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Messianisme et philologie du langage

Marc de Launay

MLN, Volume 127, Number 3 , April 2012 (German Issue), pp. 645-664 (Article)

Published by Johns Hopkins University Press


DOI: https://doi.org/10.1353/mln.2012.0083

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Messianisme et philologie du
langage

Marc de Launay

Dans son poème « Résignation », Schiller écrit « die Weltgeschichte ist


das Weltgericht », et comme l’allemand n’attribue pas au sujet de lieu
syntaxique défini dans la phrase, le vers reste suspendu dans une
ambiguïté sans doute voulue, simplement parce que Weltgeschichte
(histoire universelle) et Weltgericht (tribunal universel ou Jugement
dernier) peuvent y intervertir leur fonction de sujet et de prédicat.
Si l’histoire universelle est l’accomplissement d’un verdict déjà arrêté
quant au monde, le jugement étant préalablement rendu, l’histoire
n’est que l’exécution de ce verdict et son cours obéit à cet arrêt. Si,
inversement, le Jugement dernier est le terme d’une histoire, il sera
fonction de ce que cette histoire mondiale aura été ; son contenu sera
constitué de ce que l’histoire aura produit et qui n’est ni d’avance
fixé ni entièrement discernable à chaque présent. Dans le premier
cas, l’interprétation du messianisme sera « nihiliste », on aura affaire
à un messianisme de rupture (souvent apocalyptique, voire, parfois
antinomiste1) ; dans le second, à un messianisme d’accomplissement2.

1
C’est, de manière exemplaire, le cas de certaines sectes gnostiques manichéennes
(celle de Carpocrate, par exemple, au IIe siècle de notre ère), du courant sabbatianiste
et de son prolongement, au XVIIIe siècle dans les sectes frankistes (cf. G. Scholem,
«  La Rédemption par le péché  », Le Messianisme juif, trad. fr. B. Dupuy (Paris  : Cal-
mann-Lévy, 1974).
2
Plus proche d’une conception comme celle de Hermann Cohen, Religion de la Rai-
son tirée des sources du judaïsme, trad. A. Lagny et M. de Launay (Paris : PUF, 1994). Cf.,
également, P. Bouretz, Témoins du futur (Paris : Gallimard, 2005).

MLN 127 (2012): 645–664 © 2012 by The Johns Hopkins University Press
646 Marc de Launay

On peut se risquer à transposer au langage ce qui vaut pour l’histoire,


dans la mesure où l’on isole pour terme de comparaison et critère
d’évaluation une conception d’arrière-plan de ce qui peut leur être
commun, c’est-à-dire une conception du temps où reparaît l’alternative
évoquée dès le début : ou bien le temps est dissocié de l’histoire pour
en être l’origine et la fin d’ores et déjà arrêtées ; ou bien le temps est
lié à l’histoire (sans s’y confondre), et il est alors possible d’articuler
un champ d’expériences (une tradition) et un horizon d’attentes
(une promesse, par exemple, ou un projet). Transposée au langage,
cette alternative prend la forme suivante : soit la source du sens est
antérieure et supérieure à tout langage possible, et donc aussi à toute
langue, et sa manifestation plénière implique la rupture ou la mort
des langues  ; soit le sens est produit par des langues et ce qu’il est
comme ce qu’il signifie n’est pas encore défini. Dans le premier cas,
il s’agit de retrouver les traces du sens dans le langage en général, les
langues et les œuvres plus particulièrement – le commentaire ayant
alors pour finalité en quelque sorte une techouvah du sens dont la
plénitude est historiquement aliénée en autant de traces –, le sens
étant d’emblée un événement extra-historique même s’il fonde toute
l’histoire ; dans le second, il s’agit autant de prolonger une tradition
que d’innover par rapport à ce qu’elle lègue, et le commentaire n’est
plus investi d’une fonction sotériologique, mais cherche à restituer
à une parole sa singularité, donc à montrer comment les traditions
se forment et se transforment ; le sens est, dans l’histoire, un événe-
ment historique même si les modalités de son élaboration peuvent
être transhistoriques, référées à une réflexivité innovante, humaine,
artistique et intellectuelle.
L’arrière-plan philosophique, dans le second cas, mobilise des pen-
seurs qui ont développé une conception des liens entre langage et
histoire, sens et temps, qui n’ont pas comme horizon un messianisme
de rupture, mais, le cas échéant, un messianisme d’accomplissement :
cette lignée, qui part d’une constellation kantienne, a été inaugurée, à
l’époque moderne, par Schleiermacher3 et Humboldt4, et, au tournant
du XIXe siècle par Rickert5.

Pour entrer véritablement dans la complexité évoquée de l’une


des constellations où les rapports du langage au messianisme sont

F. D. E. Schleiermacher, Herméneutique, trad. et préf. Ch. Berner (Paris : Le Cerf, 1987).


3

G. de Humboldt, La Tâche de l’historien, trad. A. Disselkamp et A. Laks, introd. J.


4

Quillien (Lille : PUL, 1985).


5
H. Rickert, Le système des valeurs, trad. et préf. J Farges (Paris : Vrin, 2007).
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compris de manière radicale et dans une perspective apocalyptique


ou, du moins, dans celle d’une rédemption fondée sur la temporalité
de l’instantanéité, on peut partir des discussions qui ont intimement
lié Walter Benjamin et Gershom Scholem durant les années qu’ils
passèrent souvent ensemble, de 1915 à 1923, à Berne, et dont Scho-
lem a écrit qu’elles furent pour lui tout à fait décisives. Certaines
de ces discussions se sont sédimentées dans des textes dont l’un des
plus célèbres est le passage d’une lettre de Benjamin à Scholem qui
est devenu l’essai connu sous le titre « Sur le langage en général et
le langage humain  » qui date de 1916, l’époque où les deux amis
discutaient dans le cadre de ce qu’ils avaient appelé, en reprenant le
nom d’un quartier de Berne, l’« université de Muri ». Les réflexions
développées dans ce texte par Benjamin se prolongeront dans l’avant-
propos de sa thèse sur L’origine du drame baroque allemand et jusque dans
la préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, «  La
tâche du traducteur » ; mais font également partie de cet ensemble
ses « Thèses » sur « Le concept d’histoire » qui datent apparemment
de 1940 bien que Benjamin ait dit qu’il les avait portées en lui durant
vingt ans.
Il n’est pas question ici d’examiner en détail l’ensemble de ces
textes, d’autant que, dans l’esprit de Benjamin, ils sont indissociables
de ceux que Scholem avait écrits durant cette même époque ou qu’il
a conçus à ce moment-là, même s’il ne les a publiés que bien plus
tardivement, c’est le cas non seulement des « Dix propositions non
historiques sur la kabbale »6, mais surtout de l’étude sur « Le nom de
Dieu et la théorie kabbalistique du langage »7. Mais c’est bien dans ce
contexte des discussions entre Benjamin et Scholem qu’il faut situer
le débat de fond entre les deux conceptions, évoquées plus haut, du
langage, sur la base d’une opposition entre conception « mystique »
de l’histoire et conception « philologique ».
On s’est maintes fois posé la question de savoir d’où Benjamin avait
tiré ses sources en écrivant son essai de 1916 « Sur le langage en général
et sur le langage humain ». Bettina Menke8, Winfried Menninghaus9,

