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LE COUSIN DU BRÉSIL

par Lucie RAUZIER-FONTAYNE

DEUX sœurs, Pauline et Sylvie, vivent au «


Colombier » une existence paisible.
Lorsque soudain leur tombe du ciel, avec sa
voiture de sport, son perroquet et son ami Diego, un
imprévisible cousin du Brésil.
Ce cousin sympathique mais fort encombrant
va leur poser bien des problèmes !
Et la principale vertu de Sylvie n'est
justement pas la patience.
Un moment essentiel de leur existence !

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LUCIE RAUZIER FONTAYNE

LE COUSIN
DU BRÉSIL
ILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET

HACHETTE
294

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DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Rose

LA GRANDE AVENTURE DE BOUBA


LA PETITE FILLE A LA GUITARE
UNE CHANCE SUR MILLE
LA PETITE FILLE AUX MARIONNETTES
MOKA, L'OURSON VOYAGEUR
LA MAISON DES TROIS GIROUETTES

dans l'Idéal-Bibliothèque

LES AMIS DE BLANCHE-EPINE


LA CHANSON MERVEILLEUSE
LA MAISON DU CHEVREFEUILLE
LA MISSION DE JEANOU
LA TROUPE DE JEROMI
L’INVITEE DE CARMARGUE
LE SOURIRE DE BRIGITTE
LE REVE DE CAROLINE
LES AMIS DE BLANCHE EPINE

dans la Bibliothèque Verte

LE COUSIN DU BRESIL
L'INVITEE INATTENDUE
JULIETTE ET LES MOTOCYCLISTES

© Librairie Hachette, 1966


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

LIBRAIRIE HACHETTE, 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS VIe

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TABLE

I. Arrivée inattendue 8
II. Tendre pauline … le partage 18
III. Une nouvelle existence 25
IV. Les projets de Marco 32
V. Une nuit d’angoisse 40
VI. L'absence 46
VII. Cette semaine-la 56
VIII. Le jour décisif 63
IX. Un coup de téléphone et une lettre 69
X. L'inondation 78
XI. Après le cauchemar … le petit «moïse» 87
XII. Quand les eaux se retirent. De nouveaux amis 98
XIII. La surprise de noël 105
XIV. La réponse 112
XV. Roger propose une solution. Monsieur,
madame et mademoiselle! 120
XVI. Encore des visiteurs 129
XVII. Mauvaises nouvelles. Surprise! 134
XVIII. Le projet de Marco 140
XIX. L'histoire de Marco la porte ouverte 146

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CHAPITRE PREMIER

ARRIVÉE INATTENDUE

EN DÉBOUCHANT sur la terrasse qui précédait la maison, Sylvie s'arrêta


brusquement :
« Tiens! D'où vient cette voiture? » s'exclama-t-elle en découvrant avec
étonnement devant la porte d'entrée une automobile rouge qui n'appartenait à
personne de sa connaissance.
Chargée des paquets qu'elle rapportait d'Alès, la ville voisine, où elle avait
fait des courses toute la journée, Sylvie s'approcha du véhicule et en fit
lentement le tour.
« D'où sort-elle donc? répéta-t-elle à demi-voix. Quelle drôle de
carrosserie, si basse, si longue! Ah! c'est une marque étrangère, mais que
signifient ces deux lettres : BR, sur la plaque arrière? Et pas de nom à
l'intérieur... on croit rêver! »
Pourtant, Sylvie ne rêvait pas. Hormis la voiture couleur de coquelicot,
tout était normal et familier autour d'elle : le vol incessant des pigeons, au

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sommet de la grosse tour-colombier, la maison au toit de tuiles romaines couleur
de corail fané, la spirale de fumée qui s'étirait au-dessus d'une cheminée, cette
fenêtre du premier étage au rideau légèrement écarté, d'où Pauline devait guetter
le retour de la voyageuse, et jusqu'au parfum trop doux des lauriers-roses, mêlé à
l'âpre senteur des pins.
Après avoir quitté le car, sur la route, et suivi le chemin qui montait vers
Le Colombier, Sylvie retrouvait toujours avec joie son logis, son jardin, les
vignes, les collines pierreuses, couvertes de chênes kermès ou de sombres pi-
nèdes. Tout le domaine qui lui appartenait, ainsi qu'à sa sœur Pauline. Mais
Pauline, infirme et cloîtrée dans sa chambre, lui laissait entièrement la direction
de leur propriété. Du moins, c'est ce que croyait Sylvie.
Il y avait bien maître Platon, son parrain, tuteur des deux jeunes filles,
notaire au bourg voisin de Saint-J..., qui veillait sur ses pupilles. Il y avait aussi
Roque, le fermier, qui demeurait avec sa famille dans un mas tout proche, au
bord du Gardon et faisait valoir les terres. Il y avait enfin Mathilde, à la fois
bonne, gouvernante... ou grand-mère improvisée, qui s'occupait du ménage des «
petites », après avoir tenu celui de leur mère. Mais tous aidaient si discrètement
Sylvie, qu'elle avait le sentiment de présider seule aux destinées du « bien » fa-
milial.
C'était une lourde responsabilité, pour une fille de dix-huit ans à peine,
mais Sylvie l'assumait avec fierté.
Ce jour-là, pourtant, son arrivée fut troublée par la présence insolite de la
voiture rouge. Obscurément, elle pressentit quelque événement, qui risquait de
perturber sa vie paisible.
Abandonnant l'inspection du véhicule, elle souleva la main de cuivre qui
servait de heurtoir à la porte basse, frappa trois coups, poussa le pesant vantail et
entra.
Aussitôt, une chape de fraîcheur tomba sur ses épaules. Après la chaleur
du jour, il faisait bon entre les murs épais du vestibule pavé de larges dalles de
pierre blanche.
Mais, tout de suite, Sylvie sentit qu'il se passait quelque chose d'inusité,
probablement en rapport avec l'apparition de la voiture arrêtée sur la terrasse.
D'abord, pourquoi Mathilde n'accourait-elle pas au-devant d'elle, comme
d'habitude, pour la débarrasser de ses paquets et la questionner sur ce qu'elle
avait vu en ville?
Elle était là pourtant, Mathilde, car on percevait des cliquetis de vaisselle
dans la cuisine.
Sylvie s'y rendit aussitôt. La vieille femme nés parut pas surprise en la
voyant entrer : elle avait certainement entendu le heurtoir de la porte. Sans
souhaiter la bienvenue à Sylvie, elle la gratifia d'un regard indigné, tout en
continuant de malmener nerveusement les assiettes.

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« Bonsoir, Mathilde, me voilà! » lança la jeune fille d'un ton engageant.
Un vague grognement lui répondit.
« Mais enfin, qu'arrive-t-il? demanda Sylvie.
— Vous feriez mieux de dire : « qui » arrive, grommela Mathilde.
— De quoi, de qui parles-tu? je ne comprends pas.
- Et moi, je comprends que vous m'avez fait des cachotteries.
— Comment, des cachotteries?
— Parfaitement! Est-ce que vous n'auriez pas pu me prévenir que vous
attendiez ce garçon?
— Moi? J'attendais quelqu'un? » Mathilde posa brusquement une assiette
sur la table et regarda Sylvie.
« Comment? est-ce que vous ne seriez pas au courant? »
Sylvie se laissa tomber sur une chaise.
« Ecoute, Mathilde, je suis éreintée, j'ai couru les magasins toute la
journée, par une chaleur atroce..., et voilà qu'en arrivant, je suis reçue avec des
reproches incompréhensibles. Ce n'est pas drôle, je t'assure! aussi, je te supplie
de t'expliquer clairement.
- Il n'y a rien à expliquer. Il y a seulement qu'un jeune homme est arrivé
dans l'après-midi, avec une auto rouge, un Noir, un perroquet et des bagages,
qu'il est entré ici comme chez lui, qu'il connaissait mon nom, puisqu'il m'a
dit — assez gentiment, d'ailleurs — : « Voilà sans « doute la brave Mathilde : je
suis bien heureux de vous voir. » Et, comme je devais avoir l'air assez ahurie,
il a ajouté : « Je suis
« Marco »... comme si je ne connaissais que ça, Marco! De ma vie je n'ai
rencontré quelqu'un portant ce nom-là. Ensuite, il a déclaré : « Ne prenez pas la
peine de m'accompagner : « je m'installerai bien tout seul. »
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Et tu l'as laissé entrer? s'exclama
Sylvie.
— Je ne pouvais guère l'en empêcher : il est deux fois haut comme moi.
De plus, le Noir qui le suivait paraît aussi large qu'une armoire à glace et roulait
des yeux à faire frémir.
- Alors, que lui as-tu dit?
— J'ai dit : « Mlle Sylvie est en ville et ne rentrera que ce soir. Quant à
Mlle Pauline, il ne faut pas la déranger : elle est plus fatiguée ces
jours-ci que d'habitude.
— Oh! cela ne fait rien, a-t-il déclaré, je vous répète que je me
débrouillerai seul. J'ai insisté :
— Attendez au moins, pour entrer, que Mlle Sylvie soit de
retour.

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— Attendre! Quand je viens de parcourir des milliers de
kilomètres pour arriver ici! Ah! j'ai hâte de connaître enfin cette mai-
son! » a-t-il fait d'un air impatient. « Alors, le Noir s'est mis à
décharger les bagages, pendant que le dénommé Marco montait
l'escalier du premier étage. Je lui ai crié : « Que dira mademoiselle? »
« Il m'a répondu sans se retourner : « Mademoiselle sait qui je suis,
elle est au courant « de mon arrivée. » Je n'ai rien osé dire, mais j'ai
pensé que, si vous attendiez des visites, vous auriez pu m'avertir.
Seulement, maintenant, je me demande si vous saviez vraiment
quelque chose.
— Mais rien du tout! s'écria Sylvie. Ce que tu me racontes là est
affolant! Quel est cet étranger, que tu as laissé pénétrer chez nous?
Un dangereux malfaiteur, peut-être!
— Rassure-toi, Sylvie! Je ne suis pas un malfaiteur », fit une
voix masculine, jeune ef gaie.

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Sylvie se retourna vivement. L'inconnu venait d'apparaître sur le
seuil. C'était un grand jeune homme brun, vêtu d'un short de toile et
d'une chemise écossaise. Le plus séduisant des sourires éclairait son
visage, et ses beaux yeux sombres brillaient de contentement, en
regardant la jolie fille en robe rosé, qui le foudroyait du regard.
« Mais monsieur, qui vous a permis de me tutoyer et de
m'appeler par mon prénom? interrogea celle-ci.
- Ne peut-on se tutoyer, entre cousins? répondit le jeune
homme.
- Entre... quoi? »
L'inconnu cessa de sourire et dit, vaguement inquiet :
« Tu n'es donc pas au courant de mon arrivée? Tu n'as pas reçu
la lettre?
— Quelle lettre?
— Celle de maître Platon, le notaire, ton parrain. Il a dû
t'écrire, ainsi qu'à Pauline, hier, après mon entrevue avec lui.
— Je n'ai rien reçu de notre tuteur.
- Oh! attendez! » s'écria tout à coup Ma-thilde, qui sortit en
courant, pour revenir, presque aussitôt, une enveloppe à la main.
« Le courrier..., bredouilla-t-elle... Le courrier de ce matin. Il est
arrivé après le départ de Sylvie pour Aies, et j'ai oublié de monter
cette lettre à Pauline. Il ne fait pas bon vieillir, ajouta-t-elle en hochant
la tête, on perd la mémoire!
- Tout s'explique, alors, fit le jeune homme. Veux-tu prendre
connaissance de ce que dit maître Platon, ma cousine?
- Pas ici, répondit Sylvie. Allons à côté, où nous pourrons
causer à loisir. Parce que, pour moi, rien n'est expliqué et j'ai grand
besoin d'être mise au courant de ce qui se passe. »
Elle précéda Marco, sans ajouter un mot, jusqu'au vaste et
solennel salon meublé de sièges Louis XIV.
Bien qu'elle affectât un grand calme, son coeur battait trop vite,
car elle devinait qu'un événement très important allait bouleverser la
vie tranquille du Colombier.
Elle prit place sur un canapé, mais ne fit pas signe au jeune
homme de s'asseoir.
« Ecoute, cousine, dit celui-ci, j'arrive d'Amérique du Sud, après
un voyage plutôt fatigant, tu permets que je prenne un siège, n'est-ce
pas? »

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Sans attendre de réponse, il se cala dans un fauteuil et demanda :
« Mon nom, Marco Oliviero, ne te dit rien?
— Si, peut-être... vaguement.
— Très vaguement, en effet, je vois. Et « tante Rosine » ?
Cela ne te dit rien, non plus?
— Tante Rosine, la sœur de maman, qui a quitté la maison
autrefois, bien avant ma naissance, et dont on n'a plus rien su?
— Dont on ne s'est guère soucié de savoir quelque chose, à vrai
dire. On n'a jamais répondu aux lettres qu'elle écrivit après son
départ : elle a compris!
— Maman m'a cependant parlé d'elle quelques fois, avec
beaucoup d'affection. Mais elle croyait que tante Rosine... ne vivait
plus.
— « Quelques fois », seulement. Eh bien, à moi, son fils
adoptif, ta tante Rosine parlait très souvent de sa sœur, des grands-
parents, des deux petites filles, Pauline et toi, qui naquirent au
Colombier. Car, si sa famille ne s'est plus souciée d'elle, ma mère, au
contraire, s'est arrangée pour savoir ce que devenaient les siens. De
loin, elle a suivi la vie de ceux qui l'ignoraient, mais qu'elle ne pouvait
oublier.
« Maman est morte, Sylvie, mais il y a un an seulement »,
ajouta le jeune homme, avec une émotion contenue.
En proie à un trouble intense, Sylvie murmura quelques paroles
de condoléances.
« Avant de me quitter, continua Marco, elle m'a conseillé de
retourner en France pour retrouver sa maison familiale, pour vivre ei
travailler dans ce pays qu'elle a tant aimé et qu'elle ne devait jamais
revoir.
« Mon père a eu d'abord beaucoup de peine à me laisser partir. Il
voulait monter à Rio un dépôt de café — le café que produit sa
fazenda — et me mettre à la tête de cette affaire. Mais ce genre de
travail ne me disait rien du tout. D'autre part, nous nous aimons bien,
père et moi, mais nos caractères sont si différents que nous ne nous
entendons guère. Je n'aurais pas voulu rester toute ma vie sous sa
dépendance. Il l'a compris, heureusement, et il a fini par consentir à
mon départ. Il me semblait même avoir une idée de derrière la tête.
Quelle idée? Je n'en sais rien, et ne cherche pas à le savoir.

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« La part du Colombier qui revient à ma mère appartient à mon
père, car maman lui a légué tout ce qu'elle possédait. Mais elle me
reviendra un jour, et je la considère dès maintenant comme mienne,
puisque, légalement adopté dès ma naissance, j'ai les mêmes droits
qu'un véritable fils. »
Sylvie se leva brusquement et s'écria :
« Que dites-vous là? C'est impossible!
- Impossible? fit Marco, très calme, nullement, ma cousine.
J'étais hier chez maître Platon, le notaire, que tu peux aller consulter à
ton tour. Le testament de notre grand-père est formel. Sans doute, au
dernier moment, a-t-il éprouvé quelques remords à l'endroit de sa fille
aînée, car il lègue ses biens à ta mère et à la mienne, « si elle revenait
un jour, et à ses descendants, si elle en a ». D'ailleurs, maître Platon
doit t'informer de cela dans sa lettre. »
Machinalement, Sylvie décacheta l'enveloppe qu'elle tenait
toujours à la main, et parcourut la missive de son parrain. Elle
confirmait exactement ce que venait de dire Marco et annonçait
l'arrivée du jeune homme au Colombier.
La lettre tomba sur le tapis.
« Mais... Mais, balbutia Sylvie, atterrée, qui pouvait penser...
tout le monde croyait que...
— Que maman avait disparu définitivement, n'est-ce pas? et
qu'on n'entendrait plus parler
d'elle. On croyait aussi que son mariage avec « cet étranger », de
condition modeste, pour lequel elle quittait sa famille, ne durerait pas.
On a ignoré que mes parents se sont adorés jusqu'à la fin, que mon
père, grâce à un travail acharné, a réalisé une fortune considérable et
que j'étais là, moi, adopté, aimé, élevé, comme le fils qu'ils n'avaient
pu avoir.
« Ma mère a toujours espéré revenir un jour à la maison de son
enfance. Cette maison! elle me l'a si souvent et si minutieusement
décrite que tout à l'heure, en arrivant, j'ai cru vraiment la reconnaître.
Tout ce qu'on n'a pas voulu savoir, tu l'apprends aujourd'hui. Allons,
Sylvie! est-ce tellement pénible de se découvrir un cousin, et ne me
feras-tu pas une place de bon cœur, dans notre maison? »
« Notre maison » ! avec quelle tranquille assurance il disait cela!
Sylvie se taisait, accablée...

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« Ta sœur m'a mieux reçu que toi », reprit doucement Marco.
« Comment! vous avez déjà vu Pauline! » s'écria la jeune fille en
fronçant les sourcils.
Le sourire un peu ironique de Marco s'effaça.
« Oui, fit-il avec gravité. Je suis entré chez elle croyant pénétrer
dans l'ancienne chambre de ma mère, celle dont maman disait : « c'est
la dernière porte à gauche, au bout du corridor »... mais c'était à l'autre
extrémité du couloir.
- C'est bien regrettable, car Pauline a dû être bouleversée.
- Pauline? pas le moins du monde. Elle a été charmante, bonne,
admirable, et c'est moi qui me suis senti bouleversé en trouvant tant de
gentillesse, tant de chaleur dans l'accueil, tant de compréhension, chez
une fille si fragile, perdue dans son fauteuil comme une pauvre petite
chose pitoyable.
— Elle n'a probablement pas bien compris... — Elle a
parfaitement compris, au contraire. Nous étions bien seules au

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Colombier, Sylvie et moi, m'a-t-elle dit,... un peu isolées, aussi. Vous
nous serez une agréable compagnie. « Votre présence donnera à notre
maison plus « de gaieté et plus de vie. »
« C'est ce que je m'efforcerai de réaliser, ma cousine, conclut le
jeune homme, je désire de tout mon cœur n'apporter ici que de la
joie.» Les yeux baissés, les mains nerveusement serrées l'une contre
l'autre, Sylvie luttait péniblement contre elle-même.
« Il n'y a rien à faire pour empêcher cela, se répétait-elle. Il faut
l'accepter. Ne soyons pas mesquine, ne créons pas une situation
intenable. Mais c'est..., c'est par trop dur! Oh! mon pauvre
Colombier!»
Malgré ses efforts, elle ne put montrer la moindre cordialité,
mais, dominant son désarroi et sa révolte, elle parvint à dire, du bout
des lèvres :
« Dans ce cas, sois le bienvenu, Marco.
— A la bonne heure! » fit joyeusement le jeune homme. Puis, il
ajouta en se levant :
« Il est temps de faire, pour ce soir, une installation provisoire.
En constatant qu'elle est inoccupée, j'ai pris la chambre verte. Je pense
que tu n'y vois pas d'inconvénient? »
Juste Ciel! la chambre verte était précisément l'une des pièces de
la maison que Sylvie préférait, et elle projetait, depuis quelque temps,
de s'y installer elle-même.
Elle retint cependant une véhémente protestation et garda le
silence.
« Peux-tu me dire, continua Marco, où je puis loger Diego?
- Diego? c'est ton domestique que tu appelles ainsi?
- Non pas mon domestique, mais mon ami. Je l'ai connu chez
mon oncle qui possède une importante estancia, où il fait de l'élevage,
dans la région de Rio. Je passais là presque toutes mes vacances, la
plantation de café, la fazenda de mes parents, étant trop éloignée de la
capitale, où je faisais mes études au lycée français, pour que je
puisse les rejoindre lorsque je n'avais que quelques jours de
liberté.
« Diego a d'abord appris le métier de jardinier, avec son père.
Plus tard, après la mort de ce dernier, il a préféré garder, à cheval, les
grands troupeaux de bœufs, et j'aimais l'accompagner à travers les
immenses prairies de cette région. Seul au monde, il a voulu me suivre

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en France, tenté par le voyage et la découverte du vieux continent. Il
compte, comme moi, trouver ici du travail. En attendant, il se fera un
plaisir d'aider Mathilde et s'occupera volontiers du jardin, qui me
paraît assez négligé.
— Le jardin est très bien ainsi, et nous l'aimons tel qu'il a
toujours été », fit Sylvie, non sans quelque raideur.
Marco ne releva pas ce propos, et elle ajouta :
« Alors, ce Nègre va rester au Colombier?
- Dis plutôt ce « Noir », si tu ne veux pas le vexer, reprit le
jeune homme en souriant. Mais oui, pour le moment, du moins, Diego
ne me quittera pas. Je ne l'ai pas emmené de si loin pour l'abandonner
dès l'arrivée.
- Soit, soupira Sylvie, mets-le dans une chambre
mansardée du second.
— Très bien. Je vais le chercher et l'installer. »
Marco, suivi de sa cousine, fila vers la cuisine. Ils trouvèrent 1' «
armoire à glace » comme disait Mathilde, en train de seconder celle-ci,
exhibant, outre le blanc de ses yeux, un grand sourire aux dents
éblouissantes. Il avait noué autour de sa taille un minuscule tablier à
bavette appartenant à là jeune maîtresse de maison et mettait un
couvert sur le plateau que Mathilde s'apprêtait à monter dans la
chambre de Pauline. La vieille femme posait sur lui un regard
maternel. L' « armoire à glace » ne la faisait déjà plus « frémir », car
elle n'avait pas été longue à remarquer l'expression joyeuse, paisible et
pleine de bonne volonté de ce noir visage.

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CHAPITRE II

TENDRE PAULINE... LE PARTAGE

QUAND Mathilde eut posé la petite soupière entre les plats coiffés
de leurs couvercles et la coupe d'abricots, Sylvie lui prit le plateau des
mains en disant :
« Donne-moi cela, Mathilde, je porterai moi-même le dîner à
Pauline. Avec toutes ces histoires, je n'ai pas encore vu ma sœur. »
Elle gravit l'escalier, chargée de son fardeau, mais elle tressaillit
et faillit le lâcher lorsqu'elle déboucha dans le large corridor du
premier étage et qu'une voix éraillée cria :
« Ola, camarade! Que tal a sua sandinha l? »
1. « Salut, camarade! Comment va la petite santé? »

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Là-bas, dans une grande cage posée entre deux valises, devant la
porte de la chambre où s'installait Marco, un perroquet la regardait ve-
nir, de ses gros yeux ronds, brillants comme des boutons de jais.
Il était superbe, le corps d'un vert éclatant, la queue et les ailes
mêlées de plumes rouges. Mais Sylvie lui jeta un regard de travers en
murmurant :
« Je l'avais oublié, celui-là. C'est complet! »
Elle lui tourna le dos pour aller rejoindre Pauline à l'autre bout
du couloir, où l'on entendait, derrière la porte fermée, les sons mé-
lancoliques d'une guitare.
Ayant posé le plateau sur une console, Sylvie entra chez sa sœur.
Le crépuscule envahissait la chambre. On distinguait seulement,
devant une fenêtre, une silhouette blottie dans un fauteuil, une ombre
légère que l'instrument, tenu par de frêles mains, semblait écraser.
« Bonsoir, chérie! Pourquoi restes-tu dans l'obscurité? »
demanda Sylvie en allumant la lampe posée sur la table, près de
Pauline.
Mais avant même de répondre à son bonsoir, la jeune infirme
tourna vers elle sa tête blonde, son pâle visage aux yeux bruns,
immenses, et s'écria :
« Enfin! Je t'attendais avec impatience. Que dis-tu de
l'événement? Quelle bonne surprise, n'est-ce pas? »
Sylvie ne répondit pas. Elle retourna chercher le plateau dans le
corridor et, les lèvres serrées, les sourcils froncés :
« Ainsi Pauline se réjouit... comme Mathilde, comme Marco... et
même comme ce Diego. Tout le monde est content, sauf moi! »
songeait-elle, tandis qu'un pénible sentiment de solitude l'envahissait.
« Alors, qu'en dis-tu? répéta Pauline, lorsque sa sœur déposa son
repas devant elle.
— Que veux-tu que j'en dise? fit-elle avec accablement, ce qui
nous arrive est bien pénible, mais il n'y a rien d'autre, à faire qu'à
l'accepter.
— Pénible? pourquoi cela? Moi, je trouve très amusant de
voir tout à coup surgir ce cousin... et quel cousin! si beau et si gentil!
— Ah! tu trouves cela amusant? Tu trouves amusant que nous
ne soyons plus chez nous, que rien, ici, ne nous appartienne
entièrement, que ce garçon, qui n'est pas seulement un vrai cousin, ait
les mêmes droits que toi et moi sur tout ce que nous aimons, sur notre

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maison, sur les précieux souvenirs de nos parents et jusque sur la plus
petite fleur du jardin? Eh bien, moi, je trouve cela odieux, et je suis
désespérée. »
Pauline parut bouleversée.
« Non, oh! non, Sylvie, il ne faut pas... Que de peine j'ai à te voir
si malheureuse et que puis-je faire pour te consoler?
— Rien du tout, fit Sylvie, désolée d'avoir troublé la joie de sa
sœur, je suis ridicule de te montrer combien l'arrivée de ce Marco me
révolte. Oublie ce que je viens de dire, Pauline chérie. Allons! je te
laisse pour aller dîner, mais je reviendrai vite auprès de toi. »
Elle arrangea encore avec sollicitude la couverture posée sur les
jambes inertes de la jeune fille, puis elle redescendit sans hâte au rez-
de-chaussée, mal à l'aise et mécontente d'elle-même.
En entrant dans la salle à manger, elle fronça les sourcils : Marco
était déjà là, debout derrière sa chaise, attendant poliment qu'elle
arrivât pour s'asseoir. Il avait échangé son short et sa chemise
écossaise contre un smoking blanc, fort élégant. Cela devait se faire au
Brésil, dans une riche fazenda comme celle de son père, mais au
Colombier, Sylvie trouva cette tenue « ridicule et prétentieuse ». Elle-
même n'avait rien changé à sa toilette, mais Marco en la voyant entrer,
pensa qu'avec sa robe de toile rosé, tout unie, ses cheveux noirs,
retenus par un bandeau et revenant en deux pointes épaisses sur ses
joues mates de Méridionale, ses yeux, d'un vert très clair, entre une
sombre frange de cils, cette Sylvie, qui le recevait si mal, était la plus
fraîche et la plus charmante des cousines.
La « charmante cousine » déplia sa serviette, en retenant un
soupir. Ainsi, tous les jours, tous les jours, à tous les repas, elle allait
se trouver en face de Marco, dans cette salle à manger qui était aussi la
sienne? Ah! non, c'était par trop pénible !
Marco voulait chercher du travail, disait-il, oh! s'il pouvait
trouver une occupation qui l'éloigné assez du Colombier pour qu'il ne
puisse y revenir qu'en vacances, quel soulagement ce serait pour elle!
« On pourrait au moins oublier sa présence pendant quelques
semaines », pensa-t-elle.
A ce moment, une main noire déposa devant elle l'assiette de
potage : Diego, une serviette sous le bras, servait le repas.
« Je voulais qu'il se mette à table avec nous, dit Marco lorsque le
jeune Noir fut sorti, mais il préfère rester avec Mathilde et l'aider. »

20
« Dîner avec nous, il n'aurait plus manqué que cela! » faillit
s'écrier Sylvie. Elle se tut pourtant, et, quand Diego eut présenté
impeccablement le plat de courgettes comme s'il se fût agi d'un chaud-
froid de volaille truffé, elle n'avait pas encore prononcé une parole.
Sans paraître le remarquer, Marco, lui, parlait, faisant les
demandes et les réponses. A la fin, pourtant, il parut se lasser. Il se tut,
et mangea distraitement les fruits du dessert, comme s'il n'en sentait ni
le goût ni le parfum.
« Sylvie, fit-il soudain, je crois qu'une conversation sérieuse
serait nécessaire entre nous.
— Encore! dit la jeune fille, il me semble qu'à ton arrivée nous
nous sommes suffisamment expliqués.
— Sans doute, mais j'ai quelque chose à te proposer.
— Eh bien, dis-le tout de suite ! »
Mais Marco glissa sa serviette dans son lien d'argent, et la posa
calmement sur la table, avant de se lever pour aller s'asseoir au salon,
où Sylvie le suivit.
« Je crois comprendre, dit alors le jeune homme, qu'il te serait
très pénible de me voir user des droits que j'ai sur l'ensemble de la
maison. D'autre part, un repas comme celui que nous venons de
prendre, où l'un des dîneurs ne dit moi, n'a rien d'agréable. Ne crois-tu
pas qu'il vaudrait mieux faire un partage des chambres et du mobilier
afin de nous installer chacun chez soi? »
Sylvie hésita. Ne pas cohabiter avec ce cousin intempestif la
séduisait, certes, mais...
« Mais nous tenons, Pauline et moi, à tout ce que contient la
maison, dit-elle; ce sont des souvenirs... qui appartenaient à nos
parents, et... - Eh! cousine, interrompit Marco, moi aussi, je tiens à ces
vieilles choses, d'autant plus que j'en ai été longtemps privé et ne les
connaissais que par les récits de maman. Que veux-tu! dans un
héritage, tout le monde a les mêmes souvenirs, tout le monde aimerait
posséder les portraits des ancêtres... les papiers de famille, les lettres,
les bijoux, qui sont le patrimoine commun... mais chacun doit se
résigner à n'en recevoir qu'une partie. »
« Une partie qui, au moins, serait bien à soi », pensa Sylvie.
« Soit, dit-elle à haute voix, je suis d'accord. Seulement, il faut
avant tout consulter Pauline et notre tuteur.

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— Cela va sans dire. Je vais téléphoner à maître Platon, pour le
prier de venir un de ces jours. Auparavant, monte demander à ta sœur
ce qu'elle pense de ce projet. Telle que je la connais, ajouta Marco en
souriant, elle ne contrariera certainement pas notre désir. »

*
**

Le menuisier faisait résonner Le Colombier de ses coups de


marteau, les maçons s'interpellaient, d'une pièce à l'autre, le peintre et
son apprenti sifflaient et chantaient en travaillant, tandis qu'une forte
odeur de peinture fraîche flottait partout.
On divisait la vieille maison en deux logements distincts, on
installait une seconde cuisine, on transformait un débarras en une autre
salle de bain... et l'on murait la porte qui séparait le grand salon de la
bibliothèque.
Dans toutes les pièces du rez-de-chaussée régnait un incroyable
désordre : tiroirs ouverts, armoires béantes, objets hétéroclites et
bibelots divers, rassemblés sur les tables et jusque sur les carrelages de
tommettes cirées. Maître Platon présidait au partage, entre les
propriétaires du Colombier.
Il n'avait guère apprécié la décision des deux cousins, mais,
puisqu'ils se refusaient à ce que l'héritage reste indivis, le parrain de
Sylvie essayait de mettre les jeunes gens d'accord.
Là-haut, dans sa chambre, Pauline, paisible et détachée de ces
contingences matérielles, jouait de la guitare en rêvant. Mais Sylvie,
pâle et glacée, assistait à ce partage comme au plus injuste des
dépouillements.
Marco, pourtant, se montrait plein de délicatesse et de
modération. Il avait consenti à ne recevoir, au rez-de-chaussée, que la
bibliothèque, avec le petit bureau attenant, et la vaste salle de billard,
au vieux et admirable plafond voûté, dont il comptait faire un studio,
et à ne prendre, au premier étage, que la chambre verte, celle de sa
mère. Mais il était juste qu'il obtînt aussi sa part de mobilier,
d'argenteries et des mille choses qui s'étaient accumulées dans la
maison, depuis plusieurs générations.

