L’Église va donc s’organiser dans les
structures de l’Empire, comme la doctrine s’est informée dans les catégories de la
Dialectique.
Incarnation, dialectique, ecclesia — Jérusalem, Athènes, Rome — ces trois mots inconnus
de l’Orient, ces trois noms chargés de sens historique qui les altèrent et qui les amplifient,
ouvrent le drame occidental. Dans les relations et les tensions qu’ils instituent, dans leurs
conflits latents et leurs conciliations improbables [p. 43] mais nécessaires, et dans les
variations de leur puissance respective, se conçoit et se noue l’histoire de l’Occident. Il
peut sembler parfois qu’elle est tout implicite dans l’événement de cette triple rencontre à
tant d’égards invraisemblable et dissonante, et qu’au principe de ses péripéties l’on peut
imaginer l’espèce d’ardent désir d’un accord à la quête de sa résolution… Pourtant
l’Occident n’est pas né comme la réponse à un défi : il lui a manqué ce principe de
cohérence originelle. L’Orient trop lointain dans l’espace et si proche dans l’âme collective
n’était plus une menace, ou ne l’était pas encore14. Il ne pouvait mettre en question la paix
romaine. L’Occident n’est pas né comme on nous dit que naissent les grandes cultures et
civilisations, animées par un rêve qui fait leur destinée et qui compense d’abord un sort
inaccepté. Il est né comme une aventure, d’un fait très insolite et peu croyable, survenu au
carrefour hasardeux de traditions diverses, parfois incompatibles. Et ce fait initial nous
semble accidentel, j’entends qu’il serait vain d’essayer de le déduire d’une certaine
situation d’ensemble ou d’un appel monté du monde antique : nul ne peut démontrer qu’il
soit venu « à son heure ». Il porte à l’origine les stigmates du réel, et non pas les signes du
mythe. Il n’est pas vraisemblable ; il est vrai. On ne l’attendait pas, il est là. Ainsi naît
l’Occident : comme un drame, dont on peut contester après coup l’unité d’action, non le
choc.
[p. 44] Car il y eut un choc initial, un commencement soudain, une grande libération
d’énergie spirituelle et morale, provoquée par l’intégration instantanée de deux réalités
radicalement distinctes : le Verbe divin et la chair.
« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était
Dieu… Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et
de vérité. »
Ce scandale pour les Grecs, cette folie pour les Juifs, ce désordre aux yeux des Romains,
cet avatar de plus aux yeux des Orientaux, allait pourtant sauver l’héritage de Socrate,
exaucer l’attente des Prophètes, et créer cette Église qui assumerait les structures de l’ordre
impérial défaillant. Quant à l’Orient…
L’Orient du Mythe s’arrête où commence l’Histoire, et l’Orient du Silence, où Dieu parle.
Or l’Incarnation c’est le Verbe entré par la chair dans l’Histoire.
L’avatar hindouiste, qui est la descente du dieu dans un corps d’animal ou d’homme, se
répète aux temps sombres et catastrophiques : ainsi les dix incarnations de Vishnu (dont
neuf déjà réalisées) sont motivées par le déluge, la menace d’engloutissement d’un mont
sacré, l’urgence d’éliminer un diable trop puissant, la querelle entre un roi et des dieux, la
rivalité de deux castes, etc. Bouddha fut la neuvième incarnation ; et la dixième, Kalki, sera
le destructeur de notre monde radicalement dégénéré. La Bhagavad-Gita enseigne que Dieu
s’incarne chaque fois que le mal [p. 45] surpasse le bien et commence à prédominer. Ainsi
le temps de l’avatar hindou est celui du Mythe, non de l’Histoire. L’avatar se répète, il a
lieu « chaque fois que… », il est cyclique, archétypal, et dans ce sens, an-historique, tandis
que l’Incarnation, comme l’affirment avec force saint Paul et l’Épître aux Hébreux, s’est
opérée « une fois pour toutes ». Ce centre du Credo est donc situé expressément dans la
durée profane, celle de l’Histoire ; et d’une histoire exactement datée : « sous Ponce
Pilate ».
Voici donc le Logos, la Parole — et non point le Silence des mystiques ou de l’Asie hindo-
bouddhiste15 — devenue par le même geste de l’Esprit Parole de Dieu et forme humaine,
indissolublement, dans la Personne du Fils. Ici prend son départ la « voie » chrétienne. Et
ce n’est pas une méthode, une ascèse, un système, ce n’est pas le cours d’un astre, tracé par
d’autres astres, ni un chemin qu’il faudra suivre, mais bien un chemin qu’il faut vivre et
devenir soi-même, puisqu’il est une personne : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. »
Au terme de la voie sera la Grâce, donnée par un Dieu personnel « qui nous a aimés le
premier ». Et la Grâce est tout à la fois aide prévenante, pardon [p. 46] final, béatitude,
condition de salut, et salut. Terme ignoré de l’Antiquité comme de l’Orient. Car les Grecs
n’ont connu que la Chance et ses coups ; et l’Orient, que l’ascèse infiniment patiente16. Il
est curieux, mais non contradictoire, au fond, que le Grec rationaliste ait cru dans le Hasard,
tandis que l’Hindou mystique, panthéiste, astrologue, n’attend le salut que d’un effort de
l’homme sur son esprit. Pour le chrétien, le paradoxe n’est pas seulement dans l’apparence,
il est constitutif et radical : le salut vient de Dieu à l’homme, il est initié par Dieu seul, et
donné par une grâce pure ; et pourtant l’homme qui l’a reçu doit agir comme s’il le gagnait !
Ce que saint Paul exprime dans cette phrase difficile : « Travaillez à votre
salut… puisque c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire, selon son bon
plaisir17. »
Entre la Parole et la Grâce, la vocation et le pardon, comment trouver et vivre le chemin ?
Pour l’Orient, la voie est connaissance, illumination progressive (ou même instantanée,
selon le zen). Pour le chrétien, l’expérience du chemin se confond avec celle de la Foi, qui
n’est pas seulement la croyance, ou « la substance des choses que l’on espère », ou la
« démonstration de celles qu’on ne voit pas », mais l’anticipation de la grâce finale, et le
seul guide.
[p. 47] « C’est par la foi qu’Abraham, lors de sa vocation, obéit et partit pour un lieu qu’il
devait recevoir en héritage, et qu’il partit sans savoir où il allait18. »
L’homme de la foi sera l’homme en chemin, le viator, l’éternel « voyageur sur la Terre »,
qui n’a pas ici-bas de cité permanente. Il ne sait pas, il croit. Il n’a pas, il espère. Il ne voit
pas, il obéit. Et sa route n’est pas définie comme l’orbite invariable d’une étoile, mais elle
est aventure permanente : elle se crée sous les pas qui la suivent. Ainsi la foi, qui est la
confiance active, est aussi l’inquiétude essentielle.
Mais que devient l’éthique en tout ceci ? Elle est remplacée par l’Amour.
Pour mesurer l’ampleur de cette révolution, il faut imaginer ce qu’était le sacré, ce qu’il est
encore en Orient. La morale des Anciens est basée sur le rite, et dans le monde magique
elle n’est que rite. Seule la croyance moderne aux « lois de la science » et aux « nécessités
techniques » en général peut nous donner l’idée de ce que représente alors l’évidence
magico-religieuse, et de ce qu’entraîne indiscutablement sa transgression. La faute
commise ne peut relever ni de l’opinion, ni d’un jury. Elle est plutôt comme une grossière
erreur de calcul, de montage ou d’aiguillage, c’est-à-dire qu’elle « ne pardonne pas » ; elle
suspend le cours normal de la vie, elle exclut le fautif de la réalité, elle appelle à grands
cris non point sa repentance mais le châtiment restaurateur de l’ordre.
[p. 48] Tel est le cadre antique, traditionnel (au sens oriental de ce mot) que le message
chrétien va bouleverser. Avec saint Paul, nous passons d’un seul coup du règne de la Loi à
celui de la Foi, c’est-à-dire du Rite à l’Amour. « Tout est permis, mais tout n’édifie pas. »
« Rien n’est impur en soi », mais « tout est pur aux purs ». Semblablement, saint Augustin
dira : « Aime Dieu et fais ce que tu voudras. » Or ces phrases invalident, du point de vue
spirituel, toute morale codifiée, rituelle ou rationnelle. Elles impliquent en effet que la
valeur d’un acte ne peut être jugée par sa conformité avec les règles du sacré ou du social,
mais que son sens dépend d’une attitude intime, d’une libre appréciation de la personne
quant à savoir si l’acte exprime l’amour, s’il édifie. « Pourquoi, en effet, ma liberté serait-
elle jugée par une conscience étrangère ? » s’écrie saint Paul19. Cette liberté d’ailleurs n’est
pas licence, puisqu’elle est orientée par l’amour même qui d’abord l’a rendue possible :
elle est responsabilité. « Vous avez été appelés à la liberté, seulement ne faites pas de cette
liberté un prétexte à vivre selon la chair, mais rendez-vous par l’amour serviteurs les uns
des autres20. »
Ainsi, c’est dans la liberté de chaque individu que s’enracine la solidarité du genre humain.
Seul un homme en tant qu’être autonome peut aimer, peut agir en vertu de la foi : or, c’est
précisément dans [p. 49] l’amour du prochain, non dans la Règle collective, impersonnelle,
que saint Paul a trouvé le secret de l’harmonie des libertés humaines, nostalgie séculaire
de la sagesse antique.
Le génie de l’Apôtre est d’avoir résumé les effets de l’Incarnation en un fulgurant
raccourci : la Foi succédant à la Loi. Car cette Loi qu’il déclare périmée n’est pas seulement
la Thora juive (quoi qu’il en pense) mais c’est le système entier du monde antique, oriental
autant que romain. Et cette Foi qu’il annonce fonde la relation nouvelle des hommes entre
eux et de chaque homme avec lui-même.
Mais ce n’est pas tout : la Loi était visible, elle était la mesure du monde, elle cernait
l’homme et le définissait par les cadres d’une cité close. Libéré par la foi de son cadre
rituel, l’homme se voit relié du même coup à l’Amour transcendant et au prochain. Sa
mesure n’est plus hors de lui, mais en lui, dans son cœur partagé ; elle n’est plus ordre,
mais tension. Libéré, mais pour être à nouveau relié ; affranchi au regard de la Loi, mais
responsable au regard de l’amour ; distinct de tous les autres en vertu de ses « dons », mais
solidaire dans le péché comme dans le salut ; au monde comme n’étant pas du monde ;
faible quand il est fort, et fort quand il est faible ; perdu par ses efforts pour se sauver lui-
même, sauvé par l’abandon à Celui qui le juge ; pécheur selon la Loi et sauvé par la Foi.
Ainsi le signe de contradiction posé dans l’Histoire par la Croix marquera désormais son
existence.
[p. 50] Si l’homme du clan, de la tribu ou de la caste n’avait qu’une dimension réelle : sa
relation avec le corps sacré ; si la seconde dimension, inventée par les Grecs, est celle qui
fonde en soi l’individu et son mode de relations, la cité, — saint Paul a défini la troisième
dimension : le rapport dialectique avec le transcendant, reliant l’individu comme vocation
divine à la communauté comme amour du prochain. Cet homme, mieux libéré que
l’individu grec, mieux engagé que le citoyen romain, mais libéré par la foi même qui
l’engage, c’est l’archétype de l’Occident qui naît, c’est la personne.
Qu’avons-nous établi jusqu’ici ? Si ce n’est par l’énumération des principaux mots-clés du
christianisme, la dialectique première de l’homme occidental.
Parole et non Silence ; faite chair et non concept. Grâce au lieu de mérite ou de technique
de l’âme. Foi, non pas connaissance directe du divin. Histoire au lieu de Mythe. Admission
de la chair, et par là de la matière, en tant que réalités de notre vie présente. Paradoxe,
tension, dialectique… Et l’amour du prochain comme de soi-même, répondant à l’amour
de Dieu, remplaçant le sacré, et fondant la personne.
Ces termes ne définissent que la voie du chrétien, mais en est-il une autre en Occident ?
Beaucoup d’hommes, il est vrai, sont sans voie, et surtout dans le monde d’aujourd’hui.
Mais ceux qui en cherchent une, et qui refusent la chrétienne, ou bien vont à [p. 51] l’Orient,
ou bien vont à Moscou. Dans les deux cas, ils quittent en esprit l’Occident.
Pourtant la voie chrétienne n’est pas tout l’Occident. Elle prend son point de départ dans
le choc décisif duquel nous datons notre histoire. Mais elle s’est engagée dans un monde
bien réel, déjà fortement structuré à la fois par la pensée grecque, les traditions religieuses
du Proche-Orient, et l’ordre impérial des Romains. Utilisant l’un de ces éléments, écartant
l’autre, annexant au passage un troisième et souvent compromise à ce jeu, elle a tout remis
en mouvement. Et ce mouvement dans son ensemble, jusqu’à nous, c’est l’Aventure
occidentale de l’homme. Certes la voie chrétienne n’y est pas seule active, mais elle fut
décisive et reste axiale : c’est par rapport à elle que nous pourrons mesurer nos oscillations
pendulaires, les apports étrangers, les progrès, la dérive de notre culture.
Partant du fait central et initial que pose l’Incarnation, la Parole faite chair, retraçons
maintenant la Quête occidentale dans ses deux ambitions maîtresses : trouver le secret de
l’homme et celui du cosmos.
La foi dans un Dieu personnel dont le commandement unique est celui de l’amour : « Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toi-même », cette foi libère l’individu
des liens magiques, réforme en l’assumant le monde antique, crée l’idée de personne qui
permet la synthèse de l’idée grecque d’individu et de l’idée romaine de citoyen, et maintient
au travers de nos révolutions, anarchistes ou collectivistes, [p. 52]l’idéal directeur de
l’homme à la fois libre et responsable.
L’Incarnation de Dieu dans l’espace et le temps, dans le corps d’un homme à telle date,
atteste aux yeux de l’esprit la signification et la réalité de la chair et de la matière, et par là
même de toute la Création, telle qu’elle attend de nous « dans une attente ardente », d’être
aimée et connue, et finalement rachetée par la révélation des enfants de lumière21. Et c’est
pourquoi l’homme d’Occident poursuit la science même quand il en oublie l’impulsion
primitive et la liaison sublime avec nos buts derniers.
14. Alexandre était mort depuis plus de trois siècles, Attila ne devait surgir sur le Rhin
qu’en 450.15. Les théologiens auraient beaucoup à dire sur l’usage de la Parole dans
l’Orient magico-mythique et dans l’Occident des chrétiens. Le mantra des Hindous n’est
pas le logos. Elle donne pouvoir sur l’homme, mais aussi sur les dieux. Le logosest
recteur d’action ; au contraire, le mantra, formule sacrée, sert à libérer l’homme de la
Maya et de ses pouvoirs éphémères. Loin de s’incarner, elle dissout ; elle dissipe
l’illusion des liens entre les formes et l’individu.16. Malgré certaines affirmations d’une
grâce divine dans le système Vishishtâdvaita : il s’agit d’influences chrétiennes.17. Épître
aux Philippiens, 2, 12-13. La doctrine de la prédestination accuse encore le paradoxe, en
insistant d’un même mouvement sur la totale responsabilité de l’homme qui pèche et sur
l’éternelle prescience et décision de Dieu quant au salut de chacun.18. Hébreux, 1, 1 et
8.19. I Cor. 10, 29. Des déclarations analogues ne manquent pas chez les penseurs
antiritualistes de l’Inde moderne.20. Galates, 5, 53.21. Romains, 8, 19 à 23.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : personne, spire, maximum, individu, phase, foi, vide,
agir, antinomie, grégarisme, Nicée, concile, Robinson, magie, totalitaire.
[p. 55]

Chapitre III
La spire et l’axe
Galilée, à très juste titre, décide que, quoi qu’il dise devant l’Inquisition, la Terre tourne
pourtant. Mais il est des réalités qui pâtissent d’être tues ou mal dites. Qu’on les nie, ou
seulement qu’on les désigne d’une manière incorrecte et vague, elles cesseront de
« tourner » ou d’être actives : ce sont celles qui importent à l’homme, parce qu’elles
relèvent de sa foi, de son action ou de son sentiment. Ainsi l’amour : il n’est pas vraiment
là tant qu’il ne s’est pas « déclaré ». Nommer certaines tendances, croyances ou passions,
c’est donner libre cours à l’énergie virtuelle que l’on appelle ainsi, au double sens du mot.
C’est pourquoi je m’inquiète de voir sans cesse confondre les mots individu, individualité,
personnalité [p. 56] et personne. Il s’agit d’une inattention tout à fait générale aujourd’hui,
mais qui peut entraîner des suites graves. La plus légère altération de sens, s’agissant de
définitions de l’homme et de son rôle parmi les autres hommes, peut entraîner des guerres
et des révolutions, par le seul fait qu’elle favorise ou justifie des régimes violemment
inconciliables.
Il est vrai que l’Histoire n’est pas la sémantique et qu’elle ne se fait point à coups de
définitions. Mais elle joue sur nos confusions : n’est-ce pas au nom de la liberté, ou de la
paix, et comme en louvoyant avec ces noms puissants, que les pires tyrannies ont rejoint
notre temps ? Et il est vrai, aussi, que le monde occidental est parti sans savoir où il allait,
comme Abraham quittant son pays ; sinon serait-il vraiment l’Aventure que je décris ?
Certains de nos pays, qui ont les meilleurs régimes, ont aussi la plus grande répugnance à
formuler clairement les principes qu’ils observent. L’Angleterre met une coquetterie à
n’avoir pas de Constitution écrite, ni de Déclaration des droits de l’homme ; et les Suisses
ont refusé soigneusement — jusqu’à nos jours — de formuler la doctrine de ce fédéralisme
qu’ils ont pourtant vécu pendant des siècles. Mais s’il peut être utile d’ignorer ce que l’on
vit, et de ne pas déclarer où l’on va, il est bon de savoir d’où l’on vient.
Cherchant les origines de la notion de personne, dont j’ai dit qu’elle était proprement
constitutive de l’Occident, je trouve les grands conciles œcuméniques, Nicée,
Constantinople, Éphèse et Chalcédoine, [p. 57] dont les décisions représentent autant de
mises au point ou de « communiqués » sur l’état de la question au moment où l’Europe va
se détacher du monde antique.
Genèse théologique de la personne
Les mémoires d’un Grégoire de Nazianze, les chroniques de l’époque et les textes votés
nous permettent de nous faire une image vivante de ces assises du christianisme grec : les
grands conciles. Qu’on se figure bien moins de savantes réunions de professeurs et
d’érudits, que des séances houleuses de parlements modernes, ou même des Conventions
de partis, en Amérique. Convoqués par l’empereur de Byzance, les évêques se rassemblent
de tout le Proche-Orient, d’Afrique, de Macédoine, d’Égypte et d’Ibérie. Les chefs de
grands partis, entourés de leurs tenants, les légats de l’empereur et du pape, font dans la
ville choisie des entrées solennelles : la discussion commence par ces démonstrations de la
force et du prestige des partis en présence. Des troupes de moines fanatiques parcourent
les rues. Parfois, comme à Éphèse et Chalcédoine, tout un monde de laïques ambitieux, de
soldats, de matelots égyptiens et d’hommes de main, rôde autour de l’église où siège le
concile, attendant l’occasion d’intervenir en force. À l’intérieur, [p. 58] les incidents de
séance se multiplient. « On dirait un essaim de frelons », note Grégoire. On s’exclame et
l’on s’interpelle avec violence, de la gauche et de la droite de la nef où sont massées
plusieurs centaines d’évêques et de docteurs, tandis que les légats du pape (toujours absent)
et les fonctionnaires de l’Empire ont pris place à la balustrade de l’autel. Des tumultes
s’élèvent et les Pères crient : « C’est la vraie Foi ! c’est la Foi des Apôtres », « Anathème
à celui qui ne croit pas ainsi ! Chassez Eusèbe, qu’on le coupe en morceaux ! Il a divisé le
Sauveur, qu’on le divise lui-même ! » Des rédactions improvisées à la dernière minute sont
mises aux voix. Le vote est emporté, mais des négociations de couloirs le remettent en
question le lendemain. Un groupe d’évêques menace de s’en aller. On échange des
députations. On a signé des listes de présence qui seront plus tard contestées : sont-elles
complètes, sont-elles exactes ? n’a-t-on pas ajouté des noms d’absents ? Il faut maintenant
souscrire aux formules adoptées, déposer l’adversaire hérétique22, excommunier, rétablir
dans un siège, tenir compte des pressions opposées de l’empereur ou du pape de Rome,
déposer ou non le patriarche de Byzance — et soudain la tourbe des moines et des nervis
fait irruption, Hilaire ne doit son salut qu’à la fuite, Flavien meurt sous les coups [p. 59] de
bâton. Au soir, le dogme est proclamé, l’erreur de Nestorius vient d’être condamnée, et la
population de la ville éclate en transports d’allégresse, acclame les Pères, illumine les
quartiers, reconduit les évêques en cortège à la lueur des torches et dans l’encens des
cassolettes à parfum.
Tel est donc le spectacle offert par les premières assises du christianisme, au lendemain de
son triomphe temporel. (Nicée se place douze ans seulement après l’édit de Constantin, et
beaucoup des évêques qui dominent le concile portent les traces physiques de la
persécution et des tortures qu’ils ont subies.) Spectacle à vrai dire confondant. Tout cela
grouille, discourt et manifeste, proteste, exile, accuse de blasphème ou en est accusé,
organise des guets-apens ou y tombe, mélange indiscernablement la politique d’Église ou
même d’Empire et la métaphysique la plus subtile, pour n’aboutir enfin qu’à des
définitions à peine différentes des anciennes ou de celles qu’il s’agit d’écarter — les unes
comme les autres, d’ailleurs, peu compréhensibles en soi, et souvent tout obscures pour le
peuple chrétien. Tout cela serait absurde si ce n’était sublime, si ce n’était finalement bien
plus intelligent, bien plus sage et bien plus réaliste qu’un Athanase lui-même n’a pu le
concevoir, faute d’avoir pu le juger avec les yeux de l’Histoire.
Voilà donc l’atmosphère dans laquelle fut nouée la notion dont descendent nos conceptions
de l’homme.
[p. 60] En apparence, il ne s’agit, lors de Nicée, que d’un iota23, en réalité, de la définition
de la personne, à partir des Personnes divines, et particulièrement de celle du Christ, vrai
Dieu et vrai homme à la fois.
Le problème était le suivant : comment nommer les relations intradivines et les relations
de Dieu à l’homme révélées par la venue du Christ, Dieu qui est le Père en tant que
Créateur, le Fils en tant que Rédempteur, le Saint-Esprit en tant que Libérateur ? Comment
sauvegarder à la fois la distinction et la liaison de ces aspects ? Comment éviter à la fois
un monothéisme indifférencié, évacuant le fait central de l’Incarnation, et un trithéisme
mythologique ou rationalisé ? Pour résoudre en doctrine ce débat séculaire24 sous la
pression croissante des hérésies et de la Gnose en pleine effervescence, les Pères grecs et
latins ne disposaient en fait que de notions et de mots inadéquats, au surplus difficiles à
concilier.
L’hellénisme avait dégagé les notions de l’être distinct, [p. 61] c’est-à-dire de l’Individu, et
de la permanence de cet être à travers ses modalités : essence, substance et hypostase. De
leur côté, les Romains avaient défini le terme de persona, désignant au début le masque de
l’acteur, puis son rôle, et de là, l’homme lui-même en tant que doté de droits dans la cité :
le citoyen. Tout homme est un individu, du simple fait qu’il est un corps distinct, mais il
ne devient une « personne » qu’en vertu des relations civiques et juridiques dont il est le
porteur dans l’État ; d’où cet adage du droit romain : persona est sui juris, servus non est
persona (la personne étant définie par sa valeur juridique, l’esclave n’est pas une
personne). Ainsi l’individu n’était qu’atome, et la persona que valence ; l’un existait par
soi, l’autre dans ses relations.
L’acte de création des grands conciles consista donc à opérer la transmutation périlleuse
d’un mot latin et de contenus helléniques en un dogme exprimant la nature triple et une de
la Divinité révélée en Jésus. Ainsi naquit l’idée de Personne, terme purement théologique
aux yeux des Pères de Nicée, mais qui devait apparaître, après coup, comme le fait
spécifique et capital de l’anthropologie occidentale.
[p. 62]
Genèse de la personne humaine
Comment expliquer le transfert d’un terme dogmatique, concernant Dieu lui-même, à un
niveau de réalité où ce même mot désignera le rôle social de l’homme, autant que sa dignité
métaphysique ? Que ce transfert ait bien eu lieu, c’est l’évidence : nous parlons tous de la
« personne humaine », et l’on ne pouvait rien faire de tel avant Nicée. Mais en se bornant
à constater le fait, on perdrait la plus belle occasion de situer l’homme occidental
au carrefour hasardeux dont je parlais plus haut : carrefour de sociétés non moins que de
doctrines.
Dialectique grecque et juridisme romain, catalysés par l’exigence chrétienne, ont produit
le mot décisif. Mais les réalités politiques et sociales élaborées par ces trois mondes sont
entrées elles aussi en symbiose, et cela d’une manière manifeste dès l’époque des conciles
œcuméniques.
Apport grec. — L’homme se détache du corps magique en lequel se mêlaient sans fin ni
formes nettes les vivants et les morts, les dieux et les démons. L’individu prend sa mesure
fragile et menacé, mortel et ignorant, il sait qu’il n’est pas dieu, ne rêve pas de le devenir,
mais se sent d’autant plus décidé à tirer le meilleur parti de sa condition. Entreprenant,
curieux[p. 63] jusqu’au défi, navigateur, spéculateur dans tous les ordres, il est à tous égards
celui qui définit — l’homme du Verbe et de l’épithète, « la mesure de toutes choses », dira
Protagoras, « de celles qui sont en supposant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en
supposant qu’elles ne sont pas ». Juge de tout, on le voit, même des dieux. D’où le sens de
sa dignité, qui ne tient à rien qu’à lui-même, au seul fait qu’il existe, distinct. D’où son
orgueil aussi, son astuce égoïste et finalement, cette anarchie sceptique qui, lorsque se
perdra la révérence à l’égard des dieux et des lois, livrera la cité « atomisée » à la brutale
mise au pas du Romain.
Apport de Rome. — Il se résume dans le terme viril de citoyen. L’homme ne tient plus sa
dignité unique de quelque essence indestructible, mais du personnage qu’il revêt dans la
cité maintenue par les cadres du Droit et des Institutions dûment hiérarchisées. Ce
puritanisme social, cette morale du service de l’État, fera la grandeur de l’Empire et la
pauvreté d’âme de ses sujets. Si la dissociation menaçait en permanence la cité grecque,
c’est la sclérose collectiviste qui va causer la chute de Rome.
C’est au sein de cette société dont les structures rigides n’encadrent plus qu’une anarchie
latente, parce que ses disciplines ne sont pas celles de l’âme, que naît et se répand le
christianisme.
Apport chrétien. — La conversion — révolution individuelle — libère tout homme, noble
ou esclave, des liens sacrés de la caste ou du clan ; en même [p. 64] temps, elle le met au
service du prochain. Entrant dans une communauté chrétienne, l’esclave y trouve la dignité
morale qui était celle de l’individu selon les Grecs, et l’honneur de servir, qui était celui du
citoyen romain. Il devient donc un paradoxe vivant : à la fois libre et responsable, vraiment
distinct et vraiment relié, et singularisé par la même vocation qui lui fait découvrir dans
tout homme son prochain. Ce paradoxe vécu en vertu de la foi reproduit, dans le plan de
l’existence concrète, la forme même des grandes définitions antithétiques de Nicée. C’est
ainsi que la personne du chrétien imite au plan humain la Personne du Christ. (Cette
analyse sociologique est homologue — soulignons-le — de l’analyse philologique de la
Personne.) Mais si la personne du chrétien, dans son équilibre en tension, unit le meilleur
de Rome et de la Grèce, elle est aussi menacée, dans le monde du péché, par un double péril
simultané : celui de la fuite vers le salut individuel, et celui de l’abandon au sacré collectif
— maladie « grecque » et maladie « romaine » de la personne.
La spire
Si dans la Personne du Dieu-homme les deux natures s’unissent pleinement et sans conflit,
il n’en va pas ainsi du spirituel et du charnel dans l’homme [p. 65] pécheur ; ni de la liberté
et du service dans l’homme converti. Ces antinomies, en effet, ne sauraient être résolues
qu’en vertu de la foi, dans l’amour, et par l’obéissance absolue à une vocation
transcendante ; hors de quoi la personne demeure un pur possible, ou la résultante idéale
d’une tension toujours menacée de relâchements ou de ruptures, lorsque l’un de ses pôles
vient à faiblir ou subitement se laisse absorber par l’autre.
Né du complexe de paradoxes et de tensions que nous avons vu se nouer au « carrefour
hasardeux » du Bas-Empire, l’Occident se voyait promis à une histoire proprement
dialectique, qui évoque dans son ensemble l’image d’une discussion de plus en plus nourrie
et mouvementée entre les excès alternés de l’individualisme et du social. Et dès lors qu’il
était issu de contradictions peut-être insurmontables dans le plan où l’histoire en lit les
témoignages, il était condamné au progrès, c’est-à-dire à la recherche sans fin d’un
équilibre dont le secret n’est pas de ce monde. Car s’il est vrai que la foi doit agir dans ce
monde, elle reste un don de Dieu et l’homme n’en dispose pas.
Posons maintenant que le But de toute l’histoire humaine vue dans la perspective
chrétienne est le suivant : la communauté des personnes, libérées et reliées en vertu de la
foi.
[p. 66] Cet idéal s’est constitué comme tel aux premiers siècles de notre ère, dans une
histoire qu’il n’a pas arrêtée, mais dont il a pris la relève. Il est intervenu dans une suite
dialectique, non comme sa conclusion mais comme un accident. Et dans la mesure où il a
pu s’y insérer, il n’en a pas interrompu le cours : mais en créant un axe d’attraction
verticale, il a élevé en spire un mouvement naturel qui tendait à devenir circulaire, et
transformé le cycle des perpétuels retours en Aventure.
Le cycle était — ou paraissait — déterminé par une espèce de logique, qu’on peut déduire
empiriquement de l’histoire. Voici le schéma.
Le clan, la tribu primitive, lie les êtres nés dans sa sphère par les liens du sang et de la terre
où reposent les morts effrayants. Tout participe de tout, dans la magie, rien ne se détache
vraiment de rien, ni le nom de la chose, ni le fils du père, ni le mort du vif. Stade grégaire,
où seul le sacré différencie quelques fonctions.
Celui qui sort du clan s’éloigne des tombeaux et perd la protection de ses morts redoutés.
Rien ne le distingue du criminel, sauf l’idée qu’il prend de lui-même, enfin distincte. Il
court sa chance d’individu, et comme tel il s’allie à d’autres « sans-foyer », aventuriers,
métèques, hors-caste, sang-mêlé. Pour faire siens les dieux étrangers, il doit les supposer
universels, garant du sort de tous les hommes qui leur rendent le culte civique. Dès lors,
les « liturgies » de la cité règlent les droits et les devoirs, selon les lois ou
les [p. 67] contrats, et non plus selon la magie. Chacun pour soi, les dieux pour tous.
Mais quand l’innombrable poussée des énergies ainsi déliées devient conquête, quand les
cités lointaines succombent avec leurs dieux et la vénération des dieux en général, il n’y a
plus que « chacun pour soi ». Voici le temps du cosmopolitisme et de l’individu sans foi ni
loi, dont le plus fort ou le plus chanceux se fait tyran. Mais cette fuite générale devant les
engagements — civiques, privés ou religieux — cette dissolution des liens moraux et ce
mépris des limites comme des fidélités, vont laisser l’homme désemparé, étranger à soi-
même dans une cité trop vaste. Du vide socialcréé par l’individualisme monte l’appel à
l’ordre à tout prix.
Et l’Ordre s’établit, par décrets militaires. Il libère les individus de l’angoisse d’être libres
sans but. Il les encadre, les aligne, les rassure, les terrorise et les flatte à la fois. De leur
poussière, l’État fait son ciment. Il prescrit une morale d’État et compense son défaut de
principe intérieur par une répression vigilante. Il « reconstitue » le sacré, — un sacré
d’État, sans magie, mais non pas sans prestige théâtral, et dont le dieu commande en
personne l’armée, la police et les prêtres. Et les castes qui reparaissent achèvent d’enfermer
l’homme dans sa fonction sociale25. Que pourrait [p. 68]exiger maintenant ce vide de
l’âme qui se déclare, — maladie mortelle de tout Ordre qui n’a su qu’encadrer l’anarchie ?
Du pain ? L’État l’assure à ses clients dociles. « Clarissimes » oisifs sur leurs terres,
fonctionnaires de toute classe, miliciens, plèbe des villes, tous vivent aux dépens de l’État-
providence, dans une fainéantise à peine croyable26. Des jeux ? L’État les organise à satiété.
Des religions ? Bien sûr. Mais c’est ici que Rome révèle sa carence essentielle. Elle impose
avec trop de rigueur des rites et des symboles trop pauvres et trop froids. Les sectes
orientales se mettent à pulluler. Elles ne peuvent que précipiter la dissolution intérieure
d’une société qui a perdu la magie, embrigadé l’individu, épuisé les vertus de l’ordre. Isis,
Mithra, Mani, la Grande Déesse, ne peuvent pas reconstruire une société humaine,
puisqu’ils n’offrent d’autre salut que dans la fuite mystique ou l’archaïsme.
Les Barbares excités, qui se bousculent sur le seuil, vont seuls répondre à cet appel du
vide : ils y tombent comme on cède au vertige. Ils tombent dans l’Empire, plutôt que lui
sous leurs coups. Ils vont fermer le cycle, et tout recommencera : grégarisme magique et
liens du sang, réinvention de l’individu puis de ses excès, vide social, réaction de l’État,
dictature, sacré restauré, lassitude, vide de l’âme et retour des Barbares…
[p. 69] C’est ici qu’intervient le christianisme. L’Incarnation, je l’ai dit, ne « résulte » de
rien. Isaïe l’avait vue, mais les Juifs l’ont niée, et pas un historien ne la rendra plausible :
ils calculent leurs dates d’après elle, et non l’inverse. Le succès de l’Église, au contraire,
paraît s’expliquer après coup. Elle apportait une foi capable d’assumer le meilleur de
l’héritage grec, et de le sauver de la dissociation bien mieux que n’avait su le faire l’ordre
impérial. Pourtant elle n’a pas suspendu le verdict prévisible, ni la chute. Elle n’a pas arrêté
les Barbares. Elle les a seulement convertis. C’est ici que le cycle nouveau s’ouvre en spire
ascendante et devient notre Histoire.
Retour des phases, mais modifiées
Le Moyen Âge est un retour au grégarisme. Mais le sacré chrétien y combat la magie, et
l’Église y résiste à l’Empire. Les trois états imitent les castes, mais la première du moins
demeure ouverte à tous : le clergé et les ordres religieux nient les états.
La Renaissance est un retour de l’hellénisme rationnel et profanateur, et déjà presque de
l’aventure alexandrine : la découverte du monde y est une conséquence de l’idée de l’infini,
tout nouvellement admise, délivrant l’esprit ébloui du monde cloisonné qu’était le Moyen
Âge. Mais déjà la Réforme recrée [p. 70] une morale du service social au nom de la liberté
bien tempérée, et voilà qui évitera par la suite aux pays qui l’adopteront les mises au pas
totalitaires.
La vraie période hellénistique — tyrannies et dissociation pulvérulente des milieux et des
classes responsables — c’est le xviiie français qui la reflète. Le bourgeois qui fait faire son
portrait, triche au jeu des affaires, spécule sur les entreprises coloniales, réduit à l’intérêt
tous les motifs de l’âme, et ne croit à rien d’autre qu’à ses droits, cet individualiste mérite
mieux que les Rois la réaction romaine que sera le jacobinisme. Il s’imagine qu’il veut la
fin des « privilèges » et des « abus » du régime monarchique, mais il n’attend qu’une
tyrannie plus rationnelle, et il l’aura. Car tandis que l’Amérique fonde la démocratie sur
une morale quasi personnaliste, — elle veut vraiment la liberté, non ses emblèmes — la
France bourgeoise se donne une déesse et des jeux, des tribuns, des consuls, et finalement
César.
Et voici notre époque de Bas-Empire inquiet, divisé dans son âme et devant ses
« Barbares »…
Le deuxième tour de spire a ramené les mêmes phases dans le même ordre de procession,
si toutefois l’on s’en tient aux grands ensembles. Mais chaque phase est ici plus complexe.
Et d’abord de la complexité des différents passés qui sont les siens, car elle s’est faite aux
dépens du dernier et contre lui, mais c’est au nom de l’avant-dernier qu’elle innove, en
croyant s’y conformer : le Moyen Âge thomiste « revient » à Aristote, la Renaissance imite
ce qu’elle [p. 71] connaît de l’art antique, la Réforme se veut un pur « retour » aux sources,
et la Révolution se croit romaine, alors qu’elle inaugure le romantisme, qui à son tour se
voudra médiéval…
Ainsi les phases successives portent le nom de leur innovation, quand elles se seraient
donné celui de leur modèle. Signe du conflit permanent qui les sous-tend et les gauchit
perpétuellement : d’où ce mouvement de spire mouvante qui en résulte à nos yeux
d’observateurs distants.
Ceci encore : tous les passés durent en chacune des phases nouvelles ; l’un refoulé dans
quelque inconscient collectif qui parle encore dans les légendes, et l’autre simplement
subordonné aux valeurs neuves, un troisième enfin comme parqué dans une classe ou dans
certaines zones géographiques déterminées. Le grégarisme primitif et sa magie vivent
encore dans la paysannerie de tous les pays de l’Europe — îlots à l’Ouest, larges taches
continues aux confins de l’Est et du Sud — comme ils animent nos rêves et parfois tel
poète. C. G. Jung retrouve les Indiens dans l’inconscient des riches Américaines. Presque
tous nos intellectuels sont des Hellènes ou des Alexandrins. De nombreux éléments rituels
du mithraïsme ont passé dans nos liturgies, comme le titre suprême de la Rome païenne,
le pontifex, désigne encore les papes. Etc. Stratifications de passés ? Oui, s’il ne s’agissait
que de reliquats inertes, voire de simples réflexes conditionnés par des gestes d’exécration
qui remontent peut-être au paléolithique, comme la main devant la bouche si
l’on [p. 72] bâille. Mais il s’agit aussi de témoignages demeurés présents et actifs, tels que
statues, peintures, monuments, rites et rêves. Et il s’agit surtout de complexes dynamiques,
de formes d’exister qui poursuivent dans nos vies — dans l’atome de durée de chacune de
nos vies — cette même dialectique qu’on vient de voir s’illustrer par grands pans d’histoire
de l’Europe.
Certes, nous n’en sommes plus à dessiner des cartes où l’Europe est le centre du monde
— comme cela se fit encore au xve siècle —, mais je crois bien que l’Europe demeure le
lieu du monde où l’on observe la plus forte densité d’histoire humaine. Je parle d’une
présence simultanée du plus grand nombre d’expériences au moins diverses et parfois de
sens opposés. L’Asie et la Russie n’ont pas connu la Renaissance : elles sont en train de
passer sans transition de leur Moyen Âge à l’ère de la technique. Les USA n’ont pas eu de
Moyen Âge27 et sont issus de l’ère rationaliste-moraliste dont procède sans conflits majeurs
notre technique. L’Europe a derrière elle et porte en elle l’Antiquité gréco-latine, le Moyen
Âge, la Renaissance et les Lumières, le romantisme, le nationalisme et le socialisme. Elle
vient d’entrer dans l’ère technique en conservant les traces vivantes et les conflits de toutes
ces phases successives. Cette densité d’histoire est un ressort puissant de l’aventure
occidentale.
[p. 73]
Les deux communautés
On me dira que l’aventure est sur le point de mal finir, car les régimes totalitaires risquent
bien d’en poser le terme. Et il est vrai qu’ils sont intervenus dans une phase de notre
évolution qui correspond — un tour de spire au-dessus — à celle de l’expansion chrétienne.
De même que la prédication des « derniers temps » et d’une fin du monde imminente fut
d’un puissant attrait pour les esclaves de Rome, ainsi voit-on de nos jours le message
communiste apporter la promesse d’une « fin de l’histoire », c’est-à-dire d’une fin de la
souffrance pour les classes victimes du Progrès, et d’une fin de nos conflits politiques et
moraux. Faut-il penser que le communisme figure « historiquement » la nouvelle
espérance et le nouveau principe de communion humaine, tandis que nos sociétés se
désagrègent à l’intérieur de cadres sclérosés ?