6
G. Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque, préf. M. Kriegel (Paris : Cal-
mann-Lévy, 2000).
7
Ce texte fut d’abord celui d’une conférence « Eranos » publiée dans Eranos Jahrbuch,
n° 39 (1970) (repris et traduit en français par M. Hayoun et G. Vajda in Le Nom et les
symboles de Dieu [Paris : Le Cerf, 1988]).
8
B. Menke, Sprachfiguren (Munich: Fink, 1991) 29.
9
W. Menninghaus, Walter Benjamins Theorie der Sprachmagie (Francfort/M.: Suhrkamp,
1980) 189.
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Stéphane Mosès10, et Susan Handelmann11 militent en faveur de l’idée


que Benjamin aurait, par ce texte, influencé Scholem, et ainsi l’aurait
encouragé à se plonger dans l’étude des kabbalistes ; Richard Wolin12,
Robert Alter13 et Moshe Idel14 défendent la thèse inverse : Scholem,
déjà immergé dans la lecture des kabbalistes, aurait insufflé à Benja-
min l’intuition qui commande l’essentiel de son travail15. Il est certain,
en tous cas, que Benjamin ne savait pas l’hébreu, n’avait donc accès
à aucune des sources à l’époque accessibles, et qu’il ne mentionne,
dans ce texte, aucun auteur juif, a fortiori aucun kabbaliste16. Il est, en
revanche, possible que Benjamin ait puisé à des sources mystiques,
Jakob Böhme, et il est certain qu’il a lu Hamann – deux auteurs dont
les intérêts qui confinaient à ceux de la mystique les avaient sans doute
rapprochés des sources kabbalistiques. Il est également possible, c’est
même tout à fait vraisemblable, que Scholem et Benjamin aient tout
simplement longuement discuté à partir des premières lectures faites
par Scholem des textes kabbalistiques publiés en Allemagne dans le
courant du XIXe siècle17. Sur cette question philologico-historique,
Moshe Idel donne un excellent éclairage en retraçant soigneusement
les différentes étapes au cours desquelles Scholem a peu à peu appré-

10
S. Mosès, L’Ange de l’histoire (Paris : Le Seuil, 1992) 252 sq.
11
S. Handelmann, Fragments of Redemption (Bloomington: Indiana UP, 1991) 77.
12
R. Wolin, Walter Benjamin. An Aesthetic of Redemption (New York: Columbia UP,
1982) 39–41.
13
R. Alter, Necessary Angels. Tradition and Modernity in Kafka, Benjamin, and Scholem
(Cambridge (Mass.): Harvard UP, 1991) 46.
14
M. Idel, « A. Aboulafia, G. Scholem and W. Benjamin, on Language », in Jüdisches
Denken in einer Welt ohne Gott (Berlin: Vorwerk 8, 2000). Cf., également, L’Expérience
mystique d’Abraham Aboulafia (Paris : Le Cerf, 1989).
15
Avant 1920, Scholem ne connaissait que les textes d’Aboulafia traduits par A. Jel-
linek à partir de 1853 ; mais en 1916, il ne pouvait transmettre à Benjamin une vue
maîtrisée de L’Épître des sept voies, par exemple (Paris  : Éd. de l’ Éclat, 1985, préf. S.
Trigano, trad. J.-Ch. Attias).
16
Scholem écrit, dans une conférence de 1964 sur Benjamin, qu’il lui a fait connaître,
en 1916, l’existence de l’ouvrage de F. J. Molitor sur la kabbale, Philosophie der Geschichte,
oder über die Tradition, Francfort/M., 1827, et que Benjamin acquit ainsi l’un « des pre-
miers ouvrages sur le judaïsme » ; cf. G. Scholem, Fidélité et utopie, trad. M. et J. Bollack
(Paris : Calmann-Lévy, 1978) 131.
17
Scholem a débuté ses lectures de textes kabbalistiques en 1915. Le texte de Benjamin,
aux dires de Scholem, fut une réponse à une lettre que ce dernier lui avait envoyée à
propos des rapports entre mathématiques (Scholem avait étudié cette discipline avant
de se vouer à l’histoire) et langage. Dans son ouvrage biographique, De Berlin à Jérusa-
lem, Scholem mentionne, en la datant de fin novembre 1920, une conversation entre
Benjamin et lui : Scholem faisait part à son ami d’un changement dans l’orientation de
ses recherches ; il allait abandonner la problématique du langage kabbalistique, rebuté
par la difficulté des textes auxquels il était confronté, spécialement ceux d’Aboulafia.
M L N 649

hendé l’univers kabbalistique18. Plus simplement, il n’est pas invraisem-


blable que Benjamin ait développé les idées essentielles de son essai
à partir d’hypothèses qu’on rencontre également dans la scolastique
médiévale, chez les tenants du courant « réaliste », c’est-à-dire chez
des penseurs qui affirmaient la « réalité » des concepts généraux, les
« universaux ». Benjamin évoque d’ailleurs explicitement cette source
dans son essai de 1916 lorsqu’il parle de la « gradation de toute essence
spirituelle aussi bien que linguistique, selon des degrés d’existence
ou d’être comme ceux auxquels la scolastique déjà était accoutumée
en ce qui concerne les essences spirituelles »19. Cette même référence
se rencontre dans l’avant-propos à l’Origine du drame baroque allemand,
dont Benjamin situe la conception en 191620, et les deux petits textes
de la même époque – « Trauerspiel et tragédie », « La signification du
langage dans le Trauerspiel et la tragédie » – présentent des dévelop-
pements analogues, issus d’une même matrice intellectuelle.
Les thèses développées par Benjamin dans son essai sur le lan-
gage découlent logiquement de deux présupposés fondamentaux  :
1) l’essence de toute réalité est d’ordre langagier21  ; 2) la nature
du langage est d’être constitué de noms. Les choses ont donc une
essence linguistique, et s’il est possible d’affirmer cette proposition,
c’est précisément parce que «  ce qui est communicable dans une
essence spirituelle, c’est son essence linguistique  ». Le langage ne
communique pas quelque chose qui serait extérieur à lui, mais se
communique lui-même  : puisque «  rien ne se communique par le
langage, ce qui se communique dans le langage ne peut être limité
ou mesuré du dehors, et c’est pourquoi chaque langue a son infinité
incommensurable et unique en son genre ; sa limite est définie par
cette essence linguistique, non par ses contenus verbaux22. L’essence

18
M. Idel, «  A. Aboulafia, G. Scholem and W. Benjamin, on Language  ». Cf., éga-
lement, «  À la recherche de la langue originelle  », Revue d’histoire des religions 213.4
(1996) : 423–32.
19
W. Benjamin, Œuvres I, trad. fr. P. Rusch et R. Rochlitz (Paris : Gallimard, 2000)150.
20
W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, I. Wohlfahrt (Paris : Flammarion,
1985) 37.
21
M. Idel a fort bien souligné que « le passage d’une vision cosmogonique à une vision
épistémologique du langage représente le point de divergence le plus fondamental
des Modernes par rapport aux conceptions qui prévalaient dans le judaïsme médiéval
sur l’appréciation du langage » (cf. « Langue et kabbale. Le langage mystique : de la
cosmogonie à l’épistémologie », Revue de l’histoire des religions, n° 4, 1996). Ce n’est plus
le monde en lui-même qui est structuré par le langage, mais la perception que nous en
avons. Indépendamment de sa connaissance des sources spécifiquement juives, Benjamin
a donc pu très logiquement reconstruire une conception du langage partagée par la
plupart des mystiques médiévales.
22
Benjamin, Œuvres 1 : 146.
650 Marc de Launay

