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Christiane Moatti
Professeur émérite à la Sorbonne nouvelle

Présentation de
L’Homme précaire et la littérature
Bibliothèque de la Pléiade, 2010

Le dernier ouvrage de Malraux, L’Homme précaire et la littérature, peu connu, a été


publié deux mois et demi après la mort de l’écrivain, survenue le 23 novembre 1976.
Nous tenterons ici de répondre à trois questions : pourquoi Malraux a-t-il consacré
les deux dernières années de sa vie à ce premier et important essai sur la
littérature ? Que nous apprend ce texte tardif sur son mode d’écriture ? Enfin, qu’
apporte-il d’original ?
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* *
La naissance de l’essai. A la fin de l’année 1972, Malraux avait derrière lui
cinquante ans d’activité littéraire : il était célèbre comme romancier, critique d’art,
orateur, inventeur d’une forme particulière d’autobiographie… Le critique d’art avait
écrit de nombreux articles sur des créateurs contemporains (le premier à propos du
graveur Galanis en 1922), prononcé des discours d’inauguration d’expositions, et
surtout publié des ouvrages remarqués : une monographie des dessins de Goya
(1947), reprise et enrichie dans Saturne, essai sur Goya (1950), les trois volumes de
la Psychologie de l’art (1947-1950), puis ceux du Musée imaginaire de la sculpture
mondiale (1952-1954). La troisième trilogie, La Métamorphose des dieux, était en
cours : le premier volume avait paru en 1957, le second était en préparation. Il
faudrait ajouter, outre de nombreux articles autour de ces trilogies, la direction de
deux monographies : Tout l’œuvre peint de Léonard de Vinci (1950) et Vermeer de
Delft (1952), parus dans la collection qu’il avait fondée en 1950, « La Galerie de la
Pléiade ».
Au regard de cette intense et continue production de critique d’art, où s’élabore une
théorie personnelle, celle du critique littéraire paraît bien mince : ce sont des articles
de jeunesse, où l’écrivain cherche sa voie à travers une réflexion sur des auteurs
français contemporains qui l’attirent pour des raisons diverses. A partir de La
Condition humaine (1933), où il a trouvé son style propre, il est absorbé par des
activités d’une autre nature, ses comptes rendus se font plus rares, liés à des
sollicitations circonstancielles : soutien d’ouvrages d’écrivains amis, (Sperber, Du
Perron, Bockel, Bergamin) ou sensibilisation à l’apport d’écrivains étrangers engagés
tels Matveev, Ehrenbourg, Garcia… Une autre raison explique cette discrétion à
propos de la création littéraire : Malraux est persuadé, comme il l’a déclaré un jour à
Frédéric Grover, que l’écrivain est mal placé pour parler de son œuvre. La première
publication de ses romans en Pléiade, en 1947 (Les Conquérants, La Condition
humaine, L’Espoir), ne comporte, selon son désir, ni préface, ni commentaires de
présentation, ni notes.
C’est à deux sollicitations extérieures que nous devons son grand essai sur la
littérature, L’Homme précaire.
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Entre 1965 et 1972, Malraux a traversé une période difficile, marquée par des
épreuves personnelles et la lutte contre la dépression. Hospitalisé à la Salpétrière en
novembre 1972, il en sort désintoxiqué et plein d’ardeur. En janvier 1973, Martine de
Courcel, l’épouse de Geoffroy de Courcel, gaulliste influent et ambassadeur à
Londres de 1962 à 1972, lui soumet un projet : ayant constaté que les publics
anglophones appréciaient peu l’œuvre de Malraux, et que son style passait mal en
traduction, elle se propose de demander à des personnalités de langue anglaise,
admirateurs de Malraux mais non critiques professionnels – écrivains, historiens,
philosophes, hommes politiques – des contributions où ils exposeraient leur vision
personnelle de son action et de son œuvre. Malraux donne son accord, mais refuse
d’écrire une préface pour ce recueil. Puis, sur l’insistance de Mme de Courcel, il finit
par céder et accepte de rédiger une postface. En juillet 1975, on lui soumet
l’ensemble des collaborations. En septembre, il envoie sa postface, qui sera titrée
Néocritique. Recevant ce long texte de 40 pages, divisé en six chapitres, Martine de
Courcel lui écrit : « L’importance de cet article (car il me semble que vous n’avez
jamais écrit aussi longuement sur la Métamorphose en littérature) change l’équilibre
du livre ». Elle va d’ailleurs en faire la quatrième partie de son recueil intitulé Malraux
Être et dire. Dans cette postface, l’écrivain ne fait aucun commentaire sur ce qui est