Les données générales du problème de la communauté des hommes en Occident peuvent
être résumées en termes analogues, qu’il s’agisse du début de notre être ou de ce siècle. Le
christianisme apparut en effet au sein d’une société dont le principe de cohésion semblait
épuisé, mais dont les formes institutionnelles étaient encore assez solides et vénérées peur
exclure [p. 74] toute réforme profonde, sinon pour refouler les barbares du dehors et réduire
les chrétiens au-dedans. Ainsi voyons-nous aujourd’hui l’Europe chassée de l’Asie,
investie par les Russes et minée par les communistes, s’accrocher néanmoins à des
institutions quasi sacrées — comme la souveraineté nationale — qui l’empêchent à la fois
de s’unir pour sa défense et de rallier l’ensemble de ses forces sociales autour d’un grand
principe ou d’un espoir commun. Mais le parallèle s’arrête là.
Relevons d’abord deux différences de fait. On a cru pouvoir comparer les chrétiens des
catacombes à nos communistes plus ou moins clandestins, mais ces chrétiens n’avaient
nullement partie liée avec les Barbares ennemis, et ne représentaient à aucun titre la
« cinquième colonne » de quelque empire germain ou hun. Cette première différence met
en lumière l’avantage appréciable des Soviets sur Attila. Ensuite, le christianisme ne
trouvait devant lui qu’une religion civique, frustrant la faim de l’âme. Mais c’est l’inverse
qui se produit sous nos yeux. Devant le milicien fasciste ou communiste, le même signe de
Croix se dresse à l’Occident. Les raisons de sa victoire sous Constantin n’ont pas changé.
Et l’écrasant fracas des avions volant bas sur les parades sacrées de la Place Rouge ne
couvrira jamais ce murmure obsédant, échappé voici près de seize siècles des lèvres de
l’empereur Julien mourant : Tu as vaincu, Galiléen ! Vicisti Galilaeus !
Mais quelle que soit l’issue de la lutte engagée, [p. 75] l’antinomie des buts et des réponses
est claire. En ce point de la spirale ascendante où l’angoisse de l’homme isolé, soumis au-
delà de ses forces à la contradiction des idéaux qu’il n’ose plus croire et des pratiques dont
il subit l’injure, exige une réponse brutale ou pacifiante, une voix s’écrie : « Je te libère du
tourment de choisir, obéis ! » ; l’autre dit simplement : « Cherche et tu trouveras. » (Car le
but est dans la recherche. Et nulle recherche n’est vraiment sans but, puisqu’elle n’est
éveillée que par l’appel du but. Et le but est présent dans l’appel, comme la personne l’est
dans sa voix.)
En d’autres termes : quand l’homme en est au point de ne demander plus rien d’autre qu’un
principe de communauté, c’est-à-dire un moyen quelconque de donner un sens à sa vie
engagée dans le monde des hommes, le communisme dit Parti, le christianisme dit Église.
Le Parti est une dictature. Il dicte à chacun son emploi, par suite son personnage et sa
morale. Il épure, centralise et tyrannise. Il combat les goûts personnels, qui seraient source
de conflits improductifs, et même éventuellement de sabotage. Nous le voyons rétablir les
castes28 et recréer un sacré synthétique [p. 76] qui, faute de tradition, s’impose par la
Terreur : le Soleil invaincu de Dioclétien annonce la swastika d’Hitler, comme la Déesse
Raison de Robespierre cette Nécessité dialectique invoquée par le « Père des peuples »
pour mieux décimer ses enfants…
Mais l’Église au contraire est une communauté de vocations personnelles, et donc
imprescriptibles. Elle appelle à la liberté dans l’obéissance de la foi. Et cette foi n’a jamais
cessé d’être le vrai recours de l’homme contre la loi, fût-elle sanctionnée par le pape. C’est
pourquoi le christianisme, partout où il agit dans l’esprit de son chef éternel, détruit les
castes et les barrières de classe, de nation, de race et de rang. Certes l’Église, sous toutes
ses formes historiques, non romaines autant que romaine, a souvent pactisé avec la loi du
« monde ». Mais partout où l’Église agit comme un Parti, il est clair qu’elle trahit sa foi ;
tandis que le Parti se conforme à sa loi lorsqu’il devient totalitaire, c’est-à-dire dès l’instant
qu’il s’arroge les pouvoirs propres d’une Église29.
Au vide de l’âme et à l’angoisse des isolés, l’Église offrait le type absolument nouveau
d’une vie communautaire [p. 77] ouverte et progressive. Le Parti lui aussi offre une
Communauté, mais fermée et par suite régressive.
Cette double possibilité communautaire existe en Occident depuis près de vingt siècles. Si
l’Occident, un jour, par un choix radical, adoptait l’une et rejetait l’autre à tout jamais, la
spire rejoindrait l’axe, ou se muerait en cycle. Dans l’un et l’autre cas, ce serait la fin de
l’Histoire.
L’axe
Magie, individu, cité, dissociation, réaction de l’État, anarchie intérieure, régime totalitaire
(da capo al fine), chacun de ces moments dialectiques de notre histoire occidentale pourrait
être illustré par une surabondance de « documents » et de « faits historiques ». Et chacune
de ces catégories pourrait être lue à l’œil nu dans ses témoignages plastiques : le grégarisme
médiéval dans l’entassement de pierre d’une vieille cité à l’intérieur de ses murailles
circulaires, l’individualisme tempéré dans la dispersion régulière des cottages hollandais
ou américains, semblables par le style, soigneusement espacés, mais sans barrières qui les
divisent ; l’individualisme revendicateur dans les pavillons de banlieue en France,
hétéroclites [p. 82] et clôturés (chien méchant) ; le collectivisme totalitaire dans ses parades
et leurs décors austères et plats…
Mais la personne dans tout cela, où l’a-t-on vue ? Catégorie fondamentale et spécifique de
l’Occident, serait-elle aussi la seule à ne pouvoir produire ses symboles, ses illustrations,
et les preuves de son existence ? C’est le cas effectivement, et l’on conçoit sans peine qu’il
n’en puisse aller autrement. La personne est appel et réponse, elle est acte et non fait ou
objet, et l’analyse complète des faits et des objets n’en décèlera jamais la preuve
incontestable. C’est ainsi qu’un sérieux historien peut écrire : « L’Église chrétienne
n’apportait à la société aucun concept juridique ou social nouveau. Elle accepta donc sans
résistance, sans vraie répugnance, les institutions de l’État romain30. » Or l’Église, on l’a
vu, apportait, dans une société de castes, le principe de la fraternité humaine ; elle sauvait
le meilleur de la Grèce et de Rome en opérant l’intégration sans précédent de l’individu
libre et du citoyen engagé ; elle apportait ainsi le concept de la personne, au nom duquel
tous les autres « concepts juridiques et sociaux » de l’Antiquité allaient subir une
progressive refonte et une série de révolutions. Certes, on peut ne pas voir la personne
invisible, mais si l’on refuse d’y croire sans preuves « documentées » (il y a pourtant les
actes des conciles), on se condamne du même coup à juger sans [p. 83] comprendre les faits
et les objets visibles de notre histoire.
En suivant le cours manifesté de notre spire, nous n’avons donc jamais rencontré la
personne, pour la raison bien simple quelle est l’axe de la courbe. Elle reste équidistante
de chacun de ses points, et son action s’exerce en chacun d’eux, bien qu’elle n’y soit jamais
objectivée, introduite ou posée comme un « fait ».
Elle agit sur le Moyen Âge qui, sans elle, eût été encore plus « oriental » et n’eût peut-être
pas connu le passage de l’esclave au serf, puis à l’homme libre, le mouvement communal
et les Cortès, l’ordre de Saint-François, la chevalerie, — et ce modèle de l’unité dans le
divers qu’est la musique, cette plus pure création de l’Europe. Elle agit sur la Renaissance,
qui sans elle eût perdu la grande modération — cette forme occidentale de la « sagesse » —
qu’on admire dans les œuvres d’un Vitoria, soumettant la raison d’État à la morale
chrétienne et posant, dans son De Indis, le principe des devoirs du colonisateur. Elle agit
par et dans la Réforme de Calvin, qui met la vocation au-dessus de la cité. Elle agit
au xviiie siècle, comme un idéal innommé, sur les législateurs américains, les auteurs
du Federalist, et peut-être parfois sur Rousseau31, sûrement sur Goethe. Elle agit
d’une [p. 84] manière pseudonyme32 dans la passion intellectuelle d’un Kierkegaard
(malgré Hegel et contre lui) avant d’être nommée et définie comme telle par les meilleurs
esprits du xxe siècle (malgré le marxisme et contre les doctrines totalitaires). Et c’est encore
au xxe siècle qu’elle inspire la première théorie politique qui mérite d’être qualifiée
d’axiale, j’entends le fédéralisme, qui combat à la fois la tyrannie de l’unité forcée et
l’anarchie des intérêts particuliers.
On pensera bien que je ne dresse pas là un catalogue : j’indique quelques repères, à la volée.
Et il est nécessaire qu’ils restent discutables, qu’ils ne prétendent qu’à l’approximation :
cela tient à la définition de la personne humaine, nous l’avons vu. La personne n’est jamais
ici ou là, mais dans un acte, dans une tension, dans un élan — plus rarement au principe
d’un équilibre heureux, telle qu’une œuvre de Bach peut en donner le sens. Nulle part
pleinement réalisée dans notre histoire, partout active.
D’une forme de pensée personnaliste
Cependant, l’exercice séculaire de cette dialectique à deux termes dont j’ai montré plus
haut qu’elle prend son origine dans la méditation sur le Dieu-homme, [p. 85] n’a pas été
sans informer dans notre esprit une certaine manière de penser. Ou peut l’appeler
« personnaliste », en ce sens qu’elle est l’homologue, dans les opérations intellectuelles,
du paradoxe vivant de la personne. Et il est remarquable qu’elle ait pris forme au xxe siècle,
en pleine période d’essor du totalitarisme, parfois amenée à la conscience par ce défi — et
alors elle se dit personnaliste — parfois aussi pour des raisons purement « techniques », et
dans un contexte de science pure qui semble tout indépendant des circonstances politiques
et sociales… Je ne m’attacherai, ici, qu’à la forme commune que revêtent les
raisonnements de mes contemporains dans les domaines les plus variés de leurs recherches
et de leur conduite.
Le problème des maxima contradictoires (ou incompatibles) se posait aux docteurs de
Nicée sous cette forme : comment concilier l’unité de l’essence divine et la diversité des
« aspects » du Dieu révélé (Père, Fils, et Saint-Esprit) ? Ensuite, comment concilier en un
seul être historique et divin, Jésus-Christ, les deux termes, vrai homme et vrai Dieu ? Le
résultat de ce débat fondamental fut la notion de Personne divine, plus tard transférée par
analogie à la personne humaine, c’est-à-dire à l’individu naturel qui reçoit une vocation de
Dieu ; puis à tout être humain considéré dans sa dignité.
La dialectique particulière qui se constitua au cours de ces débats, informa par la suite toute
la pensée théologique, dans les époques où la philosophie n’était encore que sa servante.
Mais la philosophie se trouve[p. 86] à l’origine des doctrines politiques et juridiques d’une
part, et de la pensée scientifique de l’autre.
Sautons au xxe siècle. Nous y voyons posé, dans les domaines les plus divers, mais cette
fois-ci de la manière la plus expresse, le problème des maxima contradictoires. J’en
donnerai cinq exemples.
Chaque homme est à la fois distinct, unique, mais lié à un corps social, à des semblables.
Il est libre mais responsable. Le maximum de liberté correspondrait donc à ses yeux au
minimum de responsabilité. En fait, la liberté de Robinson est d’autant plus vide qu’elle
est plus totale, tandis que la responsabilité maxima d’un roi idéalement consciencieux (ou
de tout homme qui serait entièrement absorbé par son rôle civique) ne laisse plus de place
à la vie distincte de l’individu. Comment concilier dans ces conditions
la liberté et l’engagement ?
Le problème de l’éducation est analogue : il s’agit en principe de transmettre à l’enfant le
maximum de conduites et de connaissances acquises, c’est-à-dire de le préparer à
vivre comme les autres ; mais en même temps il s’agit de l’amener au maximum
d’indépendance individuelle, c’est-à-dire de le préparer à vivre à sa façon.
Dans la vie politique, voici l’antinomie : le maximum d’indépendanced’une nation
quelconque exclut le maximum de prospérité pour ses habitants. Comment concilier la
souveraineté absolue des nations et la paix, ou inversement l’interdépendance des nations
et leur autonomie ?
[p. 87] L’avantage de l’acheteur et celui du vendeur sont des maxima contradictoires de
l’économie de tous les peuples : en fait, ils se concilient dans un prix. Mais aujourd’hui,
l’économie occidentale doit faire face à des conflits d’un autre ordre, celui de l’initiative
privée et du dirigisme, par exemple, ou celui de la démocratie économique : donner le
plus au plus grand nombre.
L’exemple le plus célèbre et le plus net de maxima incompatibles nous est fourni par la
physique. Il s’exprime par le principe d’incertitude de Heisenberg, selon lequel on ne peut
déterminer avec la plus grande précision la vitesse d’un corpuscule qu’en laissant imprécise
sa position, et réciproquement. La dualité onde-corpuscule fournirait un autre exemple…
Mais ne s’agit-il pas simplement, dans tout cela, des vieilles antinomies fondamentales
formulées par les présocratiques, et que vingt-cinq siècles de pensée n’ont pas encore
résolues ? Celle de l’atomisme et du continu, ou celle de l’un et du multiple, qui opposa si
passionnément les éléates aux pythagoriciens ? Faut-il imaginer que la pensée grecque,
hantée par cette forme antinomique de l’entendement, l’aurait transmise aux Pères de
l’Église primitive ? La parenté formelle est indéniable et le langage était le même. Pourtant,
entre ces philosophes mystiques et ces évêques missionnaires, il y a le fait historique de
l’Incarnation.
L’Incarnation ne pose pas un problème de logique (sauf s’il s’agit de formuler un dogme),
parce qu’elle [p. 88] est l’événement de la Médiation. Elle n’est nullement l’aboutissement
d’un processus dialectique, mais le point de départ de la foi. Cette Médiation réalisée,
impensable mais accomplie, fut aussi la seule plénitude parfaite de la personne. Hors de
la foi en elle, dans le monde où elle a paru, la Croix qui sauve devient aussi un « Signe de
contradiction ». Car en fait, nous nous découvrons incapables de vivre constamment dans
la foi. « Il n’y a pas un juste, pas même un seul », dit le même Évangile qui nous ordonne :
« Soyez parfaits comme votre Père est parfait. » Et c’est pourquoi le monde occidental,
qu’on ne devrait jamais appeler « le monde chrétien » mais qui fut marqué le premier par
ce signe de croix indélébile, était voué dès le début de son ère aux contradictions, aux
conflits nés de la permanente dualité de l’individu et de sa vocation, et propagés de là dans
tous les ordres. Dans ce principe d’imperfection, je vois le secret du dynamisme sans répit
qui nous travaille. Sans répit nous cherchons des synthèses, des méthodes d’exclusion de
la contradiction, des conduites praticables, des garanties de repos pour l’âme et l’intellect
enfin réconciliés. Nous ne trouvons pas le repos, mais de nouveaux problèmes que nous
posent les succès ambigus de nos recherches. Nous ne trouvons pas l’Eldorado de l’âme,
mais l’or et les espaces américains. Nous ne trouvons pas la quadrature du cercle, mais des
méthodes pour pénétrer bien plus avant dans les secrets de la matière et du cosmos. Nous
cherchons des formules d’unité à tout prix, et nous trouvons la [p. 89] société totalitaire ou
les nations, qui nous divisent. Il faudra donc chercher plus loin… Et pour un Hegel qui
proclame qu’il tient la clé et le système d’une médiation universelle par l’Idée, il y a
toujours un Kierkegaard qui nous rappelle qu’entre l’Idée et l’existence surgit le drame :
« Tant que je vis, je vis dans la contradiction… »
Cette description de l’existence occidentale tendrait à la représenter comme « impossible »
et de plus en plus invivable. Et dans un certain sens, elle l’est, hors de la foi. Mais en fait,
elle est soutenue par la continuelle invention de solutions relatives et de compromis utiles,
c’est-à-dire d’ordres provisoires, bientôt sujets eux-mêmes à de nouvelles révolutions,
comme on le voit notamment dans le progrès des sciences.
L’antinomie fondamentale, originelle, de la Personne divine, ne saurait être résolue ni
dépassée. Elle doit être assumée par la foi, au prix de ce changement de l’homme lui-même
que le christianisme appelle la conversion.
De même l’antinomie constitutive de la personne humaine ne peut être évacuée par aucune
médiation théorique. La personne ne saurait être conçue, par exemple, comme une synthèse
harmonieuse d’individualisme et de collectivisme, non plus que la santé ne saurait naître
d’un heureux compromis entre la peste et le choléra.
Mais le conflit existentiel de la personne se reflète, ou mieux se projette, dans tout ce que
l’homme occidental pense ou fait. Notre passion de la diversité et [p. 90] notre passion de
l’unité multiplient les couples antinomiques mais aussi découvrent des moyens nouveaux
de rendre leurs tensions fécondes, ou au contraire de les éliminer, s’ils se révèlent factices.
C’est là le principe de toute la recherche occidentale, et c’est lui qui préside aujourd’hui
aux tentatives les plus riches d’avenir dans les divers domaines que je viens de signaler.
En politique, par exemple, la théorie fédéraliste se développe en réponse au double défi de
l’anarchie individualiste (ou nationaliste) et de la réaction totalitaire : il s’agit là de la
recherche d’un optimum entre deux maxima contradictoires. En science, au contraire, une
logique nouvelle tente de surmonter les antinomies auxquelles aboutit la physique : il s’agit
là de changer notre entendement, afin de résoudre les contradictions qui ne tenaient qu’à
nos catégories inadéquates33.
Dans ce sens, et dans les limites que l’on vient d’indiquer, la pensée personnaliste peut être
qualifiée de médiatrice, autant que d’instigatrice de conflits. Elle représente la « sagesse »
de l’Occident, sagesse aventureuse et dynamique — non pas sereine — et qui aurait pour
symbole Ulysse cherchant sa voie [p. 91] entre un Charybde et un Scylla toujours à nouveau
surgissants.
Note sur Robinson
Un cas-limite peut nous faire mieux comprendre, par contraste, la réalité de la personne :
c’est celui de Robinson Crusoé, mythe de l’individu à l’état pur. Je parlais de sa liberté
vide, parce que totale. Mais vide de quoi ?
Ce qui rend la liberté « vide », c’est l’absence de tout point d’application possible du désir
et de la volonté. Faute d’un champ d’action au moins potentiel, dont il se trouve coupé par
l’Océan désert, Robinson ne peut pas jouir vraiment de la liberté dont il jouit.
Dès que la liberté se réalise en actes, elle engage l’individu dans la responsabilité. Une
tension s’institue du même coup entre liberté et responsabilité. Loin de s’exclure, celles-ci
s’actualisent donc réciproquement. Si la tension tombe, parce qu’une coupure intervient
entre les deux pôles ou parce que l’un absorbe l’autre, il n’y a plus ni vraie liberté ni vraie
responsabilité.
Imaginons maintenant la contrepartie de Robinson : une responsabilité vide parce que
totale.
Ce qui la rend vide, c’est l’absence de toute volonté et de tout désir distincts de leur
immédiate application. [p. 92] Le militant totalitaire parfait se trouve dans ce cas. Il ne peut
pas assumer vraiment la responsabilité dont il est chargé, faute d’une liberté au moins
potentielle, dont il se trouve coupé par le seul fait que l’idée de liberté est liée dans son
esprit à l’idée de l’erreur sociale, et signifie les sanctions immédiates de la Terreur.
Ainsi la fuite devant tout engagement et l’absorption complète dans l’engagement social
entraînent identiquement une chute de la tension, et par suite, la perte simultanée de toute
vraie liberté et de toute vraie responsabilité.
Ou encore : l’individualisme étant la tendance insulaire de l’homme, le collectivisme, sa
tendance totalitaire, le premier semble exalter le moi et le second le sacrifier. Mais en
réalité les deux tendances divergent moins qu’elles ne forment un cercle. À la limite, en
effet, ces deux formes de fuite devant la personne vont se confondre et s’annuler dans
l’impersonnel immobile. Car à la limite, l’État totalitaire devient une île, tandis que l’île de
Robinson représente le seul État idéalement totalitaire.
On voit par là qu’un dosage égal des deux tendances ne pourra jamais recréer la tension
personnelle, mais au contraire aboutirait à la déprimer totalement. La personne ne peut être
composée : elle est initiale ou elle n’est pas. On voit aussi dans quelle complicité se
trouvent liés celui qui refuse de s’occuper de la chose sociale et celui qui cède à la tyrannie,
l’égoïste et l’embrigadé, celui qui murmure « chacun pour soi » [p. 93] et celui qui crie
« l’État pour tous ». Ces deux démissionnaires de la personne, ces deux fuyards devant la
vocation, sont au même titre les saboteurs de l’Occident. Eux seuls, en se multipliant,
seraient capables d’enliser l’Histoire, et de mettre un terme ignominieux à l’Odyssée
occidentale de l’âme.
22. Hécatombes d’évêques déposés à la suite de certains conciles : comment ne pas
songer aux épurations qui seront pratiquées 1500 ans plus tard dans une Russie dont
l’esprit « byzantin » explique beaucoup plus qu’on ne le croit les conduites politiques et
les façons de penser.23. Le débat du concile de Nicée porte en effet sur les deux termes
grecs homoousios (de même substance) défendu par Athanase, et homoiousios (de
substance semblable) défendu par Eusèbe et les tenants d’Arius.24. Le concile de Nicée
se tint en 325. Les grandes disputes christologiques avaient commencé dès les temps
apostoliques. Elles éclatent au milieu du iie siècle, entre Grecs philosophes et juifs
fanatiquement monothéistes, puis se poursuivent entre Grecs et Latins d’une part,
gnostiques, montanistes, ariens, donatistes, sabelliens, docètes, subordinatiens, etc.,
etc., de l’autre. Plus tard, au ve siècle, renaîtra la querelle du monophysisme, et c’est
alors que se définiront « l’Orient » et « l’Occident » du christianisme. L’orthodoxie
catholique ne sera définitivement assise qu’en 680, par le 6e concile de
Constantinople.25. Rappelons que dans le Bas-Empire, magistrature, armée, colonat,
artisans, ouvriers des mines et paysans deviennent autant de castes véritables. On n’y
entre plus que par sa naissance, et l’on ne peut en sortir que par sa mort. Ouvriers et
paysans sont marqués au fer rouge, et rivés au lieu de leur travail.26. À partir de Marc-
Aurèle, 175 jours fériés par an, passés au Cirque.27. Les protestants de New York
construisent leurs églises en style gothique, alors que les Européens adoptent pour leurs
temples l’architecture de notre époque, verre et béton, et les décorent de fresques
d’avant-garde.28. L’exemple hitlérien est connu. Et quant aux Soviétiques : ministres,
chefs de trusts, généraux, ingénieurs, écrivains et savants sont leurs brahmanes ;
membres du Parti, stakhanovistes, soldats, policiers et fonctionnaires subalternes,
leur kshatriya (natchalniki) ; ouvriers, commerçants, artisans, leurs vaishyas ; les paysans
seraient leurs shudras, et la foule des « déchets sociaux », opposants, anciens nobles,
bourgeois, déviationnistes et saboteurs de toute espèce qui fournissent la main-
d’œuvre du travail forcé, forme la masse des intouchables. Les avoir connus, leur parler,
suffit à rendre « impur » — terme qui se traduit dans le langage des religions politiques,
par « suspect ».29. Prenons l’exemple de l’épuration des hérétiques excommuniés ; si
l’Église la confie à l’État et à sa police (croisade contre les albigeois, Saint-Barthélemy,
bûcher de Servet, exécution de Thomas Morus et de Cranmer, dragonnades, etc.) c’est
un scandale inexcusable aux yeux de la foi, qui en appelle à l’esprit de l’Évangile ; mais si
le Parti en fait autant, il se conforme en toute rigueur à son génie, comme aux écrits de
ses Pères : Marx, Lénine et Staline, contre lesquels le militant est sans
recours.30. Ferdinand Lot, La Fin du monde antique, 1927.31. Mais ne peut-on soutenir
que chez Rousseau, l’on trouve plutôt une juxtaposition d’individualisme fermé et de
totalitarisme sentimental ? de même que chez Machiavel, l’individu ne cesse d’être
soumis que pour régner, ou de tirer son épingle du jeu que pour mieux imposer son
jeu.32. Ce que Kierkegaard appelle det Enkelte, le Seul, ou l’Isolé, et dont il fait sa
catégorie fondamentale.33. Voir à ce sujet Accent on Form, de Lancelot L. Whythe, paru
dans la série « World Perspectives » en 1955. Répétons-le : les antinomies réelles
exigent une transformation de l’être entier, qui les assume par la foi au lieu de chercher
à les nier ou, ce qui revient au même, à les dépasser idéalement. Tandis que les
antinomies nées de nos seuls désirs contradictoires exigent une éducation par la raison
qui les discipline ; et celles qui naissent de la seule pensée rationnelle, une
transformation de notre entendement, qui les élimine.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : révolution, occident, nation, passion, conversion,
Révolution, christianisme, foi, orient, révolte, convertir, sacré, église, mort,
mythe.
[p. 94]

Chapitre IV
Le Château aventureux
Passion, Révolution, Nation
S’il fallait définir l’Occident par ses maladies spécifiques, ces trois noms me sembleraient
y suffire. Inconnus de l’Antiquité comme de l’Orient d’avant notre influence,
inconcevables hors du christianisme quoique désignant trois tentatives de s’y arracher, tout
chargés de prestiges aux yeux de l’Européen et d’un pathos qui ne saurait tromper, ils
représentent dans notre Quête du Graal l’épisode du Château aventureux. (C’est la grotte
de Circé dans l’Odyssée.) Et pour qui serait tenté de mettre en doute leur valeur religieuse
et sacrée, je lui suggère d’en prendre pour mesure sa propre réaction au propos de ces
pages.
Parler de la passion autrement qu’en récrivant Wuthering Heights ou en ajoutant une
sixième lettre aux apocryphes de la religieuse portugaise, essayer [p. 95] au contraire de la
décrire par ses symptômes cliniques, comme l’obsession qu’elle est ; ou parler de la
Révolution sans la prêcher ni la maudire, mais en établissant le bilan de ses effets, par où
l’on voit qu’elle met en déficit la liberté ; enfin parler de la nation non point comme d’une
idole sanguinaire et bornée, mais simplement comme d’une formule qui a fait son temps,
— voilà qui sera ressenti comme sacrilège par l’intelligentsia occidentale, d’autant plus
fortement qu’elle sera moins chrétienne.
Il y a donc un sacré moderne. Et ces trois noms révèlent ses puissances d’envoûtement.
Ennemi de la personne et de sa liberté, si j’en juge par ses vrais effets, il n’en demeure pas
moins inconcevable hors d’un monde investi et structuré par la réalité de la personne et de
ses « notes » les plus certaines : la vocation, la conversion, et le sentiment d’unicité sans
précédent.
La Passion, ou la conversion au néant
« L’amour ? une invention du xiie siècle », a dit un historien sérieux. À l’appui de cette
remarque fameuse, rappelons une série de faits incontestables — dont j’ai tenté ailleurs
d’interpréter les liens34 [p. 96] C’est au début du xiie siècle que se constituent dans le Midi
de la France la poésie et la morale courtoises, dont le thème unique est l’amour. Peu après
(à Lyon, en 1143), les chanoines instituent le culte de la Vierge. Et Notre-Dame répond à
la Dame des pensées, comme à la cortezia des troubadours la mystique de l’amour divin
d’un saint Bernard, et comme à l’histoire exemplaire vécue par Héloïse et Abélard, le
mythe de la passion mortelle mis en vers et en prose dès la fin du même siècle : le Roman
de Tristan et Iseut.
Du Midi des troubadours, inventeurs de notre lyrisme, au Nord des Trouvères, inventeurs
du roman, puis à toute l’Europe littéraire, la transmission des thèmes, sujets et procédés
peut être suivie pas à pas : nos plus grands érudits l’ont décrite. Mais le roman de Tristan
ne fut pas imité par les seuls écrivains depuis près de huit siècles : toute l’expérience vécue
de l’amour-passion y a trouvé, jusqu’à nos jours, son langage et ses types de conduite,
c’est-à-dire les moyens de s’avouer, de s’entretenir jusqu’à l’exaltation, de mettre au défi
la morale et finalement de lui dérober son prestige le plus efficace, l’héroïsme divinisant.
Tel fut l’essor de la passion, du xiie siècle méridional au romantisme, et nous vivons encore
dans la tiédeur des cendres d’un interminable incendie. Et je sais bien que de la passion
mortelle à la romance plus ou moins exciting et de la mystique d’Amour au love
interest des films de Hollywood, on ne verra qu’une longue décadence, une vulgarisation
au double [p. 97]sens du mot ; pourtant, il s’agit du même mythe. Par le moyen de la culture
et des modèles qu’elle offre au sentiment, ce mythe a pénétré nos vies, et même si nos
actions échappent à son emprise, il ne cesse de régner sur nos rêves et d’éveiller nos
nostalgies. Et c’est ainsi qu’il a conditionné depuis des siècles les relations des deux sexes
en Occident, encore que le jeune Européen moyen ne ressemble pas plus à Tristan que
n’importe quel fidèle endimanché aux martyrs dont le sang fut la semence de l’Église.
Le contenu du mythe ne peut être décrit qu’en opposant des termes eux-mêmes
ambivalents : il est exaltation de la vie vers la mort (mais la vie et la mort changent de signe
dans le langage des passionnés et des mystiques) ; il est impérialisme et abandon du moi
(avec la même sincérité, dans le même geste) ; il est intensité mais déprimante, ascèse mais
luxurieuse, défi mais masochiste ; il est discours sans fin sur l’indicible. (Le Tristan de
Wagner illustre bien tout cela.)
Mais c’est la forme du mythe qui provoque ce contenu et qui l’amène au jour de l’existence,
comme les règles d’un jeu suffisent à provoquer une ardeur insensée à propos de bouts de
bois. Cette forme, cette structure agissent encore sur nous, même quand nous ignorons les
origines du mythe et ne soupçonnons rien de sa finalité.
Au regard de la Société, le mythe de la passion n’est que révolte et fuite. Il ne peut fomenter
que l’individu égoïste et profanateur, au sein même du[p. 98] monde féodal qui est le monde
des « fidélités ». Tristan pris de passion viole tous les interdits moraux, sociaux et
religieux ; Iseut trahit tous ses serments sacrés, et dans la scène de l’ordalie par le fer rouge,
en arrive à duper Dieu lui-même. De fait, le xiie siècle, où la passion « naquit » avec la
poésie des troubadours, voit un premier retour de l’individualisme dans l’Occident
christianisé. Il prédit la Renaissance aux sons mélancoliques du luth inventé par Manès. Et
cette musique de gnose n’a cessé d’inquiéter le cœur sauvage de l’homme enfermé dans
les liens d’un mariage de raison avec l’orthodoxie. Quant au mariage lui-même, civil et
religieux, forme personnaliste des rapports des deux sexes, puisqu’il suppose l’union au
sein de la distinction, il est normal que toutes les hérésies du xiie siècle le condamnent.
Elles allèguent les abus, mais en réalité, c’est à l’usage même qu’elles en ont. Elles lui
substituent le serment conclu contre cette vie au nom de la seule passion.
Ici paraît la forme religieuse du phénomène et de son mythe. On voit l’homme et la femme
entrer dans la passion comme ils entreraient en religion. Le premier regard et le premier
aveu correspondent aux « touches » de l’Esprit, l’étreinte des corps ouvre la Voie mystique,
et l’abandon total à la passion est décrit comme une conversion :
Alors la vraie Minne, la fougueuse déesse, le pénétra de ses ardeurs. Et son cœur
brûlant lui révéla la source des peines dont il souffrait. Alors commença pour lui
une autre vie. Il entra dans une vie nouvelle [p. 99] où tout son être fut changé. Il
devint un autre homme35...
Cette « vie nouvelle » — dans le monde comme n’étant pas du monde — n’est pas donnée
à l’homme pour son plaisir : elle le saisit comme une grâce exigeante, et le revêt
d’une vocation. L’individu arraché du commun par un souverain caprice de la Minne,
aussitôt ne s’appartient plus. À peine libéré, le voilà consacré. Minne l’a distingué, mais
c’est pour qu’il la serve. Écoutons-la chanter par la voix déchaînée de sa prêtresse et
magicienne Isolde : « Élu par moi, perdu par moi ! » Vocation de souffrance et de fidélité
jusqu’à la mort divinisante, mais un seul être a pris la place de tous, et du monde, et de
Dieu lui-même.
Tout ici rappelle la personne, imite sa forme et reproduit son paradoxe, bien qu’en un reflet
inversé. Cet amour déifié n’est pas le Dieu d’Amour. Il n’élit pas un homme pour le sauver,
mais pour l’exalter vers sa perte. Il ne lui donne pas un prochain, mais un objet de
fascination mortelle. Cependant il l’élit, l’isole et le relie, le transporte au-delà de toute
morale profane et lui dit à son tour comme Augustin à celui que sa foi délivre de la loi : ama
et fac quod vis ! La passion de Tristan ne pouvait se déclarer dans sa grandeur tragique et
obsédante qu’au sein d’un monde qui avait appris à croire à la valeur irremplaçable d’un
seul être. « Je pensais à toi dans mon[p. 100] agonie. J’ai versé telles gouttes de sang pour
toi », dit au croyant le Jésus de Pascal. La passion ne pouvait donc apparaître que dans le
monde où cette croyance à l’être unique faisait partie de la religion de tous. Son élan fou,
qui mime le saut de la foi, ne jette pas l’homme dans son salut vivant ni dans un martyre
salutaire, mais dans la catastrophe de la mort des amants. « Viens, douce mort », chante
l’âme apaisée au plus pur des chorals de Bach. La « Joie suprême » d’Isolde agonisante
n’est qu’un dernier défi au Soleil disparu derrière l’horizon jaune de la mer d’Occident.
C’est le cri de l’âme « exilée », qui ne s’arrache à la matière et à la chair que pour sombrer.
Mais alors la passion ne serait-elle pas l’échec de l’Aventure occidentale, échec fatal dès
que l’âme se refuse à la totale incarnation, à l’abaissement dans le monde fini, lieu de notre
expérience salutaire ? Certes, mais il faut voir qu’un tel échec demeure spécifiquement
occidental, encore qu’il soit causé par un refus des options principales de l’Occident. Il ne
ramène pas l’âme à l’Orient symbolique, comme par une double négation, car l’Orient ne
connaît pas ce tragique absolu qui naît de l’acte irréversible, engageant sans retour la
personne. Et pourtant, la passion réinvente un des profonds secrets de l’évasion spirituelle
imaginée par l’Inde et le bouddhisme. Dans son refus de la chair fragile et provisoire, et du
temps décisif de cette vie dans la chair, dans son angélisme essentiel, la passion ne peut
rêver d’autre horizon d’espoir que celui de la métempsycose. « Notre engagement
n’était [p. 101] pas pris pour cette vie », dit Novalis parlant de sa fiancée perdue. Sur la
tombe de Tristan et d’Iseut, deux plantes en une nuit s’élèvent et s’enlacent. Et ce symbole
discret de la transmigration noue ses racines aux profondeurs de la passion. Il fleurit sur
l’abîme qui sépare l’Orient magique de l’Occident tragique, et cet abîme n’est autre que le
vertige de l’âme en proie au refus manichéen de l’Incarnation.
La Révolution, ou la passion socialisée
Quand le catastrophisme passionnel se répand dans le corps social, il prend le nom de
Révolution.
L’idée et la réalité de ce phénomène, je l’ai dit, sont inconnues dans tout l’Orient, qu’il
s’agisse des empires aryens ou dravidiens, khmers ou mongols, chinois ou japonais.
L’idée ne peut apparaître aux yeux d’un Asiatique indemne d’influences occidentales, que
sous l’aspect d’une indécence profonde, d’une blessure à l’ordre cosmique, d’un crime
absurde. Quant à la réalité, l’Oriental a connu les grands bouleversements d’empires et les
révoltes. Pourtant, que le Grand Khan balaye la Chine des Song, puis que les Ming chassent
les Mongols, qu’un Chandragupta usurpe le trône, qu’un Mahmud envahisse les royaumes
des Rajputs et que ceux-ci se soulèvent contre lui, il ne [p. 102] s’agit en aucun cas de
révolution, car la subversion vient de l’extérieur, ou vise un pouvoir étranger. La notion
propre de révolution, impliquant un changement soudain, un renouvellement par
l’intérieur de toutes choses et de l’Ordre lui-même, cette notion a la même extension dans
l’espace et le temps que le « monde christianisé ». S’il n’y a pas le socialisme en Asie,
écrivait en 1930 Henri de Man, cela tient à l’absence du christianisme. Dès ce moment,
d’ailleurs, un Japonais fondait le mouvement syndicaliste dans son pays : mais c’était le
chrétien Kagawa. Depuis lors, nous avons assisté à l’extension du communisme dans
l’Asie. Mais prenons l’Inde : les premiers touchés par l’idéologie marxiste ont été les
intellectuels éduqués en Angleterre et les populations très anciennement christianisées de
la côte du Malabar. Prenons la Chine : le père de sa révolution fut le converti Sun Yat-sen,
protestant fanatique à ses débuts…
Tout porte à rattacher le phénomène de la révolution à quelque qualité ou défaut spécifique
de l’Occident, ou de sa religion.
De fait, le christianisme nous offre le type même du changement brusque et radical, mais
survenant de l’intérieur : la conversion, l’éblouissement du chemin de Damas où Saul de
Tarse devient l’apôtre Paul. Révolution et conversion ont le même sens : c’est se retourner
complètement. Dans les deux cas, se produit une crise brusque et rapide, un processus de
mort et renaissance, qui revêt la violence d’une catharsis : « Les choses vieilles sont
passées, dit saint Paul ; voici, [p. 103] toutes choses sont devenues nouvelles. » Et les chefs
de nos révolutions promettent des « choses nouvelles » par un brusque avènement. Dans
les deux cas, la subversion de l’ordre ancien s’opère par un double mouvement : le rejet
violent des « choses vieilles », l’institution d’un ordre neuf. Le converti rejette la Loi,
morte pour lui — c’est le moment anarchisant — mais aussitôt la Foi l’engage dans
l’obéissance de l’Église — et c’est le moment instituant, communautaire. L’irruption de la
foi dans une vie figure donc le modèle spirituel de toute révolution occidentale.
Mais il y a plus. Le christianisme apporte au monde les valeurs qui animeront plus tard
l’idéal révolutionnaire (lequel va les changer en revendications) : l’exigence d’une justice
universelle et non plus relative à la caste ou à la classe ; l’exigence de la liberté pour tout
homme, quel que soit son rang ; le conflit de ces deux exigences, qui est la source à la fois
de l’instabilité de nos régimes politiques et sociaux et d’une recherche perpétuelle du vrai
civisme, inconnue dans les sociétés closes et sacrées ; enfin, l’idée de la mission reçue ou
vocation, transcendante par rapport à la morale commune et aux « intérêts de l’État ».
Ainsi, le type du révolutionnaire européen se détache sur le fond d’une foi qui tient la
liberté et l’action prophétique pour plus vraies que l’Ordre du Monde et l’obéissance aux
lois sacrées.
Enfin, l’apparition du Christ et le triomphe de l’Église en Occident ont provoqué dans
l’évolution occidentale une discontinuité, un traumatisme exemplaire : [p. 104] on dit
« avant J.-C. » et c’est l’Antiquité, « après J.-C. » et c’est une ère nouvelle, comptée à neuf.