linguistique n’est pas la structure d’une langue qui se manifesterait


à travers les divers «  aspects  » selon lesquels telle langue traite une
même réalité, car cela impliquerait que l’essence de telle langue
inclurait précisément sa syntaxe. Or Benjamin poursuit en expliquant
que si l’on applique cette thèse de l’essence linguistique à l’homme,
« l’homme communique sa propre essence spirituelle en nommant »,
mais non par les noms qui serviraient à désigner quelque chose, car
« cette vue est la conception bourgeoise du langage »23. La communi-
cation aurait alors pour destinataire l’homme désignant pour un autre
homme un objet grâce à des mots. L’essence spirituelle de l’homme
se communique à Dieu dans le nom. Le nom, ainsi entendu, est « ce
par quoi rien ne se communique plus et ce en quoi le langage se
communique lui-même et de façon absolue »24. La nature, les choses
ont un langage, mais sont muettes, car seul l’homme donne des
noms  ; choses, nature se communiquent dans l’homme, dans son
langage, et si l’homme parvient à une quelconque connaissance de
ces choses, de cette nature, c’est dans le nom : « La création divine
s’achève lorsque les choses reçoivent leur nom de l’homme, cet homme
seulement à partir duquel, dans le nom, le langage parle (die Sprache
spricht).25  » Benjamin cite alors le passage de Genèse 2, 19-20 où
l’adam – « parce qu’il n’est pas bon qu’il reste seul » – doit nommer
les animaux sans néanmoins que cette nomenclature, ce lexique qui
ne peut pas encore être un langage véritable, lui permettent de ren-
contrer sa « contrepartie ». La nomination par l’adam des animaux
ne peut ni être un langage ni être l’achèvement de la création. Un
langage, dans ce cas-là, ne peut être qu’une langue ; d’autre part, et
puisque la création est achevée au sixième jour, son parachèvement
n’est pas la nomination par l’adam des animaux, mais l’aboutissement
de la quête qui a commandé cette nomination : la découverte ou la
rencontre d’une contrepartie, d’une interlocutrice qui sera d’abord
désignée par un nom commun arbitraire – « une femme », « isha »
qui fait pendant à « ish », l’homme masculin – avant de recevoir, bien
après26, un nom propre motivé27, Ève, Hava, la « vivante ». Benjamin

23
Benjamin, Œuvres 1 : 147.
24
Benjamin, Œuvres 1 : 148.
25
Benjamin, Œuvres 1 : 148.
26
Genèse 3, 20.
27
C’est à Adam que le texte attribue la tâche de justifier le nom d’Ève en réaction, à
la malédiction divine qui vient de lui rappeler sa condition mortelle en jouant sur le
signifiant de son nom (adama : terre) : « poussière tu es, tu retourneras à la poussière ».
Adam oppose à la mortalité humaine, l’histoire de l’humanité rendue possible par Ève.
M L N 651

oublie que l’acte de nomination auquel se livre l’adam est un échec28


auquel succède sans transition la « torpeur » où il se trouve plongé
pour ne pas assister à la genèse de la femme : autrui lui restera donc
impénétrable, et même si une identité sexuellement différenciée
lie l’homme à la femme, l’interlocution restera à tout jamais affaire
d’asymétrie : autrui peut bien parler une même langue, son langage
ne tombera jamais sous le contrôle d’un même. Cette différence dans
l’origine, reconnue par le texte biblique, a pour conséquence que
l’homme (non pas la femme) « devra quitter son père et sa mère »
(Genèse 2, 24) pour se lier à sa femme – quitter sa « tradition » pour
entrer dans une relation où l’interlocution exige un décentrement,
voire une innovation à titre de condition de possibilité. Nulle part, le
texte biblique ne suggère qu’il pourrait y avoir une origine divine des
langues ; mais l’insistance sur l’interlocution se révèle on ne peut mieux
dans l’exposition sous forme de récit des conséquences désastreuses
de son absence : de même qu’Adam et Ève ne se parlent pas, même
lorsqu’il s’agit de la transgression qu’ils accomplissent tous deux,
Caïn et Abel ne sauront pas davantage s’adresser la parole, et leur
rencontre ne peut alors qu’être réglée par la violence. Plus encore,
ceux qui se prennent pour les fils de Dieu et « choisissent des femmes
pour leur beauté 29» – sans les reconnaître pour des interlocutrices –
déclencheront ainsi le déluge dont la résolution aura pour condition
la diversité des langues, tandis que l’épisode de Babel révèlera que la
nostalgie régressive d’une langue « une », refusant la dispersion et la
différence, aboutit à la pure et simple confusion30.
Benjamin, fidèle à son refus de la conception bourgeoise du
langage, c’est-à-dire utilitariste et conventionnelle, devrait fustiger

28
Nommer les animaux n’a pas pour cause première ni pour cause finale l’exercice
d’un pouvoir de nomination : la finalité de cet exercice de langage est de montrer à
quelle condition il peut être mis fin à la solitude : le texte biblique semble revenir sur ce
qui a déjà été « créé », l’homme et la femme (Genèse, 1, 27) ; en fait, Genèse 2 montre,
en détail, cette fois, les conditions de possibilité d’une relation autre que simplement
sexuée, et la médiation essentielle se révèle être le langage, qui d’ailleurs prime sur
la relation sexuelle, commune à tous les animaux. L’injonction faite à l’homme de
« quitter son père et sa mère » pour s’unir à sa femme introduit une rupture dans la
répétition purement instinctive de la fécondation. De tous les animaux qui partagent
avec le genre humain le fait d’avoir «  un souffle de vie  », l’homme se distingue en
faisant un usage différent de son « souffle ».
29
Genèse 6, 2.
30
Contrairement à la représentation ordinaire et habituelle, la différence des langues
n’est pas le résultat d’un châtiment divin frappant Babel (cf. Genèse 10, 32), mais un
état de fait qui doit être reconnu comme tout aussi nécessaire que le partage de la terre.
Le verdict frappant Babel contraint ceux qui ont voulu se soustraire à la dispersion et
à la différence de s’y conformer.
652 Marc de Launay

l’acte de nomination par l’adam des animaux puisque, par avance,


Dieu lui-même semble vouloir se conformer à la manière dont Adam
distribuera les noms31. Surtout, son interprétation s’écarte du texte
biblique, de sa logique interne et de la manière dont il faut jouer
les ressources d’une langue contre des attentes convenues ; il choisit
ainsi de « lire » le texte à travers le targoum qui explicite plutôt qu’il
ne traduit Genèse 2, 7 («  l’homme devint une âme vivante  ») en
considérant que ce qu’insuffle Dieu à l’homme est en même temps
esprit et langage (« l’âme devint un esprit doté de parole ») : ainsi,
le langage est-il « donné » avec l’« âme ». Or la faculté de langage,
si elle est universelle, ne débouche évidemment pas sur une langue
unique. Ce n’est pas le langage qui est réalité dernière, inexplicable
et mystique, mais il est compréhensible que la diversité des langues
suscite la nostalgie d’un état indifférencié – comme on en trouve un
écho chez Mallarmé : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs,
manque la suprême »32.
La conception de Benjamin suit la logique introduite par la prémisse
selon laquelle Dieu seul possède un verbe créateur ; autrement dit, en
lui, « le rapport du nom à la connaissance est absolu », ce qui implique
que « tout langage humain n’est que le reflet du verbe dans le nom »33.
Plus encore, « la langue de l’homme au paradis a dû être celle de la
connaissance parfaite »34 ; du même coup, le péché est interprété sous
trois modalités langagières : a) pécher consiste à faire du langage un
moyen, un instrument ; Benjamin y voit la source de l’état de fait ulté-
rieur, c’est-à-dire de la pluralité des langues35 ; b) pécher c’est porter
un jugement nécessairement médiat en le substituant à l’immédiateté
du nom, dépositaire du verbe créateur absolu ; autrement dit, c’est
introduire une distance, une dualité, entre ce qui est jugé et l’instance
qui juge  ; c) ainsi, pécher, c’est préférer l’abstraction produite par
l’acte de jugement : toute communication est nécessairement médiate,
elle mobilise des mots comme des instruments, des truchements de
son intention, et, là encore, se détourner de l’immédiateté plénière
du sens entraîne une chute dans le bavardage. Ultime conséquence,

