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Le Dictionnaire Intime de La Langue Française de Leïla Slimani
Le Dictionnaire Intime de La Langue Française de Leïla Slimani
Toubib
"Ma mère est médecin. Pendant trente ans, elle a exercé à Rabat, la ville où j’ai grandi.
Tout le monde la connaissait. Les gens l’abordaient dans la rue pour la remercier ou
lui demander conseil. Elle était tbiba, doctoresse. J’aimais la sonorité de ce mot en
arabe, sa rondeur, sa tendresse. Il était le reflet de l’engagement de ma mère, de son
humanité. Je devais avoir 14 ou 15 ans quand j’ai découvert que le mot toubib était
passé dans le français courant. « J’étais chez le toubib » disait mon oncle avec l’accent
parisien. Cette découverte m’a surprise et émerveillée. Un mot passait d’une langue
dans une autre, volé, kidnappé, pris en otage. Ou peut-être s’était-il échappé de son
plein gré? Il avait fait l’école buissonnière, était arrivé en clandestin sur d’autres
terres, d’autres continents et on avait fini par l’accueillir, par s’habituer à lui, par ne
même plus y faire attention. En arrivant à Paris, j’écoutais les conversations dans le
métro. J’entendais dans la bouche des passagers des mots familiers : ils allaient boire «
un kawa », s’étaient fait couper les cheveux mais juste un « chouia ». Ils jetaient un
euro à un mendiant sur le quai, un « meskine », un pauvre. J’avais l’impression que
mes deux langues s’étaient unies. C’était comme si elles avaient fait l’amour et qu’elles
avaient eu des enfants."
Mélancolie
"A quinze ans, je broie du noir. La vie n’a pas de sens, je suis jeune et déjà lasse. Je
m’apitoie sur mon sort, j’écoute des chansons tristes, je pleure devant ma glace. Ma
mère me demande ce que j’ai. Je lui réponds que je n’en sais rien, que j’ai des
angoisses, que j’ai peur. « Mais peur de quoi ? », me questionne-t-elle. C’est bien le
problème, je ne sais pas. J’ai peur et c’est comme ça. Au milieu d’une conversation, elle
glisse le nom du mal dont je souffre. Elle le prononce doucement, avec tendresse et
ironie; elle dit que c’est de la mélancolie. Je roule le mot autour de ma langue. Dans le
noir, couchée sur mon lit, j’essaie de donner une forme à ce mot magnifique.
Mélancolie, ça a un nom d’alcool, ça a à voir avec l’ivresse, avec ces interdits que je
pressens. Est-ce une maladie ? Ai-je envie d’en guérir ? A seize ans, je lis Baudelaire,
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Rimbaud, Hugo, Nerval. Ils ont tous la mélancolie pour compagne. Partout, entre les
lignes des auteurs que je vénère, le spleen, la bile noire et la ténébreuse nostalgie ont
fait leurs nids.
Je me souviens de la couverture d’un livre, La Nausée de Sartre, publiée en Folio. On y
trouvait une reproduction du célèbre tableau La Mélancolie de Dürer. Un ange est
assis, un livre sur les genoux. Son visage est à la fois noir et boudeur, enfantin et
agressif. Longtemps, elle a été pour moi le visage de la mélancolie."
Paris
"La première fois que j’ai visité Paris j’avais 13 ans. J’étais couchée sur mon lit. Par la
fenêtre, on pouvait voir les peupliers argentés, les palmiers nains et le grand ciel bleu
de Rabat. J’ai eu, pour mes visites, les meilleurs guides du monde. Ils s’appelaient Zola,
Balzac, Victor Hugo. Ce dernier m’a amené à Notre Dame et j’ai marché derrière lui,
dans les rues puantes de l’île de la Cité. Avec Zola, j’ai découvert le Paris d’Haussmann,
la noirceur des quartiers ouvriers, le ventre de la capitale et ses halles odorantes. Je
me souviens d’avoir été fascinée, dans La Curée, par la description du luxueux hôtel
particulier de Saccard, le spéculateur. Les fenêtres donnaient sur le parc Monceau,
dont j’aimais le nom mais que je n’avais jamais vu en vrai. Avec Bel Ami, je me suis
promenée sur les Grands boulevards et avec Rastignac, bien sûr, j’ai voulu conquérir
Paris.
A dix-sept ans, je suis arrivée dans la capitale et je suis devenue une marcheuse
infatigable. J’allais de la place d’Italie au jardin du Luxembourg, du Panthéon aux
Tuileries. Je flânais à Saint Germain, sur le parvis de l’Opéra, au bord du Canal Saint
Martin. Je prenais le métro à Concorde, remontait les marches à Charles de Gaulle
Etoile. Tous ses lieux avaient un sens pour moi, ils étaient habités par des fantômes.