Toutes nos révolutions s’en souviendront. L’Orient n’a pas connu pareille coupure des
temps, — cette coupure de l’histoire en deux, qui a fait l’Histoire. L’Asie du Sud a duré
jusqu’à nous dans la continuité vivante de ses passés, dont nul n’est aboli ni privé de ses
temples. Elle évoque l’idée d’une Europe où vivraient encore sous nos yeux, dans nos
villes et dans nos campagnes, avec leurs rites et leurs idoles et leurs fidèles, Zeus, Aphrodite
et Diane, les mystères d’Éleusis, la Grande Déesse, les cultes initiatiques, l’Odin des
Scandinaves et le Dispater des Celtes, les courants de pensées judaïques et arabes, iraniens
et manichéens, et vingt écoles métaphysiques simultanées, sans primauté, ni succession, ni
exclusives. En revanche, la scission nette qu’opéra le christianisme dès son établissement
officiel dans l’Empire a créé pour l’Europe un précédent qui ne cesse de hanter son
histoire.
Conversion, valeurs « subversives », discontinuité historique, ces trois faits paraissent
décisifs. Mais leur constatation n’explique pas tout. Et par exemple : le passage de la
conversion à la révolution, c’est-à-dire du modèle spirituel au phénomène politique et
social ne semble pas aller de soi. Il paraît même douteux que les premiers chrétiens se
soient conduits en « révolutionnaires » au sens moderne de l’expression. Certes, l’Église,
organisant les groupes de convertis créait un type nouveau de relations entre les hommes.
Elle [p. 105] instituait un nouvel ordre qui bientôt prendrait la relève de l’Empire défaillant.
Mais les premiers chrétiens sont restés « conformistes » à l’égard des pouvoirs établis. On
ne les voit pas s’en prendre au régime impérial ni à l’institution de l’esclavage, par
exemple36, lesquels ne seront pas abolis pour des raisons théologiques, mais militaires dans
le premier cas, techniques dans l’autre. Enfin, là même où le christianisme a prouvé sa
puissance de subversion, l’on s’avise d’une contradiction flagrante entre la « révolution
chrétienne » des premiers siècles et les autres révolutions qui ont versé dans son ombre
« un sang impur ». L’Église, en effet, se fondait sur la réalité des hommes transformés par
la foi. Elle n’avait pas pour but de convertir la société, mais d’unir en un corps les convertis.
Et c’est accessoirement qu’elle a pu contribuer à modifier certaines structures sociales
décidément incompatibles avec sa conception de l’homme37. Nos révolutions tentent
l’inverse : partant de l’utopie d’un ordre théorique qu’il faut imposer [p. 106] par la force,
elles s’imaginent qu’il en résultera nécessairement un « homme nouveau » plus libre ou
plus heureux.
Si l’on veut rendre compte à la fois de ces coïncidences et de ces contradictions, il faut
remonter à notre dialectique de la personne.
Ce n’est pas la personne qui se détache d’abord du corps magique de la tribu, mais c’est
l’individu profanateur. Celui-ci fonde une cité dont il édicte les lois et les contrats. Mais
lorsque la tricherie civique et politique en vient à dominer dans la cité, et que l’individu ne
se sent plus encadré ni relié, le vide social appelle un ordre autoritaire. Ici peut naître la
révolution.
Deux formules d’ordre sont en effet concevables à ce moment. Il y a l’Église et sa fraternité
fondamentale dans l’amour du prochain et du même Père. Il y a le Parti (mouvement, club,
ou faction) et sa camaraderie conditionnelle38 dans la lutte contre l’ordre établi. L’Église
est obéissance au Libérateur éternel, mort pour nous mais présent dans la foi, cette « ferme
assurance des choses qu’on ne voit point ». Le Parti au contraire est aux ordres d’un chef
dont la présence visible et matérielle est confirmée sur tous les murs ; il réclame lui aussi
la foi des militants dans un monde idéal et futur, mais cette foi n’est gagée que sur le
sacrifice et la mort de ses[p. 107] adversaires. On entre dans l’Église parce qu’on est
converti, donc changé ; mais on entre dans le Parti pour changer le monde d’abord et non
d’abord soi-même. Il s’agit donc, dans le cas du révolutionnaire, d’une conversion non pas
de l’être mais du faire ; et de plus, déléguée à l’action collective. L’individu imite le saut
de la conversion, mais au lieu de se retrouver une personne engagée, il est devenu le soldat
politique embrigadé.
Que le Parti révolutionnaire soit une exacte parodie (consciente ou non) de l’Église
chrétienne, voilà ce que notre temps ne peut plus mettre en doute. Nazisme et stalinisme
ont eu leur pape et leur infaillibilité, leurs hiérarchies, leurs ordres, leurs cultes et leurs
dogmes, et leur Inquisition, plus efficace que l’autre dans l’épuration de l’hérésie jusqu’aux
derniers replis du cervelet. Saint-Just était un enfant de chœur, comparé à ces
Philanthropes, sinon par l’intention, du moins par le succès. Il n’a pas disposé des mêmes
télécommandes, et ses missi dominici n’allaient qu’à cheval. Mais sa Terreur valait les
purges communistes, et son « cléricalisme » fut sans tache.
Toutefois, les églises politiques ne copient de l’Église que ce qu’elle a de moins chrétien.
Aucun des traits communs qu’on vient d’énumérer n’est proprement évangélique. C’est
l’ambition théocratique, non l’Agapè, qui hante les doctrinaires de la révolution, et les
conduit au césaropapisme. Ambition bridée dans l’Église par sa vocation transcendante et
par le recours direct de l’âme à Dieu. Mais qui peut [p. 108] en appeler des arrêts d’un Parti
qui incarne la Révolution ? Il n’y a rien au-dessus de lui39. Il n’y a pas de Juge pour ses
crimes. Et dès lors qu’il se sait illégitime dans sa prétention à régner au nom de tous contre
une moitié du peuple, le Parti vit dans l’obsession des « ennemis de la liberté », appelant
ainsi ceux qui diffèrent et pourraient donc devenir ses juges. D’où la Terreur inévitablequ’il
exerce, étant lui-même terrorisé. D’où le fait nécessaire et non accidentel — en dépit de
l’hypocrisie des historiographes partisans — que la Révolution, mythe libertaire, est une
réalité close et lugubre, une psychose de persécution, la paranoïa de l’Occident.
Qui voudrait condamner l’élan communautaire générateur de nos révolutions jugerait dans
l’irréel, j’ai dit pourquoi. Mais ceux qui croient encore que ces révolutions auraient
« objectivement » servi la liberté, ne font preuve que d’une belle ignorance de l’histoire.
Les grandes révolutions européennes n’ont jamais renversé aucun tyran. Au contraire, elles
en ont établi, de très grands et de très sanglants : Napoléon, Hitler, Mussolini, Staline. Ces
tyrans n’ont été abattus que par la guerre ou par la mort. Et la plupart furent les
bénéficiaires, non les victimes, de nos révolutions « libératrices ». Celles-ci n’ont triomphé
que de régimes séniles, et dont la « tyrannie », si on la compare à celle des disciplines
d’État qui leur ont[p. 109] succédé, fut mainte fois baptisée « douceur de vivre » non
seulement par ses survivants mais par les fils de ses bourreaux.
Ici les snobs intellectuels de l’Occident — la jeunesse d’hier — jettent les hauts cris de la
vertu blessée. J’attaque en fait leur religion. Non pas comme un parti adverse, mais comme
une erreur pathétique. Ils rêvaient d’une communauté, sans oser la vouloir vraiment, faisant
leurs dieux de ceux qui en dictaient les formules dans les termes sadiques et hautains qui
ont toujours exalté les masochistes. L’éloquence crispée d’un Saint-Just40était leur idée de
la « pureté », les sentences brutales d’un Lénine leur idée de la rigueur efficace. Un certain
extrémisme littéraire leur a longtemps tenu lieu de spiritualité, et ses prestiges sont loin
d’être épuisés. La guillotine et les camps soviétiques font partie de la bonne conscience des
sectateurs du Mythe de la Révolution. « Il faut ce qu’il faut ! », disent-ils d’un air de dure
sagesse. Il leur faut cela, sans doute. Mais pour quelles fins avouables ? Rappelons-nous
qu’il « fallait » ouvrir d’un coup de poignard d’obsidienne la poitrine des jeunes gens
aztèques, en arracher le cœur encore tout palpitant et l’offrir au dieu, — pour qu’il pleuve.
En [p. 110] vérité, le sacré n’a cure des résultats : il trouve sa preuve dans le sang.
Mais si, profanant le mythe et ses tabous, nous estimons froidement ses résultats, force
nous est de constater que les révolutions européennes, sans aucune exception notable, ont
abouti à renforcer la tyrannie soit d’un homme, soit d’une classe, et toujours de l’État.
Adoptant les valeurs de la Passion — « La liberté ou la mort ! » s’écriaient les jacobins, et
la mort était là, celle des autres d’abord, mais la Liberté se voilait — laissant ensuite se
perdre dans les bureaux de l’État l’élan premier vers la communauté, les révolutions de
l’Europe ont fomenté le nationalisme, cette troisième et peut-être mortelle frénésie
religieuse de l’Occident.
La Nation, ou la vocation socialisée
Goethe, assistant à la bataille de Valmy, s’écriait : « De ce lieu, de ce jour, on datera l’ère
nouvelle. » C’est en effet au cri de « Vive la Nation », clamé sur tout le front des troupes,
que les Français durent la victoire. Remarquons que ce cri, à ce moment-là, ne signifie
point Vive la France ! — pas davantage que « les Soviets partout ! » ne signifiera sous
Lénine : Vive la Russie ! Il proclame un nouveau mythe. Il est comme une invocation à un
dieu nouveau, une sorte [p. 111] de Gott mit uns aussitôt exaucé, puisque par ce seul cri la
bataille sera gagnée.
La nation à l’état naissant, comme nous la trouvons à Valmy, c’est donc un idéal, une
idéologie, le principe d’une nouvelle communauté non de naissance, mais d’avenir et de
volonté. Toutefois, cette idéologie n’est pas le fait du peuple entier, mais d’un parti ; et ce
parti agit par le moyen de l’État.
À l’intérieur du pays, la première tâche de l’État sera d’écraser les opposants, car la nation
est religion et les religions, en Occident, ne transigent pas, du moins depuis l’apparition du
christianisme. L’État se voit donc contraint de renforcer la police, de centraliser tous les
éléments du pouvoir, et de transformer la justice en instrument de l’idéologie, le tout au
nom de la Nation.
Mais si, à l’intérieur, l’idée de nation devient entre les mains de l’État un instrument
d’oppression et de guerre civile larvée, à l’extérieur elle va devenir un instrument de guerre
déclarée. Pourquoi la nation doit-elle faire la guerre ? Tout d’abord, parce que les « nations
divisées en elles-mêmes conquièrent par la guerre au-dehors la stabilité au-dedans »,
comme le dira Hegel. Ensuite, parce que la collusion de l’État centralisé et de la nation
missionnaire produit comme résultante fatale l’impérialisme : et voici la France
napoléonienne. L’idéologie de la nation est par essence conquérante : elle veut apporter la
Liberté aux autres peuples, sous la contrainte des baïonnettes.
Mais voici que la guerre nationale, menée par les [p. 112] soldats « libérateurs » de la
Révolution et de l’Empire, loin de faire triompher dans toute l’Europe l’idéologie unitaire
des jacobins, va susciter des nationalismes rivaux. Et c’est dans le pays qui aura subi le
plus durement l’agression napoléonienne, c’est en Prusse, que la philosophie du
nationalisme va se constituer. Hegel est la contrepartie réflexive de Napoléon.
Hegel se représente la nation comme une croisade pour l’idée. « Ce ne sont pas les
déterminations naturelles de la nation qui lui donnent son caractère, mais c’est son esprit
national. » (On voit que nation et Patrie diffèrent pour lui comme esprit et nature.) Cet
esprit national est « un individu dans la marche de l’Histoire. » Il se fait par sa propre
activité, s’épanouit, atteint sa pleine vigueur en s’opposant (donc par la guerre), puis
fatalement décline et meurt. « Chaque peuple mûrit un fruit ; son activité consiste à
accomplir son principe, non à en jouir… Chacun a son principe auquel il tend comme à sa
fin. Une fois cette fin atteinte, il n’a plus rien à faire dans le monde. » Et encore : « À
chaque époque domine le peuple qui incarne le plus haut concept de l’Esprit. »
Voici donc les peuples élevés à la dignité d’intentions particulières de l’Esprit mondial,
mais en même temps les voici privés, sous peine de « nullité politique » de la permission
de vivre en paix, de « végéter », précise Hegel, dans le bonheur et sans histoire. Nous
assistons au transfert décisif de l’idée de vocation, passant des personnes aux nations.
[p. 113] Mais cet État-nation, une fois doué de toute la personnalité dont il tend à priver les
hommes réels, comment va-t-il se comporter dans le monde ? L’idéal primitif de la nation,
confisqué par l’État français, a conduit à des guerres d’agression. Celles-ci ont fait surgir
d’autres nationalismes, qui vont revendiquer à leur tour le droit de dominer l’époque. À
cette fin, chacun prétendra qu’il incarne « le plus haut concept de l’Esprit ». Pour la France,
ce seront les « immortels principes ». Pour la Prusse, l’idée de l’État. Pour l’Angleterre, la
maîtrise des mers. Pour la Russie, un messianisme despotique. Les petits pays se borneront
à invoquer leurs traditions, leur folklore, ou même leur langue : c’est ainsi qu’on a vu dans
notre siècle la Norvège, la Turquie, l’Irlande et Israël restaurer artificiellement une « langue
nationale », parfaitement oubliée ou synthétique, afin de mieux prouver leur raison d’être.
Nationalisme de reflet, d’imitation, parfois plus proche du vrai patriotisme, mais tout aussi
jaloux et même hargneux que celui des grands voisins. Aucun de ces « concepts de
l’Esprit » ne parvenant à s’imposer, aucune nation ne dominera longtemps, mais aucune
n’en tirera la conclusion, une fois vaincue, « qu’elle n’a plus rien à faire au monde ».
Chacune se dira « souveraine », à l’imitation des rois absolus qui n’avaient de comptes à
rendre qu’à Dieu seul — mais il n’y a plus de Dieu au-dessus des nations. Le droit
divin [p. 114] se traduit donc par le droit de l’État le plus fort. Celui-ci ne connaît plus
d’autres obligations que les contrats passés avec ses concurrents, alliances ou traités de
commerce révoqués dès qu’ils ne payent plus. C’est ainsi qu’une demi-douzaine d’États
gangsters, follement susceptibles, dépourvus de tout scrupule communautaire, main dans
la poche, prêts à tirer, vont essayer de faire la loi en Europe. On parlera beaucoup de
« concert des nations », et de « droit international », mais il est clair que ces États-nations-
Individus rendent tout ordre international impossible en principe, et par définition,
puisqu’ils n’acceptent aucune instance supérieure à leurs « droits » et limitant leur
« absolue souveraineté ». Pendant cent ans, l’Europe qui se croit rationnelle vivra sur cette
absurdité fondamentale. En 1914, elle en mourra.
Mais comment cette absurdité a-t-elle pu triompher pendant un siècle et plus ? En singeant
la religion et son enseignement, en devenant elle-même une source de sacré. L’Aigle, les
Trois Couleurs et le Petit Chapeau jouent au début le rôle du labarum, du crucifix et de la
mitre. Les cérémonies viendront plus tard, avec les monuments aux Morts et le culte du
Soldat inconnu. Pour la piété et la morale nouvelle, les poètes populaires et l’instruction
publique obligatoire se chargeront d’en rédiger les hymnes et le catéchisme. Cette religion
nationale, que l’on a comparée très justement au shintoïsme, n’attaquera même pas le
christianisme, elle se contentera de l’annexer dans les occasions décisives. Certes, l’esprit
national est un dieu [p. 115] bien réel, et que l’on croit vraiment, puisqu’il peut exiger le
sacrifice de la vie même des citoyens. Mais que nous offre-t-il en échange de nos vies ?
Une certaine communion vague et puissante, qui permet à l’individu de dépasser son
horizon restreint, de s’affranchir de ses soucis privés (en temps de guerre), de se sentir
comme transporté dans une espèce de transcendance. À vrai dire, il s’agit encore d’un
égoïsme, mais tellement élargi qu’il en devient vertu. On l’enseigne dans les écoles sous le
nom de « patriotisme ». Il est admis que tout orgueil, toute vanité, et jusqu’aux vantardises
les plus stupides deviennent licites et honorables, dès qu’on les met au compte de la nation
où l’on a pris la peine de naître. Ce que nul n’oserait dire de son moi, il a le devoir sacré de
le dire de son nous.
Pourtant, cette religion demeure bien incapable d’animer l’existence tout entière de
l’homme. « L’orgueil national est loin de la vie quotidienne », remarque Simone Weil. La
nation est un dieu lointain, qui demande beaucoup plus qu’il ne donne, infiniment plus, à
l’absurde. Principe de haine plus que d’amour, la nation revendique des absolus dont il est
manifeste qu’elle est spirituellement indigne et matériellement incapable : celui de la
souveraineté sans limites, par exemple, qui est un des attributs de Dieu ; ou celui de
l’éternité, au mépris de toute vraisemblance. La « France éternelle », « l’Allemagne
immortelle » sont des expressions courantes en temps de guerre. Cette rhétorique émeut
des millions d’hommes, [p. 116] qui en oublient du même coup leurs rudiments d’histoire.
J’ai dit que la frénésie pseudo-religieuse du nationalisme pouvait être mortelle à l’Occident,
et je vois deux raisons considérables pour le craindre.
La première, c’est que les contradictions essentielles entre la souveraineté absolue et la
paix, entre l’État-nation et la liberté, entre le sacré national et la foi chrétienne, etc.,
contradictions qui ont éclaté dès 1914, affaiblissent non seulement l’Europe démoralisée
par les guerres, mais aussi l’Occident tout entier. L’absence d’unité européenne, en effet,
déséquilibre le groupement atlantique et menace de livrer la moitié du monde à
l’hégémonie des États-Unis. Ceux-ci n’ont pas souhaité cette responsabilité, et ne sont pas
équipés pour l’exercer : c’est par là qu’ils différent profondément de Rome, devant cette
Grèce agrandie que figure assez bien l’Europe. Une Europe américanisée gagnerait en
stabilité, mais perdrait le sens profond de son Aventure. Chacun le sent et le redoute
obscurément. Si l’on me demande pourquoi, je répondrai par cette phrase qui est la
parabole biologique d’une vérité fondamentale de l’esprit : « Toute plante qui souffre a
tendance à produire fleurs et fruits41 » (Un peu plus de souffrance et elle se dessécherait ;
plus du tout, son feuillage et sa tige embelliraient, mais aux dépens de la saveur des fruits.)
À cette même crainte se rattache celle de voir s’évanouir, avec l’Europe,
la [p. 117] meilleure chance d’un vrai dialogue illuminant entre l’Occident et l’Orient.
Or voici justement ma seconde raison : c’est que l’Asie tout entière est menacée de
« prendre » notre fièvre nationaliste. Certains pays en font une crise, encore bénigne,
contrecoup du départ des Blancs. D’autres cèdent au virus méthodiquement disséminé par
les propagandistes de Moscou. C’est ainsi que nous voyons la Chine s’occidentaliser dans
le pire sens du terme, au lendemain d’une révolution certes réelle mais importée.
Il en va du nationalisme occidental « attrapé » par les peuples de l’Orient comme de notre
rhume de cerveau, souvent mortel aux Polynésiens. Le nationalisme en Europe s’est trouvé
partiellement neutralisé par la durable résistance des groupes locaux et des diverses
internationales politiques et professionnelles. Ces réflexes de défense du corps social ne
s’exerçant pas en Orient, la maladie nationaliste peut y prendre demain une virulence
inouïe. Tout cela va se retourner contre notre Occident, au moment même où il commence
d’entrevoir l’étendue de sa propre folie et d’en chercher la cure qu’il peut seul inventer.
La révolte contre la liberté
Passion, Révolution, Nation : ces trois maladies spécifiques sont les « signes particuliers »
de la fiche [p. 118] de l’Europe au dossier de l’Histoire. Mais ce ne sont pas seulement des
maladies fiévreuses, ce sont aussi des hérésies ; vérités dévoyées, isolées de l’ensemble où
elles se composaient dans une tension commune vers la résolution toujours fuyante. Toutes
les trois sont le résultat d’une transposition abusive de réalités spirituelles soit sur
l’individu, soit sur la société. Toutes les trois sont mortelles et liées à la mort par une
complicité originelle. Nous le savons, ou du moins le pressentons. Mais nous reculons aussi
devant l’imagination de leur guérison soudaine d’un coup de baguette magique. Couper
ces fièvres aurait un effet dévastant : ne serait-ce pas nous vider d’une affectivité qui est
devenue la saveur et le sens mêmes de la vie pour des millions de nos contemporains, et
des meilleurs ?
Elles menacent notre paix, et plus encore l’existence même de l’Occident. Et pourtant
l’Occident sans elles apparaît presque inconcevable. C’est qu’elles tiennent aux motifs les
plus profonds de notre situation dans l’Histoire ; à la genèse de toute notre Aventure. Elles
sont les longues erreurs inséparables de la périlleuse Odyssée dans laquelle nous sommes
nés embarqués.
Un dernier trait commun à toutes les trois achèvera de mettre en lumière leur relation
congénitale au christianisme. Elles ressuscitent parmi nous le sacré, c’est-à-dire cet instinct
religieux que la foi véritable transcende. Elles mesurent la dérive de l’homme occidental
quand il cesse de marcher à l’étoile. Elles illustrent trois formes d’une seule et même
révolte [p. 119] contre le But dernier de l’Aventure, qui ne peut jamais être saisi que par la
foi.
Le christianisme se distingue de la plupart des autres religions par ce fait qu’il semble
impossible à ses fidèles de satisfaire pleinement ses exigences. Voilà ce qui a mis en
marche l’Occident et allumé sa soif inextinguible. Mais quand l’homme en vient à sentir
qu’il ne pourra jamais atteindre au but final s’il n’accepte pas en même temps que la Grâce
subvienne à sa débilité et qu’ainsi le salut soit donné par Dieu seul, il se jette vers des buts
plus prochains et sensibles. Mouvement essentiellement intempestif, — niant le temps,
l’attente, les conditions données et substituant impatiemment à l’objet de son espérance
celui d’une immédiate jouissance. La même ardeur l’anime, le même élan de foi, mais il
croit voir soudain le but tout proche : il le touche de ses mains, il l’embrasse, et il croit
embrasser l’Absolu, parce que sa soif n’attendait rien de moins. Mais semblable aux
amants tragiques de la légende, avec ce philtre enthousiasmant qui annule le Temps, il a
« bu sa destruction et sa mort ».
Sacraliser des buts qui ne sont pas le But, c’est la formule de la révolte occidentale. Révolte
contre l’Église, qui avait offert le type d’une société d’amour et de fraternité, mais n’a pas
pu l’actualiser — c’est le Scandale. Il en reste cette soif d’une vraie communauté qui
déclenche les révolutions et qui entretient le culte de l’idole nationale. Révolte contre
l’Amour de Dieu et du prochain, qui était le commandement remplaçant [p. 120] toute la
Loi, et l’on voudrait mais on ne peut pas s’y conformer ; pourtant le besoin subsiste de se
donner sans réserve, d’aimer dans la totalité de l’être, jusqu’au sacrifice éperdu. Alors je
ferai d’Iseut l’absolu du désir, et elle le sera tant qu’un obstacle réel ou non entre elle et
moi, même embrassés, empêchera l’Absolu d’échouer dans la durée.
Devant l’impossible défi, l’homme dit : c’est trop pour moi, mais je ne saurais plus vivre
et ressentir ma vie sans cet appel intime. Il pense alors : c’est Dieu qui doit être trop faible
pour me contraindre à l’obéissance et à l’amour. La révolte ne se lève jamais contre la force
à son zénith. Mais, d’un pouvoir qu’on tient pour affaibli, toute exigence est ressentie
comme un « abus ». Ainsi toutes nos révoltes imitent, même sans le savoir, le dépit de
l’amour qui dresse contre le Père les enfants qu’il n’a pas contraints à la vertu. Le Dieu du
christianisme a laissé l’homme libre de pécher ou de croire au pardon. L’homme se révolte
alors contre cette liberté radicale et vertigineuse, au nom d’une liberté qu’il rêve à sa
mesure ; et ce rêve incarné devient une tyrannie.
Passion, révolution, nation : certains ont cru que leur empire sur nos esprits mesurait ce
qu’on appelle bien à tort la « dé-christianisation de l’Occident ». On voit maintenant qu’il
n’en est rien. L’Occident comme ensemble historique n’a jamais été converti, et il ne
saurait l’être, en vérité, du seul fait qu’il n’est pas une personne. Mais le ferment du
christianisme originel, son exigence de l’absolu réalisé dans cette vie limitée, [p. 121] dans
ce temps qui nous fuit, dans cette chair impérieuse et débile, n’a pas cessé de travailler les
âmes depuis vingt siècles. Nos « erreurs » font partie de la Quête, en ce sens qu’elles
procèdent de son élan et le propagent en des régions nouvelles de l’âme, même lorsqu’elles
en oublient le vrai but et l’enjeu. Ainsi les hérésies jaillissent de la vraie foi, et s’en écartent,
mais disséminent dans des millions d’esprits inatteints par l’orthodoxie certaines formes
mentales, certains modes d’expression, certains types d’expérience spirituelle que la foi
seule a pu créer, et qui l’attendront désormais de toute la force d’une inconsciente nostalgie.
Et c’est pourquoi notre psyché occidentale, ayant subi durant des siècles les atteintes
toujours plus pénétrantes de la passion individuelle et collective, pourrait bien se révéler à
l’analyse intime comme plus et mieux « christianisée » dans ses structures qu’elle ne l’était
avant le xiie siècle. D’où l’on ne saurait conclure, en poussant à l’absurde, que l’incroyant
moderne est plus « chrétien » que ne pouvait l’être un paroissien naïf du Moyen Âge, mais
seulement que la dialectique formelle de la personne est plus profondément active qu’on
ne le pensait naguère dans l’âme de nos contemporains même incroyants, et ne cesse de
s’étendre à des régions nouvelles de notre existence profane.
34. Cf. L’Amour et l’Occident, 1939. Une version révisée de cet ouvrage a paru en
1956.35. Tristan, de Gottfried de Strasbourg.36. Bien qu’ils vident l’un et l’autre de leur
contenu sacré en refusant de rendre un culte à César et en épousant des esclaves.37. On
pourrait même soutenir que le christianisme n’a été subversif qu’en dépitdes
prétentions de l’Église à imposer un ordre permanent, une immobilité sacrée, à
l’orientale. Karl Jaspers le souligne avec raison : « L’Empire de Byzance était un état plus
ou moins théocratique. En Occident, il en allait tout autrement. L’Église y avait élevé les
mêmes prétentions. Mais comme celles-ci n’étaient pas admises, elle devint militante,
et tout en se développant sur le plan spirituel, elle fut un facteur de liberté contre les
abus du pouvoir temporel. Ainsi le christianisme a-t-il été jusqu’à encourager les
aspirations libérales des adversaires de l’Église. » (Origine et sens de l’Histoire,
p. 79.)38. Tout homme est mon frère, quoi qu’il fasse ou pense, si je suis chrétien. Tout
camarade peut à chaque instant cesser de l’être, si je suis communiste.39. Les chefs
soviétiques font récrire Marx lui-même, craignant de laisser subsister quelque instance
supérieure au Parti, fût-elle humaine.40. Ce personnage s’égale aux plus grands, dans
leur culte, — en plein époque de la psychanalyse ! Les auteurs qu’ils admirent le savent,
et se gardent bien de toucher à l’idole, même s’ils n’y croient plus. « Ne mêlons pas, fût-
ce une seconde, la personne grandiose de Saint-Just, au triste Marat… », écrit l’un d’eux.
L’incroyance, même la plus sereine, a besoin du prestige lié au nom de Saint.41. Bulletin
de la Société d’horticulture de France, janvier 1955.
L’Aventure occidentale de l’homme (1957)
Mots clés (automatique) : temps, histoire, Brahma, sens, cyclique, personne,
homme, utopie, Moyen-Âge, cosmique, anticiper, historique, répétition,
occidental, Dieu.
[p. 122]

Chapitre V
L’expérience du temps historique
L’Occident découvre le temps
De la Genèse mosaïque jusqu’aux débuts du siècle dernier, les Occidentaux n’ont presque
pas varié quant à la date de naissance de l’humanité. Un professeur de Cambridge,
au xviie siècle, crut pouvoir la préciser : l’homme avait été créé en 4004 avant J.-C., le 23
octobre, à 9 heures du matin. Les professeurs d’Oxford tenaient pour le 23 mars, même
heure et même année. Buffon écrit un peu plus tard : « Depuis la fin des ouvrages de Dieu,
c’est-à-dire depuis la création de l’homme, il ne s’est écoulé que six ou huit-mille ans. »
Cuvier partage ces vues, que Schelling suit encore en plein xixe siècle, et que les
catéchismes ne cesseront d’enseigner à des générations dont notre enfance a connu les
derniers représentants. Cependant, vers 1950, nul ne peut plus douter que l’homme
existe [p. 123]depuis environ cent-mille ans. Aux toutes dernières nouvelles — qui dira
mieux ? — c’est au moins 600 000 qu’il conviendrait d’admettre.
Centupler brusquement l’âge de l’humanité peut paraître une révolution considérable. Mais
ce n’est guère qu’un détail dénué d’intérêt pour peu que l’on considère les dimensions du
temps décrites par les anciennes cosmologies de l’Orient. Pour l’Inde, l’unité de temps
— le Kalpa ou Jour de Brahma — est de quatre-milliards-trois-cent-vingt-millions
d’années solaires. Or la vie d’un Brahma est de 108 « années », dont chaque jour et chaque
nuit représentent un Kalpa. Après 249 milliards d’années, le Brahma meurt, l’univers
retourne au grand Chaos pour une durée égale, puis un autre Brahma inaugure une ère
nouvelle, et ainsi de suite à l’infini. Quant au temps de notre humanité : chaque jour de
Brahma se divise en mille éons de 4 320 000 ans chacun, et chaque éon se subdivise en
quatre âges de durées décroissantes. Nous vivons aujourd’hui dans le sixième millénaire
d’un quatrième âge, ou Kaliyuga, lequel a commencé à minuit précise, le 18 février 3102
avant J.-C. et doit se terminer dans 426 943 ans par la destruction du monde et sa
reconstruction, qui sera l’œuvre de Kalki, dernier avatar de Vishnu.
En regard des ordres de grandeur, si prodigieusement différents, attribués par les grandes
religions de l’Orient et de l’Occident au temps cosmique comme au temps des humains,
plaçons maintenant ce double fait : le sens de l’Histoire est caractéristique de
l’Occident, [p. 124] et il y tourne même à l’obsession si l’on en juge par notre siècle, tandis
qu’il a toujours manqué aux Orientaux avant qu’ils aient subi notre influence42.
Toute réflexion sur l’Aventure occidentale se doit d’affronter ce contraste, et d’essayer de
l’interpréter. Et en particulier, toute théorie de l’Histoire qui négligerait d’en rendre compte
ou s’en révélerait incapable apparaîtrait inadéquate à son objet. On verra mieux pourquoi,
par la suite de ce chapitre.
Co-naissance de l’histoire et de la personne
Un fait n’est historique, au sens exact du terme, qu’en vertu de son unicité. S’il pouvait se
répéter, revenir comme les saisons, il n’appartiendrait pas à l’Histoire, mais au Mythe. De
même l’individu ne devient une personne que par l’unicité que lui confère sa vocation,
autrement il est vu comme une répétition, grain de poussière isolé d’un univers absurde
relevant de la pure statistique, ou cellule transitoire d’un corps magique sans fin. Combien
d’individus sont-ils donc nés et morts depuis qu’il y a des hommes sur cette planète ? Si
un démographe génial pouvait nous dire [p. 125] demain que la réponse est « de l’ordre de
300 milliards », nous en serions moins étourdis que gênés. Mais d’où viendrait notre
malaise ? Comment ne pas voir qu’il serait intimement lié, chez ceux qui l’éprouveraient,
au sens de la personne ?
Presque toutes les cultures et civilisations que nous avons exhumées du passé de la Terre
ou qui survivent dans notre siècle, ont enseigné des théories du temps, et presque toutes
décrivent un temps cyclique. Elles croient aussi à la métempsycose, à l’astrologie et aux
castes. Tout cela se tient et se relie, tout cela est « religion » au sens premier du
terme43 — et ne laisse aucune place à l’Histoire, ni davantage à la personne. Seule la
religion juive fait exception dans le monde antique. Ses Prophètes ont cru que Jahvé
intervenait par de libres actions dans l’existence terrestre du peuple élu : dès lors, celle-ci
ne dépendait plus des astres ni d’un cours calculable des temps, mais d’une intention
personnelle, inscrutable et pourtant manifestée par une suite d’événements révélateurs.
L’Incarnation du Christ vint accomplir cette vocation unique du peuple d’Israël. Et certes,
l’Évangile ignore absolument toute espèce de doctrine de l’Histoire : il annonce la
Résurrection, qui est victoire sur le Temps comme sur la mort. Mais c’est bien à partir de
là que les hommes touchés par le message évangélique ont découvert le temps irréversible
de l’Histoire, et qu’ils ont osé l’accepter. La prédication paulinienne, avec [p. 126] son
insistance extraordinaire sur l’unicité absolue de l’Incarnation salvatrice, et cet « une fois
pour toutes » qui sert de leitmotiv à l’Épître « aux Hébreux » précisément, voilà qui brise
la croyance unanime aux retours éternels du temps cyclique. Dans le prolongement du
temps dramatique des Prophètes s’ouvre alors le temps du salut : temps de l’attente active,
de l’espérance patiente, et de la foi dans un retour unique du Christ glorieux. Et dans ce
temps nouveau, le rôle de chaque personne devient unique et décisif, comme l’était sous
l’Ancienne Alliance le rôle collectif d’Israël. Le dialogue de Personne à personne entre le
Dieu qui appelle et l’âme qui répond, libère celle-ci des décrets uniformes de la morale et
de la tradition sacrée, comme aussi des caprices du hasard insensé, comme enfin de la roue
du karma et du vertige de la métempsycose, qui réduisaient toute vie dans le temps et la
chair à l’insignifiance anonyme d’un passage éphémère dans l’Illusion.
Ainsi l’Histoire, conscience nouvelle du temps des hommes, est née de la
même rupture des grands rythmes cosmiques et des fatalités astrologiques, et de la même
victoire sur les étoiles et sur la mort, qui libère et suscite la personne. Ce n’est pas un
hasard, si le premier auteur d’une philosophie de l’Histoire — la Civitas Dei — fut aussi
le premier auteur d’une biographie de sa personne : les Confessions.
[p. 127]
Du mythe à l’histoire
Mais il reste à mieux voir comment l’homme, délivré des « religions » par la foi, trouve
alors le courage exceptionnel d’accepter le temps et l’Histoire.
Si toutes les religions traditionnelles ont développé des mythes du temps cyclique et de
l’éternel retour, c’est parce que l’homme a peur du temps. Voilà le fait fondamental. Car le
temps est lié à la mort comme à la perte des paradis — Eden, âge d’or, enfance — vécus
ou imaginaires. Et il est lié à la menace toujours instante des catastrophes imprévisibles et
arbitraires, des désastres privés et publics et de leur injustice d’autant plus scandaleuse
qu’elle apparaît « sans précédent », vraiment nouvelle, et donc dénuée de sens. Contre le
malheur et son absurdité, l’homme n’a d’autre recours que d’attribuer un sens à ce qu’il
subit sans l’avoir « mérité ». Au scandale des souffrances et de la mort, il ne répondra point
par une révolte vaine, pure démence à ses yeux de Grec ou d’Oriental, mais par le rêve
immense des religions, transformant le réel insensé en un poème de morts et de
résurrections dominées par des rythmes et par des archétypes qui s’accordent à ceux de
l’âme. Ainsi le rêve universel du Temps cyclique et du retour sans fin de toutes les
situations dévalorise le temps vécu de la souffrance.
[p. 128] Ce n’est plus la souffrance qui est vaine, dès lors qu’elle prend un sens exemplaire
dans le Mythe, mais c’est le temps lui-même qui perd sa réalité, puisqu’il n’apporte plus
d’absolue nouveauté, ni par conséquent de scandale. (L’homme d’aujourd’hui, qui croit
qu’il ne croit plus à rien, mime encore ce mouvement de la sagesse mythique, quand il
dit pour se rassurer que « l’histoire se répète », ou plus familièrement : « Plus ça change,
plus c’est la même chose. »)
L’irruption dans ce monde des religions antiques du message de l’Incarnation figure donc
le Scandale absolu, la nouveauté totale, proprement impensable. Et c’est bien dans ces
termes que saint Paul la présente. Que Dieu se soit manifesté comme une Personne ; par
un geste sans précédent ; au temps choisi par lui ; « une fois pour toutes » — voici ruiné
d’un coup tout l’édifice mythique des protections de l’âme contre le temps de l’Histoire. Il
s’agit d’un vrai fait, non plus d’un avatar ni de l’épiphanie d’un archétype. Cette rupture
du Cercle cosmique livre l’homme à l’imprévisible, c’est-à-dire à la grâce de Dieu, mais
aussi à la liberté ; il devient responsable de son temps sur la Terre.
Ce serait intolérable si la Révélation n’apportait en même temps la certitude que le temps
a été vaincu au matin de Pâques, que l’homme ne lui appartient que par la chair (étant au
monde mais non du monde) et qu’un terme est promis à l’Histoire, encore que nul n’en
sache « le jour ni l’heure ». Seule donc la négation réalisée du temps permet d’assumer le
temps dans [p. 129] sa réalité. Sans la Résurrection, l’homme n’aurait pas la preuve d’une
existence qui échappe au temps et à la mort. « Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est
vaine et vous êtes encore dans vos péchés. »
Mais cette preuve n’est valable que pour la foi parfaite, et ce recours au Transcendant, non
plus au Mythe, contre la dictature du temps, n’est effectif que pour celui qui croit « que
Dieu peut tout à tout instant », ainsi que l’écrit Kierkegaard.
Or la foi n’est jamais parfaite, et dans l’homme converti persiste « le vieil homme ». Son
mouvement naturel sera de chercher et d’inventer contre le temps d’autres défenses. Il
essaiera d’abord de mythifier le Christ en niant sa parfaite humanité : c’est l’intention
commune à toutes les hérésies gnostiques, manichéistes ou docétistes. Plus tard, au Moyen
Âge, la théorie des cycles et des rythmes cosmiques de l’Histoire sera reprise — contre
l’esprit des Pères — par les plus grands docteurs occidentaux, tant orthodoxes que semi-
hérétiques : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Dante, Roger Bacon et tous les astrologues,
qui vont devenir avec Kepler les astronomes. La conception linéaire du temps et du progrès
continu de l’Histoire n’est guère soutenue que par un Joachim de Flore, dont les écrits sont
condamnés ou falsifiés. Dans la conscience populaire médiévale, comme aujourd’hui
encore dans les masses paysannes, l’idée d’une évolution imprévisible et progressive est
généralement éliminée par des représentations archétypiques et mythiques du cours des
choses humaines, ressenti [p. 130] comme semblable à celui des saisons, de la végétation
ou des étoiles. Et peut-être faut-il rattacher à cette même tendance naturelle la propension
croissante du Moyen Âge à substituer la tradition, l’allégorie mystique et la légende
aux faits dont seules les Écritures, fort peu lues en ce temps, attestent l’historicité44. Tout
ceci nous confirme dans la vue que le Moyen Âge, loin de représenter je ne sais quel « âge
d’or du christianisme » — comme on l’a ressassé depuis les romantiques — fut bien plutôt
dans son ensemble une longue réaction de défense contre le ferment de révolution introduit
dans le monde par l’Évangile. (J’ai dit plus haut que le Moyen Âge fut la période
« orientale » de l’Europe.)
Touchée en premier lieu par le message chrétien, l’humanité occidentale a dû trouver les
moyens de l’accepter progressivement et d’y adapter ses conceptions. Pour les premiers
chrétiens, ce qui rend supportable l’idée d’un temps vidé de rythmes et de mythes, c’est la
croyance à la Fin imminente : encore « un peu de temps » et le Christ reviendra. Mais Rome
s’écroule, l’Église s’installe, et les Barbares se convertissent. Il va falloir trouver les
moyens de penser cette durée non prévue, désormais indéniable.
