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A MANIPULER
AVEC
PRECAUTION

Par Jean-Pierre Decrest


(GEORGES BAYARD)

Ce jeune homme que les policiers ont retrouvé,


noyé dans le port, Claire le reconnaît tout de suite :
c'est bien José, travailleur portugais clandestin, à qui
elle apprenait le français.
S'agit-il d'un accident? Ni Claire, ni Henri, son
frère, ni Marc et Frédérique, venus à la rescousse,
peuvent le croire. Mais qui est responsable? Les
dockers grévistes en colère qui voient en lui un
«jaune»? Brassardi, le transporteur raciste? La
SEPICA, cette usine inquiétante qui s'occupe de
détruire un dangereux pesticide dans les environs du
Havre? Hypothèse d'autant plus vraisemblable que,
depuis quelques jours, José se plaignait de malaises...
Marc et Frédérique se lancent dans l'enquête à
partir d'un village brumeux de Normandie dont le
calme provincial est troublé par la menace qui pèse
sur son environnement.

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3
Bayard Georges

Michel − Hachette 1958-1985, 39 volumes.

1. Michel Mène l'Enquête (1958)


2. Michel et la Falaise Mystérieuse (1958)
3. Les Étranges Vacances de Michel (1959)
4. Michel Fait Mouche (1959)
5. Michel au Val d'Enfer (1960)
6. Michel et les Routiers (1960)
7. Michel Poursuit des Ombres (1961)
8. Michel et le Brocanteur (1961)
9. Michel et Monsieur X (1962)
10. Michel Fait du Cinéma (1962)
11. Michel au Refuge Interdit (1963)
12. Michel et la Soucoupe Flottante (1963)
13. Michel Maître à Bord (1964)
14. Michel en Plongée (1964)
15. Michel chez les Gardians (1965)
16. Michel à Rome (1965)
17. Michel et le Complot (1966)
18. Michel Mousquetaire (1967)
19. Michel et le Trésor Perdu (1971)
20. Michel et la Voiture-Fantôme (1971)
21. Michel fait du Vol à Voile (1973)
22. Michel dans l'Avalanche (1974)
23. Michel fait un Rallye (1975)
24. Michel et les Castors du Rhône (1975)
25. Michel Connait la Musique (1976)
26. Michel et les Deux Larrons (1977)
27. Michel et le Rapport Secret (1977)
28. Michel Entre Deux Feux (1978)
29. Michel et la Super-Maquette (1978)
30. Michel et les Maléfices (1979)
31. Michel à la Fontaine du Diable (1979)
32. Michel et la preuve par sept (1980)
33. Michel et les Faussaires (1980)
34. Michel chez les Trotters (1981)
35. Michel et le Vase de Soissons (1981)
36. Michel fait de la Planche à Voile (1982)
37. Michel Aux Antilles (1983)
38. Michel et les Casseurs (1984)
39. Michel Fait Surface (1985) 

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Cécile − Hachette 1982-1987, 9 volumes.

40. Cécile et la panthère noire (1982)


41. Cécile et la villa du prince (1982)
42. Cécile et le taxi des neiges (1982)
43. Cécile et les bas-rouges (1983)
44. Cécile et la tapisserie volée (1983)
45. Cécile et les rockers (1984)
46. Cécile prend le mors aux dents (1984)
47. Un casse-tête pour Cécile (1985)
48. Cécile et la boîte à musique 

César − Hachette 1964-1980, 6 volumes.

49. César fait du karting (1964)


50. César suit le tour de France (1964)
51. César marin d'eau douce (1965) maison Bernard
52. César fait du ski (1978)
53. César et la clef du mystère (1979)
54. César au royaume de la chine (1980) (l'intrigue de ce dernier titre a été reprise
dans  Cécile et la boîte à musique, du même auteur) 

Romans hors série


55. L’École des détectives, Hachette, Paris, coll. « Bibliothèque verte ». 1959
56. Les 5000 francs d'Alain Cloche-Dur, Hachette, 1959
57. Les Fidji chantent à minuit, Delagrave, Paris. 1960
58. Les Pionniers du déluge, Delagrave, Paris. 1962
59. Le Mystère de l'Anita, Delagrave, Paris. 1966
60. Moi, Eric le Rouge  1988

Sous le pseudonyme de Georges Travelier


61. La Chanson du cabestan  éditions Fleurus, Paris, collection « Caravelles ». 1957
62. Amérique an mille   Fleurus/Gautier-Languereau, Paris, coll. « Jean-François » 1959
63. Le mystère de la rose 1959
64. Le Secret de la Dune Bleue 1959
65. Enquête à Hambourg − Illustrations de Noël Gloesner ; Fleurus, Paris. 1961
66. S.O.S. Pikkolo − Illustrations de Noël Gloesner ; Fleurus, Paris. 1961
67. L'Urganda, yacht fantôme  ; Fleurus, Paris, coll. « Monique ». 1962

Sous le pseudonyme de Jean-Pierre Decrest


68. À manipuler avec précaution Hachette, Paris, coll. 1979
69. Le Réseau Pluton Hachette 1979 

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Jean-Pierre Decrest
(GEORGES BAYARD)

À MANIPULER
AVEC
PRÉCAUTION
ILLUSTRATIONS DE SERGE CECCARELLI

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I

« COMPRESSE... Clamp... Catgut... »


Si quelqu'un m'entendait! Syntaxe de chirurgien, réduite à
l'énoncé des outils. Ici je n'ai aucune infirmière pour me tendre
les pinces ou les aiguilles. Et pourtant, s'il n'y avait pas l'odeur
— huile, essence, cambouis —, je retrouve dans les gestes du
mécanicien que je suis, une similitude avec ceux du chirurgien
que j'ai été, en stage, une année durant. Un moteur — patient
inerte sans anesthésie — supporte l'intervention de son toubib,
comme une opération.
On ouvre; on regarde ce qui ne va pas; on répare et on
referme!
Je sais ce que vous allez penser. Vous allez croire que je
suis un mécanicien cultivant des regrets, ceux d'une vocation
médicale contrariée. Pas du tout! C'est même le contraire qui
m'arrive. Etudiant en médecine de cinquième année, j'ai
abandonné pour suivre ma véritable inclination :
I'AUTOMOBILE!
J'ai couru quelques rallyes, en cassant deux voitures.
Le plus surpris — le plus peiné, aussi — a été mon père.
Le brillant docteur Audoire ne comprendra sans doute jamais
ce qui a pu pousser son fils unique, Marc, promis à sa
succession, dans la remise en état des « Ancêtres », les vieux
tacots, pièces de musée.
Et pourtant mon vénéré père, sans le vouloir bien sûr, a
inoculé un virus à sa progéniture : j'ai toujours connu chez
nous, à Sceaux, le « musée Audoire ». Six Ancêtres
suffisamment rares pour attirer des visiteurs, sans publicité.
J'ai dû faire mes premiers pas chancelants entre une Renault et
une Panhard-Levassor des années 1900 ou 1890. J'ai même

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reçu la seule fessée de ma vie pour avoir léché le cuivre doux
des phares d'une Peugeot 1919!
Comment vouiez-vous, après ça, que je sois médecin!
Plus tard, j'ai passé des heures au volant des voitures du
musée, en me racontant le Paris-Madrid, les exploits de la
Jamais contente, la première voiture à avoir dépassé le cent à
l'heure.
Je suis seul, au garage, parce que nous sommes samedi.
Samedi matin. Mon associé, Henri Menu, répare en ce
moment une Buick 1920, quelque part en Normandie, chez un
collectionneur. Il joint l'utile à l'agréable. Mme Menu, sa
mère, vit à La Neuville-Les-Prés, dans les environs immédiats
du Havre, à quelques kilomètres de l'endroit où il travaille. Sa
sœur, Claire, est institutrice tout à côté. Si bien qu'Henri se
retrouve en famille tous les soirs. Je l'envie, Henri. La famille,
pour moi, n'a pas cette chaleur affectueuse qui règne chez les
Menu. Mon père trop occupé par son travail. Ma belle-mère
très jolie, élégante, mais distante. Il est vrai qu'elle n'a guère
que dix ans de plus que moi. Elle a dû lire Phèdre.
J'aime l'atmosphère du samedi matin. Les deux
compagnons que nous employons pour la réparation des
voitures ordinaires sont quelque part sur l'autoroute, en fuite
vers un point verdoyant, avec femme et enfants. Je suis seul et
je resterai seul pendant tout le week-end. Frédérique est
absente. Elle ne rentrera que lundi soir. Mission avion-taxi
pour le compte de la firme Taxicare dont elle est l'active sous-
P.D.G.
Elle me manque, Frédérique. Nous nous entendons bien
tous les deux. J'ai vingt-cinq ans, elle vingt-quatre. Elle est
blonde et féminine au point que personne ne devinerait en la
voyant qu'elle conduit un bi-moteur, baptisé par elle-même
Hercule, qu'elle est ceinture marron de judo. Et surtout,
j'admire... j'envie même... sa spontanéité, sa franchise. A côté

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d'elle, je me sens engoncé, entravé par les principes de mon
éducation bourgeoise.
Je suis en train de régler l'allumage de ma « Rallye ». Je
remets en place la tête de delco. Dring! Téléphone! Zut! J'étais
trop tranquille, sans doute?
Résigné, je décroche.
« Aîlô, Marc? Henri! Tu vas?
— Je vais!
— Je parie que tu viens d'achever la mise au point de ta
chignole?
— Presque.
— Bon, alors... tu vas l'essayer? »
Cette curiosité ne ressemble pas à Henri. D'autant plus
qu'un essai, après une mise au point, c'est la règle! Je pressens
un coup fourré. Prudence!
« Beuh... peut-être. »
Silence, puis Henri glousse.
« Mais non, pas peut-être! Je te dis que tu
vas l'essayer pour venir ici, à La Neuville-les-Prés! »
Ah non! La Normandie, pas question! Je me suis préparé
à un dimanche solitaire, je ne vais pas...
« II faut que tu voies Claire... aveugle! »
II attend l'effet de son calembour. Je ne parviendrai
jamais à le guérir de cette minable manie, indigne de son
intelligence qui est grande. Il est tellement sûr de l'effet
produit qu'il éclate de rire avant que je ne réagisse.
Il se calme, redevient sérieux.
« Blague dans le coin, Claire a besoin de toi. Ça urge,
même! Imagine-toi... »
J'écoute l'histoire, résigné. Claire Menu a un sens social
très développé. En plus de sa classe, elle s'intéresse au sort des
travailleurs immigrés, à qui elle apprend le français. Or, juste-
ment, un jeune Portugais dont elle s'occupe est malade.

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Comme c'est un immigré clandestin, il refuse de voir un
médecin.
« Alors, Claire a pensé que si toi tu le voyais tu...
— Mais je ne suis pas médecin!
— Tss tss! Ecoute. Claire est tellement certaine que tu
acceptes qu'elle t'a retenu une chambre à l'auberge du Roy-
Guillaume, avec un « Y » Spécialité : la truite à la Bovary, au
Champagne!»
Voilà comment ils sont, les amis! Je me croyais à l'abri
pour le week-end, une journée de farniente, j'avais décidé
d'écouter l'intégrale de Beethoven et crac! Truite Bovary au
champagne!
« Arrange-toi pour arriver ici vers une heure. On
déjeunera ensemble. A la maison, bien entendu.
— Ecoute, Henri, je ne...
— Bon, je savais bien que tu ne refuserais pas d'aider ma
sœurette! D'ailleurs, maman te prépare un bœuf à la ficelle! »
Et il raccroche!
Je raccroche à mon tour, lentement. J'ai l'impression que
l'atelier vient d'être balayé par un coup de vent froid. Le
charme de la solitude est rompu.
Je retourne à mon moteur. Pour être coincé, je suis bien
coincé. Je ne peux même pas rappeler, parce que j'aurais Mme
Menu au bout du fil et elle est si gentille que je ne pourrais
rien lui refuser.
Peu à peu, l'idée fait son chemin. Un essai de la voiture
sur l'autoroute Paris Le Havre vaut bien le tour du pâté de
maisons que j'allais faire!
Et puis, Claire est si sympa! Frédérique m'a avoué un
jour que si elle était jalouse — ce qu'heureusement elle n'est
pas! — elle ne pourrait l'être que de Claire. Et Claire
m'appelle au secours.
Je me hâte de finir le travail.

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Je me redresse et jette un coup d'œil vers la porte par
laquelle le soleil de juin entre à flots.
Zut... un client! Bien fait pour moi, si j'avais fermé cette
porte...
Le contre-jour m'a trompé. Le foulard noué autour de la
tête ne peut appartenir qu'à une cliente.
« Bonjour quand même, Marc! Tu en fais une tête! »
J'ignore quelle tête je viens de faire, mais je sais que celle
que je vais faire ne sera pas mieux. La voix mélodieuse, un
peu grave, vient de réveiller en moi des souvenirs. Des souve-
nirs agréables, mais dont l'évocation, pour le moment, ne me
cause aucun plaisir.
Colette Saranian a tout pour plaire. Intelligence, beauté,
allure. Malgré la différence de nos âges, trois ou quatre
années, elle a accepté de sortir avec moi une demi-douzaine de
fois, quand j'étais encore un étudiant de seconde année. Nous
avons flirté un peu... beaucoup. Mais pour l'ex-étudiant en
médecine elle présente un vice rédhibitoire : elle est devenue
chef de clinique des hôpitaux!
Ce qui m'alarme plus que tout, c'est qu'elle porte une
valise à la main.
« Bonjour, Colette, excuse-moi, à contre-jour, je ne
t'avais pas reconnue! »
Elle s'approche, m'embrasse en bonne copine et recule,
horrifiée.
« Je ne me ferai jamais à l'odeur du cambouis, mon
vieux! Tu dois te ruiner en eau de Cologne et autres parfums
virils, quand tu essaies d'avoir l'air un peu... civilisé, non?
— Odeur saine, Colette, que je préfère à l'éther ou
au formol!
— Erreur, mon cher, je n'utilise que le N° 5 de
Chapalanski! »

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Je reconnais là son habitude, la conversation ping-pong.
Elle renvoie la balle avant qu'elle ne touche la table. Colette
sourit. Quand elle sourit, on a envie de devenir chat et de
ronronner. Je me détends.
Pas pour longtemps!
« Ma voiture est prête? »
Sa voiture?
« P"ardon, mais tu avais bien dit que tu n'étais pas
pressée quand tu nous l'as laissée?
— Exact. Seulement, mon cher, les femmes proposent et
les épidémies disposent! »
Elle m'explique qu'un staphylocoque doré, de l'espèce la
plus pernicieuse, a été découvert dans son service à l'hôpital.
D'où désinfection obligatoire des locaux avec dispersion des
malades dans d'autres chambres.
« Une semaine de liberté inattendue, mon vieux! Je ne
tiens pas à la passer à Paris! Le week-end, du moins. Je
comptais sur ma voiture. Tu pourrais peut-être la remettre en
état pour cet après-midi? »
Elle en a de bonnes, Saranian! Même si les deux
compagnons étaient là, il y en aurait bien pour trois jours
pleins à la remettre en état, sa mini.
« Impossible, Colette. Je suis navré mais ton pépin est
trop gros. Mercredi, au plus tôt et encore en lâchant tout le
reste! »
Le regard des Gorgones devait être une caresse à côté de
celui dont Colette me gratifie. Elle se retient visiblement de
me communiquer son opinion sur les garagistes en général et
sur moi en particulier. L'indignation lui va bien. Ses yeux
sombres brillent davantage encore.
« J'espère au moins que tu restes à Paris, ce week-end, et
que tu me sortiras pour compenser? J'ai droit à des dommages
et intérêts, non? »

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La vie est mal faite. Quand je pense au nombre de
garçons qui aimeraient sortir Colette, il faut que ce soit sur
moi, qui ne suis pas libre, que son choix se porte.
« Désolé, Colette, mais je pars pour la Normandie.
Engagement antérieur, dette d'amitié, tu vois ce que je veux
dire? »
Elle ne sourit plus. Elle ne joue plus l'indignation. Elle
semble sincèrement désolée.
« Tu sais que tu caches ton jeu, Marc. Je ne te croyais pas
si égoïste. Tu m'annonces ton abandon... ton lâche abandon
avec une légèreté! Pour un peu, je dirais que tu es soulagé de
m'annoncer ça! »
Elle s'approche, et l'air d'une enfant boudeuse elle ajoute :
« Réellement, tu me dois réparation, Marc... emmène-
moi! »
Et voilà! Depuis les dommages et intérêts je subodorais la
proposition.
- Navré, Colette, mais je me rends chez un ami et je
crains... »
Elle secoue la tête, refuse mon objection.
- Il doit bien y avoir un hôtel, et un restaurant dans ce
bled? Je ne suis pas une pique-assiette! »
Je maudis ma bonne éducation qui m'empêche de refuser
plus sèchement. Et puis, mes hésitations nie donnent la
sensation désagréable de me conduire en goujat, à l'égard de
cette fille qui... enfin... a été très gentille, autrefois. Si
seulement Claire n'avait pas...
Déclic! Au fait, Claire a besoin d'un médecin! Un chef de
clinique vaut quand même mieux qu'un ex-étudiant de
cinquième année, pour un diagnostic. Soulagé, je capitule.
« Tu as gagné, Colette. Il y a en effet une auberge... où je
loge, d'ailleurs. »

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Merveilleuse transformation d'un visage. L'enthousiasme
agrandit ses yeux, les lèvres s'entrouvrent, et Colette me saute
au cou pour une nouvelle manifestation fraternelle qui ignore
le cambouis, cette fois.
« Tu es un amour, Marc! Je te revaudrai ça. Quand pars-
tu?
— Un dernier coup de clef... je prends une douche et en
route.
— Bon. Il y a bien un tabac, dans ton quartier? Je n'ai
pas pris le temps de boire mon café, ce matin. II est neuf
heures et demie, on se retrouve à dix heures? Ça va?
— Ça va. »
Elle s'éloigne. Je suis du regard sa gracieuse silhouette en
m'étonnant vaguement d'être ému.
J'achève mon travail puis je gagne le studio-salle de bain-
kitchenette que nous utilisons, Henri et moi, quand nous
dépassons les heures ouvrables pour un travail urgent.
Je suis sous la douche, quand le téléphone sonne, encore!
Peignoir, je laisse une trace humide sur la moquette.
Tout de suite, j'oublie ma mauvaise humeur. La voix de
Frédérique est un philtre magique. Elle m'appelle de Berlin où
elle attend le bon plaisir de son client.
« J'ai téléphoné chez toi à Sceaux, mon chéri, et j'ai pensé
que tu étais certainement au garage. Henri n'est pas là? »
Je m'explique.
« Et je vais le rejoindre pour le week-end à La Neuville-
les-Prés. Il paraît que Claire a besoin d'un médecin. »
Petit temps de réflexion.
« La pauvre... elle est malade et tous les médecins de son
bled sont en grève?
— Non... ce n'est pas ça. »

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Je lui explique l'histoire du Portugais clandestin. Ce qu'il
y a de merveilleux, chez Frédérique, c'est qu'elle comprend à
demi-mot et ne s'étonne que très modérément.
« Henri m'a retenu une chambre, à l'auberge du Roy-
Guillaume. Si tu trouves le numéro, tu pourras m'appeler ce
soir?
— D'accord, l'auberge du Roy-Guillaume, à La Neuville-
les-Prés. Je t'aime. Fais la bise à Henri, pour moi... et à Claire,
bien entendu! »
Elle raccroche. J'éprouve une curieuse sensation de
solitude. Sa voix nie la rendait toute proche. Le silence la
renvoie à des milliers de kilomètres.

*
**

Je suis prêt lorsque Colette revient. Elle renifle, exprès.


« Tu es sortable! Ton détergent anticambouis est efficace.
Tu ouvres ton coffre, j'y case ma valise. »
Je joins mon sac de voyage.
Il est dix heures et quelques. Je tire le rideau de fer. La «
Rallye » ronronne. Une soie, ce moteur! En route pour la truite
Bovary au Champagne!

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II

LA « RALLYE » continue à ronronner. Son échappement


silencieux, une invention d'Henri, a permis à Colette de me
parler de sa vie professionnelle sans avoir à élever la voix.
Je comprends mieux maintenant ce qui a pu me plaire
chez la jeune femme. Elle est, d'une certaine manière, la sœur
de Frédérique. Certes, elle est belle, sa voix a des sonorités de
violoncelle. Mais il y a plus. Comme Frédérique, Colette vit
intensément, par elle-même. Elle donne beaucoup, elle prend
beaucoup mais sans mièvrerie, sans le sentimentalisme dévo-
rant qui n'est au fond qu'un aveu de faiblesse, qu'un besoin de
se rassurer par la possession. Objets, ou êtres-objets...
Colette est reposante, aussi. Je n'ai eu que deux ou trois
occasions de parler, pendant tout le trajet.
Un panneau. LA NEUVILLE-LES-PRÉS.
Un gros bourg confortable et pataud, très normand.
Tiens... l'auberge du Roy-Guillaume. Evidemment, ici le
« Conquérant » est le grand homme depuis 1066!
Feu rouge. Une gentille rousse s'approche de la portière
et nous tend à chacun un tract.
Nous repartons. Colette lit à haute voix :
« Pas de Seveso (1' en Normandie. Tous au Chauffour,
dimanche à 10 heures. Le Chlorga-nol ne doit pas
empoisonner nos herbages et nos maisons. Ensemble, faisons
obstacle au projet criminel de la SEPICA. » Chlorganol?
Qu'est-ce que c'est? Tu connais?

1. Seveso : Ville d'Italie contaminée par la dioxyne, pesticide


dangereux.

— Composé chloré... pour le reste, voir le mode


d'emploi à l'intérieur de la boîte! »

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Colette apprécie médiocrement.
« Merci, je suivrai ton conseil. Quant à la SEPICA,
encore un sigle pour désigner une usine de produits chimiques
sans doute!
— Henri doit savoir. »
La maison des Menu se dresse sur une petite place. Des
bornes de pierre, reliées par des barres de fer, délimitent un
très vieux marché à bestiaux. Petite maison normande, à
colombage ancien. Des parcmètres, incongrus, détruisent le
charme vieillot de ces façades, épargnées par la guerre.
Colette s'inquiète.
« Tu vas le premier et tu excuses ma présence, tu veux
bien? »
A côté de la porte vitrée, une affichette, collée au mur.
Style « sérigraphie amateur ». PAS DE SEVESO EN NORMANDIE.
Le reste, je l'ai déjà lu sur le tract.
La porte s'ouvre. Mme Menu paraît. Petite, mince, fragile
d'aspect, même, elle offre une agréable cinquantaine. Ses
cheveux bruns sont tirés en arrière en un lourd chignon.
A ma vue, son visage soigné s'éclaire d'un sourire de
bienvenue.
« Henri vient de me prévenir », dit-elle.
Elle aperçoit Colette, qui ne peut faire autrement que de
venir nous rejoindre. Le sourire de Mme Menu se fige un peu.
Elle connaît Fré-dérique et l'estime beaucoup. Je devine sa
réaction à la vue de ma trop belle compagne. Il faut que je la
rassure tout de suite :
« Colette Saranian, une amie de la Fac de médecine.
Colette, voici la maman d'Henri, mon associé. »
Les deux femmes se serrent la main.
Colette est chef de clinique, à Paris. C'est un grand
toubib!