31
Genèse 2, 19.
32
Cf. « Crise de vers », Œuvres complètes (Paris : Gallimard, « La Pléiade », 1945) 363.
33
Benjamin, Œuvres 1 : 154.
34
Il devient alors impossible, du point de vue de l’exégèse du texte biblique, de
comprendre autrement le péché qu’en supposant une éclipse de cette connaissance
parfaite, et la fonction d’Ève est bien conforme à toute une tradition chrétienne de
lecture puisqu’elle est censée troubler le jugement d’Adam et l’induire en tentation
grâce, sans doute, à ses seuls charmes puisqu’elle n’argumente qu’avec le Serpent . . .
35
Benjamin, Œuvres 1 : 161.
M L N 653

le pouvoir de nommer implique la possibilité insigne de sauver la


nature et le monde des choses de leur mutisme originaire, « c’est la
traduction du langage des choses dans le langage de l’homme  »36.
Ainsi se dessine une «  histoire  » particulière, celle du passage d’un
ordre dans un autre, de l’ordre le plus voué au mutisme, celui de la
nature, à l’ordre supérieur du monde humain, puis, de ce dernier
à celui, suprême, du divin. Puisque la totalité du monde même est
constituée par le langage, l’orientation générale de cette « histoire »
mystique tend à la rédemption, et l’instrument sotériologique qui
permet le passage d’un ordre à un autre est la traduction : « Tous les
langages sont traduisibles les uns dans les autres. La traduction est le
passage d’un langage dans un autre par une série de métamorphoses
continues. La traduction parcourt des continus de métamorphoses
non des régions abstraites de similitude et de ressemblance.  37» Ce
processus continu, cette « histoire », s’effectue donc aussi bien avec
le concours de l’homme – puisqu’il dispose, imago dei, d’une certaine
part du pouvoir de nomination –, que sans lui, et l’ensemble de ce
processus est doté d’une objectivité qui « est garantie en Dieu »38. Ainsi
comprise, la traduction s’effectue selon deux axes, de bas en haut, en
quelque sorte, de ce qui est muet à ce qui porte un nom, et du nom
au verbe divin (mouvement ascendant de «  rédemption  »)  ; et, de
haut en bas, puisque, après la chute, via le péché, et après l’épisode
de Babel tel que Benjamin l’interprète, le langage déchoit39 vers la
pluralité des langues, vers l’abstraction du jugement, vers l’illusion
de la connaissance abstraite, vers le bavardage et la communication
utilitaire, c’est-à-dire vers l’obscurité toujours croissante d’un mutisme
de plus en plus inconscient de sa vacuité, de son « inanité sonore  40»

36
Benjamin, Œuvres 1 : 157.
37
Benjamin, Œuvres 1 : 157.
38
Benjamin, Œuvres 1 : 157.
39
On trouve une résonance directe de cette conception dans la première des « Dix
propositions non historiques sur la kabbale » de G. Scholem : « La tradition authentique
reste cachée ; seule la tradition déclinante déchoit jusqu’à être un objet, et c’est dans
cette déchéance seulement qu’elle devient visible dans toute sa grandeur. » Publiée en
1958, ces « Dix propositions . . . » ont cependant été rédigées en 1921, comme l’atteste
le manuscrit 4° 1599/282 des fonds Scholem de la bibliothèque de Jérusalem. La 9ème
proposition est un écho direct des conceptions benjaminiennes  : «  Les totalités ne
peuvent être transmises que de manière occulte. Le nom de Dieu peut être évoqué,
mais non prononcé. Car seul ce qui en lui est fragmentaire permet au langage d’être
parlé. Le “vrai” langage ne saurait être parlé, pas plus que l’absolument concret ne
saurait être réalisé. » (cf. G. Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque, trad. M.
de Launay (Paris : Calmann-Lévy, 2000) 255.
40
S. Mallarmé, « Sonnet allégorique de lui-même », Œuvres complètes I, éd. B. Marchal
(Paris : Gallimard, 1998) 37.
654 Marc de Launay

(mais même la nature reste intelligible, il s’agit alors d’un mouve-


ment descendant de «  révélation  » progressive). L’horizon final du
mouvement ascendant qui semble, donc, se dérouler sur un mode
exactement inverse de celui de l’histoire effective est celui du tiqqun,
de la restauration cosmique ad integrum des parcelles de langage
éparses dans les divers ordres du monde  ; la cosmogonie s’allie à
une théodicée : « Tout langage supérieur est traduction du langage
inférieur jusqu’à ce que se développe dans son ultime clarté le verbe
de Dieu qui est l’unité de ce mouvement du langage.  41» Le moteur
secret de l’histoire mystique et non plus effective est la tension toujours
croissante entre les deux orientations contradictoires : plus le langage
déchoit dans son instrumentalisation utilitaire qui vise l’adéquation
arbitraire ou conventionnelle du nom et de ce qu’il est censé désigné,
et plus devient instante l’exigence des ordres muets comme celle,
dans le langage humain, des mots et des noms en attente de leur sens
véritable. Cette tension, poussée à l’extrême, débouche sur une crise,
la rupture brusque de toute tension, l’instant apocalyptique où fait
irruption la Rédemption qui met fin à l’opposition entre temporalité
mystique et temporalité historique. Ainsi, le mouvement « profane »
qui accentue la déchéance du langage est-il secrètement celui-là même
qui suscite négativement l’avènement du « royaume messianique »42.
Cette « tâche de traduction » qui incombe à l’homme est elle-même
prescrite par Dieu puisque l’homme est voué à donner un nom aux
choses43 : nulle liberté d’inventer ou de forger des noms, mais obliga-
tion de nommer en fonction de l’essence véritable des choses. En fin
de compte, le mouvement de la traduction n’est que le déploiement
du nom divin dans le monde, puis sa résorption finale dans l’unité
primordiale enfin restaurée. Nulle histoire effective dans pareil pro-
cessus, mais les différentes étapes d’exécution d’un drame « divin »
où le rôle humain est immédiatement voué à l’échec s’il déroge par
rapport aux exigences du « langage pur »44.
On retrouve un écho direct de cette problématique dans un pas-
sage du Journal de Scholem écrit entre août 1918 et août 1919, et qui
conforte l’idée d’une discussion permanente entre les deux amis  :
« On peut traduire de l’hébreu en allemand parce qu’on ne sait pas