[p. 131] Saint Augustin résout le paradoxe en un dualisme à peine voilé : il y a l’Histoire
de Dieu et celle des hommes, et si la première intervient dans la seconde par des actes
libres, elle n’y détermine pas une loi d’évolution. Le Moyen Âge ira beaucoup plus loin,
non pas dans le sens du risque, mais dans celui des normes. C’est une vision réduite et
limitée de l’Histoire qui lui permet de rendre un rythme à sa durée. L’apparition du Christ
ne marque plus pour lui le commencement du temps de la Fin, mais le « milieu des temps »,
symbole archétypique. Les temps sont rétrécis à quelques millénaires dont la chronologie
restera symbolique jusqu’aux abords de la Renaissance. Et dès lors elle ira se précisant,
mais dans le même cadre indiscuté (d’où les excès qu’on signalait plus haut). Elle ne sera
vraiment bouleversée qu’aux débuts de notre xxe siècle.
Relevons ici que la chronologie vertigineuse des Hindous ne s’appliquait qu’aux cycles du
cosmos : les événements de l’Histoire s’y trouvent tellement noyés que personne n’a le
souci de les dater. C’est un mouvement exactement contraire qui s’est produit dans
l’Occident moderne, où à l’inverse de ce qui s’était passé durant l’intermède médiéval,
l’état civil des hommes et des actions humaines n’a cessé de se préciser, tandis que la Fin
et le Commencement des temps ne cessaient de s’éloigner dans le vague et l’infini. Or le
Credo prend soin de préciser la date de la Passion unique « sous Ponce Pilate », mais il se
tait sur celle du jugement dernier, « car nous ne [p. 132] savons ni le jour ni l’heure ». Et
c’est pourquoi le progrès de la vision historique, loin de séculariser le christianisme,
comme beaucoup le craignent, s’y conforme de plus en plus, à mesure qu’il l’éloigne du
mythe.
Il n’en reste pas moins que l’extension soudaine des dimensions de l’Histoire, telle qu’elle
vient de se produire au xxe siècle, provoque une crise profonde de la relation intime et
proprement congénitale entre l’Histoire et la personne humaine. Ceci pose un problème
encore neuf.
Être ou non dans l’histoire
Tout d’un coup (dans l’espace d’une quarantaine d’années) il se révèle que notre humanité
n’a pas derrière elle 6000 ans, mais probablement 600 000. Et que la Terre avec ses quelque
trois ou quatre milliards d’années, aurait déjà vécu presque un « jour de Brahma » dans le
cosmos actuel. Je dis « cosmos actuel », car de nombreux savants nous parlent déjà d’un
mouvement de diastole et de systole de l’Univers, qui se répéterait à l’infini : nous serions
dans une phase d’expansion. La cosmologie des Hindous paraît alors moins éloignée de la
vérité que celle du Moyen Âge « chrétien ». Il en résulte une suite de conséquences qui
jouent en fait — mais je ne pense pas en droit — contre l’idée occidentale de l’homme.
[p. 133] L’importance apparente des collectivités, des civilisations, des périodes et des ères
grandit d’autant qu’à cette échelle multipliée, elles demeurent seules visibles et
concevables. L’individu, en revanche, disparaît et s’annule. La même raison veut que les
« lois de l’Histoire », nécessairement déduites d’ensembles étendus, négligent l’action de
la personne et nous inclinent à douter de sa réalité. Le « réel historique », ainsi configuré,
devient aussi distant de l’homme concret que Brahma d’un paria sans voie. Et l’Histoire
dans l’esprit de nos contemporains prend la place de la Providence, bien qu’elle n’en revête
ni la justice ni la bonté.
Bossuet, dans l’Abrégé de l’Histoire de France, nous parle déjà d’une Histoire « maîtresse
de la vie humaine et de la politique ». Il s’agit de préparer le Dauphin, son élève, à sa future
tâche de roi. Cette Histoire pourvoyeuse d’exemples et de leçons n’a d’autre autorité que
celle d’un précepteur. Ses « lois » ne sont encore que celles de la morale, et sa réalité celle
d’un discours. Mais l’Histoire aujourd’hui n’est plus un conte, elle se distingue absolument
de son récit. Elle ne concerne plus le passé, ni ses « leçons », qu’on pourrait aussi bien
ignorer. Elle est tout autre chose : le devenir présent. Elle est plus vraie que nous, qui ne
faisons que l’habiter pour un atome de temps insignifiant. Elle est devenue le cours de la
réalité, où ce qu’il y a de plus réel, c’est le cours même. Et comme ce mouvement pur
« doit » être dépourvu d’origine et de but connaissable, on ne peut savoir son [p. 134] sens,
mais seulement l’épouser, et l’on ne peut le penser qu’en s’y abandonnant. Ce qui se place
dans le sens de l’Histoire en reçoit l’attribut d’exister. Ce qui résiste au sens est
« mystification » aux yeux des théoriciens et polémistes, « sabotage » aux yeux des
pouvoirs. En présence d’une doctrine politique ou sociale, de l’action d’un pays ou de
l’option d’un homme, il n’est donc plus question de demander si c’est « vrai ». C’est « dans
le sens de l’Histoire », ou ce n’est rien qui vaille…
Suis-je dans l’Histoire ? es-tu dans l’Histoire ? sont-ils dans l’Histoire ? ainsi conjugue une
bonne partie de l’intelligentsia occidentale du xxesiècle45.
[p. 135] Comme il est clair qu’on ne peut pas « être » dans l’Histoire rédigée par des
historiens, on voit qu’il s’agit d’autre chose : non de mémoire mais d’attitude actuelle, et
non d’une discipline de l’intellect mais bien d’une conception de l’Existence.
Cette Histoire absolutisée, qui n’est plus connaissance des actes du passé, mais flux
irrésistible entraînant à la fois ceux qui lui cèdent et ceux qui lui résistent — peut-on la
distinguer encore du temps lui-même ? N’est-elle pas simplement une manière de le penser
qui le ferme à toute transcendance, et qui du même coup nous enferme et nous interdit tout
recours ? « Au monde comme n’étant pas du monde », disait saint Paul. Mais l’Histoire
absolue veut que l’homme tout entier soit uniquement du monde : elle le coupe de l’Esprit.
Ce faisant, elle nie la personne, car la personne se fonde dans ce qui juge le temps, le détruit
et le renouvelle. Et si l’on rêve d’un monde coupé du transcendant, on évacue du même
mouvement désespéré toute justification de l’action personnelle.
Rien d’étonnant si l’homme, dès qu’il croit cette Histoire, se découvre impuissant devant
elle et en elle : rien n’est plus répandu que ce sentiment anxieux dans l’intelligentsia
comme dans les masses modernes, et c’est sur lui que les dictatures totalitaires fondent leur
pouvoir. Le droit d’opposition se justifiait, en effet, par la seule conviction que
la vocation d’un homme peut être plus vraie que la règle — d’où les martyrs des premiers
temps du christianisme. Si au [p. 136] contraire le « sens » appartient à l’Histoire, et
l’Histoire au César du moment, la police politique du César détient seule le vrai sens de
nos vies. Nul scrupule de conscience ou sursaut de belle âme ne saurait écarter cette
conséquence, sans doute pénible, mais normale.
Le refus moderne du temps
Cette description rapide d’une attitude nouvelle et d’un état de conscience profondément
typique de l’Occident au xxe siècle, me semble incontestable en tant que diagnostic. Mais
comment la situer dans l’ensemble de l’Aventure occidentale ? Est-elle le signe
annonciateur d’une fin lugubre, ou seulement d’une crise de croissance ?
On a vu que la croyance à l’Histoire absolue, ce produit de remplacement de la Providence,
a pour effet normal d’éliminer la croyance à l’action personnelle. La personne est agent de
liberté. Cette Histoire nous conduit au fatalisme. Comment l’Histoire et la personne ont-
elles pu devenir exclusives l’une de l’autre, alors qu’elles sont nées en même temps d’un
même acte libérateur ?
Mais d’abord, est-il sûr que la croyance moderne à l’Histoire comme devenir tout-puissant
soit le développement normal et la suite obligée de l’attitude chrétienne devant le temps ?
Notre époque aurait-elle [p. 137]simplement l’esprit « plus historique » que toutes les
précédentes ? Oui, s’il s’agit du goût de connaître le passé, plus répandu que jamais dans
le grand public : Toynbee est best-seller, les revues et la presse nous parlent de Sumer, du
paléolithique, des Mayas ou du vase de Vix, les mémoires font fureur, les biographies
s’arrachent, et beaucoup n’attendent pas la cinquantaine pour se mettre au passé dans un
livre. Mais la réponse est non s’il s’agit de cette Histoire dans le « sens » de laquelle on
nous dit qu’il faut « être » de toute nécessité, sous peine de n’être pas. Celle-ci marque
un recul devant le risque du temps.
La conscience de l’Histoire est née de l’acceptation d’un temps radicalement imprévisible.
Et sa fin seule était certaine et serait bonne. Mais encore fallait-il croire à l’Apocalypse.
D’ici là, nul soutien que la foi. À ce risque du temps, le Moyen Âge résiste par un retour
aux conceptions cycliques et par une nette limitation des dimensions du passé et de
l’avenir : cette espèce de congélation du temps a pour effet d’éliminer le devenir. Mais la
Renaissance et les siècles suivants découvrent l’infini et le réintroduisent dans
l’imagination et la spéculation, puis dans le calcul mathématique. On ne peut plus limiter
l’espace ni le temps, et lorsqu’au xxesiècle ils se dilatent soudain au-delà de tout ce que
notre esprit peut se figurer, l’idée d’évolution balaie nos repères et nous emporte sans
espoir à l’aventure. Devant le risque béant, soudain total, l’homme qui n’a pas de foi cède
au vertige. Sa dernière résistance à l’angoisse du temps se manifeste[p. 138] alors par la
manière dont il décide d’identifier au devenir l’être et la vérité elle-même. Solution
masochiste, pour un Occidental. L’individu trouve le défi trop lourd. Dans un cosmos qui
se calcule en centaines de millions d’années-lumière, dans cette durée qui va vers l’infini,
et dans une société où la technique, les « lois » économiques, la puissance de l’État, les
mouvements de masse, etc., échappent à ses prises et l’enserrent, — « il ne se retrouve
plus » et démissionne. Que l’Histoire décide à ma place, de toute façon je n’y puis rien.
Que le dictateur ou le Parti décrètent le vrai sens de ma vie, de toute façon je ne pourrais
plus le distinguer. Je ne suis plus responsable, mais c’est l’Évolution, et je n’ai plus d’autre
choix que de m’en dire l’agent.
Cet abandon de l’être entier à la Maya, sans plus rêver la délivrance du nirvana, cet
enlisement dans la forme du monde, sans espoir de salut individuel46 — je pressens qu’ils
trahissent un dépit amoureux au moins autant qu’un fléchissement réel du sens de la
personne et de la liberté. Ce n’est pas qu’on n’aime plus être soi librement, ni vraiment
qu’on renie la personne : mais on ne croit plus, on n’ose plus croire qu’elle puisse répondre,
c’est-à-dire être responsable.
Derrière ce masochisme, comme toujours, un sadisme. Dans cette abjecte humiliation du
moi, l’orgueil fou trouve un alibi. L’Évolution fatale est en [p. 139] réalité celle que l’on
voudrait imposer. Les communistes affirment qu’ils sont les instruments du sens inévitable
de l’Histoire, légitimant la mort de millions de koulaks qui vivaient par hasard en travers.
Mais les « lois » révélées par Karl Marx n’ont jamais prévu rien de tel ; elles permettent
simplement au dictateur d’accréditer son utopie. Si le sang de ses propres martyrs fut la
semence de l’Église, c’est le sang des « païens », le sang des autres, qui cimente l’édifice
de l’Usine soviétique, et donne la preuve démente de la réalité des utopies au nom
desquelles on l’a versé. Mais d’où vient cette fureur d’anticiper l’avenir jusqu’à
l’hypothéquer sur des millions de crimes ? Elle vient de notre angoisse devant le temps.
Anticiper l’avenir, c’est tenter de se convaincre que le temps ne va pas apporter la négation
de ce que je suis, de ce que j’attends, de mes croyances ou de mon incroyance, ou même
de ces raisons de désespérer auxquelles je tiens contre le monde et contre Dieu — la
négation de moi-même et du sens de ma vie. Anticiper l’avenir, c’est le dernier refus de
l’aventure du temps — la fuite dans l’utopie.
Utopies pessimistes, dans les démocraties : Orwell prévoit l’instauration prochaine du
contrôle des pensées par le Pouvoir. Utopies optimistes chez les totalitaires : ce sont les
mêmes, mais ils s’en félicitent. Et les unes comme les autres, redoutées ou voulues, ne se
confondent pas seulement dans leur vision précise d’un avenir donné pour fatal, mais dans
une seule et même démission de la personne, qui désespère de ses [p. 140] pouvoirs
d’innovation et de toute espèce de recours au transcendant libérateur.
Engendrer l’utopie est un mouvement de l’âme, sans doute inséparable de l’historicité
initiée par le christianisme : il suffit que la foi faiblisse, ou que le défi du temps paraisse
insurmontable. L’utopie est recul devant le temps ouvert, elle refuse d’affronter cette
situation béante qui fut celle des premiers chrétiens, mais elle en reste tributaire — et c’est
pourquoi l’Orient ne produit pas d’utopies. Concevoir une utopie et agir d’après elle,
massacrer pour hâter sa venue bienfaisante, c’est projeter notre angoisse en avant, pour
tenter d’asservir l’imprévu. Bien souvent la recherche historique projette nos désirs en
arrière, mais les « leçons du passé » ont rarement justifié d’autres délits que ceux de la
routine. L’Histoire-devenir, qui est une conjuration du temps, exige des sacrifices
sanglants bien plus massifs que n’en rêvèrent jamais les prêtres emplumés du grand dieu
Huitzilopochtli.
Dilemme
La crise de notre sens du temps pose un dilemme. L’Occident succombant au Devenir
déifié va-t-il se mettre hors d’état de faire l’histoire ? Ou, surmontant le vertige cosmique
et temporel où l’a plongé sa science par une mutation brusque, saura-t-il en tirer une liberté
nouvelle ? Je céderais à la tentation que [p. 141] j’ai décrite, si j’essayais d’anticiper sur nos
lendemains, et ceux-ci ne seront point marqués par nos hypothèses même exactes, mais par
nos choix fondamentaux. Car la question n’est pas de savoir « ce qui arrivera », mais de
savoir dès maintenant ce que nous sommes disposés à laisser arriver ou à faire arriver ; la
question n’est pas de supputer le sens probable d’un devenir fatal, pour nous « ajuster » à
ses « lois », mais au contraire d’affronter le temps au nom d’un sens qui ne peut s’originer
qu’en la personne. Bref, la question n’est pas de deviner l’Histoire, mais de la faire. Seules
nos options présentes préparent un sens, ménagent d’avance une signification aux surprises
du temps qui vient à nous. Et ces options n’agiront point par la violence de prises de
position calculées dans l’abstrait47, mais par cette sorte de fascination qu’exerce sur
l’avenir encore intact, foisonnant d’imprévus réalisables, l’attente réalisante d’une ferme
vocation.
Dans un ouvrage de Mircea Eliade auquel les pages qui précèdent doivent beaucoup48,
l’option centrale de l’âme occidentale est décrite en des termes si lucides à mon sens, que
je veux les citer en guise de résumé et de conclusion de ce chapitre :
[p. 142]L’horizon des archétypes et de la répétition ne peut être dépassé impunément
que si l’on adhère à une philosophie de la liberté qui n’exclut pas Dieu…
Le christianisme est la « religion » de l’homme moderne et de l’homme historique,
de celui qui a découvert simultanément la liberté personnelle et le temps continu (au
lieu du temps cyclique). Il est même intéressant de noter que l’existence de Dieu
s’imposait avec une bien plus grande urgence à l’homme moderne, pour qui
l’histoire existe comme telle et non comme répétition, qu’à l’homme des cultures
archaïques et traditionnelles, qui pour se défendre de la terreur de l’histoire,
disposait de tous les mythes, rites et comportements (sacrés)…
Depuis l’“invention” de la foi au sens judéo-chrétien du mot (= pour Dieu tout est
possible), l’homme détaché de l’horizon des archétypes et de la répétition ne peut
plus désormais se défendre contre cette terreur que par l’idée de Dieu. En effet, c’est
seulement en présupposant l’existence de Dieu qu’il conquiert d’une part
la liberté (qui lui accorde l’autonomie dans un Univers régi par des lois ou, en
d’autres termes, l’“inauguration” d’un mode d’être nouveau et unique dans
l’Univers), et d’autre part la certitude que les tragédies historiques ont une
signification transhistorique, même si cette signification n’est pas toujours
transparente pour l’actuelle condition humaine. Toute autre situation de l’homme
moderne, à la limite, conduit au désespoir.
42. La première société d’histoire connue en orient fut fondée au xixe siècle par un
Anglais, Sir William Jones : la Société asiatique du Bengale. Et ce n’est guère que depuis
la fin du xixe siècle qu’une science historique s’est constituée en Inde.43. Religio,
de religare, lier ensemble.44. La nouveauté — le fait sans précédent archétypique — est
la terreur de tous les moyens âges. Quand elle survient, quand on se voit contraint
d’innover pour sauver sa peau ou pour vaincre, on s’empresse d’en appeler à la
coutume, et l’on prétend « renouveler la tradition ». Il suffit qu’une charte, une
coutume, un usage ait 25 ou 30 ans, au Moyen Âge, pour qu’on l’invoque sous le nom
de « tradition ».45. Une querelle très typique à cet égard mit aux prises, il y a quelques
années, deux écrivains français connus. Le premier accusait le second de « n’être pas
dans l’Histoire », le second tentait de prouver qu’il y était bel et bien, avec certaines
réserves. Et l’on parlait beaucoup de Hegel et de Marx, de dignité humaine et
d’efficacité. Pendant ce temps, Jean Monnet créait à Luxembourg la Haute Autorité du
plan Schuman, et l’Europe tentait de s’unir. Mais nos deux écrivains, fermement
convaincus qu’il fallait « être dans l’Histoire », laissaient passer l’histoire en train de se
faire, et ne mentionnaient même pas la seule option réelle dans laquelle « existait »
politiquement l’époque : l’Europe unie ou le triomphe des Soviets. Fallait-il être avec les
communistes ou non ? C’était le vrai fond de leur débat. Cependant que les Soviets
axaient leur politique sur l’Europe qu’ils voulaient empêcher de s’unir, et sur l’Asie dont
Lénine aurait dit : c’est le plus court chemin vers l’Europe. Le moralisme abstrait mais
péremptoire qui anime ce genre de discussions en France, se réclame volontiers de
Saint-Just, complaisamment traité « d’archange de la Terreur ». L’exemple de Saint-Just
illustre tragiquement la situation plutôt comique que je viens de rappeler : « Saint-Just
disait aux applaudissements de tous que le monde était vide depuis les Romains :
Washington vivait pourtant, et Clive avait abattu dans les Indes l’empire d’Aurengzeb et
de Bâber. » (Emmanuel Berl, Histoire de l’Europe.)46. Il faut alors, de toute nécessité,
que le succès temporel prenne la place du salut et qu’il tienne lieu de but suprême.
Succès individuel ou collectif d’ailleurs ; mais le premier sent la tricherie.47. Lits de
Procuste des utopies toujours trop pauvres, ou de ces plans qui prévoient tout sauf
l’essentiel humain, parce qu’on les a conçus non comme des directives, mais comme des
cadres rassurants ; d’autant plus rassurants qu’ils sont rigides, mais de là vient
précisément leur malfaisance.48. Le Mythe de l’éternel retour, Paris, 1949.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : Colón, découverte, inde, Cathay, terre, espace,
Jérusalem, exploration, mer, foi, Inde, mappemonde, Abraham, Océane, motif.
[p. 143]

Chapitre VI
L’expérience de l’espace
D’un cosmos qui n’a plus de centre
Parmi les plus anciennes mappemondes dessinées en Europe et qui subsistent de nos jours,
celle d’Ebstorf (fin du xiiie siècle) et celle de Richard de Haldingham (vers 1300) placent
en leur centre exact Jérusalem. La Méditerranée et ses environs — l’Europe à gauche,
l’Afrique à droite — occupent un peu plus de la moitié inférieure de la carte. L’Asie,
presque réduite au Proche-Orient, occupe le reste de la moitié supérieure. Point d’océans.
En 1450, la « Mappemonde catalane » de Modène place au milieu
une Méditerranée encombrée d’îles, mais la ramène à sa forme réelle, et dilate les trois
continents jusqu’à la moitié environ de leurs vraies dimensions.
Cent ans plus tard, la mappemonde de Tramezzino [p. 144] indique les cinq continents et
les océans. Enfin, en 1597, la carte figurant dans la Universale descrittione di tutto il
monde, de Giuseppe Rosaccio, donne les justes proportions et contours des terres et mers
telles que nous les connaissons.
Deux révolutions considérables se sont donc produites en trois siècles dans l’image de la
Terre que les Occidentaux se formaient à partir de leur métaphysique et leur idée du réel,
corrigées par quelques observations. La première révolution substitue l’Europe
méditerranéenne au symbole de Jérusalem comme centre du monde ; et la seconde
supprime toute apparence de centre, soit religieux, soit géographique.
Un peu plus tard, les premiers astronomes vont décentrer cette Terre elle-même, dont
Magellan vient de faire le tour. Il faudra quelque quatre-cents ans pour que l’Europe digère
ces découvertes. Et personne ne peut dire à quel moment la Chine et l’Inde les ont connues
par nous : ces civilisations rêvaient certainement d’autres choses, plus essentielles peut-
être, mais différentes.
Toute la Terre aujourd’hui découverte (à très peu de régions près, bien cernées), l’homme
s’y sent à l’étroit et se met aussitôt à calculer l’exploration possible d’autres planètes,
cousines germaines à x années-lumière. Ceci dans un cosmos dont notre galaxie n’occupe
qu’un coin perdu, comme le sont tous les autres : car le centre est partout et nulle part, dans
l’espace inimaginable défini par l’astrophysique.
La découverte et la relative acceptation du temps [p. 145] linéaire (et non plus cyclique) de
l’Histoire se trouvent liées, en Occident, à la découverte et à l’acceptation de l’Espace, et
cela par paliers brusques dans quelques esprits, d’une manière lente et progressive dans
l’âme collective. La première découverte a précédé la seconde de plusieurs siècles, mais
elle en a bénéficié en retour, l’exploration de l’espace terrestre nous ayant révélé
récemment des civilisations d’une antiquité insoupçonnée, et l’exploration de l’espace
cosmique nous habituant à des mesures de temps d’un type nouveau. Et finalement, la
conception d’un espace-temps, au xxesiècle, vient confondre les deux mouvements dans un
même mode d’appréhension de l’univers par notre esprit.
La terre, une découverte européenne
Il est facile de constater que l’exploration systématique de l’espace terrestre et cosmique
fut entreprise par les Européens, et par eux seuls, et qu’elle devint, dès le xvie siècle, l’un
des aspects les plus frappants de l’Aventure occidentale. Mais il paraît moins simple
d’expliquer ce grand fait, et de le rattacher d’une manière convaincante à tel ou tel des
traits originaux de la psyché européenne. Essayons de cerner la question.
Pourquoi les Chinois, les Indiens, les Africains, et [p. 146] les Aztèques n’ont-ils pas eu
l’idée d’aller regarder ce qui existait au-delà de leur monde ? Si l’on répond qu’ils n’en
avaient pas les moyens, pourquoi les Européens seuls ont-ils réussi à se les procurer ? Si
l’on constate, au contraire, que d’autres peuples que les Européens possédaient ces moyens
depuis longtemps, pourquoi n’en ont-ils fait qu’un usage régional ? Les Dravidiens avaient
dominé la mer du Bengale, conquis et dépassé l’Indochine. Les Hindous étaient en relation
avec l’Afrique grâce aux navigateurs arabes, et avec la Chine grâce aux navigateurs
javanais. D’énormes jonques chinoises, capables de transporter 1300 marins, soldats et
passagers, assuraient au xive siècle les communications entre Calicut et la Chine ; elles
avaient même poussé jusqu’au golfe Persique. Mais ce sont les Portugais qui, au xvie siècle,
venant de très loin et allant bien au-delà, ont accaparé au passage tout ce trafic maritime.
La flotte arabe était très supérieure à celle des Ibériques au xve siècle, mais ce sont pourtant
ces derniers qui ont réussi les premiers tours du monde. Il serait vain de chercher à toutes
les civilisations non européennes un commun dénominateur expliquant cette carence
relative de leur curiosité. On aura plus vite fait de scruter les raisons de
l’avidité unique dont l’Occident fit preuve.
Les raisons « matérielles » chères au siècle passé, raisons géographiques, démographiques
ou techniques, sont de toutes les moins convaincantes : certaines vaudraient autant ou plus
pour le Japon, et d’autres pour l’islam ou l’Insulinde.
[p. 147] Les raisons tirées du caractère des divers peuples dont les traditions alimentent
l’Occident, paraissent plus séduisantes. Curieux et téméraires, les Grecs nous ont légué le
mythe des Argonautes et l’Odyssée. Dans la quête de la Toison d’or comme dans l’aventure
d’Ulysse, les motifs du salut et de la volonté de puissance, de l’or mystique et de l’or
commercial, de la conquête et de la connaissance, se mêlent déjà comme ils le feront plus
tard dans la genèse de l’équipée vers l’ouest. Il se peut également que les Hébreux
— Palestiniens et Phéniciens — nous aient transmis leur inquiétude vagabonde et quelque
chose de cet esprit d’exode dont on ne sait s’il procède davantage de leurs tribulations ou
de leur foi. Quant aux Romains, nous tenons d’eux, sans nul doute, cette volonté d’étendre
au monde entier nos lois, et d’occuper les lieux que nous découvrons, loin de nous y
conduire en hôtes de passage respectueux de coutumes différentes des nôtres : cette passion
colonisatrice a pu soutenir la passion « grecque » ou « judaïque » d’une quête pour l’amour
de la Quête.
Les raisons historiques enfin sont bien connues : la principale fut le barrage massif établi
par l’islam entre l’Asie et nous, forçant nos énergies à se tourner ailleurs, vers le sud
africain d’abord, puis soudain vers l’Ouest inconnu, pour aller rejoindre à tout prix l’objet
d’une nostalgie d’ailleurs fort ambigu, et qu’on nommait alors « les Indes ». Mais ce même
défi de l’islam n’a pas poussé les peuples de l’Asie à rechercher le contact avec l’Europe…
Les raisons historiques [p. 148] sont donc insuffisantes. Restent les raisons religieuses.
Il y a la foi d’abord et son premier modèle : Abraham partit « sans savoir où il allait »,
obéissant à une vocation aussi obscure qu’impérieuse. Mais de cette foi découle une
vocation missionnaire : « Allez et évangélisez toutes les nations. » Or les chrétiens
comprirent très vite que l’expression « toutes les nations » désignait autre chose et
davantage que le Totus orbis terrarum jadis civilisé par l’hellénisme. Dès le iiie siècle, la
côte indienne du Malabar reçoit des missionnaires chrétiens : les voyages de Thomas
l’Apôtre (en 52) puis de Mar-Thomas sont peut-être une légende, mais l’Église jacobite est
une réalité, perpétuée jusqu’à nos jours. Au vie siècle, ce sont des moines qui rapportent à
Byzance les premiers vers à soie du fabuleux pays de « Serinda », quelque part en Extrême-
Orient. Dès la première moitié du viie siècle, la Chine des Tang est évangélisée par des
pèlerins nestoriens ; elle se couvre d’églises et d’évêchés, lointains précurseurs de ceux
avec lesquels l’envoyé du pape auprès du Grand Khan de Karakorum, le moine Jean du
Plan Carpin, essaiera de nouer des relations en 1245. Et quant à l’Amérique
précolombienne, les présomptions sont fortes en faveur de la thèse qui veut que des
chrétiens nordiques et irlandais aient apporté leur foi, leurs symboles et leurs rites aux
populations autochtones du Canada, du Michigan, du Mexique et du Pérou, et cela peut-
être dès le xesiècle, s’il faut en croire les vieilles chroniques de l’Islande.
Comment [p. 149]expliquer autrement l’accueil fait aux conquistadores ? L’empereur
aztèque reçoit Cortés comme l’avatar du dieu Quetzalcoatl : c’est que ce dieu, selon la
légende sacrée, avait peau blanche et barbe blonde, venait de l’Est porteur d’une bonne
nouvelle dont le symbole était la croix, et prédisait « que des hommes blancs semblables à
lui viendraient un jour de l’Est, par la mer » et régneraient alors sur le Mexique49. Pour des
raisons tout analogues, l’Inca du Pérou se soumet à Pizarro, croyant reconnaître en lui le
dieu Viracocha, dont la légende voulait aussi qu’il ait été porteur de croix et qu’il ait baptisé
par aspersion… La vraie mission aurait donc précédé de plusieurs siècles, là encore, les
conquêtes militaires et commerciales entreprises par les rois d’Europe « au nom du
Christ »…
Tous ces motifs éclairent diversement les arrière-plans d’un fait irréfutable : c’est l’Europe
seule qui a découvert la Terre entière, et jamais aucun autre peuple, pendant la période
historique, n’est venu « découvrir » l’Europe.
Mais comment expliquer ce phénomène unique à partir de ces « causes » variées ? Un
exemple précis va nous permettre de surprendre à l’état naissant le passage des options
fondamentales de l’homme à son action concrète dans l’histoire : c’est l’aventure absurde
et magnifique du parangon des « découvreurs », Christophe Colomb.
[p. 150]
Le rêve occidental
Les facteurs religieux et civilisateurs dont la combinaison fit l’Occident : la Grèce, le
judaïsme, Rome et la foi chrétienne, les voici revenus à l’œuvre en un seul homme, dans
cet Ulysse au cœur chrétien, d’origine juive, qui sera fondateur d’Empire. Et son vrai nom
est Cristóbal Colón50. Son vrai nom selon l’état civil, sinon de Gênes où il est né, mais de
la Castille qui le fera vice-roi des Indes, Grand amiral de la mer Océane. Et surtout, son
vrai nom selon sa vocation. Car ainsi que l’écrit son premier biographe, l’évêque Bartolomé
de las Casas, « cet homme illustre voulut s’appeler Colón… mû par la volonté divine qui
l’avait choisi pour réaliser ce que son nom et son prénom signifiaient. La Providence veut
que les personnes qu’Elle désigne pour servir reçoivent des noms et prénoms en accord
avec la tâche qui leur est confiée… Il reçut donc comme prénom Cristóbal, c’est-à-
dire Christum ferens, qui veut dire porteur de Jésus-Christ, et c’est ainsi qu’il signa
souvent ; car en vérité il fut le premier à ouvrir les portes de l’Océan pour y faire passer
notre Sauveur Jésus-Christ vers ces [p. 151] pays et royaumes lointains jusqu’alors
inconnus… Son nom fut Colón, c’est-à-dire repeupleur, nom qui convient à celui grâce à
qui tant d’âmes, par la prédication de l’Évangile, sont allées repeupler la cité glorieuse du
ciel. Il lui convient aussi pour autant qu’il fut le premier à faire venir des gens d’Espagne
(quoique pas ceux qu’il eût fallu) pour fonder des colonies ou populations nouvelles qui,
s’établissant à côté des anciens habitants, constituent une nouvelle république heureuse et
chrétienne. »
N’a-t-on pas assez répété que l’évangélisation des nations découvertes n’avait été pour
l’Occident que le « prétexte » à conquérir les Amériques ? La vie du découvreur démontre
le contraire : de même que dans son nom Cristóbal précède Colón, la passion de la croisade
et de la mission chrétienne ont précédé et seules permis l’expédition qui devait aboutir à la
conquête. Des rêves fous, nourris d’erreurs et d’hypothèses extravagantes, c’était tout ce
que Colón offrait aux princes d’Europe ; et les rois catholiques de Castille-Aragon furent
enfin convaincus par son délire mystique, mais non point par l’idée de fonder un Empire.
En effet, l’objectif de Colón n’était pas de conquérir une Amérique dont il n’a jamais cru
qu’elle existât, mais de trouver une route vers l’Inde et le Cathay qu’il croyait assez proches
à l’Ouest, de convertir leur prince, qu’il croyait être le Grand Khan, et de rapporter assez
d’or pour payer une nouvelle croisade, et ainsi délivrer Jérusalem. Ces motifs religieux ne
furent[p. 152] pas seuls en cause dans son projet mégalomane, ni dans l’esprit de Ferdinand
et d’Isabelle ; mais étant seuls vraiment communs aux deux parties, ils furent aussi, et par
là même, seuls décisifs : « Car c’était la fin et le commencement de l’entreprise, qu’elle
dût conduire au développement et à la gloire de la religion chrétienne », comme il l’écrit
dans son journal du 27 novembre 1492, ayant atteint les Bahamas et se croyant près de la
Chine.
Tous les ressorts de l’Aventure occidentale, nous les voyons se tendre dans cette vie
exemplaire, durant les seize années de dures humiliations qui séparent le naufrage devant
Lisbonne du départ des petites caravelles au matin de Palos de Moguer. Toutes les
ambiguïtés de nos motifs profonds et de nos fins humaines sont là.
Il y a certes la foi d’Abraham : Colón l’exalte en un passage sublime de sa lettre aux
Altesses, datée « des Indes, en l’île de la Jamaïque, le 7 juillet 1503 ». Se voyant en péril
extrême, seul sur le pont, d’un bateau rongé de vers et menacé par les Indiens, il appelle
ses compagnons restés dans l’île :
… moi, très seul à l’extérieur, sur une côte aussi sauvage, avec une si forte fièvre,
dans cet état ; tout espoir d’en réchapper étant mort ; […] d’une voix effrayée,
pleurant et en grande hâte, j’ai appelé les maîtres de guerre de Vos Altesses, aux
quatre vents, au secours ; mais ils ne m’ont pas répondu. Épuisé, je me suis laissé
aller au sommeil en gémissant : j’ai entendu une voix très compatissante qui me
disait : [p. 153] Oh, sot, homme lent à croire et à servir ton Dieu, le Dieu de tous !
Qu’a-t-il fait de plus pour Moïse et pour David Son Serviteur ! Depuis ta naissance,
Il a toujours pris grand soin de toi. Quand Il t’a vu d’un âge qui Le satisfaisait, Il a
donné à ton nom un retentissement merveilleux sur la Terre. Les Indes, qui sont une
partie du monde si riche, Il te les a données comme tiennes ; tu les as données à qui
tu voulais et Il t’a donné pouvoir d’en faire ainsi. Des entraves de la mer Océane,
qui étaient nouées avec de si fortes chaînes, Il t’a donné les clés ; et tu as été obéi
en de nombreuses terres et tu as acquis grand honneur et renom parmi les chrétiens !
Qu’a-t-il fait de plus pour le peuple d’Israël quand Il l’a conduit hors d’Égypte ? Ou
pour David que de la condition de berger Il a élevé au rang de roi de Judée ? Tourne
ton visage vers Lui et connais enfin ton erreur : Sa merci est infinie : ton âge ne sera
pas un obstacle à de grandes choses : Il a de nombreux et très grands châteaux.
Abraham avait plus de cent ans quand il engendra Isaac, et Sarah était-elle une jeune
fille ? Tu réclames une aide incertaine : réponds, qui t’a affligé tant et si souvent,
Dieu ou le monde ? Les privilèges et les promesses que Dieu accorde, Il ne les rompt
pas, et Il ne dit pas non plus, après qu’Il a reçu le service, que Son intention était
différente et que cela devait être compris d’une autre façon, et Il ne donne pas non
plus le martyre à quiconque, pour prêter de la couleur à la force pure : Il s’en tient à
la lettre ; tout ce qu’Il promet, Il le tient et au-delà : est-ce [p. 154] coutumier ? J’ai
dit ce que ton Créateur a fait pour toi et ce qu’Il fait pour tous. À présent, Il va te
récompenser pour l’angoisse et les dangers que tu as éprouvés au service des autres.
J’entendais tout dans un demi-sommeil, mais je n’avais pas de réponse à des paroles
si véridiques, sauf de pleurer pour mes erreurs. Celui, quel qu’il fût, qui parlait,
termina en disant : Ne crains point. Sois confiant. Toutes ces tribulations sont écrites
sur du marbre et ne sont pas sans cause.
Il y a donc la foi. Mais est-elle pure ? Sans elle, il ne serait pas ce qu’il est devenu, mais
n’a-t-il pas suivi d’autres appels obscurs ? L’ambition personnelle, presque démente, qui a
failli faire manquer toute l’entreprise, le désir d’une gloire inouïe qui vengerait ses frères
humiliés51, la soif d’un Inconnu dont les merveilles absurdes ne seront peut-être pas toutes
catholiques, les complaisances passionnées qu’éveille l’idée de l’or même au cœur d’un
Croisé…
Il est bon de partir sans savoir où l’on va, mauvais de rêver des voies qu’on appellera
divines : fabulation du cœur de l’homme, irrépressible, mais qui peut lui faire prendre pour
la voix de la foi l’injonction d’un désir innommé. Qui peut juger ? Toute aventure humaine
est aussi une erreur ; celle de Colón ne fut pas moins prodigieuse que le succès qui en
résulta.
Sa science de cosmographe est un complexe d’erreurs — comme le début de toutes nos
sciences sans exception. Dans ses calculs de la distance par mer [p. 155] qui sépare l’Asie
de l’Europe, il se trompe simplement d’un océan, le Pacifique. Trouvant la Jamaïque, il se
croit au Cathay. Il se trompe également d’un quart sur la longueur d’un degré, et n’en
compte que 78 pour la distance entre Lisbonne et l’Inde. Il tire ses « preuves » de l’Imago
Mundi de Pierre d’Ailly, qui met encore Jérusalem, lieu de la Rédemption, « au milieu de
la Terre » ; et du livre apocryphe d’Esdras, où il est dit que les mers n’occupent que la
septième partie de la Terre ; et d’un mémoire secret du Florentin Toscanelli, lequel
confirme ces croyances. Toutes ces preuves ne sont telles, à ses yeux, que dans la mesure
où elles concordent avec son rêve et le font apparaître accessible. Cette accumulation
d’erreurs d’ordres divers situant l’Inde où se trouve l’Amérique, lui permet de prévoir une
terre là où, effectivement, il doit en trouver une ! Du rêve et de la foi souvent
indiscernables, par l’erreur à une vérité, mais différente de celle qu’il attendait, tel fut le
périple de Colon, cette parabole vivante, ambiguë et grandiose, de toute la recherche
occidentale.
Les tenants attardés d’un certain historisme et de la superstition du « fait concret », ceux
qui croient encore, sincèrement, que le vrai motif d’un acte est toujours le plus bas52, ceux-
là « ramènent » toute l’entreprise[p. 156] des Indes à l’obsession de l’or et de la conquête.
Mais ces motifs sont trop universels pour expliquer la Découverte européenne. L’amiral de
la mer Océane était certes obsédé par l’Or. Pourtant l’or était loin de signifier à ses yeux
ce qu’il peut signifier aux yeux de ses détracteurs. L’or était tout d’abord un symbole,
comme pour l’alchimie médiévale : « Il est fort excellent », nous dit Colon, et « celui qui
le possède fait tout ce qu’il veut dans ce monde et peut même élever des âmes jusqu’au
Paradis ». L’or était ensuite un moyen de libérer Jérusalem. Enfin, Colón s’imaginait qu’en
promettant de ramener des Indes des monceaux de métal précieux, il obtiendrait l’appui
des souverains espagnols : en quoi il se trompait, car l’appui qu’il reçut fut accordé pour
des motifs bien différents. Et quant à l’esprit de conquête, il est vrai que le départ de Colón
suit de peu l’achèvement de la Reconquista et semble prolonger cet élan victorieux : mais
sans Colon, l’énergie castillane se portait normalement vers l’Afrique. C’est l’élan de la
foi dans le délire d’un rêve qui pouvait seul forcer les portes océanes, et nous ouvrir le
Nouveau Monde.
Le centre du monde est dans l’homme
Jamais Colón n’a su ce qu’il avait trouvé, et que c’était un Nouveau Monde qui ne porterait
même pas [p. 157] son nom. Il n’a connu que son mouvement vers l’inconnu. Mais la
trouvaille importe peu, c’est le mouvement qui dure en nous et qui ne cesse de rendre
nouveau le monde que nous ne cessons de découvrir. Sommes-nous vraiment conscients,
à notre tour, de la nature et de la portée de nos découvertes ? Que signifie le mythe
américain dans cette recherche indéfinie qui nous transforme ?