dit à son sujet ; en revanche, il mène une réflexion que lui inspire la nature même du
recueil : comment a-t-on rendu compte, au cours des siècles, de la personnalité d’un
individu ? Evoquant les « Vies exemplaires » de Plutarque, les Confessions de Saint
Augustin, celles de Rousseau, il s’interroge sur les genres (biographie,
autobiographie, portrait), sur la temporalité du récit, sur le point de vue adopté
(extérieur ou intérieur). Il lui semble que le XXe siècle a inventé un nouveau genre :
le « colloque », où l’éclairage multiple, les regards croisés, cernent mieux
l’insaisissable vérité d’un être. Lui-même s’est posé la question pour les
Antimémoires (1967) et se la pose encore pour le volume II qu’il est en train d’écrire,
et qui paraîtra plus tard sous le titre La Corde et les souris. De plus, des biographies
françaises et étrangères le concernant commencent à paraître à l’époque, celle de
Payne (1970) et surtout de Lacouture (1973) ; il accepte de rencontrer ses
biographes et de répondre à leurs questions orales ou écrites. Or les interventions
réunies par la baronne de Courcel mettaient en valeur les aspects de la vie de
Malraux alors les plus en vue – essentiellement l’homme d’action, le voyageur, le
combattant engagé de la guerre d’Espagne, l’homme politique, le théoricien de l’art –
alors que cette postface porte l’éclairage sur l’écrivain et sa vision de la littérature.
Plusieurs passages de L’Homme précaire et la littérature seront des reprises,
retravaillées, de « Néocritique ». En envoyant son texte à Martine de Courcel, en
septembre 1975, Malraux lui demande d’ailleurs de ne pas publier Malraux Etre et
dire (chez Plon) avant la parution de L’Homme précaire chez Gallimard. Mais, parce
qu’il se rend compte que ce dernier essai sera plus important, et que sa rédaction lui
prendra plus de temps que prévu, il autorise en avril 1976 l’impression de
« Néocritique ».
La deuxième sollicitation est venue de ses amis de longue date (il les a connus en
1940), Albert Beuret et Jean Grosjean, qui seront successivement ses exécuteurs
testamentaires. On peut aussi signaler une anecdote significative : dans une
émission de radio ou de télévision autour de mai 1974, d’après les souvenirs de Jean
Grosjean, Malraux avait parlé avec enthousiasme du cinéma et de l’audiovisuel,
envers lesquels beaucoup d’intellectuels manifestaient alors une certaine réticence.
A une époque où on s’inquiétait déjà de l’avenir du livre, cette réaction avait troublé
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le milieu des libraires, ainsi que son éditeur et ami Claude Gallimard. C’est dans ce
contexte que Malraux décide d’entreprendre un essai sur la littérature.
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* *
La méthode d’écriture. Malraux commence par faire appel à sa mémoire
exceptionnelle, à ses souvenirs de lecteur boulimique depuis l’adolescence, aux
observations nées de sa fréquentation des musées et des sites artistiques à travers
le monde, dont il a tiré une certaine vision des arts plastiques. Toutes ces pensées,
réflexions ou informations, souvent liées aux rencontres avec de grands esprits de
son temps, il les consigne par écrit sur des bouts de papier, ou les développe à
l’occasion sur une ou deux pages. Les Archives de la Bibliothèque littéraire Jacques
Doucet, Fonds Malraux, présentent une série de ces fragments sous le titre « Textes
littéraires » [1975], sans lien entre eux, ni trace d’ouvrages lus ou annotés. Elles
comportent également un très volumineux ensemble portant le titre « Dossier
Courcel ». Celui-ci renferme des matériaux préparatoires qui grossissent
progressivement et s’organisent à travers plusieurs états successifs, pour aboutir
finalement aux six chapitres de « Néocritique » :
- le premier concerne ce genre nouveau, le « colloque » ;
- le chapitre II s’attache à la notion centrale de métamorphose, et du musée
imaginaire de la littérature né au XIXè siècle ; il sera choisi, certainement sur
l’avis de Malraux, pour être publié en bonnes feuilles, avec une préface
d’André Brincourt, dans Le Figaro littéraire ;
- au chapitre III, Malraux raconte une expérience de jeunesse qui a joué un rôle
déterminant dans sa carrière d’écrivain : la réalisation du Tableau de la
littérature française, ouvrage collectif conçu en 1928, sous le patronage
d’André Gide, au moment de la prépublication dans La NRF des Conquérants,
premier roman publié à sa signature. Ce projet lui a permis de prendre des
contacts personnels avec les plus célèbres écrivains de son temps : il