41
Benjamin, Œuvres 1 : 165.
42
Benjamin, « Fragment théologico-politique », Œuvres 1 : 264. Une lettre de Scho-
lem à Maurice de Gandillac (11 novembre 1970), date en toute certitude ce texte de
1920–1921, c’est-à-dire, précisément, de l’époque où les deux amis étaient en pleine
discussion sur ces questions.
43
Benjamin, Œuvres 1 : 157 sq.
44
Benjamin, « La tâche du traducteur », Œuvres 1 : 251.
M L N 655

aussi bien l’hébreu que l’allemand – exercice –, parce qu’on le sait


tout autant – acte historique – et, enfin, parce qu’on le sait mieux.
L’idée d’une telle traduction est : rédemption. En elle seulement on
tente de retrouver l’unité du langage (Hölderlin, George, Schlegel).
La possibilité de restituer méthodiquement les sphères muettes d’une
langue est donnée par une traduction de la Bible. La traduction de
la Bible est la rédemption des langues. L’ordre de la langue de Dieu
est redécouvert, restauré par la traduction de la Bible dans toutes les
langues.45 » Bien entendu, Scholem développe, pour sa part, une vision
différente du rôle, historique, cette fois, que la traduction en allemand
de la Bible hébraïque aurait à jouer dans la perspective du sionisme
politique et culturel qui est la sienne : cette traduction « est le xénion
[cadeau de l’hôte] du Juif sioniste à l’allemand, son cadeau d’adieu,
qui rend enfin possible l’adieu même. [ . . . ] Cette traduction est la
tâche qui incombe à un Juif qui vient d’avoir découvert l’hébreu et
qui prend congé de sa langue maternelle [ . . . ] la traduction de la
Bible est la tsedaqah du judaïsme allemand, la justice qui l’oblige vis-
à-vis de l’Allemagne et qui, en un sens extraordinaire, peut seule le
sauver de la mort. La traduction allemande de la Bible est l’unique
action publique du sioniste en Allemagne : s’il n’accomplit pas cette
tsedaqah, il sombre ; s’il fait davantage, il trahit la Loi ». Comme on
le sait, ce n’est pas Scholem ni Benjamin qui s’acquitteront d’offrir
ce présent, mais Rosenzweig et Buber, le premier, neutre à l’égard du
sionisme, le second, sioniste par conviction, mais contraint à l’exil par
les nazis et non acteur de sa propre aliyah. Et la traduction s’achèvera,
bien après la mort de Rosenzweig, quand l’Allemagne des années
1920 aura été à ce point détruite que plus personne ne sera là pour
recevoir dignement le xenion46.

Dans sa lettre à Salman Schocken du 29 octobre 193747, Scholem


expose « les motifs véritables » qui l’incitèrent à étudier la kabbale,

45
G. Scholem, Tagebücher 1917–1923 (Francfort/M.: Insel, 2000) 345 sq.
46
C’est Scholem qui se chargera d’écrire et de prononcer le discours tenu à l’occasion
de la publication de cette traduction débutée en 1925 et achevée en 1961 (trad. fr. par
B. Dupuy, in G. Scholem, Le messianisme juif (Paris : Calmann-Lévy, 1974 ; il s’adresse,
gardant le souvenir de ce qu’il avait écrit quarante-deux ou quarante-trois ans aupa-
ravant dans son Journal, en ces termes à Buber : « Quel Gastgeschenk [xenion] les Juifs
pouvaient-ils offrir à l’Allemagne qui pourrait avoir davantage de signification historique
qu’une traduction de la Bible  ? [ . . . ] Si l’on envisage les choses avec le regard de
l’historien, cette traduction ne peut plus être le Gastgeschenk des Juifs d’Allemagne. Elle
sera au contraire [ . . . ] la pierre tombale d’une relation qui a été anéantie dans une
catastrophe effroyable. » On notera que le « regard de l’historien » a désormais pris
le pas sur toute autre considération d’ordre mystique.
47
G. Scholem, Briefe I : 1914–1947 (Munich: Beck, 1994) 471 sq.
656 Marc de Launay

et retrace ainsi le parcours intellectuel qui fut le sien depuis les pre-
mières orientations de sa jeunesse jusqu’à la rédaction d’une longue
étude sur le sabbatianisme – «  La rédemption par le péché  » – qui
précède néanmoins les deux grands livres qu’il consacrera à la kab-
bale (Les grands courants de la mystique juive, 1938-1941, et Sabbataï
Tsevi, 1957). Le point de départ de tous ses travaux ultérieurs est la
décision très précoce de préférer ce qu’il appelle la « philologie » aux
mathématiques, sa première formation universitaire, et à la théorie
de la connaissance. Ce qu’il appelle « philologie » est, exprimé dans
d’autres termes, la critique historique et l’examen historico-critique
des sources documentaires dont il souligne à la fois qu’ils sont indis-
pensables et qu’ils exigent des sacrifices : autrement dit, les sources
mystiques juives restent inaccessibles sans ces instruments méthodo-
logiques, mais, et précisément parce que les saisir implique le biais
d’une méthode, ce que l’on peut ainsi appréhender demeure l’objet
d’une analyse et non une source vivante : « Certes, il se peut fort bien
que l’histoire soit au fond une apparence, mais une apparence sans
laquelle aucune vision de l’essence n’est possible dans le temps. Le
merveilleux miroir concave de la critique philologique peut refléter,
pour l’homme d’aujourd’hui, d’abord, et de la manière la plus pure
dans les structures légitimes du commentaire, cette totalité mystique du
système dont cependant l’existence s’efface précisément lorsqu’elle est
projetée dans le temps historique. » Acceptant le dualisme qu’impose
la partition entre méthode et objet, Scholem nourrit néanmoins l’es-
poir qu’une lumière autre que celle projetée par la philologie sur son
objet viendra éclairer non pas seulement ses travaux, mais l’orientation
même de l’histoire juive contemporaine : « Aujourd’hui, comme au
premier jour, la vie de mon travail consiste dans ce paradoxe, et se
nourrit de l’espoir d’être justement interpellé depuis la montagne, de
voir se produire cette infime translation, tout à fait imperceptible, de
l’histoire qui, à travers l’apparence de l’“évolution”, laisse sourdre la
vérité. » Le paradoxe48, c’est ce qui caractérise la position même du

48
Cf. la première des « Dix propositions non historiques . . . », 249 : « La philologie
d’une discipline mystique comme la kabbale a quelque chose d’ironique en soi. Elle
s’intéresse à un voile de brume qui [ . . . ] nimbe le corps de la chose même [ . . . ],
brouillard qui, en fait sourd de son objet. Reste-t-il dans ce brouillard et discernable
pour le philologue, quelque chose de la loi de la chose même, ou bien n’est-ce pas
précisément l’essentiel qui s’estompe dans cette projection historienne ? L’incertitude
de la réponse à cette question ressortit à la nature de la problématique philologique
elle-même  ; ainsi, l’espoir dont vit ce travail conserve-t-il quelque chose d’ironique
dont on ne saurait l’en détacher. »
M L N 657

chercheur ; et « l’infime translation de l’histoire » traduit tout l’espoir


qui l’anime de voir ressusciter sous une autre forme la vie animant les
sources étudiées afin d’innerver l’histoire juive à laquelle il a voulu
activement participer en quittant l’Allemagne pour la Palestine.
Scholem indique, en outre, que 1916–1918 furent les trois années
« déterminantes pour l’ensemble de [s]a vie » ; c’est à cette époque,
donc durant une période d’intenses échanges avec Benjamin, qu’il en
est très vite arrivé à se situer « à l’extrême limite entre la religion et
le nihilisme », à fréquenter cette frontière dont il dit qu’elle trouve,
dans les œuvres de Kafka, une expression sécularisée de la « sensibilité
kabbalistique chez un esprit moderne »49. Un autre passage de cette
lettre à Schocken montre à quel point les deux amis étaient proches
dans leurs rejets et leurs aspirations : « J’étais révolté en constatant que
les trois auteurs que je connaissais – Saadia, Maïmonide et Hermann
Cohen – s’appliquaient principalement à contredire, à réfuter le mythe
et le panthéisme alors qu’il aurait fallu dépasser cette contradiction et
les élever à un niveau supérieur. » Comme on le sait, préserver la part
mythique dont la confrontation avec le règne croissant de la raison est
jugée on ne peut plus féconde, a constitué l’orientation militante de
Benjamin lorsqu’il traite du désenchantement50, et lorsqu’il développe
sa propre critique de Cohen (au nom d’une expérience religieuse
véritable), explicite dans son avant-propos à son ouvrage sur le drame
baroque51, comme dans le texte, daté de novembre 1917 par Scholem,
« Sur le programme de la philosophie qui vient »52.
Cette expérience, Scholem l’a passionnément recherchée tout en
refusant la version bubérienne, sans doute trop existentialiste à ses
yeux 53; car il a sans cesse voulu maintenir une position de résistance
à la sécularisation : non seulement en dénonçant « la confusion entre