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Mme Menu nous fait entrer, nous installe dans la partie
salon de sa salle à vivre. Colette, un peu surprise, admire le
décor des vieux meubles de famille, formes simples, élégantes,
confortables. Les rideaux à carreaux blanc et bleu
s'harmonisent bien avec les cuivres anciens. Notre hôtesse est
sensible à l'admiration de Colette.
La salle à vivre est méticuleusement propre et pourtant
elle ne dégage pas cette impression de froideur impersonnelle
qui règne trop souvent dans les intérieurs d'apparat où l'on ne
vit pas vraiment.
Mme Menu nous offre un verre de cidre, puis elle
s'excuse; elle doit surveiller quelque chose dans sa cuisine.
« Vous avez de la chance, Henri et toi, de pouvoir venir,
de temps en temps, dans un intérieur comme celui-ci! Cette
femme est absolument délicieuse! »
J'aime que Colette apprécie Mme Menu. Pourtant, celle-
ci, restée veuve assez jeune avec ses deux enfants, a connu des
moments difficiles qui n'ont pas entamé sa gentillesse.
Mme Menu réapparaît, le visage sérieux.
« Claire est en retard, dit-elle. Elle a de gros soucis ces
temps-ci. Elle en fait trop, je trouve! Trois soirs par semaine,
elle apprend le français aux travailleurs immigrés. Comme si
elle n'avait pas assez de travail avec sa classe. Et voilà qu'elle
est devenue la secrétaire d'un mouvement écologiste. »
On sent vibrer en elle l'affection inquiète, mais aussi une
certaine admiration. Mme Menu n'est pas une mère égoïste,
repliée sur sa progéniture et indifférente à tout ce qui n'est pas
ses petits problèmes familiaux.
« II y a une manifestation, demain, ajoute-t-elle. Je
n'aime pas la savoir dans ce genre d'affaires. Vous avez vu,
dans les journaux. Il arrive que le service d'ordre s'énerve et il
se produit des heurts... il y a même des blessés parfois ! »

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La sensibilité frémissante de la maman d'Henri donne
envie de la protéger.
Elle tressaille au bruit de la porte d'entrée. Un sourire
rajeunit son visage.
« C'est Claire », dit-elle.
Une grande jeune fille blonde pénètre dans la salle. Elle a
les joues toutes rosés, comme si elle venait de courir. Ses yeux
bleus s'arrêtent sur Colette.
Elle embrasse sa mère, vient m'embrasser et serre la main
de Colette. Je fais les présentations. Un instant, je crains la
réaction de Claire à l'énoncé du titre de Colette. Je n'aimerais
pas que celle-ci comprenne que je n'ai accepté de l'emmener
que dans un but utilitaire.
Claire s'installe à côté de nous, près de sa mère.
« Tu sais, maman, je suis de plus en plus inquiète. José a
disparu! »
Mme Menu porte les mains à son cou, aussi émue que si le
Portugais était de la famille. Claire s'explique. José Ribeira est
un immigré clandestin dont elle s'occupe. C'est pour lui qu'elle
a demandé à Henri de me téléphoner. « J'ai fait un détour, en
revenant, par l'endroit où il vit. Il n'est pas rentré depuis hier
soir! Et ses camarades m'ont raconté une histoire lamentable!
Je suis révoltée! »
La veille, des dockers en grève ont malmené José, en
pratiquant ce qu'on appelle « une conduite de Grenoble »,
c'est-à-dire une poursuite agrémentée de violence. On traite
ainsi les « jaunes », ceux qui brisent la grève en acceptant de
travailler.
« II était déjà si mal en point, je ne sais plus que penser!
soupire la jeune fille.
— Mal en point? répète Colette. Fatigué?
— Fatigué, oui, sans doute, mais surtout, il éprouvait des
malaises. Il vomissait souvent et se plaignait d'avoir froid. »

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Colette me regarde.
« Qu'est-ce que tu dis de ça, Marc? demande-t-elle.
Difficile de placer un diagnostic à distance, n'est-ce pas? »
J'hésite à répondre.
« II y a longtemps que ces malaises se sont manifestés? »
insiste Colette.
Claire donne tous les détails qu'elle connaît. Le visage de
Colette exprime la concentration. Elle se tourne à nouveau
vers moi.
« Alors, monsieur l'externe, qu'en dis-tu? »
Cette fois, je n'y coupe pas. Je rassemble mes souvenirs de
Fac.
« Hypothermie, vomissements... on pense à un
empoisonnement, non?
— Exact! Curieuse coïncidence! Nous parlions tout à
l'heure d'organo-chlorés. On pourrait penser, justement, à une
intoxication par un produit de ce genre. J'ai eu à traiter, récem-
ment, un empoisonnement par un pesticide. Mêmes
symptômes.
— Pronostic, Colette?
— Impossible à préciser sans examens. Variable
avec le degré de contamination et la durée du contact avec le
pesticide. J'ai sauvé le mien de justesse, mais parce qu'il était
bâti à chaux et à sable. Ce n'est pas toujours le cas des
immigrés qui ont pu souffrir chez eux de carences
alimentaires. Où travaillait donc votre protégé, Claire? »
Que Colette et Claire se vouvoient me paraît incongru et
je le dis, pour briser l'atmosphère un peu dramatique que crée
la conversation.
« D'accord, réplique Colette, si Claire y consent, nous
pouvons nous tutoyer. »
La sœur d'Henri est à coup sûr bien loin de ces subtilités.
Notre diagnostic l'a visiblement bouleversée.

20
« Où travaillait donc votre... ton José? répète Colette.
— Je n'en sais rien. Il n'a jamais voulu me le dire! Je
suppose que son patron a exigé de lui le secret absolu, parce
que José est clandestin. Tout comme pour le cousin de José,
Manuel. Rien à faire pour leur tirer un mot sur leur travail.
Mais est-il possible qu'ils manipulent quelque chose capable
de les empoisonner?
— Très possible! A moins que ce ne soit dans l'endroit
où ils vivent? suggère Colette. Ce ne doit pas être un trois-
étoiles?
— C'en est loin! soupire Claire. Si vous voulez, nous
irons ensemble, tout à l'heure. José sera peut-être rentré. »
Mme Menu intervient. Je devine qu'elle n'aime pas
que Claire soit aussi agitée et aussi bouleversée.
« Je crois qu'il est l'heure de déjeuner », dit-elle.
Et comme il s'agit d'un bœuf à la ficelle, l'un de mes plats
préférés, je fais chorus.

*
**

Colette a fait la conquête de Claire et de sa mère. Il est


vrai que lorsque Colette veut séduire, elle y parvient. Non pas
qu'elle soit futile et,légère. Il lui suffit d'être naturelle, de ne
pas se surveiller comme elle est obligée de le faire à l'hôpital,
dans le service qu'elle dirige, là où elle est la patronne.
Le bœuf à la ficelle, arrosé de bon cidre bouché, était une
réussite. Et je garde un « souvenir ému » des cornichons à
l'estragon.
Coup de sonnette.
Claire sourit.
« Des nouvelles de José, peut-être? » suggère-t-elle.
Elle court ouvrir.

21
Je l'entends s'exclamer.
« Monsieur Mauvert! Entrez, nous en sommes justement
au café! »
Claire réapparaît, précédant un homme d'une quarantaine
d'années. Le visage assez haut en couleur doit à une
moustache pleine un air anglo-saxon. Les cheveux, raréfiés,
visiblement teints en brun, débordent de deux bons centi-
mètres sur le col de la veste. Costume de velours fin d'une
élégance un peu trop visible pour être réussie. L'arrivant porte
un paquet ficelé, sous le bras.
Il s'incline devant Mme Menu, lui baise la main. La
maman de Claire a une façon de sourire qui me laisse craindre
qu'elle pourrait bien éclater de rire si la scène se prolonge.
Colette a droit aussi au baisemain, ce qui nous donne une
intéressante vue plongeante sur la naissante calvitie du
monsieur.
J'ai nettement l'impression que notre homme n'a pas
rencontré depuis longtemps une femme aussi jolie que Colette.
Du moins s'efforce-t-il de le lui faire savoir par des regards
admiratifs.
« Tenez, Claire, dit-il. Je me suis permis de vous apporter
les livres promis, pour la bibliothèque de vos protégés. J'ai
choisi des textes simples, illustrés, bien entendu. »
Claire s'empare du paquet, remercie, mais du bout des
lèvres. Elle a d'autres soucis en tête, et le paternalisme matois
du personnage l'agace sans aucun doute.
« Au fait, c'est demain que nous nous battons? » reprend
Mauvert.
Mme Menu se rembrunit. Claire hausse les sourcils.
« Eh oui! Nous allons nous retrouver de chaque côté de la
barricade! »
Claire fait la moue. Elle n'apprécie pas la plaisanterie de
son visiteur qui inquiète inutilement sa mère.

22
Colette et moi nous apprenons que M. Adrien Mauvert,
ingénieur de la SEPICA ( Société d'Etudes Pratiques de
l'Industrie Chimique Appliquée), est chargé par celle-ci de
surveiller la destruction du Chlorganol, composé organo-
chloré interdit à la fabrication et à la vente par un récent arrêté
ministériel. Cette destruction est réalisée au lieu-dit « le
Chauffeur », dans un four à chaux désaffecté, à une vingtaine
de kilomètres de La Neuville-les-Prés.
« J'ai vu votre affiche, en arrivant ici, ajoute l'homme. Du
beau travail. Mais les craintes de vos amis sont excessives.
Nous ne risquons nullement un Seveso, ici. Le Chlorganol est
un pesticide très stable et toutes les précautions pour sa
destruction rendent celle-ci absolument inoffensive. »
Claire a froncé les sourcils.
« Réservez donc vos arguments pour demain matin,
monsieur Mauvert, dit-elle. Vous en aurez sans doute besoin.
A moins que vous reculiez à l'idée d'affronter les écologistes?»
Mauvert sourit, écarte d'un geste de la rnain cette
possibilité.
« Parlez-moi plutôt de vos grands élèves, Claire, dit-il. Je
suis certain que vous obtenez des résultats extraordinaires!
— Extraordinaires, certainement pas. Mais ils
progressent. Ils sont si désireux d'apprendre. Pourtant je
suis inquiète pour José Ribeira... »
Elle explique au visiteur ce qu'elle nous a raconté en
arrivant, tout à l'heure. Quand elle en vient à la « conduite de
Grenoble », Mauvert hausse les épaules.
« Ces dockers sont des brutes », assure-t-il.
Claire n'accepte pas cette affirmation.
« C'est une chose que je me garderai bien de prendre à
mon compte, dit-elle. Les dockers ont un sens social très
développé. Ils peuvent commettre des erreurs, mais qui n'en
commet pas?

23
24
— Errare humanum est! cite l'ingénieur pompeux.
N'empêche qu'ils ont bel et bien rossé votre José au point qu'il
est peut-être à l'hôpital! »
Cette idée semble intolérable à la jeune fille.
« Non, je ne vous crois pas! C'est impossible! »
Elle mordille sa lèvre inférieure et ajoute.
« D'ailleurs, je vais aller voir Robert Bourset, le délégué
syndical. Il s'intéresse à mes cours du soir. Par lui je saurai ce
qui s'est passé exactement. »
Mauvert n'insiste pas. Il consulte sa montre, recommence
la comédie du baisemain, en insistant auprès de Colette, et s'en
va.
Lorsque Claire nous rejoint, Colette déclare :
« Pardonne-moi, Claire, mais je lui trouve un air play-boy
prolongé, à ce Mauvert. Il frétille toujours ainsi devant une
femme? On a envie de lui tendre un susucre en lui demandant
de faire le beau! »
La boutade parvient à détendre un peu Claire Menu qui
sourit en hochant la tête affirmativement.
« II est amusant, d'une certaine manière, Très vieille
France, donc démodé. Mais j'avoue que de temps à autre son
urbanité repose un peu de la brutalité de la vie et des mœurs de
nos contemporains. »
Mme Menu intervient.
« Tu vas vraiment te rendre à la manifestation, demain? »
demande-t-elle.
Claire sourit, embrasse sa mère.
« Voyons, maman, tu oublies que je suis secrétaire du
mouvement. J'ai envoyé des convocations et je n'irais pas?
— Je ne suis jamais tranquille lorsque tu fréquentes ces
énervés! »
Claire éclate de rire.

25
« Maman, voyons, comme tu y vas! Des énervés? J'en
suis, tu sais! Parce que nous n'acceptons plus tous les abus que
ta génération a supportés sans songer à se défendre? »
Colette et moi nous échangeons un regard. Cette petite
passe d'armes entre la mère et la fille qui s'adorent a quelque
chose de pénible. Je crois bon d'intervenir.
« Madame Menu, nous irons tous à la manifestation,
demain matin. Si Claire a besoin d'un garde du corps, nous
serons là, n'est-ce pas, Colette?
— Bien sûr. Je me charge personnellement de ce
Mauvert! »
Claire nous adresse un regard reconnaissant. Notre
proposition a rassuré sa mère, en partie.
« Bien, maintenant, je vais aller voir Bourset. Quelqu'un
vient avec moi? »
Colette suggère qu'elle pourrait aider Mme Menu à
débarrasser la table et faire la vaisselle. Celle-ci proteste.
« Pas question! Allez donc avec Claire, vous verrez le
port. »
J'insiste pour emmener Claire et Colette dans ma «
Rallye». Je ne suis pas fâché de découvrir la « Porte océane
(1)».

1. Porte Océane : titre d'un ouvrage d'Edouard Herriot consacré au


Havre.

26
III

AVANT de gagner le port, Claire tient à passer prendre des


nouvelles de José, voir si, par chance, il ne serait pas revenu.
Nous arrivons devant un pavillon tout ordinaire.
« Ils sont une douzaine à vivre dans le garage, explique la
sœur d'Henri. Venez voir! »
Une descente cimentée conduit à une grand-porte. Claire
connaît, Dès la porte franchie, c'est la surprise! Colette et moi,
silencieux, nous échangeons un regard effaré.
Le garage est équipé en dortoir. Du moins, il comporte
une douzaine de couchettes, superposées par trois. Des tubes
métalliques dont la peinture s'écaille supportent des sommiers
qui ne sont que de simples cadres tendus de treillage.
Paillasses et couvertures. A côté de ce spectacle, une
chambrée militaire est du grand luxe.
Un jeune homme brun se redresse, sur le lit où il se
reposait, tout habillé. A la vue de Claire il se lève, souriant.
« Vous vous rendez compte, dit la jeune fille, un seul
lavabo pour douze pensionnaires! »
Elle pose une question en portugais au jeune homme. Il
est question de José Ribeira, c'est bien tout ce que je peux
comprendre. L'autre hausse les épaules, secoue la tête
négativement avant de se lancer dans une longue phrase.
Je me sens désemparé. Mon éducation, dans ma belle
villa de Sceaux, ne m'a pas préparé à rencontrer une certaine
forme de misère. Bien sûr, je n'ai jamais joué les autruches.
Mon passage dans les hôpitaux de Paris m'a révélé une misère
physique à laquelle n'échappent pas les mieux nantis. Mais le
spectacle de ces trente mètres carrés, sur lesquels vivent ces
malheureux me bouleverse. Je n'imagine pas de pauvreté plus

27
grande que celle de ne pas avoir un coin à soi, fût-il le plus
modeste. Claire revient vers nous. « José n'est pas rentré, dit-
elle. Je n'ai qu'un espoir : que les dockers aient décidé de le
soigner eux-mêmes, pour éviter des histoires! »
Elle est visiblement très émue. Nous regagnons la
voiture.
« Alors, vous avez vu, dit-elle. Et le propriétaire de ce
pavillon est un Portugais. Seulement, lui, il est en France
depuis longtemps. Il loue ses lits au prix d'une chambre
d'hôtel, ou presque!
— Donc les négriers existent toujours, constate
Colette.
— Et il paraît que ceux qui habitent ici ne sont pas les
plus mal lotis. Il y a pire encore! »
Au moment de mettre en route, je questionne Claire sur
notre destination.
« La maison des syndicats... je vais te guider. »

*
**

Bourset n'est pas au siège des syndicats. Evidemment,


avec la grève, il doit être occupé sur le port. On pense au quai
des Aigles, disent ses camarades.
Sur le quai en question, des piquets de grève nous
adressent des regards chargés d'une curiosité dépourvue de
sympathie.
« Les dockers se méfient des journalistes, explique
Claire. Ils ont été victimes de reporters parisiens qui ont
déformé leurs problèmes et les ont présentés comme des
brutes!
— C'est ainsi que les décrit aussi ce cher Mauvert,
répond Colette.

28
— Oh, celui-là! s'exclame Claire. Gentil, en un sens,
mais parfaitement inconsistant. »
Je constate que mon imagination m'a joué un tour. Le
port que nous venons d'atteindre n'a rien de romantique. Bien
sûr, les grues, les ponts roulants donnent une impression de
puissance, d'une certaine grandeur dans la démesure. L'odeur
âpre de la mer est agréable. Mais la vue des cargos à quai me
gêne. Certains sont rouilles à un point qui m'inquiéterait si
j'étais inscrit sur le rôle de l'équipage. On sent l'efficacité,
mais il n'y a pas place ici pour mes souvenirs de lecture de
jeunesse, l'appel du large et autres fariboles.
Un docker nous renseigne, après avoir reconnu Claire.
« Robert? Il vient d'accompagner un gars au bar des
Pilotes! »
Claire remercie et nous repartons.
« Je n'aime pas tellement pénétrer seule dans ce genre
d'établissement, soupire la sœur d'Henri.
— Je vais avec toi », dis-je.
J'avoue qu'après le port, je suis un peu curieux de
voir à quoi ressemble un bistrot de marins. Là aussi, j'ai lu des
choses sur le sujet. Mais, entre la lecture et la réalité,..
Colette fait la moue.
« Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préférerais
faire un tour sur le quai. »
Claire et moi nous pénétrons dans le café. Faux
modernisme crasseux. Un manque de goût évident. Et surtout
une fumée de tabac à couper au couteau. Beaucoup de monde.
On joue aux cartes à toutes les tables ou presque.
Notre arrivée ne provoque aucune curiosité. Claire
s'oriente.
« Robert est au bar », dit-elle.
Elle se dirige vers un garçon blond, bien bâti, aux
cheveux très frisés, qui nous tourne le dos. Au comptoir, une

29
barmaid grosse et trop fardée. L'abondance des bijoux sans
discrétion indique la patronne, sans doute.
Claire tapote l'épaule du délégué syndical. Celui-ci se
retourne, sourcils froncés. Son visage ouvert se détend en
apercevant la jeune fille.
« Tu m'excuses, dit-il à l'homme qui l'accompagne. Et
alors, Claire, que viens-tu faire ici? — Robert, je te
présente un camarade d'Henri, Marc Audoire. Marc,
voici Robert Bourset dont je t'ai parlé.
— En bien, j'espère? plaisante l'autre. Je crois que dans
un certain monde on doit dire... « enchanté »... non? »
Nous échangeons une solide poignée de main. Ce Robert
m'est sympathique. Regard bleu, direct.
Un grand bonhomme, large d'épaules et corpulent, sirote
un verre de vin, à côté de nous. Il lorgne Claire, de temps en
temps, d'un œil congestionné, comme sa trogne. Ce type n'en
est pas à sa première consommation.
« Je cherche José... José Ribeira, explique Claire. Après
ce que vous lui avez fait hier, il n'a pas reparu à son dortoir.
— Oui, je sais... j'ai fait ma petite enquête!
— Je suis déçue, Robert, je ne m'attendais pas à ce que
les dockers agissent ainsi contre un travailleur immigré. »
Robert Bourset se renfrogne. Son regard brille.
« Ne mélange pas tout, veux-tu? Nous n'avons rien contre
les immigrés. Seulement, un jour de grève, mes gars sont sur
les nerfs, faut comprendre! Ton José est allé rôder du côté du
bureau d'embauché. On sait ce que ça veut dire, figure-toi! Et
si ton Portugais avait répondu aux questions qui lui ont été
posées, il ne se serait rien passé. Il a cherché à fuir. »
Claire a pâli. Ses yeux brillent d'une fièvre qui n'est pas
loin des larmes.
« Mais c'est complètement idiot! s'écrie-t-elle. José
Ribeira comprend à peine le français, et il ne le parle pas! Son

30
silence n'était pas une raison pour le traiter comme vous l'avez
fait! »
Le malabar à côté de nous ricane. « Je crois bien que je
vais chialer! s'exclame-t-il. Ces pauvres Portugais! On les
maltraite! Mais qu'est-ce qu'ils viennent faire chez nous? Nous
enlever le pain de la bouche? »
Bourset jette un regard noir au malabar qui n'en continue
pas moins :
« Et c'est qu'en plus, il y a des minettes qui font leur lit!
Faut pas avoir beaucoup de vertu pour s'acoquiner avec ces
minables! Bientôt, en France, il n'y aura plus que des
métèques! »
Claire encaisse très mal. Bourset ronge son frein. Je
conçois qu'un délégué syndical ne recherche pas la bagarre un
jour de grève.
L'autre en profite. Il prend maintenant tout le bistrot à
témoin du peu de vertu de la sœur d'Henri. Il utilise des termes
si grossiers que je me sens bouillir. J'écarte Bourset qui
cherche à me retenir.
« Vous allez faire des excuses à mademoiselle... et tout
de suite! »
L'autre me toise, ricane. Il a une bonne tête de plus que
moi et sans doute trente à quarante kilos.
« Va te faire allonger, demi-portion! » clame-t-il.
J'ai le réflexe de confier mes lunettes à
Claire.
« Je t'en prie, Marc, ne te mêle pas de ça. Cet homme est
visiblement une brute et il a bu... Partons! »
Je reviens vers l'autre.
« Alors, ces excuses, ça vient? »
Je me sens calme et pourtant j'ai envie de gifler à la volée
cette face imbibée de vin rouge. L'autre s'écarte un peu du
comptoir. Je n'ai pas le temps de voir venir le coup mais j'ai

31
l'impression que mon front vient de heurter un mur. Je
constate qu'un silence intéressé s'est fait dans la salle. Je recule
d'un pas. L'autre arbore un sourire suffisant et fait mine de
s'accouder au comptoir comme si j'étais quantité négligeable.
Je lance :
« Et lâche, en plus! Juste capable d'insulter une jeune
fille! »
II change d'expression. Il se tourne vers moi, une grimace
de haine sur le visage. Il se met en garde et ses énormes
poings s'approchent.
J'attends la détente. Un direct du droit effleure
mon oreille. Je prolonge mon esquive, empoigne l'autre à deux
mains et, profitant de son propre élan, je l'envoie atterrir, tête
première, contre un pilier de la salle.
Un murmure étonné monte des tables.
L'autre souffle si fort qu'on pourrait craindre qu'il ne
devienne tout plat, dégonflé comme un ballon.
Il s'assoit sur le sol, secoue la tête, émet une sorte de
hennissement, s'agenouille, grotesque au possible. Enfin, il
parvient à se redresser.
Il secoue la tête encore une fois et fonce, pour un coup de
boule. J'ai prévu le mouvement, je me laisse tomber en arrière
en roulé-boulé. Mon pied droit l'atteint à l'estomac, puis, des
deux pieds, je le fais passer au-dessus de moi...
Un choc mat : après avoir bousculé plusieurs tables, il a
percuté le mur. Cette fois, iî a son compte.
Un client hilare lui verse le contenu d'une carafe d'eau sur
la tête.
« Eh bien dis donc, s'exclame un autre, c'est mieux que le
catch à la télé! C'est pas du chiqué! »
D'autres consommateurs aident mon adversaire à se
relever. Appuyé sur eux, il se dirige vers la sortie.

32
« On se retrouvera, lance-t-il.
— Quand tu voudras. »
Je me sens très calme. Je n'ai rien d'un héros de
feuilleton. La curiosité sympathique des autres me gêne un
peu. Je sens qu'ils ont dû désirer souvent mettre au pas la brute
que je viens de corriger.
« Tu prendras bien quelque chose, mon gars, propose un
enthousiaste. Faut te remettre de tes émotions! »
Et sans attendre mon accord il commande un rhum.
Claire ne sait plus si elle doit sourire ou pleurer. Elle a
tiré un mouchoir de son sac et tient à tamponner mon front qui
s'orne d'une bosse de belle taille abritant un marteau sans
douceur.
« Compliments, fait Bourset. J'aurais bien aimé le
corriger moi-même, ce butor! Mais je ne pouvais pas risquer
d'être aux prises avec la police un jour de grève. Pas toujours
marrant la responsabilité syndicale.
— J'avais compris.
— Belle exhibition, en attendant! Karaté?
— Judo, plus exactement. Mais je pratique aussi le
karaté à l'occasion. »
Le brouhaha a repris. Mon admirateur me tend le verre de
rhum que j'avale d'un trait, machinalement, puis je le remercie.
Claire m'entraîne vers la sortie. Bourset nous accompagne.
« Au fait, Claire, j'ignore absolument où peut se trouver
ton José.
— Si tu apprenais quelque chose, tu me téléphonerais?
— Bien sûr!
— Et qui est donc l'homme qui a insulté Claire? »
Bourset me regarde.
« Un nouveau venu dans la région. Un transporteur, je
crois, qui s'est installé il y a... un ou deux mois, peut-être. Il
traîne souvent dans les bistrots pour dénicher de la main-

33
d'œuvre bon marché. En même temps, il ne peut pas souffrir
les immigrés. Portugais, Arabes, pour lui, c'est la même
chose!»
Puis, s'adressant à Claire :
« Je vais continuer mon enquête. Il y aura bien un de mes
gars qui l'aura aperçu, ce José! »
Nous sortons. J'ai l'impression de quitter un ring. C'est
tout juste si on n'applaudit pas. Bourset retourne au comptoir
retrouver son compagnon.
Claire a pris mon bras. Elle s'appuie sur moi.
« Tu as été très chic, Marc. Mais j'ai eu très peur, tu sais.
Ce type était beaucoup plus fort que toi. »
Au fond de moi, il y a un autre Marc qui s'amuse de moi;
Parce que je ne crois pas être un Narcisse. N'empêche que
j'apprécie que Claire se soit inquiétée pour ma personne. Elle
effleure d'un doigt mon front.
« Tu as mal?
— Un peu! »
Nous atteignons la voiture. Colette s'est installée à
l'intérieur. C'est à son tour de s'inquiéter, en découvrant
l'hématome.
« Mon Dieu, qu'est-ce qui t'est arrivé? Et tu sens
l'alcool!»
Claire explique l'incident. Elle fait si bien que Colette
s'exclame :
« Bravo, Marc! Tu es un crack!
— Bon et si nous repartions? dis-je pour mettre un
terme aux félicitations.
— Où allons-nous, maintenant? demande
Colette.
— A la maison, si vous voulez. Je ne sais plus où
chercher José. Mais je suis sûre que Robert me téléphonera
bientôt. »

34
*
**

II est six heures. Bourset n'a pas appelé encore.