Le produit brut de l’entreprise des Espagnols fut l’or, aussitôt lié à l’esclavage. Et pour
ceux qui n’aiment pas l’Amérique, de nos jours, USA signifie dollar et travail parcellaire
à la chaîne. C’est l’un des aspects de l’aventure ; et voici l’autre — l’autre série des
conséquences imprévisibles déclenchée par la découverte : « Il fallait qu’une ère
commence où l’homme explorerait la surface de la planète, puis sonderait ses profondeurs,
puis les profondeurs de l’espace infini et de cet autre infini qui est dans le microcosme. Il
fallait que l’homme découvre l’homme, pour mieux se connaître ; que les Cannibales
créent Caliban dans le génie de Shakespeare ; que le Nouveau Monde fasse surgir le Novum
Organum dans le génie de Bacon ; que les Arcadiens nus de Guanahani excitent
l’imagination de Rousseau et lui fassent chanter les mérites de l’homme naturel et préparer
la Révolution française, les droits de l’homme et l’évangile de Karl Marx53. »
Étonnant contrepoint de la nature et de la contrainte [p. 158] humaine ou mécanique — de
la découverte des Autres et de l’invention d’un homme nouveau ! Tout cela, bien sûr, reste
ambigu, comme l’idée même du Progrès. Si Caliban ne fait pas un bon esclave, fera-t-il un
bon militant de la production stakhanoviste ? La liberté serait-elle devenue plus grande en
allant de Rousseau vers Marx ? Aurait-elle vraiment diminué des origines jusqu’à
Rousseau ? En ouvrant « l’Inde », Colón nous révélait le passé des sauvages et peut-être
un Âge d’or, mais il ouvrait aussi l’avenir des libertés et peut-être leur Utopie. Et de même,
l’Amérique reste à la fois, pour nous, le symbole du capitalisme et celui du Progrès tel que
l’imaginèrent le xviiieet xixe siècles : la marche irrésistible vers la Science et vers les
mythes de la Démocratie.
Ainsi l’espace ouvert ajoute aux âges de l’homme, comme la mesure du temps calculée sur
les astres a permis la navigation transocéane54. L’expérience de l’espace et celle du temps
convergent. L’astronome a guidé l’explorateur du globe, les terres nouvelles ont révélé de
larges pans de l’histoire enfouie de toutes les races, et celle-ci nous ramène enfin à la
découverte de l’homme. Ces enchaînements lointains rattachent l’ethnographie et
l’anthropologie, nées dans ce siècle, aux sources mêmes de l’Occident.
On voit maintenant pourquoi l’Europe et l’Amérique sont devenues le Musée du monde.
Leurs collections, [p. 159] leurs bibliothèques, leurs microfilms, recomposent lentement,
illustrent et enregistrent la mémoire de l’humanité. Et l’ensemble des fouilles qu’elles
conduisent sur toutes les parties de la Terre, évoque l’effort persévérant d’un être immense
qui essaie de se remémorer son existence. Pourtant, rien ne serait plus faux que d’en inférer
je ne sais quel vieillissement de l’Occident. Restituer le néolithique n’est pas « se tourner
vers le passé », car il s’agit encore d’exploration. Ce n’est pas fuir le présent mais le
remettre en question, et cette vaillance est juvénile. Car un même mouvement de l’esprit
nous porte à fouiller les déserts ou la jungle du Yucatan, à construire la lentille de Palomar,
et à surprendre le comportement d’un méson dans le noyau atomique. Un même
mouvement de la connaissance exploratrice actualise ces réalités. Qu’il s’applique au
passé, au cosmos ou à l’atome, nous le ressentons identiquement comme un progrès.
Mais si l’on nous demandait vers quoi tend l’Aventure, aurions-nous mieux à dire que :
« l’Inde et le Cathay » ?
Tout homme de peu de foi se rassure par un système, ou fait un Plan. Mais projeter devant
soi l’utopie calculée, c’est refermer l’avenir et le stériliser, c’est tenter d’interdire les
possibles qui ne seraient pas déjà dans le plan qu’on projette, c’est ainsi condamner le futur
à n’être rien de plus que le passé, où l’aujourd’hui tombera ce soir. Celui qui tient « les
Indes et le Cathay » pour le vrai but de sa recherche, sa chance n’est plus que dans l’erreur
ou dans l’échec.
[p. 160] Quant à l’homme de la foi, nous le trouvons en marche comme Abraham qui partit
sans savoir où il allait. S’il nous parle d’une Inde aux cités pavées d’or, sachons qu’il pense
à délivrer Jérusalem, qui est pour lui le centre du monde et l’Ithaque de son Odyssée : la
patrie du salut, au-delà du temps.
49. Chronique de Juan de Torquemada, l’un des compagnons de Cortés.50. L’origine juive
de Colón, supposée puis admise par plusieurs, me paraît fortement établie par le bel
ouvrage de Salvador de Madariaga, Christopher Colombus. Les variations du nom :
Colombo, Colomo, Colom, Colón, y sont étudiées et définies avec précision. C’est à ce
livre que j’emprunte mes citations.51. L’exode des Juifs chassés d’Espagne eut lieu le 2
août, et Colón s’embarque à Palos le lendemain !52. À supposer que la navigation
interplanétaire, qui n’est encore qu’un rêve pour cette génération, se réalise
au xxie siècle, quels motifs bien précis, « bassement utilitaires », nos descendants nous
attribueront-ils ? Tout dépend de ce que nous trouverons éventuellement sur les
planètes : on dira que nous étions partis à cause de cela !53. Salvador de Madariaga, op.
cit., p. 481.54. La Junte des mathématiciens organisée à Sagrès par le prince Henri le
Navigateur, et les Éphémérides de Nuremberg, ont joué un rôle décisif dans la
préparation des voyages portugais.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : science, matière, Dieu, matérialisme, pensée, Nicée,
cosmos, réalité, vrai, chair, matérialiste, christologie, esprit, tension, onde.
[p. 161]

Chapitre VII
L’exploration de la matière
De Nicée à la bombe atomique
Que les options fondamentales décidées au concile de Nicée aient aussi décidé du genre de
science que produirait l’Europe christianisée, voilà qui paraît indéniable, et c’est le
contraire qui aurait de quoi surprendre. Comment pourrait-on rendre compte du fait certain
que la Science est liée à l’Occident, si l’on partait encore du vieux conflit entre la science
et la religion, tel qu’il a dominé le xixe siècle ? Cette opposition même eût-elle pu se
produire en dehors d’une civilisation qui a su valoriser la matière et le corps, objets de la
science, en même temps que la liberté, sujet de conflits ? N’est-elle pas englobée par ce
qu’elle veut nier ? La seule question sérieuse reste alors de savoir de quelle manière la
science, agissant dans nos vies, procède des options de Nicée. Le rapport est-il positif,
dialectique, ou purement négatif ?
[p. 162] Les aspects négatifs ont été soulignés par deux siècles de polémiques aujourd’hui
déprimées et stériles. Il est temps de renouveler la question et de rappeler les aspects
positifs : ceux-ci sont à la fois plus « nouveaux » (voire choquants) pour les esprits encore
mal nettoyés des routines d’un passé récent, et plus féconds pour introduire une discussion
des aspects proprement dialectiques.
La doctrine de l’Incarnation, précisée à l’extrême par les Pères grecs, et maintenue par des
soins jaloux au plus haut point du paradoxe, a créé un type de pensée en tension, ou
mieux par tensions, qui sera jusqu’à nous la marque et le ressort de l’esprit de recherche
occidental, en contraste avec le monisme des ultimes sagesses orientales. Cette même
doctrine, implicitement, confère au monde manifesté de la matière et de la chair — c’est-
à-dire aux futurs objets de nos sciences physiques et naturelles — une dignité et une réalité
que l’Orient leur dénie par principe. Enfin, nous avons vu que la foi met un terme à la
magie, aux mythes, aux religions naturelles, qui tenaient lieu de science aux sociétés
antiques.
Ces structures et ces attitudes spécifiques de la pensée chrétienne ne pouvaient pas manquer
de conditionner une certaine approche du réel. Formées et formulées par la théologie d’où
procèdent nos philosophies, elles ont déterminé dans une large mesure la problématique de
nos sciences.
a) La pensée par tensions. — Le dogme du Dieu-homme fut le problème crucial de la
spéculation des [p. 163] Pères et de leurs conciles. Il fut aussi le modèle suprême de la
polarité impensable mais vraie, qui exige, dès qu’on l’admet, une réforme profonde de nos
catégories intellectuelles.
Si Jésus-Christ est à la foi « vrai Dieu » et « vrai homme » en une seule et même Personne,
et si cette Personne à son tour est à la fois vraiment distincte et vraiment reliée au sein de
la Trinité, il en résulte pour l’esprit croyant l’obligation de « penser ensemble » des termes
vraiment opposés mais en même temps vraiment valables. On ne saurait donc chercher la
solution ni dans la réduction de l’un des termes, ni dans une alternance du type diastole-
systole, qui dissocierait la personne. Il s’agit bel et bien de vivre leur tension.
Et c’est ainsi qu’à tous les degrés, de proche en proche, sur tous les plans de notre pensée
occidentale, le « scandale » des réalités contradictoires s’est propagé ou transposé : dès
l’instant qu’il était accepté au sommet, il devenait difficile de le refuser en droit dans les
domaines subordonnés. Mais la transposition n’a pas toujours été légitime : il s’en faut de
beaucoup.
Au couple d’opposés vrai Dieu-vrai homme correspondent d’une manière immédiate,
terme à terme, la transcendance et l’immanence dans le langage des philosophes,
la vocation et l’individu dans l’anthropologie chrétienne, enfin la foi et la religion
naturelle. Mais qu’en est-il des autres couples d’opposés qui se sont multipliés dans notre
histoire ? La plupart mettent [p. 164] en jeu des réalités purement humaines, de même
nature, qui ne se rapportent plus de près ni de loin, aux deux termes originaux.
S’il est vrai que l’opposition entre l’Église et l’Empire (guelfes et gibelins) reflète encore
celle du divin et de l’humain (au prix des équivoques et des abus que l’on sait) il n’en va
plus de même des couples gauche et droite, liberté et autorité, ordre et mouvement,
révolution et stabilité, individu et société, etc. dans le domaine politique et social. Et
pourtant, ces polarités reproduisent le même type de tension nécessaire (les deux termes
sont vrais, contradictoires, mais essentiels) que la théologie avait élaboré en partant de la
Révélation. Elles procèdent d’une commune origine, dont le grand modèle historique fut
montré comme objet de la foi par les Pères du concile de Nicée, mais devint par la suite
une « manière de penser », un archétype mental de l’Occident. Je ne dis pas que ce passage
de la christologie à la psychologie soit légitime — ni les théologiens ni les savants ne
devraient l’accepter comme tel — mais je constate primo qu’il a eu lieu, et secundo qu’il
appartient de fait à la définition de l’Occident. Or ce type de pensée se manifeste aux étapes
décisives de notre science. Certes, on ne peut dire que le modèle théologique ait précédé la
découverte des antinomies du réel : le conflit qui opposa les éléates et les tenants de
Pythagore remonte au ve siècle avant notre ère. Mais entre Parménide et Pythagore, c’est-
à-dire entre l’un et le multiple, ou entre Démocrite et Aristote — l’atomisme [p. 165] et le
continu — la tension à vrai dire « n’existe » pas. Il s’agit simplement de l’antagonisme de
deux écoles isolées et hostiles, totalement exclusives l’une de l’autre. Seule l’Europe — et
de plus en plus à mesure qu’on se rapproche du xxesiècle — a osé ce mouvement de l’esprit
qui assume les incompatibles. La passion de la synthèse, ressort de nos recherches et de
tout l’effort scientifique, naît et renaît sans fin ni cesse de cette tension. S’il est vrai que le
secret de la synthèse est de « comprendre » les incompatibles, cela ne peut se produire que
dans un seul esprit. Aussi longtemps que les aspects contradictoires sont vus séparément
par des esprits divers, il n’y a, dans l’ensemble d’une culture, qu’oscillations et alternances
sans progrès, monismes séquestrés, scepticismes stériles. Ce fut le cas de l’Antiquité. Ou
bien l’on pose, comme les sagesses d’Orient, l’identité des contraires apparents : tout est
dans tout, bien sûr, mais la science n’a pas lieu. Or, la physique actuelle est caractérisée
par la reconnaissance de ses incompatibles : le problème onde ou corpuscule en est
l’exemple le plus pur55. Certes, il s’agit de phénomènes [p. 166] de même nature, et dont
l’opposition ne résulte peut-être que des méthodes d’analyse employées. Mais la forme du
problème est typique ; elle évoque une analogie dont les savants, sans doute, ont perdu la
conscience, mais que les théologiens ne peuvent manquer d’observer. Cette lumière qui
consiste à la fois en « vraies ondes » et « vrais corpuscules », n’a-t-elle pas donné lieu à
d’infinis débats dans lesquels on pourrait retrouver — et ce jeu n’est peut-être pas vain —
l’équivalent des hérésies les plus connues, dualistes ou monophysites, arianistes ou
docétistes, l’orthodoxie étant alors représentée par MM. Einstein et de Broglie, non moins
acharnés qu’Athanase à trouver une synthèse « catholique »…
Une démonstration analogue à celle que je viens d’esquisser en partant de la christologie
pourrait être faite à partir de la doctrine trinitaire. De Nicée à saint Augustin, puis à
Anselme de Canterbury, à Thomas d’Aquin ou à Joachim de Flore, pour aboutir à Hegel,
dont procèdent Marx et ses disciples, jusqu’à nous, la doctrine trinitaire n’a cessé de
propager dans les domaines de plus en plus « humains » un type de dialectique à trois
termes qui, finalement détaché de son objet primitif, est devenu une forme de notre esprit56.
[p. 167] b) La valorisation du monde manifesté. — Par son paradoxe essentiel, la
christologie de Nicée n’a pas seulement conditionné de nouvelles formes de pensée, mais
elle a prédéterminé, circonscrit et valorisé le champ même des recherches à venir.
Comment nier la réalité de la matière et de notre chair, quand Dieu lui-même a choisi de
se manifester en elles ? Il est bien vrai que le but dernier de l’homme est de connaître Dieu,
mais Dieu lui-même s’est rendu connaissable dans la chair. Et il est vrai aussi que « l’Esprit
seul vivifie, la chair ne sert de rien », mais pourtant c’est bien dans cette vie, dans cette
existence toute charnelle 57 que l’homme doit se convertir ; c’est « ici-bas », sans évasion
possible, qu’est le lieu de son obéissance. Et il est vrai enfin que « la chair n’héritera pas
du Royaume des cieux », et qu’elle est aujourd’hui sous le règne de la Loi, donc du péché
et de la mort, mais le Credo n’en affirme pas moins sa délivrance finale et sa résurrection.
Cette dialectique violente et tourmentée, cette insistance [p. 168] des évangiles et des
épîtres sur la réalité mortelle de la chair, et sur toutes ses contradictions, ce terme même
d’In-carnation et le mouvement descendant qu’il évoque, tout contribue à concentrer
l’attention vitale du croyant sur la réalité, déchue mais consistante, de « l’ici-bas ».
Il y a plus : dans sa lettre aux Romains, saint Paul révèle que « la création tout entière
soupire et souffre les douleurs de l’enfantement » et qu’elle attend « dans un ardent désir
la révélation des fils de Dieu… avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude
de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. » Voici donc
l’homme chargé d’une mission cosmique, armé par elle pour affronter un monde dont la
réalité est attestée par Dieu, et qui attend son salut de l’homme sauvé. Il est très important
que Kepler ait écrit : « Les œuvres de Dieu sont dignes d’être contemplées. » Ne voir là
qu’une phrase édifiante interdirait de comprendre le motif primordial de notre science
occidentale, et la raison pourquoi Descartes estime qu’un athée ne pourrait pas faire de
physique. Certes, beaucoup d’athées ont été physiciens, mais le mouvement créateur de la
science — comme il est avéré par l’histoire des génies — procède d’une confiance intuitive
dans l’accord de l’homme et du monde — accord réalisé une fois en Jésus-Christ, et promis
au croyant par la Résurrection. Dès lors le témoignage de nos sens n’est pas vain : il est
certes affecté d’erreur par le péché, mais il peut être corrigé par l’expérience,
corrigeant [p. 169] à son tour les rêveries de la raison ; la parenté entre notre œil et la
lumière, quoique mystérieuse, n’est plus une illusion ; et le cosmos n’est pas une
fantasmagorie privée de cohérence, d’ordre et de sens, mais il attend de nous, dans une
profonde complicité de l’espérance, d’être à son tour interprété et révélé… Celui qui estime
vraiment que le monde est absurde, on sent qu’il peut en faire de la littérature, mais non de
la science. Einstein confirmera l’intuition de Descartes, qui fut aussi celle de Newton et de
Kepler58.
c) Les vertus scientifiques. — La non-absurdité et la réalité du monde manifesté ne
suffiraient pas encore pour permettre la science. Les Grecs croyaient à l’ordonnance
cosmique, mais ils n’en retenaient pour vraie que la Beauté. L’objet de la science ne peut
vraiment devenir la totalité du réel que dans un monde créé par Dieu. Là, toute chose, belle
ou laide à notre idée, implique une intention, trahit un sens, est intéressante et valable :
« Dieu est aussi présent dans l’intestin d’un pou », déclare Luther — inaugurant ainsi la
poésie moderne, sœur des sciences.
Les « adversaires » du Christ ont souvent mieux compris que ses « défenseurs » attitrés les
vraies implications du christianisme. C’est ainsi que Nietzsche, le premier, a su décrire la
différence fondamentale qui sépare la science grecque de notre science moderne, laquelle
ne pouvait naître, selon lui, que dans un monde christianisé.
[p. 170] Suivons ici l’exégèse magistrale qu’a donnée de la pensée nietzschéenne Karl
Jaspers59 :
Si les Grecs, qui fondèrent la science, ont pourtant ignoré la science universelle
proprement dite, c’est que les mobiles spirituels et les impulsions morales
nécessaires leur ont manqué. Au contraire, le chrétien a été capable de faire avancer
cette science, grâce à son christianisme et ensuite contre son christianisme — du
moins contre chacune des formes objectives que celui-ci a pu revêtir… Devant
l’immensité de l’expérience possible, le Grec s’en tient à des images cosmiques
fermées, à la beauté du cosmos tel qu’il le conçoit, à la transparence logique de la
totalité posée par l’esprit… Et il ne s’agit pas là seulement d’Aristote et de
Démocrite ; Thomas aussi, et même Descartes cèdent à cette impulsion grecque qui
veut à tout prix établir une forme close, paralysant ainsi la science. Entièrement
différente est l’impulsion moderne, qui veut que l’on reste ouvert sans réserve au
tout de la réalité créée. La connaissance, alors, vise précisément, dans le réel, ce qui
ne cadre pas avec les ordonnances et les lois établies précédemment. La pensée
logique elle-même éprouve le besoin de se mettre sans cesse en échec, non pas en
vue d’une abdication, mais au contraire pour se retrouver ensuite élargie, enrichie,
et poursuivre ce processus à l’infini sans être comblée jamais. La science moderne
est née d’une rationalité qui, loin de se refermer sur [p. 171] elle-même, reste
ouverte à l’irrationnel et réussit même à y pénétrer en s’y subordonnant.
D’où vient cette exigence proprement insatiable, à la fois inquiète et sûre d’elle-même, et
d’où vient le courage qu’elle suppose ? De la foi, qui est confiance en Dieu. Car « Si Dieu
est le créateur du monde, il est désormais responsable de ce qu’est le monde et de ce qui
s’y passe ». Il y a donc un sens, et il vaut la peine de le chercher — advienne que pourra !
Voilà pour la confiance. Et quant à l’exigence :
Ce problème de la théodicée, de la justification de Dieu… provoque alors un effort
passionné pour atteindre la vraie réalité divine, en pleine connaissance de la réalité
du monde. Ce Dieu qui exige la vérité absolue ne veut pas qu’on le saisisse à l’aide
d’illusions. Il rejette les théologiens qui tentent de consoler et de réconforter Job par
des pensées spécieuses. Il exige de l’homme un savoir qui cependant paraît sans
cesse se tourner en réquisitoire contre lui-même. La passion de la science, à la fois
universelle et incorruptible, naît de cette tension, de cette lutte avec l’idée de Dieu
jusque dans la connaissance du réel, qui pourtant vient de Dieu. […] Dieu n’est pas
l’objet d’une foi véritable s’il ne peut pas supporter d’être mis en question par les
faits ; et toute quête de Dieu se rend en même temps la tâche plus ardue en refusant
les approches illusoires. De même, toute recherche scientifique authentique veut que
le chercheur lutte contre ses propres souhaits, ses propres prévisions. C’est un trait
particulier du savant que de [p. 172] tenir pour suspecte toute pensée qui d’avance le
satisfait et le convainc.
Ainsi, c’est dans la mesure où le christianisme a signifié la fin des religions et des magies,
nées de la peur, qu’il a permis le développement de la Science, recherche « impitoyable »
de la vérité. Car la vérité, pour la foi, ne peut être que celle de Dieu, même quand elle
semble nuire au groupe, à la tribu, à leurs lois et coutumes sacrées, que l’on prend pour
l’Ordre et le Bien. L’eppur de Galilée me paraît plus « chrétien » que l’indignation de ses
juges.
L’hérésie du matérialisme
Comparé aux religions de l’Orient, le christianisme pourrait être qualifié de matérialisme,
en tant que son dogme central postule la réalité du corps et de la matière. On vient de voir,
au surplus, comment la science est liée à l’attitude et à la dialectique fondamentales du
christianisme. C’est pourtant le matérialisme, comme position métaphysique, qui devait
faire éclater en Europe le conflit de la science et de la religion. Ponctuée d’éclats
sporadiques, la lutte couvait depuis longtemps ; avec les encyclopédistes elle se déclare, et
jusqu’aux débuts de notre siècle, la majorité des savants tiendra pour l’attitude
matérialiste contre l’ensemble des croyants. Finalement, le [p. 173] matérialisme devenu
système général de pensée, sera décrété doctrine d’État par l’URSS. Mais tandis que dans
ce pays, l’hérésie s’organise en Église, le déclin de son prestige en Occident est précisément
amorcé par la défection des savants.
Il est remarquable que le christianisme ait été menacé d’abord par une hérésie toute
contraire : je veux parler du docétisme, qui tenait le corps du Christ pour une simple
apparence, et l’Esprit pour la seule et vraie réalité. La plupart des grandes hérésies des
premiers siècles sont très nettement spiritualistes, ce qui indique bien que l’orthodoxie
chrétienne était ressentie comme trop matérialiste, dans un monde encore tout pénétré de
conceptions du type oriental. C’est la rupture avec cet « Orient »-là, consécutive à la
Renaissance, et consommée dès l’aube de l’ère technique, qui a donné libre cours à
l’extrémisme occidental que fut le matérialisme sous ses formes diverses : mécaniste,
moniste, ou « dialectique ».
Qu’il s’agisse-là d’une hérésie au sens précis60 c’est bien ce que j’ai tenté plus haut de
mettre en lumière par d’insistants rappels à la christologie, forme première de paradoxe
vivant dont le spiritualisme, puis le matérialisme, sont deux manières de s’évader, l’une
par en haut et l’autre par en bas.
Malgré ses prétentions à l’objectivité, le matérialisme [p. 174] est demeuré, du moins chez
ses théoriciens, un point de vue typiquement polémique, consistant à nier l’Esprit même
qui avait permis de valoriser chair et matière. Il se voulait moniste, mais né d’un Occident
profondément marqué au signe de la croix, il ne pouvait être senti que sous la forme
d’un manichéisme inversé, comme on le voit par l’exemple de Marx. Pourtant, chez les
savants qui acceptèrent son credo, il semble bien que l’élément polémique ait été moins
déterminant que l’espèce de fascinationqu’exerçaient les progrès accélérés de l’exploration
de la matière. Spirituellement analphabètes pour la plupart61, les hommes de science
du xixe siècle durent se sentir d’autant plus libres de s’enfoncer dans la matière et son
étude, qu’ils se posaient moins de questions quant aux motifs et aux effets de leurs
recherches. Peut-être fallut-il, en ce moment de l’histoire et de l’Aventure occidentale, cette
grande poussée aveugle, cet enfoncement de taupe dans une galerie où le Soleil ne parvient
plus — et l’on finit par l’oublier ou le nier — peut-être fallut-il ce dernier sacrifice, cette
longue intermittence du spirituel, pour que le fond de la matière fût percé et qu’une
nouvelle lumière encore diffuse, apparût de l’autre côté, [p. 175]comme au terme d’une
aride ascension s’ouvrit aux yeux de Balboa l’autre Océan ? Oportet haereses esse !
La percée commença vers 1900. Un demi-siècle plus tard, Schrödinger écrivait : « Le
physicien d’aujourd’hui, à l’intérieur du domaine propre de sa recherche, ne peut plus
établir une distinction sensée entre la matière et quelque autre chose. » Et ce n’est pas
seulement entre la matière et « autre chose », ou entre l’énergie et quelque « ondulation »
d’on ne sait quoi, que la frontière intelligible s’est évanouie ; mais c’est aussi entre le vivant
et l’inerte, entre le soma et la psyché, peut-être enfin entre les mythes de l’âme et les
cosmogonies que nous croyons observer ou calculer… Nous verrons tout à l’heure que cela
n’affecte en rien la dialectique transcendance-immanence, et n’apporte aucun argument en
faveur du Credo de Nicée ! Mais il faut voir tout de suite que cela ruine à jamais les
certitudes de la pensée matérialiste. Celles-ci se fondaient sur l’idée fixe que la preuve de
réalité dans tous les cas et dans tous les domaines, est fournie par les seules expériences
qu’on peut reproduire à volonté, toutes choses étant d’ailleurs matériellement égales62.
L’expression de « preuve matérielle » devint courante : elle signifiait l’évidence absolue,
mettant fin à toute discussion. La science était censée garantir ce point de vue, au nom
duquel on [p. 176] pouvait écarter toute espèce « d’hypothèse mystique ». Mais pendant
que se vulgarisait dans les couches les plus étendues de la population occidentale ce « gros
bon sens matérialiste », fondé sur un respect quasi religieux de la Science, la science réelle
allait ailleurs. Elle retirait à la matière, l’une après l’autre, ses qualités classiques de vraie
matière : le plein, la consistance, l’immutabilité et l’impénétrabilité. Fondement premier et
refuge ultime de l’idée de matérialité, l’atome se résolvait en une sorte de vide animé d’on
ne savait trop quoi, sauf que « cela » restait calculable. « Une figure passagère à l’intérieur
d’un champ ondulatoire, mais dont la forme et la complexité structurelle sont si clairement
définies par les lois des ondes, que beaucoup de choses se passent comme si elles étaient
des êtres substantiels et durables63. » Voilà ce qui reste de la matière aux yeux de la science
d’aujourd’hui.
Si la base du matérialisme était moins la matière classique que la négation de l’Esprit, il
n’en reste pas moins que ses arguments scientifiques se sont évanouis avec les caractères
classiques de la matière ; car celle-ci a revêtu précisément les attributs que les matérialistes
pensaient être ceux de l’Esprit : l’ubiquité, l’invisibilité, une certaine indétermination
— enfin l’immatérialité ! Il en résulte que le matérialisme vulgarisé, survivant à ce qui fut
sa base, n’est plus guère qu’une [p. 177] superstition. Il entretient religieusement des
attitudes garanties par une science périmée, tout comme les rites des primitifs continuent
des gestes sacrés dont le secret semble perdu, ou comme certaines de nos propres coutumes,
à notre insu, remontent aux temps de l’animisme. En revanche, les spiritualistes n’ont pas
lieu de pavoiser, car, pour les mêmes raisons, leur idée de l’esprit paraît fort compromise.
Si le matérialiste est à bon droit gêné par le fait que la science subtilise sa matière, que dira
le spiritualiste en voyant cette même science envahir son domaine ? Certains philosophes,
se fondant sur le principe d’indétermination de Heisenberg, ont cru pouvoir en déduire
qu’il y avait de la liberté jusque dans la matière : mais n’était-ce pas admettre du même
coup qu’il y aurait aussi de la détermination jusque dans l’esprit ? Que la frontière s’efface
entre la matière et l’énergie, puis entre l’énergie et quelque chose qui n’est plus exprimable
qu’en formules mathématiques, et qui semble, par suite, appartenir à la pensée et à ses lois,
voilà qui tendrait à prouver l’existence d’une continuité entre la matière brute et la pensée
la plus abstraite. Il faudrait alors dissocier bien plus radicalement qu’on ne le fait
d’ordinaire la pensée humaine et l’Esprit (mind and Spirit). Et ceci ramènerait la pensée
sous le règne de la Loi, c’est-à-dire dans la « chair », telle que le définissent saint Paul et
l’Évangile.
[p. 178]
De la science à la théologie
La question se ramène à savoir qui décide, et qui détient la preuve de la réalité.
L’Occidental moyen se figure qu’au Moyen Âge le sens général de la vie dépendait de la
théologie, dont, depuis la Renaissance, la science et la raison ont une fois pour toutes pris
la place. Ce changement représente à ses yeux un indiscutable progrès. Quand on lui
demande pourquoi, il répond que la science libère l’individu de la tyrannie jadis exercée
par les prêtres. On lui a dit que chacun, désormais, peut fonder son jugement sur des faits
qui sont « démontrés par la science », au lieu que le médiéval se voyait obligé de « croire
aveuglément » ce que lui imposaient des autorités usurpées et d’ailleurs fondées dans
l’erreur. Mais comme cet homme moyen serait fort incapable de vérifier les faits affirmés
par la science, cela revient à dire qu’il a choisi de « croire » — non moins aveuglément que
le médiéval64 — la science de la matière, au lieu de celle de l’esprit. Ce choix n’est donc
pas [p. 179] scientifique, mais proprement théologique : c’est l’hérésie que j’ai décrite.
Qu’en est-il du choix des savants ? Beaucoup d’entre eux, et non des moindres, ayant été
conduits par leurs travaux bien au-delà de la superstition matérialiste, constatent que les
frontières s’effacent entre le « fond » de la matière et la pensée. Ils en déduisent tout un
système du monde qu’ils qualifient de panthéiste. Car si le cosmos est vraiment l’infini à
la fois dans le temps et dans l’espace — comme l’ont cru les atomistes grecs, puis Nicolas
de Cuse et Giordano Bruno, et comme l’affirment aujourd’hui plusieurs astronomes en
renom — ou si le cosmos est pratiquement fini, mais cependant illimité, comme le pense
curieusement Einstein, il en résulte que ce cosmos revêt certains des attributs de Dieu. Le
divin prend alors les noms les plus bizarres : il est tantôt la forme archétypique organisant
les ondes créatrices de la matière, tantôt le « superdispersive field » ou « sub-ether » dans
lequel des informations venant de tous les points de l’Univers se transmettraient « à la
vitesse de la pensée », c’est-à-dire sans nulle perte de temps65. Mais là encore, le choix
théologique reste aussi apparent qu’il est inévitable. Et il opère en général sur d’assez
grossières confusions : celle du temps infini et de l’Éternité, celle de l’immatériel et de
l’Esprit, celle enfin de l’immanence et de la transcendance, dès l’instant que la première
est [p. 180] conçue comme le système total des lois d’un Univers par ailleurs inimaginable.
(D’où la tentation naturelle de l’assimiler au divin.)
Au stade présent de l’Aventure occidentale, dont la science est la pointe extrême en notre
siècle, notre image du monde s’évanouit. Elle échappe à notre raison, comme elle avait
déjà échappé à nos sens. Dépassée la matière, qui était pourtant devenue l’objet principal
de la science, nous butons contre le mystère que cette science avait cru pouvoir éliminer.
Le Cosmos tout entier se résout en un voile tissé d’ondes animant le Vide. 99 % de la
matière cosmique consiste en hydrogène et en hélium produit à partir de l’hydrogène. Le
noyau de l’hydrogène est un proton. Cet ultime substrat de l’Univers physique est un
« nœud d’énergie » qui se produit dans un « champ » au sein duquel agissent on ne sait
quels archétypes formateurs… Le monde phénoménal n’est plus qu’une apparence flottant
sur l’océan sans rivages et sans fond de l’immatérielle Énergie. Voici donc retrouvée la
Maya des hindous, au terme d’un voyage dont l’impulsion première avait pris pour
tremplin la très ferme croyance en la réalité de la matière ! Mais derrière ce voile, qu’y a-
t-il ? Cette question n’a pas de sens, nous dit-on. Dans l’Univers d’Einstein (illimité-fini)
vous iriez aussi loin et longtemps que vous voulez, droit devant vous, pour revenir au même
point. Essayez de penser cela, et vous verrez bientôt que la question d’un au-delà ne se
pose plus. Dans l’univers en expansion de l’abbé Lemaître et de [p. 181] Gamow, né d’une
explosion primitive, et qui reviendra peut-être à son point initial, vous n’irez pas plus loin
ni plus longtemps que la plus extrême galaxie. Mais dans quoi tout cela se meut-il ? Il est
vrai que la question n’a pas de sens : rien « au monde » ne peut y répondre ; mais aussi,
elle dépasse le monde : rien en lui ne peut m’empêcher, ni moi-même, de me la poser. C’est
ainsi que notre esprit sans relâche vient buter contre la transcendance.
Si le matérialisme immatérialisé de notre période einsteinienne revient à constater que la
Maya est tout, et qu’il est fou de penser à n’importe quoi d’autre, c’est qu’alors il est fou
de penser Dieu, mais aussi de penser Liberté. Le refus qu’on oppose à ma question dernière
dissimule un refus d’être mis en question par autre chose que le monde et la mathématique.
Tout s’explique et s’implique dans le cosmos des sciences, et l’invisible même s’y convertit
sans cesse en matière composée d’énergie qui retourne sans cesse au non-manifesté66. À
ce cycle infini, l’homme oppose sa Question. Nulle réponse, nul refus de répondre, et nulle
interdiction d’interroger, n’auront jamais raison de cette Question : elle nous juge et pose
nos limites, qui sont celles du savoir humain, mais elle pose en même temps l’existence de
l’idée d’un Ailleurs absolu, d’un totaliter aliter. Et rien ne [p. 182] peut faire qu’une telle
idée provienne d’un monde suffisant et fermé sur soi.
Cette « voie négative » de la science nous conduit à l’Inconnaissable. C’est le nom de
l’absence de Dieu pour l’homme.
L’infini et l’omniprésence, l’ordre et son principe immuable, la prescience et la totalité,
ces attributs majeurs que les grandes religions avaient conçus comme ceux du Dieu
suprême, la physique et la mathématique peuvent les transférer au Cosmos. Mais le Dieu
que prient les chrétiens est celui qui s’est fait connaître par cela justement que la science
ne connaît pas, et ne pourra jamais ni intégrer, ni réfuter comme illusoire. Et c’est la seule
définition de Dieu donnée par sa révélation en Jésus-Christ : « Dieu est Amour. » (Dans le
contexte ardu que l’on vient d’explorer, le mot prend un sens insolite : puisse-t-il s’en
trouver purifié de ses associations pieuses et sentimentales.)
55. Je ne veux parler ici que d’incompatibles réels. Certains incompatibles aujourd’hui
reconnus ne sont peut-être qu’apparents : ainsi le fait que la masse combinée des
neutrons et des protons composant le noyau atomique est toujours inférieure à la
masse totale de ce noyau (le défaut de masse étant représenté, croit-on, par l’énergie
de liaison des particules). D’autres incompatibles ne tiennent peut-être qu’à
l’insuffisance provisoire de nos mesures : ainsi le fait que l’âge de la Terre et du Soleil (3-
4 milliards d’années) apparaît supérieur à l’âge de l’Univers, que les calculs les plus
exacts, opérés sur les galaxies lointaines fixent à 2 milliards d’années au plus.56. Voir là-
dessus la critique décisive de Karl Barth dans sa Dogmatik, tome I, i, chap. ii, §
3 : Vestigium Trinitatis, dont je citerai ces quelques lignes : « Qu’il suffise de mentionner
ici la triade de Schelling : Sujet, Objet, Sujet-Objet, et celle de Hegel : l’en-soi de l’esprit
subjectif (thèse), le pour-soi de l’esprit objectif (antithèse), et l’en-soi et pour soi (An
und für sich) de l’esprit absolu (synthèse). On peut affirmer sans nulle crainte que ces
produits extrêmes de la philosophie idéaliste seraient demeurés impensables sur tout
autre arrière-plan que celui de la dogmatique chrétienne, car ils ne représentent en
réalité que des variantes de l’argument trinitaire d’Augustin. » Concluons
sommairement : la doctrine trinitaire fournit à notre esprit le moyen de penser la
synthèse dont la christologie éveille l’attente et l’exigence dans l’homme
naturel.57. Rappelons que « la chair » selon saint Paul n’est pas seulement le corps
physique, mais l’homme naturel tout entier, le complexe indissociable corps-intellect-
âme volitive et affective. L’erreur moderne est générale à ce sujet : elle en vient souvent
à l’excès d’identifier la chair avec la seule sexualité !58. « Je ne puis croire que Dieu joue
aux dés avec le monde », disait Einstein peu de temps avant sa
mort.59. Karl Jaspers, Nietzsche und das Christentum.60. Hérésie : choix exclusif d’une
opinion isolée de ses complémentaires et poussée jusqu’à l’absolu. Une doctrine ne
peut être qualifiée d’hérétique que si elle a pris son point de départ dans le complexe
orthodoxe, et s’est développée contrelui.61. L’homme de science moyen du xixe siècle
est moins hostile qu’indifférent au christianisme, dont il est loin de soupçonner que sa
propre situation puisse encore être tributaire. Est-ce bien sa faute ? Et la théologie du
temps — je pense surtout à celle des pays protestants, les plus féconds, alors, du point
de vue scientifique — aurait-elle grand-chose à lui offrir ? Elle n’a jamais été plus
éloignée des grandes affirmations de Nicée. Elle fait de l’histoire, et court après la
science…62. Ce qui équivaut à dire que l’état spirituel, le projet subjectif, le motif
personnel, le but dernier, etc., étaient considérés, au mieux, comme facteurs
nuls.63. Erwin Schrödinger, « Unsere Vorstellung von der Materie », Merkur, n° 60, 1953.
On voit qu’à l’intérieur de son domaine, Schrödinger adopte une
attitude docétiste.64. En un sens, la superstition scientifique est plus aveugle que celle
qu’on reprochait au Moyen Âge. Car les vérités théologiques d’alors étaient plus à la
portée du croyant moyen que les théories de la mécanique ondulatoire ou de la
physique des quantas ne le sont du moderne qui ne croit qu’à la Science.65. Cf. O. L.
Reiser, « The Field theory of Matter in a pantheistic Cosmology », Scientia, 7-8,
1954.66. J’anticipe à dessein sur un succès total de la science actuelle et de son
orientation. Cette dernière peut changer : elle changera donc un jour.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : technique, nature, machine, homme, ouvrier,
invention, loisir, bombe, alchimiste, besoin, travail, augmenter, naturel, âme,
moyen.
[p. 183]

Chapitre VIII
L’aventure technique
Angoisse devant le monde technique
La première traversée de l’Atlantique par Lindbergh avait exalté l’Occident : elle nous
apportait un héros, sur une machine encore insuffisante — d’où la gloire. La première
traversée de l’Atlantique par un bombardier sans pilote, réussie 25 ans plus tard, apportait
une démonstration spectaculaire du machinisme pur, opérant loin des hommes par une
délégation prolongée mais souveraine de leurs pouvoirs sur la matière et la Nature. Elle
passa presque inaperçue. Qu’a-t-elle changé aux habitudes de vie des peuples et des
individus ? Si peu que rien. On voit très bien que l’introduction de la charrue chez les
Mayas eût modifié du tout leur civilisation, empêché leur exode au Yucatan, et
révolutionné tout leur régime social. Mais on ne voit pas que nos conquêtes techniques
aient [p. 184] bouleversé aussi radicalement notre habitat, nos mœurs, et la continuité de
nos caractères nationaux.
La question qui se pose est alors de savoir si l’Occident qui pense n’a pas pris l’habitude,
depuis une cinquantaine d’années, d’exagérer sans mesure ni vérifications l’importance et
le danger de la technique, et ses effets sur la personne humaine. Ces diatribes cent fois
répétées contre la « mise en esclavage de l’homme par la machine » ne trahissent-elles pas
plus d’angoisse devant la liberté vertigineuse de l’homme que devant les limitations que la
machine lui ferait subir ? Résultent-elles vraiment d’observations précises sur les
répercussions humaines, de la technique ?