demandait à chacun d’eux de présenter un écrivain du passé de son choix,
afin de le faire mieux connaître et aimer de ses contemporains. Ce Tableau,
qui ne se voulait pas une histoire de la littérature mais un choix d’œuvres
éclairées par la sensibilité des grands écrivains actuels, devait s’étendre de
Rutebeuf à Rimbaud. Quelques contributions promises se firent attendre, de
sorte que Malraux se désintéressa du projet. Le tome II, « De Corneille à
Chénier », étant le plus avancé, parut le premier, en 1939. Y figurait une
remarquable étude de Malraux sur Les Liaisons dangereuses de Laclos,
étude qui fut souvent reprise comme préface au roman ;
- le chapitre IV aborde les rapports du cinéma et de la littérature, et ce que nous
révèlent, sur la spécificité de ces deux modes d’expression, les adaptations
des romans à l’écran ;
- le cinquième traite du rapport de l’homme à l’histoire et au temps ; on y
retrouve la métaphore de « l’aquarium », présente dans les essais sur l’art : le
poisson dans son bocal n’a pas conscience du milieu dans lequel il baigne ;
- le chapitre VI, enfin, concerne l’évolution du roman.
On trouve dans cet ensemble une esquisse des principales idées qui vont être
développées dans L’Homme précaire. En revanche les premiers états de
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« Néocritique » présentent des passages qui n’y ont finalement pas trouvé place,
mais dont on retrouvera des traces dans l’essai de 1977. C’est surtout la réutilisation
du chapitre III qui, comme on va le voir, éclaire de manière fascinante le mode
d’écriture de Malraux.
Ce chapitre, en effet, fournit la matière du chapitre I de L’Homme précaire, « Portraits
dans l’antichambre ». On peut se faire une idée du travail effectué à travers les
archives remises à la Bibliothèque Doucet, en janvier 1992, par Jean Grosjean –
l’exécuteur testamentaire d’André Malraux depuis la mort de Beuret – et Florence, la
fille de l’écrivain. Cet énorme ensemble de bribes de texte a été classé par les
bibliothécaires de Doucet en seize boîtes, en fonction de l’inventaire remis en même
temps. En tête de la première, on trouve la photocopie du chapitre III dactylographié
de « Néocritique », pratiquement au stade remis pour impression ; ce texte résultait
lui-même d’une élaboration en plusieurs étapes, durant l’été 1975.
Malraux travaille sur cette photocopie pour en faire l’ouverture de son essai, en
approfondissant et réorientant la réflexion. Il garde en tête de « Portraits dans
l’antichambre » le récit de cette expérience du Tableau de la littérature française,
expliquant dans quel esprit il l’avait conçue. Mais il insère deux longs ajouts. Dans le
premier, le plus long, il esquisse un panorama de la situation de la littérature telle
qu’elle se présentait au moment où lui-même entrait dans l’arène littéraire, au début
des années 1920. Il explique en quoi a consisté « cette métamorphose du passé,
cette révolution du présent », « à la fois criantes et inaperçues », rappelant ce
qu’étaient alors les instances de décision, les porte-parole de « l’air du temps »,
décrivant aussi la façon dont a évolué la réception des œuvres, certaines, hier
décriées ou peu appréciées, devenant majeures (celles de Baudelaire, Flaubert,
Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Claudel), alors que des gloires du passé (Anatole
France, Paul Bourget, Rostand, Voltaire, Octave Feuillet) s’éloignaient, à mesure que
montait la « pressante interrogation sur l’homme ». Le second ajout traite de la façon
dont la réception des grands auteurs du passé a évolué – Giraudoux ne lit plus
Racine comme ses prédécesseurs, ni Fernandez Molière…
Ce rappel le conduit à énoncer, dans ce chapitre d’ouverture, les notions sur
lesquelles se fonde sa relation à l’art, notions dont la suite de l’ouvrage fournira des
illustrations, appuyées sur des cas précis en littérature. La survie et la « présence »
des chefs d’œuvre en ce domaine, comme en peinture et plus encore en sculpture,
est due à leurs mystérieuses affinités avec la sensibilité de publics souvent séparés
d’eux par des siècles. L’énigme du « double temps » tient à ce que l’œuvre d’art
survivante appartient à la fois à celui de son auteur et au nôtre ; cette énigme
s’articule avec la troisième notion, la « métamorphose » : métamorphose du regard
que nous portons sur les œuvres du passé, modifié par ce qui a été créé entre elles
et nous ; et métamorphose des œuvres elles-mêmes, transportées par le temps dans
des contextes spirituels et esthétiques très différents de celui de leur création.