22
Là encore, il se montra accommodant et laissa toujours sa
cousine choisir la première ce qu'elle tenait à garder.
Il ne résista qu'une seule fois. Lorsque Sylvie le vit décrocher du
mur un pastel qui représentait deux adolescentes en robe bleue, assises
côte à côte sur le banc de pierre de la terrasse, et portant chacune un
panier rempli de cerises, elle se gendarma :
« Tu ne tiens pas à ce tableau, je suppose! s'exclama-t-elle.
— Excuse-moi, dit Marco, j'y tiens justement plus qu'à tout le
reste.
— Mais il représente ma mère, à quinze ans!
— Il représente aussi la mienne, fit remarquer doucement le
jeune homme, et je ne possède pas un seul portrait de sa jeunesse. Je
crois l'entendre encore, lorsqu'elle me décrivait celui-ci. »
Sylvie se tourna vers son parrain, qui, l'air préoccupé et un peu
triste, considérait les deux cousins. Le regard de la jeune fille semblait
dire : « Défends-moi, aide-moi! » Mais maître Platon désigna
plusieurs cadres posés par terre, contre le mur, du côté où l'on mettait
la « part » de Sylvie, et dit calmement :
« Allons, ma fille, tu possèdes plusieurs autres portraits de ta
mère, il est juste que tu laisses celui-ci à ton cousin. »
Des larmes montèrent aux yeux de la jeune fille, mais elle se
détourna fièrement pour les cacher. « Tout le monde m'abandonne,
même parrain », pensait-elle.
Avec précaution, Marco posa le tableau à côté des « siens », et
Sylvie jeta un regard désolé sur la tapisserie fanée où un rectangle de
couleur plus vive marquait la place du pastel enlevé. Elle ne verrait
jamais plus, au-dessus du canapé, sourire la fillette en bleu, qui croi-
sait ses mains fines sur l'anse du panier de cerises.
Le partage continua jusqu'au soir. A la fin de la journée, quand
maître Platon eut pris congé des habitants du Colombier, Sylvie
l'accompagna jusqu'à sa voiture qui l'attendait, sur la terrasse, à côté
de celle de Marco. Avant de s'en aller, le vieux monsieur posa la main
sur l'épaule de sa filleule et dit doucement :
« Tu me fais de la peine, Sylvie. Pourquoi es-tu si
malheureuse?»
De nouveau les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes.
« Oh! parrain, ne me crois pas jalouse, ou mesquine, ou
accapareuse... Je ne veux rien être de tout cela, je t'assure, mais voir

23
saccager ainsi la maison de mes parents, perdre tant de choses qui me
parlaient d'eux... et puis, ne plus me sentir chez moi, me heurter sans
cesse à un étranger, c'est... c'est presque au-dessus de mes forces !
— Allons, ma fille, un peu de courage! Je te sais assez énergique
pour lutter contre les sentiments mesquins que tu serais tentée d'éprou-
ver. Je sais aussi que tu es trop sensible, trop sentimentale, trop
passionnée. C'est ce qui explique et excuse ton attitude à l'égard de cet
« étranger », qui ne demande qu'à devenir un ami. Si tu persistais dans
cette attitude, il t'en cuirait, je le crains. Tâche donc de considérer les
choses comme le fait ta sœur. Elle ne voit que le bon côté de la
situation, et l'arrivée d'un cousin qui vous apporte sa jeunesse, sa
force, son entrain et son aide la réjouit et la réconforte. »
Tête basse, Sylvie écoutait le petit sermon de son parrain. Elle ne
protestait pas, mais elle se taisait, tandis qu'aux sages conseils du
vieux monsieur, elle répondait intérieurement, avec amertume et
désespoir.
« Je ne peux pas! Je ne peux pas! »
Cette révolte silencieuse, maître Platon la devina, aussi fut-ce en
hochant la tête qu'il s'éloigna du Colombier. La filleule qu'il aimait et
dont il avait toujours apprécié le courage et le dévouement souffrait et
souffrirait encore. Mais que pouvait-il faire pour l'aider?
« A moins d'étrangler ce charmant garçon, je ne puis rien pour
elle », bougonna-t-il, lorsque, de la grand-route qu'il venait de
rejoindre, il jeta un dernier coup d'œil sur le toit de tuiles à quatre
pans, de la vieille maison, qui émergeait des sombres frondaisons, et
sur le pigeonnier de la tour, au sommet de laquelle tournait et palpitait
le vol incessant des oiseaux.

24
CHAPITRE III

UNE NOUVELLE EXISTENCE

LORSQUE les travaux furent terminés, chacun commença de


s'installer chez soi. Marco partagea encore quelques jours la vie de ses
cousines, en attendant que son logis fût prêt. Pendant qu'avec l'aide de
Diego il transformait la salle de billard en confortable studio et
aménageait les autres pièces, Sylvie disposait au salon les meubles, les
objets, les tableaux qui lui appartenaient encore. Elle fut bien obligée
de constater que cette pièce, trop encombrée auparavant, gagnait
infiniment à cette transformation. On y voyait moins de poufs, de
coussins, de guéridons et d'objets divers, mais les quelques sobres
sièges Louis XIV, la commode en marqueterie, le piano à queue
étaient mis davantage en valeur, entre les murs où ne restaient, sur la
tapisserie gris perle, que trois très belles toiles et quelques miniatures
dans leurs cadres anciens. On remarquait mieux aussi la cheminée de

25
marbre, débarrassée de tous ses bibelots et ornée seulement d'une
pendule dorée, et de deux jardinières chinoises que garnissaient les
grosses touffes bleues des hortensias du jardin.
Sylvie dut aussi reconnaître que la salle à manger n'était presque
pas changée. La disparition de quelques pièces d'argenterie dans les
vitrines et celle d'une des deux « panetières » aux brillantes
colonnettes ne modifiaient guère cette belle pièce, meublée à la
provençale.
Dans cette pièce, un soir, la jeune fille trouva un seul couvert sur
la table... le sien. La chaise de Marco, en face d'elle, restait vide, et
Mathilde, fâchée d'avoir perdu l'aide de Diego, servit le repas d'un air
revêche.
Ce repas, Sylvie le trouva long et un peu ennuyeux. Le
bavardage et la gaieté de son cousin lui manqueraient-ils?
« Non, non, se dit-elle, j'ai simplement perdu l'habitude du
silence, du reposant silence. Mais quel soulagement de retrouver mon
indépendance et de pouvoir m'imaginer que ce garçon n'est jamais
venu ici! »
A la vérité, il était difficile, pour ne pas dire impossible,
d'ignorer complètement la présence de Marco et de son compagnon.
D'abord, le vestibule de la maison restait commun aux deux
appartements en sorte que, souvent, on y rencontrait le jeune homme,
entrant ou sortant. Il fallait bien alors, échanger quelques paroles avec
lui et répondre à ses questions ou à ses remarques.
Le jardin demeurait également indivis. Il retentissait des coups
de pioche et des chansons de Diego, que l'on voyait aller, venir, refaire
les plates-bandes, pousser la brouette, tailler ou désherber. Souvent, on
entendait aussi les disques de Marco, ou les sons pénétrants du saxo-
phone, « cet horrible instrument », pensait Sylvie, dont jouait le jeune
Noir.
Trop souvent aussi, à son gré, résonnaient des voix mâles, qui
s'interpellaient et se répondaient en une langue inconnue — le
portugais, que l'on parle au Brésil — et les rires, les exclamations des
deux jeunes gens, lorsqu'ils se livraient, sur la terrasse, à des jeux de
lasso, où ils excellaient.
« Ce que tout cela peut être énervant », soupirait Sylvie avec
impatience.
Tel n'était pas l'avis de Pauline.

26
« Pousse mon fauteuil près de la fenêtre, Sylvie... tout près, tout
près, je veux voir ce qu' « ils » font », dit-elle un jour.
En bas, les jeunes gens virent surgir à la croisée, une tête blonde,
un pâle visage au regard curieux et ravi. Ils lui envoyèrent un joyeux
salut.
« On ne te dérange pas, Pauline?
— Au contraire! Continuez, c'est si amusant! »
La corde tournait en sifflant autour d'eux, décrivait, au-dessus de
leur tête de vibrantes spirales, claquait sous leurs pieds bondissants. A
la fin, Marco cria :
« Diego, place une chaise à dix mètres. Tu vas voir, Pauline, je
vais l'attraper au lasso, comme un vulgaire bœuf! »
Diego obéit. La longue lanière se déroula brusquement et le
nœud coulant tomba avec précision sur la chaise qu'il enserra.
« Merveilleux! Quelle adresse! » s'exclama Pauline.
Derrière elle, dans la chambre, Sylvie regardait aussi et
s'efforçait de partager le plaisir de sa sœur, contente de voir celle-ci
animée et joyeuse, et sourdement attristée que cette joie lui vînt d'un
autre que d'elle-même.
Très lucidement, elle constatait ce qui se passait en elle et se
demanda :
« Est-ce de la jalousie? Non, non, je ne veux pas être jalouse. Je
suis triste, voilà tout, et je n'y peux rien. »
Ce double sentiment, elle l'éprouva plus profondément encore
chaque fois que Marco voulut apporter un peu de joie ou de distraction
à Pauline. Car, si le jeune homme s'abstenait de paraître « chez Sylvie
», il se rendait souvent auprès de la pauvre recluse et s'ingéniait à lui
rendre les journées moins longues et l'existence moins pénible. C'est
lui qui lui avait prêté un tourne-disques, lui qui lui apportait de la
musique pour sa guitare, des livres nouveaux, des journaux, des
revues. Lui, enfin, qui, un jour, comme la jeune fille regardait par la
fenêtre et disait mélancoliquement : « L'automne approche : je vois là-
bas les asters qui fleurissent », demanda :
« Pauline, ne sors-tu jamais de ta chambre? Ne te descend-on
jamais au salon, ou dehors, à l'air et au soleil?

27
« Dans la chambre, Sylvie regardait aussi...

28
- Si, quelquefois, mais c'est toute une histoire : il faut appeler le
fermier afin qu'il me transporte en bas. Je ne suis pas bien lourde;
pourtant, ni Sylvie ni Mathilde n'ont assez de force pour le faire.
- Eh bien, Diego ou moi nous te porterons facilement, aussi
souvent que tu le désireras. Quand veux-tu commencer? »
Le même jour, Marco prit la jeune infirme dans ses bras
robustes, la descendit sur la terrasse et la déposa doucement dans un
fauteuil de rotin.
Elle montra une grande joie, mais, lorsqu'elle retrouva sa
chambre, elle se sentit très lasse. Il avait suffi de cet après-midi de
grand air et des deux « voyages » entre sa prison et le jardin pour la
fatiguer.
Marco vit cette fatigue et quitta Pauline, tout songeur. Dans le
vestibule, il rencontra Sylvie qui se crut obligée de le remercier — du
bout des lèvres — pour le plaisir qu'il avait procuré à sa sœur.
« Elle paie trop cher ce plaisir, dit-il. Ecoute, Sylvie, pourquoi
Pauline est-elle confinée au premier étage?
— Mais... parce qu'elle y a toujours eu sa chambre... parce que
c'était toujours ainsi.
- N'as-tu jamais pensé à l'installer en bas et à lui procurer un
fauteuil roulant qu'elle pourrait diriger elle-même, sur la terrasse et
dans le jardin? »
Non, Sylvie n'y avait pas pensé, malgré toute son affection pour
Pauline, et malgré tout le dévouement dont elle l'entourait.
« Où pouvais-je l'installer? répondit-elle : il n'y a pas de chambre
à coucher, au rez-de-chaussée.
— Je t'en propose une, fit Marco. Je peux très bien me passer du
petit bureau, à côté de la bibliothèque. On peut y entrer de chez toi,
par le vestibule et, d'autre part, la porte-fenêtre donnant de plain-pied
sur la terrasse, permettrait à ta sœur de sortir à sa guise. Qu'en penses-
tu? »
Ce qu'en pensait Sylvie? Elle était furieuse contre elle-même de
n'avoir jamais eu cette idée, furieuse que Marco l'ait eue, lui! furieuse,
enfin, de devoir reconnaître que la solution proposée par son cousin
était excellente.
Elle fit attendre un peu sa réponse, et Marco, devinant fort bien
ce qui se passait en elle, la regardait avec ce sourire légèrement
moqueur qu'elle trouvait exaspérant.

29
Elle dit oui, finalement, car elle aimait trop Pauline pour la
priver d'une grande joie.
« A la bonne heure », dit Marco. Et, généreux, il ajouta : «
Naturellement, c'est toi qui arrangeras sa nouvelle chambre et la lui
offriras, après lui avoir demandé comment il lui plairait d'être
installée. Moi, je me borne à mettre cette pièce à ta disposition. »
Sylvie respira. Aux yeux de Pauline, l'initiative de Marco serait
aussi la sienne. Mais au fond, tout au fond, elle savait bien qu'il n'en
était, rien : toute la joie de Pauline lui viendrait du seul Marco.
Elle ne put s'empêcher d'en garder une certaine rancune à l'égard
de son cousin, et comme un vague remords envers elle-même, le
remords de ne pouvoir éprouver la moindre reconnaissance, mêlé au
regret de n'avoir pas eu l'idée qui allait changer la vie de la pauvre
recluse.
Pourtant, elle se trouva pleine d'ardeur et de plaisir lorsqu'elle
entreprit de transformer le bureau en une charmante petite chambre.
Elle mit dans ce travail toute sa tendresse pour Pauline, tandis que sa
sœur, excitée et joyeuse, dirigeait l'aménagement de loin, désignant ce
qu'elle voulait emporter dans son nouveau domaine, choisissant la
place des meubles, la couleur des rideaux, ses livres et ses tableaux
préférés.
De la ville, Marco avait rapporté un fauteuil roulant très simple,
facile à diriger, et le jour vint enfin où Pauline prit possession de sa
nouvelle installation. Le soir de ce jour-là, lorsque sa sœur l'eut aidée
à se coucher, elle jeta les bras autour de son cou et l'embrassa en
disant :
« Oh! Sylvie, merci, merci! C'est à toi que je dois cette joie. »
Sylvie pensa qu'il fallait rappeler à Pauline ce qu'elle devait aussi
à Marco, afin qu'elle le remerciât également. Elle n'en eut pas tout de
suite le courage, mais, trop honnête pour se taire, elle fit un effort sur
elle-même pour dire enfin :
« N'oublie pas que Marco m'a permis d'arranger cette chambre
en nous offrant le bureau. Il a droit aussi à ta reconnaissance. »
Une joie profonde illumina le visage de Pauline. En même temps
ses yeux s'embuèrent de larmes et, d'une voix où tremblait une vive
émotion, elle murmura :
« Oh! je ne l'oublie pas! J'éprouve une immense reconnaissance
non seulement pour cette jolie chambre, mais pour tout, oui, pour tout

30
ce que Marco apporte dans ma pauvre vie. Sylvie, je remercie Dieu
chaque jour de l'avoir conduit jusqu'à nous. »
Sylvie regarda sa sœur, surprise par le trouble qu'elle venait de
manifester. Mais, déjà, la pâle et douce figure avait repris l'expression
de sérénité qui lui était habituelle.
Pourquoi donc, en quittant Pauline, Sylvie ressentit-elle un
vague, un indéfinissable malaise?

31
CHAPITRE IV

LES PROJETS DE MARCO

LA VIE dans Le Colombier coupé en deux, continuait, statique,


un peu étriquée, silencieuse d'un côté, dynamique et variée de l'autre.
En ville, où Marco se rendait chaque jour, ayant trouvé un travail
provisoire chez un industriel dont il remplaçait le secrétaire pour
quelques semaines, le jeune homme avait pris contact avec les familles
dont sa mère lui parlait jadis, fait la connaissance de la nouvelle
génération et trouvé des amis de son âge auxquels il ouvrait largement
sa porte.
Marco recevait beaucoup, en effet. Crispée, Sylvie voyait
souvent arriver et s'arrêter sur la terrasse des voitures inconnues. Elle
entendait ensuite des conversations mêlées de rires, de la musique de
disques, ou encore les rythmes énervants du jazz, où dominaient les
sons aigus et purs du saxophone de Diego.

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Elle savait que les visiteurs de Marco étaient les enfants
d'anciens amis de ses parents, avec lesquels elle ne s'était jamais
souciée d'entretenir des relations, si bien que, peu à peu, tous les liens
s'étaient rompus entre eux et les deux sœurs.
En les fréquentant, Marco mettait Sylvie en face de son manque
de sociabilité, en face de l'erreur qu'elle avait commise en se
cantonnant avec Pauline dans une existence organisée uniquement
autour d'une malade, tendrement aimée, certes, et entourée des soins
les plus dévoués, mais qu'elle isolait dans une atmosphère étriquée et
un peu égoïste.
Oui, de tout cela, elle ne se serait jamais aperçue sans Marco. Or,
la constatation qu'elle en faisait, comme le « trop tard! » désabusé qui
lui venait à l'esprit, n'était pas pour diminuer son antipathie à l'égard
de son cousin.
Ce dimanche-là, Marco recevait des visites. Trois voitures
s'étaient arrêtées devant la maison et, tout l'après-midi, la rumeur
d'une joyeuse réunion vint jusqu'à la chambre de Pauline, où les deux
sœurs lisaient et tricotaient.
Plus le temps passait, plus la bonne humeur et la gaieté dont lui
parvenaient les échos rendaient Sylvie triste et nerveuse. A la fin, elle
se leva, excédée, en disant :
« Je ne peux plus supporter ce bruit : je sors un moment, Pauline.
« Va, dit celle-ci, tu as besoin de détente. Moi, ce « bruit »,
comme tu dis, ne me dérange pas, au contraire. Il rend notre
Colombier plus vivant, et j'aime bien l'entendre. »
Sylvie prit, derrière la maison, un sentier à peine tracé qui
montait jusqu'au sommet de la colline d'où la vue s'étendait sur toute
la propriété.
Celle-ci se trouvait exactement à la jonction des premiers
contreforts des Cévennes et de la plaine qui s'étend jusqu'à Nîmes et
jusqu'à la mer. En bas, c'était encore la flore méditerranéenne : bois de
chênes verts, pinèdes, garrigue odorante de lavande ou de thym. En
haut, poussaient les premiers châtaigniers. En bas, quelques vignes,
quelques vergers de pêchers, au bord du Gardon; en haut, rien d'autre
que ces vieux arbres tordus, ce sol aride et pierreux, ces bruyères, ces
genêts, ces ronces.
Sylvie monta lentement, foulant d'abord le craquant tapis
d'aiguilles de pins tombées, dans la senteur puissante et balsamique de

33
la pinède, puis les sombres cailloux de schiste et les touffes vieux rose
de la bruyère en fleur.
De rustiques marches de pierres branlantes la conduisirent, de
traversier en traversier, jusqu'en haut de la colline, où elle s'assit sur
un rocher tout tiède de soleil.
Oh! le bon, le délicieux silence qu'elle trouvait là! Qu'elles
étaient douces cette halte et cette solitude en face de ce coin de terre
qui lui appartenait! Ici, elle pouvait imaginer que le cousin du Brésil
n'existait pas. Ce paysage, si beau, dans la lumière du soleil couchant
était à elle, rien qu'à elle. Personne au monde ne pouvait la dépouiller
de ce pays, son pays natal, de ce ciel méridional, du parfum des
pinèdes, de l'odeur amère des genêts, de la brise qui soupirait dans le
feuillage déjà jaunissant des châtaigniers.
Elle respira profondément, apaisée, presque heureuse. Mais,
soudain, de lointains vrombissements de moteurs la tirèrent de sa
quiétude. Leur bruit venait de devant la maison, dont on n'apercevait,
tout en bas, entre les pins, qu'un morceau de toit et le sommet de la
tour autour duquel voletaient les pigeons et les colombes. Bientôt,
Sylvie, les sourcils froncés, vit surgir trois voitures, sur le chemin du
Colombier qu'elles quittaient. Plus loin, semblables à des jouets
minuscules, elles traversèrent le pont qui enjambait le gardon (1),
réduit à un mince filet d'eau au milieu de son immense lit de galets,
puis elles rejoignirent la grand-route et s'éloignèrent vers Aies.
1. Gardon est un nom commun aux divers torrents qui descendent des Cévennes.

Le silence retomba, mais le charme était rompu. Trois bruyantes


automobiles venaient de troubler la paix que Sylvie croyait avoir
conquise.
Tout à coup, elle poussa une exclamation.
« Le voilà! C'est complet! On ne peut donc être tranquille nulle
part! »
En bas de la colline, Marco venait de s'engager sur le sentier.
Sans veston, les manches de sa chemise blanche relevées sur ses bras
hâlés, svelte, chacun de ses mouvements empreint d'une grâce virile, il
avançait sans se presser, s'arrêtait pour se retourner et regarder le
paysage, s'amusait à franchir d'un bond les murettes des traversiers
sans avoir recours aux marches de pierre, arrachait la pointe bleue

34
d'une fleur de lavande, la froissait entre ses doigts, en respirait le
parfum... et continuait à monter.
« Il vient ici, c'est sûr! » pensa Sylvie prête à fuir, pour ne pas
rencontrer l'importun. Mais fuir où? Devant elle, il n'y avait que le
sentier, derrière, un inextricable fourré de ronces et de genêts.
D'ailleurs, Marco venait de l'apercevoir et, pour rien au monde,
elle n'eût voulu avoir l'air de céder la place.
Lorsqu'il fut tout près, il lui sourit. Il y avait, dans ce sourire, de
la cordialité, de la gaieté et un peu d'ironie. Mais Sylvie ne voulut voir
que l'ironie.
« Il me savait ici, pensa-t-elle, Pauline le lui aura dit; alors, cela
l'amuse de me montrer que lui aussi est ici sur « ses terres! »
Il la savait sur la colline, en effet, et ne le nia pas, mais, s'il
rejoignait Sylvie, ce n'était nullement dans l'intention qu'elle lui
prêtait.
« Pauline m'a dit que tu devais être là-haut, ce qui m'a donné
l'idée d'y monter, car je ne suis jamais venu jusque-là. Tu permets? »
ajouta-t-il en s'asseyant à côté d'elle, sur le rocher.
Elle ne répondit pas et, instinctivement, s'écarta un peu de lui.
Marco le remarqua fort bien. Vexé, il haussa légèrement les
épaules. Pourtant, sans faire aucune remarque, il s'absorba, en
sifflotant, dans la contemplation du paysage.
Sylvie avait grande envie de le laisser là et de redescendre, mais
elle ne voulut pas le faire tout de suite.
« Je compte jusqu'à cent, pensa-t-elle, après quoi, je partirai sans
qu'il puisse prétendre m'avoir mise en fuite. »
Elle n'alla pas plus loin que quarante-cinq, car Marco, après
avoir considéré les maigres vignes, les vergers, les garrigues incultes,
dit tout à coup :
« Je suis frappé par la pauvreté de ce pays. »
Immédiatement, Sylvie se rebiffa :
« Moi, je l'aime tel qu'il est, fit-elle vivement.
J'ai horreur de ces « plats d'épinards » bien verts, de ces grasses
terres fertiles, de...
— Mais moi aussi, Sylvie! interrompit-t-il. Tu ne m'as pas
laissé terminer ma remarque; j'allais ajouter : et de sa beauté...

35
— D'ailleurs reprit la jeune fille, comme si elle n'avait pas
entendu ce que venait de dire son cousin, notre région n'a pas
toujours été pauvre. Autrefois, la campagne était couverte de mûriers
dont les feuilles nourrissaient les vers à soie. Chaque mas avait sa
magnanerie, presque chaque village sa filature, mais la
concurrence des soies japonaises a ruiné cette industrie qui faisait
entrer beaucoup d'argent chez nous. »
Marco hocha la tête.
« Ces temps sont bien passés, fit-il, cette richesse est perdue. Je
me demande pourquoi les gens d'ici n'ont pas eu l'idée d'entreprendre
autre chose.
— Ils t'attendaient, peut-être! » dit Sylvie avec une causticité
qu'elle regretta aussitôt... mais les mots lui avaient échappé avant
qu'elle ait pu les retenir.
De nouveau, Marco haussa les épaules. Il voulut pourtant ignorer
l'agressivité de cette remarque et répondit simplement :

36
« Qui sait? Je t'assure que si je trouvais une idée pour les aider et
rendre leur vie plus prospère, je consacrerais toutes mes forces à la
réaliser.
— Laisse-les donc tranquilles! Ils sont satisfaits de leur sort.
— Mais ils pourraient l'être plus encore si cette région devenait
assez intéressante pour retenir les jeunes qui la quittent en trop grand
nombre et s'en vont travailler en ville. Ah! je voudrais trouver à
m'occuper utilement ici, c'est pourquoi je ne me presse pas de chercher
ailleurs une situation définitive... j'attends. »
Sylvie semblait à peine écouter Marco. Elle regardait très loin, à
l'horizon, la ligne mauve et vaporeuse des montagnes, que dominait la
masse imposante du mont Lozère.
Marco se tut, et le silence se fit entre eux, un silence que troubla
seule la fuite d'un lézard qui montra dans une fente du rocher sa petite
tête cloutée de deux perles noires et brillantes et fila brusquement
comme une flèche parmi les ronces, au sein d'un grand bruissement de
feuilles sèches.
Sylvie continua à compter intérieurement... Quarante-six...
quarante-sept... quarante...
« Sylvie, j'ai quelque chose à te dire qui ne te déplaira pas, je
crois, fit soudain Marco (et, cette fois, son sourire se teinta d'une
certaine amertume), je vais partir pour un mois ou six semaines. »
Aussitôt, Sylvie devint étonnamment attentive.
« Partir? Et quand cela? demanda-t-elle.
— Dès que le secrétaire de M. Brunel-Favier sera revenu. Si
cela ne t'intéresse pas de savoir où je vais, je te l'apprends quand
même : je veux tout simplement connaître la France, voir Paris et
quelques grandes villes, visiter certaines familles amies, dont ma mère
m'a parlé. »
Sylvie s'efforça de cacher sa satisfaction et s'informa.
« Diego restera-t-il ici?
— Pas tout à fait. Diego a trouvé un travail passionnant de
jardinier au domaine de Prafrance, où, à côté de merveilleux jardins,
pousse une insolite forêt de bambous qui...
— Je connais Prafrance : inutile de me le décrire, interrompit
Sylvie.
- Très bien, tu sais alors que cette propriété est assez près d'ici
pour que Diego revienne passer les week-ends au Colombier, où il

37
continuera à entretenir notre jardin. Si cela t'ennuie qu'il prenne ses
repas avec Mathilde, la femme de Roque, qui doit venir tenir mon
ménage à mon retour, pourra s'en charger. »
Sylvie s'efforça de mettre un peu de cordialité dans sa réponse en
disant :
« Mathilde ne demandera pas mieux que de le recevoir, j'en suis
sûre... et nous hébergerons même ton perroquet », ajouta-t-elle en
souriant.
« Tu es gentille, merci ! »
Gentille? la reconnaissance de Marco gêna quelque peu Sylvie.
« Non, je ne suis pas gentille, pensa-t-elle, avec son implacable
lucidité à l'égard d'elle-même : je suis bien disposée, parce que je me
réjouis que Marco s'en aille, voilà tout. »
Bien disposée, elle ne le fut pas longtemps, car son cousin reprit:
« A propos, Roque m'a demandé ce qu'il devait faire des vieux
pêchers du verger qui ne produisent plus grand-chose. Je lui ai
conseillé de les arracher et de les remplacer par de jeunes plants.
— Comment! s'écria Sylvie, j'ai dit à Roque de les conserver,
lorsqu'il m'en a parlé, il y a plus de huit jours! Je tiens à ces vieux
arbres : ils peuvent donner encore leurs beaux fruits pendant quelques
années. Roque ne te l'a pas dit?
— Si.
— Et quelle est son opinion?
— Il trouve qu'il n'est pas facile de contenter deux « patrons »
lorsqu'ils donnent des ordres contradictoires, fit tranquillement Marco.
— Alors, que va-t-il faire?
— Je n'en sais rien : nous verrons bien. »
« C'est Marco que Roque écoutera, j'en suis sûre, pensa Sylvie
dépitée, car Marco est un homme, lui, et il a plus d'autorité qu'une fille
de mon âge. Pourtant, ce garçon vient d'arriver ici, alors que je
m'occupe de la propriété depuis bien plus longtemps que lui, c'est
révoltant! »
Brusquement, elle se leva et commença à redescendre vers la
maison.
« Tu pars déjà? J'espère que ce n'est pas moi qui te fais fuir, lui
cria Marco.
— Oh! pas du tout, répondit-elle vivement, sans se retourner,
mais il est temps que j'aille retrouver Pauline. »

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Et elle courut aussi vite que le permettait le raide sentier, avec
l'impression désagréable que Marco la suivait d'un regard trop
perspicace Marco, qu'elle entendait siffler, au sommet de la colline.

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CHAPITRE V

UNE NUIT D'ANGOISSE

UN VIOLENT orage éclata la nuit suivante. La fulguration bleue


des éclairs illuminant toute la chambre, les roulements du tonnerre, les
hurlements d'une furieuse bourrasque de vent qui jetait contre les
persiennes des paquets de pluie mêlée de grêle, éveillèrent Sylvie.
Elle s'assit dans son lit, alluma la lampe de chevet, regarda la
pendule : il était une heure du matin.
Elle allait éteindre la lumière et tâcher de se rendormir,
lorsqu'elle tendit l'oreille. A travers la rumeur de la tempête,
n'entendait-elle pas un autre bruit?
Si... à peine audibles, de faibles et lointains gémissements lui
parvenaient, qui semblaient monter de la chambre de Pauline.
Vivement, Sylvie sauta du lit, passa sa robe de chambre et
descendit en courant chez sa sœur.

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Elle ne s'était pas trompée. Pauline gémissait, le visage
empourpré, la respiration difficile. Bouleversée, Sylvie posa la main
sur le front brûlant et inondé de sueur, et demanda :
« Pauline! Pauline chérie, qu'as-tu? réponds-moi! »
Mais Pauline ne paraissait pas la voir et continuait de gémir en
balbutiant des mots sans suite.
« Elle délire, elle est très malade... le médecin... vite! » pensa
Sylvie, qui se précipita aussitôt dans le vestibule, où se trouvait le
téléphone.
D'une main fébrile, elle décrocha l'appareil, composa un numéro
et attendit. Mais aucun grésillement ne se produisit, aucune voix ne se
fit entendre.
« Allô! Allô! Allô! » cria-t-elle, de plus en plus fort, de plus en
plus affolée.
Personne ne répondit. Alors, elle comprit qu'il était inutile
d'insister : le téléphone ne fonctionnait pas. Le vent avait dû renverser
un poteau et rompre les fils. Cela était déjà arrivé quelquefois, par
mauvais temps. Impossible, dès lors, d'appeler le médecin du village
le plus proche, distant de près de quatre kilomètres.
« Mon Dieu, balbutia-t-elle, atterrée, que faire? »
Oui, que faire, en effet? La seule solution était de courir elle-
même à Saint-A... Mais pouvait-elle laisser Pauline toute seule? Alors,
appeler Mathilde? Oui, peut-être. Seulement, avant que celle-ci ait
compris ce qui arrivait, que de temps perdu !
Sylvie allait pourtant se résoudre à monter réveiller la vieille
femme, quand un pas précipité retentit, une porte de l'appartement de
Marco s'ouvrit et le jeune homme, achevant hâtivement de nouer la
ceinture de sa robe de chambre, parut.
Sylvie se retourna brusquement. Cette fois, la présence de Marco
ne lui parut pas importune, mais providentielle, au contraire.
Comment n'avait-elle pas pensé à lui?
« Marco... c'est vrai, tu es là! fit-elle, soulagée.
— Qu'arrive-t-il? interrogea son cousin.
— Pauline est très malade, le téléphone ne fonctionne pas et je
ne puis appeler le médecin.
- Ah! c'est ce que j'ai craint, en t'entendant téléphoner à une
heure pareille... Qu'a donc notre pauvre Pauline?