Long cri d’angoisse devant le monde moderne livré aux lois inexorables des machines :
tous les penseurs du siècle, avec une sombre ardeur, l’ont modulé l’un après l’autre, et
toutes les revues et toute la presse du monde entier l’ont amplifié, grâce aux machines dont
elles disposent67. On demande « un supplément d’âme », selon la métaphore indéfendable
(mais facile à citer) de Bergson. On dénonce la « dépersonnalisation » de l’homme qui
serait liée à la production en série. On prédit le règne des robots. On va jusqu’à l’excès
— devenu courant — d’opposer la Bombe H à l’idée du progrès, voire à la recherche
scientifique en général : c’est maudire l’électricité à cause de la [p. 185] chaise électrique,
mais n’importe, la cause est noble et l’angoisse qu’on traduit, réelle et populaire.
Derrière cette campagne unanime, distinguons deux espèces de motifs allégués.
On proteste au nom de l’Esprit (spirit) ou tout simplement de l’esprit (mind), contre les
forces impersonnelles qui nient l’homme et sa dignité, et qui menacent de stériliser ses
facultés les plus humaines : jugement, choix, goût de différer, fantaisie, besoin d’imprévu,
sérénité, loisir, maîtrise de soi, individualité et liberté…
On proteste au nom de la Nature, de ses « rythmes majestueux », ou du « contact avec la
terre », contre un monde qui devient artificiel et laid, uniforme et abstrait, haletant et
minuté, coupé des cycles naturels et de la poésie des Géorgiques.
Ou bien encore on puise aux deux sources à la fois, réconciliant spiritualisme et naturisme
dans une alliance imprévue, mais lyrique.
Avant d’analyser les deux groupes de motifs, une remarque générale s’impose : quoique
unanime parmi nos sages et leur public, cette réaction reste impuissante. Elle a parfois privé
les savants de subventions, mais n’a pas retardé sérieusement l’essor des recherches
techniques. « L’envahissement de nos vies par les machines » est freiné par le prix des
appareils, non par la plainte des écrivains. Il y a beau temps que les ouvriers ont renoncé à
briser les machines, et les bourgeois s’en sont toujours gardé. Et quant à ceux qui ont décidé
de « sortir du monde » et de se [p. 186] remettre à tisser leurs vêtements, etc., il n’est rien
sorti de durable de leurs petites communautés de retraite. Cependant, l’attitude de révolte
impuissante contre le train du monde moderne, faute de changer ce monde modifie ceux
qui le jugent : elle augmente l’insécurité et le pessimisme des masses ; elle aggrave la
séparation entre les élites et l’action ; elle contribue de la sorte à entretenir la « crise » qui
est le thème préféré de nos meilleurs esprits.
Et pourtant, bien qu’elle reste impuissante, et bien qu’elle se contente en général
d’arguments pathétiques mais peu sûrs, cette angoisse devant l’ère des machines et de la
Bombe n’en est pas moins révélatrice de notre condition occidentale. Il s’agit, une fois de
plus, de savoir si elle signale une impasse ou une crise de croissance, l’échec de l’Aventure
ou un risque nouveau.
L’aventure technique : sa préhistoire
La préhistoire de la technique va des débuts de l’humanité à la fin du xviiiesiècle. L’histoire
de la technique comme entité distincte ne commence guère qu’avec le siècle des machines,
de la chimie et de l’électricité, pour s’épanouir au siècle de l’électronique et de l’énergie
nucléaire et solaire.
Jusqu’alors et à cet égard, c’est à peine si l’Orient se distingue de l’Occident. Les jonques
chinoises sont [p. 187] supérieures aux caravelles de Colomb, l’architecture hindoue ne le
cède pas à la nôtre, les industries artisanales du textile, du papier, de l’imprimerie, d’abord
en retard chez nous jusqu’à la Renaissance, ne dépassent guère celles de l’Asie jusqu’à
l’invention des machines. Vers 1800, tout va changer très brusquement.
Mais remontons au paléolithique. Pourquoi l’homme fabrique-t-il des outils ? Autant de
réponses que de conceptions de l’homme. Les uns décrivent l’homo faber comme
répondant au défi de la Nature : il se défend à l’aide d’objets plus durs prolongeant l’action
de ses mains et les décisions de sa pensée. D’autres prétendent que l’homme n’était poussé
que par l’envie d’améliorer son sort ou d’amasser plus de nourriture et de richesses : cette
théorie « économique » ou utilitaire suppose un type d’homme peu connu ou ignoré
jusqu’au xixe siècle : le type d’homme qui précisément rédigea nos manuels scolaires, et
qui n’a jamais rien inventé68. Finalement, de Nietzsche à Spengler, en passant par Scheler
et Schubart, on nous a représenté une espèce d’homme de proie qui se jette sur la Nature
pour la soumettre à sa « volonté de puissance ». On invoque Prométhée, mais c’est la seule
figure qui permette d’illustrer cette théorie tragique,[p. 188] reflétant le goût du temps plus
que la réalité. L’homme primitif — qui vit encore en chacun de nous — a-t-il vraiment
rêvé de dominer la Nature ? Il est baigné par elle et il y participe. Comment pourrait-elle
menacer « le libre développement de sa personnalité » ? Certes, elle l’oblige à peiner très
durement dans nos climats occidentaux, pour se nourrir, se protéger du froid, des
inondations, des sécheresses. Elle le tue, mais c’est d’elle qu’il vit. Tout cela est accepté
comme allant de soi, comme « naturel » précisément. Quand l’esprit de l’homme entre en
jeu, ce n’est pas pour attaquer cette Nature animée d’intentions qui sont loin d’être toutes
malveillantes : c’est pour négocier avec elle, pour traiter avec ses démons69. Bien plus
qu’une « volonté de puissance » qui serait une relation de force à sens unique, inimaginable
à ce stade, sentons là le besoin de jouer, mais au sens fort du mot, qui est un sens religieux.
La civilisation apparaît en même temps que les outils, les armes et les pots, les vêtements
et les maisons, toutes choses un peu plus fortes ou plus solides que l’homme, et qui le
mettent en mesure de jouer sa partie en compensant les faiblesses qui le distinguent. Mais
« l’utilité » de ces objets n’épuise nullement l’intention qui les crée, et même, le plus
souvent, [p. 189] n’en rend pas compte : tout est magie à l’origine, tout est dialogue avec
les forces naturelles qu’il faut séduire tout en leur obéissant. D’où « l’inadaptation » que
notre esprit rationnel croit découvrir dans ce qu’il prend par erreur pour « technique » chez
les peuples anciens. L’histoire des inventions n’est pas celle de « besoins » qui auraient
existé avant elles. Sa logique n’est pas celle de l’utile, mais du jeu70. Or qui dit jeu dit règles
fixes. Ce qu’il s’agit de maintenir avec un soin jaloux, c’est le système des conventions
sacrées entre l’homme et les forces naturelles. Ce n’est donc pas des « lois » de la Nature
qu’on a peur, mais au contraire de l’imprévu des phénomènes. Loin d’essayer de se libérer
de ces « lois », on espère bien que les saisons, le soleil et la pluie, les puissances
fécondantes, vont continuer à « jouer le jeu » selon les règles. Ainsi l’humanité dans ses
rites religieux « joue » l’ordre naturel pour qu’il se perpétue. Les notions de magie, de
mythe, de liturgie, l’idéal alchimique et le panthéisme actif de la Renaissance, d’une
manière générale, les motifs religieux, apparaissent beaucoup plus féconds que les motifs
d’utilité ou de puissance pour expliquer le pourquoi et le but réel de l’énorme majorité des
inventions, jusqu’à notre ère. L’homme crée des outils parce qu’il joue avec les démons
cachés dans le feu ou la pierre, dans l’eau courante ou l’animal, [p. 190] et plus tard dans
ses songes ou ses rêves éveillés. C’est du rêve de voler qu’est né l’avion ; et du rêve de
partir au hasard sur les routes qu’est née l’auto71. L’histoire des inventions non faites, ou
non « utilisées » à notre idée, conduirait aux mêmes conclusions. Pourquoi les Mayas ne
labouraient-ils pas leurs terres ? Pourquoi les Aztèques n’utilisèrent-ils la roue que pour
faire des jouets ? Et pourquoi l’or fut-il pur ornement, jamais monnaie, chez tant de
peuples ? À cause de leur magie, de leurs rêves différents, et des règles particulières de leur
jeu avec la Nature.
Jusqu’ici, la Nature demeure l’Objet de l’homme, son vis-à-vis et son miroir. Il ne sait pas
encore qu’il n’y voit que ses songes, et que les âmes des choses sont les reflets de son âme.
Plongé dans la Nature, il la sent la plus forte ; et parce qu’il y projette les angoisses de son
cœur, il finira par voir en elle le Mal lui-même. Suivons ce procès.
Lorsque l’ensemble des rites, des croyances codifiées, des instruments d’une civilisation
naissante permettent à l’homme de mettre une sorte de distance entre la Nature et sa vie
— cette distance est le [p. 191] « milieu » dans lequel il existe —, l’esprit conçoit un Bien
distinct de la Nature, et qu’elle seule semble rendre inaccessible. Il conçoit la vertu et la
santé parfaites, la puissance, l’abondance assurée, la liberté de circuler au loin, ou au
contraire celle de s’enraciner en dépit des changements naturels, la faculté de réaliser ses
rêves, de voler, d’échapper aux saisons (le Paradis conçu comme Printemps perpétuel), de
dominer son corps, de ne pas mourir… Ce qui s’oppose et résiste à ce Bien, ce sont alors
les servitudes de la Nature, la nécessité animale de tuer pour survivre, la maladie, les
instincts tyranniques, la mort. Bientôt, les plus spirituels d’entre les hommes concevront
Dieu comme semblable à leur Bien : il sera bon, juste, parfait et immortel, sa toute-
puissance n’étant mise en échec que par le principe démoniaque, assimilé dès lors à la
Nature. Le Dieu du Bien ne peut être auteur du Mal. La Nature est donc l’œuvre d’un Autre.
On a reconnu cette attitude manichéenne qui accompagne régulièrement l’ascension des
religions du Dieu Bon, et qui leur oppose en sourdine un « spiritualisme épuré », c’est-à-
dire en fait un dualisme. Car l’homme est conçu désormais comme une âme enfermée dans
un corps. Il ne sera jamais libre et vraiment bon que s’il parvient à s’évader de la chair, de
la matière et de la vie naturelle, règne et création du Démiurge. D’où l’ascétisme, le
monachisme, l’angélisme, qui méprisant matière, chair et Nature, ne peuvent conduire qu’à
la condamnation et à l’abandon de toute espèce d’effort technique.
[p. 192] Devant cette même Nature désormais réprouvée par l’hostilité des plus « purs »,
les hommes moins spirituels pourront se donner licence d’exercer leurs arts et leurs ruses.
Ils se serviront d’elle comme d’un objet sans âme, dont il faut découvrir le mode d’emploi.
Cette seconde attitude, contrecoup de la première, servira la technique moderne, en ôtant
beaucoup de scrupules à ses agents et usagers.
L’aventure technique : son histoire
Redescendons maintenant au présent de notre siècle. Toute magie expulsée de la Nature,
la technique est en train de la domestiquer, pour la première fois dans l’Histoire. Déjà,
l’homme dispose des moyens de maîtriser plusieurs des aspects de « l’inhumanité » de la
Nature. Il peut virtuellement dominer la famine (machines agricoles, engrais, aliments
synthétiques, chlorella, photosynthèse) ; la température (chauffage, réfrigérateur,
climatisation, vêtement rationnel) ; la sécheresse (irrigation des déserts, pluie artificielle) ;
les épidémies et un très grand nombre de maladies(antibiotiques, vaccinations, asepsie,
énergie nucléaire, hygiène préventive, psychothérapie) ; la distance et les délais
temporels (transports rapides, télécommunications). L’homme n’est pas encore, il s’en
faut, au [p. 193]terme parfait de l’entreprise, mais il a déjà le droit de le rêver accessible.
(Les inondations, les typhons, les tremblements de terre restent libres ; mais les plus grands
fauves, la vermine et quelques insectes sont vaincus.)
D’autre part, nous nous découvrons les tout premiers contemporains de la machine.
Inventée par le siècle dernier, elle n’a pas affecté notablement la vie quotidienne du grand
nombre jusqu’à la Première Guerre mondiale. Une proportion infime de nos populations
eut l’occasion, durant ce laps de temps, d’emprunter le chemin de fer, par exemple, et tous
les trains de 1830 à 1900 ont sans doute transporté moins de voyageurs que ne le font nos
avions en une seule année. L’auto, le tank, l’avion et le métro, les machines agricoles et
ménagères, l’électricité domestique, le téléphone et la radio, n’ont fait leur entrée dans nos
vies que pendant le premier tiers de ce siècle.
Tels sont bien les faits, dans l’ensemble. Mais il serait faux de penser que les peuples
d’Occident aient jamais cherché et voulu ce qu’ils reçoivent aujourd’hui comme leur dû.
Que veulent en général les hommes occidentaux ? La santé, un meilleur salaire, une
meilleure protection contre l’imprévisible, voir du pays, cultiver librement tel petit délire
personnel… (Et non pas « dominer la Nature » !) À la rencontre de ces vœux modestes,
voici les dons inouïs de la technique. Et certains comblent nos désirs secrets, mais
beaucoup ne répondent à rien : la technique qui les donne doit les faire accepter et créer
leur besoin dans [p. 194] la masse. Sur la base de ces jouets pour grandes personnes72,
l’économie sérieuse et scientifique échafaude par la suite le système de ses « lois ». Elle
prétend « satisfaire » des besoins que personne n’éprouvait du tout. On n’a pas inventé
l’auto parce que l’homme en avait besoin, mais c’est l’inverse ! Cependant, l’existence
d’innombrables usines, marques, salons, dividendes et records, donne une telle consistance
à l’industrie de l’auto, qu’on oublie qu’elle est née d’un fantasme (au sens précis de la
psychanalyse).
D’où vient donc la technique, si ce n’est pas de nos besoins matériels et utilitaires, qui
n’entrent en jeu qu’après coup ? Le problème revient à savoir comment et pourquoi la
technique a pris un brusque essor à tel moment donné de l’Aventure occidentale.
Il serait vain de chercher le pourquoi de la passion d’inventer, qui est d’ordre poétique (au
sens premier du terme) et qui est de l’homme en général. Mais quelque chose d’unique se
produisit en Europe aux débuts de notre ère technique : la rencontre de la science, enfin
constituée sur des bases autonomes et précises, et du rêve alchimique chassé par la chimie
du domaine de la recherche pure, et se tournant alors vers les applications. Et cela, dans
un climat social et politique devenu très favorable aux entreprises brutales de ceux que l’on
baptise « capitaines d’industries » et qui s’inspirent et s’autorisent des précédents de la
Révolution et de l’Empire. Trois forces, donc, [p. 195] dont deux sont créatrices, et la
troisième instrumentale.
Pour la science, la chose va de soi : mathématiques, physique, chimie sont à l’origine
immédiate des inventions majeures de la technique. Mais elles n’y conduisent pas
organiquement. Pour passer de la volonté de connaissance désintéressée à l’idée
d’appliquer certains de ses résultats, il fallait d’autres hommes que les meilleurs savants,
et surtout une autre visée que celle qui orientait leurs travaux. Nous savons aujourd’hui que
le rêve des alchimistes n’était pas de faire de l’or pour s’enrichir, mais bien d’opérer le
grand œuvre d’une transfiguration de la matière par l’homme, lui-même démiurge délégué
par Dieu73.
La filiation des alchimistes aux chimistes paraît moins importante, du point de vue de la
technique, que celle des alchimistes aux piétistes allemands, et de ces derniers aux
fondateurs de nombreuses industries modernes. Léonard Euler, piétiste de Bâle, ne fut pas
seulement le plus grand mathématicien de son siècle, mais l’inventeur de la turbine.
[p. 196] Volonté de connaissance contemplative, volonté de connaissance transformante
(par la transmutation de la matière et des âmes) : ces deux sources de l’essor technique
confluent dans le grand mythe de l’ère moderne : le Faust de Goethe est d’abord alchimiste,
mais il termine son aventure humaine (conditionnée par les trois dominantes du savoir pur,
de la puissance et du salut) dans le rôle d’un ingénieur créant un pays neuf74.
Que l’avidité naturelle, la soif du gain sous sa forme moderne que l’on devait dénommer
capitalisme, se soit emparé de ces données, le contraire eût été surprenant. Mais le
capitalisme n’a rien créé : il a financé le « Progrès » — sans bénéfice pour ses auteurs —
au détriment de ses ouvriers. C’est ainsi que les applications de la science à la vie sociale,
favorisées par une mystique qui tendait au salut conjoint du cosmos et de l’âme humaine,
brusquement changent de signe et tournent au fléau en créant le prolétariat, lorsque
l’ambition déchaînée des Napoléon de l’industrie s’en empare sans plus de scrupules.
Le paradoxe profond de l’ère technique naît du fait que ses dons n’étaient pas attendus.
Prise de court par un phénomène qui l’étonnait merveilleusement, et dont elle ne pouvait
mesurer l’ampleur prochaine, la société occidentale du xixe siècle s’est doublement
trompée sur les fins de la technique et la manière de [p. 197] s’en servir. Elle n’a pas su
prévoir l’effroyable rançon qu’elle aurait à payer fatalement pour le développement
anarchique du machinisme : l’appât de bénéfices énormes et rapides, et la tentation de la
puissance (non sur la Nature mais sur l’homme) l’ont aveuglée quant aux moyens. Et quant
aux fins : la technique devait contribuer à libérer l’homme du travail, c’est-à-dire de la
peine requise par les besoins de sa subsistance ; elle tendait à le libérer pour d’autres tâches,
non pas à augmenter son travail et sa peine, à seule fin d’augmenter ses besoins naturels et
de leur en ajouter d’artificiels.
Ces erreurs monstrueuses, au départ, ont été lourdement payées — et le sont encore — par
le prolétariat industriel, qui a subi tous les « frais humains » de l’opération dès ses débuts75.
Pour ceux qui en ont tiré bénéfice matériel, ils l’ont payé d’un prix moins visible et tangible
— et j’allais dire : plus grand encore, mais on ne mesure pas les valeurs spirituelles, ni ce
que l’homme perd en les tuant en lui.
Historiquement, le paradoxe éclate si l’on compare les réalités et les états
d’esprit correspondants, aux xixe et xxe siècles.
Au xixe siècle, l’essor technique crée dans le peuple une misère inhumaine, mais dans la
grande majorité des élites bourgeoises un optimisme débordant. Au [p. 198] xxe siècle, c’est
l’inverse : les masses ont accepté le progrès technique et en font un article de foi, tandis
que les élites le considèrent avec un croissant pessimisme. Ce décalage est significatif.
En 1835, Andrew Ure, dans sa Philosophy of Manufactures célèbre les usines « qui
surpassent en nombre, en valeur, en utilité et en noblesse architecturale les célèbres
monuments des despotismes asiatiques, égyptien et romain ». Mais dès 1846, Michelet
annonce la réaction pessimiste : « Quelle humiliation de voir, en face de la machine,
l’homme tombé si bas ! Le cœur se serre quand on parcourt ces maisons fées où le fer et le
cuivre, éblouissants, polis, semblent aller d’eux-mêmes, ont l’air de penser, de vouloir,
tandis que l’homme, faible et pâle, est l’humble serviteur de ces géants d’acier… J’admirais
tristement ; il m’était impossible de ne pas voir en même temps ces pitoyables visages
d’hommes, ces jeunes filles fanées, ces enfants tordus et bouffis. » La bourgeoisie
européenne ignorait cela, au xixe siècle, comme sous Hitler elle ignora les camps. Pourtant,
le nombre des prolétaires qui ont crevé de misère autour de leurs usines pendant tout le
siècle dernier, dépasse sans doute celui des tués des camps nazis, sinon celui des morts de
Kolyma et autres lieux de rééducation.
Au xxe siècle, la situation s’est retournée. Les ouvriers américains et scandinaves ont chez
eux les produits de leur travail : autos, radios, frigidaires et conserves ; et le cinéma au coin
de la rue. Ils ont retrouvé la Nature, pendant le week-end ou les [p. 199] vacances payées.
De plus, ils pensent que le « mouvement irrésistible de l’Histoire » leur est de plus en plus
favorable. Cependant que les bourgeois cultivés, atteints avec cent ans de retard par la
conscience des « crimes sociaux » de leur classe, influencés par la lecture de leurs meilleurs
penseurs et de mille chroniqueurs, épouvantés enfin par la Bombe H, prennent du « progrès
technique » une vue lugubre. Nous avons assisté, depuis cinquante ans, au développement
d’une attitude qui rappelle le manichéisme, encore que les valeurs se trouvent inversées :
ce n’est plus la Nature qui représente le Mal, mais c’est l’œuvre de l’homme, l’implacable
Technique, personnifiée et mythifiée, qui nous domine et nous « déshumanise ».
Cette projection du Mal sur la machine trahit un fléchissement de la vie spirituelle. C’est
battre la table à laquelle on s’est heurté. Mais c’est aussi cacher ses doutes intimes derrière
une opportune « fatalité ». Les machines sont plus fortes que nous, c’est entendu (le
marteau est plus dur que la main, les murs de la maison plus résistants que nos corps). Mais
si vous ne priez plus, ce n’est tout de même pas leur faute.
Retour à l’axe
Au contraire du bouddhisme et du manichéisme, l’orthodoxie chrétienne ne condamne pas
le monde manifesté de la Nature. La doctrine de l’Incarnation, [p. 200] qui est son
fondement toujours actuel, le lui interdirait à elle seule. La Nature doit être sauvée, par le
moyen de l’homme sauvé, ayant été soumise à la corruption non de son gré, mais à cause
du péché76. Il s’ensuit que l’effort de l’homme pour la soumettre aux volontés humaines
sera bon, s’il fait partie de l’effort divin dans l’homme ; très mauvais, s’il procède de notre
orgueil. Le mal n’est pas dans les choses mais dans l’homme. Il est lié à notre liberté. Il
tient à notre condition, comme l’envers tient à l’endroit. Il est dans notre esprit, n’existe
pas ailleurs, et c’est là qu’il faut le combattre.
Comment imaginer, dès lors, que la technique, créée par l’homme, puisse acquérir une
existence indépendante ? Son mal provient de notre faute, et son bien fait partie de l’effort
vers le salut. Cessons donc de projeter le mal qui est en nous sur les choses, machines ou
Nature, douées d’intentions autonomes. Cette démarche magique ne doit plus nous
tromper.
Les penseurs d’aujourd’hui qui adoptent cependant à l’égard du progrès technique la
position néo-manichéenne, obéissent en cela à deux motivations qu’il importe de
distinguer.
1° L’idée chrétienne que le mal est dans l’homme, et que la Nature est innocente, leur fait
craindre que la technique augmente la capacité humaine de faire du mal plutôt que du bien,
tout en séparant l’homme des rythmes naturels, considérés sous leur seul
aspect [p. 201] régulateur. Pessimisme humain et optimisme naturaliste, l’un et l’autre
unilatéraux.
2° L’idée du Mal est projetée à nouveau non plus sur la Nature mais bien sur la Technique
personnifiée et sur ses produits, comme la Bombe, dès lors douée d’une sorte d’intrinsèque
capacité de nuire à l’homme. Retour à la magie77.
Cette double confusion me paraît rendre compte des erreurs les plus manifestes commises
par les « antimodernes » que j’ai dits.
Erreur sur la Bombe. J’écrivais au lendemain d’Hiroshima : « La Bombe n’est pas
dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est l’homme.
C’est lui qui a fait la Bombe et qui se prépare à l’employer. Le contrôle de la Bombe est
une absurdité. On nomme des Comités pour la retenir ! C’est comme si tout d’un coup on
se jetait sur une chaise pour l’empêcher d’aller casser les vases de Chine. Si on laisse la
Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra coite dans sa caisse. Qu’on
ne nous raconte donc pas d’histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle de l’homme78. »
[p. 202]Erreur sur le téléphone. L’esclavage du téléphone est un des clichés de l’époque.
Mais le téléphone, simple appareil, n’a jamais rien fait par lui-même, et c’est
toujours quelqu’un qui vous appelle par le moyen de ce porte-voix. Si vous courez
répondre, agacé par le bruit, c’est que vous vous attendez à quelque chose que vous ne
désirez pas manquer. Vous n’êtes donc esclaves que de vous-même.
Erreur sur la belle voiture. Cet homme, dit-on, est un esclave de sa voiture. Voyez les soins
dont il l’entoure ! Il voyage à cause d’elle, il se ruine pour elle, un beau jour à cause d’elle
il se tuera ! Cependant, tel autre en fait autant pour la femme qu’il désire, ou pour une
œuvre d’art, ou pour sa drogue. Tyrannie des passions, non de la technique en soi.
Erreur sur la standardisation du travail. On nous répète à droite autant qu’à gauche que le
travail à la chaîne déshumanise, et que nous vivons dans le monde sans âme de l’uniformité
et de la série. Il faut bien voir que cela concerne en fait les ouvriers « taylorisés », — moins
nombreux aujourd’hui que les prisonniers des camps dans les nations soumises au
communisme, mais le crime serait le même s’il n’y en avait qu’un seul. Voilà le sérieux de
la chose : il ne consiste pas dans le sentiment de faire partie d’un « monde sans âme », mais
dans le fait que des hommes ne sont plus que les « compléments vivants d’un mécanisme
mort ». Or, ce n’est pas ce mécanisme mort qui peut en être responsable. Ce n’est pas la
machine qui rend un homme esclave : ce sont certains [p. 203] comportements que d’autres
hommes imposent à l’ouvrier, moins pour lui rendre aisé le maniement de sa machine que
pour mieux l’adapter au rythme de celle-ci, en vue d’un rendement calculé. C’est alors du
rendement que l’homme est esclave, quel que soit le régime qui l’exige, capitaliste ou
communiste. Taylor a conçu l’ouvrier comme une machine humaine entièrement
calculable. C’est son système, non la machine, qui asservit l’homme. Mais Taylor a créé
ce système selon les conceptions matérialistes de l’homme, issues du siècle des Lumières.
Incriminez ces conceptions, non la technique.
Erreur sur les inventions. « L’homme volant » de Vinci devait semer de la neige sur les
villes accablées par l’été ; l’avion bombarde nos cités. Les découvertes géniales d’Einstein
aboutissent à la Bombe atomique. Malédiction sur l’invention ! Mais que veut-on dire ?
Imagine-t-on quelque invention qui ne pourrait être utilisée que pour le bien ? Je dis que
ce serait une invention du diable : elle priverait l’homme de sa liberté, voulue par Dieu.
Le vrai problème
La grande plainte du xx siècle contre la technique eût été justifiée, cent ans plus tôt, contre
e

l’usine ignoble où l’ouvrier pouvait dire par la bouche d’un poète de l’époque :
[p. 204] L’airde nos ateliers nous ronge les poumons,
Et nous mourons les yeux tournés vers les campagnes.79
Aujourd’hui, le progrès de la technique rend la campagne aux citadins, ouvriers et
bourgeois mêlés. La technique a plus fait pour rapprocher les hommes de la nature que les
théories naturistes, maudissant la technique. La jeunesse d’aujourd’hui vit aussi nue que
les Polynésiens de Gauguin. C’est le Moyen Âge qui était loin de la Nature : il la
craignait80. L’âge classique la jugeait malséante. Le romantisme la contemplait avec âme,
mais ne s’y baignait pas physiquement. Le goût de s’étaler au soleil sur les plages est
contemporain de l’auto.
La technique naissante a créé le prolétariat industriel, mais c’est elle seule qui peut le
sauver de sa condition et du décor hideux de son existence. Ce n’est pas la scolastique qui
a supprimé l’institution de l’esclavage en Europe, mais l’amélioration des techniques
agricoles (celle en particulier de l’attelage des chevaux au moyen d’un licol rigide). Ce ne
sont pas nos protestations contre le travail à la chaîne qui libéreront le prolétariat, mais le
remplacement des travailleurs serviles par des robots. L’usine sans ouvriers, réalité
prochaine, est la solution du problème de « l’ouvrier esclave de la machine ».
[p. 205] Mais les faux problèmes écartés — et la classe ouvrière libérée, non par les
communistes, mais bien par la technique — deux grands problèmes des plus réels vont se
poser à l’humanité de l’Occident. Un danger : la technocratie. Une promesse effarante : le
loisir.
La technocratie. L’homme qui cesse de sentir et de vouloir les buts derniers de son
existence, se met fatalement à parler des « exigences de la technique ». C’est alors
seulement que la technique devient un danger véritable ; non pas elle, il est vrai, mais
l’homme qui parle ainsi. Ernst Jünger a bien vu que la technique tend alors vers une morale
nihiliste, sa maxime étant celle d’une action « sans pourquoi ni vers quoi »81, sans cause ni
but. On retrouve ici l’obsession du mouvement pour le mouvement même qui définit la
politique des jacobins et des totalitaires de toute couleur. Il s’agit pratiquement de se
maintenir au pouvoir, ou de contrôler le marché, sans plus se laisser guider par la finalité
incertaine et suspecte des souhaits humains. Ce vertige de l’action naît d’une fatigue
mentale ; et cet oubli des buts derniers n’est qu’un immense lapsus révélateur : il trahit une
angoisse devant les perspectives vertigineuses du loisir, qui poseraient d’une manière
immédiate et concrète la grande question des fins dernières de notre existence ici-bas.
La technique, répudiant le rêve des alchimistes, se [p. 206] réduit aux motifs prochains du
profit, du confort et de la force militaire. Privée d’objectifs à long terme, elle ne peut plus
relever que de la moralecourante, de ses règles abstraites ou coutumières. Mais la morale
individuelle reste sans prises sur un phénomène qui évolue au niveau des besoins
collectifs : le profit dépend toujours plus de l’économie nationale, le confort de la
statistique (niveau de vie moyen d’une nation), et les « nécessités de la défense nationale »
déterminent la science même, source des inventions. La seule morale assez puissante,
désormais, pour régler le phénomène technique, sera donc la morale sociale, définie par les
grands États.
L’oubli des buts derniers de l’aventure humaine conduit alors à la Technocratie, qui est le
gouvernement des moyens sur les fins. (Les « exigences de la technique », constamment
invoquées, tranchent en dernier ressort.) Et la morale, déterminée par les États, conduit aux
dictatures totalitaires. (On remplace Dieu par la Société, et l’État seul représentant la
Société, il n’est plus de recours contre ses décisions.)
L’évolution vers des sociétés closes nous paraît d’autant plus fatale qu’elle se passe sous
nos yeux, depuis près d’un demi-siècle. On vient de voir comment la technique y contribue,
non certes par elle-même, mais bien par un certain usage que l’homme en fait. D’où l’idée,
répandue dans les élites, qu’un peu plus de technique ne peut produire qu’un peu plus
d’étatisme, et d’autant moins de liberté. Et de fait, on ne peut pas arrêter l’étatisme, mais
on peut pousser la technique [p. 207] jusqu’à des succès décisifs, créant une nouvelle
situation. Si demain la technique paye les masses en loisirs, plus largement qu’elle n’a
jamais payé ses actionnaires en dividendes, le technocrate ne cessera pas d’être le maître
des moyens, mais son prestige s’évanouira dans la mesure même où les loisirs et leur
contenu deviendront le problème vital et passionnant. Alors le « sérieux » changera de
camp. Celui dont le rôle sera d’administrer l’immense usine sans ouvriers régnera
souverainement sur l’absence. Mais les fameuses nécessités techniques ne concerneront
plus que lui. Qu’aura-t-il à offrir aux humains libérés pour d’autres rêves et d’autres jeux,
c’est-à-dire pour des formes nouvelles de travail et de création ?
La tâche présente me paraît donc bien moins de mettre un frein moral au cours de la
technique, que de l’accélérer puissamment, jusqu’au point où plus rien ne pourra nous
empêcher de réaliser enfin ses bénéfices humains.
Les loisirs. Cette guérison du mal technique par la technique elle-même est-elle une
utopie ? Voyons d’abord dans quelle mesure elle est déjàréalisée.
Le niveau de vie moyen en Europe a passé de 1 en 1800 à 15 en 1950, nous dit-on. (On
précise qu’il est 10 fois plus élevé en 1954 qu’en 1880.) Ces chiffres, je l’avoue, me laissent
mal convaincu : la notion même d’un « niveau de vie moyen » n’est pas bien claire, et le
devient encore moins quand on le multiplie. (Que signifie le mot vivre si l’on dit que nous
vivons 10 ou 15 fois mieux que nos ancêtres ?) Mais voici [p. 208] qui présente un sens très
net : de 1890 à 1954, la semaine de travail dans le textile a passé de 65 heures à 40 heures,
et l’année de travail pour les cheminots de 3900 heures à 2000 heures, tandis que la
production ne cessait d’augmenter.
Le loisir apparaît ainsi comme le sous-produit de la technique, dont le but principal est
encore de fournir plus d’objets et plus de bénéfices. Pourtant, ce « sous-produit » n’était-il
pas d’abord l’une des arrière-pensées de l’invention technique ? En devenant toujours plus
abondant, ne va-t-il pas apparaître un jour prochain comme le vrai but de l’entreprise ?
Ceci suppose, évidemment, qu’un certain point de saturation des besoins naturels soit
atteint. La technique a multiplié les hommes dont elle augmentait les besoins. Il peut
sembler que plus on la développe, plus s’éloigne l’espoir de satisfaire ces besoins qu’elle
pousse en avant. L’âne pourra-t-il jamais rejoindre la carotte après laquelle il court depuis
un siècle et demi ?
On vient de voir qu’en réalité, la distance entre les moyens de la technique et l’un de ses
buts possibles, le loisir, a diminué d’un tiers pendant ce laps de temps. Un deuxième but,
qui est d’assurer la subsistance d’une humanité qui s’augmente de 70 000 âmes par jour, a
paru s’éloigner à mesure que l’Occident prenait une conscience plus exacte du sort des
grandes masses asiatiques, à la fois sous-alimentées et en croissance incontrôlable. Mais le
seul fait de cette prise de conscience fixe enfin l’un des objectifs
proprement [p. 209] humains de la technique. Ce sont maintenant les moyens à trouver qui
devront s’adapter à cette fin reconnue, non l’inverse comme auparavant.
Ces moyens à trouver, nous en tenons les principes : énergie nucléaire, photosynthèse,
automation, plans à l’échelle mondiale. D’ici 20 ou 30 ans, selon certains experts, il suffira
qu’un tiers de la population (fortement accrue) de la planète, donne 4 heures de travail par
semaine, pour que tous nos besoins « matériels » soient satisfaits (et bien mieux
qu’aujourd’hui) : alimentation et transports, habitation, hygiène, et distractions. Je vois
bien l’aspect théorique de ces calculs ; qu’ils ne s’appliquent vraiment qu’au type
occidental de vie ; qu’ils supposent une distribution socialisée des biens produits en
abondance à très bas prix ; que la mise en valeur de l’Afrique, de l’Asie, des régions
polaires, offrira de nouvelles « occasions de travail »82 ; et qu’enfin la guerre atomique peut
tout compromettre dans l’œuf. Mais l’œuf est là, portant son germe et notre avenir : cet
avenir qu’il nous faut accepter de dévisager hardiment.
On dit : que feront les masses si vraiment la technique les libère subitement à ce degré-là ?
Je n’en sais rien. Savait-on beaucoup mieux, aux environs de [p. 210] 1830, ce qu’allait
produire la technique ? Il s’agit cette fois-ci de mieux voir les problèmes, au lieu de les
refouler parce qu’ils donnent le vertige.
Nous sommes au seuil des temps où la culture va devenir le sérieux de la vie. (Elle l’a
toujours été, mais cela se verra.) Jusqu’ici, c’était le travail qui occupait l’essentiel de nos
jours, et dont dépendait notre sort : salaire, nourriture et logement. Si la technique, demain
— comme elle le peut —, permet à la société d’assurer à très bas prix ces conditions
élémentaires, le « temps vide » du loisir83 deviendra le vrai temps de nos existences
quotidiennes. La question « Que faire de ma vie ? » ne sera plus réprimée par cette réponse,
plusieurs fois millénaire : « La gagner ! » Elle sera subitement mise à nu.
Je n’entends pas peindre ici quelque utopie qui pourrait amuser nos descendants. Tout peut
changer radicalement et d’ici peu, bien moins par suite de facteurs matériels que j’aurais
oubliés ou ne saurais prévoir, qu’en vertu de nos libres décisions. (Ce n’est pas l’invention
de la roue qui compte en soi, mais bien l’usage qu’un peuple a décidé d’en faire : chars
et [p. 211]wagons en Occident, jouets et ornements chez les Aztèques.) Ce qui est certain,
c’est que le progrès technique va faire un saut sans précédent, créant une situation où nos
vrais vœux, nos vraies orientations, nos vraies options se manifesteront d’une manière
transparente et seront suivis d’effets presque immédiats. Ce sont ces vœux et ces
orientations que l’on peut essayer d’induire de notre état d’esprit actuel.
Libéré du labeur matériel, l’Occidental se tourne immédiatement vers les voyages, le sport,
les jeux, et l’érotisme. L’expérience des vacances payées nous l’a fait voir à une échelle
réduite, mais dans un temps trop court pour qu’on distingue la suite. Une expérience un
peu plus longue nous est donnée par les populations du cercle arctique (Suède et Norvège),
condamnées au loisir pendant six mois d’hiver : elles se tournent vers la culture. Or il se
trouve précisément que l’Occident a décuplé ou centuplé pendant ce siècle les instruments
et moyens de culture. On y publie plus de livres que jamais et à vil prix ; les bibliothèques
et les foyers de culture locaux se généralisent ; toute la peinture mondiale peut venir sur
nos murs sous forme de reproductions « à s’y méprendre » ; toute la musique nous vient à
domicile par la radio et par le disque ; les conférences, causeries et discussions publiques
se tiennent par dizaines de milliers dans nos pays démocratiques ; et l’instruction publique
est heureusement doublée par des centaines d’ouvrages de vulgarisation qui permettent aux
Occidentaux, pour la première fois dans [p. 212] l’Histoire, de prendre une vue d’ensemble
de leur propre Aventure : sentiment de l’histoire, découverte du monde, sciences et
techniques, politique, religions84. C’est dire que nous multiplions déjà — comme en vue
de lendemains qui auront le temps de chanter — les occasions de mieux comprendre nos
vies comme aussi de mécomprendre les chefs-d’œuvre. Quant à la qualité, ou créativité, ou
nocivité relative de cette invasion de la culture, nul ne saurait en préjuger : je dis seulement
que tout y mène pour le meilleur et pour le pire. C’est dire que tout nous mène vers une ère
religieuse.
Car la culture n’est en fin de compte qu’un prisme diffracteur du sentiment religieux dans
nos activités dites créatrices, des mathématiques pures à la poterie, et de la métaphysique
à la sculpture des meubles. C’est ainsi que la technique, pratiquement, comme la science,
nous ramènera demain aux options religieuses. Et je n’imagine pas de drogue assez
puissante pour en détourner le genre humain85.
[p. 213] Je sais bien que la vie religieuse la plus intense a signifié longtemps ascèse et
renoncement, en Occident comme en Orient. (En fait, elle est surtout — et devrait être —
accession à la vérité, et peu importent les moyens.) On voit donc mal, à première vue,
comment une ère technique conduirait aux religions. L’ascèse était en fait une résistance à
la technique sous ses formes primitives, comme la mystique était un mouvement de
dépassement ou de retrait en deçà du dogme formulé ; mais l’une et l’autre s’appuyaient
sur l’objet de leur renoncement et en dépendaient étroitement. L’ascèse de demain pourra
difficilement prendre la forme d’un retour à la nature — au métier à tisser de Gandhi, par
exemple —, puisque c’est la technique précisément qui nous permet ce retour en créant du
loisir. Et quant à la mystique, elle suppose avant tout la connaissance précise du dogme.
Le « mystique à l’état sauvage » — selon l’expression que Claudel appliquait au cas
Rimbaud — vit simplement sur les reflets épars du dogme et de la liturgie dans la culture
dont il est imprégné. Voilà pourquoi la connaissance des dogmes et des options premières
de nos religions sera demain la première condition des hérésies et gnoses qui vont paraître :
elles ne feraient autrement que répéter de l’ancien qui n’a pas[p. 214] disparu sans raison,
ou ressusciter des doctrines dont le style créateur a fait son temps86. Et je ne dis pas qu’elles
s’en priveront. Mais je vois aussi que la culture répand déjà dans un public naguère
totalement ignorant de ce genre de réalités certaines curiosités qui ne s’arrêteront pas là.