Des personnages de fiction avaient aimé, vécu, combattu sur ces pavés. Paris, pour
moi, est une ville hantée."
Beur
"A la fin des années 80, je vis à Rabat, au Maroc mais je regarde la télévision française.
Nous avons fait installer une parabole sur le toit de la maison et nous ne ratons pas
une émission d’Anne Sinclair ou de Bernard Pivot. A l’époque, Smaïn est un humoriste
célèbre et des gens marchent dans les rues françaises pour réclamer qu’on ne touche
pas à leurs potes. Là, sur l’écran, il y a des gens qui me ressemblent. Même cheveux
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frisés, même teint olivâtre, leurs prénoms font des sons gutturaux qui ne me semblent
pas difficile à prononcer. Sauf qu’eux portent des blousons en cuir et un autocollant en
forme de main jaune sur leur poitrine. Sauf qu’eux parlent français, portent des
bonnets phrygiens pour le bicentenaire de la révolution et ils vivent dans des banlieues
dont je ne parviens pas à retenir le nom. Ces gens, me dit-on, ce sont des « beurs ».
Des petits beurres, comme les biscuits que ma tante ramène de Paris à chaque vacance
? Des beurres salés, des croissants au beurre, des jambons beurres ?
Non, des beurs, comme des arabes à l’envers, des syllabes retournées. En France,
j’apprends qu’on parle verlan. Pour être cool il faut parler à l’envers. Je suis fascinée
par la dextérité de ces jeunes capables de faire marcher la langue française sur la tête,
de retourner les mots. Les beurs ce sont des cousins éloignés, qui appartiendraient à
une branche de la famille qu’on ne fréquente plus depuis longtemps mais dont on a
parfois des nouvelles. Les beurs ce sont les enfants des montagnards du Rif, des
paysans du Souss, des pauvres qui sont allés fouler une autre terre, trimer dans
d’autres usines. Les beurs, ce sont des Français."
L'Europe
"Sur les hauteurs de Tanger, il y a un café où se retrouvent tous les jeunes de la ville.
On vient y fumer du haschich, boire du thé à la menthe très sucré et manger de la
soupe aux escargots. Toutes les chaises sont placées dans la même direction, sur les
gradins, face à la mer. Le sol est jonché de peaux de cacahuète. Dans les recoins, les
amoureux se tiennent la main. Des jeunes filles voilées écoutent les murmures de
beaux garçons ; elles croient à leurs promesses. On admire le coucher de soleil, on
montre du doigt les ferrys qui glissent du port de Tanger Med à Tarifa. Par temps clair,
on devine même, au loin, les voiles colorées des kitesurfs. Mais surtout, on ne
détourne pas son regard des côtes espagnoles, si proches, si présentes qu’on s’y
croirait. On dirait qu’il suffit de tendre la main pour toucher la porte de l’Europe.
A Rabat, devant les consulats d’Espagne, de France et d’Italie, des gens s’installent dès
quatre heures du matin. Certains s’assoient sur le trottoir, d’autres restent debout. Les
plus organisés ont apporté des chaises en plastiques qu’ils déplient sous un arbre. Ils
tiennent, serrés contre leur poitrine, leur dossier complet : originaux, photocopies,
photo d’identité, lettre d’un parent qui vit en Europe. Et en cas de refus, les plus
jeunes vous préviennent : ils ne renonceront pas ! Ils brûleront leurs passeports et ils
prendront la mer. Ils se feront passer pour des kurdes ou des afghans. L’Europe,
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jalousée, haïe et adorée, l’Europe eldorado et enfer pour les miséreux. L’Europe où
l’on rêve d’avoir sa chance et de poser le pied, au moins une fois."
Les Colonies
" 'C’est nous les Africains qui revenons de loin !' Mon grand-père chantait cette
chanson ou il en fredonnait simplement l’air entre ses dents. Ça le rendait parfois
joyeux et parfois nostalgique. Enfant, je me demandais à quoi cette chanson
correspondait. Qui étaient ces Africains et où allaient-ils ? Dans le salon de ma
grand-mère, au-dessus de la cheminée en faux marbre rose, était accroché un
mauvais portrait de mon grand-père. Le peintre n’avait aucun talent mais il s’était très
fidèlement inspiré d’une photo en noir et blanc où mon grand-père, officier spahi,
chevauche un magnifique cheval cabré. Sur la toile, le vaillant militaire porte un
sarouel blanc, une coiffe, un gilet bleu et des bottes arabes en cuir rouge. Il a l’air d’un
chevalier, tout droit sorti d’un conte oriental. Pour l’enfant que je suis c’est un héros.