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— Je n'en sais rien : elle semble étouffer, elle est brûlante
de fièvre, elle gémit et délire.
— Il faut un docteur tout de suite, fit Marco, dont le visage
exprima la plus vive inquiétude.
— Oui, j'allais courir au village.
- Par un temps pareil, en pleine nuit? Tu es folle! Et tu ne
m'appelais pas! Tu ne voulais rien me devoir, je suppose, mais là, tu
exagères, Sylvie!
— Non, non, que vas-tu imaginer? Je t'assure que je n'ai
simplement pas pensé à te prévenir. J'ai perdu la tête, vois-tu. Crois-
moi, je t'en prie! »
Pitoyable, le visage ruisselant de larmes, elle levait vers lui un
regard si angoissé, si suppliant, qu'il dit plus doucement :
« Oui, je te crois... je te crois, Sylvie. Allons, il faut se hâter : je
prends ma voiture et je vais immédiatement, chercher le docteur. Sois
tranquille, je roulerai aussi vite que possible : il sera bientôt là. En
attendant, allume du feu dans la chambre de ta sœur pour qu'elle n'ait
pas froid, quand on l'examinera, et tamponne-lui les tempes à l'eau de
Cologne! tout ira bien.
— Oui... oui, Marco », disait docilement Sylvie. A cette heure, il
lui fallait bien reconnaître qu'il était réconfortant d'être ainsi aidée,
dirigée, et que la présence de Marco lui apportait soulagement,
confiance et espoir.
Retournée chez Pauline, elle froissait le papier pour allumer du
menu bois, à genoux devant le poêle de faïence, lorsqu'elle entendit,
au-dehors, le bruit de la voiture qui partait déjà.
« Oh! pourvu qu'il revienne vite! Pourvu que le docteur n'ait pas
été appelé autre pari! » songeait-elle.
Inconsciente, Pauline gémissait toujours et, dans son délire,
prononçait des paroles presque inintelligibles. Pourtant, lorsque Sylvie
se pencha sur elle pour passer sur ses tempes un mouchoir imbibé
d'eau de Cologne, elle l'écouta plus attentivement et alors... alors, elle
s'aperçut que Pauline ne répétait qu'un seul mot, ne disait qu'un seul
nom, n'appelait qu'une seule personne : Marco... Marco... Marco!... sur
un ton si plein de tendresse et de confiance que le vague malaise
éprouvé par Sylvie quelques jours auparavant se précisa, devint
certitude, se changea en tristesse et en infinie pitié.

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Les larmes aux yeux, elle écarta doucement, dans un geste de
caresse, les mèches blondes qui collaient au front moite de la malade
et pensa :
« Pauvre, pauvre chérie! Il ne manquait plus que cela! »
Ainsi Pauline s'était laissé subjuguer par le charme de ce cousin,
faisant irruption, telle une merveilleuse surprise, dans sa vie
misérable. Ce charme, Sylvie était trop lucide et trop franche pour
songer à le nier. Oui, Marco était beau, vivant, généreux, séduisant, «
mais moi, je ne me suis pas laissé éblouir, se disait-elle avec une fierté
qui ressemblait beaucoup à de l'orgueil, tandis que ma pauvre
Pauline... » Pauline frêle, maladive, infirme, Pauline qui, dans son
délire, venait de laisser échapper un secret jalousement gardé, n'était
pas une jeune fille comme les autres, une jeune fille qui, à dix-neuf
ans, a le droit de rêver à celui dont elle voudrait faire le compagnon de
sa vie. Non, si Pauline aimait Marco, c'était d'un amour sans espoir.
A cette heure, Sylvie qui, jusqu'à ce jour avait été la grande,
l'unique affection de sa sœur, n'éprouva aucune jalousie. Une seule
chose comptait pour elle : que la malade fût sauvée et qu'elle vécût.
Pourtant, elle ne put s'empêcher de penser :
« Comme elle va souffrir! Quel effort il lui faudra faire pour
dissimuler ses sentiments, et comme Marco s'est trompé, lorsqu'il a dit
qu'il voulait apporter de la joie au Colombier ! Oh! pourquoi, pourquoi
est-il venu? »
Immobile, debout devant le lit, tenant serrées dans les siennes les
mains frêles de sa sœur, elle se sentait envahie par un grand trouble,
par un mélange confus de sentiments contradictoires. Tout à l'heure,
elle était pleine d'une subite sympathie et d'une véritable reconnais-
sance pour ce Marco qui venait à son aide, dans un moment
d'angoisse... maintenant, elle le maudissait presque de s'être fait aimer
de Pauline, par tant d'attentions, de gâteries, de fraternelle affection...
et pourtant, ne fallait-il pas se réjouir qu'il eût été là, pour courir
chercher du secours? Ne guettait-elle pas son retour avec impatience,
non seulement parce qu'il amènerait le médecin, mais aussi parce qu'il
serait près d'elle et de Pauline, calme, fort, rassurant?
« Je ne sais plus que penser », murmura-t-elle à voix basse.
Alors, elle ne voulut plus songer à rien d'autre qu'au temps qui
s'écoulait avec une lenteur désespérante. Sans cesse, elle interrogeait

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la pendule : Deux heures... Deux heures et quart... la demie... Comme
Marco tardait !
Et s'il lui était arrivé un accident? Si sa voiture avait dérapé sur
la route mouillée?
Une angoisse affreuse grandissait en elle. Le pire lui paraissait
inévitable. Marco ne disait-il pas en partant : « Je roulerai aussi vite
que possible »? Rouler vite, par un temps pareil, quelle imprudence,
quelle folie!
Soudain, Sylvie tressaillit. A travers les hurlements du vent et le
martèlement de la pluie
contre les persiennes, n'entendait-on pas, très faible, très lointain,
le bruit d'un moteur?
Si... ce bruit se rapprochait : c'était bien une voiture qui venait,
c'était Marco amenant du secours.
La porte d'entrée claqua, des pas traversèrent le vestibule, et
Sylvie se précipita au-devant du médecin.

*
**

Le docteur revint tous les jours, matin et soir, prodiguant les


soins et les piqûres à la malade. La triste odeur de l'éther emplissait la
maison où l'on marchait sur la pointe des pieds, où l'on n'osait parler
qu'à mi-voix.
Pauline luttait vaillamment contre son mal. « Elle est si frêle,
disait le médecin, mais quelle étonnante résistance! »
Au soir du neuvième jour, la fièvre baissa. Pauline sourit un peu
et respira mieux. En sortant de sa chambre, le docteur la déclara hors
de danger. Alors, malgré sa joie et son soulagement, Sylvie, qui l'avait
soignée avec un dévouement passionné, ne la quittant ni jour ni nuit,
ne permettant à personne de la remplacer auprès de sa sœur, sentit tout
à coup une immense fatigue.
« Tu n'en peux plus, ma pauvre fille », dit Marco qui la trouva
assise sur le banc de la terrasse, toute pâle et l'aîr épuisé.
Elle haussa les épaules et fit, avec un sourire très las :
« Oh! qu'importé! Ma Pauline est sauvée : c'est cela seul qui
compte, et j'ai tout le temps de me reposer, maintenant. » Puis elle

44
ajouta : « Marco, je m'aperçois seulement aujourd'hui que je ne t'ai pas
remercié de ton aide, pendant cette terrible nuit où...
— Tu n'as pas à me remercier, interrompit Marco. Ce que j'ai
fait est tout naturel. Ce mauvais moment est passé, oublions-le. »
Il s'éloigna, puis se ravisant, il revint vers elle.
« Je crois que je peux partir tranquille, maintenant, n'est-ce pas?
Je pensé me mettre en route la semaine prochaine.
— Ah! fit-elle, j'avais complètement oublié ce voyage. Mais
naturellement, tu peux quitter Le Colombier. Pauline est
convalescente et sera bientôt tout à fait rétablie.
— Alors, je vais commencer à préparer mes bagages. »
Marco s'éloigna, tandis que Sylvie, le suivant des yeux, songeait:
« C'est curieux; je suis plutôt soulagée qu'il s'en aille, et pas
fâchée de retrouver, pour quelque temps la vie d'autrefois au
Colombier. Cependant, la perspective de ce départ ne me cause plus
autant de plaisir qu'il y a quinze jours, lorsqu'il me l'a annoncé, sur la
colline. Non, au fond, que Marco parte ou reste, cela m'est
indifférent.»

45
CHAPITRE VI

L'ABSENCE

QUE MARCO parte ou reste, cela m'est indifférent », avait pensé


Sylvie. Pourtant, dès que la voiture rouge eut quitté Le Colombier elle
éprouva le soulagement du dormeur qui s'éveille après un mauvais
rêve. La vie reprit, dans la vieille demeure, presque semblable à ce
qu'elle était avant l'arrivée du cousin du Brésil... sauf que la chambre
de Pauline avait changé de place, que, dès le samedi matin, Diego
arrivait de Prafrance et s'activait dans le jardin, et que le perroquet,
dans la cuisiné où Mathilde veillait sur lui, faisait souvent entendre sa
voix criarde et enrouée.
Mais, à ces détails près, Sylvie goûta, les premiers temps du
moins, une joie paisible et sans mélange : elle régnait seule sur le
domaine.

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Ce jour-là, elle revenait de chez le fermier, à qui elle avait donné
des directives (que personne ne risquait de contredire!) et remontait
lentement vers Le Colombier. L'automne s'écoulait. Les petites
feuilles d'or des acacias, celles couleur de rouille des marronniers
jonchaient le chemin et les allées. Dans le verger, quelques poiriers
flamboyaient, découpant sur le ciel pâle leurs branches écarlates, là-
haut, les châtaigniers posaient, au sommet de la colline, une éclatante
couronne de cuivre et la bignone grimpante, qui s'accrochait aux murs
de la maison, laissait tomber sur la terrasse ses longues fleurs rouges
dont les grappes, suspendues à l'extrémité des souples rameaux,
faisaient, depuis juillet, la parure des pierres grises.
Au sommet de la tour, les pigeons continuaient à voleter, mais,
bientôt, ils se réfugieraient à l'intérieur du pigeonnier, à l'abri du froid,
et l'on n'entendrait plus leurs battements d'ailes et leurs sourds
roucoulements.
De loin, Sylvie aperçut Diego, arrivé pour le week-end pendant
son absence, qui taillait les rosiers d'une plate-bande. Il la vit aussi et
lui sourit lorsqu'elle approcha. Mais ce grand sourire blanc, dans son
noir visage, paraissait mélancolique.
« Salut, mademoiselle Sylvie.
— Bonjour, Diego. Déjà au travail?
— Oui... puisque je n'ai rien à faire « chez nous ». Je ne me
plais que dehors, l'appartement, sans Marco, est trop triste. »
Et comme Sylvie continuait son chemin, il la rappela.
« Dites, mademoiselle, est-ce que vous avez de ses nouvelles?
— Non. Toi non plus?
— Oh! quelques cartes postales. J'aurais aimé avoir plus de
détails.
- Mon pauvre Diego, moi, je n'ai reçu qu'une seule carte postale,
avec : « Amitiés de Paris »! Mais je crois que ma sœur a une lettre...
au moins... Tu iras, lui dire bonjour et elle te renseignera.
— Je l'espère », fit le jeune Noir avec un grand soupir.
En réalité, Sylvie savait que Marco avait écrit à Pauline plusieurs
fois, mais elle n'avait pas demandé ce que racontait le voyageur, et
feignait d'ignorer cette correspondance. Pourquoi? Peut-être parce
qu'elle pensait que sa sœur préférait garder pour elle seule ces pré-
cieuses missives, mais peut-être aussi, parce que, depuis qu'elle

47
croyait avoir deviné le secret de Pauline, elle éprouvait une certaine
gêne à parler de Marco devant elle.
La mélancolie de Diego était-elle contagieuse? En tout cas,
lorsque Sylvie atteignit la maison, elle fut sensible pour la première
fois depuis le départ de son cousin, à l'atmosphère insolite qui régnait
au Colombier.
Les voix joyeuses des deux jeunes gens, leurs rires, leurs sonores
dialogues en portugais, le saxophone de Diego, la musique des
disques, tout cela s'était tu. Plus de gais visiteurs, plus d'animation, de
va-et-vient, de portes ouvertes et fermées à grand bruit et, le soir, plus
de fenêtres vivement éclairées qui projetaient, à travers les persiennes,
des grilles d'or sur les dalles de la terrasse.
La vie semblait s'être arrêtée : c'étaient le silence, la solitude, une
sorte de somnolence étouffante... tout ce dont Sylvie avait regretté la
disparition, après l'arrivée de Marco, et tout ce qui, maintenant, la
pénétrait d'une vague tristesse.
Elle s'en étonna : « Je ne me comprends plus! Je suis délivrée de
tant de choses qui m'exaspéraient, et voilà que ces choses me
manquent! Ce que c'est que l'habitude! »
Sans chercher de plus amples explications, elle haussa les
épaules et se hâta d'aller retrouver Pauline.
Sur la table, à portée de sa main, celle-ci avait posé les lettres de
Marco. Sylvie les désigna et fit un effort pour demander :
« Tu as des nouvelles? des détails? Diego en demande. »
Pauline sourit.
« Oui, tu vois, Marco veut me distraire de loin, comme il le fait
quand il est ici. Son voyage se passe très bien. Il découvre beaucoup
de choses intéressantes et il est enthousiasmé par la beauté de notre
pays. Tu peux lire ces lettres et les faire lire à Diego.»
Sylvie ne profita pas de la permission pour elle-même, et parla
seulement du jeune Noir.
« Diego va venir te voir, dit-elle : il sera ravi d'être au courant
des faits et gestes de son cher
Marco. A propos, notre cousin te dit-il quand il compte rentrer?»
Le visage de Pauline s'assombrit.
« Non, pas de sitôt, je suppose », fit-elle en soupirant. Et, tout
bas, elle ajouta : « C'est long... C'est bien long! » Puis, levant sur sa

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sœur un regard angoissé : « Et si Marco ne revenait plus? S'il trouvait
une situation et qu'il s'installe au loin?
— Allons donc! Il tient bien trop à cette maison, à « son »
Colombier, comme il dit! » protesta Sylvie.
Pauline soupira encore et se tut. Sylvie la quitta, le cœur serré. Si
la jeune infirme se mettait à « languir », l'atmosphère de la maison
allait devenir tout à fait lugubre. Dans ces conditions, elle ne savait
plus que souhaiter : le prompt retour du voyageur, ou de longs jours
encore de tranquillité, cette tranquillité qu'elle avait tant souhaitée et
qu'elle n'était plus sûre, maintenant, de désirer aussi passionnément.
« De toute façon, pensa-t-elle, Marco n'en fera qu'à sa tête. Nous
n'avons qu'à attendre et nous verrons bien! »

*
**

Trois semaines s'écoulèrent encore avant le retour de Marco.


Mais un soir, à la nuit tombante, on entendit sa voiture s'arrêter devant
la maison.
« Le voilà! » s'écria Pauline, radieuse. Et le cœur de Sylvie se
mit à battre un peu plus vite; de surprise? d'appréhension? de
soulagement? elle ne savait pas.
Marco entra, tout souriant.
« Salut, mes cousines! Quel plaisir de retrouver ce cher
Colombier\ J'ai vu beaucoup de belles choses, mais aucune ne m'a fait
oublier notre pays », assura-t-il.
Sylvie jeta un bref regard à sa sœur. Elle était toute pâle, et ses
yeux noirs, immenses, dans son visage souffreteux, brillaient de joie.
Marco raconta avec entrain les péripéties de son voyage, ouvrit
une valise, en sortit des bonbons, des livres d'art, des foulards de soie
qu'il rapportait de Paris et de Lyon à ses deux cousines (et Sylvie se
sentit un peu gênée en recevant autant de cadeaux que Pauline). Puis,
Marco montra les photographies prises tout au long de sa
randonnée à travers la France : les châteaux de la Loire, la cathédrale
de Strasbourg, les remparts d'Avignon, les fontaines d'Aix-en-
Provence, Nîmes la romaine, la mer à Marseille, narrant en même
temps les aventures... ou mésaventures qui lui étaient advenues.

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Il parlait beaucoup, Marco, avec un enjouement qui parut forcé à
Sylvie. Elle sentait, sous cette gaieté apparente, une réticence, une pré-
occupation, peut-être même un véritable souci.
« II a quelque chose, mais quoi? » se demandait-elle.
Elle le sut bientôt et ne fut nullement surprise, lorsque, après
avoir quitté la chambre de Pauline, il l'appela dans le vestibule et lui
dit rapidement, à demi-voix :
« Sylvie, fais-moi l'amitié de venir un instant chez moi. J'ai
quelque chose de très important à te communiquer. »
Intriguée, elle le suivit et pénétra pour la première fois dans
l'ancienne salle de billard que le jeune homme avait transformée en
studio.
Jamais Sylvie n'avait voulu avoir l'air de s'intéresser à
l'installation de 1' « intrus », aussi resta-t-elle toute saisie devant le
nouvel aspect de la grande pièce.

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Celle-ci, autrefois glaciale et inconfortable, était devenue
agréable, accueillante et gaie. Le lourd billard, relégué dans un coin,
avait fait place à des divans, à une bibliothèque basse, qui tenait toute
la largeur du mur, en face des portes-fenêtres, à une étroite et longue
table italienne sur laquelle Diego avait posé une cruche de cuivre
pleine de chrysanthèmes blancs et pourpres, en prévision du retour de
son ami. Le portrait des deux fillettes en bleu, vêtues à la mode
d'autrefois, se trouvait à la place d'honneur.
Au-dessus de cet harmonieux ensemble, la vieille voûte du
plafond arrondissait les arcs de ses gracieuses nervures qui se
rejoignaient au milieu en une rosace d'où pendait l'antique lustre en fer
forgé, tout ruisselant de larmes de cristal.
« Il faut reconnaître que, pour un garçon, Marco ne manque pas
de goût », constata Sylvie in petto. Et elle ajouta à haute voix :
« Tu as vraiment bien arrangé ce vieux billard, Marco. »
Ce compliment eût fait plaisir au jeune homme, avant son
voyage, mais, ce soir-là, Marco pensait à bien autre chose qu'à son
installation et ne répondit pas.
« Assieds-toi », dit-il gravement en désignant un divan. Puis,
tout de suite, il demanda : « Sylvie, comment Pauline est-elle devenue
infirme? Elle m'a dit qu'autrefois, elle marchait normalement.
- Pourquoi me demandes-tu cela? fit Sylvie, étonnée.
— Je te l'expliquerai après. Réponds d'abord à ma question.
— Pauline, jusqu'à douze ans, a été une enfant délicate,
maladive, mais tout à fait normale. Malheureusement, un jour...
Marco, n'as-tu pas remarqué, en haut de la colline, ce très vieux
châtaignier au tronc tordu et bosselé?
— Si, je vois.
— Pendant toute notre enfance, nous avons passé le plus clair
de notre temps sur cet arbre, où il était facile de grimper. Ma
sœur est tombée de ce châtaignier sur les rochers, un matin d'été
que je n'oublierai jamais. On l'a rapportée à la maison évanouie.
Elle est revenue à elle assez vite et elle n'avait pas une égratignure,
mais la paralysie de ses jambes fut instantanée : la colonne vertébrale
avait été touchée.
— Qui l'a soignée?

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— Le docteur Puech, le vieux médecin de la famille, mort l'an
dernier, auquel a succédé M. Frégier, que tu es allé chercher
dernièrement au village.
— Et l'on n'a consulté personne d'autre?
— Non. Nous avons perdu nos parents peu après cet accident.
Eux, peut-être, auraient pu essayer de voir un autre docteur. Moi, je ne
l'ai pas fait, pensant que c'était inutile, puisque M. Puech avait assuré
que Pauline était inguérissable.
— Il y a donc sept ans de cela, calcula Marco. Alors, je me
demande si aujourd'hui, il n'y aurait toujours rien à faire.
Ecoute, Sylvie, j'étais jeudi dernier à Montpellier, où j'ai visité des
amis de ma mère. Ils m'ont amicalement interrogé sur Le Colombier et
sur mes cousines. J'ai parlé de notre pauvre Pauline et l'on m'a
conseillé de consulter pour elle le professeur G..., un chirurgien
remarquable qui, paraît-il, a obtenu des guérisons spectaculaires dans
des cas de paralysie jugés désespérés. Sylvie, il faut que ce professeur
voie Pauline : on n'a que trop tardé à faire quelque chose. »
La première réaction de Sylvie fut de se rebiffer.
« Tu me reproches de ne pas m'être assez occupée de ma sœur?
fit-elle vivement.
— Mais non, mais non, dit Marco doucement. Je ne te reproche
rien du tout! Je sais que tu as entouré Pauline de tous les soins, de tout
le dévouement, de toute l'affection possibles. Je te signale simplement
qu'il y aurait peut-être une intervention chirurgicale à tenter.
- C'est à moi qu'il appartient d'en décider. Et à Pauline,
évidemment.
— Bien sûr, fit patiemment Marco, mais aussi à votre tuteur qui
doit donner son accord. C'est pour cela que je n'ai rien entrepris à
Montpellier, où j'aurais pu prendre déjà contact avec le professeur G...
Je voulais d'abord te parler de lui. Qu'en dis-tu?
- Si tu penses qu'il peut y avoir un espoir de guérir Pauline, il
faut le consulter, naturellement », fit Sylvie, radoucie.
Marco parut soulagé.
« Ah! bon! J'avais terriblement peur que tu ne sois pas d'accord.
— Me prends-tu pour un monstre? » s'indigna-t-elle.
Il sourit et posa sur elle le regard amusé et perspicace qu'elle
redoutait.

52
« Ma sœur est tombée... »

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« Non, oh! non. Loin de là, assura-t-il, mais je craignais, comme
l'idée d'une intervention venait de moi... et que tu n'es pas des mieux
disposée à mon égard... »
Elle ne protesta pas, ainsi que Marco l'espérait, mais
l'interrompit en haussant les épaules.
« Quand il s'agit de Pauline et de sa santé, rien ne compte
qu'elle-même. J'écrirai donc à ce chirurgien. Mais, auparavant il faut
tout de même avoir l'avis de la principale intéressée.
— Bien sûr! Ne tarde pas à lui parler.
- Je préférerais que tu le fasses toi-même, Marco.
— Moi? Mais pourquoi?
— Parce que, fit mélancoliquement Sylvie, tu es en train de
prendre sur elle plus d'ascendant que je n'en ai jamais eu. »
Il leva les sourcils.
« Tu plaisantes! Que veux-tu dire?
— Que ma sœur ne voit plus que par tes yeux, qu'elle
n'entend plus que ta voix, et... »
Brusquement, Sylvie s'arrêta. Non, elle n'en dirait pas davantage,
elle ne trahirait aucun secret. Simplement, elle ajouta :
« Tu la gâtes tellement, Marco!
— C'est bien naturel, fit-il, l'air toujours un peu étonné.
Pourquoi cette mine si sombre, Sylvie? Ne te réjouis-tu pas de ce que
je t'aide de mon mieux à rendre un peu moins pénible la vie de
Pauline? Prends-tu ombrage de l'amitié qu'elle me témoigne? Je
t'assure que cette amitié ne diminue en rien l'affection que ta sœur a
pour toi. Ne te monte donc pas la tête sans raison. Allons, cousine, un
petit sourire! Pense que, peut-être un jour, tu verras Pauline venir vers
toi... en marchant! »
Cette évocation amena, sur les lèvres de Sylvie, le sourire que
souhaitait Marco.
Celui-ci continua :
« Cela dit, si tu crois que j'ai quelques chances de la décider à
accepter l'examen du professeur G..., je suis tout disposé à lui en
parler. Dès que nous aurons son accord, tu pourras écrire au
chirurgien. »
Marco prit une carte dans son portefeuille et la lui tendit.

54
« Tiens, voilà son nom et son adresse. Tu lui diras exactement ce
qui est arrivé à Pauline et lui demanderas s'il croit qu'il vaut la peine
de conduire ta sœur à Montpellier, afin qu'il l'examine. »
Sylvie tourna un instant le rectangle de carton blanc entre ses
doigts. Elle pensait : « Une fois de plus Marco vient à notre secours.
C'est un véritable terre-neuve que ce garçon! Je voudrais ne rien lui
devoir, et les sujets de reconnaissance envers lui ne cessent
d'augmenter! »
Elle hésita un peu, puis elle dit très vite :
« Merci, Marco, pour le grand espoir que tu me donnes. Dieu
veuille qu'il ne soit pas déçu. »

55
CHAPITRE VII

CETTE SEMAINE-LA...

LA VOITURE de Marco attendait devant la maison. Une des


portes-fenêtres donnant sur la terrasse, celle de la chambre de Pauline,
s'ouvrit, et la jeune fille parut dans son fauteuil roulant, telle qu'on la
voyait chaque jour, lorsqu'elle sortait pour prendre l'air, mais vêtue de
façon tout à fait inhabituelle.
A la place des robes de chambre qu'elle portait du matin au soir,
elle avait mis un manteau de ville appartenant à Sylvie, car elle n'en
possédait pas... quand l'aurait-elle endossé? Au lieu des petites
pantoufles à la semelle toujours neuve, puisqu'elle ne touchait jamais
le sol, des escarpins de cuir, également prêtés par sa sœur, la
chaussaient, et ses mains, exceptionnellement gantées, tenaient un sac
qui n'était encore jamais sorti du Colombier.

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Le regard de ses yeux sombres était plein d'anxiété, de crainte,
mais aussi de résolution. Il se fixa sur la voiture prête à partir et, très
bas, elle dit :
« Le sort en est jeté! »
Le fauteuil roula jusqu'à l'automobile dont Mathilde tenait la
portière grande ouverte. Marco prit Pauline dans ses bras, où elle ne
semblait pas peser davantage qu'un enfant, et la déposa doucement
dans la voiture. Là, Sylvie l'installa aussi confortablement que
possible, avec force oreillers et coussins, tout en demandant avec
sollicitude :
« Es-tu bien ainsi, chérie? Ça ira, comme cela?
- Oui, oui, merci », répondit Pauline. Puis elle ajouta, comme si
elle avait hâte d'aller au-devant de son destin :
« Partons, partons vite!
— Allons-y! » dit Marco en prenant le volant.
Quand la voiture quitta Le Colombier, Mathilde agita la main en
signe d'adieu, tandis que des larmes roulaient sur ses joues et qu'elle
murmurait, dans son patois méridional :
« Are, faou espéra : maintenant, il faut attendre. »
C'était une belle journée du début novembre, cette saison qu'on
appelle l'été de la Saint-Martin. Le soleil, non plus presque blanc et
torride, comme en ses ardeurs estivales, mais doux et
doré, baignait d'une caressante clarté les villages, les mas, les
vignobles, qui s'étendaient à perte de vue, et dont les ceps vendangés
commençaient à perdre leurs feuilles fauves ou pourprées, les
platanes, au bord de la route, qui se dépouillaient lentement de leurs
frondaisons de cuivre, les jardins, où fleurissaient encore les dahlias,
les chrysanthèmes, et les dernières rosés.
Ouvrant tout grands ses yeux immenses, Pauline regardait
avidement le beau pays que l'on traversait, les gens, dans les champs
et dans les villages, les cours des écoles toutes bourdonnantes
d'enfants en récréation, telle maison fleurie, qui semblait l'asile du
bonheur, tel verger, où le poids des dernières pêches faisait plier les
branches, et le cœur de Sylvie se serra, lorsqu'elle l'entendit murmurer:
« Tout cela... tout cela... il y a sept ans que je ne l'avais vu! Je ne
me rappelais pas que le monde était si beau! »
« O ma chérie, pensait Sylvie, Dieu veuille que tu y rentres, dans
ce monde des bien-portants, que tu puisses marcher sur ces routes,

57
aller où bon te semble, vers les gens, vers les choses, vers les enfants
et les fleurs! »
Des larmes lui piquaient les paupières, tandis qu'en même temps,
un immense espoir se mêlait à son anxiété.
Elle regarda Marco. Il conduisait, impassible en apparence, mais
lui aussi avait entendu l'exclamation extasiée de Pauline. Il jeta un bref
coup d'œil à Sylvie et, comme s'il devinait ce qui se passait en elle, il
dit à demi-voix, sans tourner la tête :
« Courage, Sylvie! Tout ira bien. »
Alors, elle se sentit plus calme, et, définitivement, l'espérance,
dans son cœur, fut plus forte que l'angoisse.
Lorsqu'on fut à Montpellier, Marco arrêta la voiture devant la
clinique où le professeur G... devait recevoir et examiner Pauline.
« Sylvie, dit-il, c'est toi la plus proche parente de Pauline, c'est
toi qui as écrit au chirurgien, c'est donc toi qui dois avoir affaire à lui.
Je vous attendrai ici. Descends et va prévenir de notre arrivée : les
infirmiers viendront chercher ta sœur. »
Elle le regarda, décontenancée.
« Mais je... je pensais que tu nous accompagnerais ! »
II fit doucement, mais avec fermeté :
« Non, ce n'est pas ma place, c'est la tienne. Tu es parfaitement
capable de te débrouiller seule. »
Et, une fois encore, il répéta :
« Courage, tout ira bien. »
Ainsi Marco s'effaçait devant elle, en lui faisant pleine
confiance. Sylvie se sentit soudain rassurée et même assez fière qu'il
la crût à même d'assumer une lourde responsabilité. Loin de se
rebiffer, comme elle l'eût fait deux mois auparavant, loin de traiter son
cousin de « lâcheur », elle dit simplement :
« C'est bon, je ferai de mon mieux. »

*
**

58
Pendant que, derrière la porte fermée de la pièce voisine, le
professeur et ses adjoints examinaient Pauline, Sylvie attendait le
retour du chirurgien dans son bureau.
Toute assurance l'avait abandonnée. Ses mains tremblaient, son
cœur battait à grands coups, l'angoisse lui serrait la gorge. Plus d'une
heure s'était déjà écoulée, et, bien qu'elle sût que les examens et les
radiographies prenaient beaucoup de temps, elle se sentait à bout de
nerfs.
Incapable de rester assise, elle allait et venait, d'un bout de la
pièce à l'autre. En passant devant la fenêtre, elle aperçut Marco qui
attendait aussi, dans sa voiture, devant la grille de la clinique. A sa
vue, une bouffée de colère l'agita d'abord.
« Il est bien tranquille, lui », marmotta-t-elle.
Non, il n'était pas tranquille, et Sylvie le vit bien. Il fumait
nerveusement une cigarette après l'autre, qu'il jetait avant de l'avoir
terminée, dépliait un journal, essayait de le lire pour le laisser

59
retomber aussitôt et passait constamment la main sur son front d'un air
soucieux, en sorte que, finalement, Sylvie eut pitié de lui.
Bien sûr, Marco pouvait être anxieux! Il était à l'origine de ce
r
vo} age et de cette consultation. Si le chirurgien rendait un mauvais
diagnostic, s'il ne pouvait rien faire pour Pauline, quelle déception et
quel regret pour le jeune homme !
« Presque autant que pour moi », pensa Sylvie.
Maintenant, d'un moment à l'autre, on allait le connaître, ce
diagnostic!
Un instant plus tard, elle tressaillit violemment, tandis que la
porte s'ouvrait et que le professeur, un homme entre deux âges,
maigre, distingué, l'œil vif de Méridional brillant derrière ses grosses
lunettes, entra, alla s'asseoir à son bureau, et fixa enfin sur Sylvie un
regard paternel et satisfait.
« Alors, docteur? balbutia-t-elle.
— Alors, mademoiselle, je pense que nous avons tout lieu
d'espérer une guérison. Attention! je dis : d'espérer. La paralysie, chez
votre sœur, vient d'un important déplacement de vertèbres qui
compriment les nerfs des membres inférieurs. Une opération qu'on
hésitait à entreprendre, il y a quelques années, est devenue chose
courante aujourd'hui et peut tout remettre en place. Je vous conseille
vivement de tenter cette intervention. »
Au mot d'opération, Sylvie avait changé de visage.
« C'est une terrible décision à prendre, docteur. Comme je vous
l'ai écrit, nos parents ne vivent plus, toute la responsabilité pèse sur
moi...
- Toute la responsabilité? Non, c'est votre sœur qui doit décider
elle-même.
- En effet, mais c'est à moi de lui poser la question et je ne m'en
sens guère le courage.
— Qu'à cela ne tienne : je la lui poserai moi-même, fit le
médecin avec bonté. Attendez-moi ici, je vais lui parler. »
Attendre! Encore attendre! Le temps parut interminable à Sylvie,
dans ce bureau vide que le battement d'une pendule semblait remplir
d'un bruit obsédant et démesuré.
Elle se sentait si seule et si angoissée, qu'elle alla soulever le
rideau pour regarder si Marco était encore là.