Mme Menu, très émue en voyant mon front, a mobilisé
toutes les ressources de la pharmacie familiale pour permettre
à Colette et à Claire de me poser des compresses.
Un bruit de moteur, sur la place. Si léger que je reconnais
immédiatement Pénélope, la guimbarde d'Henri.
Celui-ci paraît, hilare, heureux de me retrouver.
Quand on découvre son quintal de muscles et son mètre
quatre-vingt-dix, on s'étonne qu'une petite bonne femme
comme sa mère ait pu engendrer un pareil athlète. Et il
s'appelle Menu, comble d'humour!
Il soulève sa mère dans ses bras pour l'embrasser, malgré
les protestations rieuses de celle-ci. Devant Colette il
manifeste un embarras admiratif.
Lorsqu'il m'a à peu près luxé une épaule pour une
cordiale poignée de main, il découvre mon front. Claire
recommence le récit de la bagarre avec un lyrisme qui fait de
moi un héros d'Homère.
« C'est que je ne m'y frotterais pas, à ce Marc-là!
renchérit Henri. Il a une carrière toute tracée, dans les boîtes
de nuit, comme videur! »
Je mets la conversation sur son travail, si bien qu'il n'est
plus question de moi pendant un bon moment.

*
**

35
Dix heures. Mme Menu nous a mitonné un repas
extraordinaire qui a enchanté Colette. Elle semble très à l'aise
dans ce milieu très simple, mais si chaud par l'affection.
Lorsque j'ai croisé son regard, elle m'a ému par son sourire. Je
n'ai rien d'un Don Juan, mais je suis beaucoup trop sensible au
charme féminin.
Nous prenons congé. Il est l'heure de gagner l'auberge du
Roy-Guillaume.
Mais là, il y a une chose que je n'avais pas prévue!

36
IV

L'AUBERGE du Roy-Guillaume est agréable à l'œil. Hall


très décoratif. Au mur, copie de la tapisserie de Bayeux sur
fond de velours rouge. Chêne ciré de bon aloi.
Une charmante hôtesse, qui fait honneur à la cuisine du
chef de l'établissement, remplit abondamment une discrète
robe de soie noire.
Elle nous accueille en amis.
« Monsieur Audoire, en effet. Mlle Menu a retenu une
chambre pour vous. Mais... elle ne m'avait pas prévenue que
madame vous accompagnerait! »
Claire est excusable, elle avait bien d'autres soucis en
tête.
Colette me lance un regard amusé. Il est vrai que j'ai
conscience d'avoir l'air consterné.
La patronne s'y trompe.
« Cela n'a aucune importance, dit-elle. La chambre 14 est
assez grande et comporte un grand lit. Vous y serez très
confortables. »
Cette fois, Colette s'amuse franchement. C'est elle qui
devrait détromper l'aubergiste et demander une seconde
chambre. La bonne éducation que j'ai reçue ne prévoit pas de
situation aussi gênante. Car si c'est moi qui interviens je joue
le « Rosier de Mme Husson » qui fuit les dames! Et j'aurai l'air
d'un goujat.
« C'est que... »
Les mots passent mal.
« C'est que Mlle Menu a oublié de vous retenir une
seconde chambre. Elle a été très occupée, cet après-midi... »

37
L'hôtelière réfléchit.
« Une seconde chambre? J'ai en effet une petite chambre,
si vous voulez vous en contenter?
— Je la prends », dis-je.
Le téléphone sonne. L'hôtelière décroche, écoute.
« Oui, il est là, je vous le passe. »
Un instant, j'évoque Frédérique qui a fini par trouver le
numéro de l'auberge.
« C'est pour vous, monsieur Audoire. »
C'est Henri. Je retombe sur terre.
« Allô, Marc? Claire te rappelle que la manif est à dix
heures, demain matin, au Chauffeur, n'oublie pas!
— C'est entendu.
— Tu sais que Frédérique ferait bien de se méfier, Claire
n'a pas cessé de nous parler de toi! »
II continue sur le sujet un moment.
« Merci, Henri, à demain dix heures! »
L'hôtesse nous précède au premier étage Devant la porte
« 14 », Colette et moi nous échangeons la bise copain. Je
gagne ma chambre, assez petite mais jolie.
« Bonsoir, monsieur. Petit déjeuner à partir de sept
heures. »
Je prends une douche, je me couche et m'endors très vite.

*
**

Je suis en train de rêver que quelqu'un murmure mon


nom avec insistance.
J'ouvre un œil. La nuit s'éclaircit, frange les doubles-
rideaux d'un liséré blanchâtre. Mon rêve se poursuit. Du moins
j'entends distinctement mon nom. Donc, je rêve que je suis
éveillé! Curieux rêve!

38
Je finis par me lever et me dirige vers la porte. Aucun
doute, c'est sur le palier que quelqu'un m'appelle. J'entrouvre
la porte. Et je constate qu'en effet je rêve.
Parce que je ne peux pas voir ce que je vois!
Devant la porte de la chambre 14 — la chambre que
j'aurais dû occuper, normalement — Frédérique, en
combinaison de vol Taxicare, porte un plateau de petit
déjeuner et heurte du pied au battant, en m'appelant.
« Marc, mon chéri, c'est moi, Frédérique! »
Frédérique qui se trouve à un millier de kilomètres d'ici
avec son avion — Hercule! —, Frédérique ne peut pas être
ici!
La porte du 14 s'entrouvre et la tête ensommeillée de
Colette apparaît.
Frédérique recule d'un pas.
« Pardonnez-moi, madame, dit-elle, le veilleur de nuit
m'a mal renseignée... je ne... »
D'instinct, je fais ce que je ferais si j'étais éveillé : je
traverse le palier et sauve le plateau qui commençait à prendre
une inclinaison dangereuse. Et en même temps je constate que
je suis bien éveillé, parce que j'ai froid!
Frédérique se remet assez mal de sa surprise. Elle me suit
dans ma chambre. Tout devient simple quand on s'explique.
Frédérique, libérée par son client plus tôt que prévu, a voulu
me faire la surprise. Mais le veilleur de nuit de l'hôtel,
ignorant le changement intervenu en dernière minute dans
l'attribution des chambres, l'a mal renseignée.
Nous déjeunons. J'explique les problèmes de Claire Menu
à propos de José Ribeira. Mais surtout Frédérique tient à
savoir comment j'ai hérité du superbe hématome qui
agrémente mon front.

39
Nous bavardons si bien qu'à neuf heures, je me rends
compte qu'il serait temps de nous préparer. Frédérique va dans
sa voiture chercher son sac de voyage et change de toilette.

*
**

Henri a jugé plus prudent de venir nous chercher. Sa


surprise joyeuse en apercevant Frédérique se termine en une
série de grosses bises.
Nous descendons pour retrouver Claire dans le hall. Son
visage s'anime à la vue de Frédérique.
Colette survient et je fais les présentations.
Henri abrège les politesses. Il est plus que temps que
nous partions.
Dans la voiture d'Henri nous gagnons le Chauffeur.
En pleine campagne, un bouquet d'arbres dissimule le
four à chaux mais laisse émerger une haute cheminée désuète.
« On aurait dû la démolir depuis longtemps, dit Claire.
Nous n'aurions pas de problème ici, aujourd'hui!
— Bah, ce serait ailleurs que ton problème se poserait,
répliqua Henri. Le Chlorganol doit être détruit, qu'il le soit! »
Cette vive discussion entre le frère et la sœur intéresse
Frédérique et Colette.
« Claire a raison, affirme celle-ci. Tous ces organo-
chlorés sont dangereux. On ferait mieux de laisser la nature
agir seule, sans intervenir.
— Et le tiers-monde continuera d'avoir faim! riposte
Henri. Comme nous au Moyen-Age! Dix quintaux de blé à
l'hectare laissaient des milliers de gens périr de famine! »
Nous débouchons devant le four à chaux. Une centaine
d'écologistes attendent. Quelques pancartes dominent la foule,
répétition des slogans des affiches et des tracts.

40
Une vingtaine de C.R.S. sont alignés devant une grand-
porte vétusté. Celle-ci insère sa voûte dans un haut mur,
surmonté de plusieurs rangées de barbelés qui donnent à
l'ensemble un aspect carcéral du plus mauvais effet.
Nous laissons la voiture à distance et nous rejoignons la
foule. Les gens sont graves. On sent qu'il ne s'agit pas d'une
manif pour rire et chahuter.
Claire est tout de suite très entourée. Elle serre des mains,
embrasse des filles en jeans et blouson. Bourset est là.
A Claire qui s'informe il répond :
« Non, aucune nouvelle de Ribeira. J'avoue que ça
commence à m'inquiéter. Je ne sais plus quoi penser. »
La sœur d'Henri parvient à traverser le groupe et à
rejoindre le premier rang. Quelqu'un lui tend un mégaphone.
Claire est pâle, soudain. Elle est émue, fragile.
Elle s'éloigne du groupe, prend du champ, entre les
manifestants et les C.R.S., et commence à parler.
Tout de suite, j'ai l'impression qu'elle défend un enfant
tendrement chéri. Elle apporte à son discours, improvisé, ou
du moins prononcé sans papier, une ardeur, une fougue qui
contrastent avec son apparente fragilité. Ses yeux brillent, ses
joues se colorent et sa voix vibre d'une indignation non feinte.
« Le Chlorganol est aussi dangereux que la dioxyne de
Seveso! dit-elle. Et le détruire dans notre région est non
seulement une imprudence, mais encore une mauvaise action.
C'est sans doute la méthode la plus économique, pour la
SEPICA, mais quand il s'agit de vies humaines, l'économie
devient un crime, un crime prémédité! »
Des bravos nourris, des cris approbateurs s'élèvent, puis
des huées à l'égard de la SEPICA.
Claire passe le mégaphone au président des écologistes.
Elle nous rejoint. De fines gouttes de sueur perlent à ses
tempes.

41
« Ce genre de chose m'épuise », murmure-t-elle.
Deux hommes se glissent jusqu'à nous. Je reconnais
Adrien Mauvert qui présente son compagnon à Claire.
« M. Génois, ingénieur des Mines, représentant de la
Préfecture et plus spécialement chargé de la surveillance des
travaux de destruction », dit-il.
Claire salue assez froidement. L'autre ressemble
étrangement à sa propre caricature. Son élégance et sa cravate
détonnent au milieu des jeans, des chandails et des sweat
shirts.
« Mademoiselle Menu, j'aimerais dire quelques mots à
vos... amis, dit Mauvert. Si vous le permettez. Nous sommes
mis en accusation; nous avons le droit de nous défendre, n'est-
ce pas? »
Claire ne semble pas apprécier tellement. Mais elle sait
être bonne joueuse. Lorsque le président a terminé son
allocution, elle le rejoint, reprend le mégaphone et annonce :
« Nous avons parmi nous l'ingénieur de la SEPICA
chargé de surveiller la destruction du Chlorganol. Je vais lui
donner la parole. »
Des huées, des sifflets saluent cette présentation.
« Mes amis... »
Nouvelles huées. Mauvert étend les bras dans un geste
d'apaisement.
« Mes amis, je vous en prie! Je comprends votre émotion
et la partagerais, croyez-moi, si je ne savais que toutes les
précautions sont prises pour éviter un accident. C'est une
lourde responsabilité qui m'échoit, vous le pensez bien. Et je
ne l'ai acceptée qu'en toute connaissance de cause. Je suis
intimement certain que la flore et la faune ne risquent rien. La
population voisine non plus. Le Chlorganol est un produit
infiniment plus stable que la dioxyne de Seveso! »
On hue de plus belle. Mauvert n'en paraît pas affecté.

42
« En plus, les fumées résultant de la destruction du
produit sont aspirées et recyclées, jusqu'à ce que le taux de 5
PPM soit atteint. 5 PPM, c'est-à-dire 5 parties pour un million!
Taux absolument inoffensif. Un aspirateur de fumée a été
spécialement installé sur la cheminée que vous voyez là. Nos
hommes et nous-mêmes ne travaillons que revêtus d'un sca-
phandre spécial, semblable à celui qu'utilisent les ouvriers de
la SEPICA lors de la manipulation des produits toxiques. Que
ce soit par contact direct ou par inhalation, les risques de
contamination sont nuls!
— On a dû affirmer la même chose aux gens de Seveso!»
crie quelqu'un, très applaudi.
L'ingénieur des Mines, M. Génois, prend ensuite la
parole.
Je suis son discours assez distraitement. Je viens
d'apercevoir mon adversaire d'hier, le malabar qui n'aime pas
les Portugais. Qu'est-ce qu'il peut bien faire ici? Ecologiste,
lui? Vraiment imprévu et, surtout, assez invraisemblable. Il est
accoudé sur le pavillon d'une voiture noire, d'un modèle peu
récent. Au volant, une jeune femme brune. D'épaisses lunettes
noires font d'elle une « espionne de mélodrame ».
Mauvert s'est écarté de la manifestation. Le malabar le
rejoint, une cigarette à la main, et lui demande visiblement du
feu. Mauvert a une curieuse réaction mais l'autre s'éloigne
déjà, monte dans la voiture noire qui démarre et s'en va.
De nouveaux cris hostiles ponctuent la péroraison de
l'ingénieur des Mines lorsqu'il annonce qu'il ne reste plus que
quelques tonnes de Chlorganol à détruire.
Une pluie fine se met à tomber. L'ardeur des manifestants
se dilue sous le crachin normand. Quelques parapluies
s'ouvrent. Comme nous en sommes démunis, nous filons vers
la voiture.

43
« Je trouve ce genre de manifestation un peu déprimant,
dit Frédérique. On a l'impression de se heurter à un mur ou à
des sourds!
— Moi aussi, soupire Claire. Mais si l'on supporte tout
sans rien dire et sans rien faire, la vie deviendra impossible.
-— Vous avez sans doute raison, Claire, reconnaît
Frédérique. Je vous admire. Votre vie est remplie d'activités
qui m'effarent un peu. Comment trouvez-vous le temps, en
plus de votre métier, d'apprendre le français aux immigrés, de
militer dans un mouvement écologiste et sans doute dans
quelques autres mouvements. J'ai l'impression que ma vie est
loin d'être vide, mais je me demande comment je pourrais faire
face à autant d'obligations!
— Tout se tient, Frédérique, intervient Colette.
Ma mère était institutrice et je peux comprendre Claire. Ce
n'est pas un métier. Pour qui en est digne, c'est une sorte de
sacerdoce. C'est sans doute pour cela qu'il est si mal rétribué!»
Mauvert s'approche, bravant la pluie. Henri fait mine de
ne pas le voir et embraie.
« Henri, tu exagères! proteste Claire.
— Qui, moi? riposte son frère faussement ingénu. J'ai
démarré très doucement. »
Frédérique, Colette et Claire bavardent. J'entends parler
de pollutions, nucléaire et autres. J'admire que Frédérique
puisse se trouver ainsi de plain-pied avec la sœur d'Henri.
Mon éducation m'empêche souvent d'être naturel, de prime
abord. Il existe au fond de moi une sorte de barrière
intellectuelle, devenue une seconde nature, qui m'oblige à ne
réagir qu'après avoir passé au crible de la raison les données
du problème auquel j'ai à faire face.
Frédérique m'apporte sa spontanéité, son intuition
intelligente qui fait qu'elle se trompe moins souvent que moi
en réfléchissant infiniment moins longtemps.

44
*
**

Le déjeuner a été très gai. A cause d'Henri qui n'a pas son
pareil pour animer une conversation sans importance. Mme
Menu, rassurée sur le sort de sa progéniture, revenue intacte
de la manifestation, s'est beaucoup amusée. On la sent
heureuse d'avoir « son monde » auprès d'elle. Et les amis de
ses enfants sont ses amis.
On a beaucoup parlé écologie.
On a évoqué le sort des travailleurs immigrés et proposé
des solutions à leurs problèmes pour se heurter toujours au
même obstacle : la barrière des langues et des préjugés de part
et d'autre.
La discussion est animée. Mme Menu sort de la cuisine,
apportant une cafetière de porcelaine pansue et fleurie.
Claire se lève pour aller chercher des tasses.
La sonnerie de l'entrée retentit. Plusieurs fois. Quelqu'un
qui est pressé.
Claire jette un coup d'œil par la fenêtre.
« Mon Dieu, dit-elle, une voiture de police!
— C'est pour toi, ma vieille, affirma Henri. On vient
t'arrêter. Tu as troublé l'ordre public ce matin. Tu dormiras ce
soir sur la paille humide des cachots! »
Mme Menu porte maintenant un masque tragique. Elle a
beau savoir que son fils plaisante, elle n'apprécie pas qu'il le
fasse sur un tel sujet.
Claire va ouvrir.
Et nous attendons, tous, silencieux, pour savoir ce que
peut bien venir faire un policier, un dimanche, chez les
Menu...

45
V

LA SALLE À VIVRE est séparée de l'entrée par une


porte que Claire a laissée ouverte. Et comme personne ne
parle, nous entendons la réponse du policier à la question de
Claire. « C'est le commissaire du port, mademoiselle. Il vous
demande de venir au quai de Southampton.
— Moi? et pourquoi?
— Il y a un noyé. »
Silence, Claire ne comprend pas ce que ce noyé peut
avoir à faire avec elle.
« Bourset, le docker, croit que c'est peut-être un des
immigrés auxquels vous vous intéressez, paraît-il.
— Mon Dieu... José! » s'exclame Claire. Nous sommes
tous debout en même temps.
Pas question de laisser Claire se débrouiller seule avec le
commissaire du port. Mme Menu a fini par poser sur la table
la cafetière et elle a joint les mains nerveusement.
Colette me regarde, une question dans ses yeux noirs.
Peut-elle venir? Elle craint sans doute d'être indiscrète.
J'acquiesce d'un signe de tête.
Nous nous entassons de nouveau tous les cinq dans la
Pénélope d'Henri. Nous suivons la voiture de police. Le
crachin du matin continue à tomber, doucement tenace. Nous
sommes partis, encore une fois, sans impers et sans parapluies.
Une pensée m'obsède. Robert Bourset paraît omniprésent.
Il assistait, ce matin, à la manif; il est cet après-midi sur le
port. Justement à l'endroit où il se passe quelque chose!
Est-ce à cause de là « conduite de Grenoble »? Redoute-t-
il le résultat d'une enquête de police? Une telle duplicité me
paraît cadrer assez mal avec ce que j'ai cru découvrir du per-
sonnage, mais l'inquiétude de Claire me laisse incertain.

46
La voiture de police s'arrête. Henri se range à côté. Une
camionnette rouge de pompiers est là, le long de l'Estafette de
la gendarmerie. Une ambulance attend, hayon ouvert. Des
agents maintiennent à distance des curieux peu nombreux.
Des policiers en imperméables; Robert Bourset dans son
blouson; tous indifférents à la pluie fine.
Sur une civière, couverture en linceul, une forme est
étendue. L'agent qui est venu prévenir Claire va trouver un
grand type trapu. Celui-ci fait un geste et l'autre nous fait signe
d'approcher.
« Venez avec moi, murmure Claire.
— Commissaire Gaskin, dit l'homme.
— Claire Menu... »
Le policier nous lorgne. Claire va au-devant de sa
question.
« Ce sont des amis qui se trouvaient chez moi quand
votre agent est venu m'avertir. Ce sont des médecins.
— Je vous ai demandé de venir ici, mademoiselle,
parce que Bourset pense que vous connaissez la
victime. Cela vous évitera un déplacement à la Morgue.
Venez. »
Claire prend mon bras. Je la sens trembler. Colette la
soutient de l'autre côté.
Un agent soulève la couverture. Claire a un sursaut.
« C'est bien José », murmure-t-elle.
Elle est à bout de souffle.
Avant que la couverture ne soit replacée, Colette
s'accroupit. Elle examine la tête et le cou du noyé.
José était un beau garçon de son vivant. La barbe noire,
barbe de deux ou trois jours, accuse la maigreur du visage.
Colette soulève les paupières, difficilement.
« Marc, viens voir », dit Colette.
Je m'accroupis près d'elle.

47
« Qu'en penses-tu? » demande-t-elle.
Je me trouve replongé dans l'atmosphère des visites du «
patron » à l'hôpital, avec ses questions à brûle-pourpoint.
L'inclinaison bizarre du cou et de la tête... un hématome à la
base du rocher.
« Fracture des cervicales, non? Avant immersion, sinon il
n'y aurait pas cet hématome.
— Bon, Marc! Si tous mes internes avaient la sûreté de
ton diagnostic... Regarde ces pupilles dilatées...
Empoisonnement. Peut-être pas au point d'en mourir, mais il
était très malade! »
Je ressens l'étrangeté de la scène. Nous sommes là, sous
la pluie, à établir un diagnostic « post mortem » pour un
inconnu.
Le commissaire s'accroupit à son tour.
« Vous avez découvert quelque chose? »
Colette s'explique.
« Ainsi, selon vous, l'homme aurait été assommé avant
d'être jeté à l'eau? »
Colette se redresse, j'en fais autant. La conclusion du
policier est sans doute prématurée. C'est aussi l'avis de
Colette.
« II était malade, il a pu faire une chute, se briser les
cervicales et tomber à l'eau accidentellement! De toute
manière, vous allez faire procéder à l'autopsie?
— Routine », grommelle le commissaire, mécontent de
se voir retirer sa certitude.
Puis il se tourne vers Claire, qu'Henri et Frédérique sont
venus rejoindre.
« Mademoiselle Menu, puisque vous connaissiez la
victime vous pouvez peut-être me donner son adresse? De la
famille? »
Claire dit ce qu'elle sait.

48
Il pleut toujours mais personne ne semble s'en soucier.
Curieux destin que celui de ce garçon né dans un pays de
soleil et qui est venu mourir ici, sous un ciel gris, dans cette
eau sale et moirée du port, au milieu des débris de toutes
sortes qui se balancent doucement au gré de la houle. Claire
réagit mal. Elle n'a pas comme Colette et comme moi
l'habitude des cadavres dans les amphis de dissection.
Au loin, perché sur une patte comme un grand oiseau
blanc, le sémaphore, orgueil du port, se dresse face à la mer.
La présence de cette réalisation moderne et blanche accentue
le côté sordide de la scène que nous vivons.
« Bien, vous pouvez disposer, dit le commissaire. Merci
pour votre aide! »
Nous regagnons Pénélope. Bourset, qui s'est tenu jusque-
là à l'écart, s'approche.
« J'ai interrogé mes gars, dit-il. Ils ont vu le Portugais
s'éloigner sur ses pieds : ils ne sont donc pour rien dans son...
accident.
— Cela ne prouve rien, intervient Colette. On a vu les
signes d'une fracture du crâne se manifester deux ou trois jours
après un accident! »
Bourset n'aime visiblement pas cette remarque. Claire
intervient.
« Merci, Robert, dit-elle, je croirais difficilement que les
dockers puissent être pour quelque chose dans la mort de
José.»
Bourset serre affectueusement l'épaule de Claire.
« On continue à interroger un peu partout, dit-il. On
voudrait bien savoir où il travaillait, ton bonhomme. Il habitait
chez Ramirez, non?
— Oui, si l'on peut appeler cela habiter. » Bourset paraît
hésiter.