La télévision, la radio, apportant le monde à domicile, et les spectacles solennels organisés
par l’art ou par le sport préparent les masses et les individus à des liturgies imprévues. Les
religions de « divertissement » au sens pascalien de ce terme, qui englobe ici les grandes
parades totalitaires — en bénéficieront très certainement. Et l’on sait, d’autre part, que la
passion pour l’occulte ne cesse de grandir dans nos villes, occupant rapidement le vide de
l’âme créé par le matérialisme87.
Beaucoup d’esprits légers s’imaginent l’homme comme une sorte de ballon qui ne
demande qu’à « s’élever » dès qu’il est délivré des soucis quotidiens. La preuve qu’il n’en
est rien, c’est que nos plus grands mystiques ont vécu dans les pires conditions matérielles.
La technique ne peut rien pour l’Esprit, ni le défaut de « confort » n’a rien pu contre lui. Je
dis seulement qu’elle va nous jeter dans une époque où les questions religieuses
deviendront plus sérieuses [p. 215] que ne le sont aujourd’hui les questions matérielles, les
« lois » économiques, les remous de la politique, le cinéma, ou l’Art lui-même.
Quant à savoir si cela représentera un progrès ou un risque nouveau, voilà qui nous oblige
à reconsidérer le sens et la nature finale du Progrès.
67. N’oublions pas Les Temps modernes de Chaplin, lequel a contribué plus que nul autre
au développement du cinéma, triomphe technique. 68. L’examen des circonstances qui
ont produit les grandes inventions, jusqu’à nos jours, prouve que l’appât du gain ou du
confort n’est presque jamais leur motif. (Cf. D. Brinkmann, Mensch und Technik, 1946,
p. 85 à 92 et passim.) Cela changera au xxe siècle, avec l’institution des laboratoires de
recherches au service des grandes industries.69. Traiter avec le dieu du feu qui apparaît
— sur deux points de la planète, au Caucase et en Chine, semble-t-il — c’est d’abord
communier avec lui pour l’apaiser et le concilier : on lui offre un quartier de la même
viande dont on mange. (D’où « l’invention » de la cuisson des aliments !) Dès lors, il est
lié, pour avoir partagé un même repas rituel avec les hommes.70. Les automates
du xviiie siècle sont pur jeu. Ils sont pourtant les ancêtres de nos robots d’usine,
indispensables pour manipuler les substances radioactives, par exemple. À son tour, la
découverte de la radioactivité ne répondait à aucun besoin utilitaire, mais en a créé
beaucoup, devenus « vitaux ». Etc.71. Cf. Ma Vie par Henry Ford. On sait que ce rêveur
incurable, bricoleur sans culture ni génie, cherchait à construire une « locomotive
routière », qui ne fût pas astreinte à suivre la loi rigide des « voies ferrées » et ses
horaires, mais pût aller à l’aventure : rêve typique de l’adolescence. Il le réalisa en 1893,
quelques années après l’Allemand Otto, inventeur du moteur à explosion interne. On
n’ignore pas, d’ailleurs, que des douzaines d’inventeurs — en France surtout — avaient
construit des autos bien avant Ford. Son invention, ou sa ré-invention n’en reste pas
moins exemplaire.72. En 1833, Thiers déclare que la locomotive est « une simple
construction d’amusette scientifique ».73. Sur l’entreprise spirituelle de l’Alchimie, je ne
puis que renvoyer aux œuvres de C. G. Jung, Psychologie und Religion, Psychologie und
Alchemie, etc. On trouvera dans Mensch und Technik, par Donald Brinkmann, de
nombreux exemples démontrant l’influence des « rêves alchimiques » sur les inventeurs
du xviiie et du xixe siècles. Leur lignée remonte à Paracelse, par Jérôme Cardan, Leibniz,
Denis Papin, à travers les piétistes du xviiie siècle, pour aboutir à une pléiade de
chercheurs plus ou moins « délirants », dont le mysticisme fut décisif en ce qui concerne
la plupart de nos progrès techniques. Notons qu’en retour, les deux grands mystiques
de cette époque se trouvaient être des ingénieurs des mines : Swedenborg et
Novalis.74. Le modèle qui servit à Goethe pour écrire la fin du second Faust fut
l’ingénieur anglais W. A. Madocks, constructeur de digues sur la côte nord du pays de
Galles.75. Le terme romain de prolétaires, appliqué aux ouvriers d’industrie, fut introduit
par Sismondi dès 1819. Trente ans plus tard, Marx pouvait dire avec raison que les
forces productrices modernes faisaient de ces prolétaires « les compléments vivants
d’un mécanisme mort ».76. Romains, 8, 18 à 24, déjà cité.77. À cette tendance néo-
magique répond la prétention d’une certaine psychanalyse, aux yeux de laquelle le mal
qui est dans l’homme peut être « ramené » à des inadaptations éthico-sociales. Ce qui
ne fait que reculer la difficulté. Ou bien c’est la morale, produit humain, qui est « mal » :
on revient au néo-manichéisme. Ou bien c’est la Nature qui serait mauvaise :
manichéisme. Mais bien et mal supposent une Autorité suprême qui juge : si l’on refuse
Dieu, ce sera la Société. C’est accepter la conception totalitaire dans son
principe.78. Lettres sur la bombe atomique, 1946.79. A. Barbier, Iambes, cité par P. M.
Schuhi, Machinisme et Philosophie, 1938.80. Les seules descriptions « riantes » de la
Nature dans la poésie et la peinture médiévales concernent les vergers. Le reste était
terreur.81. « Ein Minimum an Warum und Wofür », Ernst Jünger, Der Arbeiter, 1929.82. Il
y a plus. Selon J. Fourastié, la somme de travail « tertiaire » indispensable au
rendement, comme à la répartition des produits, des usines automatisées devrait
augmenter dans une proportion presque infinie ; or elle peut à peine doubler. (Cf. Le
Grand Espoir du xxe siècle, p. 201-210.) Cependant, l’augmentation du « tertiaire », donc
des activités intellectuelles, aux dépens des activités manuelles et mécaniques, entraîne
et suppose un progrès culturel (qu’il soit appelé loisir ou travail).83. L’Encyclopédie de
1765 définit le loisir comme « le temps vuide. » Elle suppose donc que le travail est le
vrai temps, le temps plein. Cette hiérarchie des valeurs a dominé jusqu’à nos jours. Elle
explique en partie la résistance des syndicats aux techniques créatrices de
loisirs (automation) c’est-à-dire de « temps vide », que l’on appelle chômage. On refuse
de considérer le loisir comme le but même du machinisme. Or il pourra le devenir dès
que les bénéfices de l’industrie seront distribués aux ouvriers non seulement sous la
forme d’une diminution des heures de travail, mais sous la forme d’une diminution du
prix de la vie, compensant au moins les heures de salaire perdues.84. Je ne parle pas ici
de la télévision, qui nous apporte des pays lointains sans leur odeur ni leur température,
sans le goût de leurs vins ni la qualité de leur air : ces « vues » sont donc autant de
fausses-nouvelles-vraisemblables, les plus dangereuses.85. Le mépris affiché pour les
questions religieuses n’aura été qu’un phénomène transitoire de notre civilisation
occidentale. (Voir plus haut ce que j’ai dit sur le matérialisme.) L’intelligentsia berlinoise,
puis new-yorkaise, et une partie de la parisienne, au xxe siècle, se crurent et furent dans
une large mesure antireligieuses ou a-religieuses. Le surréalisme français fut le signal
d’une première révolte contre la conception « rationaliste » du monde. D’où son succès
mondial jusqu’à la dernière guerre. André Breton n’a pas cessé de chercher une vision
religieuse du monde et de la vie, bien plus antichrétien par cela même qu’un J.-P. Sartre,
qui se place au niveau de la morale, dans le prolongement des exigences
« existentielles » d’une éthique protestante-libérale — quel que soit par ailleurs son
athéisme. Le retour aux problèmes religieux dans la littérature occidentale s’est amorcé
dès 1919, et n’a pas cessé de s’amplifier.86. Nos sectes orientalistes me font parfois
penser à quelqu’un qui inventerait une machine à monter les escaliers, au lieu de
prendre l’ascenseur.87. D’où le succès sans précédent des livres proposant
des recettes de bonheur, de télépathie, d’érotisme, de paix de l’âme ou d’exaltation ;
demain, des règles de yoga « scientifique », à l’occidentale.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : progrès, évolution, risque, recherche, vérité,
technique, occidental, occident, ambivalence, illusion, inquiétude, définition,
esclavage, science, personne.
[p. 216]

Chapitre IX
Les ambivalences du progrès
Une situation de crise
Malgré notre illusion de provinciaux du temps, le xxe siècle n’a guère plus de raisons
qu’aucun autre siècle connu de se croire une époque décisive, époque du tout ou rien, du
triomphe final ou de la catastrophe sans remède. S’il le croit cependant, c’est qu’il a pris
conscience du caractère ambivalent de tout progrès.
L’Occident poursuit, dans l’ensemble, l’expérience des démocraties. Il voit naître la
science appliquée aux phénomènes sociologiques. Il entrevoit la possibilité de vaincre, au
moyen de la technique, la famine endémique et la Nature hostile, et d’assurer le confort du
genre humain. Mais rien ne permet de préjuger du résultat de ses entreprises, qui peut être
aussi bien ce « bonheur » dont parle la Constitution américaine qu’une stupidité collective,
une aventure nouvelle de [p. 217] la personne qu’une tyrannie sans précédent. Les
oscillations du pendule s’amplifient, voilà qui est certain.
Les guerres du siècle ont tué plus d’hommes que toutes les autres guerres de notre Histoire,
mais l’humanité s’est accrue sur un rythme sans précédent. La désunion des nations de
l’Europe atteint son comble dans l’absurde, et leur mouvement d’union se précise en même
temps. Le christianisme n’a jamais été plus puissamment combattu, soit par l’État
totalitaire, soit par des conceptions du monde tirées de la Science ; jamais non plus on ne
l’avait vu mieux purifié de ses confusions millénaires avec l’État, avec une classe sociale,
ou avec telle notion particulière du cosmos.
Quant aux ambivalences de la science, elles sont liées, nous l’avons vu plus haut, à
l’essence de cette discipline à la fois systématique et jamais achevée, pourvoyeuse de
nouvelles superstitions pour les masses mais se nourrissant elle-même d’esprit critique et
de doute radical, destructrice de vérités accoutumées mais créatrice de certitudes
constamment remises en question, typiquement occidentale par son style et sa démarche,
mais convaincue de sa valeur universelle.
Enfin nous constatons le rythme accéléré de l’application sociale des inventions : il avait
fallu au moins deux siècles à la conscience européenne pour digérer les découvertes des
astronomes de la Renaissance, plus encore pour que l’imprimerie permette un grand
marché du livre et du journal, et pour que l’instruction publique donne toute leur efficacité
aux imprimés ; tandis que nous voyons de nos jours les
théories [p. 218]« incompréhensibles » d’Einstein aboutir en un quart de siècle à
l’explosion de la bombe atomique, la découverte des antibiotiques immédiatement utilisée
dans le commerce, l’invention de la TV changer en une année les conditions d’une
campagne électorale, et d’une manière générale, les travaux les plus abstrus et théoriques
des laboratoires de recherches nucléaires devenir aussitôt des centres d’attraction pour le
capital, l’industrie, la spéculation bancaire et la diplomatie des États. Tout cela sans que
personne soit encore en mesure de trancher la question confusément posée de savoir dans
quel sens, bénéfique ou néfaste, vont se développer les conséquences sociales de ces
recherches. Or c’est précisément notre prise de conscience de l’ambiguïté essentielle des
résultats de la science et de la technique, qui a fomenté la crise de l’idée du Progrès.
Évolution n’est plus synonyme de progrès
L’idée d’évolution est une forme de pensée qui affleure avec puissance, en Occident, au
début de l’ère technique et scientifique. Darwin l’applique aux espèces vivantes ; d’autres,
un peu plus tard, aux civilisations, aux morales, aux concepts, à l’histoire, à toutes les
disciplines de la culture. « L’évolution de la [p. 219] peinture de Giotto à Manet »,
« l’évolution de la science de Sumer à nos jours », sont devenues des expressions aussi
courantes que « l’évolution des espèces animales » ou que l’évolution d’une maladie, d’une
individualité, d’un régime politique.
Il s’agit au début de l’archétype de pensée qui conditionne notre idée du Progrès, au sens
que lui donne Condorcet dès 1793. Les deux termes d’évolution et de progrès seront
synonymes pendant le xixe siècle, et ceci définit l’optimisme foncier de la bourgeoisie en
plein essor. Mais dès le début du xxe siècle — les Illusions du progrès de Sorel datent de
1905 — on observe une dissociation de ces notions : le Progrès linéaire, continu, partant
du chaos primitif pour se diriger sans relâche vers l’ordre et la justice totale, devient un
objet de croyance rigoureusement invérifiable. Au contraire, dans tous les domaines,
collectifs ou individuels, l’Évolution devient objet de science à la fois mesurable et
formulable en lois. Or, tandis que le Progrès montait nécessairement, la plupart des
évolutions que nous essayons de mesurer montrent une courbe ascendante, un sommet,
puis une courbe descendante, qui évoque un retour à zéro. Il devient toujours plus difficile
de passer de ces cycles de « grandeur et décadence » à l’idée d’ascension générale et
continue qu’impliquait la croyance au Progrès88. Le progrès linéaire était nécessairement
une conception [p. 220] optimiste. L’évolution laisse place à des vues pessimistes, les
suggère, ou peut-être en résulte.
Ainsi se fait jour la notion toute nouvelle d’une évolution « trop rapide », par là même
propre à contrarier l’ascension continue du Progrès. Nous serions par exemple « gagnés de
vitesse par la technique », qui dès lors nous asservirait au lieu de nous libérer. De là l’idée
d’une trêve des inventions, proposée par des sages angoissés. Mais cette attitude pessimiste
n’est pas moins utopique que celle qui prévalait du temps des enthousiastes d’un progrès
mécanique et fatal. Car tenter de planifier l’invention équivaudrait à la stériliser. Qui peut
prévoir les conséquences d’une théorie mathématique ? La Bombe atomique est sortie de
E = mc2. Fallait-il empêcher Einstein de faire connaître ses travaux, ou de les poursuivre ?
Mais au nom de quel pouvoir de prévision, supérieur à celui de ce grand cerveau si
notoirement humanitaire ? Une fois ces travaux faits et publiés, qui pouvait empêcher
l’Occident menacé d’en tirer d’une part la Bombe H, d’autre part (à plus longue échéance
il est vrai), les moyens de subvenir aux besoins d’énergie d’une humanité qui menace de
doubler quantitativement dans un délai dont nos petits-fils verront le terme ?
« On ne peut arrêter la marche du Progrès », conclut l’homme de la rue, et il se trompe.
Car il n’y a pas progrès du simple fait qu’on marche, si c’est vers la mort atomique. Une
seule chose m’apparaît irrépressible, en Occident, c’est la passion de la [p. 221] recherche.
Or elle joue psychologiquement en faveur de l’idée de Progrès, contre l’idée d’Évolution,
qui est un retour inconscient (par angoisse) aux formes de pensée cycliques.
Pourquoi la recherche ?
La civilisation née en Europe a dominé le monde pendant des siècles. Elle est encore, à
notre époque, celle qu’on imite partout même quand on la combat. Elle est donc encore la
plus forte. Pourtant, si on la compare à d’autres, passées, présentes ou en formation, on
s’aperçoit qu’elle s’en distingue par deux grands traits généralement tenus pour des causes
de faiblesse : je veux parler d’une inquiétude fondamentale et d’un désordrepermanent.
Les Chinois et les Égyptiens, les Sumériens et les Romains, les Aztèques et les Mayas,
avaient créé des ordres stables. Leurs prêtres et leurs princes avaient réponse à tout. Et de
même aujourd’hui, la Russie soviétique offre ou impose à l’homme des masses plus de
sécurité et beaucoup moins de problèmes que nos libres démocraties. (C’est là tout le secret
du succès provisoire des régimes dits totalitaires : ils offrent et imposent des certitudes
massives.) Nous, au contraire, en Occident, et en Europe bien plus qu’en Amérique, nous
souffrons d’une espèce d’inquiétude [p. 222]essentielle. Nous ne cessons de parler du
« désarroi de l’époque ». Nous avons l’impression de vivre dans un chaos sans cesse
croissant, dans un maquis de contradictions morales, intellectuelles et pratiques. D’où
viennent cette inquiétude fondamentale et ce désordre permanent, que les meilleurs esprits
déplorent depuis des siècles ?
Ils ne peuvent être accidentels. Je pense même qu’ils remontent aux sources vives de notre
civilisation, et qu’ils en sont inséparables. Je les rattache à nos plus grandes traditions : le
christianisme et l’esprit scientifique. Notre inquiétude provient de notre foi, et nos
incertitudes sont créées par la nature même de nos certitudes. Ce paradoxe s’explique d’une
manière assez simple.
Prenons l’exemple de l’homme chrétien. Il peut lire dans les Écritures « qu’il n’y a pas un
juste, pas même un seul » et que pourtant il devrait être saint. Il sait que le péché consiste
à être séparé de la Vérité vivante, et que tous les hommes sont pécheurs. Il cherche donc.
Il cherche à se rapprocher de la Vérité et de la sainteté. Dans cet effort sans fin ni cesse, il
est pourtant soutenu par sa foi dans la grâce. Il est donc un inquiet perpétuel, mais qui sait
les raisons de son inquiétude ; il sait qu’elle est normale, et non désespérée, puisqu’elle est
produite par sa foi, c’est-à-dire par sa certitude.
Prenons ensuite l’exemple de l’homme scientifique. Celui-ci lit l’histoire des sciences. Elle
lui fait voir que toutes les « vérités » qu’établissent les écoles successives [p. 223] sont
relatives et provisoires, ont été dépassées l’une après l’autre, et que pourtant la raison d’être
de la Science est de saisir des vérités certaines. Dans cet effort sans fin ni cesse — ici
encore — pour s’approcher d’un but toujours fuyant, il est soutenu par sa confiance en la
raison et l’expérience vérifiante. La même exigence de rigueur, qui d’une part, sans relâche,
vient remettre en question les certitudes que l’on croyait acquises, d’autre part est le gage
d’un progrès vers le vrai. Ainsi donc, du désordre vers un certain ordre, puis vers un
nouveau désordre, puis vers une nouvelle façon plus large de l’interpréter, la Science
avance.
L’Oriental pose ici la question de savoir si l’Occidental ne préférerait pas la recherche à la
pleine possession de la vérité. On serait tenté de répondre qu’il en est bien ainsi, quand on
entend les intellectuels libéraux d’aujourd’hui adresser aux orthodoxes de toutes
observances le reproche, à leurs yeux rédhibitoire, d’être des hommes « qui ont cessé de
chercher » et « qui se croient les détenteurs de la vérité absolue ». Il serait peut-être erroné
d’en déduire que l’Occidental nie l’existence d’une vérité en soi : simplement, il se refuse
à croire qu’un homme puisse vraiment y accéder. (L’Hindou le croit.) S’il est tenté de s’en
persuader parfois, c’est en présence de certaines grandes figures (ou plutôt hors de leur
présence, lorsqu’il les voit de loin dans le temps ou l’espace) qu’il nomme des saints. Mais
prenons garde que s’il les nomme ainsi, c’est moins pour la valeur en soi de[p. 224] « leur
vérité » que parce qu’ils semblent bien l’avoir réalisée, vécue, incarnée parfaitement. Les
saints rassurent donc davantage quant à la faculté de devenir une personne qu’au sujet de
l’existence d’une vérité totale, également valable pour tous, et qui ne serait plus à découvrir
au sens actif et créateur du mot, mais seulement à identifier dans certains états de
conscience.
Les objectifs de la recherche occidentale apparaissent ainsi plus modestes que ceux des
religions orientales ou des régimes totalitaires, offrant ou imposant leurs Vérités
indiscutables et englobantes. Mais c’est le principe même d’insuffisance, d’inquiétude et
parfois de désordre que suppose la recherche jamais finie, qui a permis, en même temps
que l’idée du Progrès, certains progrès qui ne sont pas illusoires. J’en donnerai deux
exemples précis.
Les religions orientales ont fourni de tout temps des recettes d’immortalité89, dont on ne
sache pas qu’aucune ait jamais réussi. L’Occident, lui, s’est contenté de mettre en pratique
les modestes recettes d’une hygiène scientifique qui a fait plus que doubler, depuis cent
ans, l’âge moyen des Occidentaux. Et ce sont les premières applications de cette hygiène
absolument profane qui rendent compte du subit accroissement des populations orientales.
[p. 225] Mon deuxième exemple comporte une définition simplifiée de la démocratie
occidentale : ce serait la suppression légale des castes et de l’esclavage organisé.
Condamné en tant qu’institution sacrée par saint Paul et les premiers chrétiens, rendu
pratiquement inutile par certaines inventions techniques, mais encore justifié par saint
Thomas d’Aquin, l’esclavage ne fut rétabli qu’en 1452 par une bulle du pape Calixte III
autorisant Henri le Navigateur à vendre les Noirs africains « découverts » par ses Portugais.
Colomb, un demi-siècle plus tard, essaie de vendre les indigènes de Haïti, mais se voit
fortement combattu par les rois catholiques et par les grands théologiens de l’époque. En
1537 enfin, Paul III interdit sous peine d’excommunication la mise en esclavage des
Indiens d’Amérique. D’où l’on saute à l’histoire de l’Amérique du Nord jusqu’à la guerre
de Sécession. Mais qui oserait dire que le problème ait été complètement résolu, puisque
les libéraux et les chrétiens aux USA trouvent encore aujourd’hui matière à protester contre
la coutume des sudistes, par ailleurs dénoncée en Europe et en Asie — avec une véhémence
suspecte — par tous ceux qui admirent les Soviets. Or déjà ces derniers ont rétabli l’usage,
sur une base « scientifique » et « marxiste ». Vingt millions de camarades-esclaves
travaillent à l’édification de l’équivalent « progressiste » des Pyramides ! Il reste qu’au
cœur du monde occidental, l’esclavage n’est plus qu’un souvenir, puisque la condition
prolétarienne, qui en fut l’image moderne à notre honte, y pourrait être
supprimée [p. 226] dans peu de temps par l’évolution de la technique. Une conclusion
s’impose au vu de ce résumé : c’est que le système des castes et de l’esclavage est le
système normal des sociétés qui pensent avoir et représenter la Vérité. Chrétien
conséquent, ou sceptique, l’Occidental n’est pas dans ce cas.
Buts occidentaux du progrès
L’intérêt de l’Histoire pour l’Occident, c’est le Progrès. Mais quel est l’intérêt du Progrès ?
C’est qu’il y ait plus de sens dans nos vies personnelles : plus de joie à avoir ce qu’on a, à
être ce qu’on est, à faire ce que l’on veut, à aimer ce que l’on aime, donc plus de liberté.
Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a de sens concret que pour chacun. L’unité de
mesure, ou mieux : l’organe de sensibilité à la liberté véritable, restant le moi distinct, ou
la personne.
Certes, on peut assigner d’autres fins au Progrès, et nos élites européennes ne s’en privent
pas. Mais elles font preuve des plus étranges inconséquences dans les jugements politiques
qu’elles en tirent au nom de préférences tout à fait subjectives et généralement inavouées.
Si le but est l’accroissement constant de l’autonomie personnelle — que chacun puisse de
mieux en mieux réaliser sa vocation, donc être libre — ce but [p. 227] n’étant nullement
celui de l’URSS, expressément collectiviste, et la praxis pas plus que la theoria des Soviets
ne conduisant là, alors l’URSS apparaît, objectivement parlant, comme le pays par
excellence de l’antiprogressisme et de la réaction. (Ses prétextes « dialectiques » ne
changeront rien au fait : Marx les eût qualifiés de « mystification ».) Si au contraire le but
est l’accroissement de la quantité de biens consommables et du pouvoir d’achat individuel,
le pays le plus progressiste est sans conteste les USA, l’un des plus arriérés restant l’URSS
après plus de trente ans de travail forcé. Si enfin le but est l’accroissement des règlements
d’État, du pouvoir d’une doctrine d’État sur les esprits, donc pratiquement de l’entropie
sociale, l’URSS est alors au premier rang, ouvrant la voie. Ce qui a pris le nom de
« progressisme » depuis 1945 est donc à l’évidence des faits, une antiphrase.
Quand on compare la loi qui interdisait aux juges de prononcer d’autre peine que la mort
contre les accusés suspects de calvinisme (c’était en France, au xvie siècle) avec la loi
autorisant les accusés à ne pas répondre à des questions incriminantes (c’est aux États-
Unis, et de nos jours) nul honnête homme ne peut nier que de cette première loi à la
deuxième il y ait progrès. Or les intellectuels qui se disent « progressistes » sont
violemment hostiles à la nation qui a fait et qui respecte la deuxième loi ; et proclament
leur admiration non seulement « dialectique » mais morale pour le gouvernement qui
restaure et pratique [p. 228] des lois analogues à la première. Notre « crise du Progrès » vit
de telles confusions, si elle est née bien avant, comme on l’a vu. Il y aurait pourtant lieu de
poser d’autres questions…
Du point de vue des matérialistes conséquents, les USA devraient représenter le vrai
progrès, sans discussion. Du point de vue des spiritualistes, l’URSS et les USA sont
régressifs, encore que les seconds tolèrent bien des folies, dans l’ordre éthique et religieux,
que les premiers, les ayant mieux connues jadis, condamnent d’autant plus sévèrement. Du
point de vue du mythe collectif : le peuple américain croit mieux au sien, mais le mythe
des Soviets est mieux cru hors de l’URSS. Du point de vue de la personne enfin : l’Europe,
en retrait jusqu’ici sur les deux grands empires issus de son complexe, détient seule à mon
sens la formule d’équilibre. Nous touchons au cœur du problème.
Définition du progrès
Toutes les définitions concrètes du Progrès présentent un caractère commun : elles
aboutissent à des antinomies flagrantes aussitôt qu’elles sont appliquées.
Définition par la technique : produire toujours plus de machines. Mais parmi ces machines,
il s’en trouve [p. 229] une qui peut causer en peu d’instants la mort certaine de notre
civilisation.
Définition par la culture : multiplier et populariser les moyens de la créer et de l’assimiler.
Mais les plus grands succès quantitatifs allant régulièrement à la pire qualité, le progrès
culturel tend à se freiner lui-même, voire à subitement changer de signe pour aller vers
l’anti-culture.
Définition par la religion : restaurer une commune mesure valable pour l’ensemble d’une
civilisation et garantissant l’harmonie de nos moyens actuels et de nos buts derniers. Mais
toutes les tentatives faites de nos jours pour imposer un principe d’harmonie ont causé le
maximum de désordre sanglant et aggravé le chaos mondial. Pourtant, les différents
fascismes et le communisme stalinien tentaient de répondre à la demande la plus urgente
et générale du siècle : la nostalgie communautaire, l’appel à quelque chose qui rende un
sens commun à nos actions et à nos rêves, à notre vie, à notre mort… Cette faim toujours
frustrée va s’inventer d’autres moyens d’être trompée. Mais les grandes hérésies et les
gnoses de demain, politiques ou spiritualistes, ont-elles plus de chances que d’autres
d’éviter le péril des tyrannies totalitaires et des évasions illusoires ?
Ainsi l’idée de Progrès semble contradictoire dès qu’on tente d’en mesurer les effets
historiques. Il n’en serait pas moins vain d’imaginer qu’on puisse l’éliminer ou l’oublier.
Admettons que l’Europe, en la formant, ait « infecté » le monde entier : le
monde [p. 230] ne s’en guérira plus. À supposer qu’il la refoule un jour, elle renaîtrait
irrésistiblement du sentiment de l’Histoire qu’on ne peut plus effacer, du mouvement de la
Science qu’on ne peut pas achever, et enfin de la Technique, dont l’Asie et l’Afrique ne
paraissent nullement disposées à refuser les dons ambigus. Mais l’Europe, responsable de
l’idée du Progrès, est responsable aussi de sa rectification.
Toutes les « hérésies du Progrès » sont bel et bien nées en Europe, encore qu’elles n’aient
vraiment déployé leurs effets que dans les grands espaces humains des Amériques et de
l’URSS. Là, comme extraites de leur contexte original, elles n’étaient plus mises en échec
par trop de coutumes anciennes ou de limitations posées par des excès contraires. Si
l’Europe d’aujourd’hui s’effraye de constater ce que l’Amérique a fait de certaines
techniques (taylorisme ou psychanalyse), ce que les Soviets ont fait de la croyance en
l’Histoire, et ce que les peuples de l’Orient proche et lointain risquent de faire du
nationalisme — j’y vois le signe que l’Europe détient encore le sens d’un équilibre intime :
si ce sens n’était pas blessé, rien ne réagirait ; s’il est blessé et réagit, c’est qu’il existe.
J’essaierai donc d’en définir la nature et les exigences.
Les origines au moins diverses de la culture européenne, et plus encore la doctrine du Dieu-
homme, ont fait du paradoxe une forme de pensée fondamentale et normative pour
l’Occident. Forme de pensée et d’amour, car tout amour est à la fois du même et
de [p. 231] l’autre, du prochain et de soi, de l’homme et de quelque chose ou de Quelqu’un
qui transcende l’homme : tout amour est paradoxal. Et si l’on essaie d’échapper à ce
paradoxe essentiel, l’amour devient seulement prendre ou s’abandonner, impérialisme ou
perte de l’ego, tyrannie exercée ou passion subie — le contraire de la liberté. Si le génie
profond de l’Europe n’est pas cette forme paradoxale d’amour actif, l’Europe ne mérite
plus qu’on la défende contre les forces contraires à sa survie, qu’elle a créées. Mais si elle
souffre encore des excès alternés de ses propres erreurs agrandies au-dehors, elle peut
puiser dans ce génie secret les formules d’un nouvel équilibre vivant.
Les paradoxes que l’on a vu se multiplier au long de l’Aventure occidentale90 présentent
tous un grand trait commun : ils ne peuvent être surmontés par la réduction d’un de leurs
termes et ils ne souffrent pas de médiation théorique ; il faut donc les vivre en tension.
D’où la dialectique permanente de l’existence occidentale. D’où la recherche, jamais
achevée mais créatrice, de formes d’équilibre plus amples et plus vivantes mais cependant
jamais stabilisées. D’où l’idée du Progrès, mais aussi, les illusions qu’elle entretient en
nous.
[p. 232] Au principe de ces illusions, je vois notre désir, parfaitement naturel, d’aboutir à
des solutions acquises une fois pour toutes, et « marquant un progrès » comme on dit. C’est
possible au niveau de la vie pratique, dans certains domaines circonscrits comme celui de
la technique, par exemple. Mais la technique ne cesse pas pour autant d’être en tension
avec d’autres aspects de notre existence. L’illusion serait alors d’imaginer un état stable,
un arrêt de l’Aventure. Cet état ne pourrait être acquis qu’au prix d’une répression soit de
l’essor technique (interdiction des recherches nucléaires, par exemple), soit des bénéfices
« bouleversants » qui peuvent en résulter à bref délai (abondance matérielle et loisirs) :
dans les deux cas, on essaierait d’éliminer les risques inhérents à l’Aventure. Et il en va de
même pour toutes nos tentatives de résoudre une bonne fois nos tensions sociales ou
politiques, culturelles ou religieuses. Nous ne pourrions jamais y parvenir qu’au prix du
sacrifice d’un des deux termes en présence — c’est la formule de toutes les tyrannies et
anarchies — ou bien au prix de leur neutralisation — équivalent d’une « mort thermique »
des sociétés.
Un second type d’illusion naît de notre habitude d’appliquer l’idée de progrès à des
domaines où ce n’est pas l’évolution mais l’instant et l’acte qui comptent. Je donnerai
l’exemple des arts. S’il est vrai que la relativité d’Einstein représente un progrès sur la
physique newtonienne, et si le cerveau électronique est un progrès sur l’automate de
Vaucanson, il n’en[p. 233] résulte pas que la dernière en date de nos modes atonales ou
bruiteuses représente un progrès sur Mozart. Car on ne peut « dépasser » Mozart : il se
suffit. Il n’est pas une étape transitoire dans une recherche collective jamais finie, mais une
œuvre achevée, un acte créateur. L’une des superstitions les plus curieuses de l’Occident
se révèle là : prisonniers de l’Histoire et de la chronologie, nous en sommes arrivés au point
de nous figurer que l’extrême avant-garde équivaut au progrès. Différer nous paraît en soi
supérieur à ressembler à quoi que ce soit, surtout lorsqu’il s’agit de ressembler aux chefs-
d’œuvre. C’est se rendre à l’excès tributaire de ce que l’on déclare « dépassé ». C’est
s’interdire d’être vraiment de son temps, d’être vraiment moderne, comme le furent sans
le vouloir tous les siècles et tous les artistes avant nous. Cet avant-gardisme artistique,
fondé dans une croyance abusive à l’Histoire, est en train d’appauvrir ou de paralyser des
milliers de jeunes peintres, poètes et musiciens. « Que peut-on faire aprèsSchönberg et
Picasso ? » se demandent-ils avec anxiété. Certes, le goût de différer est l’une des marques
permanentes de l’Occident : mais il n’est vraiment créateur que s’il traduit spontanément
la personne et sa vocation ; il est stérile et caricatural quand il se fait systématique et
prétend procéder par exclusion des modèles fournis par l’Histoire. Il n’y a pas de progrès
dans les arts, qui ne sont pas faits de « courants », mais d’œuvres signifiantes. L’Orient l’a
toujours su et devrait nous le rapprendre, au lieu de perdre sa vertu en nous
copiant. [p. 234] La mesure du grand art est l’amour, non le procédé d’expression ; le
sublime, non la différence ; l’achèvement valable pour tous, non la petite variation
provisoirement curieuse… Mais ceci n’est qu’une parenthèse.
Purifiée de ses illusions les plus courantes, on voit maintenant l’idée de Progrès se
confondre avec celle d’un accroissement de sens et d’un élargissement du risque humain.
Mais il importe ici d’être bien clair quant au sens du mot risque dans cette définition.
Le risque dont je parle est dialectique : il consiste en une double possibilité, et il la crée. Il
ouvre deux voies divergentes, dont l’une conduit à un danger parfois mortel, l’autre à de
nouveaux risques, à de nouveaux défis. Le danger qui apparaît d’un côté n’est plus un
risque véritable, s’il met un point final au développement humain et ne permet plus de
choix à la personne. Dans ce sens, le vrai risque d’Ulysse n’est pas le naufrage définitif,
mais la poursuite de sa navigation à travers des épreuves renouvelées, alertant des
ressources humaines toujours plus nombreuses et profondes. Prenons un exemple brûlant.
La bombe H est un « risque » et plus grand que celui de la bombe A ; elle n’est pas un
progrès pour autant, et son interdiction dans les deux camps ne saurait être considérée
comme un acte réactionnaire. Le progrès suppose au contraire l’élimination de tels
« risques » parce qu’ils termineraient l’Aventure. En revanche, il demande la poursuite des
recherches purement [p. 235] scientifiques qui peuvent aboutir aussi bien à la Bombe et à
ses effets qu’à l’abondance et aux loisirs — lesquels ne manqueront pas d’instituer à leur
tour d’autres risques plus vastes et significatifs.
À mesure qu’on approche d’un sommet, l’horizon s’amplifie mais le vertige devient aussi
plus fascinant, et la joie surpasse la fatigue mais chaque faux pas devient mortel.
Il y a progrès quand le défi s’élargit, forçant l’homme à se poser des questions et à prendre
des décisions d’une portée toujours plus étendue, d’une visée toujours plus englobante, et
d’un sens toujours plus décisif.
Il y a risque, au sens où je l’entends, lorsque l’homme se trouve en présence d’options
toujours plus signifiantes, exigeant une prise de conscience plus profonde de ses buts
derniers. Tout acte créateur, en résolvant les contradictions qui le sous-tendent, ouvre un
champ vierge à des conflits nouveaux, appelant eux-mêmes de nouveaux actes d’invention,
et ainsi de suite.
Je pense en avoir assez dit, par les chapitres qui précèdent, pour qu’on ait reconnu que les
marques du Progrès, dans la définition que j’en propose, sont analogues à celles de la
personne. Les paradoxes et les tensions, les ambivalences perpétuelles que l’on a reconnues
dans le cours du Progrès sont nées avec notre notion de la personne, elle-même issue des
débats trinitaires au cours desquels se définirent les grandes options génératrices de
l’Occident.
[p. 236] C’est pourquoi la personne est seule juge, et mesure à la fois, du Progrès. Si ce
dernier mérite vraiment son nom et s’il avance, c’est au statut de la personne dans notre
société qu’on en jugera.
La prise de conscience élargie de l’espace et du temps historique, la connaissance
approfondie de la matière et du cosmos, et l’aventure technique ouvrant les perspectives
d’une culture généralisée, tout cela sert-il, ou non, nos chances de mieux devenir la
personne que nous pourrions être ? La réponse ne saurait dépendre d’une enquête. La
personne n’est jamais mesurable : elle mesure. Elle n’est donc pas objet de statistiques ; et
par définition elle échappera toujours aux calculs des cerveaux électroniques. La personne
seule connaît la personne chez autrui, comme seul l’amour actif découvre le prochain.
Comment mesurer, dans notre monde présent, si le phénomène personnel devient plus
fréquent et plus ample — ce serait la seule preuve du Progrès — et si la liberté gagne sur
ses ennemis ? À strictement parler, c’est une affaire de foi, de sensibilité au spirituel dans
l’homme ; et plus généralement, de sympathie humaine. Il faut beaucoup aimer les gens
que l’on voit vivre pour voir en eux les traces de leur vraie vocation, et sentir ce qui blesse
vraiment leur dignité.
Si donc j’affirme ici ma foi dans le Progrès, ce n’est pas au terme logique d’une expertise
plus ou moins compétente de notre monde comme il va (je n’y ai trouvé partout
qu’ambivalence) mais en vertu d’un acte d’espérance, dont j’ai tenté, du
moins, [p. 237] d’écarter les motifs relevant d’illusions courantes.
L’idéal du progrès personnel, de l’élargissement ambigu des pouvoirs de l’homme sur lui-
même et sur le cosmos où il existe, bien qu’il soit proprement occidental par ses origines
historiques, ne m’en paraît pas moins universel par ses exigences les plus pures. À ce titre,
il peut être accepté par l’Orient. Et je n’en connais point d’autre qui ménage mieux nos
chances de voir un jour s’unir la Voie et l’Aventure.
88. Est-il besoin de rappeler ici les œuvres de Spengler et de Toynbee, qui ont tant fait
pour accréditer l’idée d’une décadence inévitable succédant à l’épanouissement ?89. Les
tantras hindouistes et bouddhistes, et les livres sacrés de la Chine sont particulièrement
riches en exemples de cet ordre. L’idée que la sexualité refrénée (plus encore que la
chasteté) rend immortel, y revient avec insistance.90. Le Dieu-homme, l’Incarnation, le
concept de personne. Aimer Dieu et le prochain — comme soi-même. Être au monde
— comme n’en étant pas. Être libre — et pourtant responsable. Être dans l’histoire — et
la faire. Être un Individu autonome — mais dans une société organisée. Trouver des
certitudes — et les remettre en question… Et tous les paradoxes de la Science et de la
Technique qu’on vient de relever.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : technique, occident, monde, Europe, occidental,
christianisme, régime, pronostic, communisme, Asie, religion, condition, camp,
électeur, haver.
[p. 241]

Chapitre X
Le drame occidental
Ce livre n’est sans doute qu’un signe, entre mille autres, de la prise de conscience
occidentale qui marquera le xxe siècle.
Comme il arrive toujours, une telle prise de conscience est motivée par un arrêt de l’action
normale : échec brutal, mise en question soudaine, emprisonnement, confrontation avec la
mort. Telle est bien notre situation. (Et je parle surtout pour l’Europe, mais les Américains
n’ignorent pas que leur santé dépend en partie de la nôtre.) Voici l’Europe en crise et
désunie, repoussée par les autres continents où elle avait longtemps dominé, enfermée sur
son « cap de l’Asie » par le rideau de fer communiste et la révolte de ses colonies,
confrontée subitement avec le risque d’une décadence définitive, et contrainte à se
demander ce qu’elle vaut encore pour le monde. Elle prend alors conscience de ce qu’elle
représentait et de ce qu’elle pourrait être encore. Elle découvre sa vocation
qu’elle [p. 242] avait si souvent trahie, dès lors qu’elle est mise au défi de s’unir pour
revivre ou de descendre aux catacombes de l’Histoire.