60
Oui, il y était et, cette fois, il l'aperçut derrière la vitre. Au signe
interrogateur qu'il lui fit, elle répondit par un léger haussement
d'épaules qui signifiait : « On ne sait rien encore. »
Soudain, elle se retourna brusquement. La porte venait de
s'ouvrir. Une infirmière entra et la pria de la suivre.
Allongée sur un divan recouvert d'un drap blanc, Pauline, qui
pleurait à grosses larmes et souriait en même temps, lui tendit les bras.
« Sylvie! Oh! Sylvie, le professeur dit qu'une opération peut me
guérir. Il me demande si je l'accepte. Quelle question! Oui, mille fois
oui. Le plus tôt sera le mieux. Pense donc! j'ai l'espoir de marcher un
jour... un espoir, c'est déjà merveilleux ! »
Le professeur souriait, en entendant ce bouleversant cri
d'espérance et, s'adressant à Sylvie:
« Le plus tôt sera le mieux », dit votre sœur. Je croîs en effet
qu'il est inutile de lui infliger la fatigue de retourner chez vous, pour
revenir peu de temps après. Si vous êtes d'accord, nous allons la
garder dès ce soir à la clinique, pour la préparer à l'opération... dans
deux ou trois jours.
- Si vite! ne put s'empêcher de s'écrier Sylvie. Mais la laisser
seule...
— Rien ne vous oblige à quitter Montpellier. Vous pouvez
rester aussi : il ne manque pas d'hôtels, tout près d'ici. »
Pauline insista.
« Sylvie, c'est la meilleure solution. Accepte-la, je t'en prie!
- Soit, puisque tu le désires.
— On va conduire votre sœur à sa chambre, dit le chirurgien à
Sylvie et vous pourrez demeurer auprès d'elle, dès qu'elle sera
installée. »
Pendant que les infirmières s'emparaient de Pauline et
l'emmenaient sur un brancard roulant, Sylvie alla prévenir Marco. Il
parut soulagé.
« Je vais donc repartir, dit-il.
— Ne peux-tu rester, toi aussi?
— Tu sais bien que cela m'est impossible. » Marco, en effet,
venait de commencer un autre travail provisoire, tout à fait provisoire,
soulignait-il, dans les bureaux d'une grande réglisserie, aux environs
d'Alès. Il y débutait à peine et ne pouvait se permettre de prendre
plusieurs jours de congé.

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« Mais tu me téléphoneras souvent, n'est-ce pas, Sylvie? et tu me
préviendras du jour et de l'heure où l'opération aura lieu, afin que je
sois en pensée avec vous, à ce moment-là. »
Le cœur de Sylvie se serra un peu, lorsque la voiture rouge
disparut au tournant de la rue. Mais la recherche d'un hôtel à proximité
de la clinique, l'achat de quelques objets de toilette pour Pauline ou
pour elle-même, le retour auprès de sa sœur, qu'elle trouva, sereine et
courageuse, dans une chambre agréable, donnant sur le jardin,
dissipèrent rapidement l'impression de solitude qu'elle avait ressentie.
Maintenant, il fallait attendre le jour décisif avec calme et
confiance.

62
CHAPITRE VIII

LE JOUR DÉCISIF

IL ÉTAIT arrivé, le moment décisif! déjà, et enfin! Déjà, parce


que Sylvie le redoutait, et enfin, parce que ces trois jours qui
précédèrent l'opération, lui avaient paru interminables.
Pauline se montrait plus calme que sa sœur; oui, calme, sereine,
confiante, un vaillant sourire aux lèvres et la lumière d'un immense
espoir dans ses yeux noirs.
Lorsqu'on vint la chercher pour la conduire à la salle d'opération,
ce fut elle qui, voyant Sylvie pâlir et serrer les lèvres, lui dit, avant que
la porte ne se referme sur le brancard roulant :
« Courage, chérie, dis-toi que je suis heureuse et que j'ai
confiance.

63
— A la grâce de Dieu », murmura Sylvie, quand sa sœur eut
disparu et qu'elle demeura seule, dans la chambre vide.
Attendre, toujours attendre! C'est la grande épreuve, dans les
cliniques, de ceux qui confient un être aimé au médecin ou au
chirurgien. Attendre un léger progrès, attendre un sourire
encourageant sur le visage du praticien, attendre la fin et le résultat
d'une intervention... attendre et trembler!
Sylvie connaissait ce supplice. Et personne, pour l'aider à le
subir. Un grand silence autour d'elle, le grondement lointain des
voitures au-dehors, une écrasante solitude, entre ces murs nus, devant
la pendule ronde, suspendue en face du lit et dont les aiguilles
semblaient ne pas avancer.
Soudain, deux coups légers furent frappés à la porte qui s'ouvrit
doucement. Elle leva les yeux: Marco était là! Marco, calme, fort,
avec son beau sourire, avec un bouquet de rosés à la main.
« Oh! Marco, tu es venu! Tu as pu venir! » fit-elle sans pouvoir
retenir des larmes de soulagement.
- Je n'y tenais plus, dit-il. Mon directeur a été compréhensif : il
m'a permis de m'absenter.
- Ah! je te comprends! On ne peut penser qu'à Pauline, n'est-ce
pas? »
Marco n'alla pas vers elle, il n'eut aucun geste affectueux devant
ce visage angoissé et ces beaux yeux pers brillants de larmes... n'était-
il pas 1' « intrus », 1' « indésirable » ? Mais il la regarda avec une
grande douceur et dit :
« Pauline? oui, sans doute, ma pensée ne la quittait pas, mais
Pauline n'a pas à affronter cette anxieuse attente, elle est anesthésiée,
inconsciente, tandis que toi... C'est à ta solitude que j'ai surtout songé,
Sylvie. Il m'a semblé que n'importe quelle présence, même la mienne,
t'aiderait à passer ce mauvais moment. »
Touchée et gênée à la fois, elle murmura :
« Tu ne t'es pas trompé, merci, Marco. »
Pour détourner cette mélancolique conversation, il lui tendit le
bouquet, dans son enveloppe de cellophane en disant :
« Ne laisse pas faner ces fleurs : il faut qu'elles soient fraîches
pour accueillir Pauline, quand on la ramènera. »

64
Sonner, demander un vase, arranger les rosés, les poser sur la
table de chevet... encore un petit moment de passé. Ensuite, l'attente
recommença.
Une demi-heure s'écoula, puis une autre encore.
« Le professeur pensait que l'opération durerait environ deux
heures, dit alors Sylvie, elle devrait être bientôt terminée. »
Au moindre bruit dans le corridor, tous deux dressaient l'oreille,
mais les pas, les voix, le roulement d'un chariot, s'éloignaient.
Et, brusquement, ils furent debout, le eœur battant. Cette fois, on
s'arrêtait devant la porte et cette porte s'ouvrit, tandis qu'entrait lente-
ment, entouré de plusieurs infirmières, le brancard roulant, sur lequel
Pauline dormait encore.
« Alors? Alors? » demanda Sylvie d'une voix tremblante.
L'infirmière-chef lui sourit.
« Tout s'est bien passé, mademoiselle. Votre soeur a
parfaitement supporté l'intervention. On saura bientôt si le résultat
cherché a été obtenu.
— Ah! parce qu'on l'ignore encore?
- Naturellement. Nous verrons, lorsqu'elle sera réveillée, s'il lui
est possible de bouger un peu les jambes.
— Un peu, seulement?
— Bien sûr! De toute façon, elle ne va pas courir tout de suite!
En mettant les choses au mieux, il faudra une rééducation plus ou
moins longue. Nous vous laissons auprès d'elle. Vous voudrez bien
sonner lorsqu'elle reprendra conscience : ce sera bientôt, sans doute. »
Sylvie et Marco demeurèrent seuls au chevet de Pauline, sans
dire un mot. Sylvie s'était assise tout près du lit, où l'on avait déposé sa
sœur, sans oreillers, le dos maintenu dans une gouttière de plâtre. Elle
ne quittait pas des yeux le petit visage immobile aux cils baissés sur
les joues pâles, épiant la respiration inégale qui soulevait
imperceptiblement le drap.
Debout, auprès de Sylvie, Marco attendait, immobile, mais une
horloge sonna au loin, cinq coups. Il tressaillit, vérifia l'heure à sa
montre et dit à voix basse, avec regret :
« Je suis obligé de rentrer, Sylvie. J'aurais tellement aimé être là
quand Pauline reprendra connaissance. Mais le plus dur est fait, n'est-
ce pas? Tu n'auras plus à patienter longtemps, maintenant.

65
- Je l'espère. Tu peux partir, Marco.
- Dès qu'on saura quelque chose, téléphone à Mathilde, qui m'en
informera dès mon arrivée là-bas.
— C'est entendu. Bonne route et merci! » Un quart d'heure
passa. Tout à coup, Sylvie, bouleversée, entendit sa sœur pousser un
faible gémissement et vit ses yeux s'entrouvrir. Elle se leva vivement
et se pencha sur elle. Lentement, Pauline reprenait conscience. Son
regard, d'abord absent, observait maintenant, avec une expression
étonnée, comme si elle se demandait où elle se trouvait, les murs bleu
pâle de la chambre, les flacons qui brillaient sur la tablette du lavabo,
les rosés dans le vase de cristal.
Bientôt, elle se souvint et sa faible voix appela :
« Marco... Sylvie... »
Elle les avait nommés tous les deux, mais Marco le premier.
Sylvie ne le remarqua même pas.

66
« Je suis là, chérie, tout va bien, dit-elle en serrant très fort dans
les siennes la main si frêle de sa sœur. Marco a dû partir, mais il est
resté ici jusqu'à la fin de l'opération.
— Ah!... » fit seulement Pauline. Puis elle ajouta :
« Est-ce que... Est-ce que je marcherai?
- Sans doute. On le saura ce soir. Patiente encore un peu. »
Comme on le lui avait recommandé, Sylvie sonna. Presque tout
de suite, l'infirmière entra. Sur le ton enjoué qu'elle prenait avec les
malades, elle demanda :
« Eh bien, vous voilà de nouveau parmi nous, mademoiselle
Pauline. Pas trop abrutie?
- Oh! si.
- C'est normal, mais cela va passer. Le professeur vous verra ce
soir. »
Elle arrangea les draps, fit boire quelques gorgées de tisane à la
jeune fille et sortit.
Vers le soir, le chirurgien commença ses visites par celle de sa
plus récente opérée. Sylvie fut quelque peu étonnée de voir entrer avec
lui tout un groupe de gens : deux jeunes adjoints cl plusieurs
infirmières, qui entourèrent le lit lundis que le professeur rabattait drap
et couverture et découvrait les jambes d'une impressionnante
maigreur.
Pauline regardait tout le monde avec une intense émotion. Il y
avait une telle anxiété dans ses yeux sombres, que le docteur lui dit
doucement :
« Soyez calme, mon enfant. Nous allons savoir, j'espère, si vous
pourrez marcher un jour. Vous êtes faible et lasse, je le comprends,
mais essayez, essayez tout de même de remuer un peu les jambes. »
Tous les assistants, le souffle suspendu, observaient intensément
les membres inertes. Et voilà que, très légèrement, la jambe droite
s'écarta un peu de l'autre, puis revint à sa position première.
La voix du professeur fit sursauter tout le monde, lorsqu'il
s'écria:
« Bon! Très bon, cela! C'est peu de chose que ce petit
mouvement, mais c'est la promesse qu'un jour, tout rentrera dans
l'ordre. »
Le visage de Pauline s'irradia de bonheur.

67
« C'est trop beau, c'est presque trop beau », murmura-t-elle.
Quant à Sylvie, elle retenait ses larmes, pour ne pas donner en
spectacle sa joie et son émotion.
Dès que le professeur G... et sa suite eurent quitté la chambre,
elle prit le téléphone et appela Mathilde.
« Allô! » fit une voix inquiète, au bout du fil.
Alors, Sylvie cria, sanglotant et riant à la fois : « Mathilde, c'est
gagné! Pauline marchera!
Dis-le à Marco, dès qu'il rentrera. »

68
CHAPITRE IX

UN COUP DE TÉLÉPHONE ET UNE LETTRE

PAULINE était rentrée de la clinique depuis quelques jours. Ses


jambes retrouvaient le mouvement, mais ne la portaient pas encore. Le
professeur G... avait prévenu Sylvie que la rééducation serait longue.
Pourtant, le masseur qui venait de Nîmes trois fois par semaine au
Colombier, se déclarait satisfait des progrès réalisés.
Oui, Pauline marcherait, mais le docteur n'avait pas caché à sa
sœur qu'elle resterait toujours fragile, ainsi, d'ailleurs, qu'elle l'était
avant son accident.
Elle attendait la guérison patiemment et avec confiance, si
heureuse, si gaie, qu'on l'entendait souvent chanter et que les airs de sa
guitare avaient perdu leur mélancolie.
Marco et Sylvie assistaient à ce lent retour à la vie normale. Leur
angoisse commune, puis la joie qu'ils partageaient maintenant les

69
avaient rapprochés. La présence un peu bruyante du cousin du Brésil
n'exaspérait plus Sylvie. « En somme, on s'habitue à lui », se disait-
elle, et elle allait même jusqu'à ne plus refuser de franchir le seuil du
domaine de Marco, d'entrer dans le vieux billard transformé, où elle
retrouvait sans amertume des choses qui lui avaient appartenu et
qu'elle aimait, depuis la toile où souriaient les deux adolescentes aux
cerises, jusqu'à ces sièges recouverts de velours bleu, à ce lustre
scintillant de cristaux, à cette pendule d'albâtre.
Plus que jamais, Marco entourait Pauline de mille attentions,
qu'elle accueillait avec un radieux sourire. Son attitude à l'égard du
jeune homme intriguait Sylvie. Que pensait Pauline? Sa gaieté venait-
elle seulement de sa proche guérison? Ou bien de la certitude qu'elle
redevenait une fille comme les autres et qu'alors, tous les rêves lui
étaient désormais permis?
Plus d'une fois, Sylvie se dit : « II faudrait lui parler, et savoir
enfin... » Mais elle ne put s'y résoudre.
« On verra plus tard, pensa-t-elle. Un fait est certain, c'est que
Pauline est heureuse, en ce moment, merveilleusement heureuse. Ne
cherchons pas plus loin et vivons au jour le jour. »
La chose arriva un samedi, vers la fin de la matinée. Marco et
Diego, libres pour le week-end, se livraient sur la terrasse à l'un de
leurs passe-temps favori : le lancement du lasso et les jeux de corde.
Ils ne le faisaient pas sans sonores exclamations et joyeux éclats de
rire, que les deux sœurs entendaient depuis la chambre de Pauline, où
elles regardaient leur cousin et son ami de derrière la porte-fenêtre
fermée, car il commençait à faire froid.
Tout à coup, le téléphone sonna dans le vestibule. Marco ne
l'entendit pas. Ce fut Sylvie qui alla répondre.
« Allô! dit une voix, que la jeune fille reconnut aussitôt pour
celle de son parrain, puis-je parler à M. Oliviéro?
— C'est toi, parrain? Ici, Sylvie. Pourquoi demandes-tu
Marco d'un ton si solennel? »
Le notaire ne répondit pas à cette question et demanda
simplement : « Comment va Pauline?
— Tout doucement, mais de mieux en mieux.
— Très bien. Et maintenant, veuille appeler ton cousin. Il est au
Colombier, j'espère?

70
- Oui, fit Sylvie avec une légère surprise. Ne quitte pas, je
vais le chercher. »
Et tout en sortant sur la terrasse, elle pensait :
« Qu'est-ce qu'il a? Il paraît tout drôle. »
De loin, elle héla le jeune homme :
« Marco! Parrain t'appelle au téléphone.
— Moi? dit-il en laissant tomber son lasso, je me demande ce
qu'il me veut!
- Moi aussi », murmura Sylvie.
Elle ne put s'empêcher de tendre l'oreille, en traversant le
vestibule, mais elle n'entendit qu'une brève phrase, prononcée par son
cousin avant de reposer brusquement l'appareil.
« C'est bon. Je viens tout de suite. »
Elle le suivit, tandis qu'il sortait et se dirigeait vers sa voiture.
Elle n'osa pas l'interroger, mais c'est lui qui dit rapidement :
« Maître Platon veut me voir au sujet d'une question très grave.
J'ai beau me creuser la tête, je ne vois absolument pas de quoi il peut
s'agir. »
Sylvie regarda partir l'automobile rouge avec un sentiment de
malaise. Etait-ce une prémonition? Mais cet appel et le ton du notaire
ne lui disaient rien de bon.
La mine de Marco, lorsqu'il revint, deux heures plus tard, ne
confirma que trop ses craintes.
Le visage sombre, il arrêta Sylvie, dans le vestibule, où elle
venait à sa rencontre.
« Entre chez moi, lui dit-il. Je préfère ne pas apprendre la chose
trop brutalement à Pauline.
- Quelle chose? Qu'arrive-t-il? demanda Sylvie en le suivant
dans son studio, et qu'avait donc parrain à te dire de si grave? »
Sans regarder sa cousine, Marco s'assit, comme accablé.
« Ce qu'il avait à me dire? Il voulait me montrer une lettre qu'il a
reçue de mon père, une lettre qui m'a bouleversé. Je comprends
maintenant quelle était l'idée de derrière la tête que je soupçonnais,
lorsque père a consenti trop facilement à mon départ du Brésil.
- De quoi s'agit-il?
— De monter un magasin, dans une grande ville française, un
important magasin où l'on écoulera une partie du café produit par la
fazenda... et je devrai m'occuper de ce commerce.

71
— Je sais que cela ne te plaît guère, Marco, mais enfin, ce n'est
pas une catastrophe.

— Non, en effet, ce ne serait pas une catastrophe, s'il n'y avait


encore autre chose... Sylvie, il m'est très dur de t'en informer.
— Parle donc », fit-elle avec impatience. La voix de Marco
tremblait, lorsqu'il dit :
« Pour financer l'installation de ce magasin, père donne l'ordre à
maître Platon de mettre Le Colombier en vente.
— Que dis-tu? s'écria Sylvie en se levant brusquement,
mais c'est impossible!
— Malheureusement non, hélas! La moitié de ce domaine
appartient légalement à mon père, à qui ma mère l'a léguée. Il a le
droit d'exiger que tout soit vendu, maison et terres.
— Mais si nous nous y opposons, Pauline et moi? après tout
l'autre moitié est à nous!

72
— Vous ne le pouvez pas. Ton parrain m'a expliqué que si l'un
des cohéritiers d'une propriété veut s'en débarrasser, les autres
n'ont aucun moyen de l'en empêcher. Il leur est loisible, par contre, de
tout racheter, mais je doute que vous en ayez les moyens.
— Bien sûr que non! C'est... c'est épouvantable! » fit Sylvie,
atterrée. Puis, brusquement, elle cria avec colère :
« Et tu acceptes cela, toi? Tu supportes qu'on nous dépouille
ainsi? »
Il protesta vivement.
« Sylvie, tu m'offenses en imaginant que je puisse envisager sans
révolte la vente du Colombier, que j'aime tout comme toi! mais je suis
impuissant à l'empêcher.
- C'est ta faute! Tout est ta faute! » cria-t-elle, hors d'elle-même.
Et, sans vouloir en entendre davantage, elle sortit en courant, claqua la
porte, hésita devant celle de Pauline, mais, préférant être seule, elle
partit, en une course folle, sur le sentier de la colline.
En arrivant au sommet hors d'haleine elle se laissa tomber sur le
rocher. Tout le long du chemin, et maintenant encore, elle ne cessait
de répéter avec rage :
« Ce n'est pas possible, pas possible! » l'œil sec, le cœur battant
plus de colère que de désespoir.
Mais, quand elle eut repris son souffle, elle se tut, immobile,
insensible au froid, et elle put enfin pleurer, en contemplant, sous le
ciel gris, le domaine du Colombier.
Pourtant, c'était déjà un maussade paysage d'hiver, car il faut, à
cette région méridionale, la magie de la lumière, l'éclat du soleil, la
gamme éclatante des couleurs pour être vraiment belle. Devant elle, à
ses pieds, Sylvie lie voyait que la bruyère fanée, les ceps noirs et
dépouillés des vignes, la garrigue pierreuse privée de ses mille
parfums, que le vieux toit de tuiles de sa maison avec le sommet du
pigeonnier silencieux autour duquel ramiers et tourterelles, retirés à
l'abri, ne se montraient que rarement. Mais tout cela, tout cela, Sylvie
l'adorait. C'était son bien, sa raison de vivre, et on allait le lui arracher!
Etendue sur le rocher, le visage dans ses bras repliés, elle
sanglotait maintenant, pleine de révolte et de désespoir, avec une
nouvelle bouffée de colère envers Marco.
C'était sa faute, sa faute! Oh! pourquoi était-il venu de son
Brésil? Sans lui, ce malheur ne serait pas arrivé. Il disait qu'il ne

73
voulait apporter au Colombier que de la joie? Ah! oui! c'était la
catastrophe qui arrivait avec lui! Et dire que, depuis quelque temps,
elle avait cessé de le détester comme aux premiers jours! N'avait-elle
pas remarqué, récemment : « Au fond, on s'habitue à lui » ?
« Mais je me trompais! dit-elle en sanglotant, j'avais raison de le
trouver antipathique : tout le mal vient de lui. »
Accablée de chagrin, le visage toujours caché dans ses bras, elle
ne vit pas que Marco montait la rejoindre, comme il l'avait fait l'au-
tomne précédent, non plus cette fois avec une joyeuse insouciance,
dans le parfum des lavandes, en sautant vivement d'un traversier à
l'autre; mais au contraire en marchant vite, sans s'arrêter, sans se
retourner pour regarder le paysage.
Elle ne l'entendit qu'au moment où il s'arrêta près d'elle,
essoufflé, et qu'il dit :
« Sylvie... »
Brusquement, elle se releva et le foudroya du regard.
« Qu'est-ce que tu veux?
— Sylvie, je ne pouvais supporter de te voir partir de chez moi
comme tu l'as fait. Il fallait que tu saches que... que je suis au déses-
poir.
— Tu peux l'être! s'écria-t-elle, hors d'elle-même, et tu ne le
seras jamais autant que moi! Je maudis le jour où tu as débarqué au
Colombier pour y apporter le malheur. »
Marco devint très pâle et posa sur elle un tel regard qu'elle
détourna le sien, ce qui ne l'empêcha pas d'ajouter :
« Tu n'avais nul besoin de monter ici : nous n'avons rien à nous
dire. »
Cette fois, Marco perdit patience et haussa le ton.
« Rien à nous dire? C'est toi qui le prétends! Mais moi, j'ai à te
parler, Sylvie. Tu viens de te montrer très dure, et je reconnais que tu
en as le droit. Mais tu es injuste aussi. Cela, je ne puis l'accepter. Tu
oublies que je vous ai tout de même apporté quelques joies et rendu
quelques services... demande à Pauline. Je n'aurais pas voulu que tu
m'obliges à te rappeler ces choses. Ne crois-tu pas qu'elles devraient
t'empêcher de m'accabler aujourd'hui? »
Il attendit une réponse qui ne vint pas. Sylvie se taisait
obstinément. Alors il la regarda une dernière fois, puis tourna le dos
en disant :

74
« C'est bon, je m'en vais. »
Elle le suivit des yeux, tandis qu'il descendait vers la maison,
lentement, la tête basse, toute son attitude trahissant, non plus la colère
et l'amertume, mais un tel accablement, que, soudain, elle eut pitié de
lui, et se sentit honteuse des paroles si blessantes qu'elle venait de
prononcer.
Certes, la présence de Marco au Colombier était la cause de la
catastrophe qui se produisait aujourd'hui et elle continuait à regretter
son irruption dans la vieille maison, mais, comme il venait de le
rappeler, n'était-ce pas à lui que l'on devait la prochaine guérison de
Pauline? N'avait-elle pas apprécié elle-même l'aide dévouée de Marco
pendant la terrible nuit où sa sœur avait failli mourir? Et, tout récem-
ment encore, pouvait-elle oublier que la sollicitude de son cousin lui
avait été douce, lorsqu'il était venu l'aider à supporter la pénible
attente, pendant l'opération qui devait décider du sort de Pauline?
Atterrée, elle pensa :
« Je viens d'être odieuse et injuste, en effet.
J'ai dit des mots irréparables. Maintenant, il est trop tard. »
Trop tard? Peut-être pas. Marco descendait si lentement qu'il ne
se trouvait pas loin encore. Mais Sylvie dut faire un immense effort
pour, surmontant son orgueil et son ressentiment, crier d'une voix tout
enrouée de larmes :
« Marco! Ecoute, Marco! »
Il se retourna vivement.
« Attends-moi! » ajouta-t-elle.
Marco s'arrêta et la regarda venir, étonné, sur la défensive,
s'attendant à de nouveaux reproches. Mais, lorsqu'elle l'eut rejoint, elle
dit avec embarras :
« Marco, je te prie dé m'excuser pour tout ce que je viens de te
dire. C'est le chagrin et la colère qui m'ont fait parler ainsi. Je ne
savais plus ce que je disais. »
Dans les beaux yeux sombres de Marco, une lumière brilla.
Pourtant, son visage resta impassible et il ne tendit même pas la main
vers elle.
« Oui, Sylvie, dit-il, je veux bien croire que les mots ont dépassé
ta pensée. Tu m'as fait beaucoup de peine... plus de peine que tu ne
peux l'imaginer, mais je songe d'autant moins à t'en vouloir que tout
arrive par ma faute. Tu l'as dit et c'est exact. D'autre part, je peux

75
d'autant mieux comprendre ta peine, que je la partage. Oui, j'aime Le
Colombier comme tu l'aimes, et je venais justement de trouver l'idée
que je cherchais, une idée merveilleuse, un travail passionnant, ici
même : tu juges de ma déception !
— Mais quel travail? »
Il eut un geste découragé.
« Inutile de t'en parler, puisque c'est un rêve irréalisable : cela ne
servirait qu'à te donner encore plus de regrets. »
Ils firent quelques pas en silence, l'un derrière l'autre, sur l'étroit
sentier. Sylvie le rompit en demandant :
« Voyons, Marco, ton père est-il absolument décidé? Ne peux-tu
tenter de le faire revenir sur sa décision?
— C'est bien mon intention, mais je ne me fais aucune illusion.
— Est-il donc si méchant?
— Méchant? Oh! non. Seulement, c'est un homme
pratique et peu sentimental. Il doit être persuadé qu'il agit pour mon
bien et je le crois incapable de comprendre le chagrin que j'aurai à
quitter cette maison. Toutefois, je vais lui écrire, et... Sylvie, tu devrais
le faire aussi. Qui sait si ta lettre ne le toucherait pas plus que la
mienne? les femmes savent dire les choses mieux que nous.
— Soit, je vais essayer tout de suite, avant que Le Colombier ne
soit mis en vente. »
La voix de Sylvie trembla en prononçant ce dernier mot. Puis,
elle ajouta :
« Ne crois-tu pas qu'on pourrait demander à parrain de «
lambiner » un peu, pour exécuter les ordres de ton père?
— Je l'ai déjà fait.
— Qu'a-t-il dit?
— Qu'il attendra la réponse à nos lettres et cela d'autant plus
volontiers, qu'il est lui-même désolé par la décision de papa. Je dois
d'ailleurs t'annoncer sa visite. Il pense que tu as besoin de réconfort
et veut causer avec toi de cette affaire. »
On arrivait derrière la maison. Avant d'ouvrir la porte qui
donnait au fond du vestibule, Marco demanda :
« Crois-tu nécessaire de mettre dès maintenant ta sœur au
courant?
- J'étais en train de me poser cette question, répondit Sylvie. Si,
par bonheur, ton père renonçait à ses projets, nous aurions causé à

76
Pauline une peine inutile. Laissons-la toute à la joie de sa prochaine
guérison. »
Ayant ainsi réglé leur ligne de conduite, ils rentrèrent chacun
chez soi et, le soir même, Marco, dans son studio, Sylvie, devant le
petit bureau de sa chambre, rédigèrent de nombreux brouillons, avant
d'écrire la lettre où chacun d'eux tentait de faire revenir sur sa décision
le planteur de café, dans sa lointaine fazenda.

77
CHAPITRE X

L'INONDATION

LES RELATIONS entre Sylvie et Marco étaient redevenues sinon


très cordiales, du moins plus détendues.
Lorsqu'on éprouve les mêmes craintes, qu'on attend avec la
même anxiété une réponse à deux lettres pareillement suppliantes, et,
surtout, lorsqu'on désire ardemment la même chose, il est impossible
de s'ignorer et de prétendre n'avoir « rien à se dire ».
Et puis, il y avait Pauline, Pauline à qui l'un et l'autre voulaient
épargner un grand chagrin, ou, en mettant les choses au pire, retarder
le moment de lui apprendre une mauvaise nouvelle.
Or, Pauline, si intuitive, si observatrice, sentit, au début, qu'il se
passait quelque chose d'insolite.
« Tu as l'air préoccupée, Sylvie, dit-elle un jour. Pourquoi?