Malraux souligne le caractère imprévisible de ces changements de perception.
Outre les deux longs ajouts que nous venons d’évoquer, on trouve d’autres
changements significatifs par rapport à l’ex-chapitre III : élimination ou réécriture de
sept courts passages afin de condenser le style, déplacement d’un assez long
passage portant sur la poésie et le rôle de l’anthologie, thème qu’il développera
longuement dans un chapitre postérieur. De même, Malraux réécrit la fin du chapitre,
de manière à ménager un enchaînement avec le suivant : quelques lignes sur le
caractère aléatoire de la survie des œuvres, à travers les cas de Dostoïevski et de
Victor Hugo, font place à un développement qui reprend la même idée, mais en
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partant de l’exemple de la tragédie grecque ; la survie de la littérature antique et de


la sculpture médiévale est opposée au relatif oubli où est tombée la littérature du
Moyen Âge, objet d’une « histoire pour spécialistes » : les textes médiévaux seront le
sujet du chapitre II, qui s’appuie effectivement sur la lecture d’ouvrages de
spécialistes récemment parus.
On peut suivre cet incessant travail de réécriture dans les quelques milliers de
documents contenus dans les boîtes d’archives conservées à la bibliothèque
Doucet : feuillets ou fragments de texte, morceaux de papier de toute nature,
certains comportant une simple suggestion d’idée à développer, permettent de
remonter la chaîne des modifications et des repentirs. La construction même de
l’ouvrage a varié en cours de rédaction. Malraux, en effet, avait déjà identifié et
exploré dans ses essais sur l’art les imaginaires de chaque grande période
historique. Ils structurent la dernière trilogie en cours, la Métamorphose des dieux : le
Surnaturel, temps de la foi collective, où triomphe l’imaginaire de Vérité, l’Irréel,
temps de la beauté et de la fiction qui transfigure le réel, et l’Intemporel, où émerge
l’autonomie de l’art. Cette distinction entre les trois imaginaires reste à l’arrière-plan
de L’Homme précaire, sans en déterminer rigoureusement la structure : la
succession des chapitres met plutôt en évidence le décalage entre littérature et arts
plastiques en ce qui concerne la mémoire des œuvres. Mais on sent que Malraux
avance à tâtons. Ainsi, les cinq premières boîtes d’archives, qui renferment les
brouillons d’un premier état des dix premiers chapitres, portent le premier titre
envisagé pour cet essai, « Erèbe ». Les âges s’y télescopent, mais la construction va
se clarifier et s’enrichir (et le titre se modifier) dans un nouvel état en douze
chapitres. Suit un troisième état en treize chapitres, donné pour « bon à composer ».
Entre ces trois états, les matériaux ont circulé : le XIIIème et dernier chapitre, titré
« Métamorphoses », referme le cycle en rejoignant les idées exposées dans le
chapitre I.
Pour ordonner ces éléments, Malraux a commencé par noter en marge l’idée
centrale de chaque passage. Il isole ainsi quatorze feuillets, dont les thèmes sont
indiqués en marge, et les reprend pour l’essentiel dans la chapitre V ; même
opération pour dix-neuf feuillets qui se retrouveront dans le chapitre VI. Puis il
esquisse les plans de certains chapitres, sans rien de définitif. Ces esquisses
prennent ensuite, par exemple pour le chapitre III, la forme de listes numérotées de
sous-titres, dont certains migreront ailleurs. Un chapitre XIII titré « La secte » est
remanié en suivant un nouveau plan. De même, on possède deux plans du chapitre
XV, le second correspondant au dernier état.