Essayons de mesurer l’envergure du succès de l’Occident dans l’ère moderne. Toynbee
nous met en garde contre les illusions de ce qu’on pourrait appeler le narcissisme culturel.
Mais comment le suivre, lorsqu’il tire de l’exemple du monde gréco-romain, des raisons
de réfuter la croyance que « nous aurions fait dans le monde, au cours des quelques derniers
siècles, quelque chose qui n’a pas de précédent » ? Alexandre n’avait conquis qu’un quart
des continents alors connus. S’il a cru que c’était le monde, il s’est trompé. Mais cette
erreur ne peut être la nôtre. Qu’a fait l’Europe du xve siècle jusqu’à nos jours ? Elle a non
seulement rayonné sur la totalité — enfin connue, et par elle seule — de la planète ; elle a
non seulement influencé, colonisé ou vassalisé selon les cas, la totalité de l’Afrique, des
deux Amériques et de l’Océanie, et la partie sud de l’Asie (à des degrés divers, mais pour
le moins égaux à ceux qu’avaient atteints dans leurs empires les Diadoques et les khans
mongols), mais encore elle n’a pas cessé de maintenir sur toutes les civilisations différentes
de la sienne une supériorité intellectuelle et technique que personne ne lui contestait. Si
aujourd’hui les peuples affectés par ses méthodes de pensée, de production matérielle ou
d’organisation de l’État, se rendent politiquement indépendants, j’y vois bien moins le
signe d’une révolte contre ses méthodes importées, que la preuve [p. 243] décisive de leur
succès. Les Grecs et les Romains ne disposaient pas d’une marge de supériorité
incontestable sur les Hindous et les Chinois. Mais où trouver dans le monde du xxe siècle
une autre civilisation qui soit en état de surpasser celle qu’a répandue l’Occident ? L’URSS
et la Chine ne représentent-elles pas des phénomènes d’occidentalisation (trop rapide)
d’une large partie de l’humanité, au moins autant qu’un recul politique de l’Occident ? Et
si l’on se tient au plan des religions : le christianisme n’a pas conquis le monde entier, il
est même en recul dans l’empire communiste, mais il a rayonné — seul dans l’Histoire
connue, jusqu’à l’apparition de l’évangile soviétique — sur tous les peuples de la Terre, et
il garde aussi vive que jamais l’ambition de les convertir. Là encore, point de précédent
dans la religion de l’Empire romain, qui pour autant que je sache, n’a jamais suscité une
seule vocation missionnaire.
C’est donc moins la révolte du monde que les péripéties internes de l’Aventure occidentale
qui ont causé la crise dramatique où nous vivons depuis 1914, et dont le foyer est le lieu
même d’où partit l’Aventure : l’Europe.
Choisissant trois symptômes de cette crise — la désunion de l’Europe, la condition
prolétarienne, et la crise de la démocratie — je tenterai d’en donner rapidement le
diagnostic et surtout le pronostic.
[p. 244]
Désunion de l’Europe
Elle résulte du nationalisme qui, propagé dans d’autres peuples, y a pour effet de les unir
— contre l’Europe. Devant vingt-cinq petites nations qui s’obstinent à se dire
« souveraines », mais dont pas une ne peut se défendre seule, voici le bloc soviétique
compact, le monde arabe hostile, l’Asie qui nous expulse.
Il a fallu qu’elle se sente menacée pour que l’Europe, qui avait pourtant découvert tous les
continents, en vienne enfin à se découvrir elle-même en tant qu’unité supérieure et
antérieure à ses nations. Mais cette prise de conscience, prélude indispensable à tout essai
d’union sur le plan politique, n’est encore que le fait d’élites restreintes, et d’ailleurs
curieusement hétérogènes. Quel que soit le succès, prochain ou retardé, de l’action pour
unir l’Europe — il est beaucoup trop tôt pour en juger, après quelques années d’efforts mal
ordonnés — ce qui m’importe ici, c’est le fait en lui-même qu’une telle action se soit
manifestée à tel moment de l’évolution de l’Occident.
Dans une perspective mondiale, deux attitudes bien différentes peuvent être prises devant
l’Europe actuelle — désunie et battant en retraite.
On peut penser que l’Europe a fait son temps et donné ce qu’elle avait à donner au genre
humain. [p. 245] (C’est peut-être un peu plus que ce qu’ont fait, dans le même temps, toutes
les autres régions additionnées de la planète, mais enfin c’est donné, une fois pour toutes.)
On peut penser que le monde entier a reçu les secrets de ses sciences, adopté ses structures
politiques, ses valeurs principales et sa technique, et pourra désormais les cultiver sans elle.
Et quant au christianisme, il ne lui appartient pas. Elle peut donc disparaître sans bruit du
jeu des forces historiques, et le monde n’y perdra pas grand-chose, au contraire : c’est elle
qui a causé dans ce siècle les plus affreux bouleversements. Laissons les Amériques, l’Asie,
demain l’Afrique, reprendre le « flambeau de la Civilisation ».
Mais on peut penser au contraire que l’Europe est la mieux placée pour chercher et trouver
les remèdes aux maladies nées sur son sol. Elle a certes inventé la guerre totale, mais aussi
conçu le pacifisme, l’idée chrétienne de condamner la guerre. Elle a certes créé le
nationalisme, mais aussi l’idée fédérale ; l’individualisme anarchique, mais aussi l’esprit
des communes, les syndicats et les coopératives. Tout la désigne donc pour fomenter
les anticorps immunisant l’humanité contre certains virus qu’elle seule a propagés. En se
sauvant elle-même par la fédération (pratique bien plus ancienne que son nationalisme),
elle peut donner au monde la formule et le modèle d’un dépassement fécond du cadre
national.
Voilà pourquoi les partisans de l’Europe unie sont convaincus qu’ils servent tout l’humain,
quand ils [p. 246] luttent, chez eux tout d’abord, contre un nationalisme invétéré, fauteur de
guerres, pour un monde ouvert aux échanges créateurs de risques féconds. Ils se sentent les
vrais héritiers de l’Aventure occidentale. Ils savent bien qu’une Europe fédérée, reprenant
sa place dans l’histoire, ne sera pas la suprême solution ni l’accomplissement de la Quête.
Mais leur effort lui-même témoigne dès maintenant de leur conscience d’une vocation
occidentale. Et leur lutte pour l’Europe qu’ils veulent, contre l’Europe qu’ils ne veulent
plus et qui se défait, garantit la valeur humaine de leur action. Pareil combat ne peut être
perdu — quelle qu’en soit l’issue collective — que par celui qui l’abandonne.
Sécession du prolétariat
Elle résulte du développement anarchique de l’industrie, dans un milieu de civilisation qui
multiplie les résistances au plein essor de la technique et à ses résultats libérateurs.
Plusieurs millions de travailleurs, dans chacun de nos plus grands pays, vivent une
existence comparable (du point de vue du statut social) à celle des parias et coolies : certes
moins dure matériellement, mais plus douloureuse moralement, du seul fait que les idéaux
et les croyances en vigueur (égalité, progrès, démocratie) font un scandale de
leur [p. 247] état, loin de le justifier par quelque dialectique ou par des doctrines fatalistes.
Ils vivent dans la laideur, loin de la culture, hors de toute religion le plus souvent, comme
en marge de la nation dont ils rendent le régime, si libéral qu’il soit, responsable de leur
condition.
Tous les peuples civilisés ont connu le phénomène des classes vouées à la misère
héréditaire. Jamais cependant le prolétariat n’avait été crééaussi directement par le principe
même du progrès, ni en contradiction aussi flagrante avec les idéaux d’une Société. Le
scandale étant apparu avec la même soudaineté que la technique, aux débuts du xixe siècle,
il en est résulté que l’Europe, la première, en a pris une conscience non point certes
unanime, mais particulièrement aiguë chez les meilleurs. Sa religion la préparait moins
qu’aucune autre à tolérer ou digérer cette injustice, et même ceux qui n’y croyaient plus
conservaient cependant les exigences morales du Décalogue et de l’Évangile : un Proudhon
puis un Marx le démontrent. D’où le mouvement immense, dès le milieu du siècle, vers
tout ce qu’englobe le terme de socialisme — du marxisme au syndicalisme et des belles
rêveries de Fourier aux systèmes des coopératives. D’où l’ensemble des lois tendant à
protéger les ouvriers contre les excès alternés du travail inhumain et du chômage. D’où
enfin l’idée radicale, mais conforme au génie de l’époque technique, d’envisager la
suppression de la condition prolétarienne.
Il est typique de l’Occident qu’une ambition de ce [p. 248] genre y ait été conçue, puis
considérée par beaucoup comme à la fois juste et réalisable, et non pas totalement absurde
ou sacrilège. Mais il n’existe point d’accord sur la manière de la réaliser. Les uns parient
sur la Révolution : l’exemple soviétique tendrait à démontrer que cette solution, loin
d’élever le niveau de vie des prolétaires, y rabaisse l’ensemble d’un peuple, et que ce
progrès à rebours n’est obtenu qu’au prix de l’asservissement de tous à quelques chefs,
dont neuf sur dix s’avouent bientôt ou traîtres ou incompétents. Une autre école parie sur
la technique. Elle a pour elle le seul avenir possible, mais non certain. Car son succès
dépend de plusieurs conditions que l’Europe est encore bien loin de réaliser. Il exige en
effet que l’Europe, dans ses couches médiévales populaires, cesse de résister
sournoisement au plein emploi du machinisme ; que nos nations renoncent à leur rêve
d’autarcie, ouvrent leurs frontières étouffantes, et créent ensemble un grand marché
commun ; et enfin, et surtout, qu’on décide d’instituer un système (dont le nom n’importe
pas) qui distribue les bénéfices de la technique, tant en nature qu’en loisirs, au lieu de
réinvestir la peine des hommes en vue de profits insensés. Mais ceci nous rejette au
problème général de la culture et de l’éducation : charisme et chance de l’Europe.
Il est clair que les USA ont résolu les deux premiers problèmes — mais à moindre prix que
l’Europe, d’où moins de valeur exemplaire. Le troisième problème a trouvé un début de
solution dans les seuls [p. 249] pays scandinaves. Il demeure la plus grave et urgente
question qui se pose à tout l’Occident.
La condition prolétarienne n’a pas de raison de se perpétuer au-delà du siècle de
l’électronique et de l’énergie nucléaire, si l’on ose affronter les risques du loisir, le défi de
l’ennui, et les vraies ambitions de la démocratie que l’on prétend défendre.
Crise de la démocratie
Elle résulte du fait que le régime parlementaire et le suffrage universel s’imposent partout,
même en Asie, au moment où les grands problèmes de l’État et de l’économie échappent
précisément à la compréhension des masses électorales et des élites, cependant que les
techniciens perdent de plus en plus les vues d’ensemble. Quand l’art de gouverner devient
une science, voter sur la base des partis pour ou contre un projet de réforme sociale,
d’aménagement financier ou technique, c’est mettre aux voix la loi de Mariotte ou le
principe du tiers exclu.
Cette déraison profonde et constitutionnelle ne peut aller qu’en s’aggravant dans les
régimes qui essaient de jouer le jeu. (Les dictatures trichent carrément.) Il n’y a qu’une
chose à dire en sa faveur : c’est que le bon sens public peut parfois suppléer — mettons
une fois sur deux, ce n’est pas si mal — à l’absence d’idéaux directeurs des gouvernants et
technocrates, [p. 250] quand il s’agit de mesures dont le mécanisme n’est pas bien compris
par la masse mais dont les intentions finales, même inconscientes, sont pressenties.
Toutefois, ceci n’est vrai que sous deux conditions. La première étant que l’électeur n’ait
à juger que de problèmes à sa portée : aménagements locaux, dont il peut vérifier à bref
délai le succès ou l’échec, et questions tout à fait générales relevant de l’opinion, de la
conscience ou de la morale, comme désarmer, se fédérer, régler les mœurs, modifier le
régime politique. C’est la formule fédéraliste, contraire à l’étatisme jacobin, totalitaire et
centralisateur. La seconde condition permettant au bon sens de corriger le défaut
d’informations techniques est moins facile à définir. Il s’agit d’une question
de confiance — d’une confiance librement accordée (non par décision d’un parti) soit à un
homme soit au régime. Car l’homme ou le régime auxquels on fait confiance se sentent
responsables et le deviennent. Ce sentiment public et cette réalité existent surtout, semble-
t-il dans les pays marqués par la Réforme — nord de l’Europe, Suisse, USA — qui se
trouvent être en même temps, notons-le, les pays qui ont subi le moins de révolutions, et
qui ont le moins de communistes91. Dans [p. 251] les nations latines, on constate au
contraire que l’électeur juge moins sur les faits et les hommes que sur la base d’à priori
traditionnels, et dans un sentiment de méfiance radicale à l’endroit des partis adverses et
des Pouvoirs. (La grande majorité des électeurs français et italiens qui votent régulièrement
pour le PC sont simplement des mécontents : ils se prononcent contre le régime en général,
comme on est anticlérical une fois pour toutes. Une minorité convaincue vote au contraire
pour « le Parti » comme d’autres le font pour l’Église.) Tant que l’esprit de jugement
personnel, risque et santé de la démocratie, ne sera pas franchement cultivé, le
communisme (ou ses succédanés fascistes) gardera sa chance en Europe.
Chances comparées
En parodiant Lénine, nous pouvons dire que stalinisme égale marxisme plus électricité,
plus despotisme byzantin, c’est-à-dire une synthèse de tyrannie à l’orientale, de technique
à l’occidentale, et de principes moraux allégués (tels que justice, civisme, puritanisme,
progressisme, etc.) qui dérivent de la tradition chrétienne. Tout cela compose une religion
assez complexe pour séduire à la fois les peuples orientaux en pleine misère matérielle, et
les Occidentaux en pleine anarchie morale. Cette religion mondiale a-t-elle [p. 252] des
chances de remplacer sa grande et seule rivale, le christianisme ?
Du point de vue de la tactique, les Soviets jouent gagnant. Car au moment précis où le
christianisme a renoncé à s’imposer aux âmes par la conquête politique et militaire, le
bolchévisme a repris cette vieille méthode (exemples : Chine et satellites européens). Il
prend ainsi la succession de l’islam, de l’autoritarisme catholique, du collectivisme
orthodoxe, et de la doctrine des princes luthériens, cuius regio eius religio. Mais
simultanément, nous voyons le christianisme — et l’Église de Rome elle-même — se
délier des pouvoirs temporels pour se conformer d’autant mieux à sa mission spirituelle.
Au césaropapisme de Moscou, l’Occident politique n’oppose guère que des pouvoirs
profanes et totalement laïcisés : ses hommes d’État, sauf exception, n’agissent pas en tant
que chrétiens, tandis que les hiérarques russes et satellites agissent tout strictement en tant
que bolchévistes. D’où l’énorme avantage tactique de l’Église universelle moscovite.
Stratégiquement, le pronostic est différent. Le stalinisme n’apporte pas un message plus
libérateur, plus exigeant et apaisant que le christianisme pour l’homme et l’âme
individuelle. Il ne s’accommode pas de l’opposition, vie du civisme, ni de l’esprit de
critique et de libre recherche, vie de la Science, laquelle est à son tour indispensable au
progrès de la technique, faute de quoi nulle puissance ne pourra dominer. Enfin, niant toute
transcendance, il détend le [p. 253] ressort de l’inquiétude créatrice, et prépare un état
statique de la culture et de la société.
Mais le christianisme au contraire, si mal pratiqué qu’il demeure, a cependant prouvé
depuis vingt siècles sa faculté de produire ou d’intégrer les plus grandes nouveautés dans
tous les ordres, l’art, les sciences, la philosophie — sans renier ses bases évangéliques ; et
de durer sans nul changement profond au travers des régimes les plus variés. Il n’a jamais
renoncé à être missionnaire, à témoigner auprès de tous les peuples de sa vérité invariable
et de son ambition universelle. Il n’a jamais cessé d’offrir à tous les hommes, quelle que
soit leur race ou leur classe, ou leur degré d’évolution, la possibilité de se convertir à lui et
de devenir des « hommes nouveaux ». Il doit donc gagner à long terme — bien qu’un tel
pronostic soit encore tributaire de nos très courtes vues humaines. (En fait, il a « gagné »
dès que l’homme y croit, depuis 2000 ans à jamais, pour chacun et pour tous, contre
personne.)
L’histoire du monde commence au xxe siècle
Dire que l’empire de Che-Huang-Ti dans sa légende était la grande puissance du monde,
ce n’est rien dire, puisqu’il n’existait pas alors de monde mesurable et fini. Beaucoup
d’autres empires se pensaient le [p. 254]plus grand, dans leur canton de la planète. Mais
l’Europe la première a rendu l’histoire du monde simultanée. Tout d’abord par les grandes
découvertes, énumérant les civilisations, puis par l’exportation de sa technique.
L’Amérique et le communisme ont achevé l’œuvre sous nos yeux. Désormais, les temps et
les rythmes des civilisations et de leurs nations sont destinés à s’accorder : par la guerre
bien souvent puisque l’homme n’est pas bon, mais vers la paix quand l’accord s’établit par
l’échange des vertus et des vices dans la lutte.
Les rythmes de l’histoire sont dictés aujourd’hui par deux puissances antagonistes mais qui
se ressemblent déjà : l’Euramérique et l’Eurasie. Le rythme communiste ou le rythme
occidental semblent bien devoir s’imposer nécessairement à l’Asie mère. Ils la divisent
déjà en deux moitiés. Comment les accorder ? Ce serait faire une synthèse de la foi et de
l’utopie. On peut prévoir que l’utopie, échouant longtemps, sera vaincue. Ou bien que
l’Occident, lassé de sa liberté, le cède un jour à l’utopie presque à bout de course… Mais
c’est encore juger par nos passions présentes. Il se peut qu’une logique plus générale, régie
par la technique et la démographie, modifie prochainement le jeu mondial.
Je me transporte en esprit vers la fin de ce siècle, et je vois que le problème n’est plus du
tout capitalisme ou communisme, USA ou URSS. Il y a le camp des pays encore sous-
développés, ayant doublé de population, et le camp des pays relativement
équilibrés [p. 255] dans leur effort de production. La grande angoisse des années de guerre
froide a passé au second plan, ou bien est oubliée. La situation de l’URSS (aidée par
l’Occident ?) s’est améliorée à ce point que les Russes sont désormais dans le camp
des haves, confrontés à la Chine, chef du camp des have nots. Tout se ramène alors, en
apparences, au dialogue millénaire de l’Orient pauvre et populeux mais religieux, et de
l’Occident profane, riche et minoritaire. Mais déjà les deux termes sont en train de changer.
L’Occident, découvrant le loisir, se tourne vers les religions et les divertissements de la
culture. L’Orient, découvrant la technique et les moyens de surmonter sa misère, freine
d’autant sa fécondité et se met à penser dans nos catégories. L’unification relative des deux
moitiés de l’humanité va-t-elle désormais s’opérer sous le signe, d’ailleurs ambigu, du
Progrès technique et social ?
91. Ce sont aussi les pays où le sens du groupe privé, spontanément formé par des
citoyens qui se sentent responsables des affaires publiques, prime sur l’autorité de l’État
central, et l’influence en mille manières. Le non-conformisme des « dénominations »
protestantes favorise paradoxalement la formation d’une opinion commune, tandis que
la tradition centraliste romaine produit entre droite et gauche, cléricaux et anticléricaux,
une guerre inexpiable, et qui coupe en deux les nations.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : oriental, occident, technique, orient, dialogue, rêve,
occidental, valeur, Asie, inclusif, Carpin, preuve, base, résultat, temps.
[p. 256]

Chapitre XI
Où l’Aventure et la Voie se rejoignent
Le dialogue nécessaire et possible
Entre l’Orient et l’Occident jusqu’à ce siècle, le dialogue a toujours échoué, soit qu’il ait
tourné court à peine amorcé, soit qu’il ait aussitôt dégénéré en poussées militaires
alternées92, créant autant de malentendus durables qu’elles ne favorisaient d’échanges
désordonnés.
Alexandre n’a pas rejoint Chandragupta, le grand empereur du Gange. La mission de Plan
Carpin a échoué. Jean de Montecorvino est arrivé trop tard au rendez-vous avec le vieux
Kubilai Khan, fils d’une chrétienne. Les rares ambassades qui parvinrent à
circuler [p. 257] entre la Chine et les papes de Rome et d’Avignon, par l’intermédiaire des
princes nestoriens d’Asie et des moines franciscains, n’ont abouti qu’à des échanges
simplistes de grandioses prétentions dans le vide. Avant le christianisme, l’Europe avait
subi l’invasion répétée et à sens unique des religions du Proche-Orient ; la Grande Déesse,
Isis et Sérapis, Mithra, le Soleil invaincu. Puis l’Occident chrétien renversa le courant. Il
se fit missionnaire en Asie, créa des évêchés dans toute la Chine mongole, au Turkestan et
sur les côtes des Indes, pendant un Moyen Âge qui ne savait même pas le nom de
l’hindouisme, ni du bouddhisme, ni du tao93. Enfin, jésuites et protestants, dans l’ère
moderne, ont entrepris l’évangélisation de l’Asie non mahométane, mais le colonialisme
et la technique, puis le bolchévisme et le nationalisme ont obtenu des résultats beaucoup
plus vastes et spectaculaires, au détriment de la paix des Asiatiques et du prestige moral de
l’Occident. Ainsi, durant des millénaires d’échanges commerciaux et guerriers, d’aveugle
exploitation de l’un par l’autre, le dialogue des esprits n’a pas eu lieu.
Pourtant, le xixe siècle devait créer ses bases, et le xxe siècle devait éliminer le principal
obstacle à son institution. Les études orientales en Occident ne sont devenues
systématiques qu’avec le romantisme allemand. Peu après, l’influence protestante libérale
marquait [p. 258] le « Père de l’Inde moderne », Ram Mohan Roy, fondateur du Brahmo
Samaj, dont les disciples, en retour, ont donné de la pensée hindoue la version la plus
répandue, sinon la plus exacte, en Occident94. Enfin, l’abandon volontaire ou forcé des
colonies européennes en Asie vient de supprimer la cause la plus irritante du sentiment
d’inégalité qui s’opposait à tout dialogue fécond.
En même temps qu’il devient possible, le dialogue apparaît nécessaire. Et j’entends bien
un vrai dialogue au niveau des religions et des philosophies, c’est-à-dire au niveau créateur
des civilisations et des cultures. Dès lors, que les échanges se multiplient en fait, que l’Asie
s’industrialise, et que le temps des voyages cesse de nous séparer (nous faisons en un jour
d’avion un trajet qui prenait deux ans du temps de Plan Carpin et de Marco Polo) il devient
urgent de corriger les aberrations résultant de contacts anarchiques dans tous les ordres.
Tout échange est ambivalent. Il peut détruire autant que féconder. L’adoption de nos
machines et de certaines croyances, déduites de notre science de la matière, peut faire
dépérir dans d’autres civilisations le développement normal de leurs sciences spirituelles
ou physio-psychologiques. Et cela, au moment même [p. 259] où l’Occident commence à
soupçonner que ces autres sciences peuvent être « vraies » aussi, et même devenir vitales.
L’Aventure s’approchant de la Voie, l’une doit intégrer l’autre (mais au prix de sacrifices
dont il n’est pas du tout certain qu’ils seraient féconds), ou bien il faut chercher un principe
transcendant, dont un C. G. Jung en Europe, ou un Aurobindo en Inde, ont tenté d’entrevoir
la nature.
Un certain pragmatisme courant m’objecte ici qu’il serait dangereux de vouloir confronter
les principes, qu’il est plus sûr et plus facile de prendre pour base d’une entente ce que l’on
nomme « les convergences pratiques », c’est-à-dire concrètement les besoins matériels de
l’Orient surpeuplé et sous-alimenté. « On ne parle pas de philosophie ou de religion à ceux
qui demandent d’abord du pain. Ventre affamé n’a point d’oreilles. » Il peut sembler
pourtant que le contraire est vrai, que ce sont les repus qui n’écoutent pas, et que l’angoisse
est mère de la pensée. Si les anciens Hindous, les Sumériens, les Égyptiens et les Romains
avaient déclaré en leur temps : « Point de culture tant que des hommes ont faim ! » il n’y
aurait pas de civilisation. Nous serions sans moyens techniques de remédier à la famine.
Mais il y a plus. Adopter les besoins techniques comme base d’entente entre les deux
cultures, c’est imposer d’emblée une base occidentale au dialogue que l’on souhaite sur
pied d’égalité, et c’est en quelque sorte piper les dés, au seul profit de l’Occident (non du
meilleur). L’Orient, subitement confronté avec ces résultats partiels de nos[p. 260] valeurs,
que représentent la technique et les machines, peut certes y trouver le moyen de nourrir ses
populations ; mais il risque aussi d’en souffrir plus gravement à d’autres égards. Les maux
d’une technique étrangère à tous ses systèmes de pensée le trouvent beaucoup plus démuni
que ne le fut l’Occident devant ces mêmes défis. Nous étions en défense contre beaucoup
d’abus, et cela en vertu même des conceptions religieuses qui avaient permis l’usage
normal de la technique. Mais l’Orient hindouiste et bouddhiste se voit soumis, par la
présence et par la tentation de cette même technique, à un véritable chantage : ou bien ses
peuples meurent parce qu’ils s’accroissent trop vite, ou bien ils sont contraints d’adopter
nos méthodes, et avec elles, mais sans le savoir ni l’assumer, un ensemble d’options qui ne
sont pas orientales. Transcender cette alternative, ruineuse pour l’âme ou pour les corps,
au choix, n’est pas l’affaire des experts commerciaux, ni des hommes politiques, ni même
des sociologues. Le dialogue vrai ne saurait donc s’instituer qu’au niveau des options de
base, qui sont d’ordre métaphysique.
Difficulté du dialogue
Prenons un exemple précis : celui de l’aide technique que l’Occident est requis d’apporter
à l’Asie. « Il faut analyser les relations intimes qui existent[p. 261] entre les conditions
économiques et les valeurs culturelles », écrit le swami Siddheswarânanda. Et je
l’approuve d’autant plus qu’il justifie ainsi l’une des ambitions de ce livre. Mais il ajoute
sans transition : « Lorsque des millions d’hommes en Orient n’ont rien à manger, parler
d’humanisme et de l’évolution de l’idéal de l’homme n’est qu’une caricature ; il faut
prendre des mesures efficaces pour liquider l’ignorance, la faim et la maladie95. » Cette
phrase mérite un examen sérieux.
On nous disait (soit en Orient, soit dans les cercles occidentaux qui aiment à parler de notre
décadence) : « Vous avez négligé l’Esprit et l’Âme, vos valeurs sont matérialistes et vous
ne croyez qu’à la technique. » On nous dit aujourd’hui : « Ne venez pas nous parler de vos
valeurs humanistes ou spirituelles, quand par millions nous mourons de faim. Sauvez nos
corps par vos techniques. » Et certes nous ne le refuserons pas : ce serait contraire à nos
valeurs comme à nos absolus chrétiens. Mais nos techniques aussi sont nées de ces valeurs,
que vous avez longtemps rejetées. Vous avez préféré l’Esprit impersonnel, méprisant la
matière et les corps. Cette préférence fondamentale n’est pas sans liens avec les maux
physiques dont vous souffrez. Vous exigez maintenant les résultats de nos propres valeurs,
que vous jugiez mauvaises, pour vous sauver des résultats de vos croyances que vous tenez
encore pour supérieures.
[p. 262] N’y a-t-il pas là quelque injustice profonde ? N’est-il pas temps de reconnaître que
nos valeurs n’étaient en somme pas si mauvaises, puisque les résultats qui en découlent
logiquement sont seuls capables de guérir des maux permis ou tolérés par votre spiritualité,
qui n’était en somme pas si bonne ?
À quoi d’autres swamis, plus orthodoxes (et certainement aussi nombre d’Occidentaux) ne
manqueraient pas de répondre qu’en effet, l’Esprit ne peut être atteint par ce qui atteint les
corps, dont les besoins ne sauraient être tenus pour primordiaux. Les vérités de l’Orient
gardent donc leur plein droit de condamner les erreurs de l’Occident. En revanche,
l’Occident se doit, au nom de ses croyances et dans son plan, de venir en aide aux
Orientaux.
Je ne tranche pas la question, mais elle se pose. Il faut l’envisager avec franchise, si l’on
veut un dialogue valable.
Un autre exemple peut faire sentir les difficultés inhérentes à la confrontation des grandes
doctrines orientales et occidentales : je le nommerai le paradoxe de l’unité. La conception
occidentale de l’unité est essentiellement exclusive, tandis que l’orientale est inclusive.
L’unité invoquée par les épîtres pauliniennes était synonyme de l’Amour, de l’absence de
partis hostiles et d’oppositions fanatiques ; mais elle est devenue dans l’Église, dès le temps
des conciles, et sans nul doute par contamination de l’ambition impériale (byzantine autant
que romaine), synonyme d’uniformité autoritairement établie. D’où [p. 263] l’hostilité
passionnée à l’égard de ceux qui diffèrent sur des points de doctrine ou de dogme,
l’opposition rigide aux autres formes de religion, et l’impitoyable exclusion des hérésies.
En fait, le dogme de l’Église s’est créé à coups d’anathèmes. Si l’on regarde de près
l’Enchiridion du P. Denzinger, recueil des articles de foi et décisions des conciles et des
papes, on vérifie très vite que la tradition dogmatique prospère et s’enrichit principalement
à la faveur des hérésies : leurs condamnations successives constituant les stratifications (et
non pas l’évolution) de l’orthodoxie. Celle-ci tend à devenir de plus en plus comme le
négatif des doctrines (ou opinions particulières) qu’elle a déclarées anathèmes. En
revanche, les upanishads adoptent et favorisent une attitude inverse : l’acceptation de toutes
les formes d’adoration que peut imaginer l’homme devant Dieu. Tous les chemins mènent
à Dieu, dit en somme la Bhagavad-Gita96. Tous les chemins doivent mener à Rome d’abord,
dit l’Église catholique. Et les réformateurs ne seront pas moins exclusifs, encore qu’ils
simplifient le système de références et qu’ils excluent les critères d’exclusion réputés non
évangéliques, mais c’est pour rendre encore plus absolus ceux qu’ils maintiennent ou
restaurent. Cependant, la tolérance védantique a conduit l’Inde à la résignation, tandis que
l’unitarisme autoritaire de l’Occident a provoqué des tensions créatrices, renforçant les
diversités et favorisant pratiquement les libres [p. 264] choix de la personne. Il s’agit donc
de comparer deux systèmes de conventions de base, l’un tolérant et inclusif, l’autre unitaire
mais créateur de diversités dynamiques.
En regard de ces difficultés, dont je n’ai donné que deux exemples, certaines convergences
se dessinent. La preuve de « réalité » par la matière est en train d’être dépassée en Occident,
tandis que la cosmogonie traditionnelle des Hindous gagne en vraisemblance
« scientifique » du point de vue des Occidentaux. Et la psychologie de l’inconscient
inaugurée par Freud et développée par Jung, rejoint l’expérience des yogis, dérivée d’une
physiologie non point matérialiste mais « mystique ».
Il faudrait comparer nos rêves
Au stade présent de l’Aventure occidentale, on dirait qu’il n’est plus qu’un seul des rêves
constants de l’humanité qui ne soit pas théoriquement réalisable : connaître l’au-delà de la
mort. Mais presque tous les autres : voler dans la hauteur, nager au fond des mers, faire de
l’or, rajeunir, voyager dans la lune, lire les pensées, tuer ou guérir sans contact… — tout
est là, ou peut l’être bientôt. Déjà nous volons, transmutons les métaux, dépassons la vitesse
du son, prolongeons [p. 265] de deux à trois fois la durée moyenne de la vie, voyons ce qui
se passe aux antipodes, parlons avec des invisibles, tuons à grande distance, et dialoguons
avec la lune. Déjà nous connaissons les principes théoriques de réalisation de bien d’autres
rêves. Il serait surprenant que tel d’entre eux se révèle à jamais utopique, et démontrer qu’il
l’est représenterait déjà une découverte aussi intéressante que celles qui conduiraient à le
réaliser…
En gros et au total, tout se passe comme si nos rêves étaient les gages de nos futures réalités,
et représentaient ainsi une sorte de mémoire anticipée des choses à venir ; comme si
l’homme était en puissance de tout ce qu’il peut imaginer ; comme si la vérité devait
devenir un jour ce que nous rêvons qu’elle est, et cela seul. L’homme est défini par ses
rêves qui, bien plus que l’action, façonnent son réel.
Mais quel est le rêve oriental ? Nous voulions contrôler la physis, eux la psyché. Nous
avons largement réussi. Mais ce succès nous pose d’autres questions plus vastes : que faire
du monde ainsi domestiqué, de l’espace, du temps et du loisir conquis ? Nous voulions
aussi démontrer l’impossibilité de certains phénomènes, ou de certaines conceptions que
l’Asie tient pour vraies : la magie, le contrôle des sources de la pensée, l’idéalité du réel et
la réalité des forces transcendantes. Au moment où tout cela se voit remis en question dans
la conscience occidentale — la science-fiction en est le signe indubitable — au moment où
le danger qui nous guette n’est plus [p. 266] celui d’échouer dans notre effort constant, mais
au contraire de réussir, et puis après ? — nous interrogeons anxieusement la sagesse
différente de l’Orient. Aurait-elle réussi dans son domaine — celui que nous avions
négligé ? Peut-elle nous protéger contre les conséquences de nos succès vertigineux ? Et
nous donner le principe d’un équilibre qui nous permettrait peu à peu de nous tourner vers
d’autres buts, sans verser dans l’hybris ou la démence ?
Je souhaite qu’un Oriental, répondant à ce livre, nous décrive à son tour la Voie comme
j’ai tenté de le faire pour l’Aventure, et nous montre la cohérence (ou parfois les
contradictions) des grandes options ou rêves animateurs de sa moitié de l’humanité ; et les
réalités vécues qui en sont nées.
On ne peut comparer deux rêves de cette nature, mais bien leurs effets dans la vie. Le rêve
de Colomb a produit l’Amérique, celui des alchimistes et savants, la technique. Le rêve des
sages de l’Est conduit-il au salut, à la paix véritable de l’âme ? C’est la question de la
preuve qui se pose ici.
Confronté à l’Orient, l’Occident apparaît comme le monde de la preuve par l’effet
matériel : les miracles d’abord (changer l’eau en vin, ou guérir un paralytique) puis les
expériences concluantes (l’avion vole, la bombe éclate au centième de seconde prévu) ;
dans les deux cas, l’effet probant est de nature tangible ou mesurable. Mais la preuve par
l’effet spirituel, seule convaincante pour l’Oriental en tant que tel, nous semble invérifiable,
arbitraire, non probante. En [p. 267] revanche, nos preuves paraissent tautologiques. La
Bombe éclate, c’est entendu : on avait tout arrangé pour cela ! Qu’est-ce que cela prouve,
sinon ce que nous savions déjà ?
Serrons encore d’un peu plus près le malentendu, et la nécessité de le dépasser. Je rappelais
que les Orientaux ont multiplié les recettes (psychosomatiques, dirions-nous)
d’immortalité sur la terre, même lorsqu’ils enseignaient que la vie n’est qu’illusion. Mais
aucun ne devint immortel. Nous cherchons plutôt les moyens de gagner du temps, et les
trouvons par la technique. Sur quoi le mandarin visitant nos usines : quand vous aurez tout
le temps, qu’en ferez-vous ? (Mais lui, s’il devenait immortel ?) Le problème de l’emploi
du temps libre se posera donc demain, par notre fait, dans la réalité sérieuse et quotidienne.
Mais voici le paradoxe concret : les qualités techniques, l’attitude utilitariste, l’efficience
en un mot, qui ont permis au problème de se poser, sont précisément les qualités et attitudes
qui prédisposent le moins à l’usage fécond du loisir. À l’inverse, les valeurs orientales
préparent au loisir et le supposent, mais n’ont pu le procurer au grand nombre. Au moment
même où l’Occident serait en mesure d’en instituer les conditions pour tous, il se voit
appauvri spirituellement, tandis que l’Orient se jette sur nos techniques et en oublie ses
valeurs propres, qui seraient celles dont nous aurions le plus grand besoin…
[p. 268] Je vois bien ce qui nous cache encore la pleine réalité de tels problèmes : c’est la
misère encore réelle et scandaleuse des prolétaires, les contradictions économiques encore
aiguës, les luttes politiques et idéologiques toujours bruyantes au sein du monde occidental.
Mais on ne résout jamais un conflit dans son plan : il faut passer au-delà, soit dans le temps
et l’espace, soit dans les dimensions spirituelles. L’au-delà des crises occidentales
présentes, je le vois dans la confrontation de notre Aventure — prenant alors conscience
d’elle-même — et de la Voie traditionnelle, soumise à la question de notre présent vivant,
dans une perspective mondiale.
92. Des guerres médiques à Port-Arthur, en passant par les conquêtes d’Alexandre,
l’incursion d’Attila, les Croisades, la ruée mongole, Nicopolis et Lépante, puis
la courte période — mais spectaculaire et lourde de conséquences — du colonialisme
européen. Les Indes deviennent colonie anglaise en 1786 pour un siècle et demi
seulement : c’est à peine 1/16e de l’histoire des relations entre l’Orient et
l’Occident.93. Des infiltrations bouddhistes (d’ailleurs manichéisantes) se produisent
probablement au xiie siècle dans le Midi de la France, mais ne sont pas connues comme
telles, à cette époque.94. Ramakrishna est le mieux connu d’entre eux en Europe (voir sa
biographie par R. Rolland). D’autre part, le Brahmo Samaj devait ouvrir la voie à la
théosophie de Mrs. Annie Beasant, dont les théories, hautement critiquables du point
de vue des orthodoxies hindouistes, n’en ont pas moins attiré vers l’Inde de nombreux
esprits occidentaux.95. Cité d’après Humanisme et éducation en Occident et en Orient,
recueil édité par l’Unesco en 1953, p. 228.96. Chap. iv, vii, ix en particulier.

L’Aventure occidentale de l’homme (1957)


Mots clés (automatique) : Minerve, quête, Ulysse, XIILa, poursuivre, héros,
mentor, Laerte, nombreux, transposable, foudroyant, Ithaque, réponse,
occident, songeant.
[p. 269]

Chapitre XII
La quête sans fin
L’Aventure se poursuit. Si l’on demande où elle va, qu’on regarde d’abord d’où elle vient,
et comment, jusqu’ici, elle est allée. On verra que la Question même est spécifique de
l’Occident. Toute réponse décisive annoncerait donc la fin de notre civilisation, son
épuisement intime, et toujours préalable à l’anéantissement par une force étrangère. Je n’ai
pas eu d’autre intention que de mieux définir la question, en cela fidèle à l’Occident qui
m’a formé. Qui voudrait à tout prix une réponse, et refuserait de la trouver lui-même, dès
lors qu’il sait qu’il n’en est point de vraiment générale et transposable — il quitterait en
esprit cette expérience humaine qui depuis deux-mille ans a forgé les destins mais aussi
fomenté les libres vocations de la race blanche, aventureuse moitié du monde. La Quête
est notre forme d’exister.
Et pourtant, songeant à l’Orient, j’invoquerai le précédent fabuleux de la conclusion d’une
autre [p. 270] Quête. Ulysse a rejoint son Ithaque. Il a gagné sa paix. Mais un dernier
combat l’oppose au parti plus nombreux de ceux qui le tenaient pour mort et condamné. Et
soudain la Sagesse éternelle apparaît, Minerve s’adresse au héros :
Fils de Laerte nourri du Ciel, Ulysse aux nombreux artifices, calme-toi ! Ne poursuis
pas cette guerre civile ! Crains d’irriter le Dieu qui voit très loin !
Ainsi parle Minerve, fille de Zeus foudroyant. Le héros plein de joie lui obéit. Et la
déesse, sous les traits de Mentor, fait conclure entre les deux partis, pour toujours,
une alliance sincère.
Noël 1954-Pâques 1955.

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