78
- Oh! pour un tas de choses, répondit sa sœur. Il est
difficile, tu sais, de diriger une propriété quand on n'en est pas la
seule responsable. »
Pauline se rembrunit.
« Ce n'est pas Marco, j'espère, qui te fait des ennuis : je l'en crois
bien incapable!
- Non, non... seulement, avec lui, tout est plus compliqué, tu
comprends?
- A propos de Marco, il m'intrigue en ce moment. As-tu
remarqué qu'il est devenu étrangement silencieux, qu'on n'entend
plus de musique chez lui et qu'il n'a pas reçu ses amis depuis quelque
temps? »
Bien sûr, Sylvie l'avait remarqué. Marco était trop inquiet pour
avoir envie de remplir Le Colombier de musique, de visiteurs, de bruit
et de rires. Mais, on aurait dû s'y attendre, Pauline s'en étonnait. Force
fut donc à Sylvie de prévenir son cousin.
Marco soupira.
« Soit. Tout va redevenir « comme avant », puisqu'il le faut,
mais uniquement afin de rassurer Pauline. Sache-le bien, Sylvie, pour
moi, le cœur n'y sera pas. »
Et, de nouveau, les disques tournèrent, le saxophone de Diego
retentit, les voitures amenèrent des invités, dont on entendit les voix
joyeuses. Alors, Pauline songea : « Je me trompais, Marco est toujours
aussi plein d'entrain », tandis que Sylvie pensait :
« On se croirait encore au temps où nulle menace ne planait sur
notre Colombier. Je me plaignais alors, je détestais la présence de
Marco, et je ne savais pas que j'en arriverais à regretter ce temps-là! »
Tous les matins, elle guettait le facteur qu'elle voyait déboucher
sur la terrasse avec un battement de cœur, mais aucune lettre n'arrivait
du Brésil. Et tous les soirs, en revenant de son travail, Marco
s'arrangeait pour voir seule sa cousine, et demandait :
« Toujours rien?
— Non, rien », répondait-elle.
Alors, la même déception se peignait sur leurs visages.
Un jour, enfin, Sylvie tint dans ses mains tremblantes une
enveloppe portant les timbres brésiliens. Malheureusement, la lettre
était adressée au seul Marco, et elle dut attendre la fin de la journée
pour la lui remettre.

79
Il pâlit, lorsqu'elle la lui tendit, mais, après avoir jeté un coup
d'œil sur l'adresse, il dit avec surprise :
« Ce n'est pas l'écriture de mon père. Qu'est-ce que cela
signifie?»
Et comme Sylvie n'osait pas l'interroger, il ajouta :
« Viens vite chez moi : nous allons savoir. »
Fébrilement, il décacheta la lettre et regarda tout de suite la
signature.
« Ah! c'est Moraès, l'intendant du domaine, murmura-t-il. Puis il
lut, à demi-voix, traduisant pour Sylvie, les quelques lignes écrites en
portugais.

Monsieur Marco,

Votre lettre, ainsi que celte de mademoiselle votre cousine, est


arrivée en l'absence de votre respecté père. M. Oliviéro est, en effet,
parti en voyage pour quelques semaines. Comme il ne devait se fixer
nulle part, il ne m'a pas laissé d'adresse et m'a confié la fazenda, en
me chargeant de prendre connaissance du courrier et de répondre à
sa place. Vous comprendrez qu'il m'est impossible de régler
personnellement une affaire qui ne regarde que M. Oliviéro et vous-
même.
Il faut donc attendre le retour de monsieur votre père. J'ai tenu
à vous avertir de son absence, pour que...

« Et caetera... et caetera... », fit Marco en laissant tomber la


lettre. Eh bien, nous ne sommes pas plus avancés. Quelle déception!
- Sans doute, dit Sylvie, mais c'est un répit, un répit de quelques
semaines, pendant lesquelles nous pouvons encore espérer. »
Elle parlait la tête basse, froissant distraitement l'enveloppe entre
ses doigts, en sorte qu'elle ne vit pas le regard ému que Marco posa
sur elle lorsqu'il ajouta :
« Tu es gentille de dire « nous », et tu as bien raison, nous
pouvons encore espérer! »

*
**

80
La pluie, une pluie fine et froide, tombait depuis deux jours d'un
ciel si sombre que, dès le matin, on pouvait se croire au crépuscule. Le
bruissement menu et monotone de l'averse rendait morose l'humeur
des habitants du Colombier.
Sylvie entendit Mathilde dire à Roque, le fermier, qui apportait
des œufs et des fromages de chèvre :
« Vous ne me ferez pas croire que les saisons sont les mêmes
que « dans les temps ». Chez nous, il faisait beau jusqu'à Noël.
— Hé ! fit Roque, il pleuvait bien quelquefois.
— Oh! si peu, qu'autant vaut n'en pas parler. Allez! moi, je sais
bien d'où ça vient : ce sont « leurs » bombes et « leurs » fusées qui
nous changent le ciel!
- C'est possible, repartit le fermier en regardant les nuages bas
et uniformément gris. Mais d'où que ça vienne, ça me donne
un « brave » souci, parce qu'il paraît qu'en montagne, il tombe de vrais
déluges. Tous les gardons dont « le nôtre » en descendent comme des
fous. Si nous échappons à l'inondation, nous aurons de la chance »
Marco, qui venait d'entendre ces derniers mots, s'approcha et
remarqua :
« Le lit de la rivière est tellement large qu'on ne doit pas risquer
grand-chose quand elle grossit.
- Pas grand-chose! s'exclama Roque, on voit que vous n'avez
jamais été là quand le gardon « vient », comme on dit chez nous. En
tout cas, moi, je ne me couche pas cette nuit, j'ouvre l'œil et le bon, et
je reste à la fenêtre, prêt à réveiller ma famille et à nous « lever de
devant », si c'est nécessaire. »
Mais on n'eut pas à attendre la nuit. Dès le début de l'après-midi,
Milou, l'aîné des enfants Roque, arriva hors d'haleine sur la terrasse et
se précipita dans le vestibule en criant :
« Mathilde! Mademoiselle Sylvie! Il vient! Il vient! »
A cette nouvelle, tout le monde, même Pauline dans son fauteuil
roulant, accourut.
« Et alors, tu l'as vu? demanda Mathilde.
— Pas encore, mais un automobiliste qui filait vers Nîmes, a dit
à mon père qu' « IL, » était déjà à Aies. Il paraît qu' « IL » est terrible!
Plus gros que jamais!

81
— Mon Dieu! s'écria Sylvie, il ne manquait plus que cela! »
Elle prit un imperméable au portemanteau, et le mit en toute
hâte. Au même instant, Marco et Diego sortirent de chez eux, ayant
entendu la nouvelle annoncée par la voix perçante de Milou.
« Où vas-tu, Sylvie? demanda Marco.
— Retrouver les Roque. Il faudra peut-être les aider.
— Alors, nous te suivons. »
Ils sortirent sous l'averse, et Mathilde se joignit à eux. Pauline
demeura seule dans sa chambre, déplorant de ne pouvoir encore être
utile à personne.
Toute la maisonnée descendit rapidement le chemin, au bas
duquel on trouva la famille
Roque au grand complet : le fermier, sa femme, Mélie, les
enfants et la « marné », ayant quitté le mas, situé trop près de la
rivière. Ils avaient emmené le cheval, les chèvres, les chiens et même
les poules et les chats, enfermés dans de grands paniers à couvercle.
Tous regardaient couler le gardon, à peine plus large qu'à l'ordinaire,
et qui, là-bas, passait encore facilement sous le pont aux arches

82
massives. Mais le regard de Roque, fixé au loin, vers la gauche,
devenait de plus en plus soucieux. On l'entendit murmurer :
« J'ai bien peur que, cette fois, ce soit la catastrophe! » Soudain,
sa voix fit sursauter tout le monde lorsqu'il cria :
« Ça y est! Le voilà! Le voilà! Regardez! »
Tenant toute la largeur du lit de la rivière, une haute muraille
liquide arrivait à une vitesse incroyable, dominée par une crête
d'écume, car, à sa base, l'eau, que freinaient les cailloux du sol,
avançait moins vite, et les flots supérieurs, plus rapides, passaient au-
dessus des autres et retombaient en cascades bouillonnantes.
Un bruit sourd, continu, doux et cependant terrifiant
accompagnait dans sa course cette extraordinaire barre d'eau à travers
la campagne où tout s'était tu : bruit des voitures, qui ne s'aventuraient
plus sur la route, roulement des charrettes, cris d'animaux et jusqu'au
chant des oiseaux.
Toute la nature faisait silence, dans une attente angoissée. On
n'entendait que le bruissement grandissant du gardon, le martèlement
léger de la pluie, et la voix plaintive de la marné, qui geignait sans
cesse, dans son patois :
« Aïe! moiin Dfoù! Aïe! mouin Dïoù! Dé que verrien encare?
(Ah! mon Dieu, qu'est-ce que nous verrons encore?) »
Quelques secondes plus tard, les flots furieux passèrent devant
les gens du Colombier avec une telle impétuosité et un mugissement si
effrayant que Sylvie ferma un instant les yeux, en portant les mains à
son visage.
Lorsqu'elle les ouvrit, le gardon fou poursuivait sa route,
emportant à toute vitesse les premiers arbres arrachés par le courant.
« Qu'est-ce qu'on entend? D'où viennent ces coups sourds? »
demanda Marco à Roque, un instant après.
Le fermier hocha la tête.
« Ce sont les plus gros troncs d'arbres qui frappent les arches du
pont comme des béliers.
Pourvu qu'elles tiennent! Nos ponts retardent un peu l'avance des
inondations, mais, s'ils cèdent, c'est la catastrophe : l'eau dévaste toute
la région. »
A peine Roque avait-il prononcé ces derniers mots, que, dans un
bruit de tonnerre, on vit, là-bas, le pont s'effondrer, comme un jouet

83
d'enfant qui se casse, et le torrent déchaîné en frapper les débris, en
soulevant de hautes gerbes d'écume.
« Ne restons pas ici! cria Roque. L'eau risque d'y venir! »
Poussant les chèvres et le cheval devant eux, appelant les chiens,
portant les chats et les paniers de poules, les gens du mas se hâtèrent
vers la maison du Colombier sur la pente douce du chemin, suivis par
Sylvie et les deux jeunes gens. Mathilde, elle, aidait Mélie à soutenir
et à entraîner la grand-mère, et l'on entendait les deux femmes
encourager la bonne vieille.
« Pressez-vous, pressez-vous, marné! Et ne vous retournez pas,
pauvre « Mamette » : ce que vous verriez vous « porterait » trop
peine! »
Roque se retournait, lui, et criait :
« Plus vite! Plus vite! L'endroit où nous étions est déjà inondé, et
le mas, notre malheureux mas! On n'en voit plus que le toit! » Puis il
ajouta :
« Mademoiselle Sylvie, monsieur Marco, si l'eau ne monte pas
jusque chez vous, il nous faudra vous demander asile.
— Cela va de soi », dit Sylvie, tandis que Marco s'étonnait :
« Jusqu'au Colombier, dites-vous? Est-ce possible?
— Tellement possible que c'est arrivé une fois, quand j'étais
gamin. Mais alors, l'inondation s'était arrêtée aux caves. Aujourd'hui,
elle pourrait bien monter plus haut.
- Et Pauline qui est seule au rez-de-chaussée ! s'écria Sylvie,
affolée. Il faut absolument la conduire au premier étage, dans son
ancienne chambre. J'y vais! »
Comme elle allait s'élancer vers la maison, Marco la retint par le
bras.
« Non, Sylvie, laisse-moi faire; Diego m'aidera et nous irons
plus vite que toi. »
Les deux garçons partirent comme des flèches, tandis que les
autres, haletants et fatigués, avançaient de moins en moins
rapidement. Mais les flots aussi montaient plus lentement. En se
retournant, on apercevait maintenant, non plus un torrent furieux, qui
ne dépassait guère les bords de son lit, mais, à perte de vue, une mer
houleuse, déchaînée, d'où n'émergeait plus que le faîte de quelques
arbres.

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« D'après ce que je vois, dit Roque, les autres ponts ont dû
sauter, celui de Ners, en tout cas, où passe le chemin de fer. Alors, je
crois que nous n'avons plus besoin de tant nous presser : l'eau n'ira
guère plus loin. »
Elle monta cependant jusqu'au bas du jardin du Colombier.
Mais, là, elle cessa de poursuivre les fuyards, qui regardèrent passer
devant eux les flots troubles, boueux, emportant dans une course folle,
les objets les plus divers, arrachés aux maisons écroulées ou aux rez-
de-chaussée inondés de la ville voisine et des villages.
Marco, revenu avec son camarade, et après avoir rassuré Sylvie
sur le sort de sa sœur,
s'exclama en voyant filer devant lui meubles, poutres, caisses,
tonneaux et même de pauvres bêtes noyées, enlevées à leur étable ou à
leur basse-cour.
« C'est incroyable! Diego, va chercher nos lassos, nous tâcherons
de sauver ce qui passe à notre portée. »
Quelques minutes plus tard, les deux jeunes gens lançaient leurs
cordes et parvenaient parfois à ramener à terre le plus extraordinaire
bric-à-brac que l'on pût imaginer, depuis des buffets, des tables, des
fauteuils, des bicyclettes, jusqu'à un mannequin de devanture, vêtu
d'une élégante robe que l'eau plaquait sur son corps de cire.
Hélas! ils virent aussi, sans pouvoir les atteindre, des toits
d'automobiles, d'où les occupants n'avaient peut-être pas eu le temps
de sortir, des berceaux et des voitures d'enfants, dont on ne put
distinguer s'ils étaient vides.
Soudain, on entendit distinctement des hurlements de femme.
Diego, qui se tenait en amont, à quelque distance de Marco, aperçut le
premier la malheureuse, agrippée à une poutre et qui appelait
désespérément au secours. Il lança son lasso, mais la poutre passait
trop loin, la corde ne l'atteignit pas.
« A toi, Marco, essaie! cria-t-il : elle se rapproche du bord! »
Le lasso siffla et s'abattit à portée de la main de la femme. Celle-
ci allait s'en saisir, lorsqu'un tronc d'arbre qui passait l'en sépara. On la
vit s'éloigner — jusqu'où? jusqu'à quand? — tandis que ses cris
allaient s'affaiblissant.
A la fois horrifiée par ce spectacle et fascinée au point de n'en
pouvoir détourner le regard, Sylvie, qui se tenait, en aval, à une
certaine distance de Marco et de Diego, murmura, bouleversée,

85
lorsque la femme que les deux jeunes gens n'avaient pu atteindre passa
devant elle : « La voir, là, si près de nous, et ne pouvoir rien faire pour
elle, c'est affreux! »
Mais elle n'eut pas le temps de s'apitoyer davantage. Mélie, qui
se tenait auprès de Diego, cria tout à coup :
« Une voiturette d'enfant! Voyez! Voyez! Et il y a un petit
dedans : je vois ses menottes! Vite, vite. Diego, attrapez-la! »
Le landau avançait, dangereusement ballotté par les flots. D'un
instant à l'autre, un remous pouvait le retourner, une poutre ou un
tronc d'arbre le briser. Il passait à portée du lasso, difficile à saisir,
pourtant, sans risquer de blesser l'enfant d'un coup de corde... et Diego
le manqua.
Quelques mètres plus loin, Marco essaya à son tour, sans succès.
Plus loin encore, Sylvie hurla :
« Mais ce n'est pas possible, on ne va pas laisser périr ce petit! »
Et, tandis que Marco la rejoignait en courant, elle avisa, près
d'elle, un figuier dont l'eau baignait le pied, et dont la plus grosse
branche surplombait la mer démontée qui passait au-dessous d'elle et
descendait tout près des flots.
Sans hésiter, Sylvie se précipita sur le tronc noueux, facile à
escalader, puis s'étendit sur la branche et laissa pendre son bras au-
dessus de l'eau. La petite voiture arrivait rapidement : elle allait passer
sous le figuier, non loin de la
rive. Sylvie se pencha plus encore, et, au milieu des cris des
assistants, saisit le bébé par une épaule et le souleva, tandis que le
courant emportait la voiture vide.
Mais, au moment où elle serrait l'enfant contre elle et s'apprêtait
à redescendre du figuier, elle sentit avec terreur celui-ci se dérober,
s'enfoncer lentement, tandis que Marco, les yeux exorbités, voyait
l'eau déraciner, d'une terre qui n'était plus que de la boue, l'arbre où se
cramponnait Sylvie, pour l'emporter, comme tant d'autres.
La corde du lasso siffla de nouveau. Elle frappa rudement la
jeune fille aux épaules, sans, par bonheur toucher la tête du bébé, puis
le nœud coulant serra la taille de Sylvie, juste au moment où le figuier
atteignait le flot qui l'entraînait.
Elle se sentit tirer brutalement à contre-courant, suffoqua, au
contact de l'eau glacée, et, lorsqu'on l'étendit sur le sol, elle avait perdu
connaissance.

86
CHAPITRE XI

APRÈS LE CAUCHEMAR... LE PETIT « MOÏSE »

LENTEMENT, Sylvie reprenait conscience. Encore inerte, les


yeux fermés, elle se rendait compte, cependant, qu'elle n'était
plus allongée sur le sol. Quelqu'un la portait, qui marchait à pas
réguliers. Mais pourquoi sentait-elle, à travers un tissu mouillé,
cette sourde et rapide pulsation? Et qui parlait tout bas? Que disait
cette voix haletante? « Sylvie, ma chérie... ma chérie... » Lointains,
très lointains, des cris d'enfant lui parvinrent, et ce furent ces cris qui
la ramenèrent à la réalité et lui firent ouvrir les yeux.
Alors, elle vit le visage bouleversé de Marco, qui la portait, dans
ses bras robustes. Elle avait la tête appuyée contre sa poitrine et, sous

87
le pull-over trempé du jeune homme, c'était son cœur qui battait si
fort.
« Marco », fit-elle faiblement.
Il tressaillit, et son regard rencontra celui de Sylvie. Alors, il
poussa une exclamation et tourna la tête, pour crier aux gens qui
cheminaient derrière lui :
« Elle reprend connaissance, mes amis ! » Puis il ajouta :
« Tu nous as fait bien peur, Sylvie, mais, Dieu soit loué! te voilà
saine et sauve. Dans trois minutes, tu seras à la maison.
— Marco, répéta-t-elle : je me souviens maintenant... je sais que
je te dois la vie.
— Et moi, fit-il en essayant de plaisanter, je te dois le plus beau
coup de lasso de mon existence! Ne me remercie pas : nous
sommes quittes.
— Et l'enfant?
— Sauvé, lui aussi. Ne l'entends-tu pas brailler?
— Si...
— La corde l'a légèrement blessé à la cheville, lorsque le nœud
coulant t'a serré la taille, car son pied se trouvait juste à la hauteur de
ta ceinture. Mais il n'a rien de cassé, sois tranquille. »
Marco parlait en haletant, car le chemin montait et, bien que
Sylvie ne fût pas lourde, son fardeau commençait à lui peser.
« Aide-moi, dit-elle : je vais essayer de marcher. »
Il la posa doucement, appela Diego et, soutenue par les deux
garçons, claquant des dents, ses vêtements ruisselants plaqués sur son
corps transi, elle atteignit enfin la maison.
En bons Méridionaux, les gens du Colombier manifestèrent leur
joie et leur émotion avec exubérance. Il y eut beaucoup
d'exclamations, de larmes, de bruyants baisers, prodigués par
Mathilde, encore toute tremblante. Quant à Pauline, elle regardait,
bouleversée, sans pouvoir articuler un seul mot, cette sœur qu'elle
avait failli perdre, tout en serrant dans ses bras le bébé qu'on lui avait
confié.
Marco mit fin à toutes ces effusions en disant :
« Laissez donc Sylvie aller se changer, sinon elle va prendre
froid. Et toi, Pauline, garde encore ce petit un moment, pendant que
Mathilde ira faire chauffer du lait pour lui. Venez avec moi, Roque,

88
nous allons voir comment on pourra vous installer, vous, votre
famille... et votre ménagerie! »
Et, comme Sylvie s'éloignait, il lui recommanda :
« Descends le plus tôt possible, n'est-ce pas, Sylvie, car nous
aurons besoin de toi. »
« Voilà Marco qui reprend le ton du commandement, pensa-t-
elle en gravissant l'escalier. Ce garçon n'est bien que dans les grandes
circonstances, mais dès que tout est rentré dans l'ordre il redevient
autoritaire, exigeant, encombrant, et... Oui, oui, je sais qu'il m'a sauvé
la vie : encore une chose que je lui dois... et pas des moindres ! En tout
cas, il a eu vraiment peur
pour moi, et il faisait une drôle de tête, quand j'ai ouvert les
yeux. Je ne l'avais jamais vu si pâle. Mais avant? Avant que je
reprenne mes esprits, que s'est-il passé? »
Les sourcils froncés, Sylvie essayait de se souvenir. Vaguement,
elle réentendait une voix brisée et chuchotante, qui disait... quoi? Que
disait-elle? Et ce cœur qui battait à grands coups sourds contre sa joue,
était-ce rêve ou réalité? Tout cela s'enveloppait pour elle d'un épais
brouillard.
« Ah! je ne sais plus, conclut-elle, impatientée, j'étais
complètement abrutie. Ce que je sais bien, en tout cas, ajouta-t-elle en
jetant sa robe mouillée sur le carrelage de la salle de bain, c'est que
Marco ne profitera pas de son coup de lasso pour m'imposer sa
volonté, et jamais je ne lui laisserai oublier que, par sa faute, notre
Colombier ne nous appartiendra peut-être bientôt plus. »
Mais, tout en prononçant ces derniers mots d'un ton rageur, elle
savait parfaitement que ses paroles dépassaient sa pensée et qu'elle ne
pourrait désormais reprocher quoi que ce soit à Marco, sans faire
figure d'ingrate.
« C'est bien le plus terrible, marmotta-t-elle : je me trouve dans
une situation impossible!»
Après s'être vigoureusement frictionnée, avoir revêtu des
vêtements secs et passé le séchoir sur ses cheveux mouillés, elle
redescendit, pressée de savoir comment allait s'organiser la vie au
Colombier, coupé de tout par l'inondation, et désireuse aussi de voir
de plus près le petit rescapé.
Comme elle se dirigeait vers la cuisine, où l'on entendait un
grand bruit de voix, Marco l'arrêta dans le vestibule.

89
« Veux-tu venir un instant? demanda-t-il, je voudrais avoir ton
avis sur ce que nous pouvons faire pour les Roque. Mieux vaut en
discuter tranquillement chez moi.
— Ne pouvons-nous aller retrouver Pauline?
— Non, car j'ai quelque chose à te dire au sujet de ta sœur. »
Sylvie suivit donc Marco dans son studio, pensant qu'en effet il
serait plus facile de prendre des décisions en l'absence des gens du
mas, aussi bruyants que « braves », et intriguée par ce que son cousin
avait à lui communiquer, concernant Pauline.
Le poêle de faïence ronflait, et, près du divan, sur une table
basse, Diego avait servi le thé.
« Mets-toi là, dit Marco, en entassant des coussins, et prends ton
thé brûlant, car tu parais encore gelée. »
C'était vrai. Le froid avait pénétré Sylvie jusqu'à la moelle des
us. Elle ne parvenait pas à se réchauffer. Mais la bonne température
qui régnait dans la pièce et la boisson qui fumait dans sa tasse, la
réconfortèrent.
« As-tu regardé par une fenêtre du premier étage? demanda
Marco.
— Oui. J'ai vu que l'inondation s'étend à perte de vue.
Plus de route, de car, de chemin de fer, de téléphone : nous voilà
comme Robin-son dans son île.
— Roque dit que l'eau mettra plusieurs jours à se retirer, il faut
donc « tenir » jusque-là. Tout à l'heure, nous ferons, avec
Diego et Mathilde, l'inventaire des provisions dont nous
pouvons disposer l'un et l'autre. Tu es d'accord, n'est-ce pas?
— Naturellement!
— J'ai sorti ma voiture du garage, où l'on a enfermé cheval,
chèvres et poules. Espérons qu'ils feront bon ménage! Quant aux
gens, accepteras-tu de mettre deux chambres inoccupées à leur
disposition?
— Cela va de soi.
— Se serviront-ils de votre cuisine, ou de la mienne ?
— La nôtre est plus grande, et tu sais qu'ils tiennent beaucoup
de place, répondit Sylvie avec un demi-sourire.
— C'est juste, fit Marco en riant, mais si la tribu Roque épuise
trop votre vieille Mathilde, Diego est prêt à venir à son aide puisqu'il

90
lui est impossible — comme à moi, d'ailleurs — de se rendre à son
travail.

« Maintenant, ajouta-t-il, je voudrais te parler de Pauline. Je sais,


Sylvie, que tu as sauvé ce bébé, il t'appartient plus qu'à personne, en
attendant qu'on retrouve ses parents, mais je crois que tu ferais un
immense plaisir à ta sœur en le lui confiant. Elle peut très bien
s'occuper de lui, sans trop se fatiguer et elle serait si fière de se rendre
utile, comme une fille en bonne santé! »
Sylvie hésita un instant. Se charger du petit rescapé lui aurait fait
plaisir, à elle aussi. Mais son affection pour sa sœur fut la plus forte.
« Je veux bien, dit-elle, d'autant que cela fera prendre patience à
Pauline. Ses progrès vont se ralentir, j'en ai peur, puisque le masseur
ne pourra venir jusqu'à nous de quelque temps. Quel dommage! alors

91
qu'elle commençait à pouvoir se tenir debout! Mais, Marco, je l'aiderai
un peu, n'est-ce pas, car, tu sais, j'adore les bébés! »
Marco sourit.
« Bien sûr, tu l'aideras, non pas un peu, mais beaucoup... en lui
laissant croire qu'elle est seule responsable de ce petit.
— Je pense à ses parents, murmura Sylvie, ils doivent être
désespérés.
— Ah! j'y pense aussi, mais je ne vois pas le moyen de faire
savoir tout de suite qu'un bébé a été sauvé et se trouve au Colombier.
Dès que cela sera possible, nous ferons passer un message par la radio,
nous enverrons une note aux journaux, mais pour le moment, il n'y a
rien à faire. Et maintenant, Sylvie, au travail! Nous n'en manquons
pas. J'ai déjà montré les chambres à Roque, je vais lui dire qu'il
peut s'y installer avec sa famille.
— Alors, moi, je me rends chez Pauline. Je m'occuperai
ensuite des provisions avec Mathilde. »
Pauline tenait toujours le bébé dans ses bras, mais elle ne
paraissait pas lasse de le contempler.
« Regarde, Sylvie, regarde-le! N'est-il pas adorable? »
Sylvie en convint. Le petit garçon était un bel enfant d'environ
huit ou dix mois, un petit Méridional aux cheveux sombres, qui com-
mençaient à boucler, au teint brun, aux belles joues rondes, rosés et
dorées comme des prunes mûres. Il dormait à poings fermés; repu et
réchauffé.
« Ses habits étaient mouillés, dit Pauline, mais Mathilde savait
où trouver notre vieille layette. Nous l'avons changé, je lui ai mis cette
veste bien chaude, puis nous avons pansé sa petite blessure au pied et
je lui ai donné un biberon de lait. Tu aurais dû voir comme il s'est jeté
dessus !
- Tu as très bien fait, dit Sylvie en souriant, et tu me parais tout à
fait douée pour la puériculture. Aussi, comme je vais avoir beaucoup à
faire ces jours-ci, tu me rendrais service en continuant à t'occuper de
lui. »
Le visage de Pauline s'illumina.
« Oh! Sylvie, c'était mon rêve! Mais je pensais que tu tiendrais à
le soigner toi-même.

92
— Naturellement, j'aurais aimé cela, mais je vois bien que le
temps me manquerait. Pourtant, je tâcherai de t'aider un peu, si
possible.
— Je me demande qui peut être ce petit et d'où il nous est venu,
au fil de l'eau! reprit Pauline en regardant les vêtements qui
séchaient devant le poêle, et qui ne manquaient pas d'élégance,
depuis la barboteuse de fine laine, jusqu'au manteau en fourrure de
nylon, que nouait un ruban de satin. On ne peut même pas savoir
comment il s'appelle. Vois, il porte bien ce petit bracelet d'or, mais,
sur la plaquette, il n'y a que deux initiales : F. D. et une date, celle de
sa naissance ou de son baptême. Quel nom allons-nous lui donner, en
attendant de le rendre à ses parents.
- Quel nom? Mais il est tout trouvé, répondit Sylvie en riant. Ce
sera « Moïse »... N'est-il pas « sauvé des eaux » ?
- Va pour Moïse, quoique le gardon ne ressemble guère au Nil!
— Ni moi à la fille du Pharaon, conclut Sylvie. Mais
dis-moi, ajouta-t-elle, combien de temps comptes-tu garder ce poupon
dans tes bras?
— Oh! toute la nuit, s'il le faut! dit Pauline, en serrant l'enfant
contre elle avec tendresse.
— Toute la nuit? Si l'on te posait la question vers deux heures
du matin, je crois que tu aurais changé d'idée, non? Je vais aller au
grenier, chercher un de nos berceaux, qui doivent bien s'y trouver.
— Ne pourrais-tu y envoyer Marco? demanda timidement
Pauline.
— Pourquoi Marco? Je suis bien capable de...
- Parce que, si Marco m'apportait ce berceau, je le verrais au
moins un instant. Je ne veux pas être égoïste, ajouta-t-elle, je sais qu'il
aura comme toi, tous ces jours-ci, beaucoup de souci et de travail,
mais sa présence va me manquer. Il est vrai que le petit Moïse me
tiendra compagnie. »
Sylvie regarda Pauline. Qu'y avait-il, sous ces calmes et
raisonnables paroles? Une affection reconnaissante pour le cousin du
Brésil, ou davantage encore? Rien, sur le délicat visage, rien dans les
grands yeux noirs, ne trahissait le secret de Pauline. Mais ce secret,
Sylvie pensait l'avoir surpris depuis longtemps, depuis la nuit, où,
dans la fièvre et le délire, sa sœur n'appelait que le seul Marco.
Elle hésita un instant avant de se décider à dire :

93
« Si Marco n'a pas le temps de venir te voir, il ne t'oublie pas
pour autant. Honnêtement, je dois te l'avouer, c'est lui qui m'a
demandé de te laisser la responsabilité de ce petit.
— Lui, vraiment? s'écria Pauline, tandis que son regard brillait
de joie, oh! cela me fait plaisir! »
« Quant à moi, je n'en sais pas davantage », pensa Sylvie en
gravissant l'escalier qui menait au grenier.
Elle y trouva un petit lit de bois à colonnettes, démonté en
plusieurs morceaux, qu'elle entreprit de descendre.
L'escalier était étroit, le meuble encombrant, aussi atteignit-elle
tout essoufflée le couloir du premier étage, où elle rencontra les deux
jeunes gens en train d'installer les Roque dans leurs chambres. Diego
se précipita pour la débarrasser de son fardeau, en disant :
« Laissez, mademoiselle Sylvie, c'est trop lourd pour vous. »
Sylvie pensa que sa sœur préférerait sûrement que Marco lui-
même apportât le petit lit, aussi, interpellant son cousin :
« Je n'ai pu me charger du matelas et de l'oreiller. Veux-tu aller
les chercher? » demanda-t-elle.
Un moment plus tard, Pauline regardait en souriant Marco et
Diego monter et installer la couchette à côté de son divan, et
consentait enfin à laisser sa sœur la débarrasser du bébé, pour le poser
doucement entre les draps frais, sous une couverture pliée en quatre.
On la laissa seule avec son petit protégé, car Marco pria Sylvie
de venir faire, avec lui et Mathilde, l'inventaire des provisions que
contenaient les deux appartements.
Ils trouvèrent beaucoup trop, à leur gré, d'épices, d'ail, de vanille,
de thé, dont on se fût bien passé, et pas assez de conserves, de pâtes,
de sucre, de riz. Par contre, il restait suffisamment de pommes de terre
à la cave pour nourrir tout le monde pendant quelques jours, et, au
grenier, les dernières pommes, toutes ridées, étalées sur leur lit de
paille.
« Voilà des boîtes de lait concentré pour notre petit rescapé, dit
Sylvie en sortant cinq boîtes du placard. Mais, pour un bébé de son
âge, le lait ne suffit plus, ne crois-tu pas, Marco? »
Ce dernier hocha la tête.
« Oh! tu sais, moi et la puériculture... De toute façon, il faudra
bien qu'il s'en contente.
— Mais s'il dépérit? » Mathilde intervint.