Nous pouvons suivre ce travail de réécriture – additions par collage, copies,
réutilisation ou reconversion du déjà-dit, ou au contraire soustractions par
découpage, ratures, ou enfin déplacements de fragments – parce que toutes les
traces que les technologies numériques font aujourd’hui disparaître ont été
conservées avec un soin exceptionnel par l’entourage de l’écrivain – par Albert
Beuret, puis par Sophie de Vilmorin qui retapait indéfiniment tout nouvel état corrigé
de la main de Malraux, sans éliminer le précédent. On retrouve jusqu’à la trace de
ses hésitations à placer une idée dans tel ou tel chapitre, à la développer davantage.
Subsiste ainsi, parmi ces archives surabondantes, le texte qui avait été conçu
comme chapitre I, et qui exprime bien la vision du monde de l’auteur au moment où il
écrit (1975-1976) : il est alors obsédé par la mort, et remonte ensuite le temps pour
comprendre comment le geste littéraire peut vaincre la mort. Mais finalement, le
contenu de cet ex-chapitre I a été rejeté dans le dernier chapitre.
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On parcourt donc, en lisant L’Homme précaire, une succession discontinue des


imaginaires, à travers les œuvres écrites : l’univers de féerie du Moyen Âge, de peu
de poids face à la sainteté des Evangiles, le retour de l’idéal de grandeur hérité de
l’antiquité, le monde du théâtre baroque et classique, puis l’apparition et l’évolution
du roman, dont la spécificité est mise en évidence par la concurrence de
l’audiovisuel et les adaptations qu’en font le cinéma et la télévision. L’essai s’achève
par une réflexion sur notre hypothétique avenir, voué à un imaginaire de
l’« aléatoire ».
*
* *
Que nous apporte cet ouvrage testamentaire par rapport aux nombreuses histoires
de la littérature qui existaient à l’orée de ce dernier quart du XXème siècle, et par
rapport aux précédents essais de Malraux ?
D’abord une enquête sur le mystère du geste créatif, conduite à partir d’une
expérience personnelle de romancier. Malraux s’intéresse au travail quotidien des
écrivains, à leur relation à la littérature. C’est pourquoi il s’attache à la
correspondance de Flaubert, des Goncourt… Mais son originalité dans ce domaine
est de ne pas se référer simplement aux sciences humaines, histoire, philosophie
linguistique, comme c’était le cas à son époque, mais à d’autres modes d’expression
distincts par leur technique, leurs supports, leur savoir faire : le peintre avec ses
couleurs et ses pinceaux, le sculpteur avec son burin… Malraux, à l’âge du papier,
de la rature, traite toute production intellectuelle et artistique comme relevant d’une
même aventure humaine, il cherche à décrypter les lois et les conditions de la
création. Il étend son enquête vers l’aval – la réception des œuvres dans le temps –
en adaptant à la littérature le concept de « métamorphose » expérimenté dans ses
essais sur l’art.
Cet essai appartient au genre de la « critique d’écrivain » : c’est une œuvre d’art à
part entière, dont l’auteur jette en même temps un éclairage indirect sur sa propre
création – alors qu’il s’est toujours refusé à commenter directement son œuvre. La
démarche qu’il attribue aux artistes en général est en relation étroite avec celle qui
fut la sienne. Elle est en germe dans ses premiers articles de critique littéraire, sur
ceux qui furent ses premiers modèles et lui permirent de trouver son propre style
entre deux courants, celui des successeurs d’Apollinaire, Max Jacob, Reverdy (c’est
sa veine « farfelue », son attention aux arts graphiques, gravures, pastels…) et celui
de Gide, fondé sur la conscience, la lucidité, le travail de l’écriture – sans oublier
Baudelaire et Nietzsche, ses guides en matière de critique d’art, ou DostoÏevski pour
le roman. « Le créateur, écrit-il, finit par son génie, mais commence par celui des
autres ».
Enfin, L’Homme précaire poursuit la quête de Malraux sur le sens et la finalité de
l’art : le moyen de conjurer la précarité de notre destin, « d’échapper au temps à
travers la forme », d’approfondir le mystère de l’individu par une perception à la fois
du dedans et du dehors. La littérature permet « la substitution du destin subi en
destin dominé ». Dans le premier chapitre, Malraux écrit à propos du Tableau de la
littérature française, dont il avait entrepris la réalisation en 1928 : « …on y voyait la
métamorphose de la littérature. J’avais conçu ce livre en rêvant qu’on le
recommencerait dans cent ans » On peut rêver à ce que serait une telle tentative en
2028...

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