49
Est-ce qu'il ne tournicotait pas un peu autour de cette
petite bonne, Nazaré, je crois? Lui et son cousin Manuel? »
Claire secoue la tête.
« Non, Robert, pas Manuel. C'est vrai que José était plus
ou moins amoureux de Nazaré mais pas Manuel. Je les
connaissais bien, tous les trois.
— A la place du commissaire, c'est pourtant de ce côté-là
que je dirigerais mes pieds. Rivalité amoureuse. Ces Portugais
ont le sang chaud! »
Claire proteste de tout son corps.
« Non, Robert, tu fais fausse route! Manuel est incapable
d'un geste violent. Quant à Nazaré, elle se souciait assez peu
des deux cousins. J'ai cru comprendre qu'elle se considérait
comme fiancée à l'un de ses compatriotes resté au pays. »
Bourset ne paraît pas convaincu.
« Bon, je n'ai rien dit. Mais si ce n'est pas Manuel qui est
responsable de la mort de ton José, nous trouverons qui, quand
ce ne serait que pour prouver que nous ne sommes pour rien
dans cette affaire! »
Et, assez brusquement, après un vague salut de la main, le
syndicaliste s'en va, souple et fort.
Nous nous glissons dans la voiture.
« Nous sentons tous le chien crotté, constate Henri. Il
serait temps de nous sécher et de nous changer!
— Justement, Henri, on reconduit nos amis à la maison,
dit Claire, et si tu veux bien, tu me conduiras chez
Ramirez. C'est dimanche, Manuel y est sûrement et nous
passerons à l'adresse où travaille Nazaré. »
Henri acquiesce. Frédérique proteste.
« Pas question! Allons-y maintenant! Nous nous
sécherons plus tard. Vous gagnerez du temps en faisant ces
visites tout de suite. »

50
Je devine ce qui guide Frédérique. Elle ne tient pas à
laisser Claire seule, dans l'état d'abattement dans lequel celle-
ci se trouve. Henri aime sa sœur, il est très gentil mais il n'est
sans doute pas aussi intuitif que pourra l'être Frédérique.
Nous sommes chez Ramirez en quelques minutes.
Frédérique découvre à son tour le « paradis » des travailleurs
portugais. Deux jeunes gens, très bruns, sont là, allongés sur
leur couchette. A notre arrivée l'un d'eux se lève.
Claire l'interroge.
« Manuel pas venu ici depuis hier. Toutes les affaires à
lui sont là. On a dit, peut-être il travaille plus loin?
— Si vous le voyez... dites-lui qu'il vienne chez moi, il
sait où j'habite, je suis l'institutrice qui lui apprend le français.
Il faut qu'il vienne tout de suite, compris?
— Tout de suite, je dirai! »
Nouveau départ.
« On a beau savoir par les journaux que ce genre de
misère existe, dit Frédérique, on n'imagine pas jusqu'où va la
réalité. »
Cette fois nous gagnons le quartier résidentiel. Arrêt
devant une villa superbement blanche encore que trop
moderne d'aspect, face à la mer.
Une femme de chambre à petit tablier nous accueille au
perron.
« Nazaré? Elle a quitté la maison hier matin, sans
prévenir. Nous ne l'avons pas vue depuis. Madame est
furieuse! »
Laissons « Madame » à sa fureur. Claire ne sait
visiblement plus que penser.

*
**

51
Mme Menu est atterrée en apprenant la mort du jeune
Portugais. Mais elle sait rester efficace. Elle prépare une
infusion, nous munit de serviettes de toilette et nous
entreprenons de nous sécher. Mon sac est à l'hôtel, si bien que
je me retrouve enfoui dans un pyjama d'Henri dont je replie
les manches et les jambes. Frédérique et Colette ont plus de
chance : Claire est sensiblement de leur taille.
Mme Menu est pessimiste.
« La police ne cherchera sans doute pas plus loin, dit-elle.
Manuel est le coupable rêvé, s'il a pris la fuite.
— A moins qu'on ne le retrouve, lui aussi, en poisson
mort dans un bassin du port? suggère Henri.
— Henri, proteste sa mère, ne dis pas des choses aussi
horribles! »
Claire se mordille les lèvres.
« Malheureusement, c'est ce que je crains, soupire-t-elle.
Mais je ne comprends pas l'attitude de Nazaré. Pourquoi se
serait-elle enfuie, elle aussi? Quels qu'aient été les démêlés de
José avec les dockers, elle n'a rien à voir là-dedans? »
Colette intervient.
« Quand quelqu'un prend la fuite, je ne vois que deux
raisons : ou bien il est coupable, ou bien il a peur. Moi je crois
que Manuel et Nazaré ont peur, puisque Claire estime qu'ils ne
peuvent pas être coupables!
— Peur de quoi? » murmure celle-ci.
Je ressens la situation comme si j'étais personnellement
impliqué. Par sympathie pour
Claire, sans doute. Nous sommes tous obnubilés par la
mort mystérieuse de José... de José qui, selon Colette, était
déjà malade, avant. Empoisonné! Malgré moi, je pense au
Chlorganol, encore que je sache que c'est dans doute
impossible. Une entreprise officielle comme celle que dirige

52
Mauvert ne peut employer des ouvriers clandestins. D'ailleurs,
Mauvert ignorait visiblement tout du sort des Portugais.
Mais, si la mort de José est criminelle... qui peut avoir eu
des raisons suffisantes pour supprimer ce pauvre type?

*
**

Le dîner a été morne.


Pour se changer les idées, Henri et Claire nous
accompagnent à l'auberge du Roy-Guillaume. A pied.
La pluie a enfin cessé. Elle a laissé une atmosphère un
peu fraîche que nos vêtements à demi secs nous font ressentir
plus vivement.
Une silhouette connue vient à nous. Adrien Mauvert,
l'ingénieur de la SEPICA.
Il paraît enchanté de nous rencontrer.
« La manifestation s'est déroulée très correctement, mes
félicitations, mademoiselle Menu! »
Claire est bien loin de ce genre de préoccupations.
« Vous connaissez la nouvelle? José Ribeira a été
retrouvé noyé dans le port! dit-elle.
— Noyé? C'était lui? J'ai appris qu'on avait découvert un
corps, mais j'ignorais qu'il s'agissait d'un de vos protégés.
Vous m'en voyez navré, mademoiselle. Quel coup pour vous
sans doute? Et a-t-on une idée sur la nature de... l'accident?
— Aucune, pour le moment. » L'autre se renfrogne.
« On ne m'enlèvera pas de l'idée que les dockers sont
pour quelque chose dans cette histoire. Bien sûr, on n'ébruitera
pas l'affaire. En temps de grève cela ferait mauvais effet. Ils
ont dû exagérer leur « conduite de Grenoble ». »
Colette intervient.

53
« Tout le monde parle de cette fameuse « conduite »! En
quoi l'aimable ville de Grenoble peut-elle être concernée par
ces brutalités? »
Mauvert sourit, avantageux.
« Simple question de littérature, dit-il. Un certain
Richelet aurait laissé paraître son animosité, dans ses ouvrages
contre les Grenoblois. Cela se passait au XVIIe siècle.
Animosité inexpliquée, d'ailleurs. Mais, par la suite, il aurait
commis l'imprudence de se rendre à Grenoble. Là, reconnu, il
aurait été accueilli à coups de bâton et à coups de pierre. C'est
une explication qui vaut ce qu'elle vaut. Je ne garantis pas
l'authenticité de l'anecdote, bien entendu.
— Ce que c'est intéressant de rencontrer un homme aussi
érudit, affirme Colette, un rien ironique.
— Tout à votre disposition, belle dame », susurre
Mauvert.
Nous parvenons à le faire lâcher prise.
Nous sommes en vue de l'auberge quand un bruit de pas
pressés nous fait nous retourner. Un appel. C'est Bourset qui
accourt.
« Il doit avoir du nouveau », dit Henri.

54
VI

« Ouf ! fait Bourset. Je me demandais si j'allais pouvoir


vous rattraper. Je suis passé chez toi, Claire, Mme Menu m'a
dit où tu allais.
— Tu as du nouveau?
— Oui et non. On n'a pas pu mettre la main sur Nazaré
ni sur Manuel.
—- Je sais, j'ai fait ma petite enquête, moi aussi, dit
Claire.
— Selon moi, ils se cachent. Ou bien ils ont peur, et se
cachent volontairement, ou bien ils pourraient être les
victimes, eux aussi, de ceux qui ont supprimé José.
— Ne dis pas de choses aussi horribles! proteste la sœur
d'Henri.
— Tu refuses d'envisager aussi la troisième hypothèse :
celle de la culpabilité de Manuel, jaloux de Nazaré, insiste
Bourset.
— Tu reconnaîtras que je ne crois pas, non plus, a la
culpabilité de tes camarades? »
Bourset se calme.
« Ecoute, Claire, il faut absolument savoir où et pour qui
travaillaient tes élèves. Ce n'est pas très catholique que
personne ne sache rien là-dessus!
— Ils travaillaient certainement dans les docks,
suggère Henri.
— Impossible, mon vieux. Absolument
impossible. On ne travaille pas clandestinement, chez
nous. C'est en dehors des docks, qu'il faut chercher. Tous
ceux qui y ont à faire sont en règle! »
Sa certitude me paraît curieuse. Je demande :
« En règle... au point de vue papiers?

55
— Exact.
— Mais un dossier à jour n'est pas une preuve
d'honnêteté!
— D'accord, mon vieux. Mais c'est parce que vous
ignorez comment ça fonctionne, chez nous. Tous les docks
sont sous la surveillance des douanes et d'une police privée.
L'exportateur lui-même ne possède pas la clef du dock où se
trouve sa marchandise. Il ne peut y pénétrer qu'en présence
des surveillants des douanes qui ont un bureau dans
l'entrepôt. »
Voilà une chose que j'ignorais.
« Mais cette surveillance cesse bien à certaines heures?
suggère Colette.
— Bien sûr, sauf cas d'urgence où les gars font trois
shifts (1) et où les douaniers se relaient vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Mais la nuit, il faudrait pénétrer par
effraction, pour trafiquer. Et ça, ça me paraît difficile étant
donné qu'une autre police, celle du port autonome, effectue
des rondes fréquentes. Non, à mon avis, c'est en dehors des
docks qu'il faut chercher! »

1. Shift : durée de travail de huit heures.

Il en a de bonnes, Robert Bourset. En dehors des docks?


C'est un peu vaste, non? Et où chercher?

Claire réfléchit.
« Ecoutez, je vais retourner à la maison. Le père d'un de
mes élèves est employé au commissariat du port. Par lui, je
pourrai peut-être obtenir un renseignement. »
Bourset nous quitte.
« Sympa, ce type, dit Colette.
— Un copain d'école, explique Henri. Il se démène
beaucoup pour ses gars, comme il les appelle. »

56
Frédérique me suggère :
« On n'abandonne pas Claire maintenant. Tu veux bien
que nous retournions avec elle? »
J'acquiesce en serrant son bras sous le mien.
Chez les Menu, nous sommes rassemblés dans la salle à
vivre. Mme Menu, un instant inquiète en nous voyant revenir,
apprécie que nous soutenions sa fille.
« Ecoutez, intervient Colette, nous sommes tous en train
de penser à un crime. Les apparences y sont, je le reconnais.
Mais nous oublions que ce garçon était malade! L'autopsie
devrait donner la clef de l'énigme... ou du moins éclairer notre
lanterne. Qui est le médecin légiste, ici? Tu le connais, Claire?
Je veux dire... tu connais son nom?
— Non, mais je peux le savoir; justement, par le père de
cet élève dont je vous parlais tout à l'heure. »
Claire, dès qu'il lui est possible d'agir, va tout de suite
beaucoup mieux. Son énergie reprend le dessus.
Elle cherche dans l'annuaire, forme un numéro, puis un
autre, et obtient enfin son correspondant. Elle pose sa
question.
« Comment dites-vous? Je note. B... O... L... I... G... E...
R... T... I... Boligerti, professeur de médecine légale au Centre
hospitalier universitaire, le C.H.U. Merci beaucoup, monsieur,
et excusez-moi de vous avoir dérangé chez vous... »
Elle raccroche et revient vers nous. Colette a entendu et
paraît très intéressée.
« J'ai connu un Boligerti, au temps où je préparais
l'internat. Ce n'est pas un nom courant. Il était un de mes
conférenciers. Je me demande si ce n'est pas le même! J'irai le
voir demain. Nous aurons des tuyaux de première main, si
c'est celui auquel je pense. »

57
Claire se raccroche visiblement au moindre élément
positif. Henri a fouillé dans un tiroir et nous rejoint, portant un
journal local et une photographie.
« Le cours du soir de Claire, dit-il. Avec illustration. »
Claire ne paraît pas très contente d'être ainsi mise en
vedette, mais elle finit par sourire. Sur l'épreuve cartonnée
beaucoup plus nette que la photo du journal, elle nous désigne
ses trois élèves portugais : José, Manuel et Nazaré.
« Manuel, c'est le balafré? demande Frédé-rique.
— En effet, il porte une cicatrice sur la joue droite, dit
Claire. Je donnerais gros pour savoir où ils se trouvent ce soir,
Nazaré et Manuel! »
II est temps, cette fois, de regagner pour de bon l'auberge
du Roy-Guillaume.

*
**

Nous ne sommes pas très matinaux, le lendemain, si bien


que Claire a rejoint son école et Henri son « tacot » quand
nous arrivons chez les Menu.
Mme Menu tient absolument à nous offrir une tasse de
café bien que nous ayons pris le petit déjeuner à l'hôtel.
Nous gagnons le C.H.U.
C'est un immeuble moderne, comme beaucoup de
quartiers du Havre, durement touchés par la guerre en 1944.
Je retrouve l'ambiance hospitalière avec un curieux
sentiment. J'ai été l'un de ces externes en blouse blanche. J'ai
endossé parfois le paletot bleu marine de l'Assistance
publique.
Colette m'adresse un regard qui est une question. Non, je
ne regrette rien.

58
Boligerti est un grand gaillard, un peu chauve, la
quarantaine épanouie. En nous apercevant, son visage
n'exprime pas l'enthousiasme, c'est le moins qu'on puisse dire.
« Vous désirez? » demande-t-il assez sèchement.
Je reconnais le « patron », maître après Dieu dans son
service!
« Je suis Colette Saranian, monsieur, dît notre amie.
J'ai eu le privilège de préparer l'internat à Paris, dans votre
conférence... il y a... quelques années. Je suis maintenant chef
de clinique à Laennec.
— Comment dites-vous?
— Saranian... Colette Saranian.
— Saranian... Saranian... c'est possible. » Frédérique
s'étonne visiblement du ton cérémonieux. Elle ignore qu'un
chef de clinique appelle un patron « Monsieur », c'est la règle.
Tout comme un externe appelle un interne « Monsieur ».
Le « Monsieur », pour l'instant, ne semble pas reconnaître son
élève.
« Et alors? » reprend le maître. Colette, sans se démonter,
explique le but de notre visite.
« En effet, j'ai pratiqué l'autopsie du noyé.
— Nuque brisée, hématome... »
L'autre semble excédé. Nous lui faisons perdre un temps
qu'il estime précieux.
«Diagnostic exact, mon cher confrère, dit-il, d'un ton
suffisamment ironique pour nous faire comprendre que
n'importe qui aurait pu trouver. C'est même la conclusion de
mon rapport, ajoute-t-il. La mort a précédé l'immersion. Pas
d'eau dans les poumons. Et... »
II s'interrompt, nous jette à Frédérique et à moi un regard
dépourvu d'aménité.

59
« J'espère, Saranian, que vous ne m'avez pas amené des
journalistes? Le secret de l'instruction exige que je sois plus
discret. Je me suis laissé aller...
— Ne craignez rien, monsieur! Marc Audoire a été
externe et Frédérique est pilote d'avion-taxi. Ils garderont le
secret, monsieur, j'en suis certaine!
— J'ose l'espérer. Mais ce n'est pas pour confirmation
d'un diagnostic somme toute... facile, que vous êtes
venus me... venus me voir? »
L'aimable homme a failli dire « venus me déranger »!
Colette ne cache pas sa perplexité. Elle cherche
visiblement comment aborder la question des autres
symptômes sans vexer Boligerti.
Elle finit par se jeter à l'eau.
« Et du côté viscéral, monsieur... rien d'anormal? »
Boligerti a un haut-le-corps. Il ne serait pas plus outragé
si Colette venait de dire : « Monsieur, vous êtes un imbécile! »
« Je n'ai pas... non plus... cherché si le noyé avait des cors
aux pieds, Saranian. La nuque brisée... les poumons
naturellement puisqu'il s'agissait d'un noyé, cela m'a paru plus
que suffisant! Mais je pense que vous comprendrez que c'est
l'heure de ma visite... Je ne puis guère faire attendre mes
internes. Un chef de clinique sait de quoi je parle... »
Colette avale la couleuvre.
« Mais bien sûr, monsieur! »
Et comme s'il se rendait compte qu'il a été un peu brutal,
le patron ajoute :
« Vous êtes pour plusieurs jours au Havre?
— Je suis descendue à l'auberge du Roy-Guillaume, à La
Neuville-les-Prés. »
Boligerti réussit à sourire.

60
« L'auberge du Roy-Guillaume... Tiens-tiens... Ne
manquez pas la truite à la Bovary! Content de vous avoir
revue, Saranian. Monsieur, madame... »
Et, parce qu'il a sans doute appuyé sur un bouton discret,
une infirmière apparaît qui nous invite clairement à la suivre...
jusqu'à la sortie.
L'infirmière est aussi froide que son patron.
Dans la voiture, Colette se détend.
« II n'a pas changé, Boligerti. Entre nous, nous l'avions
baptisé « Canule », pour des raisons que vous comprenez!
N'empêche qu'il est en train de passer à côté de la vérité. Il est
vrai qu'il ne s'agit que d'un Portugais sans importance. Un de
plus, un de moins... pour un type comme Boligerti!
— S'il y a beaucoup de patrons comme celui-là, je
regrette encore moins d'avoir abandonné, dis-je.
— Non, quand même... Il y en a beaucoup qui sont restés
humains... autant qu'on peut l'être quand on est encensé et
flatté à longueur de journée par tout un service!
— Mais... vous ne pouvez rien tenter pour que la police
tienne compte de cette possibilité d'empoisonnement? »
suggère Frédérique.
Colette fait la moue.
« Tenter... tenter... bien sûr. Mais la police c'est comme la
justice, elle compte beaucoup sur les experts. Et ici, l'expert
c'est Boligerti. Rideau! »
Colette avait déclaré qu'elle aurait des « tuyaux de
première main »! Nous ne sommes pas plus avancés.
« Navrée de vous avoir entraînés dans cette aventure, dit-
elle. Vous allez avoir une bien piètre opinion du milieu
hospitalier, Frédérique.
— Pas du tout. Un Boligerti n'est heureusement pas tout
le corps médical. Et puis, tout est instructif! »

61
Au repas de midi, surprise. Claire, retenue par la
surveillance de la cantine, dans son école, téléphone. C'est
pour moi.
« On vient de me téléphoner, dit-elle. Tu sais ce père
d'élève employé au commissariat... On vient de prévenir la
police qu'un Portugais est soigné à l'hôpital. Aucune pièce
d'identité... il ne peut ou ne veut pas répondre aux questions.
J'ai bien peur qu'il ne s'agisse de Manuel. Il est dans le service
du docteur Zamekis. Tu pourrais aller voir? »
Je veux bien. Potirtant, je raconte à Claire la mésaventure
de ce matin.
« J'espère avoir plus de chance chez Zamekis, dis-je.
— Je suis navrée, pour Colette. Elle doit être déçue. Au
fait, j'oubliais! Le Portugais qui a été signalé à la police a été
amené à l'hôpital par une jeune fille brune qui l'a laissé à la
réception et s'est enfuie. Si c'est Nazaré et si le malade est
Manuel, essaie de le faire parler. Qu'il te dise où se trouve
Nazaré.
— J'essaierai, Claire. A ce soir! »

*
**

A la réception, on m'indique le service de toxicologie.


« Toxicologie? Tiens-tiens... »
C'est l'heure des visites. L'accès de la chambre est facile.
Je pénètre dans une salle où huit lits s'alignent. Des familles en
cernent plusieurs. Deux seulement sont épargnés. Dans l'un,
un vieillard... dans l'autre, un garçon brun, barbe de plusieurs
jours... paraît dormir. Je m'approche. Sous la barbe j'entrevois
une cicatrice, sur la joue droitel
Tant pis si je le réveille. Mieux vaut savoir.
« Manuel?... Manuel?... »

62
Les yeux s'entrouvrent, le visage tressaille. Tout de suite
une expression apeurée transforme le masque blême. S'il
n'était aussi faible, je suis sûr que le pauvre type s'enfuirait.
Qu'est-ce qui peut bien provoquer cette peur panique?
« Manuel? Où est Nazaré? »
Mais l'autre referme les yeux, hoche la tête négativement
d'un mouvement quasi imperceptible.
Claire a raison. Il ne peut... ou ne veut pas répondre.
Peut-être que Claire réussirait à le rassurer, elle?
Seulement, Claire ne pourra pas intervenir avant ce soir.
Je rejoins Colette et Frédérique qui m'attendent dans une
pâtisserie.

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VII

CLAIRE est très pâle, en pénétrant dans la salle.


« C'est bien Manuel », balbutie-t-elle, dès la porte.
Je décide de rester dans le couloir afin de ne pas affoler le
malade à qui j'ai dû faire peur, tout à l'heure.
« Non, viens... Mieux vaut qu'il sache que tu es un ami »,
dit Claire.
Je la laisse pourtant aborder le garçon la première. Elle
pose délicatement sa main sur le front moite. Manuel ouvre les
yeux, les referme comme s'il était ébloui et un faible sourire
détend son visage émacié.
« Manuel... es oun amigo, como esta? »
Le sourire disparaît. En chuchotant, le jeune Portugais
raconte une histoire que Claire me traduit au fur et à mesure.
Manuel est certain qu'on a provoqué la mort de José. Il
s'est réfugié dès samedi chez des compatriotes pour éviter le
même sort. Ces compatriotes vivent non loin de l'endroit où
travaillait Nazaré. Celle-ci s'est affolée en constatant que
Manuel était de plus en plus malade. C'est elle qui l'a amené
en taxi à l'hôpital. Elle s'est enfuie avant que l'infirmière de la
réception ait pu lui poser la moindre question. Manuel a pensé
qu'il serait plus en sécurité s'il ne parlait pas, même à un
infirmier parlant le portugais. Il pense que Nazaré s'est
réfugiée au Centre d'accueil des immigrés.
Claire et Manuel parlent encore un moment, dans un
murmure. J'imagine aisément la panique de ces pauvres gens,
isolés dans un monde étranger devant une situation aussi dra-
matique. Claire reproche à Manuel de ne pas avoir fait appel à
elle dès qu'il s'est rendu compte que quelque chose n'allait pas.
Manuel s'excuse d'un pauvre sourire. Il n'a pas voulu mettre la
« demoiselle » dans l'embarras.