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« D'abord « d'ici que » les eaux se soient retirées, un petitet
comme lui ne risque pas de dépérir : il a de bonnes réserves, il semble
l'ange bouffarel (1) ... Et puis, de mon temps, on ne mangeait pas des
carottes et du jambon à six mois et pourtant les « péquelets » venaient
aussi beaux que ceux d'aujourd'hui.
1. Expression patoise méridionale : « l'ange bouffarel > c'est celui qui, sur les images, souffle dans
une trompette en gonflant les joues.

— Alors, nous voilà tranquilles, dit Marco. Mais ce qui


m'inquiète, c'est la nourriture de la ménagerie des Roque. Que donner
au cheval, aux chèvres, aux poules? »
Mathilde avait réponse à tout.
« J'y ai pensé : il y a les sacs de grains qui devaient nourrir les
pigeons jusqu'au printemps : ça remplacera les picotins d'avoine du
cheval. Quant aux poules, comme il ne pleut plus, on peut les lâcher
derrière la maison, où elles trouveront leur pâture. On leur donnera
même quelques poignées de riz, pour leur dessert.
— Et moi, ajouta Roque qui venait de redescendre à la cuisine,
je vais tâcher de ramasser sur la colline un peu d'herbe et de thym,
pour mes « cabrettes ». Puis, je couperai des branches de pin, pour
faire une litière dans le hangar. Tout cela sera mouillé, mais que faire?
— Dépêchez-vous, Roque, la nuit vient, recommanda Mathilde.
— La nuit, déjà, murmura Sylvie. Elle tombe bien tôt, en cette
saison. Est-ce possible que tant de choses se soient passées, en
quelques heures seulement? »
Le dîner du soir rassembla, autour de la table de la vaste cuisine,
une bruyante compagnie, car les Roque n'acceptaient pas leur
infortune en silence. Le père énumérait inlassablement les dégâts que
l'inondation aurait causés à son mas, la « marné » geignait, soupirait et
marmottait en patois, Mélie maudissait, de sa voix puissante de
Méridionale, ce « mostre » de gardon, et répétait qu'il fallait être «
simples », pour habiter tellement près d'une rivière aussi traîtresse.
Quant aux enfants, très excités par les événements, ils faisaient plus de
bruit que leurs parents, et le tout petit, dérouté par le brusque
changement d'habitudes, et tombant de sommeil, braillait à tout propos
et refusait sa « soupette ».

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Sylvie, Pauline, Marco et Diego avaient voulu partager le repas
de leurs hôtes. Mais, sitôt la table desservie, ils allèrent chercher,
chacun chez soi, un peu de calme et de repos, bien nécessaire après
une journée si remplie d'émotions.
Sylvie se coucha tout de suite, épuisée de fatigue. Pourtant, elle
ne put trouver le sommeil : tous les événements de la journée lui
revenaient à l'esprit. Elle croyait entendre encore le sourd grondement
du gardon. Elle revoyait la sinistre muraille liquide, arrivant à toute
vitesse et submergeant tout. Lorsqu'elle fermait les yeux, elle
apercevait, défilant sous ses paupières closes, au fil des eaux tumul-
tueuses, les pauvres épaves arrachées aux maisons ravagées, et ce
landau d'enfant, où dormait
un bébé dont le moindre mouvement risquait de faire chavirer la
couchette, ballottée par les flots. Enfin, elle se rétractait tout entière au
souvenir du lasso frappant ses épaules comme un fouet, puis serrant sa
taille et la ramenant brutalement sur la terre ferme, tandis que le froid
glacial de l'eau la pénétrait jusqu'aux os.
Aujourd'hui, elle avait failli mourir. Comment, à cette pensée,
conserver des nerfs calmes et sombrer dans un paisible sommeil?
Lorsqu'elle entendit sonner onze coups à l'horloge du vestibule,
elle rejeta ses couvertures avec impatience, sauta du lit, revêtit sa robe
de chambre, alla jusqu'à la fenêtre, où, le front à la vitre, elle regarda
au-dehors.
Ce qu'elle vit la fit frissonner. Le ciel s'était dépouillé, la lune
brillait, mais sa clarté ne baignait pas le tranquille paysage nocturne
habituel : les arbres du verger, les murs blancs du mas, plus loin, le
pont enjambant l'étroit et sombre ruban du gardon, comme un jouet
d'argent, plus loin encore, la claire colonnade que formaient les troncs
des platanes, entre lesquels fuyait la route de Nîmes. Tout cela avait
disparu, submergé à perte de vue par la masse liquide qui, recouvrant
la région entière, montait jusqu'au pied du Colombier, jusqu'à la haie
de troènes, au bas du jardin, et le long reflet couleur de perle qui
tremblait à la surface des eaux les faisait paraître plus obscures et plus
sinistres.
Sylvie se sentit envahie par une poignante tristesse. Pendant
cette longue journée, elle n'avait pas eu le temps de penser : il fallait
d'abord agir. Maintenant, elle ressentait la fatigue, la solitude, une

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sorte de peur rétrospective, un grand trouble aussi, lorsqu'elle songeait
à Marco, à Marco qui l'avait sauvée.
Maintenant, aussi, ses soucis lui revenaient, concernant la chère
maison menacée.
« J'avais oublié cela », se dit-elle. Et Marco? avait-il oublié
également? A quoi pensait-il en ce moment? Etait-il triste comme
elle?
« Mais pourquoi me poser ces questions? murmura-t-elle, que
m'importe ce que peut penser Marco? Je suis sûre, d'ailleurs qu'il dort
comme un loir, tandis que moi... »
Elle soupira, contempla encore longuement la campagne
inondée, et, soudain, ses larmes jaillirent, tandis qu'elle murmurait :
« Même quand les pires catastrophes s'abattent sur ce pays, je ne
l'en aime que davantage, et s'il faut le quitter, quitter mon Colombier...
non, ce n'est pas possible... pas possible! »

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CHAPITRE XII

QUAND LES EAUX SE RETIRENT.


DE NOUVEAUX AMIS

LES EAUX mirent plusieurs jours à se retirer. Depuis les fenêtres


du premier étage, les robinsons du Colombier les regardaient baisser.
Dès l'aube, Roque, levé le premier, courait constater les progrès
accomplis pendant la nuit.
Un beau matin, il réveilla toute la maisonnée en criant :
« Venez voir! Venez tous! On aperçoit le toit du mas! »
En effet, les tuiles romaines, plus rosés d'être mouillées,
émergeaient de la nappe liquide. Vers le soir, on distingua les lucarnes
du grenier et, le lendemain, toute la maison apparut dégagée. Le
gardon, à peine plus large qu'à l'ordinaire, avait regagné son lit :
l'inondation était terminée.
Mais quel spectacle de désolation présentait le pays! Champs,
vignes et vergers ravagés, routes défoncées, chemins ravinés, voitures

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emportées et arrêtées par des arbres assez solides pour résister à
l'assaut du courant, perchées entre les branches comme de monstrueux
oiseaux, d'autres retournées, les quatre roues en l'air, ou dressées
contre des murs, le capot dans la boue, enfin, parsemés un peu partout,
à l'endroit où les flots les avaient déposés, les objets les plus
inattendus, depuis des buffets de cuisine ou des fauteuils Louis XV,
jusqu'à des instruments de musique et des tables de café.
Les habitants du Colombier accompagnèrent les Roque jusqu'au
mas, où le fermier et sa famille restèrent un instant figés par la stupeur
et la consternation devant l'ampleur du désastre.
Une partie du ménage, au rez-de-chaussée, avait disparu, les
beaux micocouliers de la cour, arrachés, gisaient dans la boue, cette
boue qui remplissait tout le bas de la maison : logement, étable, écurie,
tandis qu'à l'étage l'eau s'était infiltrée à travers les tuiles du toit dans
le grenier, puis dans les chambres, pénétrant partout, transformant les
matelas en gigantesques éponges, abîmant le contenu des armoires.
En silence, tout le monde contemplait le désastre. Même la
marné se taisait, ne trouvant, dans son patois, aucun mot pour qualifier
ce qu'elle avait devant les yeux.
Ce fut Roque qui se reprit le premier.
« Allons! dit-il avec décision, il faut retrousser nos manches et
nous mettre au travail : il n'en manque pas! »
II fallait en effet sortir ce qui restait dans la maison, pour que le
pâle soleil d'hiver et le vent froid qui soufflait maintenant sèchent tous
ces pitoyables objets détrempés et vider ensuite la boue dans laquelle
on s'enfonçait jusqu'aux chevilles, avant d'entreprendre de grands net-
toyages.
« Je vous aiderai jusqu'à ce que je puisse retourner travailler, dit
Diego.
— Moi aussi, promit Marco, mais pas tout de suite; j'ai d'abord
une chose importante à faire : trouver le moyen de prévenir les
parents de notre petit rescapé. Je crains que le téléphone ne
recommence pas à fonctionner de sitôt. Pourtant, il faudrait atteindre
ces gens au plus vite : ils doivent être désespérés. Je ne vois qu'une
solution, ajouta-t-il, après un instant de réflexion, c'est d'aller à
Nîmes, où se trouve le siège des journaux et d'où je pourrai téléphoner
à la Radio.

99
— Mais... tu as vu l'état de ce chemin et des routes? » demanda
Sylvie.
Le chemin en pente était complètement raviné : l'eau en avait
emporté toute la terre et, sur la route, au loin, aucune voiture ne
s'aventurait encore, dans la boue qui la recouvrait.
« Oui, j'ai vu, répondit Marco, mais tant pis! je suis décidé à
partir tout de suite. »
Pauline poussa de grands cris quand elle apprit le projet de son
cousin.
« Tu es fou, Marco! Ce que tu veux faire est terriblement
dangereux. Attends au moins demain.
— Demain? cela ferait vingt-quatre heures d'angoisse de plus
pour ceux qui ont perdu ce petit. N'insiste pas, Pauline, je te promets
d'être prudent, mais j'irai.
— Marco a raison, dit Sylvie, il faut penser aux parents de «
Moïse » !
« Moïse », inconscient des problèmes qu'il posait, gazouillait
dans son lit en agitant, ravi, le trousseau de clefs qu'on lui avait donné,
en guise de hochet.
Marco consulta sa montre.
« Dix heures. Je pars immédiatement, et j'espère être rentré avant
la nuit. Mais, pour un garçon qui aime faire de la vitesse, je vais
souffrir!
- Souffre, mais sois prudent, fit vivement Pauline.
- C'est promis, fille sans pitié! dit-il en riant.
— Rapportez-nous des provisions, recommanda Mathilde,
car ce n'est pas de sitôt que je pourrai aller en chercher au village.
- Soyez tranquille : j'en remplirai la voiture... à ce soir! »
L'instant d'après, l'auto rouge s'éloignait en cahotant
dangereusement sur la pierraille du chemin raviné, en attendant de
trouver la route glissante, couverte de boue.
La journée parut longue aux deux sœurs. Pourtant, Marco ne se
fit pas attendre, et rentra, comme il l'espérait, avant la nuit.
Il sortit de sa voiture assez de provisions pour nourrir un
pensionnat, et surtout du pain
frais et doré dont on avait manqué pendant presque une semaine,
du pain que les enfants Roque accueillirent avec des cris de joie, car la

100
famille du fermier devait rester au Colombier jusqu'à ce que son logis
fût redevenu habitable.
« La note dans les journaux paraîtra demain, dit Marco, le
message de la Radio sera diffusé ce soir. Espérons que l'un ou l'autre
atteindra les parents du petit. Maintenant, nous n'avons plus qu'à
attendre. »
On n'attendit pas longtemps. Dès le lendemain, vers la fin de la
matinée, Pauline appela sa sœur.
« Il me semble que j'entends un bruit de moteur, est-ce que je me
trompe? » demanda-t-elle.
Sylvie dressa l'oreille.
« En effet, on dirait bien... Si c'était eux? Je vais voir. »
Elle sortit devant la maison à l'instant même où une somptueuse
voiture débouchait du chemin raviné, en tanguant comme une barque
dans la tempête et s'arrêtait sur la terrasse avec un long grincement de
freins.
Il en descendit un jeune couple élégant qui s'avança vers Sylvie,
le mari, très pâle, soutenant sa femme qui, toute tremblante, semblait
au comble de l'émotion.
Sylvie courut vers eux.
« Les parents de notre petit rescapé, je pense? demanda-t-elle en
leur serrant chaleureusement la main.
— Nous l'espérons, mademoiselle, répondit le jeune homme
d'une voix que l'angoisse altérait, mais nous n'en sommes pas sûrs,
quoique
le signalement donné par la Radio paraisse correspondre à celui
de notre enfant.
— Alors, venez vite le voir! »
Le cœur de Sylvie battait en introduisant les visiteurs dans la
chambre de Pauline. Et si « Moïse » n'était pas leur fils? Quelle
affreuse déception pour ces pauvres gens!
Mais un grand cri de la mère la rassura vite.
« Frédéric! Mon petit! Mon bébé chéri! »
L'instant d'après, la jeune femme, riant et pleurant à la fois,
serrait dans ses bras son fils, qui, brusquement arraché à son sommeil,
se mettait à brailler de toutes ses forces.

101
Elle serrait dans ses bras son fils.

102
Quant au père, un grand et fort garçon bâti en Hercule, il
appuyait sur les épaules de sa femme des mains tremblantes et, s'il
souriait, ses yeux étaient pleins de larmes.
« Comment, comment, ce miracle s'est-il produit? demanda la
jeune mère lorsqu'elle eut remis le bébé calmé dans son berceau.
— Et d'abord, comment la voiture de ce petit a-t-elle été
emportée par l'inondation? interrogea à son tour Sylvie.
- Attendez! fit timidement Pauline, il me semble qu'avant toute
explication, il faudrait appeler notre cousin. Sans ma sœur, mais aussi
sans lui, votre petit garçon ne serait pas ici. »
Marco rejoignit donc ses cousines, et le père du bébé se présenta:
« Roger Davin. J'habite Nîmes, d'où je rayonne pour m'occuper
de mes domaines en Vistrenque et en Camargue. Mais ma femme
possède une propriété de famille aux environs d'Alès, au bord du
gardon, où nous passons parfois nos week-ends. C'est là que
l'inondation nous a surpris, l'autre jour.
— J'avais envoyé la bonne promener le bébé dans le parc
pendant une éclaircie, continua la jeune femme. Elle est allée jusqu'au
bord de la rivière, puis, comme l'averse recommençait, elle a voulu
s'abriter sous le toit d'une gloriette qui se trouvait à proximité. De là,
elle a vu « venir » le gardon. Affolée, elle a poussé de tels cris que
nous l'avons entendue et nous nous sommes précipités pour la
rejoindre. Mais l'eau avançait plus vite que nous. De loin encore, nous
l'avons vue renverser et emporter la gloriette, avec la voiture de notre
petit, tandis que la jeune fille, accrochée aux branches d'un saule,
regagnait à grand-peine la terre ferme. »
Les yeux encore dilatés de terreur, au souvenir de la scène
terrible qu'elle évoquait, Mme Davin ajouta :
« En quelques secondes, le landau était déjà loin. On ne voyait
plus sur l'eau, qu'un point sombre, autour duquel flottaient des troncs
d'arbres, des poutres qui pouvaient le heurter et le renverser d'un
moment à l'autre. Et nous restions là, atterrés, impuissants... oh! c'était
affreux! Dites-nous, dites-nous maintenant, comment vous l'avez
sauvé. »
Marco raconta l'émouvant sauvetage, insistant beaucoup plus sur
la part qu'y avait prise Sylvie que sur son propre rôle.
« Un vrai miracle! constata Roger Davin lorsqu'il se tut. Votre
présence à cet endroit, le figuier au bord de l'eau, la petite voiture

103
passant juste au-dessous... Mais surtout le courage de Mlle Sylvie... et
votre coup de lasso qui a tout sauvé, grâce à votre adresse! Comment
vous dire, à l'un et à l'autre, notre reconnaissance? Les mots me
manquent vraiment.
- Mais jamais nous n'oublierons ce que nous vous devons »,
ajouta la jeune femme.
Les habitants du Colombier insistèrent pour garder les parents du
petit rescapé jusqu'au lendemain.
« Attendez au moins que la boue soit un peu moins épaisse sur
les routes, dirent-ils.
— Et laissez-nous jouir encore un jour de votre adorable bébé »,
supplia Pauline.
Roger et Martine Davin ne se firent pas prier. Ils sympathisèrent
si bien avec les deux sœurs et leur cousin que, le lendemain soir,
lorsqu'ils les quittèrent, ils promirent de revenir souvent au
Colombier. Avant de monter dans sa voiture, avec Martine, qui portait
dans ses bras leur trésor retrouvé, le jeune père serra longuement dans
les siennes les mains de Marco et de Sylvie, en disant avec émotion :
« Sachez que vous avez désormais en nous des amis dévoués.
Nous souhaitons vivement pouvoir vous prouver un jour notre
reconnaissance. »
« Hélas! pensa Sylvie, en suivant des yeux l'automobile qui
s'éloignait, il n'est pas sûr qu'ils aient l'occasion de « revenir souvent »
au Colombier, si nous ne l'habitons plus! »
Elle jeta un coup d'œil sur Marco, debout à côté d'elle et sentit
qu'il faisait intérieurement la même réflexion, mais ni l'un ni l'autre ne
formula sa pensée à haute voix, et ils rentrèrent chacun chez soi.

104
CHAPITRE XIII

LA SURPRISE DE NOËL

LA VIE reprit normalement au Colombier. Les Roque se


réinstallèrent au mas, Marco et Diego se rendirent de nouveau à leur
travail, le masseur revint soigner Pauline. Celle-ci, lentement,
progressait. Elle pouvait, maintenant, faire quelques pas dans sa
chambre en s'aidant de béquilles. Oh! quelques pas seulement, mais
qui suffisaient à lui donner courage, confiance et joie.
Cette joie, ni Sylvie ni Marco ne voulaient la gâter en mettant la
jeune fille au courant de la menace qui planait sur leur domaine.
« Attendons, disait Marco, si mon père envoyait une réponse
favorable, nous aurions inutilement assombri le bonheur de ta sœur. »
« Elle ne se doute de rien, pensait Sylvie, et moi, cela nie gêne
de lui cacher ce qui se passe. Mais, quand je la vois tellement
heureuse, je crois que j'ai raison de me taire. »

105
« Il faudra organiser cette année une belle fête de Noël, dit un
jour Marco, comme la fin décembre approchait.
- Une fête? Alors que ce Noël sera peut-être le dernier que nous
passerons dans cette maison ! protesta Sylvie. T'imagines-tu que j'en
aie la moindre envie? »
Marco ignora le regard réprobateur qu'elle lui jetait et répliqua
tranquillement :
« Si c'est le dernier Noël au Colombier, raison de plus pour que
nous en gardions tous un bon souvenir. Je t'en prie, Sylvie, mets de
côté, pour quelques jours, tout ce que tu peux avoir à me reprocher, et
accepte que nous préparions ensemble cette fête.
— Soit, dit-elle d'assez mauvaise grâce, mais qu'envisages-tu
pour cela?
— Voyons, dis-moi d'abord ce que vous aviez l'habitude de
faire, Pauline et toi.
— Pas grand-chose. Le matin de Noël, nous écoutions un
service religieux à la radio, puisque ma sœur ne pouvait se déplacer. A
midi, Mathilde servait un déjeuner plus soigné que d'habitude et nous
échangions quelques cadeaux. C'est tout.
— Comment! vous restiez seules? Vous n'invitiez personne?
—- Qui veux-tu que nous invitions?
- Mais... des enfants, ceux des Roque, par exemple, des gens
isolés comme vous, ton parrain, qui est veuf et très seul, que sais-je
moi! Il faut le faire, cette année : il faut réunir des amis, autour d'un
arbre de Noël, avoir un repas et une belle veillée avec eux, il faut
beaucoup de joie et de gaieté pour tous au Colombier, afin que, si par
malheur, cette fête était la dernière dans cette maison, ceux qui y
participeront en gardent un souvenir inoubliable. »
L'enthousiasme de Marco dérida Sylvie.
« Bon, dit-elle, essayons d'oublier pour quelques heures tous nos
soucis. Et... Oh! j'y pense : nous pourrions inviter les Davin!
— J'allais te le proposer, fit Marco en souriant. Allons! je vais
faire du charme auprès de Mathilde, pour qu'elle consente à préparer
un fameux dîner, le 24 décembre, avec l'aide de Diego et la tienne, si
tu veux bien. Je me charge de tout le reste. »
Il cessa de sourire et ajouta. « J'espère...
— Tu espères quoi? demanda Sylvie.

106
— Non, rien », fit-il en se ravisant. Et, tout en s'éloignant, il
pensait que la réponse attendue et redoutée ne pressait pas tellement.
« Que père nous laisse passer ce Noël dans l'incertitude, se
disait-il, et que la catastrophe, si elle doit se produire, n'arrive pas
maintenant, non... pas encore ! »

*
**

Dans « son » salon, où Marco allumait les bougies de l'arbre de


Noël, Sylvie contemplait, autour d'elle, les invités qui venaient
d'arriver. Elle voyait les regards émerveillés des enfants Roque, le
sourire paisible et bienveillant de son parrain, les visages rayonnants
de bonheur de Roger et de Martine Davin, qui tenait sur ses genoux le
petit Frédéric, la physionomie sereine du fermier et de sa femme, qui
oubliaient pour un soir leur mas et leurs cultures saccagés par
l'inondation, la bonne figure noire de Diego, illuminée par un sourire
éblouissant, la silhouette menue et courbée de Mathilde qui,
abandonnant ses casseroles, venait prendre « un petit air de Noël »,
avant de courir de nouveau à la cuisine.
Tous ces gens étaient heureux, ce soir, sous le toit du cher
Colombier, et la joie qu'elle leur offrait pénétrait Sylvie d'une étrange
douceur. Marco lui avait révélé « le bonheur de donner du bonheur »,
mais elle ne se rendait pas compte, à ce moment-là, qu'elle devait
encore cela au cousin du Brésil.
Celui-ci se tenait auprès du sapin illuminé, surveillant les
flammes tremblantes des bougies, afin d'éteindre rapidement les
branchettes qui prenaient feu parfois à leur contact et brûlaient en
répandant une exquise odeur de résine chaude, l'odeur même de Noël.
Les yeux bruns de Marco étaient pleins de lumière, son beau
sourire semblait traduire une parfaite insouciance, et cependant,
comme Sylvie, il ressentait par instants une sorte d'élancement
douloureux qui lui serrait le cœur parce que, brusquement, la pensée
lui venait que cette fête serait peut-être la dernière passée au Co-
lombier, en compagnie de Sylvie et de Pauline.
Pauline? Au fait, pourquoi n'était-elle pas encore au salon?

107
« Que fait ta sœur? demanda-t-il. - Je pense qu'elle sera bientôt
là, répondit Sylvie. Elle s'est enfermée dans sa chambre pour «
préparer une grande surprise », a-t-elle dit. Mais, si elle tarde trop,
j'irai la chercher. »
Sylvie n'eut pas cette peine. Un instant plus tard la porte s'ouvrit
brusquement, et le joyeux brouhaha qui régnait dans la vaste pièce
cessa brusquement, pour faire place à un silence stupéfait.
Sur le seuil, Pauline venait d'apparaître, souriante, vêtue
d'une élégante robe de lainage bleu pâle. Toutes les lumières
du sapin de Noël brillaient dans ses yeux immenses et doraient les
longues mèches de ses cheveux clairs. Debout, immobile, elle lança de
sa voix douce :
« Bonsoir, tout le monde, et joyeux Noël! »
Puis, rayonnante, elle avança vers le groupe de ses amis muets
de saisissement, hésitante, vacillant un peu sur ses longues jambes,

108
comme un enfant qui fait ses premiers pas, mais seule, sans même le
secours d'une canne.
« Pauline! s'écria Sylvie bouleversée, oh! Pauline, tu marches!
Tu marches!
— Voilà ma surprise, répondit la jeune fille, je la réservais pour
Noël, car il y a déjà quelques jours que je m'entraînais, enfermée dans
ma chambre, à me passer d'un soutien quelconque. Oh! tu sais, je ne
ferais pas des kilomètres, mais pouvoir aller sans aide où je veux, c'est
déjà merveilleux, n'est-ce pas?
- Merveilleux, vraiment! fit Sylvie en courant embrasser sa
sœur. Jamais, jamais je n'oublierai ce Noël où je t'ai vue entrer ici dans
cette jolie robe... que je ne connaissais pas.
- Elle fait partie de la surprise! Le masseur a bien voulu la faire
acheter par sa femme, dans un magasin de Nîmes et me l'apporter,
ainsi que mes chaussures... les premiers talons que je porte! »
ajouta-t-elle, avec un plaisir enfantin, en montrant ses légers souliers
de cuir bleu.
Repoussant doucement la main que Sylvie lui tendait pour
l'aider, elle fit encore quelques pas vers un fauteuil vide, où elle prit
place, et la fête commença.
De tout son cœur, Sylvie chanta les chants de Noël traditionnels,
que Martine Davin accompagnait au piano. Elle sourit, lorsque Milou,
l'aîné des enfants Roque, récita à tue-tête, avec son plus claironnant
accent du Midi, LEtoile de Noël. Elle se sentit profondément émue
quand Diego exécuta, de sa voix grave, au timbre étrange, des negro
spirituals, elle suivit des yeux avec ravissement Pauline, qui se leva
pour aller chercher sa guitare dans sa chambre, et qui chanta de vieux
Noëls provençaux, en penchant sur l'instrument son délicat visage, à
demi caché par le voile d'or pâle de ses cheveux.
Pour finir, Diego voulut « régaler » les invités de quelques
morceaux de saxophone, cet « horrible instrument », que Sylvie
détestait tant, au début. Mais ce soir-là, rien ne pouvait lui paraître
horrible, et elle applaudit, comme les autres, le jeune Noir.
Quand les flammes des bougies commencèrent à grésiller dans la
cire fondue de leurs petits chandeliers, on distribua les cadeaux. Des
livres pour maître Platon et pour le jeune ménage Davin, des jouets
pour les enfants, des objets utiles pour Roque et sa femme, dont le
ménage avait été en partie détruit par l'inondation.

109
Pauline avait tricoté un pull-over pour Marco, qui lui offrit un
élégant sac à main. Quant à Sylvie, elle s'était longuement interrogée
sur « ce qu'il lui faudrait bien donner à ce garçon». Finalement, elle
avait choisi un livre d'art, qui parut faire particulièrement plaisir à son
cousin. ,
« Quoi qu'il arrive, Sylvie, lui dit-il à demi-voix, avec une
chaleur qui la surprit, tes Mosaïques de Pompéi me seront un précieux
souvenir. Et maintenant, voici mon cadeau pour toi, ajouta-t-il. Il est
un peu encombrant, mais il m'a semblé qu'il te plairait. »
Intriguée, Sylvie enleva le papier qui enveloppait un grand
rectangle rigide, et découvrit, dans son cadre d'or éteint,... le tableau,
le fameux pastel qu'elle avait un jour disputé à Marco et sur lequel, à
la douce lumière du sapin illuminé, les deux adolescentes en bleu
souriaient en tenant l'anse de leurs paniers débordants de cerises.
« Oh! Marco, murmura Sylvie, vraiment, tu me le donnes?
- Non, je te le rends. Tu paraissais tant y tenir, que j'avais
quelque remords de l'accaparer. »
Elle se sentit à la fois si ravie... et si gênée, qu'elle ne put d'abord
que balbutier un « merci » un peu contraint, mais elle ajouta ensuite
précipitamment :
« Rien ne pouvait me faire plus de plaisir; mais tu tenais aussi
beaucoup à ce tableau, n'est-ce pas? »
Mathilde, annonçant que le dîner était servi, dispensa Marco de
répondre, et tout le monde se rendit dans son studio. Sylvie et Diego y
avaient dressé, sur une longue table garnie de branchettes de houx
emperlées de leurs baies écarlates, un couvert où se mêlaient le linge
damassé ei les cristaux de Sylvie, l'argenterie et le service en faïence
de Moustier, crème et bleu, de Marco, le surtout d'argent appartenant
aux deux sœurs, ce qui fit dire tout bas au jeune Noir :
« Ce n'est pas seulement à Noël, que tout devrait être mis en
commun. »
Mathilde et Sylvie avaient composé le menu d'un délicieux repas
méridional, depuis le consommé, jusqu'aux treize desserts
traditionnels.
Ce repas fut très gai. Couleur d'émeraude et de feu, le perroquet
semblait le présider, du haut de son perchoir, lançant de temps à autre
quelques mots de portugais, que les invités ne comprenaient pas, mais
sa voix éraillée et sifflante suffisait à les amuser.

110
On lisait sur le visage de tous les convives, pourtant si différents
les uns des autres, la même amicale sympathie, la même joie, la même
sérénité.
« La joie et la paix de Noël, songeait Sylvie, est-il donc possible
de les ressentir, même dans la situation pénible où nous nous
trouvons? »
Assis en face d'elle, Marco la vit rêveuse, devina ses pensées et
lui sourit. Elle ne put répondre à ce sourire, mais elle ne détourna pas
la tête, et son regard ne chercha pas non plus à fuir celui du jeune
homme. Ce soir, elle oubliait ses griefs, parce qu'elle devait bien re-
connaître que Marco avait atteint son but : faire que ce Noël, le dernier
peut-être passé au Colombier, restât, pour eux et leurs amis, un doux
et inoubliable souvenir.