49
Cf. la dernière des « Dix propositions . . . » où Scholem cite un passage des « Médi-
tations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin » (publié in Préparatifs de
noces à la campagne [Paris : Gallimard, 1994 (coll. « L’imaginaire »)] 51, aphorisme 30).
50
Notamment dans son essai sur «  L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique ».
51
Benjamin, Origine du drame baroque allemand, 44
52
Benjamin, Œuvres 1  : 188 sq. Les critiques adressées par Scholem et Benjamin à
Cohen, lorsqu’il s’agit de revivifier et de révolutionner la notion d’expérience dans
une perspective explicitement religieuse, vont de pair avec un profond respect (voire
une sorte de vénération juvénile chez Scholem), comme en témoignent les nombreuses
références louangeuses de Benjamin à l’Esthétique du sentiment pur (1912) de Cohen
dans son étude sur les Affinités électives de Goethe.
53
Cf., notamment, G. Scholem, « 95 Thèses sur le judaïsme et le sionisme », envoyées
à Walter Benjamin le 15 juillet 1918 à l’occasion de son 26ème anniversaire : thèses 63
et 75 (in G. Scholem, Sur Jonas, la lamentation et le judaïsme [Paris : Hermann, 2011]).
658 Marc de Launay

mouvements séculiers et messianisme qui voue ces derniers à l’échec »,


mais en affirmant plus franchement : « Je ne me suis jamais détaché
de Dieu »54. Le point essentiel qui a toujours constitué le lien profond
entre Scholem et Benjamin n’est évidemment pas l’engagement sio-
niste du premier ni le mysticisme confinant au messianisme nihiliste
du second55, mais la reconnaissance d’une dimension symbolique
propre au langage : « Ce qui rend la kabbale intéressante, c’est son
pouvoir de transformer les choses en symboles »56. Cet intérêt puissant
s’est déjà exprimé, en 1926, dans la fameuse « lettre » à Rosenzweig
où Scholem écrit encore comme sous la dictée de son ami, et semble
toujours pris dans l’atmosphère particulière de leurs échanges de
1916–1923 : « Le langage est nom. C’est dans le nom qu’est enfouie
la puissance du langage [ . . . ] les noms hantent nos phrases [ . . .
] car les noms ont leur vie propre. S’ils ne l’avaient pas, malheur à
nos enfants, qui seraient alors livrés sans espoir à un avenir vide [ .
. . ]au cœur de cette langue [ . . . ]  Dieu lui-même, à son tour, ne
restera pas silencieux.57 »
C’est dans cette atmosphère intellectuelle et spirituelle que Scho-
lem dit avoir jeté les bases de son étude sur la théorie kabbalistique
du langage, puis l’avoir abandonnée pour l’achever et la publier en
197058, c’est-à-dire exactement cinquante ans après, comme il le confie
dans ses souvenirs, De Berlin à Jérusalem.
Le présupposé initial quant à la nature du langage est analogue à
celui de Benjamin : outre ses fonctions expressives et son rôle d’ins-
trument de la communication, de la signification, le langage n’est pas

54
Entretien avec Muki Tsur, in Fidélité et utopie, 55. Il admet un peu plus loin que toutes
les décisions majeures de sa vie ont eu une dimension religieuse. Mais Scholem insiste
avec la dernière énergie sur le fait qu’il a toujours refusé de voir dans le sionisme un
mouvement messianique (67).
55
Bien que Scholem se soit toujours très nettement élevé contre les tentatives de
Benjamin pour voisiner avec le marxisme (sans doute sous la pression d’Adorno et
de Horkheimer), il lui est arrivé de reprendre presque littéralement, et sans citer ses
sources, les conceptions développées par Benjamin dans ses thèses «  Sur le concept
d’histoire », qui ont été conçues bien avant leur publication et leur rédaction ultime
en 1940 : la conférence de 1946, « Mémoire et utopie dans l’histoire juive », reprend
notamment les «  Thèses  » III et VII de son ami. Il est vrai que sous la plume de
Benjamin l’expression « matérialisme historique » n’a que de lointains rapports avec
l’orthodoxie marxienne.
56
Fidélité et utopie, 72.
57
G. Scholem, « À propos de notre langue. Une confession » (1926), Le prix d’Israël
(Paris-Tel-Aviv : Éd. de L’éclat, 2003) 94.
58
G. Scholem, «  Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage  », Eranos
Jahrbuch, n° 39, 1970, repris in Le Nom et les symboles de Dieu, trad. M. Hayoun et G.
Vajda (Paris : Le Cerf, 1988).
M L N 659

seulement signe ; il possède une dimension excédentaire, pour une


part ésotérique, et qui est sa dimension symbolique. Mais Scholem
admet en même temps que « Benjamin fut longtemps un pur mystique
du langage »59, caractéristique qui est la tendance générale à considérer
le langage comme une sorte de révélation ; toute langue exprimerait
donc aussi quelque chose qui est antérieur et d’un autre ordre que ce
qu’elle peut ordinairement signifier. Le langage ne s’épuise pas dans
l’expression d’un sens communicable et intelligible. Benjamin partage
avec Hamann, qu’il cite dans son étude de 1916, cette perspective que
le second formule ainsi dans une lettre de fin 1785 à Jacobi : « Lan-
gage – père de la raison et de la révélation, leur alpha et leur oméga. »
Trois thèses résument ces orientations : 1) création et révélation sont
des représentations de Dieu par lui-même, et l’essence de l’univers est
langage ; 2) le nom divin est l’origine métaphysique de tout langage,
et, partant, le langage est détermination de ce nom dans les textes
révélés comme dans toute langue en général ; 3) il existe une relation
entre magie et mystique dans la théorie des noms divins, comme dans
le pouvoir supposé du verbe divin60 (cette relation peut aller jusqu’à
ouvrir la voie à des pratiques théurgiques). Néanmoins, ce n’est pas
dans le Pentateuque qu’on pourrait rencontrer une conception peu
ou prou magique du nom de Dieu : même Exode 3, 14 ne formule
pas exactement le tétragramme, malgré le lien étymologique patent
qui y rattache ehyeh61 ; on ne trouve pas non plus mention de formules
spécialement prescrites pour accompagner le rituel des prêtres durant
les sacrifices ou pour inaugurer des fêtes  : les prescriptions sont
toujours celles d’actes à accomplir et ne détaillent pas une liturgie
verbale. Que le nom divin soit l’objet d’une crainte révérencielle (le
nom présent dans l’arche abritée au cœur du Temple est distingué
du Dieu absolument transcendant et n’implique aucune présence,