64
Une idée me vient.
« Demande-lui où il travaillait et à quoi? » dis-je.
Claire traduit. Le visage de Manuel se ferme.
II hoche la tête pour un refus, les yeux fermés. Claire
insiste un peu, l'autre reste muet.
« Je me demande de quoi on a bien pu le menacer pour
qu'il ne veuille rien dire, soupire Claire. Même à moi! »
II est temps de partir. Les chariots du repas du soir
pénètrent dans la salle.
Claire promet à Manuel de revenir bientôt.
Dans la voiture, elle s'abandonne au siège.
« Ces émotions m'épuisent, dit-elle. Et Nazaré qui prend
la fuite sans même m'avertir! »
Brave petit saint-bernard, beaucoup moins fort
physiquement que ceux qu'il tente de secourir!
« Je ne peux pas aller tout de suite au Centre d'accueil, dit
Claire. J'ai mon cours de français dans une demi-heure, et il
sera trop tard, après.
— Si tu veux, je peux essayer de rencontrer Nazaré?
Avec Frédérique et Colette, elle devrait être en confiance?
— Tu veux bien? Tu es chic. Je vais t'écrire l'adresse.
Nazaré s'appelle Cardoso. »

*
**

J'ai laissé Claire près du local où elle enseigne la langue


française. Frédérique m'accompagne à la recherche du Centre
d'accueil. Colette a préféré faire du shopping, à moins que, par
discrétion, elle ait tenu à nous laisser seuls.
« J'étais loin de penser que j'allais trouver une telle
situation en venant te rejoindre! dit Frédérique. Claire est

65
vraiment une petite bonne femme courageuse. Il arrive qu'on
rencontre ainsi des gens qui vous réconcilient avec l'humanité.
Mme Menu et Claire sont de ceux-là.
— Et moi? »
J'ai protesté pour ne pas me laisser gagner par l'émotion.
Frédérique me regarde et je me sens fondre.
« Toi... tu m'étais destiné de toute éternité! C'est-à-dire
depuis vingt-cinq ans! »
Dans ces cas-là, il n'y a pas deux solutions. Je gare la
voiture dans le premier créneau venu et nous nous
embrassons.
Dommage qu'il faille repartir!
Le Centre d'accueil est une cité d'urgence. Pavillons bas,
construction préfabriquée.
Un bureau de renseignement.
« Nazaré Cardoso? Pavillon 8... au fond. »
Le pavillon 8. Une seule occupante pour le moment. Une
jeune fille brune, le visage rond, les cheveux lisses tirés en
arrière et groupés en un lourd chignon.
Elle sursaute à notre entrée et à mesure que nous
approchons son visage trahit la peur.
« Mademoiselle Cardoso? Nazaré? » demande
Frédérique.
Les lèvres s'entrouvrent, elle esquisse un geste de
dénégation.
« C'est Claire qui nous envoie, poursuit Frédérique, tout
sourire. Claire Menu, l'institutrice. Nous avons rendu visite à
Manuel à l'hôpital. C'est lui qui a dit à Claire que vous vous
trouviez ici, au Centre d'accueil.
— Il nous a dit aussi que c'était vous qui l'aviez conduit
à l'hôpital, en taxi. »
Peu à peu, Nazaré fait surface. Puisqu'il n'y a que Manuel
qui peut connaître ce détail, nous ne pouvons être que des

66
amis... Le regard s'anime. Les yeux sombres nous scrutent,
nous soupèsent.
« Vous avez vu Manuel? demande-t-elle.
— Oui, il est dans la chambre 13, en toxicologie, dans le
service du docteur Zamekis », précise Frédérique.
Nazaré hésite encore, puis elle se détend. « II faut moi
voir Mlle Claire, dit-elle. J'ai trouvé quelque chose! »
Enfin un indice, peut-être, dans ce mystère.
« Claire ne peut pas venir tout de suite, dis-je. Elle est
très occupée en ce moment. C'est pour cela qu'elle nous a
demandé de venir vous voir. »
Nazaré secoue la tête. Elle est contrariée.
« Vous voulez bien nous dire ce que vous avez trouvé?
demande Frédérique. Cela nous aiderait à comprendre
pourquoi José... est mort? »
Des larmes jaillissent, vite essuyées.
« Peut-être je peux... C'est une clef. Dans la poche de
Manuel. Mais lui, trop malade pour dire ce que c'est. »
Après ce que Manuel a pu raconter à Claire, je n'ai aucun
doute : le malade n'a pas voulu parler!
Nazaré tire une clef de la poche de sa blouse. Je la
prends. Une petite clef moderne à quatre panetons en croix.
Une clef de sûreté. Un petit anneau retient une étiquette
d'aluminium marqué en creux « M 17 ».
« Et vous, vous ne savez pas ce que c'est que cette clef?
demande Frédérique.
— Peut-être la maison où il travaillait, avec José?
— Et vous savez où c'est? »
Nouvelle hésitation. La confiance n'est pas la vertu
maîtresse de la jeune Portugaise. Avec ce qui se passe en ce
moment, c'est excusable.
« Non. Ils n'ont jamais voulu me le dire. Eux répétaient
dangereux de parler, pas le droit! »

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68
Irritant, ce mystère. A quelle besogne pouvaient-ils bien
être employés qui nécessitât une telle discrétion? Bourset
estime qu'un trafic clandestin est impossible dans les docks.
Or, Colette suppose que les jeunes gens ont été empoisonnés
par un composé chloré. On pense au Chauffeur et à son
Chlorganol. Mais c'est invraisemblable puisqu'il y a aussi
surveillance, là-bas. Et puis Mauvert ne connaissait visible-
ment pas José. Il y a donc, quelque part, dans la région, un
endroit où l'on manipule clandestinement un produit assez
dangereux pour rendre malades ceux qui y touchent ou en res-
pirent. Et cet endroit, j'en tiens sans doute la clef entre mes
doigts. Seulement où chercher?
« Vous voulez bien nous confier cette clef? demande
Frédérique.
— Oui, pour Mlle Claire. Vous promettre?
— Promis! Vous allez rester ici?
— Oui, moi, moins peur ici.
— Peur de qui? de quoi? » Nouveau regard affolé.
« Les mauvais ont tué José. Peut-être ils cherchent
Manuel et moi!
— Mais pourquoi, vous?
— Peut-être ils croient que je sais quelque chose. Mais
José et Manuel jamais parlé du travail!
— Vous ne voulez pas prévenir la police? » Cette fois la
jeune fille frissonne.
« Pas police! José et Manuel pas avoir papels ! »
Je traduis... José et Manuel n'ont pas les papiers leur
permettant de travailler en France. Ils sont clandestins, donc à
la merci de n'importe quel négrier.
Nous n'en saurons pas davantage ce soir. Mieux vaut
prendre congé. Nazaré sourit, timidement, pour la première
fois depuis notre arrivée.

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« Vous dire Mlle Claire doit venir... quand elle pouvoir.
Vous le dire?
— Promis, Nazaré. »
Frédérique embrasse la jeune fille qui s'empourpre. Nous
quittons le Centre.
« Tu vois, Marc, je n'ai pas souvent de moments de
cafard, mais je crois que je n'en aurai plus jamais! Parce qu'il
me suffira d'évoquer cette misère morale pour m'estimer heu-
reuse de mon sort. Faut-il que ces gens soient malheureux,
chez eux, pour venir ainsi à l'étranger, travailler dans
n'importe quelles conditions!
— Et en courant de grands dangers, en plus. La preuve! »

*
**

Claire revient de son cours du soir. Elle est avide de


nouvelles. L'insistance de Nazaré qui veut la voir la fait
sourire, attendrie.
« Je suis à la fois sa mère et sa sœur, dit-elle. Et nous
avons à peu près le même âge. C'est une lourde responsabilité.
Je n'ai pas le droit de la décevoir. »
La vue de la clef la rend perplexe.
« Une clef utilisée par Manuel? C'est très intéressant. Il
faut que nous trouvions à quelle serrure elle correspond! »
Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'elle pense à Robert
Bourset.
« II aura peut-être une idée, lui! »
Elle téléphone. Après avoir donné des nouvelles de
Manuel et de Nazaré, elle décrit la clef et son étiquette.

70
« Tu es sûr? Et tu peux savoir ce qu'on y fait? demande-t-
elle après avoir écouté son correspondant. D'accord, j'attends
ton appel. Merci, Robert. »
Elle revient vers nous.
« Robert est certain qu'il s'agit de la clef d'un dock, le M
17. Evidemment, Manuel ne devrait pas l'avoir sur lui. Son
employeur non plus. Donc, il se pourrait qu'il y ait du louche
dans le dock M 17. Nous le saurons sans doute dans quelques
minutes. Robert se renseigne. »
Le téléphone sonne presque aussitôt. Claire se précipite.
« Madame Saranian? répète-t-elle. Mais... »
Colette a bondi. Claire ne connaît que son prénom et va
parler d'erreur!
« C'est pour moi », explique Colette en s'emparant du
combiné.
Nous suivons de loin la conversation. Colette nous
adresse des signes que nous interprétons difficilement.
« Oui, monsieur, dit-elle. C'est ce que j'avais cru déceler,
monsieur. Ce sont les symptômes que notre amie nous avait
décrits. Vomissements, hypothermie, c'est cela! »
Colette exécute une série de gestes à notre intention.
« Je vous suis très reconnaissante, monsieur... Il existe
sans doute un cas semblable, en toxico, chez Zamekis. Oui, un
camarade de José... du noyé... Moins atteint, j'espère! C'est
cela... Bonsoir, monsieur. Avec plaisir! »
Colette raccroche. Elle vient vers nous en hochant la
main du geste qui signifie « Oh là là! »
« Boligerti, annonce-t-elle. Il a essayé de me joindre au
Roy-Guillaume. La patronne lui a indiqué l'adresse de Claire.
Il a complété son autopsie. Traces d'organo-chlorés dans
l'organisme de José. Mais c'est quand même la rupture des
vertèbres cervicales qui a entraîné la mort. Tout sucre tout
miel, le grand patron! Au fond, il est moins « moche » que je

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ne l'avais cru. Sa conscience professionnelle a parlé plus fort
que son orgueil. Un bon point, monsieur Boligerti!
— Traces d'organo-chlorés? répète Frédérique. Ce
qui veut dire, en clair?
— Ce qui veut dire intoxication par voies respiratoires
ou par la peau, par contact, en manipulant un produit chloré.
— Donc, José et Manuel auraient manipulé ce genre de
produit, conclut Claire.
— Tout permet de le penser, répond Colette. Ce qui
expliquerait tout ce serait que le dock M 17 renferme ce genre
de produit! »
Nous attendons tous, maintenant, l'appel de Robert
Bourset. Si Colette ne se trompe pas, une partie du mystère qui
nous inquiète devrait s'expliquer dans quelques minutes...

72
VIII

HENRI revient. Nous échangeons quelques mots au sujet


de son travail. Henri aussi est marqué par la mésaventure des
Portugais. Il ne songe plus à plaisanter, comme d'habitude. Je
le sens en communion avec sa sœur. Lui qui était si content de
passer deux semaines en famille, il n'est pas gâté!
Claire le met au courant des nouvelles de la journée.
« Manuel est à l'hôpital? Tant mieux, lui au moins sera
sauvé! Il finira bien par avoir confiance et par nous dire où et à
quoi il travaillait. Avoir cette clef c'est déjà formidable! »
Enfin, le téléphone sonne. Claire se précipite.
« Allô? Oui, Robert... et alors? »
La conversation se limite à un monologue du docker.
Claire raccroche.
« Robert est formel, dit-elle. C'est bien la clef d'un dock,
le M 17. On y stocke de l'engrais azoté à destination d'une
république d'Afrique occidentale. Le cargo est à quai, presque
entièrement chargé. On attend la fin de la grève pour terminer.
Mais ce sont des dockers réguliers qui ont travaillé dans ce
dock. Robert pense que Manuel a dû trouver cette clef, sim-
plement, et il n'aura pas su quoi en faire! »
Après l'espoir de tout à l'heure, la déception. Les engrais
azotés n'ont rien à voir, évidemment, avec des produits
organo-chlorés.
« De toute manière, ajoute Claire, Robert va s'informer.
Les gardes doivent savoir s'ils ont ou non perdu une clef. »
Le téléphone sonne de nouveau. Cette fois, c'est Henri
qui décroche.
« Allô? Oui, Robert. Tu as oublié quelque chose? Qui?
Non? C'est trop beau! Oui, un ami de Claire... Et comment! Je
vais raconter ça à Marc, ça l'intéressera!... Alors là, tu as

73
raison, ce n'est certainement pas chez lui que nos deux
Portugais travaillaient! Quoi?... Bien sûr... ça se saurait!
Merci, Robert. C'est ça... Bonsoir. »
Henri revient vers nous, hilare.
« Je te donne en mille, Marc, qui est le transporteur qui
stocke de l'engrais azoté dans le dock M 17!
— Le transporteur? Comment veux-tu... Attends...
Il n'aime pas les Portugais... les immigrés en général, c'est ça?
— Tu brûles!
— Mon lascar d'hier? D'avant-hier plutôt? Je me
trompe?
— Non. Brassardi, il s'appelle. Bourset est certain que ce
n'est pas l'engrais azoté qui empoisonne. Aucun docker ne
s'est plaint de troubles. Le produit est bien conditionné. Enve-
loppes de plastique, cartonnage, tu vois le genre? »
Décidément nous progressons curieusement sur la voie de
la vérité. A peine avons-nous avancé d'un pas que nous
reculons d'autant. J'en viens à croire que nous apprendrons que
la clef a été trouvée par hasard et qu'elle n'a rien à voir avec
l'énigme de la mort de José et la maladie de Manuel.
De plus, le fait que ce soit le malabar que j'ai dû rosser
samedi au café, l'homme qui déteste les Portugais, écarte la
possibilité que les deux jeunes gens aient pu travailler au dock
M 17, tout au moins pour le compte de Brassardi!
II reste une possibilité : que Claire réussisse à faire parler
Manuel.
« J'oubliais, dit Henri. Il se trouve que l'engrais azoté est
fourni par la SEPICA, l'usine qui fabriquait le Chlorganol! »
La précision fait « plouf » et pas mal de vagues, dans nos
esprits. Evidemment, on peut penser à une coïncidence; la
proximité relative de cette usine expliquerait qu'elle utilise le
port du Havre pour ses expéditions. Mais les coïncidences de

74
cette taille, j'ai peine à y croire! Je constate que les autres aussi
sont surpris.
« J'avoue que je vois mal comment, mais j'ai l'impression
qu'Henri vient de poser un problème important, constate
Colette. Le Chlorganol n'a rien à voir avec des engrais azotés,
évidemment, mais qu'un garçon, empoisonné par un organo-
chloré, ait la clef d'un dock où la même usine stocke de
l'engrais me paraît suspect! De toute manière, ce n'est pas
l'engrais qui a pu empoisonner José et Manuel. Ça, c'est une
certitude, la seule que nous ayons, d'ailleurs. — Et puis, aucun
docker n'a été indisposé par ce travail! » répète Henri.
J'en viens à me dire que si je n'avais pas abandonné les
études médicales, si je n'étais pas devenu l'associé d'Henri, je
ne serais pas ici en Normandie, en train de me poser des
questions au sujet d'une mort mystérieuse. Il est vrai que je
n'aurais sans doute pas rencontré Frédérique... non plus!
Justement, celle-ci vient me rejoindre, sur le divan.
« Tu n'as pas l'impression, Marc, qu'en dépit des
apparences, la fameuse SEPICA pourrait être dans le coup? »
Je vois mal comment, mais si Frédérique a une idée,
celle-ci ne peut être qu'intéressante.
« Ecoute, Colette est certaine qu'il s'agit d'un
empoisonnement par un organo-chloré? Non?
— Exact.
— Tu ne trouves pas bizarre, toi, que justement, ce soit
un composé chloré qu'on détruise au Chauffour?
— Bizarre... bizarre... pas tellement, puisque José et
Manuel n'auraient pas pu travailler au Chauffour
clandestinement! Tu vois pourquoi Mauvert ou l'ingénieur des
Mines leur auraient interdit de dire où ils travaillaient? Or
Manuel a peur, c'est sûr! Même Claire n'a pas pu le faire
parler! Et je ne vois toujours pas le rapport entre la SEPICA,

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fournisseur d'engrais azoté à un pays africain, et la SEPICA
détruisant du Chlorganol au Chauffour! »
Frédérique n'insiste pas. Après un silence elle reprend :
« Moi je trouve sympathique les relations de Claire avec
ce Bourset. Ils ont l'air de bien s'entendre, tous les deux. Il est
vrai qu'ils ont la même passion de l'utilité sociale, chacun dans
son domaine, ça les rapproche. »
Je suis un peu étonné. Evidemment, Claire et Robert
Bourset semblent s'estimer, mais je n'avais pas imaginé autre
chose. Décidément rien ne vaut l'intuition féminine!

*
**

Il se fait tard. Nous avons fait honneur au dîner de Mme


Menu qui tient à ce que ce soit fête à sa table.
Il est temps de regagner l'auberge du Roy-Guillaume.
Henri décide de nous accompagner. Du moins, j'ai bien
l'impression qu'il accompagne... Colette.
La pluie a cessé. Il fait bon marcher dans la nuit. Nous
parlons à peine.
Nous venons de dépasser la façade illuminée d'une
brasserie dans laquelle un orchestre de cordes joue des airs
tziganes.
« Je vous offre un verre! propose Henri.
— D'accord », dit Colette.
Nous pénétrons dans un décor artificiel, sans style vrai.
L'orchestre est féminin. Les musiciennes, corsetées de velours
noir, sont toutes blondes et jouent sans grand entrain. Il est
vrai qu'il n'y a pas de quoi être enthousiaste : les
consommateurs bavardent au point de couvrir presque la
musique.
Henri nous trouve une table, dans un coin.

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Nous sommes à peine installés qu'un homme s'approche
de notre table. C'est Mauvert, toujours élégant, compassé,
d'une parfaite urbanité.
« Quelle heureuse surprise! s'exclame-t-il, en regardant
surtout Colette. J'ai été sur le point d'aller chez les Menu, tout
à l'heure... chez vous, Henri... et j'ai craint d'être indiscret! J'ai
pensé que vous aviez peut-être des nouvelles des protégés de
Mlle Claire? »
Et comme personne ne lui répond, il enchaîne :
« Je suis assez intéressé par leur sort. Il y a là un mystère,
un mystère certain, même! Est-ce que la police a de nouveau
pris contact avec vous? Curieuse affaire, en vérité! »
Comme nous restons silencieux, il ajoute :
« Curieuse est un mot bien faible, d'ailleurs. Je m'étonne
que la police ne s'oriente pas vers les dockers. Cette fameuse «
conduite de Grenoble »... »
Il m'agace, ce playboy défraîchi.
« Bourset croit dur comme fer que ses garçons ne sont
pour rien dans la mort de José Ribeira, dis-je. D'ailleurs, je le
crois aussi! »
Mauvert me regarde, interloqué.
« Est-ce que vous auriez d'autres éléments... une autre
hypothèse, peut-être?
— Oui. José et Manuel se sont empoisonnés en
manipulant un produit toxique, aucun doute là-dessus.
D'ailleurs l'autopsie de José l'a établi. Sans doute un produit
chloré!
— Un produit chloré? répète lentement l'ingénieur.
Tiens-tiens... comme c'est surprenant! Je croyais que la police
avait conclu à une fracture des vertèbres cervicales? Plus
vraisemblable, à mon avis! On a pensé, je crois, à une chute
sur le quai? En perdant connaissance, Ribeira serait tombé à
l'eau?

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Tiens-tiens, comme dit Mauvert... Comment sait-il ça,
lui?
Colette intervient.
« Manuel nous donnera certainement une explication, dit-
elle. Il est à l'hôpital où on le soigne, justement, pour un
empoisonnement... »
Mauvert oublie un instant de se comporter à l'égard de
notre amie en amoureux transi.
« A l'hôpital? Pour un empoisonnement? Comme c'est
étrange! Très étrange en vérité... »
Mauvert paraît avoir pris dix années, brusquement. Il
parvient à sourire de nouveau.
« Eh bien, je suis très heureux de vous avoir rencontrés.
Bonne fin de soirée! »
II adresse à Colette un regard appuyé et s'en va.
« Colette, tu es en train de détraquer la tension de ce
pauvre Mauvert! » dis-je.
Colette ouvre de grands yeux étonnés.
« Moi? Mais je ne fais absolument rien pour ça! »
Frédérique intervient, faussement compatissante :
« Laisse, Colette! Tu sais bien que les hommes se
soutiennent toujours entre eux! Une véritable maffia! »
Colette entre dans le jeu :
« Comme je nous plains, Frédérique, soupire-t-elle. Et tu
crois que nous pourrons un jour nous en passer? »
Frédérique esquisse un geste d'ignorance. Henri
s'approche.
« Tu ne penses pas que nous sommes de trop, Marc? dit-
il. Ces dames en sont aux confidences... Tu sais ce que nous
devrions faire, demain?
— Non, mais tu vas me le dire.
— Nous devrions déguster la truite Bovary au
Champagne... en garçons!

78
— D'accord. »
Colette prend un air exagérément sérieux. « Méfiez-vous,
les garçons, dit-elle. Il doit y avoir une erreur!
— Une erreur? demande Henri.
— Eh oui... à la Bovary, si j'ai bonne mémoire,
ce n'est pas au Champagne qu'elle devrait être, votre truite,
mais à l'arsenic. C'est bien ainsi que se termine le
roman de Mme Bovary? Il paraît même que ce pauvre
Flaubert a avoué qu'en écrivant le dernier chapitre, il avait eu
le goût de l'arsenic dans la bouche pendant tout une semaine!
— Mon Dieu, quelle horreur! s'exclame Frédérique. Il a
dû exagérer un peu, non?
— Peut-être. En tout cas, les garçons, je vous aurai
prévenus! Bon... décidément, notre conversation ne
change guère. Il est toujours question d'empoisonnement!»
Nous revenons aux choses sérieuses. Colette évoque la
manifestation écologique
du dimanche matin. Puis elle nous prend à témoins.
« Vous avez entendu Mauvert, ce jour-là? demande-t-
elle. Les ouvriers de son usine emploient des scaphandres. Ils
ne courent aucun risque! Jusqu'au jour où un accident se
produira, comme à Seveso! »
A l'usine? Colette vient de me donner une idée. Cela
n'amènera peut-être rien, mais on peut essayer!

*
**

Le lendemain matin, Frédérique et Colette sont d'accord


pour m'accompagner au siège de la SEPICA.
A vrai dire, j'ignore ce que cette visite peut donner. Mais
la présence simultanée de la SEPICA au dock 17 et au
Chauffeur me paraît intéressante.

79
Qui sait si, pour quelque besogne particulièrement
dangereuse, on n'y emploierait pas des ouvriers peu difficiles
sur les conditions de travail... justement parce qu'immigrés
clandestins?
Vaste usine. Modernisme et prospérité. Espaces verts et
fleuris. Vitres de verre teinté.
Frédérique choisit de rester dans la voiture.
« L'atmosphère des bureaux me déprime », dit-elle.
Colette et moi nous abordons l'hôtesse impeccable qui
trône à l'entrée d'un hall de gare.
Nous avons choisi de nous présenter comme des gens que
la manifestation écologiste de dimanche a intéressés, que
l'allocution de Mauvert a captivés et qui souhaitent en savoir
davantage.
Le titre médical de Colette impressionne visiblement la
demoiselle.
Elle donne une série de coups de téléphone.
« Un de nos attachés va vous recevoir », dit-elle.
L'attaché est un technocrate élégant, aussi impeccable
que le reste de la maison. Je le soupçonne d'avoir, chaque
matin, des problèmes avec sa cravate et le reste de sa toilette.
Sa voix est bien posée. Diction recherchée, cultivée sans doute
par un orthophoniste. Standing d'abord!
Il nous fait entrer dans une cellule entièrement vitrée qui
sent la citronnelle.
Fauteuils profonds, moquette épaisse. On sait vivre à la
SEPICA.
Suave, l'attaché. Aucun problème ne résiste à sa
dialectique. Nous aurions tort de nous inquiéter. Bien sûr, une
certaine presse, plus soucieuse de gros titres que de vérité,
contribue à empoisonner... les esprits! Empoisonner, il est
content de son mot, l'attaché de la maison qui fabrique des
poisons!

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Combinaisons-scaphandres, surveillance médicale
constante et préventive, surveillance de M. Mauvert, un
éminent ingénieur de la maison, supervisé par cet excellent M.
Génois, ingénieur des Mines, tout-à-fait-compétent,
représentant l'administration. Pour le transport : conteneurs
étanches, vérifiés à chaque usage. Les Etablissements
Brassardi ont enlevé le marché et transportent le Chlorganol
jusqu'au Chauffeur. Il ne reste d'ailleurs que quelques dizaines
de tonnes à enlever et à détruire.
« Comme vous le voyez, il s'agit positivement d'un
problème mineur. La SEPICA a pensé à tout, veillé à tout, tout
prévu! »
C'est tout juste si le sémillant jeune homme n'affirme pas
que la destruction du Chlorganol peut être considérée comme
un bienfait pour le pays environnant.
Notre naïveté voulue — et bien jouée — nous vaut la
considération condescendante et bonhomme du cadre — the
right mon in the right place.
II nous reste tout juste à remercier et à prendre congé.
Comme prévu entre nous, c'est Colette qui lance la flèche du
Parthe.
« Vous trouvez évidemment aisément la main-d'œuvre en
dépit des dangers — conjurés par vos soins — que présente
parfois le travail?
— Bien entendu!
— Ne vous arrive-t-il jamais d'utiliser des travailleurs
immigrés... plus ou moins en règle... pour certains
travaux particuliers? »
La question apparemment innocente de Colette produit
sur le jeune homme l'effet d'une pincée de poil à gratter.
« Ce ne saurait être en aucun cas une hypothèse
envisageable, madame, dit-il. La SEPICA respecte les

81
règlements, tous les règlements, comme toute maison saine
qui se respecte et respecte ceux qu'elle emploie! »
Colette retient une forte envie de rire. Nul doute que
l'attaché aura un avancement mérité. Il est la SEPICA!
Remerciements renouvelés.
Dans le hall, Colette murmure à mon intention :
« Je lui vois un avenir tout tracé à cette figure de
magazine... s'il perdait son emploi.
— Ah oui, et lequel, s'il te plaît?
— Punching-ball dans un club de boxe! Je crois que je
n'ai jamais éprouvé autant l'envie de gifler quelqu'un que ce
pantin parlant, suave et à peine articulé! »
Je n'ai pas la possibilité de répondre, parce que, dans la
cour, une surprise nous attend.

82
IX

EN EFFET, dans la cour, ma voiture n'est plus là!