111
CHAPITRE XIV

LA RÉPONSE

LE LENDEMAIN des jours de fête est généralement assez


mélancolique pour tout le monde. H le fut particulièrement pour
Sylvie, qui retrouva ses soucis un moment oubliés.
Taire ces soucis en présence de Pauline la gênait infiniment. Elle
n'avait pas l'habitude de lui cacher les choses importantes qui les con-
cernaient toutes les deux. Un vague remords lui serrait le cœur
lorsqu'elle rencontrait le regard limpide et confiant de sa sœur, ou
encore quand Pauline faisait joyeusement des projets qui, bien sûr,
avaient tous Le Colombier pour cadre.
« Mais quel chagrin serait le sien, si je lui apprenais ce qui nous
arrive! se disait-elle. Une fois de plus, Marco a raison : il,faut attendre
la réponse de son père. »

112
Elle tardait terriblement, cette réponse, et parfois, lorsque la
matinée se passait sans avoir apporté la lettre à la fois désirée et
redoutée, Sylvie, furieuse, bougonnait.
« Il faut croire que le planteur de café se plaît en voyage. Qu'a-t-
il besoin de rôder ainsi dans tout son Brésil! »
Et ce fut juste le jour où, occupée et retenue à la cuisine par
Mathilde, elle ne guetta pas la venue du facteur, que la réponse arriva.
Marco, en cette veille du Jour de l'an, ne travaillait pas, ce matin-
là. Ce fut lui qui reçut le courrier. Il le tria dans le vestibule, sursauta,
pâlit et, laissant sur une console deux journaux adressés à ses
cousines, il rentra précipitamment chez lui.
Moins d'un quart d'heure plus tard, Sylvie, en traversant le hall,
s'arrêta court devant la console.
« Tiens! le facteur est venu, dit-elle en prenant les deux
journaux. Qui sait si Marco n'a rien reçu? »
Elle n'aimait guère relancer son cousin chez lui, mais sa curiosité
fut la plus forte. Elle alla frapper discrètement à la porte du studio et,
bien que personne n'eût répondu, elle entra. Mais elle s'arrêta
brusquement sur le seuil, figée, stupéfaite.
Marco était là, assis sur le divan, le visage dans ses mains. A ses
pieds, une enveloppe déchirée, une lettre ouverte semblaient avoir été
jetées sur le tapis, dans un mouvement de colère et de déception.
Il n'avait certainement pas entendu entrer Sylvie. Celle-ci,
incapable d'avancer ou de s'en aller, restait là, immobile, devinant que
la réponse venait d'arriver et qu'elle était négative.
Son regard ne pouvait se détacher de Marco. Jamais elle ne lui
avait vu un air aussi accablé, une attitude aussi prostrée. Et... est-ce
qu'il ne pleurait pas? Marco! pleurer! Non, c'était impossible! Si,
pourtant, puisque, brusquement, il s'essuya les yeux, d'un revers de
main.
A cette vue, il se produisit en Sylvie une chose extraordinaire.
Son cœur se mit à battre follement, mais non point parce qu'elle
pensait à la réponse négative, ni parce qu'elle songeait à son
Colombier perdu, mais parce qu'elle ne se répétait qu'une seule chose :
« pauvre, pauvre Marco » et que, stupéfaite, elle se sentait envahie par
une chaude vague de pitié, de sympathie, de tendresse, oui, de
tendresse, devant le désespoir de ce garçon, devant cette tête brune

113
baissée, ce visage caché dans ces mains, cette haute et fière silhouette,
qui semblait écrasée par un poids trop accablant.
Doucement, elle se retira, referma la porte avec précaution — «
car Marco serait furieux, s'il savait que je l'ai vu », pensa-t-elle, puis
elle partit en courant à perdre haleine sur le sentier de la colline,
jusqu'au rocher d'où la vue embrassait tout le domaine, parce que
c'était là, dans la solitude de ce lieu sauvage, qu'elle allait toujours se
réfugier quand elle voulait réfléchir et voir clair en elle-même.
Voir clair? Ce ne fut pas le cas tout de suite, tant son trouble
était grand.
« Mais qu'est-ce que j'ai? Qu'est-ce qui m'a pris? se répétait-elle,
pourquoi ne suis-je même pas en colère? Pourquoi ne ressentir qu'une
grande tristesse, parce que la réponse est mauvaise, mais aucune
révolte?
« Une grande tristesse de perdre Le Colombier... oui, certes.
Mais il y a autre chose encore »... et, brusquement, Sylvie comprit que
ce qui la bouleversait et la désolait surtout, c'était l'inévitable
séparation d'avec Marco. Chacun s'en irait de son côté, elle et Pauline
à Aies ou à Nîmes, sans doute, Marco beaucoup plus loin. N'avait-il
pas dit un jour que, si par malheur son père persistait dans sa volonté
de vendre la propriété, il accepterait, à Paris, une situation qu'on lui
proposait?
« Alors, je ne le verrai plus », fit-elle à haute voix.
Et ce fut à ce moment précis que tout s'éclaira pour Sylvie !
Ce Marco tant détesté, ce Marco envers qui elle s'était montrée si
hostile, ce Marco... mais elle l'aimait, maintenant! et parce qu'elle
allait le perdre, elle se remémorait, désolée et confuse, tout ce qu'elle
lui devait : sa protection, son dévouement, la guérison de Pauline, sa
propre existence même... tout cela, et bien d'autres choses moins
précises et moins faciles à formuler : une conception de la vie plus
ouverte, plus large, la découverte de toute la joie que l'on éprouve en
donnant beaucoup de soi-même aux autres, sans calcul, sans
restriction, sans réserver son abnégation pour une sœur chérie ou le
cercle étroit des intimes seulement.
Mais ce n'est pas tout, pensa-t-elle, les yeux pleins de larmes, en
regardant le sentier désert, sous le pâle soleil d'hiver.

114
Non, ce n'était pas tout! Il y avait aussi le charme de Marco, le
regard de ses yeux sombres et brillants, son sourire souvent ironique et
pourtant si plaisant, sa distinction et son élégance, toute cette
séduction par laquelle Sylvie s'était flattée, un jour, de ne pas se laisser
éblouir, alors que, tout au fond, elle n'avait pu y rester insensible.
Immobile, dans le froid de ce dernier jour de décembre, elle
croyait revoir Marco, un après-midi de l'été finissant, quand il suivait
ce sentier et venait vers elle, les manches de sa chemise blanche
relevées sur ses bras hâlés, la démarche souple et légère. Et cette fois
encore, où, à cet endroit même, elle l'avait chassé et presque insulté,
après la première lettre du Brésil annonçant la décision de son père. Le
souvenir du regard que Marco avait alors posé sur elle, avant de dire :
« C'est bon, je m'en vais! » la remplissait de honte et de regret.
« Que doit-il penser de moi? J'ai été tellement injuste envers lui!
se disait-elle. Quel désagréable souvenir il gardera de sa cousine Syl-
vie! Ah! si je m'étais montrée différente... »

115
Elle cessa de parler à mi-voix et suivit en rêvant le fil de ses
pensées...
Ne plus quitter Marco... être aimée de lui... partager sa vie, son
travail... oui, tout cela eût pu se réaliser, si...
« Et ne me mettre à l'aimer qu'au dernier instant, quand il est
trop tard! » reprit-elle amèrement, à haute voix.
Certes, elle se trompait. Depuis longtemps sans doute, ce
sentiment dormait au fond de son cœur. Il avait grandi peu à peu, à
son insu, pour éclater aujourd'hui, en pleine lumière.
« Trop tard! Trop tard! » Ces deux mots la poursuivirent, tandis
qu'elle redescendait vers la maison.
Allons! Il y avait maintenant un pénible moment à passer : voir
Marco, et recevoir de lui la fameuse réponse... comme si elle ne l'avait
pas déjà devinée!
Elle alla tout droit au studio et frappa. Cette fois, Marco
répondit, d'une voix encore enrouée :
« Entrez! »
Dès qu'il vit apparaître Sylvie, il se redressa vivement et lui fit
face. Puis il ramassa la lettre, sur le tapis et, sans un mot, la tendit à sa
cousine.
Sylvie la parcourut rapidement. Comme elle s'y attendait, M.
Oliviéro refusait de revenir sur sa décision, et priait son fils d'en
avertir « Mlle Sylvie Valabrègue », dont il avait bien reçu la missive,
avec celle de Marco.
Celui-ci attendait, les bras croisés, les traits crispés par l'effort
qu'il faisait pour contenir son émotion.
Le papier tremblait dans la main de Sylvie, lorsqu'elle lui rendit
la lettre. Il la froissa, la mit en boule, la jeta sur le divan, puis se tour-
nant vers sa cousine :
« Allons, vas-y! fit-il.
— Que veux-tu dire? demanda la jeune fille.
— Je veux dire : mets-toi en colère, crie, maudis-moi! Tu l'as
déjà fait une fois, tu peux recommencer, car tu en as le droit, après
tout! »
Mais Marco s'arrêta, étonné, en voyant Sylvie lever vers lui un
regard étrange et dire calmement :
« Pourquoi? On s'attendait à cette réponse, n'est-ce pas? Moi, je
faisais semblant d'espérer, mais, au fond, je ne conservais aucune

116
illusion. Téléphone à parrain pour le prévenir. Je vais mettre Pauline
au courant : ce n'est pas une tâche facile, mais on ne peut plus
reculer.»
Et, comme Marco semblait tout désemparé, elle ajouta :
« Tu sais, Marco, nous perdons beaucoup ma sœur et moi, mais
toi aussi, à cause de ce projet que tu avais fait... de ce travail que
j'ignore, auquel tu paraissais tellement tenir! »
De plus en plus surpris, il la regarda, si douce, si calme, puis il
dit, d'une voix hésitante :
« Sylvie, je perds beaucoup plus que tu ne l'imagines, parce
que... »
Mais Sylvie était déjà sortie et se dirigeait vers le salon où elle
entendait Pauline jouer du piano.
Elle marchait lentement, comme pour retarder le moment de
parler.
« Pauline! pensait-elle, quel désespoir sera le sien! Surtout si elle
tient à Marco autant que je le crois. »
Et la pensée qu'elle allait probablement apprendre quels étaient
exactement les sentiments de sa sœur lui faisait ralentir encore le pas.
Pauline était allée, sans le secours d'aucun soutien, s'asseoir
devant le clavier, pour se remettre courageusement à travailler la
sixième sonate de Mozart, qu'elle jouait sept ans auparavant, le jour
même où elle était tombée du châtaignier. Elle interrompit le ravissant
« Rondo » quand Sylvie entra et s'écria immédiatement :
« Quelle tête tu fais! Qu'arrive-t-il?
— Viens t'asseoir près de moi, répondit sa sœur en prenant
place sur le canapé, j'ai une chose très grave à t'apprendre.
— Est-ce qu'une réponse négative est arrivée du Brésil? »
demanda tranquillement Pauline.
Sylvie bondit, se leva, regarda sa sœur avec stupeur et s'écria :
« Comment! Tu es au courant?
- Depuis longtemps!
- Qui t'a renseignée?
- Diego. Comme je sentais qu'il se passait quelque chose qu'on
ne me disait pas, je l'ai fait parler. Ignorant que vous vouliez m'épar-
gner (du moins je le suppose) un grand souci et l'angoisse d'une
longue attente, il m'a tout appris.
— Et tu ne nous en as rien dit!

117
— Non, car le pauvre garçon, lorsqu'il s'est aperçu que je ne
savais pas le premier mot de toute cette histoire, a eu grand-peur
de vos reproches et m'a suppliée de ne pas vous en parler. Je me suis
donc lue, en espérant que M. Oliviéro renoncerait à son idée
saugrenue!
- Eh bien, il n'y a pas renoncé, fit brusque^ ment Sylvie, il vient
de l'écrire à Marco. Oh! Pauline, notre pauvre Colombier!
— Oui, ce sera dur de le quitter », dit Pauline en baissant la tête.
Mais elle la releva aussitôt et, regardant sa sœur, les yeux brillants, le
visage irradié de joie.
« Sylvie... je vais te paraître bien égoïste! Certes je comprends
ton grand chagrin, mais je ne puis m'empêcher de me dire : « Où que
nous « allions vivre, je marcherai! » Si tu savais à quel point j'ai
souffert de mon infirmité, tu comprendrais que rien, absolument rien,
ne peut m'enlever la joie de la guérison.
— Rien? Même pas la séparation d'avec Marco? »
Le visage de Pauline s'assombrit.
« Si, bien sûr, il va terriblement me manquer, et cela me fera
beaucoup de peine de le quitter : je lui dois tant! Mais on pourra
s'écrire, et puis, il viendra quelquefois nous voir, j'espère. »
Sylvie la regarda avec un immense étonnement.
« Je croyais, dit-elle... je pensais... que tu éprouvais pour lui
beaucoup plus que de l'amitié... que sa présence t'était indispensable...
que tu faisais peut-être des rêves d'avenir... avec lui. »
Les grands yeux de Pauline se remplirent de surprise.
« Oh! tu as cru... Mais, Sylvie, dans l'état où je me trouvais, il
m'était impossible de penser à Marco autrement qu'à un grand frère
très aimé! Il a toujours été si bon pour moi, il m'a tellement gâtée, il
m'a apporté tant de choses nouvelles, qui me manquaient!
- La guérison, par exemple, interrompit Sylvie, et, justement,
quand tu es redevenue une fille comme les autres, je me suis dit que
tous les rêves t'étaient permis. »
Pauline rougit légèrement.
« Je t'avoue que je l'ai pensé aussi. Oh! pas longtemps! j'ai vite
compris que je n'étais pas la compagne qu'il fallait à Marco, et que je
ne la serai jamais. J'ai entendu, à la clinique, le professeur te dire que
je resterai toujours de santé très fragile. Marco aura besoin d'une
femme énergique et bien portante. J'ai compris aussi qu'il ne

118
m'aimerait jamais autrement que comme une petite sœur qu'il faut
beaucoup ménager, entourer d'affection, de gâteries, mais qui ne peut
partager l'existence d'un garçon débordant de vie, de projets, d'activité.
Oh! Sylvie, j'ai souvent pensé que c'est toi qu'il devrait choisir!
- Il ne risque pas de le faire, après la façon dont je l'ai traité, dit
Sylvie en détournant la tête pour cacher son trouble. D'ailleurs, qui te
dit que je me soucie le moins du monde d'être « choisie » par lui?
— Je sais bien... J'ai souvent regretté cette antipathie qui existe
entre vous, soupira Pauline, de ton côté surtout, n'est-ce pas? »
Evitant de répondre, Sylvie quitta sa sœur en disant :
« Je venais, en tremblant, t'annoncer la mauvaise nouvelle : je
vois que tu prends la chose en fille raisonnable, et j'en suis bien
soulagée.
- C'est que tout n'est peut-être pas encore perdu, fit Pauline.
Moi, je conserve un espoir.
— Lequel, grands dieux !
- L'espoir que personne n'ait envie d'acheter notre Colombier.
- Ce serait trop beau! murmura Sylvie en sortant du salon et en
refermant doucement la porte, derrière laquelle Pauline, au piano, re-
prenait le rondo interrompu.

119
CHAPITRE XV

ROGER PROPOSE UNE SOLUTION. MONSIEUR,


MADAME ET MADEMOISELLE!
LE PARRAIN de Sylvie avait reçu de son côté une lettre de M.
Oliviéro, lui réitérant l'ordre de mettre Le Colombier en vente.
Il l'avait donc fait, bien à contrecœur, et les habitants de la
maison, ainsi que les fermiers, lurent avec désolation, dans les
journaux, l'annonce proposant : une vaste maison d'habitation, un mas
et trente hectares de terrain, en jardin, vergers, vignes et garrigues,
mais, jusqu'à ce jour, aucun acheteur ne s'était présenté.
Au début de février, Roger et Martine Davin vinrent passer un
week-end avec leurs amis. Devant eux, comme par une entente tacite,
les trois cousins paraissaient parfaitement unis. Ils ignoraient les
différends qui s'élevaient souvent entre Sylvie et Marco, et tous les
griefs que la jeune fille avait accumulés contre son cousin.

120
Cette fois, leur visite apporta un véritable soulagement à Sylvie.
Elle pouvait se montrer amicale et aimable à l'égard de Marco, sans
trahir ses sentiments. Mais, dès que Roger et Martine auraient quitté
Le Colombier, elle s'efforcerait de reprendre son attitude habituelle de
froideur et de réserve, comme elle le faisait depuis la veille du Jour de
l'an, trop fière pour laisser deviner à Marco le changement qui s'était
produit en elle, et persuadée, d'ailleurs, qu'elle ne pourrait jamais
regagner son estime et son affection.
Ce jour-là, pourtant, les parents du petit Frédéric lui trouvèrent
un air de fatigue et de mélancolie.
« Quelque chose ne va pas, Sylvie? » demanda Martine.
Ce fut Marco qui répondit.
« En effet, quelque chose ne va pas. Non seulement pour Sylvie,
mais pour nous trois. Je pense, ajouta-t-il, en se tournant vers ses
cousines, que vous ne voyez aucun inconvénient à ce que nos amis
soient au courant de ce qui arrive?
- Il est grand temps de tout leur dire, acquiesça Sylvie.
- Quelles mines d'enterrement! Vous m'effrayez! s'écria Roger.
Est-ce si grave que cela?
— Assez grave pour bouleverser notre vie », répondit Marco.
Les Davin apprirent alors avec consternation la décision de M.
Oliviéro et le départ plus ou moins rapproché de leurs amis.
« Sauf, dit Pauline, résolument optimiste, si aucun acheteur ne se
présente.
- Pour une maison si charmante, dans un si beau site? Cela
m'étonnerait », fit Martine en hochant tristement la tête.
A partir de ce moment, une atmosphère de tristesse plana sur
cette journée, alors qu'à l'ordinaire les visites des Davin étaient une
fête pour tous.
Pendant l'après-midi, Roger et Marco se promenèrent
longuement en causant, dans les garrigues, autour du Colombier.
Ils ne revinrent que pour le thé, que l'on servit chez Marco.
Roger avait l'air songeur et préoccupé. Martine regardait autour d'elle
pleine de regrets la belle pièce ancienne et confortable, fleurie de
cyclamens, car Diego, habile jardinier, ne laissait jamais sans fleurs le
logis de son camarade. Il y régnait une douce chaleur, le parfum du thé
qui fumait dans les tasses y flottait... Tout cela, bientôt peut-être, ni
elle ni son mari ne le reverraient : les deux sœurs et leur cousin

121
auraient quitté cette maison accueillante, ce lieu où leur petit Frédéric
avait été sauvé et recueilli, lors de l'inondation. Ah ! comment aider
ces pauvres amis? Comment essayer de conserver leur Colombier?
Comme s'il venait de deviner la pensée de sa femme, Roger dit
brusquement :
« Ecoutez! depuis que nous sommes rentrés,
Marco et moi, je cherche le moyen d'éviter cette catastrophe. Eh
bien, j'ai une solution à vous proposer, ou, plutôt, à proposer à M.
Oliviéro. Tu m'as dit, Marco, que ton père voulait vendre Le
Colombier, afin de monter, avec le produit de cette vente, un
commerce dont tu t'occuperais?
- En effet, mais, plus que jamais, je me refuse à vendre un
seul grain de café!
- Alors, demanda Martine, à quoi cela lui sert-il de se
débarrasser de cette maison, puisqu'il sait que vous n'accepterez pas la
situation qu'il vous propose?
- Mon père, dit Marco, est un homme honnête et intelligent,
mais, bien souvent, on ne peut arriver à comprendre quelles sont ses
véritables intentions. La réflexion de Martine est très juste... il
n'empêche que père persiste dans sa volonté de vendre. Tu vois une
solution, toi, Roger?
- Oui. Je vais écrire à M. Oliviéro pour lui proposer de financer
moi-même l'installation de ce fameux commerce, afin d'éviter la vente
du Colombier, et de mettre à sa tête mon jeune frère, pour lequel je
cherche actuellement une situation. Qu'en pensez-vous?
— Quelle merveilleuse idée! » s'écria Pauline.
Mais Marco ne parut pas aussi enthousiaste qu'elle. Les bras
croisés, les sourcils froncés, il murmura :
« C'est une offre très généreuse, dont nous te sommes
reconnaissants, Roger, mais je crains que ta proposition n'ait aucune
chance d'ébranler la résolution de mon père.
— Pourquoi cela?
— Parce qu'il doit y avoir autre chose. Je n'ai pas l'habitude de
vanter la fortune paternelle, mais je dois te dire que cette fortune est
très considérable. Père vit en grand seigneur dans ses domaines, il
brasse d'importantes affaires, et il n'a aucun besoin de vendre Le
Colombier si la fantaisie lui prend de monter un, deux, dix magasins
de café en Europe! Le produit de cette vente ne serait pour lui qu'une

122
goutte d'eau dans la mer. Non, je pense qu'il trouve que je perds mon
temps ici, où je me suis trop attaché, où j'avais rêvé d'entreprendre le
travail passionnant dont je t'ai parlé, mais qu'il doit trouver trop...
fantaisiste et trop plein d'aléas. Il veut me forcer à quitter ce domaine
et à m'installer dans une situation sûre et confortable.
— Ce n'est qu'une supposition, Marco, fit vivement Sylvie :
laisse donc Roger faire cette démarche auprès de ton père... on ne sait
jamais!
- Soit, admit Marco, écris-lui, mon vieux, et puisses-tu être plus
persuasif que moi! »

*
**

Huit jours plus tard, aucun acheteur éventuel n'était encore venu
visiter Le Colombier, et ses habitants commençaient à espérer que
personne ne s'intéresserait à leur maison, lorsqu'un matin une voiture
s'arrêta sur la terrasse.
Il en descendit un monsieur entre deux âges, une dame
extrêmement fardée, vêtue avec une élégance tapageuse, et une jeune
fille très « nouvelle vague », qui suivait ses parents avec peine, tant
son pantalon vert était étroit et collant et sa vue limitée par d'épaisses
mèches de cheveux tombant en désordre sur ses yeux.
Le monsieur avait l'air circonspect, la dame excitée, la
demoiselle boudeuse.
« Nous venons de la part de maître Platon visiter cette maison,
que nous envisageons d'acheter si elle nous plaît », dit la dame. Et,
sans se gêner le moins du monde, elle ajouta en entrant délibérément
dans le vestibule :
« Veuillez nous conduire, mademoiselle. »
Sylvie lui jeta un regard noir.
« Quel aplomb! Elle pourrait au moins être polie! Et dire que je
n'ai qu'à m'exécuter! »
« Suivez-moi, fit-elle à haute voix.
— Attendez! fit le monsieur, voyons d'abord l'entrée. »
Trois regards inspectèrent les murs nus, la voûte en berceau, les
larges dalles de pierre dont aucun tapis ne cachait la blancheur
immaculée.

123
« Il me semble que ce n'est pas mal, remarqua le monsieur.
- Pas mal... à condition de tout modifier! déclara la dame. Pas de
tapis! Comme ça fait pauvre! Je vois là une belle moquette moderne
pour cacher ce pavage rustique. »
Sylvie étouffa un gémissement horrifié.
« On pourrait tendre les murs d'un tissu à grandes fleurs de
couleurs vives, et... oh! comme il fait sombre! Il faudrait des
appliques, beaucoup d'appliques, avec de fausses bougies et des petits
abat-jour en plastique translucide... »
Sylvie se mordit les lèvres, pour ne pas laisser échapper une
exclamation furieuse.
« Qu'en penses-tu, Edmonde? demanda la dame en se tournant
vers sa fille.
- Tu pourras faire tout ce que tu voudras, répondit aimablement
celle-ci, ça sentira toujours le vieux et ce sera moche. »
« Je vais chercher Marco, se dit Sylvie, car je ne supporterai pas
ces gens une minute de plus toute seule! »
Elle appela donc son cousin, qui salua poliment les visiteurs,
mais sans aucune chaleur.
Son apparition parut faire une certaine impression sur la jeune
Edmonde, qui répondit à son salut par un de ses plus séduisants
sourires. Mais, rencontrant un regard parfaitement indifférent, elle
pensa sans doute que, de toute façon, le beau brun ne faisait pas partie
de la maison à vendre, et elle reprit son air boudeur.
Résignés, Sylvie et Marco suivirent les visiteurs dans toutes les
pièces.
« On pourrait en faire quelque chose d'assez bien, dit la dame
après avoir regardé la salle à manger. Avec un mobilier moderne,
naturellement.
— Du moderne dans une demeure ancienne... presque un
château, je ne sais pas si..., objecta le monsieur, perplexe.
- Je t'en prie, papa, ne te mêle pas de ça : tu ne vis pas avec ton
temps, tu n'y connais rien », coupa la demoiselle.
Le père, obéissant, ne souffla plus mot.
« Voilà une superbe pièce, admit la dame, en entrant au salon.
Quatre portes-fenêtres, belle cheminée de marbre, beau parquet... Les
meubles sont démodés, mais en remplaçant ces vieilleries par un
mobilier convenable... »

124
Marco posa doucement la main sur l'épaule de Sylvie qui allait
bondir, toutes griffes dehors, en entendant traiter de « vieilleries » ses
sobres sièges Louis XIV, sa précieuse commode de marqueterie, ses
consoles, entre les fenêtres, dont l'or terni luisait d'un doux éclat. Elle
leva sur son cousin un regard de détresse, mais il lui sourit. Alors, elle
rentra ses griffes et retint la phrase vengeresse qu'elle allait lancer.
Par contre, Mathilde, elle, sentit la moutarde lui monter au nez,
quand elle vit l'air de mépris avec lequel on toisa sa vaste cuisine cam-
pagnarde aux cuivres étincelants, dont elle était si fière, et quand elle
entendit « cette dame si peinte qu'elle semblait un clown de cirque »,
déclarer que jamais sa cuisinière n'accepterait de travailler en ce lieu
qui devait dater de nos arrière-grand-mères.
Elle ne put s'empêcher de répliquer vertement :
« Hé! madame, peut-être bien que dans sa cuisine de ville, pas
plus grande qu'une armoire, cette demoiselle ne vous fait pas des
fricots aussi bons que ceux qui cuisent ici! »
Et, comme pour le prouver, elle souleva le couvercle d'une
casserole d'où s'échappa un délicieux fumet de daube aux
champignons, savamment mijotée.
La dame ne daigna pas répondre à cette domestique mal stylée.
Elle lui tourna le dos et sortit.
Le studio de Marco fut jugé « sortable », à condition, toujours,
d'être modernisé.
« Oh! ce haut plafond voûté! On se croirait dans une église!
s'exclama la dame. On ne fait plus que des plafonds très bas.
- Il serait facile d'en placer un en dessouss dit son mari,
conciliant.
- Bien sûr, fit la jeune Edmonde ironiquement, on pourrait
même démolir toute la maison et la rebâtir à ton goût! A ce
compte-là, tu ferais mieux d'en faire construire une autre part.
— Sans démolir tout à fait celle-ci, il y aurait peut-être moyen
de... »
« Démolir Le Colombier! Je pourrais les tuer ! chuchota Sylvie à
l'adresse de Marco.
— Du calme! répondit tout bas celui-ci : je suis certain qu'ils
n'achèteront pas. Le Colombier est le contraire de leur idéal! »
II avait raison. Les chambres à coucher (« C'est inimaginable!
Une seule salle de bain, alors que chacune devrait avoir la sienne! »)

125
ne trouvèrent pas grâce aux yeux de la dame et de la demoiselle. Le
monsieur essaya de dire qu'on pourrait peut-être remédier à cette
inqualifiable lacune, mais femme et fille eurent vite fait de le réduire
au silence.
Finalement, la dame déclara :
« Cette maison n'est pas du tout ce qu'il nous faut : il faudrait y
apporter trop de changements.
- Et puis, ajouta la jeune fille, on s'y « raserait » à mourir. C'est
loin de tout.
— Comment, s'indigna le père, avec une voiture comme la
nôtre? Rien n'est loin, au contraire: on pourrait sortir tous les soirs, si
l'on voulait.
- Loin ou près, elle déplaît », dit péremptoirement la dame. Et,
se tournant vers son époux, pourtant visiblement sous sa coupe :
« Tu ne vas pas, j'espère, nous tyranniser et nous forcer à...
- Ça va, ça va, dit-il précipitamment, tu as raison, comme
toujours. Le Colombier ne vous tente pas, Edmonde et toi... eh bien,
nous chercherons autre chose.
- Au revoir, monsieur, au revoir, mademoiselle », fit la visiteuse
sans même regarder les deux cousins. Et, suivie de son mari, résigné,
et de sa fille, renfrognée, elle sortit du vestibule, comme si elle
s'échappait d'une prison.
« Pas « au revoir », mais « adieu à tout jamais », grommela
Sylvie, tandis que la voiture s'éloignait.
— Excusez-nous d'avoir été dérangés par vous! » ajouta Marco,
ironique.
Ils soulagèrent leurs nerfs en claquant la porte, puis ils se
regardèrent et se mirent à rire, à rire, comme s'ils ne devaient jamais
s'arrêter. Ces gens ridicules et prétentieux ne prendraient pas leur
maison : pour le moment, Le Colombier était encore à eux.
« Pas de moquette sur ces dalles, pas d'abat-jour en plastique,
pas de plafond surbaissé, sous notre belle voûte! Quand on a de
l'argent, comme dit ce cher monsieur, on peut tout acheter... sauf
certaines choses... comme le goût! » pensait Sylvie en riant toujours.
Ah! qu'il était bon, qu'il était délicieux de rire avec Marco, pour la
même raison, avec le même sentiment de délivrance et de
soulagement!

126
Sylvie se rembrunit.

127
Pauline rentra à ce moment, très fière d'avoir pu aller, à petits
pas, jusqu'au fond du jardin. Elle avait découvert, dans un coin abrité,
et tenait à la main la première branche d'amandier de l'avant-
printemps, chargée de ses boutons rosés et de ses fleurs de neige, à
peine entrouvertes.
A la vue de l'hilarité de Marco et de Sylvie, l'étonnement se
peignit sur son visage que le grand air et le mouvement commençaient
à colorer délicatement.
« Mais... qu'est-ce qui vous prend? demanda-t-elle.
- Oh! Pauline, tu viens de manquer un spectacle unique!
— Un véritable film comique !
— N'as-tu pas entendu une auto s'arrêter devant la maison?
— Si, j'ai pensé que c'était peut-être celle de notre tuteur.
- Détrompe-toi : elle amenait des gens qui venaient visiter la
maison.
— Et vous trouvez que c'est drôle?
— Oui, parce qu'elle leur a déplu et qu'ils ne l'achèteront pas.
— Ah! bon, vous me rassurez. Espérons qu'il ne viendra plus
personne. »
Sylvie se rembrunit. Puisque, aujourd'hui, d'éventuels acheteurs
étaient venus, demain, après-demain peut-être, d'autres pouvaient sur-
gir, que Le Colombier tenterait. Pauline venait de réveiller son
inquiétude. Plus personne? Rien n'était moins sûr.