Pour l’Histoire, c’est avant tout un indigène, un officier des troupes africaines, un
ancien combattant de l’armée coloniale.
'Ici, c’était la ville arabe et là, la ville européenne'. Cent fois, j’ai entendu cette
explication en me promenant dans les villes marocaines au bras de mes
grands-parents. Voilà à quoi ressemblaient Rabat, Fès ou Meknès pendant la
colonisation. D’un côté, la ville moderne avec ses immeubles Art déco, ses cafés qui
ont parfois gardé le nom incongru de « Mon Alsace » ou « Ma Bourgogne ». De l’autre,
les ruelles étroites et sombres de la médina, où les artisans s’affairent dans leurs
minuscules boutiques et où l’on se déplace encore à dos d’âne. A Fès, dans les années
40, mon père Othman, un petit garçon très myope et très brun, apprenait avec
application sa leçon sur ses ancêtres gaulois et sur le génie de Voltaire et de Rousseau.
Le professeur de mathématiques l’avait pris en grippe. Il le traitait de bicot, de melon
et quoi qu’il fasse il avait toujours une moins bonne note que les petits Français. 'Et
pourtant, m’assurait-il, je ne faisais aucune faute.' "
Nocturnes
"En arabe, 'Leïla' veut dire la nuit. Il faut croire que cela m’a marquée. J’ai toujours
aimé vivre la nuit, dans le compagnonnage de la lune et du silence. J’aime mon
prénom. Parce qu’il est poétique et littéraire. Des nuits ? Il y en a mille et une, on a le
temps de voir venir. Dans la littérature arabe classique, Leïla est une héroïne tragique,
l’objet de l’amour éperdu de Kaïs qui finira fou et errera dans le désert en récitant des
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poèmes à la gloire de la femme aimée. Enfant, je n’avais pas peur du noir. Au contraire,
j’enviais aux adultes le droit de rester éveillé et je trouvais injuste qu’on me refuse les
heures nocturnes. L’été, pendant les grandes chaleurs, nos parents acceptaient que
nous ne dormions pas. La nuit apportait de la fraîcheur. Enfin, nous pouvions respirer.
On s’étendait dans le jardin. On arrosait d’eau les vieux carreaux en ardoise, brûlants à
force de s’être gorgés du soleil de la journée. Folle de bonheur, je regardais voler les
chauves-souris. J’observais la lune, astre révéré, qui chez nous décide des fêtes
religieuses, des jours d’école, du début et de la fin du ramadan. Nous pouvions aussi
veiller durant la vingt septième nuit du ramadan, « laylat el qadr », la fameuse nuit du
destin où le prophète Mohamed aurait voyagé de la péninsule arabique jusqu’à la
mosquée Al Aqsa de Jérusalem. C’est ma tante qui m’a raconté cette histoire. Cette
nuit-là, elle venait nous chercher mes sœurs et moi et nous allions marcher sur le
parvis de la mosquée Lalla Soukaïna, à Rabat. Comme nous, tous les enfants avaient
mis leurs plus beaux vêtements. Les familles se retrouvaient autour d’un couscous et
je m’endormais dans le salon, bercée par les voix des adultes, dans ma petite robe à
smocks."
Vin
"Boire du vin et étreindre la beauté,
Vaut mieux que l’hypocrisie du dévot.
Si l’amoureux et l’ivrogne sont voués à l’enfer,
Personne alors ne verra la face du ciel"
"Mon père déclamait ces vers d’Omar Khayyam avec un zeste de provocation. Il les
récitait avec d’autant plus de ferveur à la fin des années 90 quand l’Algérie, à feu et à
sang, traversait la décennie noire et voyait mourir son peuple. Les visages barbus
s’étalaient en Une des journaux, le danger islamiste se faisait de plus en plus pressant.
Partout le conservatisme gagnait du terrain mais mon père continuait à croire que
notre culture n’était pas condamnée à verser dans le puritanisme le plus noir. Mon
père était un hédoniste. Il aimait la vie, la fête, ne laissait jamais passer une occasion
de célébrer l’amitié. Et il aimait le vin. Enfant, j’étais fascinée par les noms des
domaines d’où ce fameux nectar était extrait. Nuits Saint Georges, Saint Amour,
Beychevelle dont on m’expliqua plus tard que ça voulait dire « baisser la voile ».
Aujourd’hui encore, j’écoute avec délectation parler les connaisseurs. Il y a de la poésie
dans l’amour du vin. Dans la délicatesse avec laquelle on note une touche minérale,
une cuisse, une rondeur, un goût de cerise ou de tabac brun. Le vin célèbre et console,
accompagne les grandes joies comme les petits chagrins."
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