Frédérique non plus, bien entendu.
Nous examinons le parking. Les employés de la SEPICA
sont particulièrement motorisés!
La SEPICA est isolée en pleine campagne. La première
ville est à au moins dix kilomètres.
« Elle a dû découvrir quelque chose d'extraordinaire! »
suggère Colette.
Il a fallu un motif puissant pour qu'elle nous abandonne
ainsi.
« Une course en ville? » demande Colette.
Non, cela ne ressemble pas à Frédérique. Elle aurait eu le
temps de la faire au retour. Et son métier de pilote pour avion-
taxi l'a habituée aux attentes patientes.
Le moins drôle, c'est d'attendre dans ce parking sans
savoir combien de temps nous aurons à errer ainsi.
« Elle est sensationnelle, ta Frédérique, déclare Colette.
Spontanée, intelligente, pas chichiteuse pour deux sous et
particulièrement jolie! Comment as-tu fait pour dénicher cet
oiseau rare? Elle nie plaît, ton amie! »
Je résume ma rencontre avec Frédérique et notre aventure
à Montélimar avec le réseau Pluton.
Le retour de ma « Rallye » interrompt notre conversation.
Frédérique est au volant, bien entendu. Mais elle paraît très
animée.
« Montez et venez avec moi. Il y a quelque chose
d'intéressant à voir! »
Elle n'en dit pas davantage. Elle glisse la voiture entre les
bâtiments sans répondre à nos questions.
Elle s'arrête enfin.

83
« On va laisser la voiture ici. Inutile de nous faire
remarquer. »
Nous gagnons l'angle du dernier bâtiment et à l'imitation
de Frédérique nous risquons un œil.
Tout de suite, la raison sociale du semi-remorque arrêté
près d'un hangar nous tire l'œil : « Brassardi ».
« Je l'ai vu arriver et j'ai eu l'idée de le suivre,
discrètement. »
Scène assez étrange, de science-fiction. Des hommes,
vêtus de scaphandres blancs, chargent lentement des cylindres
métalliques dans le semi-remorque. Ils se meuvent à la façon
des cosmonautes. Une grande glace hublot, rectangulaire,
donne à leur tête une forme extraordinaire.
« II va se rendre au Chauffeur, sans doute, suggère
Colette.
— Ou au dock M 17? dit Frédérique.
— Je ne crois pas, reprend Colette. S'il s'agissait
d'engrais azoté, les ouvriers ne porteraient pas de scaphandre.»
J'ai bien envie de filer Brassardi. Qui sait si au Chauffeur
je ne vais pas découvrir une main-d'œuvre... inattendue. Il se
peut que Mauvert ou l'ingénieur des Mines ne soient pas
présents à toute heure du jour? J'ai une meilleure idée.
« Venez. Au lieu de le filer, on va le précéder! »
Nous sommes à peine dans la voiture qu'il recommence à
pleuvoir. Le crachin, fin et tenace qui me rend morose.
Le Chauffeur ressemble à une citadelle. L'unique grand-
porte lui donne l'allure d'un fort des films américains, dans le
Far-West. Seule, la grande cheminée détonne dans cette
apparence. Quelques tracts de la manifestation de dimanche
sont restés collés au sol par la pluie.
Je tourne un peu autour du four à chaux. Un bouquet
d'arbres me permet de ranger la « Rallye » et de voir la porte
sans être vu.

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Je vais jusqu'à l'entrée et cogne assez fort. Un judas de
bois s'ouvre. Une trogne rouge apparaît.
« Qu'est-ce que c'est?
— Est-ce qu'on peut visiter?
— Interdit. Zone dangereuse!
— Vous êtes le gardien, sans doute? » Question stupide,
mais j'essaie de gagner du
temps pour tenter de voir au-delà du bonhomme
comment se présente la cour. Je n'aperçois qu'une sorte de
petite maisonnette en planches.
« Gardien de jour et j'ai un collègue qui prend la nuit.
Dites, il pleut, ça vous suffit... Journaliste, peut-être?
— On ne peut rien vous cacher.
— Allez, bon vent! Je vais me mettre à l'abri. »
Avant qu'il ne repousse le judas j'ai quand même le temps
de demander :
« Vous employez des Portugais, ici? »
L'autre paraît surpris, sincèrement :
« Non, pas de Portugais! »
Et il me claque le volet au nez.
Je regagne la voiture.
« On attend quoi? demande Colette. Tu ne trouves pas
qu'on a assez vu... qu'il n'y a rien à voir? »
J'hésite. Et j'ai raison.
Brassardi arrive enfin.
Trois coups d'avertisseur et la grand-porte s'ouvre.
L'engin s'engouffre à l'intérieur. La porte se referme.
« Bon, rien à signaler, dit Colette. Je vous offre un thé en
ville? »
Je décide d'attendre encore un peu.
Brassardi ressort, traînant avec sa cabine une autre
remorque, vide, celle-là, à l'exception d'une partie bâchée qui
pourrait être une grande caisse. Je m'attends à ce qu'il regagne

85
Le Havre, son garage, peut-être, mais il repart en direction de
la SEPICA.
En dépit des protestations de mes passagères, je le suis.
Je ne sais pas pourquoi je m'acharne ainsi, mais j'en ai envie.
Cette fois, c'est au département « Engrais » que Brassardi
se rend. Il charge des palettes toutes faites, enveloppées dans
un carton géant, cerclé de feuillard et doublé d'une enveloppe
de plastique transparent. On distingue pourtant le sigle
SEPICA, très lisible.
Ici les ouvriers ne portent pas de scaphandre, comme
l'avait pensé Colette.
Et Brassardi, son camion chargé, nous conduit
directement au dock M 17. C'était prévisible.
En somme, du temps perdu. Brassardi a bien le droit de
transporter du Chlorganol au Chauffeur, puis des engrais
azotés dans le dock!
« Alors, plaisante Colette. Satisfait, Sherlock Holmes?
Venez boire un bon thé chaud, ce temps-là me glace! »
Je reste perplexe. Je ne parviens pas à deviner pourquoi,
ce qui est irritant au possible.

*
**

Lorsque nous nous retrouvons chez les Menu, la maman


d'Henri prévient Colette.
« Le docteur Boligerti a téléphoné, dit-elle. Il demande
que vous le rappeliez.
— Merci, madame, je le fais immédiatement. »
Colette me tend l'écouteur.
Boligerti ne s'encombre pas de formules de politesse.

86
« Ah! c'est vous, Saranian! Dites-moi, vous vous
intéressez à de curieux personnages! Vous m'aviez parlé d'un
autre malade, en toxico, chez Zamekis?
— Exact, monsieur.
— Eh bien, votre bonhomme s'est enfui de l'hôpital en
compagnie d'une jeune femme brune, sans doute celle qui
l'avait accompagné si mystérieusement, à son arrivée. C'est
du moins l'avis de l'infirmière d'accueil!
— Elle n'a rien pu faire pour l'empêcher? » Boligerti
manifeste un certain agacement.
« Rien pu faire... rien pu faire... vous en avez de bonnes!
Vous connaissez la pénurie de personnel! Ils ont dû profiter de
l'arrivée d'une urgence, c'est ce que je crois. J'ai signalé le fait
à la police, bien entendu! »
Le « patron » hésite. Il a autre chose à annoncer... Ce
n'est certainement pas par simple gentillesse qu'il renseigne
ainsi Colette.
« Au fait, puisque vous paraissez connaître le milieu des
Portugais, vous me rendriez service, si ce jeune homme ou sa
compagne vous contactaient d'une manière ou d'une autre.
Une ambulance pourrait le récupérer... discrètement. »
Pas à son aise, Boligerti!
« C'est entendu, monsieur. Je vous remercie. A bientôt! »
Elle raccroche.
« Un moulin à vent son hôpital! On entre, on sort à
volonté si je comprends bien! S'il n'écrase pas le coup, ça
pourrait faire du bruit! »
Je suis préoccupé par autre chose. Pour que Nazaré soit
revenue chercher Manuel à l'hôpital, il faut qu'il y ait eu un
puissant motif. Suffisamment puissant pour décider cette
pauvre fille, visiblement timide, à venir enlever Manuel!
Colette, elle, pense à autre chose.

87
« Ce que nous venons de voir à la SEPICA, dit-elle, me
paraît mettre cette maison hors du coup en ce qui concerne
l'empoisonnement de José et de Manuel. Même si quelqu'un
les avait employés clandestinement au Chauffour, ils ne
couraient aucun danger!
— Evidemment, ce n'est pas à travers les conteneurs que
nous avons vus que le Chlorganol risque de filtrer. Il y a autre
chose... mais quoi? dis-je.
— Rien ne prouve, reprend Colette, que les organo-
chlorés à l'origine des indispositions de nos deux Portugais
proviennent de la SEPICA.
Mais ce ne sont pourtant pas des produits qu'on trouve
chez l'épicier du coin! Il faudrait voir s'il existe une autre usine
de produits chimiques dans la région, tu ne penses pas? »
Oh si! je pense! Mais ça ne m'avance pas à grand-chose
pour le moment. Le sémillant « attaché » de la SEPICA
affirme que celle-ci n'emploie aucun travailleur clandestin. Le
gardien du Chauffour est certain qu'on n'a embauché aucun
travailleur portugais. Mauvert est tout aussi affirmatif...
« C'est donc ailleurs qu'il faut chercher », suggère
Frédérique, comme Bourset l'a déjà dit.
Moi, je veux bien, ailleurs... mais où?

*
**

Nous nous sommes rendus au Centre d'accueil. Nazaré


est partie hier dans la nuit, assez tard. On ne l'a plus revue
depuis. Tout ce que peut nous dire le gardien, c'est qu'elle
avait reçu un appel téléphonique, peu avant son départ. Elle
semblait bouleversée.
Le soir, au retour de Claire et d'Henri, on tient conseil.

88
« J'aurais dû aller voir Nazaré, soupire Claire. Elle
s'est crue abandonnée. Elle m'aurait fait confiance à moi!
— Il faut retrouver Manuel et cette fille, décide Colette.
Les Portugais ne sont quand même pas si nombreux, ici. C'est
sûrement chez des compatriotes qu'ils ont cherché
refuge. Comme la première fois?
— Ça ne va pas être commode! estime Henri. Il
n'y a que la police qui puisse nous donner les adresses des
Portugais.
— Si seulement nous pouvions avoir une certitude quant
à la raison pour laquelle Manuel possédait une clef d'un dock!
reprend Claire. Au fait, Robert n'a pas appelé?
— Non, répond sa mère.
— Je vais lui téléphoner tout de suite! » La réponse ne
tarde pas. Aucune clef n'a été perdue par les surveillants.
Bourset pense que quelqu'un a dû faire fabriquer celle trouvée
sur Manuel. Dans quel but, il l'ignore, mais il continue son
enquête.
«Et si nous profitions de ce que nous avons cette clef
pour aller faire une petite visite au dock M 17 cette nuit? »
suggère Henri.
Heureusement, Mme Menu est dans sa cuisine. Elle
pourrait s'alarmer.
L'idée d'Henri fait son chemin. Après tout, Bourset avait
bien affirmé qu'il était impossible que les Portugais aient pu
travailler régulièrement dans un dock. Donc, s'ils y travail-
laient, ce ne pouvait être que clandestinement. Un travail qui
ne pouvait s'effectuer que la nuit, en l'absence des douaniers!
Qui sait si le trafic ne continue pas... avec deux
remplaçants?
« Alors, c'est dit, on y va, Marc?
— Entendu.

89
90
— Et nous, alors? proteste Frédérique.
— Vous nous tricoterez un cache-nez... nous en aurons
besoin, au retour, avec ce temps! »
Frédérique assène un coup de poing dans l'épaule
d'Henri. Elle fait la grimace.
« Ouille! Il est en béton celui-là! Espèce de phallocrate!
Tricoter? Broder aussi sans doute, des initiales sur ton
mouchoir?
— Pas mauvaise, ton idée! » Henri redevient sérieux.
« Non, blague dans le coin, les mignonnes, visiter un
dock, de nuit, ça peut être dangereux. La douane et la police
du port font des rondes. »
Frédérique se rend à ses raisons. Mais elle n'en lance pas
moins :
« Bien, tu as raison! Tu veux que nous restions
disponibles pour aller vous chercher demain matin au
commissariat du port?
— Voilà. Ce qu'il y a de merveilleux, avec toi,
Frédérique, c'est que tu vas tout de suite à l'essentiel. Tu
pourrais dès maintenant préparer un Thermos de café et des
croissants! »
L'escarmouche a détendu Claire.
« Est-ce que vous ne pensez pas que je devrais prévenir
Robert? demande-t-elle. Avec lui, vous ne risqueriez rien?
— Non, réplique Henri. Mieux vaut ne pas abuser de la
faiblesse de ce pauvre Bourset devant ton charme et l'entraîner
dans une expédition illégale! Les adversaires du
syndicat seraient trop contents de monter l'affaire en épingle.
Brassardi en premier!
— Comme tu voudras », soupire Claire.

*
**

91
Nous nous sommes équipés. Lampes électriques, impers
et d'invraisemblables casquettes de la garde-robe d'Henri.
Nous partons dans sa Pénélope qui présente l'avantage
certain d'être très silencieuse.
Je prends le volant. Il y a un moment que je ne l'ai pas
conduite. C'est toujours la même surprise pour moi de
constater que cette voiture extérieurement minable — exprès
— a des reprises de formule un. Il faut voir Henri sur
l'autoroute, se laisser rattraper par une forte voiture, accélérer
progressivement et laisser ensuite sur place l'autre qui n'en
croit pas ses yeux!
Il pleut, pour ne pas changer.
Nous laissons la voiture à distance et, prudemment, nous
nous dirigeons vers le dock.
Nous courons évidemment un risque : nous ignorons la
cadence des rondes de surveillance. Pour nous, les chances
sont fifty-fifty!

92
X

UNE FOIS dans le dock nous serons en sécurité.


Une petite porte, percée dans l'immense battant roulant
qui clôt l'un des côtés du hangar. La clef fonctionne à
merveille. La porte grince un peu.
Nous refermons. Il fait très noir à l'intérieur.
Henri allume une lampe électrique. Il tamise la lumière
de ses doigts.
Des allées étroites sont ménagées entre des palettes
cartonnées, entrevues ce matin à la SEPICA. Le sigle se
détache en noir sur le carton clair. La mention engrais azoté et
le port destinataire, aussi.
Au-dehors, un bruit de moteur au ralenti. Henri éteint.
« Une ronde », dit-il.
J'espère qu'une aussi faible lumière n'aura pas été visible
de l'extérieur! La voiture s'éloigne.
Nous poursuivons notre inspection. Toutes les palettes
offrent le même conditionnement, les mêmes indications.
Toutes sont enveloppées dans le plastique protecteur.
« Difficile d'imaginer une intoxication dans ces
conditions », chuchote Henri.
L'ennui c'est que José et Manuel ont été, quand même,
intoxiqués. Où? Au Chauffeur? En dépit de toutes les
affirmations contraires?
« Reste le Chauffour, dit Henri comme s'il lisait dans ma
pensée.
— Peut-être, mais l'entrée ne doit pas être facile.
— Evidemment. Mais ce sera plus amusant!
— Il ne nous reste qu'à sortir d'ici sans nous faire
repérer.

93
— Mieux vaudrait que les policiers ou des douaniers ne
nous trouvent pas ici avec cette clef en poche. »
La nuit est toujours aussi noire. Les lampadaires sont
assez espacés dans cette partie des docks. Pas d'incident à la
sortie.
Nous rejoignons Pénélope. Maintenant nous n'avons plus
rien à redouter. Tout le monde a
le droit de goûter l'atmosphère nocturne du port.
Je reprends le volant. Henri bougonne un peu, pour la
forme, mais au fond, il aime que j'apprécie sa voiture.
Au moment de refermer la portière, j'entends un moteur
qui se met en marche. Tiens, qu'est-ce que ça veut dire? Nous
ne sommes pas seuls, dans le coin. Une ronde?
Henri a entendu, lui aussi.
Je démarre en douceur. Le silence du moteur de Pénélope
est tel que j'entends l'autre passer ses vitesses. Et, bientôt, je
découvre derrière moi, deux phares, en code, qui se
maintiennent à la même distance, sans essayer de se rappro-
cher.
« Je crois bien qu'on nous suit, constate Henri.
— On va le savoir tout de suite. Cette bonne Pénélope est
de taille à laisser n'importe qui sur place. »
Le bond en avant nous colle le dos au siège. Je prends un
premier virage qui fait chanter les pneus... puis un second.
L'autre voiture suit, à distance.
Encore un virage, un autre... et je ne sais plus où je suis!
Les manœuvres m'ont fait perdre le sens de l'orientation. Si je
connaissais mieux le port, il me suffirait de quelques minutes
pour décoller la sangsue qui se maintient à trente ou quarante
mètres de moi.
Mais maintenant, je tourne, je vire, je traverse des voies
ferrées, passe sous des ponts-transborodeurs, je slalome entre
des camions... sans résultat!

94
Un dernier virage et crac... l'obstacle! Devant moi, un
mur. Je viens de m'enfoncer dans une impasse.
Je ralentis. L'impasse est mal éclairée. J'éteins mes
phares. L'autre passera peut-être sans me voir?
Déception! Il s'arrête en travers, bloquant la sortie!
« On va s'amuser », déclare Henri.
J'en suis moins certain. Le halo lumineux des phares de
mon poursuivant me permet de distinguer quatre hommes qui
avancent vers nous. Ils balancent à bout de bras ce qui me
paraît être de longues matraques.
« Des manches de pioches, sûrement, constate Henri. Tu
as ton casque dans ta poche? »
J'ai autre chose à faire qu'à répondre à sa plaisanterie. Il
me reste une trentaine de mètres pour tenter une manœuvre
désespérée. Avec Pénélope c'est possible.
Je donne un coup d'accélérateur, à fond. Puis je tire le
frein à main en donnant un coup de volant : dérapage contrôlé,
tête à queue et je fonce vers la sortie.
Les quatre silhouettes trapues s'écartent vivement...
plaquées au mur. Mais, au passage, un bâton pulvérise la
lunette arrière.
« La brute, s'exclame Henri. Il me paiera ça! »
Je ne peux m'empêcher de sourire en me demandant où et
comment Henri espère retrouver son agresseur. Mais « sa »
Pénélope lui tient tellement au cœur que je comprends sa
réaction.
Je ralentis, vise le coin arrière de l'autre voiture et elle
glisse, se déplace. Un bruit de tôle froissée... un bruit de chute.
Pénélope n'a plus qu'une aile avant!
« Ouille-ouille-ouille! gémit Henri.
— Excuse-moi, mais je ne pouvais pas faire autre chose.
— Aucune importance, ils me le paieront! » Je le laisse à
cet espoir consolateur et je cherche la sortie du port. J'ai

95
devant moi une minute ou deux-Cette fois, personne dans
notre sillage. Je m'aperçois que je transpire à grosses gouttes.
Pourtant, l'air frais de la nuit s'engouffre par la lunette
arrière brisée.
« Qui c'étaient, ces quatre-là? bougonne Henri. Je n'ai pas
eu le temps de les voir.
— Des complices de celui qui a employé José et
Manuel, peut-être? Ou simplement des voyous en quête d'un
mauvais coup.
— Tu dois avoir raison. Parce que, s'ils avaient
surveillé le dock, ils seraient intervenus au moment où nous
sommes entrés dans le M 17. C'est peut-être la voiture qu'ils
avaient repérée. En attendant, je suis bon pour chercher une
aile et une lunette arrière à la casse, demain matin. »
Nous roulons en ville, maintenant. J'espère que l'aspect
lamentable de Pénélope ne va pas attirer l'attention d'une
patrouille de police.
« Alors, on va voir au Chauffour? suggère Henri. Pas de
raison de changer nos projets!
— Espérons que l’accueil n'y sera pas aussi brutal! Il y a
un gardien de nuit.
— Il a sûrement sommeil.
— Remarque, la mauvaise réputation du Chlorganol
doit suffire à éloigner les curieux. »
Ma réflexion est pour le moins stupide. Des curieux, à
cette heure-ci, je ne vois pas ce qu'ils pourraient faire au
Chauffour!

*
**

Le Chauffour est là. Il ne pleut plus. Une apparence de


lune est à demi masquée par de fins nuages.

96
Je vais planquer Pénélope dans le bosquet d'arbres qui
nous a servi d'abri, le matin, lors de la filature de Brassardi.
Nous entreprenons de faire le tour du bâtiment, à pied.
Une légère odeur de chlore flotte dans l'atmosphère.
Pas la plus petite ouverture, dans le mur d'enceinte.
Curieux qu'un simple four à chaux ait été conçu comme un
fortin. Il est vrai que la chaux vive est dangereuse. On a dû
prendre des précautions, autrefois... L'écologie... déjà!
« Dommage que nous ne soyons pas en train d'écrire un
roman! soupire Henri. On trouverait une échelle abandonnée
ou une poterne secrète, juste à point nommé. »
II a raison. La continuité sans faille du mur de briques est
déprimante, tout comme les rangées de barbelés, là-haut.
Nous sommes à peu près à la moitié de l'enceinte. A
l'opposé du portail.
Nous sommes obligés de faire un détour pour éviter une
sorte de bassin creusé dans le sol et encore à demi rempli
d'une matière blanche qui doit être de la chaux.
Des touffes d'herbes, inattendues, crèvent la surface lisse.
« II y a longtemps que cette chaux est là, constate Henri,
pour que de l'herbe y pousse! C'est sûrement un bassin
d'évacuation des déchets du four. »
Un bassin d'évacuation? Le four est, bien entendu, à
l'intérieur. Pour qu'il y ait évacuation, il faut qu'il y ait un
canal, ou un conduit... qui traverse le mur? Qui sait si ce n'est
pas là notre chance?
Je fais part de ma déduction à Henri qui proteste :
« Dis, tu te rends compte? Aller se promener sur de la
chaux?
— Tu as constaté toi-même qu'elle est éteinte depuis
longtemps. J'y vais. Je te dirai ce qu'il en est. »
Sans attendre, je descends dans le bassin dont la croûte
craque sous mes pas.

97
Il y a bien une ouverture, dans le mur d'enceinte. Cachée
par une touffe épaisse d'herbes folles. Et même... d'orties! Je
m'en aperçois trop tard, quand ça brûle!
Un trou carré, d'un mètre de côté, termine un conduit qui
remonte vers l'intérieur. Pas d'autre ressource que de
progresser à quatre pattes. Je débouche à l'air libre, dans un
canal qui rejoint la masse élevée du four à chaux.
L'odeur de chlore est plus forte. Mauvert a beau dire, ce
ne doit pas être très sain de travailler dans cette atmosphère!
Je retourne chercher Henri. Il rechigne à blanchir ses
vêtements.
« Si encore nous avions la certitude de trouver quelque
chose », grogne-t-il.
Nous sommes dans la cour. D'abord, repérer le gardien.
Sans doute dans la baraque guérite que j'ai aperçue à travers le
judas, donc à l'opposé de l'endroit où nous sommes.
Le coin a l'air désert, mais on ne sait jamais. Nous
progressons comme si douze paires d'yeux nous surveillaient.
Le four occupe le centre d'un très vaste rectangle garni,
contre le mur d'enceinte, d'un certain nombre de dépendances,
volets et portes clos.
Le four contourné, surprise! Une voiture noire est
stationnée. Je vais voir, prudemment. Personne à bord. Mais le
capot est encore tiède. Pas longtemps qu'elle est là. Quelqu'un
vient d'arriver. Le gardien? Pourquoi pas?
La baraque-guérite se dresse, à dix mètres, flanquant la
grand-porte. Un volet laisse filtrer un rai de lumière.
Je m'approche. La construction est vieille. La porte est de
guingois.
Je colle un œil à une fente. Un homme est attablé, la tête
sur les bras croisés. Un litre de vin aux trois-quarts vide
explique l'attitude négligente du gardien de nuit. Il dort bel et
bien.

98
Tiens, contre le mur, à l'intérieur de la cabane, un
vélomoteur! Ce ne serait donc pas l'homme qui serait arrivé en
voiture?
J'en ai assez vu. Je mets Henri au courant.
« Méfiance, alors. Il y a quelqu'un d'autre », dit-il.
Quelqu'un d'autre qui, pour avoir les coudées franches, a
dû apporter le litre de vin au veilleur!
Nous nous éloignons vers la gauche de la grand-porte. Un
amas de cylindres métalliques, les fameux conteneurs de la
SEPICA, se dresse contre le four. Sur les couvercles, des
chiffres à la craie, sans doute pour le contrôle des quantités
détruites. Là l'odeur de chlore est presque insoutenable. Il est
vrai qu'avec les scaphandres-
Rien d'extraordinaire de ce côté.
Voyons l'autre. Un passage puis un espace plus dégagé,
cerné par des hangars clos, ou des écuries?
Mais au-delà du passage, nouvelle surprise!