128
CHAPITRE XVI

ENCORE DES VISITEURS

LA JOURNÉE du surlendemain — un dimanche — fut beaucoup


moins amusante et plus inquiétante.
A midi, Roger appela Marco de Nîmes, pour lui dire :
« Ça y est, mon vieux! La lettre pour ton père est partie. Nous y
avons travaillé toute la soirée, Martine et moi, en pesant chaque mot!
Inutile de te dire qu'on vous avertira, dès qu'on recevra la réponse. »
Ce simple coup de fil ne fit nullement plaisir aux habitants du
Colombier.
« Maintenant, soupira Sylvie, ce n'est pas le facteur qu'il va
falloir attendre, c'est la sonnerie du téléphone, et on aura des
battements de cœur, chaque fois qu'on l'entendra! »

129
A deux heures de l'après-midi, une nouvelle voiture, une grande
« familiale » où s'agitaient quatre garçons et deux petites filles, arriva
au Colombier.
Marco vint le premier, bientôt suivi par Sylvie et Pauline, au-
devant des parents qui descendirent les derniers, après que leur
progéniture, criant et se bousculant, eut sauté sur la terrasse et se fut
précipitée vers la maison, sans saluer personne.
Ces gens venaient visiter la propriété « avec leurs enfants, car il
fallait bien qu'ils la voient et disent s'ils aimeraient l'habiter ».
Quand ils entrèrent, accompagnés de Marco et de ses cousines,
dans le vestibule, Sylvie ouvrit de grands yeux, Pauline murmura : «
Dieu du ciel! » et Marco ne put retenir son sourire le plus ironique.
Toutes les portes s'ouvraient et se refermaient à grand bruit, un
des garçons glissait sur la rampe de l'escalier en imitant le ronflement
d'un avion, ses trois frères se poursuivaient d'une pièce à l'autre en
poussant des cris de Sioux, l'aînée des filles ouvrait tranquillement
armoires et tiroirs, et la plus jeune, au salon, montait sur les sièges
avec ses chaussures nettoyées à la poudre blanche, qui laissaient des
traces sur les précieuses tapisseries au petit point.
« Leur mère va les gronder, j'espère! » pensa Sylvie en serrant
les poings.
Eh bien, non! La mère considéra ces jeunes sauvages avec un
sourire attendri, puis, se tournant vers les cousins, horrifiés, elle dit
tranquillement :
« Ces enfants! Quels petits diables! Nous les élevons « à
l'américaine », voyez-vous. Il faut qu'ils soient libres et sans
complexes. »
« En fait de complexes, il y a de bonnes fessées qui se perdent! »
marmotta Marco.
A ce moment, Diego traversa la pièce où l'on se trouvait. Les
enfants hurlèrent :
« Un Nègre! Un Nègre! Oh! que c'est amusant ! »
Ils suivirent en sautant et en criant le jeune Noir, qui, impassible,
correct, dans son complet du dimanche, parut ne pas leur porter plus
d'attention qu'à une nichée de souris échappée d'une souricière. Il
continua tranquillement son chemin, et s'éloigna dans le jardin.
Les « souris » s'éparpillèrent alors, les unes à la cuisine, où le
contenu d'un panier de noix diminua à vue d'œil, tandis que les poches

130
se gonflaient, les autres dans l'appartement de Marco, où ils
découvrirent le perroquet, qu'ils houspillèrent à grands cris.
Quand la famille eut parcouru toute 1» maison, la mère déclara :
« Tout cela me plaît bien.
— A moi aussi », fît le père, qui ajouta aussitôt : « Mais, qu'en
pensent les enfants? »
On appela les « souris », qui ne se souciaient guère de répondre
et d'obéir, et qu'on eut beaucoup de peine à rassembler.
« Eh bien, mes chéris, interrogèrent les parents, lorsqu'ils furent
enfin réunis, vous avez vu cette jolie maison? Qu'en dites-vous?
Aimeriez-vous l'habiter? »
L'aîné des enfants s'avança et demanda, d'un ton assuré :
« Est-ce que le Nègre et le perroquet y resteront?
— Bien sûr que non, voyons!
- Alors, ça ne nous intéresse pas de venir ici : sans eux, on
s'embêterait.
— Pourtant...
- Si on nous force à vivre dans cette baraque nous casserons
tout! cria le plus jeune frère.
- Il n'est pas question de vous forcer... Enfin, nous allons voir
et essayer de les faire changer d'avis. Excusez notre irruption
dans votre maison, monsieur, mesdemoiselles et au revoir! »
« Pour ceux-là, dit Marco lorsque la grande voiture eut disparu,
on peut dire comme pour les précédents : « Non pas au revoir, mais «
adieu. » Les enfants rois se refuseront à venir habiter ici.
— Sans Diego, et sans Je perroquet! fit Pauline en riant. Se
peut-il, ajouta-t-elle, qu'il existe des gosses aussi mal élevés et qui
font la loi dans la famille?
— Aussi mal élevés, on n'en voit peut-être pas beaucoup, mais
ça se trouve, de nos jours, répondit Marco.
— En tout cas, ils nous ont donné une leçon, conclut Sylvie.
C'est : Comment ne pas élever les enfants! Je me souviendrai de
cela plus tard, à l'occasion. »
Or, ce même jour, la fin de l'après-midi amena de nouveaux
visiteurs.
« Encore! » murmura Sylvie en allant ouvrir la porte d'entrée.
Un couple, déjà âgé, se présenta, ainsi que deux fillettes : « Nos
petites-filles, dont les parents sont en Afrique, et que nous élevons. »

131
Le grand-père se confondit en excuses pour le dérangement qu'il
causait aux habitants du Colombier... et la troisième visite commença.
Cette fois, les réactions des nouveaux venus n'eurent rien de
commun avec celles de leurs prédécesseurs. Le Colombier fut trouvé «
plein de charme, ravissant, avec son cachet ancien, ses vastes pièces
aux belles voûtes, la vue de ses fenêtres ».
« Que c'est joli ! s'exclamaient les fillettes, et qu'on serait bien
ici! Grand-père, achète donc cette maison : tu ne trouveras pas
mieux!»
Sylvie attendit avec inquiétude la réponse du vieux monsieur.
« Je ne dis pas non, mes petites, dit-il. Votre grand-mère et moi
sommes réellement séduits par tout ce que nous voyons. Cependant,
Le Colombier me paraît bien isolé, loin de tout. Il sera peut-être
difficile de vous envoyer chaque jour en classe à la ville et, d'autre
part, nous ne voulons pas nous séparer de vous et vous mettre en
pension. Comment avez-vous fait vos études, mademoiselle?
demanda-t-il à Sylvie.
— Nous avions, ma sœur et moi, une institutrice à la maison.
Ensuite, j'ai préparé le baccalauréat au collège d'Alès : je partais le
matin avec le car : il passait avant huit heures. Maintenant, il vient
plus tard... après neuf heures... donc, inutilisable pour des écolières,
insinua Sylvie.
— En effet. Il est vrai que, tant que ma santé le permettra, je
pourrais conduire ces enfants en voiture, tous les matins, mais...
— Il faut y réfléchir, interrompit la grand-mère, et peser les
avantages et les inconvénients d'une installation ici, avant de
prendre une décision.
- C'est cela. Nous allons dire à maître Platon que nous le fixerons
bientôt. »
Très polis, les visiteurs prirent congé et les fillettes crièrent
joyeusement, lorsque la voiture s'éloigna :
« Au revoir! Nous espérons bien revenir! »
Les trois cousins se regardèrent en hochant la tête.
« Sympathiques, pleins de goût... trop sympathiques et trop
pleins de goût, remarqua Marco. J'ai terriblement peur que ceux-là ne
se décident. »
Quelques mois plus tôt, Sylvie n'eût pas manqué de penser que si
cette redoutable éventualité se présentait, toute la responsabilité en

132
reviendrait à Marco, et elle eût maudit une fois de plus le cousin du
Brésil. Mais, ce jour-là, elle ne se dit qu'une seule chose : « Si ces
gens se décident, Marco partira, et comment vivre sans lui? »

133
CHAPITRE XVII

MAUVAISES NOUVELLES. SURPRISE!

QUAND Sylvie, quelques jours plus tard, vit arriver maître Platon,
elle devina tout de suite, rien qu'à l'expression de son visage, qu'il
apportait une mauvaise nouvelle.
« Parrain, « ils » se sont décidés, n'est-ce pas? » demanda-t-elle
d'une voix tremblante.
Il hocha la tête.
« Eh oui, ma petite Sylvie. Je t'assure qu’il m'en coûte de venir
vous annoncer cela, mais il le faut bien, hélas!
— Et... quand?
— L'acte de vente doit être signé à la fin du mois... dans douze
jours.

134
- A moins que le père de Marco n'accepte la proposition de
Roger Davin.
— Evidemment, mais n'y compte pas trop. Personnellement,
je n'ai aucun espoir. Veux-tu appeler Marco et Pauline? Je dois vous
entretenir de ce qui vous concerne tous les trois.
« Mes amis, fit-il, quand les cousins furent réunis, les acheteurs
du Colombier désirent s'y installer le plus tôt possible. Il faudra songer
à votre déménagement. J'ai eu la chance - - si l'on peut dire! --de
trouver un appartement à Nîmes pour Pauline et Sylvie. Vous pourrez
y entrer, mes petites, dès que vous le voudrez, et Mathilde vous
accompagnera. Et vous, mon garçon? »
Pâle et crispé, le jeune homme répondit :
« Pour moi? Aucun problème de logement. La grande usine où
je serai employé à la direction commerciale me fournit un
appartement. Je m'en irai dès la fin du mois. »
« Dès la fin du mois » ! ces quelques mots frappèrent
douloureusement Sylvie. Elle leva sur son cousin un regard désolé,
mais il se trompa sur la signification de ce regard, qui lui parut chargé
de reproche, et il détourna la tête,
« Tout n'est peut-être pas fini, dit Pauline, si M. Oliviéro...
- N'espérons rien de mon père, coupa Marco d'une voix dure. Je
ne me fais plus aucune illusion. »
Mais Pauline s'entêta.
« Moi, je ne perds pas tout espoir, murmura-t-elle : attendons. »
On n'attendit pas plus longtemps que le lendemain.
A dix heures du matin, le téléphone sonna. Marco et Sylvie se
précipitèrent et s'y trouvèrent en même temps. Marco prit l'appareil,
Sylvie s'empara de l'écouteur.
C'était Roger Davin.
« Allô! Marco? fit-il d'une voix brève.
— Oui. Alors?
— Alors, tu devines que ton père m'a répondu, et sa
réponse n'est pas bonne : il ne cède pas.
— Que te dit-il?
— Qu'il regrette de ne pouvoir me donner satisfaction, mais « il
a ses raisons, qu'il serait « trop long de m'exposer par écrit », pour que
tout se passe comme il l'a décidé.
— C'est tout?

135
— C'est tout. Mon pauvre vieux, je suis vraiment navré!
— Et moi, donc! murmura Marco. Plus que tu ne peux
l'imaginer, Roger, car tout est de ma faute. Merci pourtant de ce que tu
as tenté pour nous conserver Le Colombier.
— Je voudrais tellement essayer autre chose! mais quoi?
- Il n'y a plus rien à faire, d'autant que la propriété est vendue.
L'acte sera signé chez maître Platon à la fin du mois. »
On entendit, au bout du fil, une exclamation désolée.
« Venez nous voir, Martine et toi, avant que nous partions d'ici,
reprit Marco, car nous n'avons plus beaucoup de temps à passer dans
cette maison. »
Sylvie laissa tomber l'écouteur. Elle pleurait.
Marco prit rapidement congé de son ami, puis, bouleversé, il
balbutia :
« Pourras-tu jamais me pardonner, Sylvie? »
Mais, sans attendre de réponse, il se détourna brusquement et
rentra chez lui en toute hâte.

*
**

A partir de ce moment, Sylvie vécut comme dans un mauvais


rêve. Elle erra dans toute la maison, au jardin, sur la colline, disant
adieu à tout ce qu'elle aimait... Adieu à chaque pièce de la vieille
demeure, adieu aux pigeons et aux colombes qui voletaient au sommet
de la grosse tour, adieu aux fleurs du printemps commençant, aux
premières violettes, aux rosés saxifrages, à ces lilas en bouton dont
elle ne verrait pas les thyrses embaumés s'épanouir au soleil d'avril,
adieu au paysage familier qu'elle contemplait de sa fenêtre, adieu, là-
haut, au grand rocher, son refuge, témoin de ses heures de solitude, de
ses larmes parfois, mais aussi de sa joie, chaque fois que, de cet
observatoire, elle découvrait son domaine étalé à ses pieds.
Et bientôt — cela, c'était bien le pire! — II faudrait dire adieu à
Marco, sans lui laisser voir son désespoir et ses cuisants regrets.
Ah! si Marco l'aimait comme elle l'aimait, s'il lui demandait de
partager sa vie, elle n'hésiterait pas à le suivre à Paris, ou même au
bout du monde! Alors, quitter Le Colombier lui paraîtrait moins dur...

136
presque facile... Mais, hélas! elle s'était comportée de façon à rendre
inconcevable une telle éventualité.
Il se montrait sombre et silencieux, Marco. On le voyait peu,
comme s'il était gêné de rencontrer ses cousines, mais on l'entendait
commencer, avec l'aide de Diego, ses préparatifs de déménagement.
Chaque coup de marteau clouant les caisses résonnait
douloureusement dans le cœur de Sylvie et lui rappelait, en même
temps, qu'il fallait aussi songer à emballer tout ce qu'elle et Pauline
devaient emporter dans leur nouveau logis.
Chaque jour, elle remettait cette besogne au lendemain. Pourtant,
il fallut bien se décider et, ce matin-là, en présence de sa sœur, elle
commença ce pénible travail au salon.
Lorsqu'il l'entendit descendre du grenier et traîner des caisses,
Marco vint frapper discrètement et proposa :
« Voulez-vous un coup de main? J'ai presque fini chez moi, et je
suppose que vous n'êtes pas très expertes dans le métier de
déménageur.
— Merci, Marco, car nous sommes loin d'avoir terminé.
— Alors, je peux vous aider à tout emballer. »
Comme le jeune homme faisait passer à Sylvie les jardinières
chinoises de la cheminée, pour qu'elle les déposât dans la paille, le
bruit d'une voiture débouchant sur la terrasse leur fit lever la tête. Un
instant plus tard Roger Davin entrait au salon. Il paraissait ému et
joyeux, oui, joyeux, et il demanda brusquement :
« Mais que faites-vous là?
- Vous le voyez, nous préparons notre déménagement, répondit
Sylvie avec un peu d'impatience (c'était bien le moment, vraiment,
de prendre ce ton réjoui!).
— Quel travail inutile! Dépêchez-vous de vider ces caisses
et de les remonter au grenier, fit Roger, en riant tout à fait, cette fois.
— Pourquoi? demandèrent en même temps Marco et Sylvie,
complètement ahuris.
— Pourquoi? parce que vous ne déménagez plus : Le Colombier
ne sera pas vendu. »
Marco changea de visage.
« Que veux-tu dire? interrogea-t-il.
— Que, décidément, ton père renonce à cette vente. »
Trois exclamations jaillirent simultanément.

137
« I renonce!
— Est-ce possible!
— Comment le savez-vous?
— Je le sais, parce qu'il me l'a dit. Non, non, ne me regardez pas
comme cela! Ne croyez pas que je suis devenu fou : j’ai toute ma
raison. »
Et, plus gravement, Roger ajouta : « J'étais si déçu, après vous
avoir transmis la réponse de M. Oliviéro, et si attristé en me
représentant votre chagrin, que j'ai cherché à tenter une ultime
démarche pour essayer de conserver Le Colombier à de chers amis,
envers lesquels nous avons, Martine et moi, une telle dette de
reconnaissance! A force de relire la lettre de ton père, Marco, quelques
mots de cette lettre m'ont frappé : « J'ai des raisons qu'il serait trop
long d'exposer par écrit », disait-il. Alors j'ai pensé que, peut-être, il
me les exposerait de vive voix et que, si l'on pouvait discuter
directement avec lui, il serait possible de le convaincre. Dès lors, je
n'ai plus hésité... j'ai pris l'avion pour le Brésil.
— Non! vous avez fait cela! s'écria Sylvie.
— Et tu viens de voir mon père? fit Marco, abasourdi.
— Il y a quatre jours, exactement, j'étais assis en face de lui
dans un des salons de sa magnifique maison... et nous avons causé.
- C'est incroyable! murmura le jeune homme.
— Mais pourtant vrai. Tu avais raison, Marco, ton père tenait à
la vente du Colombier uniquement pour que tu te « mettes à un travail
sérieux ». Mais, lorsque je lui ai parlé des vastes projets dont tu m'as
entretenu un jour, ton idée l'a séduit. Il est même décidé à financer
cette affaire.
— Comment! s'écria Marco, il la connaissait bien cette idée : je
la lui avais exposée dans une lettre.
- Mais moi, fit Roger en souriant, je la lui ai présentée
dépouillée de toute poésie, en mettant l'accent sur le côté pratique et «
rentable » qui pouvait l'intéresser.
- Ah ! dit Sylvie avec un léger reproche dans la voix, il s'agit de
ce fameux projet dont lu as toujours refusé de me parler, Marco? »
Il fronça légèrement les sourcils.
« Je t'expliquerai cela plus tard, Sylvie.
— Je viens peut-être de gaffer, fit Roger, un peu inquiet : je ne
savais pas que tu gardais ton idée secrète. Veux-tu que nous allions

138
continuer cette conversation chez toi? J'ai bien des détails à te donner
encore.
— Volontiers », répondit aussitôt Marco, qui prit avec lui le
chemin de son appartement. « Je crois rêver », murmura Sylvie quand
les deux sœurs se retrouvèrent seules. Elle était à la fois pleine de
joie... et peinée de l'obstination incompréhensible que mettait Marco à
lui cacher son projet.
« Non, tu ne rêves pas, Sylvie, dit joyeusement Pauline. Allons!
remettons tout en place. Quel bonheur! Penser que nous avons fait un
cauchemar et que nous nous en réveillons! Et tu sais, en fin de compte,
c'est toi qui as sauvé notre maison, en sauvant le petit Frédéric. »
Sylvie sourit à sa sœur, d'un sourire un peu mélancolique. Sans
doute Le Colombier ne lui serait pas arraché, mais cette assurance,
pour réjouissante qu'elle fût, ne dissipait nullement tous ses soucis, ou,
plutôt, son unique souci : Marco!

139
CHAPITRE XVIII

LE PROJET DE MARCO

LE soin de ce même jour, Sylvie se trouvait seule au salon.


Enervée, préoccupée, heureuse et mélancolique à la fois, elle ne
pouvait se décider à se coucher, comme venaient de le faire Pauline et
Mathilde, car elle sentait qu'elle ne trouverait pas le sommeil.
Machinalement, elle retirait un à un les objets qui restaient
encore dans les caisses et les remettait en place.
La vaste pièce n'était éclairée que par une seule lampe, posée sur
une console. A travers
l'abat-jour rosé, sa lumière se reflétait dans l'étroite et haute
glace, et baignait seulement le canapé et le guéridon. Tout le reste
demeurait dans une pénombre où luisait vaguement la dorure d'un
cadre ou l'eau dormante d'un miroir.

140
Dans le silence, la pendule, de nouveau sur la cheminée, faisait
entendre son léger tic-tac, et parfois, au-dehors, une rafale du vent
printanier, ce grand vent méridional qui faisait neiger les amandiers en
fleur, bruissait à travers les pins de la terrasse.
Comme Sylvie sortait de la paille d'emballage une coupe
d'opaline, des coups discrets frappés à la porte la firent tressaillir.
Elle dit, à demi-voix :
« Entrez! »
Mais, avant même qu'il apparût sur le seuil, elle savait que c'était
Marco.
« Je ne te dérange pas trop, Sylvie? demanda-t-il. Je voudrais te
parler. Il est tard, mais j'ai attendu que tu sois seule.
- Non, tu ne me déranges pas du tout », balbutia-t-elle,
surprise et troublée. De quoi Marco voulait-il l'entretenir?
Elle prit place sur le canapé et lui désigna un siège; mais lui,
sans hésiter, alla s'asseoir à côté d'elle.
« Sylvie, commença-t-il, je t'ai fâchée en ne te mettant pas au
courant de mon fameux projet, n'est-ce pas?
- Un peu, répondit-elle, pourtant je reconnais que j'ai mérité ton
manque de confiance.
— Il n'est pas question de confiance, fit-il vivement. Je ne t'ai
rien dit, parce que je craignais que nous ne conservions pas Le Colom-
bier. Alors, je voulais éviter de bâtir devant toi des châteaux en
Espagne, au risque, ensuite, de te causer une déception.
- Ah! Parce que tu étais sûr que ce projet me plairait?
- Sûr? oh!non. J'osais à peine l'espérer. Maintenant encore,
j'ignore ce que tu vas en penser.
- Daigneras-tu enfin me dire de quoi il s'agit? interrogea-
t-elle en essayant de prendre un ton ironique.
— Tout de suite! Te rappelles-tu la première fois où je suis
monté te retrouver en haut de la colline? Te souviens-tu de la réflexion
que j'ai faite, et que tu as mal accueillie, d'ailleurs. »
Elle se souvenait très bien. Gênée, elle répondit :
« Oui... vaguement. Tu prétendais être frappé par la pauvreté de
notre région et désirer trouver un travail qui te permette de rendre plus
prospère la vie de ses habitants.
— C'est cela. Tu m'as aussitôt « clos le bec » en me disant :

141
« Laisse ces gens tranquilles, ils « sont satisfaits de leur sort. » Je
t'ai répondu : « Mais ils pourraient l'être plus encore, si ce « pays,
autour du Colombier, devenait assez intéressant pour retenir les jeunes
qui le quittent en trop grand nombre et s'en vont travailler à la ville. »
A ce moment-là, je cherchais une idée, je l'ai cherchée longtemps et,
soudain, elle m'est venue. Sais-tu qui me l'a donnée?
— Comment veux-tu que je le sache?
- Tout simplement les pigeons de la tour. »
Sylvie ouvrit de grands yeux.
« Je ne vois pas...
— Mais tu vas voir! En observant, là-haut, ramiers, colombes,
tourterelles voleter, entrer dans le pigeonnier et en sortir, filer au loin à
larges coups d'ailes, revenir, roucouler paisiblement, picorer, d'un bec
vif et précis, bref, en les regardant vivre, j'ai su, un beau jour, ce qu'il
faudrait faire.
« J'ai vu, dans nos garrigues, nos pinèdes, nos châtaigneraies,
une grande réserve d'oiseaux, de tous les oiseaux susceptibles d'être
acclimatés dans notre région. Je les ai vus aussi non seulement en
liberté, mais en des élevages importants que, suivant l'exemple donné
par Le Colombier, les mas environnants pourraient entreprendre. J'ai
vu les mûriers devenus inutiles, remplacés par la culture de ce qui
serait nécessaire à la nourriture de ces innombrables volatiles.
« Quel travail passionnant! Et quelle prospérité pourrait apporter
à tous la vente des •œufs en grande quantité, du duvet des oies et des
eiders, des plumes d'autruches (oui, oui les autruches vivent très bien
dans notre Midi!), la fourniture d'oiseaux rares aux amateurs de
volières ou aux « zoos » des jardins d'acclimatation.
« J'imaginais cela avec tant de précision, que je croyais déjà
entendre la rumeur de tous nos oiseaux : pépiements, ramages,
roucoulements, dominée par le chant des rossignols ou la voix éraillée
des beaux aras du Brésil, et sentir dans ma main les douces plumes
d'un colibri, d'une perruche turquoise, d'un canari doré... oh! Sylvie,
que dis-tu de cela? » interrogea Marco, non sans anxiété.
Les yeux brillants, Sylvie s'écria spontanément :
« Je dis que ton idée est merveilleuse! » Puis, plus timidement,
elle demanda :
« Est-ce que lu me permettras de t'aider à la réaliser? »

142
Marco ne répondit pas tout de suite. Une étrange émotion
semblait s'être emparée de lui. Il regarda Sylvie et murmura :
« C'est toi, toi, qui me demandes d'accepter ton aide? Oh! Sylvie,
je n'osais même pas l'espérer! Je désirais seulement que tu approuves
ce projet et que tu sois d'accord pour me le laisser réaliser, »
Elle ne sut que répondre et Marco continua :
« Je suis ravi de penser que nous entreprendrons tout cela
ensemble, mais j'espère que tu te rends compte de la responsabilité qui
sera la tienne, lorsque je partirai. »
Sylvie se rembrunit aussitôt.
« Oh! tu partiras? »
Il la regarda, surpris.
« Cela t'ennuie? Tu redoutes tout le travail que je te laisserai?
— Je n'ai pas peur du travail », fît-elle doucement.
Il parut plus étonné encore, mais il ne demanda pas : « Alors, de
quoi as-tu peur? » et continua en souriant :

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« Tu comprends, je ne pourrai pas écrire simplement en Asie, en
Afrique, en Amérique du Sud : « Faites-moi un petit colis d'oiseaux-«
mouches », ou : « Expédiez-moi quelques « autruches », ou encore :
«Envoyez-moi quelques douzaines de perroquets ». Non, je devrai
aller en personne chercher les oiseaux là où ils se trouvent et, avant de
les amener ici, apprendre leurs possibilités d'acclimatation, leur mode
de vie, leurs particularités, comment les nourrir. Mais, pendant mon
absence, tu ne seras pas seule à t'occuper de notre réserve et des
élevages : je sais que Diego sera enchanté de travailler avec nous.
— Et Pauline?
— Pauline nous aidera aussi, dans la mesure où sa santé le lui
permettra. »
Sylvie sourit.
« Je suis sûre que ton idée lui plaira. Je la vois très bien
s'attendrissant devant une couvée de poussins ou de petits oiseaux et
s'extasiant sur la beauté des aras, des perruches multicolores, des
paons et autres faisans dorés!
— Tout nous sera facilité, reprit Marco, du fait que ce projet
intéresse mon père et qu'il accepte de le financer. Quand je pense que
je lui avais exposé mon idée dans une lettre et qu'elle ne l'avait
nullement séduit! Il a fallu que ce brave Roger... »
Sylvie se mit à rire franchement.
« Si tu lui as écrit un poétique morceau de littérature, comme
celui que tu viens de me débiter, je ne m'étonne pas qu'il y soit resté
insensible. Notre ami a compris qu'à un homme pratique et peu
imaginatif, il fallait montrer uniquement le côté « rentable » de
l'entreprise, comme dit Roger.
- Un morceau de littérature! Tu es une petite moqueuse, Sylvie!
— Non, je ne me moque pas : je constate, simplement... et je ne
voudrais pas que tu ressembles à ton père, Marco.
— Tu te soucies donc un peu de ce à quoi je peux ressembler?
— Oui, un peu... et même beaucoup », avoua-t-elle tout bas.
Marco changea de visage.
« Alors... alors, Sylvie, je peux te parler d'une chose encore plus
importante que tous les oiseaux du monde. En entrant dans ce salon,
ce soir, j'ignorais si j'aurais le courage d'aborder ce sujet, mais
maintenant... »

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Entre les longs cils noirs, le regard des yeux pers de Sylvie ne
quittait pas le visage ému du jeune homme :
« Parle! que veux-tu de moi? » semblait-il dire.
Marco hésita encore un peu.
« C'est tellement difficile... je crains... Tiens! je préfère te
raconter une histoire. »
Elle leva les sourcils.
« Une histoire? Pourquoi?
— Parce que cela me simplifiera les choses et, surtout, parce que
c'est toi qui devras dire comment cette histoire doit se terminer.
Ecoute! »

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CHAPITRE XIX

L'HISTOIRE DE MARCO.
LA PORTE OUVERTE

« IL ÉTAIT une fois une jeune fille qui s'appelait Sylvie. Elle
vivait avec une sœur malade et une vieille servante dénommée
Mathilde, dans un domaine qui devait son nom à la tour-pigeonnier
dressée à côté de la maison.
— Où veux-tu en venir, Marco? » demanda Sylvie.
Il ne répondit pas et continua.
« Cette jeune fille régnait seule, comme une petite reine, sur sa
demeure et sur ses terres. Elle était très fière et très jalouse du sceptre
qu'elle tenait d'une main ferme.
« Mais, un jour, débarqua soudain au Colombier, en compagnie
d'un jeune Noir et d'un perroquet, un cousin arrivant du Brésil. Il ve-

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nait partager le gouvernement de la propriété, comme un vieil
enchanteur, notaire de son état, lui en avait donné le droit.
« La jeune fille vit cette arrivée d'un mauvais œil, accueillit
assez mal le nouveau venu, repoussa toutes ses avances et ignora sa
bonne volonté.
- Je t'en prie, Marco, je t'en prie, ne rappelle pas...
— Tais-toi! Il faut m'écouter jusqu'au bout, fit-il vivement. Le
jeune homme fut d'abord peiné et furieux, sans toutefois montrer sa
déception et sa colère. Mais, peu à peu, il cessa d'en vouloir à Sylvie,
parce qu'il avait compris la nature généreuse, le cœur d'or, le charme si
féminin que cachait l'attitude désagréable qu'elle affectait envers lui.
Plus tard, non seulement il ne conserva aucun grief contre elle, mais il
s'aperçut même, un beau jour, qu'il l'admirait et qu'il l'aimait. Alors, il
souhaita l'aider, lui rendre service, lui procurer joie et tranquillité. « La
demoiselle parut s'adoucir un peu. Pas assez, cependant, pour que son
cousin osât lui dévoiler ses sentiments. Mais un grand espoir naissait
dans son cœur.
« Hélas! un matin, il apprit, par le vieil enchanteur, une triste
nouvelle : à cause de lui, le domaine tant aimé de sa petite reine allait
être vendu.
« Alors, Sylvie, dans son chagrin et sa colère, prononça des
paroles si dures, si cruelles, que le pauvre garçon en fut désespéré.
- Marco! gémit Sylvie,
— Attends, fit-il doucement en lui prenant la main, attends!
L'histoire finira tout de même bien... j'espère.
« Puis, peu à peu, la petite furie se calma. L'angoisse qu'elle
partageait avec son cousin les rapprocha de nouveau l'un de l'autre.
Une inondation ayant ravagé le pays, le garçon eut la terrible émotion
de voir les eaux engloutir ce qu'il avait de plus cher au monde : sa
Sylvie, que le torrent allait emporter, et la joie de l'arracher au gardon
furieux. Jamais, jamais, il n'oubliera le moment où il la rapporta dans
ses bras, jusqu'à sa vieille maison.
(« Je sais, maintenant, je sais! pensa Sylvie. Je n'ai pas rêvé qu'il
répétait alors : « Sylvie, « Sylvie... ma chérie! •» ni que son cœur
battait à se rompre, tout contre mon visage! »)
« Puis, vinrent des heures sombres, continua Marco. Le domaine
avait trouvé des acheteurs, les deux sœurs et leur cousin n'avaient plus
que quelques jours à y passer.

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« Et voilà qu'un coup de théâtre se produisit. Un ami — le
meilleur des amis, qui n'hésita pas à partir pour le lointain Brésil —
obtint du père du jeune homme que le domaine restât aux mains des
trois cousins.
« Le soir même où l'on connut la bonne nouvelle, le jeune
homme alla trouver sa cousine pour se réjouir avec elle, lui faire part
de ses projets de travail et lui demander ce qu'elle en pensait.
« Elle lui répondit d'une façon... encourageante, qui le décida à
lui parler d'une chose plus importante pour lui que tout au monde.
Mais, comme il se sentait encore un peu « gla-« ce », au
souvenir de sa première attitude, il prit le truchement d'une histoire,
d'une sorte de conte de fées, pour lui dire qu'il l'aimait, et qu'il ne
pouvait concevoir sa vie sans qu'elle devînt sa compagne, pour les
bons comme pour les mauvais jours. Alors, elle lui répondit... elle lui
répondit quoi, Sylvie? »
D'une voix que la joie et l'émotion faisaient trembler, Sylvie
murmura :
« Que c'était une belle histoire et qu'elle devait très bien finir.
Finir comme tu le désires, Marco, et comme je le désire également.
— Alors, je suis l'homme le plus heureux du monde! dit-il en
l'entourant tendrement de son bras. Oh! Sylvie, nous nous marierons
bientôt, n'est-ce pas?
- Dès que tu le voudras. Nous avons perdu assez de temps... à
nous détester!
- Parle pour toi, fit Marco en souriant, car moi, je ne t'ai jamais
tout à fait détestée! »
Sylvie reprit, comme dans un rêve :
« Si tu savais, si tu savais tout ce qui a bouillonné dans mon
cœur à ton sujet! C'était un tel mélange de sentiments contradictoires,
que je n'arrivais pas à voir clair en moi-même. Maintenant, tout est
simple, tout est lumineux : je t'aime, un point, c'est tout. Que c'est
reposant et délicieux! »
A ce moment, son regard rencontra la porte murée, entre les
deux appartements, la porte que ne dissimulait pas complètement une
grande glace.
« Oh! Marco, dit-elle, que j'ai honte, en voyant nos logements
ainsi séparés, de t'avoir forcé, par mon attitude stupide, à couper la
maison en deux! »

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Marco sourit de nouveau.
« Il suffira d'une journée de maçon pour abattre une aussi légère
cloison. Je m'en occuperai dès demain, si tu es d'accord.
— Oui, dès demain, je t'en prie. Il ne faut pas attendre un jour de
plus. »
Car Sylvie pensait que cette porte était un symbole. La rouvrir
signifierait que rien, désormais, ne se dresserait entre elle et le cousin
du Brésil, et qu'une vie passionnante de travail et de bonheur allait
commencer au Colombier.

Imprimé en France
BRODARD & TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
20 - 01 - 2584 - 01
Dép.lég. 4396-1er. 66

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