59
Scholem, « Le nom de Dieu », 56.
60
Cf. Psaume 33, 6. D’où l’on peut tirer l’idée centrale que le nom divin est agens,
ce qui implique une coïncidence entre le nom et le verbe divins.
61
Cf.. M. Buber, Une nouvelle traduction de la Bible (Paris : Hermann, 2012). Dans sa
lettre du 1er juillet 1932, Martin Buber (Briefwechsel aus sieben Jahrzehnten, vol. II [1918-
1938] [Heidelberg : Lambert-Schneider, 1973] 442) écrit à Scholem : «Vous avez raison :
le ehjeh [Ex. 3, 14] doit être plus profondément analysé. Je ne voulais pas alourdir
davantage le contexte ; quant à l’essentiel, j’ai cru pouvoir me contenter de renvoyer
à Rosenzweig [«L’Éternel» («Der Ewige», in Zweistromland, 806  : B. Jacob est vanté
pour l’objectivité et l’ampleur de vue dont il a fait preuve dans son article «Mose am
Dornbusch», in Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums, 1922)] qui est
à l’origine de la chose et de l’interprétation à mon sens plus décisive (asher = en tant
que celui qui ; Benno Jacob avait découvert le trésor sans l’exhumer).»
660 Marc de Launay

aucune parousie permanente) ; en outre le Pentateuque prend soin


de rétablir une histoire qui de Genèse 4, 26 où le nom commence
d’être invoqué conduit à Exode 20, 7, le troisième commandement
interdisant qu’on le prononce. Avant la destruction du deuxième
Temple, le nom était prononçable à Yom Kippour.
En rappelant cette histoire, Scholem ne fait qu’accroître la distance
prise à l’égard des convictions mystiques  ; il va même plus loin en
considérant comme un pur utopiste Hermann Cohen lorsque ce der-
nier évoque le pouvoir expressif inépuisable du nom de Dieu dans le
sentiment religieux des Juifs : « Le nom de Dieu n’est plus un vocable
magique si tant est qu’il le fût jamais  ; c’est néanmoins la formule
magique de la confiance messianique [ . . . ] Un jour, le nom attestera
l’unicité divine, il en témoignera dans toutes les langues, chez tous les
peuples. Un jour, je transformerai le langage de tous les peuples en
une langue plus pure pour que tous ensemble proclament le nom de
l’Éternel. Voilà le sens originel du nom de Dieu.62 » Avant la création,
Dieu et son nom existaient seuls63, et c’est par le verbe que quelque
chose se communique, comme en témoignent les « dix paroles », ce
qui accrédite non seulement l’idée d’un pouvoir langagier créateur,
mais surtout celle d’une innervation langagière de tout ce qui est.
Par voie de conséquence, les mystiques ont pu en déduire que tout a
été créé par la combinaison64 des lettres d’un langage qui, de fait, est
l’hébreu, devenant ex post langue originelle, langage de la révélation
langue sacrée65. Plus tardivement, au XIIIe siècle, Abraham Aboulafia,
qui reprend un certain héritage de cette tradition qui s’est livrée à
des spéculations fondées sur le calcul, tout en dénonçant les dérives
théurgiques auxquelles elles peuvent conduire66, est celui dont la
conception de la « science des noms » se rapproche le plus des thèses

62
H. Cohen, « Les courants religieux actuels », Jüdische Schriften I (Berlin : Schwetschke,
1924) 63.
63
Pirké de Rabbi Eliézer, chap. 3.
64
Talmud de Bab., Berakhot 55a : « Bézalel (qui construit le Tabernacle) savait com-
biner les lettres qui servaient à créer les cieux et la terre  »  ; le Tabernacle équivaut
alors à la Tente et au cosmos tout entier.
65
La conception développée dans le Sefer Yetzira (IIe-IIIe siècle) où l’alphabet est à la
fois origine de l’être créé et du langage, de sorte que l’essence linguistique du tout
permet de concevoir l’interpénétration du microcosme et du macrocosme, tandis que
le langage quel qu’il soit dérive du nom et s’y résume tout à la fois.
66
A. Aboulafia, L’Épître des sept voies (Paris : L’Éclat, 1985) 92 : « Leur erreur [à ceux
qui s’affublent du titre de ”Maître du Nom”, Baal Shem] consiste en ce qu’ils croient
pouvoir accomplir des miracles par la forces des noms et le moyen d’incantations, et, ce,
en les prononçant simplement par la bouche, sans même en avoir saisi la signification ».
M L N 661

benjaminiennes. Scholem voit en lui la formulation la plus expressive


de la mystique du langage : « La création est un acte d’écriture divin
où l’écriture forme la matière de la création, tandis que la révélation
et la prophétie sont des actes où le verbe divin se répand  67» dans
le langage humain, sur le mode d’un renouvellement continué. Ce
qu’Aboulafia entend par «  prophétie  » est la doctrine de la combi-
naison intelligente des lettres afin d’entrer en contact avec le langage
divin par le biais de ce qui, dans le langage humain, demeure trace
de ce langage suprême. L’union des facultés intellectuelle et imagi-
native avec l’intellect agent définissait la prophétie chez Maïmonide
(mais il renvoyait aux temps messianiques la possibilité de la voir
réapparaître) ; pour Aboulafia cette union est l’essence linguistique
(il joue sur le terme davar et l’adjectif devari, pour identifier ce qui
est rationnel et ce qui est linguistique). Aboulafia représente le cœur
humain comme un parchemin, comme une tablette, les âmes comme
l’encre, dont Dieu userait pour y inscrire ses mots. Tout langage peut
être conçu comme le déploiement du nom divin unique  ; seuls les
faiblesses et les aveuglements de notre esprit nous empêchent de
prolonger comme il le faudrait, à l’infini, les permutations des lettres
qui sont révélatrices de ce déploiement. Le langage humain est une
des décompositions possibles de ce nom divin. Les combinaisons des
lettres contiennent toutes les vérités possibles et toutes les connais-
sances. Les noms divins sont l’essence même, tandis que les noms
humains viennent s’adjoindre à une essence, et les noms propres
s’unissent aux essences qu’ils désignent. Surtout, la caractéristique
de la « prophétie » ainsi entendue comme logique supérieure de la
combinatoire est qu’elle ignore la grammaire68. C’est dire, du même
coup, que la syntaxe est nécessairement d’un ordre inférieur  : or
c’est la thèse corollaire de toute conception de la traduction qui la
réduit à celle des noms. La syntaxe est le biais par lequel un texte est
doté d’une temporalité historique interne, pas simplement extérieure
comme n’importe quel texte qui est toujours daté, situé, encadré par
telle culture ou telle phase d’une culture. La syntaxe est directement
l’expression d’un style, c’est-à-dire la résultante d’un travail individuel
sur un matériau qui, lui, est nécessairement déjà donné ; elle est tout
simplement l’expression d’une innovation d’ordre symbolique en un
sens précis : le symbole n’est alors nullement gagé sur une substance