99
XI

GROSSE surprise, en effet. 'Derrière une barrière de


barbelé, du genre « chevaux de frise »... un SEMI-REMORQUE.
Même sous la faible clarté de la lune on peut lire aisément
BRASSARDI! La cabine motrice n'est pas là.
La chose pourrait paraître naturelle. Le parc de
stationnement des véhicules peut se trouver assez loin des
conteneurs vides à retourner à la SEPICA.
Mais ce qui est moins ordinaire, c'est qu'en plus de la
barrière amovible, un panneau DANGER - BATIMENTS
VÉTUSTÉS - DÉFENSE D'ENTRER
s'orne du Jolly-Joker des pirates, la tête de mort et les
tibias!
« Eh bé! fait Henri. Dangereux, mais pas pour le gros
engin qui pourrait faire tomber tout ça comme un château de
cartes! »
Je suis perplexe. Est-ce que quelqu'un, par hasard,
mystifierait Brassardi en utilisant ses véhicules pour un
transport clandestin?
Les bâtiments ressemblent à des écuries. Mur de pisé à
colombage, style normand classique.
Nous nous approchons quand une lumière très faible
révèle une fente dans un mur. On va voir.
Malheureusement, la fente est trop étroite pour que nous
puissions apercevoir ce qui se passe à l'intérieur. Je constate
seulement que, de temps à autre, une ombre passe devant la
lumière et l'occulte.
« Je crois que cette fois nous brûlons », murmure Henri à
mon oreille.

100
Il y a bien une porte, au bâtiment. Mais ce n'est
certainement pas par là qu'il faut essayer de surprendre le ou
les inconnus. D'autant plus que l'activité qui se déploie en ce
moment n'a peut-être rien de répréhensible.
Henri et moi nous reculons pour examiner le bâtiment.
Les « chiens-assis », dans le toit, suggèrent un grenier, ou des
pièces mansardées.
« II doit y avoir un moyen d'accès extérieur », suggère
Henri.
Sur le mur pignon, en effet, se découpe une ouverture
d'où dépasse quelque chose qui ressemble à de la paille ou du
foin. Est-ce une relique du temps où l'on utilisait des chevaux
pour le transport de la pierre à chaux?
Je souris malgré moi. Qu'ai-je à faire de cette explication
alors que celle que je recherche est autrement importante!
« Tu me fais la courte échelle et je te tire », déclare
Henri.
La courte échelle? Il en a de bonnes. Un quintal à
supporter! Mais je me rends compte qu'il a raison. Jamais je ne
pourrais le tirer de là-haut, moi. Lui, si!
Deux minutes plus tard, nous sommes dans le grenier. Il
reste, en- effet, un peu de foin à l'entrée. Le reste du plancher
est vraiment très vieux, au point que sous la lumière tamisée
de la lampe de poche l'on découvre les joints rongés par les
cirons.
Les poutres de la charpente sont anciennes, noueuses et
tordues par l'âge.
Nous avançons à pas fur tifs. Des fentes, dans le parquet,
laissent filtrer un peu de lumière, d'en bas. Nous finissons par
nous allonger et par ramper.
Enfin, une fente plus large nous révèle un spectacle
ahurissant!

101
Deux hommes, en scaphandre blanc, manipulent des
conteneurs métalliques : ceux de la SEPICA... le Chlorganol!
Ils vident un conteneur dans un entonnoir-trémie en bois,
surélevé par quatre pieds. L'entonnoir fait passer le produit
dans un sac de plastique. Lorsque le sac est plein, les deux
hommes le transportent, à l'aide d'un diable, jusqu'à un
appareil qui ressemble à une machine à repasser. Ils y
introduisent l'extrémité ouverte du sac, abaissent un bras
mobile et le sac est soudé!
Il est ensuite transporté sur une palette où il rejoint
d'autres sacs déjà prêts. La palette est placée sur une sorte de
plate-forme surélevée à laquelle on accède par un plan incliné.
Nous sommes tellement sidérés, Henri et moi, que nous
restons un long moment à contempler l'étrange activité.
L'un des deux nommes est d'une taille et d'une corpulence
qui suggèrent Brassardi. Mais je dois me tromper! Que
pourrait donc faire là le transporteur du pesticide non détruit?
D'autre part, j'imagine mal le mécanisme d'une fraude. La
SEPICA doit bien être obligée de fournir des bordereaux
d'expédition, pour les engrais... et certainement aussi pour les
conteneurs de Chlorganol! Il ne doit pas être facile de tricher
d'un côté ou de l'autre. Tout cela doit être très surveillé au
départ comme à l'arrivée!
Tiens, du nouveau. Une palette est complète. Les deux
hommes disparaissent de notre champ de vision et reviennent
portant un carton « à plat », tout neuf. Ils le déplient, le
mettent en forme et en coiffent la palette et son contenu. Un
feuillard maintient le tout en place.
Henri m'envoie un coup de coude.
Comme lui, je distingue maintenant sur le carton le sigle
SEPICA et une autre inscription, moins lisible, mais qui se
laisse deviner.
« Engrais azotés! » murmure Henri.

102
Cette fois, l'explication crève les yeux. Malgré les
impossibilités auxquelles je pensais il y a un instant, les deux
scaphandriers sont bel et bien en train de transformer des sacs
de Chlorganol en innocents sacs d'engrais azotés... qui iront
sans doute rejoindre les autres dans le dock M 17! J'ignore à
quoi rime ce manège. A l'arrivée, quelqu'un s'apercevra bien
de la substitution, il y aura réclamation à la SEPICA, enquête,
etc.
Je suis si intensément surpris que j'en ai le sang à la tête.
Parce que je crois bien tenir maintenant une autre explication!
José et Manuel ont dû faire le travail que sont en train
d'accomplir les deux inconnus. Seulement, eux, ils n'ont peut-
être pas eu droit au scaphandre. Un raciste comme Brassardi a
dû estimer qu'ils n'en avaient pas besoin. Voilà la raison de
l'obligation de discrétion à laquelle les deux jeunes Portugais
ont été tenus.
Evidemment, ni Mauvert ni l'ingénieur des Mines ne sont
venus ici la nuit. Et le veilleur de nuit, acheté ou endormi,
comme ce soir, n'aura rien vu.
Les deux hommes en sont maintenant à recouvrir la
palette cartonnée d'une enveloppe de plastique transparent.
Je me demande comment ils peuvent bien faire pour
charger ensuite la palette — vingt sacs de cinquante kilos font
bien une tonne, non? — sur le semi-remorque?
Et j'ai bientôt l'explication; je constate que ce que j'ai pris
pour une plate-forme est en réalité celle d'un semi-remorque.
Sac par sac, il est facile de charger. Une fois dans le dock, les
moyens de levage de celui-ci font le reste.
Reste le pourquoi d'un tel système? Une seule
explication, le pesticide, obtenu gratuitement, puisque destiné
à être détruit, est vendu aux Africains au prix de l'engrais
azoté!

103
Ce qui me laisse rêveur c'est comment ce trafic peut
échapper à Mauvert et à Génois, l'homme de l'administration.
Parce que je ne peux pas croire à leur complicité! Les
malheureux agriculteurs qui vont utiliser le pesticide à la dose
d'un engrais azoté, vont non seulement s'intoxiquer, mais
infecter toute une région!
Les deux qui travaillent en bas avec autant d'ardeur sont-
ils conscients du crime qu'ils sont en train de commettre?
Puisqu'ils portent le scaphandre, il a bien fallu qu'on leur
explique le danger? Sont-ils à ce point inconscients ou
réellement criminels?
A force de réfléchir, je commence à entrevoir une
explication. Mauvert et Génois ne peuvent pas s'apercevoir du
trafic : il suffit que le nombre de conteneurs vides corresponde
à celui des conteneurs expédiés par l'usine. C'est d'une
simplicité ahurissante. Car je suppose que les ouvriers « de
jour », chargés de la destruction, laissent le soin aux autorités
de contrôler le nombre des conteneurs. Sans doute le coupable
ne prélève-t-il à son profit qu'une partie du produit!
J'imagine la tête du sémillant Mauvert quand il apprendra
de quelle façon il a été berné.
Berné, oui... mais par qui?
Une nouvelle évidence s'impose à moi : j'ai été trop
troublé jusqu'à présent pour m'en rendre compte. Mais puisque
c'est une plateforme de semi-remorque qui est chargée,
Brassardi est dans le coup, o-bli-ga-toi-re-mentl A moins que
ce ne soit l'un de ses chauffeurs?
Je me rapproche d'Henri de façon à pouvoir lui parler à
l'oreille.
« II faut filer, prévenir la police qui prendra ces deux-là
en flagrant délit.
— D'accord! Allons-y! »

104
Nous nous déplaçons lentement, en direction de
l'ouverture. Nous nous redressons, à genoux, d'abord, puis
debout. Henri a éteint sa lampe. La porte ouverte nous suffit
pour nous diriger.
Mais tout aussitôt, j'entends un choc sourd, une
exclamation étouffée et un craquement.
Henri vient de se cogner la tête contre une ferme de la
charpente, il a perdu l'équilibre et son pied droit vient de
passer à travers le plancher vermoulu, jusqu'au genou!
Je l'aide à se dégager.
« Filons, dit-il. Les autres sont sûrement alertés,
maintenant! »
Je garde l'espoir que leur scaphandre les aura empêchés
de se rendre compte de l'incident. Mais mieux vaut ne pas
compter là-dessus.
Sans plus de précaution, cette fois, nous atteignons la
porte du grenier. Assis au bord de l'ouverture, il ne nous reste
qu'à sauter.
Henri, la jambe sans doute engourdie par l'incident du
parquet, se reçoit mal. Il s'écroule en polissant un cri de
douleur.
Il se relève pourtant, mais ne réussit pas à poser son pied
par terre. Je le soutiens comme je peux, étant donné son poids,
et nous tentons de gagner la sortie.
« File, me dit-il. Il est important que tu préviennes la
police! File, je me débrouillerai! »
J'hésite. Abandonner Henri, ainsi handicapé? Sans savoir
à qui nous avons à faire? Comment deviner de quoi sont
capables les deux individus que nous venons de surprendre?

105
XII

JE N'AI PAS à me poser cette question bien longtemps.


Les deux autres sont des rapides! Ils apparaissent, dans leur
scaphandre, nous éblouissent avec une lampe torche puissante.
Un pistolet est dirigé sur nous.
Comme je soutiens Henri, je ne lève qu'une main.
« Passe derrière et fouille-les! » intime le plus grand des
deux.
L'autre s'exécute.
J'attends qu'il essaie de me fouiller pour tenter une prise
et le projeter contre son complice. Mais un éclair bleu déchire
ma vue et je m'écroule, assommé.

*
**

J'ignore combien de temps s'est écoulé. Je viens de


reprendre conscience, la nuque douloureuse. Je veux remuer...
Mes poignets et mes chevilles sont immobilisés par des liens
serrés, les mains dans le dos. Un bâillon me scie la figure.
L'obscurité est complète.
J'entends grogner à côté de moi. C'est sûrement Henri. Je
revois la scène, la torche qui nous aveugle, le pistolet pointé.
Henri aussi a dû être assommé par surprise.
Je réussis à me tourner un peu et je constate que le clair
de lune souligne ce qui doit être le haut d'une porte. Aucune
autre ouverture visible.

106
Si seulement je pouvais me débarrasser de mon bâillon.
Je frotte un peu mon visage contre le sol, sans autre résultat
que de me faire mal.
Je reste un moment en proie à une grande lassitude, plus
morale que physique. Je me livre alors à une séance de détente
yoga. Peu à peu l'inconvénient de ma position s'estompe. Une
idée me vient. J'ai pratiqué de nombreux exercices de
souplesse pour le karaté. C'est le moment d'en profiter. Je tire
sur mes bras en me tassant le plus possible. Je ramène les
genoux contre la poitrine et mes poignets contre mes cuisses.
Toujours à l'arrière. Un mouvement de balancement répété et
je suis accroupi. Je me laisse aller sur le dos en roulant. Un
dernier effort, un pied passe, puis l'autre. Ouf! Mes mains sont
devant moi, maintenant!
Je souffle un peu. Je réussis à repousser le bâillon qui me
retrousse le nez, à présent. C'est un moindre mal. Le
soulagement de pouvoir respirer la bouche ouverte compense
la douleur. Enfin, le bâillon devient serre-tête.
A tâtons, je pars à la recherche d'Henri. Lui aussi est
bâillonné. Je réussis à faire glisser son bâillon sous le menton,
c'est plus facile.
« C'est toi, Marc? Tu vas?
— Oui, à peu près aussi mal en point que toi! »
Un instant, je suis sur le point de conseiller à Henri de
procéder à la même manœuvre que moi mais il est trop
puissant, trop musclé pour parvenir à se glisser à travers la «
boucle » formée par ses bras liés.
Je tâte ses liens. Ils sont noués serrés. Je ne parviendrai
pas à les dénouer en restant ligoté.
J'attaque ceux de mes poignets, avec les dents. Dans le
noir l'entreprise n'est pas facile. J'espère ne pas me tromper de
brin. Après quelques tentatives infructueuses je sens la corde

107
qui se détend. Je continue longtemps... mes mains sont libres
enfin!
Libres mais engourdies, inertes.
« Dans ma poche, j'ai un couteau », me souffle Henri.
Je cherche. En vain. Nos adversaires ne sont pas des
novices. Ils n'ont pas commis l'imprudence de ne pas nous
fouiller avant de nous abandonner dans notre prison. La lampe
électrique a disparu elle aussi.
Je n'ai qu'à faire pour Henri ce que j'ai fait pour moi.
Avec les dents je parviens difficilement à desserrer les nœuds
des liens de ses poignets.
Puis nous nous attaquons aux liens de nos chevilles. Je
me casse un ongle, mais je réussis.
« Au fait, et ta cheville?
— Ne m'en parle pas. Sans elle, nous ne serions pas là et
la police cernerait le Chauffeur maintenant! Je suppose que
nos zèbres sont en train de faire disparaître les traces de leur
trafic à une vitesse grand « V »! Il faut sortir d'ici le plus vite
possible! »
Sortir? Bien sûr. Mais nos adversaires savaient ce qu'ils
faisaient en nous enfermant dans ce réduit. Il n'y a qu'une
porte, mais elle est solide; et nous ne disposons d'aucun outil.
A tâtons je peux constater que la serrure est aussi solide
qu'elle est grosse.
De son côté, Henri sonde les murs à coups de poing qui
valent des coups de marteau.
« Rien... rien de rien! » ronchonne-t-il.
Nous poursuivons nos recherches, soutenus par le désir
de ne pas laisser agir les criminels à leur guise.
Depuis un instant, Henri est silencieux. Il s'affaire près de
la porte sans que je puisse voir ce qu'il fait. Il pousse de
profonds soupirs et soudain un craquement léger.
« Je l'ai, dit-il.

108
— Tu as quoi?
— La clenche! Un bon levier! C'est ce qu'il nous faut!
Meilleur qu'une clef! »

109
110
Je finis par comprendre que, grâce à sa force herculéenne,
il a réussi à arracher la longue clenche qui double la serrure.
« Je vais attaquer la serrure », dit-il.
Mais il ne lui faut pas longtemps pour comprendre que
celle-ci ne cédera pas.
« Dommage, ça ne vaut pas une pince-monseigneur! »
Nous connaissons un moment de découragement. Un
souvenir de lecture me revient : Un Condamné à mort s'est
échappé. Les conditions de détention du héros de ce livre
étaient pourtant beaucoup plus sévères que les nôtres...
Et soudain, Henri a une idée.
« Je viens de constater qu'il y a un plafond, dit-il.
— Oui, bien sûr et alors? »
Un instant je nie demande si la situation n'a pas fatigué
mon compagnon.
« Je pourrais rééditer l'exploit que j'ai accompli tout à
l'heure et passer au travers! »
Cette fois, je suis certain que je ne me suis pas trompé.
Henri est en plein délire!
« Ecoute, dit-il. Le plafond doit être dans le même état
que celui qui a joué les pièges à loup, tout à l'heure pour ma
jambe. Avec la clenche, je devrais pouvoir faire sauter quel-
ques planches et nous serions libres. »
II en a de bonnes, Henri. Ledit plafond est hors de portée.
« Je m'arc-boute dans un coin, je te fais la courte échelle
et tu fais le travail!
— Tu vas tenir sur ta cheville?
— Tu n'es pas si lourd! Allez, ne perdons pas de temps. »
Perché sur les mains jointes d'Henri, je cherche une
rainure. J'y introduis l'extrémité plate de la clenche et je fais
pression. Je suis aveuglé par de la poussière et des débris de
foin, de la poudre de bois, aussi. Mais la planche craque.
Bientôt je peux passer la main et agrandir peu à peu

111
l'ouverture. Je crois que je n'ai jamais respiré autant de
poussière de ma vie.
J'entrevois maintenant un toit à travers le trou. Le clair de
lune est plus vif. Tant mieux.
J'ignore combien de temps... une éternité... j'ai travaillé
ainsi lorsque je descends de mon perchoir.
Les yeux me piquent mais c'est un inconvénient mineur.
« Bon, eh bien maintenant, allons-y! »
Comme la première fois, c'est moi qui lui fais la courte
échelle pour qu'il se hisse dans le grenier. Il me tire à lui et
nous voilà, un peu essoufflés, à examiner l'endroit où nous
nous trouvons. Le toit est plus bas que dans le premier grenier.
Il est fait de vieilles tuiles plates. Par places quelques tuiles
manquent. Il n'y a malheureusement pas de « chiens-assis ». Il
devait pourtant bien y avoir une ouverture pour faire passer le
foin?
Henri finit par dénicher une trappe, à l'extrémité du
grenier, une trappe assez large par laquelle les bottes de foin
étaient lancées à la fourche.
Un instant plus tard, la trappe est ouverte et nous nous
retrouvons dans une sorte d'écurie désaffectée qui, elle, est
ouverte à tous vents! Prudemment, nous nous glissons dans la
cour. Rien n'a changé, en apparence, le semi-remorque de
Brassardi est toujours là. Seule, la voiture noire a disparu.

112
XIII

IL N'Y A PAS de temps à perdre en contemplation. Les


autres ne nous attendront pas! Maintenant qu'ils se savent
découverts, ils doivent prendre des dispositions pour faire dis-
paraître toute trace de leur trafic. Et ça, mieux vaudrait que la
police soit alertée avant qu'ils n'aient terminé.
Par le canal d'épuration du four à chaux, nous nous
glissons à l'extérieur. Pénélope nous attend dans le bouquet
d'arbres.

*
**

La maison d'Henri est sur notre chemin.


« Tiens, il y a de la lumière, les filles nous attendent,
constate Henri, Allons les rassurer. Ça prendra une minute! »
C'est Colette qui vient nous ouvrir. Curieux, ça!
Sa grimace exprime l'effet que nous produisons, Henri et
moi. Il faut dire qu'en pleine lumière, notre aspect a de quoi
surprendre. La chaux, la poussière et le foin nous ont trans-
formés en quelque chose de moins présentable qu'un
épouvantail,
« Mais... que vous est-il arrivé? Comme vous voilà
faits?»
Mme Menu s'inquiète, elle aussi.
Colette assez étrangement a laissé la porte ouverte. Mme
Menu finit par aller jeter un coup d'œil dans la rue.
« Mais, vous avez laissé Claire et Mlle Frédérique avec
Nazaré et Manuel? » nous demande la maman d'Henri.

113
La question nous laisse pantois. Que viennent faire Claire
et Frédérique dans l'histoire?
« Pourquoi? Elles ont retrouvé Nazaré et Manuel? »
demande Henri.
Cette fois, la scène serait du plus haut comique, n'étaient
les circonstances. Nous entamons un dialogue de sourds,
personne ne comprenant personne.
« Voyons, procédons par ordre, intervient Henri. Si je
comprends bien, Claire et Frédérique ne sont pas ici? »
Colette et Mme Menu nous regardent, absolument
sidérées.
Colette fait surface la première.
« Mais... c'est vous qui leur avez demandé de venir vous
retrouver, parce que vous aviez découvert Nazaré et Manuel! »
A notre tour, nous nous regardons, Henri et moi.
« Une jeune femme, patronne d'un café, à qui vous avez
demandé de faire la commission parce que vous étiez trop
pressés. Nous devions vous retrouver au café d'Honfleur.
Claire m'a demandé de rester avec sa maman, sinon j'y serais
aussi! »
Cette fois, l'évidence s'impose. Un joli coup fourré! On a
attiré Claire et Frédérique dans un piège. Dans quel but?
Facile à deviner. Il faut que la famille Menu se tienne
tranquille pendant que le trafic s'achève! Les autres ignorent
sans doute notre évasion. Si nous pouvions les gagner de
vitesse!
« Nous n'avons pas téléphoné, ni fait téléphoner, explique
Henri. Et nous n'avons retrouvé personne! »
Mme Menu joint les mains.
« Mon Dieu... et Claire? Et Mlle Frédérique? Mais qui a
pu... qui... »
Elle ne parvient pas à en dire plus long. Elle va s'asseoir
sur le divan, incapable de rester debout plus longtemps.

114
« Mes pauvres enfants, dit-elle, dans quelle histoire êtes-
vous allés vous fourrer?
— On va prévenir la police tout de suite, décide Henri.
Ils ne s'attendent pas à une riposte immédiate. Au fait, il y
a longtemps que Claire et Frédérique sont parties? »
Colette jette un coup d'œil à l'horloge.
« Un peu plus d'un quart d'heure, peut-être?
— Bon, allons-y, Marc! »
Nous n'avons pas atteint la porte que le téléphone sonne.
Colette se précipite. Son visage traduit toute une série
d'émotions. Etonnement, d'abord, incrédulité, panique, ensuite.
Elle parvient difficilement à reposer le combiné à sa place.
« Pardonnez-moi, j'ai le souffle coupé, dit-elle. Je... Je ne
sais pas qui vient d'appeler, mais c'est horrible. Une voix
vulgaire... Frédérique et Claire sont tombées dans un piège.
Manuel et Nazaré aussi. Il m'a dit que vous étiez prisonniers,
vous aussi, les garçons. Il m'a dit que nous ne devions pas
avertir la police sinon vous connaîtriez tous le sort de José! »
Mme Menu pousse un cri et éclate en sanglots.
« Les brutes! murmure Henri ouvrant et fermant ses
énormes poings.
— J'oubliais... Dans trois jours tout le monde sera libéré
si nous ne parlons pas. »
J'ai de la peine à comprendre ce qui arrive. La nouvelle
est si inattendue que j'éprouve des difficultés à l'accepter
comme une réalité. Je suis à la fois stupéfait, révolté, anéanti,
et je dois faire un effort extraordinaire pour retrouver mon
sang-froid.
La première pensée qui me vient me rassure un peu. Quel
que soit le trafiquant, il ne peut envisager de se débarrasser de
six personnes pour assurer son impunité.
Pourtant... et José? Il est bel et bien mort, lui?

115
Le délai de trois jours c'est sans doute celui nécessaire
pour compléter le chargement du cargo. Une fois le bateau
hors des eaux territoriales françaises, une fois l'installation
clandestine d'ensachage du Chauffeur démontée et déménagée,
il ne restera aucune preuve contre le trafiquant.
Je finis par expliquer à voix haute ce que je viens de
cogiter.
« Le cargo? répète Colette. En quoi ce cargo est-il
concerné? »
Evidemment, nous n'avons pas encore eu le loisir
d'expliquer ce qu'Henri et moi nous avons découvert au
Chauffeur. Je le fais. Colette a recouvré son sang-froid et son
bon sens.
« Dans ce cas, pourquoi ne pas alerter ce docker, le
délégué syndical... l'ami de Claire. Cela le concerne ce qui se
passe dans les docks, non?
— Colette, tu es un crack! s'exclame Henri. Bourset peut
tout faire échouer... en refusant de faire charger le reste de la
cargaison. Je l'appelle. Et en plus, il enquêtait sur la mort de
José! Il est doublement intéressé! »
Henri fut bref.
« II arrive tout de suite, dit-il. Une chance, il allait se
coucher. J'ai appelé à temps! »
En attendant Bourset, je bande la cheville d'Henri, avec
l'aide de Colette. Un bandage bien serré mais souple lui rend
l'usage à peu près normal de sa jambe.
Robert Bourset arrive. Il a l'air furieux.
« Qu'est-ce que c'est que cette voiture sans aile et sans
lunette arrière qui est arrêtée sur la place? demande-t-il.
— Mais... c'est la mienne! » dit Henri.
L'autre ouvre la bouche, respire un bon coup.
« Mais alors, fait-il, c'est toi qui as voulu nous écraser, les
copains et moi, tout à l'heure, dans l'impasse du M 23? »

116
Cette fois, c'est à notre tour de rester muets. Les quatre
hommes de tout à l'heure, armés de manches de pioches,
c'étaient Robert et des dockers? Evidemment, si j'avais mis les
pleins phares j'aurais pu reconnaître notre ami. Mais j'étais
loin de penser à lui, à ce moment-là!
« Eh oui! dit-il. J'avais décidé de tirer au clair cette
histoire de clef, tu sais, celle de Manuel. On est arrivés un peu
trop tard et on n'a pu que filer une voiture suspecte. On peut
dire que vous avez un fier toupet, tous les deux! »
L'atmosphère est un peu tendue; elle s'apaise rapidement
quand nous nous expliquons. Robert est un garçon intelligent.
Mais lorsque je lui apprends la captivité de Claire, son visage
exprime une fureur sans bornes!
« Je vais en faire de la bouillie de ces gars-là! » dit-il, les
dents serrées.
Il se ressaisit. Il estime, lui aussi, que c'est du côté de
Brassardi qu'il faut chercher. Sinon le patron, du moins un de
ses employés. La présence du semi-remorque au Chauffeur ne
peut s'expliquer autrement.
Bourse! estime qu'il faut retourner au Chauffour et
neutraliser d'abord les deux scaphandriers s'ils s'y trouvent.
« Pas d'hésitation, on y va! »
Puis saisi d'un doute.
« Tu dis qu'ils sont armés, les zèbres? demande Robert.
Je ferais peut-être bien d'alerter deux ou trois copains. Ils ont
la mort de Ribeira sur le cœur et ça ne leur a pas plu qu'on leur
colle cette histoire sur le dos! Je suis sûr qu'ils seront tout prêts
à nous aider! »
II appelle un certain Marcel et lui demande de venir nous
rejoindre, discrètement, au Chauffeur.
« Ne t'inquiète pas, maman, Claire et Frédérique seront
ici dans quelques heures, tu vas voir! » affirme Henri.

117
Mme Menu s'efforce de sourire bravement, mais des
larmes silencieuses coulent le long de ses joues.
Colette nous embrasse tous les deux. On sent qu'elle
voudrait bien nous accompagner. Mais laisser seule la mère
d'Henri, en une telle circonstance, ce ne serait pas chic.
Dehors, nous hésitons. Prendre la voiture de Bourset?
Mieux vaut pour l'arrivée silencieuse partir à bord de
Pénélope.

*
**

Au Chauffeur, la grande porte est ouverte...


Est-ce que nos lascars seraient déjà partis, la besogne
achevée?
Je me risque jusqu'à l'ouverture. Je me retire à temps. La
voiture noire est revenue. Donc, prudence.
Nous décidons de passer à nouveau par le canal
d'évacuation. Comme nous ignorons où sont les autres, c'est
plus prudent.
Je pense tout à coup que les camarades de Robert
risquent de tout faire rater. En voyant la porte ouverte, ils sont
capables de s'engouffrer dans la cour.
« Vite, il faut neutraliser les deux lascars avant l'arrivée
de tes copains, Robert. Sinon tout peut être fichu! »
Nous contournons le four à chaux.
L'un des hommes, toujours vêtu du scaphandre, porte
péniblement un conteneur plein de Chlorganol jusqu'au tas en
attente de destruction.
Nous n'avons pas le temps de l'intercepter maintenant. Il
s'éloigne, nous nous glissons près des récipients.

118
II réapparaît, mais cette fois, c'est un conteneur vide qu'il
va porter sur un autre tas. En trois bonds, nous sommes sur lui,
Henri abaisse son poing sur le crâne de l'homme qui s'écroule.
Manque de chance, en tombant il heurte un conteneur et
toute une pile s'effondre dans un grand bruit de ferraille
Du hangar surgit l'autre, qui se rend compte à la lumière
de sa torche que ce n'est pas un banal accident. Il n'hésite pas.
Il tire trois coups de feu dans notre direction. Nous plongeons.
Il saute dans la voiture noire, le moteur gronde et il file!
« Henri, garde celui-ci, je vais filer notre homme. Avec
Pénélope je le rattraperai sûrement.
— Je viens avec toi! » dit Bourset.
Nous courons à perdre haleine jusqu'au bouquet d'arbres.
Une minute plus tard Pénélope fonce sur la route. L'autre a
déjà suffisamment d'avance pour que ses feux arrière ne soient
plus visibles. A moins qu'il ne roule tous feux éteints.
« Dis voir, ça a l'air d'être la panique, chez les
trafiquants! constate Bourset.
— Ils ont peut-être fini le déménagement du matériel
clandestin?
— A moins qu'avec les otages dont ils disposent, ils
espèrent s'en sortir quand même! »
C'est vrai... Celui qui s'enfuit ne sait pas qui nous
sommes, j'espère! Sinon il va croire que nous ne tenons pas
compte de son coup de téléphone, ou du coup de téléphone
d'un de ses complices!
Il faut le rattraper à tout prix!
Nous croisons une voiture dont Bourset est certain qu'il
s'agit de celle de ses camarades. Ils arrivent trop tard et nous
ne pouvons pas nous arrêter pour les prévenir. Henri les mettra
au courant.
Bourset est penché en avant, tant il a envie, lui aussi, de
rattraper le fugitif.

119
« Le voilà », s'écrie-t-il.
En effet, deux feux arrière sont visibles devant nous, dans
une ligne droite.
Je ne peux pas accélérer davantage, mais les feux se
rapprochent, la distance diminue.
Et, soudain, le moteur silencieux de Pénélope hoqueté,
une secousse, deux secousses. Pas la peine de regarder la
jauge... panne sèche. Dans ma hâte, je n'ai pas vérifié le
niveau du carburant.
Je range Pénélope sur le bas-côté. C'est fichu. Combien
de temps va-t-il falloir pour qu'une voiture passe, accepte de
s'arrêter, en pleinenuit, pour que je puisse aller chercher de
l'essence!
Bourset égrène un chapelet de jurons et allume une
cigarette. Nous descendons. Rien d'autre à faire que d'attendre.

*
**

II y a plus d'un quart d'heure que nous faisons les cent


pas, lorsqu'enfin des phares arrivent de la direction du
Chauffour.
« Si c'était Marcel! » soupire Robert Bourset.
C'est Marcel. Celui-ci a sans doute reconnu Pénélope,
dans ses phares, car il s'arrête de lui-même, avant que nous
ayons fait signe.
Bourset va parler avec lui, lui explique la situation, sans
doute. Il m'appelle.
« Hé... viens donc... une surprise pour toi! »
La surprise est de taille. Débarrassé de son scaphandre, le
captif est là, tassé entre les dockers et Henri. Plus du tout
sémillant, Adrien Mauvert.

120
« II a lâché le morceau, m'annonce Henri. L'autre, c'est
Brassardi! C'est chez Brassardi que nous allons. Il paraît qu'il
a une cachette, une cachette pour Portugais. C'est là qu'il doit
retenir Claire et Frédérique. Mais au fait, Pénélope est en
panne?
— Panne sèche.
— J'ai une nourrice! s'exclame Marcel. Dans le coffre,
c'est ouvert. Vide-la, mais elle s'appelle « reviens »! »
Cinq minutes plus tard nous filons vers Le Havre.
Les Etablissements Brassardi, « Transports en tout genre,
France et outremer » sont situés à la limite du port et de la
ville.
Un hangar assez minable, corrodé par l'air salé. Une
petite porte, à côté d'un grand panneau roulant. Elle est
ouverte.
« Mauvert, tu te fous de nous! affirme Henri. Ce n'est pas
le moment! Où est Brassardi? »
Mauvert éprouve des difficultés avec son souffle. Etre
entouré par cinq solides gaillards animés des plus mauvaises
intentions, n'est pas une situation à remonter un moral
visiblement défaillant.
« C'est ici qu'il a sa cachette », affirme-t-il, en bégayant
presque.
Henri et Bourset vont voir. Ils nous appellent bientôt. Il y
a en effet un réduit, fermé par une porte de tôle, et dans lequel
deux couchettes rudimentaires, une petite table forment tout le
mobilier. Mauvert confirme :
« C'est là que vivaient les deux Portugais, avant... leur
maladie! Du moins... je crois...
— Tu as intérêt à revoir ce que tu crois, affirme Bourset.
Sinon on pourrait te retrouvai comme José, en train de jouer
au poisson mort dans un bassin! »

121
Je sais bien que Bourset exagère et qu'il serait incapable
d'une telle action, mais Mauvert ne doit pas être en état de
tenir ce raisonnement.
« Où est Brassardi? répète Bourset. Vite.
— Son amie a une villa... route de Paris... un peu retirée.
— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt? Allez, les gars, on
y va! »
Je suis obligé de suivre la voiture de Marcel. La route de
Paris n'est pas très loin, heureusement. Les maisons s'espacent
peu à peu et nous arrivons dans une zone résidentielle avec des
villas entourées de jardins spacieux.
Nous arrêtons les voitures assez loin de l'endroit où nous
allons.
Et c'est la progression prudente vers la villa.
La voiture noire est là.
Rapide conseil de guerre. Le groupe se divise en deux.
Henri et moi nous nous présenterons devant. Les autres
essaieront de trouver un accès derrière, par le jardin. tel qu'un
bon coup de bluff. Je sonne, après qu'Henri se soit
dissimulé contre la façade, près de la porte, Pas de réponse.
J'insiste. Un panneau vitré — la porte en comporte quatre —
s'entrouvre.
« Qui est là? demande une voix que j'hésite à reconnaître.
— Claire! s'exclame Henri. Tu es libre? »
La porte s'ouvre.
« Frédérique est formidable, explique la jeune fille. Mais
il était temps que vous arriviez! »
Henri va prévenir les autres que toute précaution est
inutile. Je pénètre dans la maison. Dans la salle à vivre la
jeune femme brune que j'ai aperçue au Chauffour le dimanche
de la manifestation est assise dans un fauteuil, ficelée avec des
embrasses de rideaux et bâillonnée avec une serviette.

122
Mais le spectacle le plus curieux, c'est celui de Brassardi,
en scaphandre, sans la cagoule, debout le nez au mur, dans un
coin de la pièce et les mains sur la nuque.
Frédérique tient à la main un pistolet qui explique la
docilité du colosse.
« La police va arriver, annonce-t-elle. Je viens de
téléphoner. »
Brassardi esquisse un mouvement. Peut-être pense-t-il
que l'attention de sa geôlière se relâche.
Celle-ci tire dans le mur, à côté de l'homme.
Les dockers se précipitent. Le coup de feu les a alarmés.
Puis le cocasse de la scène l'emporte sur l'atmosphère
dramatique. La vue de Brassardi tenu en respect par une jolie
fille les met en joie. Un éclat de rire homérique, provoqué par
la détente qui suit toujours une période de tension, éclate dans
le groupe. Après un rapide inventaire, Brassardi est maîtrisé et
ligoté à son tour.
Sans se soucier des autres, Frédérique me tombe dans les
bras.
« Je n'en pouvais plus, dit-elle. Mais je savais que tu
allais arriver! »
J'ai l'impression que Claire et Bourset ont, eux aussi, des
explications confidentielles à se donner...
Quelques minutes s'écoulent avant que l'avertisseur deux
tons des policiers ne se fasse entendre.
Le brigadier qui dirige les opérations met un certain
temps à démêler nos explications. D'autant plus que Brassardi
le prend de haut, proteste, menace, joue le jeu de l'intimidation
par les « relations haut placées »!
Je vois le moment où il va retourner la situation, parce
que, après tout, il est chez lui!

123
La présence de Bourset et de ses camarades influence
favorablement le policier. Mais c'est Claire qui achève de le
convaincre :
« Je suis l'institutrice du jeune Robert Larbe... le fils de
votre collègue du commissariat », dit-elle.
Un agent la reconnaît enfin, et l'atmosphère change très
vite. Mauvert, Brassardi et son amie Christiane, menottes aux
mains, changent de local. Le panier à salade les emmène au
commissariat. En raison de l'heure... avancée, nous sommes
invités à y passer demain faire notre déposition.
Claire téléphone tout de suite à sa mère pour la rassurer.
Dans le feu de l'action, nous avons oublié Nazaré et Manuel.
« Ils sont dans la pièce à côté, dit Frédérique. Une
ambulance va venir chercher Manuel. Nous avons alerté le
C.H.U. La Christiane a consenti à nous dire qu'il fallait indi-
quer le lotissement des Fleurs! »
Lorsque l'ambulance arrive, Nazaré décide
d'accompagner son compatriote à l'hôpital. Elle embrasse
Claire avec effusion et nous remercie tous dans un flot de
paroles volubiles... en portugais! L'émotion lui a fait oublier,
momentanément, les rudiments de notre langue.
Henri nous ramène tous à la maison.
« Les émotions, moi, ça me donne soif! » s'exclame- t-il.

*
**

Le cidre bouché, bien frais, est un régal à trois heures du


matin. Mme Menu rayonne, encore qu'elle ne soit pas très sûre
que sa progéniture soit vraiment indemne. Quand elle ne
s'observe pas, un masque d'inquiétude efface parfois la joie de
son visage.

124
Henri et moi nous avons le plus urgent besoin d'une
douche et de changer de vêtements. Mais cela peut attendre.
Colette semble trouver qu'en dépit de son masque de poussière
Henri reste séduisant.
Chacun raconte l'affaire comme il l'a vue.
« Cette Christiane nous a bien possédées! explique
Frédérique. Nous l'avons retrouvée au café d'Honfleur, comme
elle nous l'avait prescrit par téléphone. Elle nous a répété que
Nazaré et Manuel étaient retrouvés et réclamaient Claire. Elle
nous a conduites jusqu'ici. Il y avait de la lumière, à l'intérieur
de la villa, nous ne nous sommes pas méfiées. Brassardi nous
attendait, pistolet au poing. Christiane n'a eu que la peine de
nous ligoter et de nous bâillonner. Je me serais giflée!
— C'est un peu à cause de moi! avoua Claire. J'étais
tellement heureuse que Manuel et Nazaré soient retrouvés que
je n'ai pas hésité et Frédérique m'a imitée. Mais je crois que je
n'ai jamais rencontré un homme aussi cynique que ce
Brassardi. Il nous a averties qu'il serait inutile d'aller nous
plaindre à la police, plus tard. Manuel n'allait pas tarder à
mourir, et là, il ne commettrait plus l'erreur de jeter son corps
dans le bassin! Il s'est vanté que toute trace de son trafic aurait
disparu avant ce matin et qu'une fois le cargo parti, il ne reste-
rait aucune preuve contre lui.
— Il ne s'est pas attardé, une fois que nous avons été
réduites à l'impuissance, reprend Frédérique.
Heureusement, cette Christiane est une novice dans l'art
des nœuds! J'ai pu me libérer assez facilement. Elle oubliera
difficilement la manière dont je l'ai neutralisée.
— Moi je crois que c'est une pauvre fille, au fond,
intervient Claire. Elle n'a fait qu'obéir à Brassardi, sans bien
comprendre ce qui se passait. »
Frédérique ne partage pas la mansuétude de Claire.

125
« Tu en as de bonnes! proteste-t-elle. Tu oublies qu'elle
avait accepté de garder Manuel ligoté, malgré son état! Et
cette pauvre Nazaré? Et qui est allé chercher Manuel à
l'hôpital, l'autre nuit, hein? Qui a attiré Nazaré dans un piège?»
Bourset et ses camarades écoutent. On les sent soulagés
de savoir que leur attitude à l'égard de José n'est sans doute
pour rien dans la mort de celui-ci, puisque Manuel, qu'ils
n'avaient jamais vu auparavant, était aussi mal en point que
son cousin!
« Moi, ce que je ne comprends pas, intervient Robert
Bourset, c'est comment Brassardi a pu commettre
l'imprudence de vous conduire chez son amie! Il devait bien se
douter que, plus tard, vous retrouveriez la maison pour le faire
accuser, non? »
La question est pertinente, mais la réponse n'est pas
évidente. Colette en risque une :
« Beaucoup de muscle et peu de cervelle, ça arrive », dit-
elle.
Puis, se rendant compte qu'aussi bien Henri que les
dockers ne sont pas des minets elle ajoute aussitôt :
« Vous êtes d'heureuses exceptions, messieurs! »

*
**

Le lendemain, au commissariat, c'est une version un peu


différente que nous donne le commissaire Gaskin.
« Assez astucieux, de la part de Brassardi, le choix de
votre prison, mesdemoiselles! dit-il. Le pavillon-témoin du
lotissement des Fleurs... Les travaux de ce lotissement sont
interrompus pour un bon moment. II ne risquait pas d'être
dérangé!

126
— Mais... Mauvert avait affirmé qu'il nous conduisait
chez l'amie de Brassardi! » protesta Henri.
Le commissaire sourit.
« Oh celui-là! s'exclame-t-il. Triste personnage, en
réalité! Il s'est effondré tout de suite. Le pleutre intégral qui
pour essayer de tirer son épingle du jeu a chargé son complice
autant qu'il a pu. J'ai compris que ce pavillon avait servi de
lieu de rendez-vous avec l'attaché commercial de la
république africaine lors des tractations. Celui-ci ne
pouvait pas deviner qu'il avait affaire à des escrocs. Il
ignorait également que le Chlorganol était interdit à la
fabrication et à la vente! Mauvert l'avait convaincu
qu'il rendait un grand service à son pays en parvenant à
acheter un produit précieux que la France tenait à réserver à
son seul usage! D'où la nécessité de camoufler le Chlorganol
en engrais azoté, pour parvenir à le sortir de France. A
destination, les sacs de Chlorganol, grâce à un repère sur
l'emballage, auraient retrouvé leur véritable appellation.
— Et les Africains se seraient empoisonnés, comme José
et Manuel? dit Claire, indignée.
— Un raciste comme Brassardi n'est pas homme à
s'embarrasser de ce genre de considération! dit le commissaire.
Pour en revenir à Mauvert, c'est un joueur, pourri de dettes. Il
doit une somme importante à Brassardi. Il n'a fait, prétend-il,
que falsifier les bordereaux de la SEPICA. Aussi bien en ce
qui concerne les quantités de Chlorganol qu'en ce qui
concerne l'engrais azoté. Les douaniers du dock M 17 ne
pouvaient s'apercevoir de rien. Ce n'est qu'après la
maladie des deux Portugais que Brassardi a obligé son
complice à achever le travail avec lui. D'autant plus facilement
que le gardien recevait tous les soirs un litre de vin soporifique
et une gratification, dont il n'a même pas chercher à
comprendre le pourquoi!

127
— Et José? Il a parlé de José? » demande Claire.
Le commissaire soupire, tourmente un crayon
entre ses doigts.
« Histoire sordide, s'il en est! Brassardi n'a pas jugé utile
de fournir à ses deux « clandestins » des scaphandres
protecteurs. C'est en plaçant un sac de Chlorganol sur la plate-
forme d'un semi-remorque que José, pris d'un malaise, est
tombé sur le sol, en se brisant les vertèbres cervicales. Il est
mort sur le coup, affirme Mauvert. Brassardi n'a trouvé
comme solution que de se débarrasser du cadavre dans le
bassin du port. Il avait espéré que la noyade serait une
explication suffisante pour nous, et que l'empoisonnement
passerait inaperçu. »
Colette me regarde Sans sa visite à Boligerti, c'est bien ce
qui allait se passer!
Le commissaire Gaskin tourmente davantage encore son
crayon. Il nous regarde, hésite visiblement, puis se décide.
« M. le préfet m'a fait part des consignes données par le
gouvernement, dans cette affaire! dit-il. Il faudrait éviter, dans
la mesure du possible, qu'elle soit ébruitée. La consigne est de
ne rien dire ou faire qui puisse nuire aux bonnes relations
commerciales avec la république africaine concernée. Sans
doute aussi pour éviter à l'attaché commercial de ce pays la
sanction méritée par sa... naïveté! Je pense... je suis certain
que vous vous rendrez à ces raisons et que vous saurez vous
montrer discrets? Les journalistes seront déçus... mais tant pis!
Raison d'Etat! »

*
**

Nous revenons de l'hôpital, Claire, Frédérique et moi.

128
« Je suis soulagée de savoir que Manuel sera sauvé, dit
Claire. Il est heureusement moins atteint que José. Il va se
sentir très seul, maintenant que Nazaré a décidé d'aller
retrouver son novio au Portugal, pour se marier! Je l'aimais
bien cette petite! »
Devant la maison, Pénélope est là, remise à neuf... ou
presque. Elle arbore une aile gauche noire... alors que sa
carrosserie est grise. Sa lunette arrière a été remplacée.
Dans le salon, Colette et Henri bavardent, assis sur le
divan.
A notre arrivée, Colette se lève et vient à moi.
« Marc, je ne voudrais pas que tu en sois fâché, dit-elle,
mais je ne ferai pas le voyage de retour avec toi! »
Une petite lueur, dans son regard, m'avertit. Le sérieux de
notre amie n'est qu'une apparence.
« Ah bon, fais-je, tu rentres en stop?
— Pas exactement! Imagine-toi que j'ai

appris qu'Henri n'aime pas voyager seul. Alors, tu


comprends, je me dévoue pour lui tenir compagnie! »
J'essaie d'entrer dans le jeu en prenant un air consterné.
« Tu aurais pu me préparer plus doucement à un tel coup,
dis-je. Je crois que je m'en remettrai difficilement. »
Elle éclate de rire.
« Ce que tu peux être menteur, quand même! Frédérique
m'a prévenue que vous restiez dans la région jusqu'à la fin de
la semaine! »
Nous n'avons plus qu'à rire ensemble,
Nos deux compagnons, au garage, sont très capables de
se débrouiller sans nous. Parce que j'ai bien l'impression qu'ils
ne verront pas souvent Henri, pendant quelques jours tout au
moins! Colette n'aime pas rester seule, pendant qu'un
staphylocoque doré l'éloigné de son service...

129
Frédérique et moi nous resterons en effet à La Neuville-
les-Prés jusqu'à dimanche, à l'auberge du Roy-Guillaume.
Il faut bien que nous dégustions, une fois au moins, la
truite à la Bovary... au Champagne!

130
Georges Bayard (1918-2004) né à Amiens le 20/0/1918 et décédé le 08/10/2004 est un
écrivain français, auteur de romans pour la jeunesse. Il mena cette activité parallèlement à sa
carrière d'enseignant de 1952 à 1988. On lui doit notamment la série des Michel, publiée à
partir de 1958 chez Hachette dans la collection Bibliothèque verte. S'y sont ajoutées, par la
suite, celles des César et des Cécile chez le même éditeur. Il a publié quelques romans sous
les pseudonymes de Georges Travelier et Jean-Pierre Decrest.

Issu d'une famille modeste, Georges Bayard passe son enfance dans
la Somme à Corbie. Il étudie ensuite à l'École Normale d'Instituteurs d'Amiens dont il sort
diplômé en 1937.Lors de la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé en 1939 comme officier
de réserve. Après l'armistice, il rejoint la Résistance et réintègre l'armée régulière en 1944.
Ses faits d'armes lui vaudront la Croix de guerre 1939-1945 et la Médaille de la Résistance.

Il quitte l'armée en 1952 avec un diplôme d'interprétariat anglais en poche, pour


exercer le métier d'enseignant auquel sa formation le destinait. Il est d'abord nommé dans le
Nord, puis à Antony (Hauts-de-Seine) où il accomplira le reste de sa carrière. Son épouse,
Louise Marandet, par ailleurs artiste-peintre, y enseigne également.

Il rencontre le monde de la littérature pour la jeunesse quand il se voit confier la


traduction de cinq aventures de Simon Black, héros créé par l'auteur australien Yvan Southall.
Il publie ensuite de sa plume de nombreux récits et contes pour des périodiques pour enfants
et adolescents tels que Benjamin, Le Journal de Tintin, Le Journal de Mickey, etc. Après deux
premiers romans historiques (La Chanson du cabestan et Amérique an mille), il publie en
1958 chez Hachette Michel mène l'enquête puis Michel et la falaise Mystérieuse. L'un et
l'autre séduisent rapidement le public adolescent et ouvrent la voie à une longue série de
succès.

Georges Bayard prend sa retraite en 1988 et se retire à Soyans (Drôme) où il possède


une résidence secondaire depuis 1959.

Il fut notamment au collège des Rabats à Antony un excellent professeur de Français


qui donna le goût à bien des élèves de faire du théâtre. Il avait coutume d'enregistrer sur
cassette les élèves qui déclamaient du Molière entre autres.

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