67
G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu, 91.
68
A. Aboulafia, L’Épître des sept voies, 84. La logique des philosophes est impuissante
face à la prophétie mystique, dont elle est servante (90) : élucider un paradoxe consiste
à découvrir la bonne combinaison qui le résout.
662 Marc de Launay

ou une essence auxquelles il renvoie, mais le résultat, dans l’ordre


esthétique, de la confrontation d’une liberté singulière à une tradi-
tion, dans un cadre historique précis. Au contraire, pour Aboulafia,
la prière, par exemple, consiste à retrouver les «  noms  » (qui sont
plus que des idées) dans le langage humain ; par analogie, et c’est la
conception défendue par Benjamin, la traduction consiste à restituer
une puissance verbale aux ordres muets (la nature, les choses) ou à
faire communiquer les différents ordres, nature, humanité, divinité :
la rédemption finale n’est pas une panglossie répandue dans tous les
ordres ou restituée en chacun d’eux, mais la résorption de tous les
ordres dans le nom divin69. Ainsi la traduction comprise dans cette
perspective de la « prophétie mystique » est-elle une propédeutique
de l’avenir réconcilié du langage qui révèlera, aux jours du Messie,
tous ses secrets.
La conception mystique du langage d’Aboulafia, dont celle de
Benjamin est extrêmement proche dans ses présupposés comme,
parfois, dans son expression, peut se résumer en quelques points.
Tout d’abord, le nom de Dieu est considéré comme nom suprême à
l’origine de toute forme de langage ; ce nom n’a pas de signification,
au sens humain du terme, ni de sens courant. Il est simplement ce
qui rend possible le sens parce qu’il le dépasse toujours et parce qu’il
est infiniment antérieur à tout sens possible. Ensuite, le verbe divin
nous parle à travers la création et la révélation (sans doute par le biais
de l’insufflation initiale et par celui de l’inspiration prophétique, lato
sensu), il se reflète dans notre langage et il peut être interprété à l’in-
fini. Ce que nous en percevons est moins une communication, au sens
étroit, du divin, qu’un appel. Enfin, ce qui revêt un sens n’est pas ce
verbe lui-même, mais sa tradition, sa transmission et sa réflexion dans
un temps qui n’est plus le temps historique humain, mais le temps
plein susceptible d’interférer constamment avec le temps historique ;
ce qui implique le privilège accordé à la création poétique, chargée
de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu  70», au détriment
de la syntaxe qui n’est jamais comprise comme la source effective de
l’innovation. Cette tradition peut, dans notre histoire finie, devenir
chuchotement presque inaudible, et ce que nous éprouvons comme

69
G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu, 95 sq. La « prophétie » mystique implique
toutes les langues étrangères réductibles à l’hébreu par une série de dérivations et de
permutations correctes, parcourant à l’inverse les corruptions successives dont elles sont
issues, puisqu’elles sont nées du langage originel ; le nom divin restant la condensation
du mouvement et de la mutation des lettres.
70
Mallarmé, « Tombeau d’Edgard Poe », Œuvres complètes, 38.
M L N 663

un désenchantement être tel que nous ne pouvons plus saisir dans


le langage le secret qui l’habitait dès l’origine ; néanmoins, une étin-
celle, si ténue soit-elle, luit encore aux regards de quelques inspirés :
« Quelle sera l’éminence du langage dont Dieu se sera retiré, c’est la
question que doivent se poser tous ceux qui croient encore percevoir
dans le monde l’écho diffus du verbe créateur. C’est une question à
laquelle les poètes sont aujourd’hui les seuls à pouvoir apporter une
réponse.71 »
Mais il est d’emblée patent que, nonobstant tout ce qui l’engagerait
vers une adhésion profonde à de telles croyances, Scholem adopte
néanmoins la position de l’historien, se place à distance de ce qu’il
expose en cherchant à le rendre intelligible, en en reconstruisant le
sens sans s’identifier aux conceptions ainsi développées et analysées. Si
son intérêt n’est bien entendu pas réductible à une curiosité détachée,
il est pourtant loin de soutenir, dans une proximité immédiate, les
vues qu’il explique, à la différence de Benjamin qui, lui, était animé
d’une certitude dont le degré de conviction se mesure moins à une
croyance susceptible de nourrir une règle de vie qu’à la réussite
stylistique proprement littéraire qui fut incontestablement la sienne.
Scholem, pour sa part, a dès le début voulu affronter lucidement une
dualité et la tension qu’elle génère  : cette tension avait à ses yeux
une signification particulière puisqu’il y voyait une analogie entre
sa propre situation historique de Juif allemand nourri de tradition
philologique et son engagement dans un projet de reviviscence du
judaïsme qui, espérait-il, passerait au moins par la redécouverte de
sources mystiques négligées et presque complètement oubliées. Cette
tension se retrouvait inscrite au sein même du projet sioniste dans la
mesure où le fait de retrouver en Palestine la liberté d’orienter leur
histoire en fonction de décisions propres devait conduire les Juifs à
rompre avec toutes les distorsions engendrées par l’exil en retrouvant
la maîtrise d’une vie commandée par la logique inhérente à leur tra-
dition recouvrée. Scholem n’était pas non plus sans lucidité à l’égard
d’un tel projet, et nombre de ses déclarations révèlent sa conscience
historienne d’une fragilité menaçant constamment la réalisation

71
G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu, 99.
72
Cf., par exemple, son entretien avec Meïr Lamed, le 15/XII/1964 (à paraître dans
le Cahier de L’Herne « Gershom Scholem » (2009) : « Si au moment de mon émigration
en Terre d’Israël, vous m’aviez demandé si j’avais pour le sionisme un intérêt politique,
je vous aurais certainement répondu  : non. Et si vous m’aviez demandé  : Pourquoi
êtes-vous parti pour la Palestine ? Je ne vous aurais certes donné qu’une réponse. Je
l’ai souvent donnée, et donc je peux vous la répéter. Je suis parti pour la Terre d’Israël
parce que je pensais qu’il n’y a d’espoir qu’ici. Je ne pensais pas que le succès de
664 Marc de Launay

des espoirs nourris72. Plus essentiellement, cette tension, qui fut au


fondement même de la manière d’aborder les sources juives censées
renouveler l’histoire contemporaine du judaïsme, s’inscrit chez lui dans
la droite ligne du dilemme initialement évoqué par l’interprétation
du vers de Schiller : « Je crois bien que la philologie profonde peut
avoir une fonction authentiquement mystique lorsqu’elle transpose,
accompagne et adjure dans son travail la transformation des époques ;
et je crois que la transmission digne de ce nom des biens propres
aux différentes générations, sur la positivité ou la négativité desquels
statuera, en fin de compte, non pas le tribunal de l’histoire mais le
verdict du Jugement dernier, recèle un rapport plus profond à la
kabbale, qui ne signifie pas sans raison “tradition ”, que celui auquel
parvient l’arbitraire de ceux qui titubent.  73»
CNRS – Archives Husserl de Paris

l’entreprise sioniste en Palestine était garanti. J’ignorais si le sionisme allait revêtir une
forme politique ou non, vous comprenez ? J’ai rédigé là-dessus quelques notes, que je
n’ai pas publiées. Dans ces textes, j’ai écrit que ce qui m’a poussé à émigrer ici n’était
pas l’assurance que le projet sioniste réussirait. Je n’en étais pas du tout certain. J’ai
toujours été très pessimiste à ce sujet, très pessimiste. J’étais pessimiste à l’égard de
l’ensemble des choses juives. Mais je voulais que le projet réussisse, c’est-à-dire que je
le voulais et que je pensais que mon devoir était d’habiter la Terre d’Israël. Il fallait
en tout cas essayer. Pas d’autre voie. Si vous me posiez la question : Est-ce que vous vous
intéressez à la construction d’une société nouvelle, est-ce que vous l’espérez  ? Est-ce
que ce qui compte avant tout pour vous, c’est la formation d’un organisme social vivant,
ou est-ce le cadre politique qui compte ?, je vous aurais sans aucun doute répondu dans
ma jeunesse et je vous réponds aujourd’hui que le premier point est plus important ».
73
G. Scholem, « Poésie de la kabbale ? » (1921), à paraître dans le Cahier de L’Herne
« Gerschom Scholem » (2009).

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