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Littérature

Le manifeste politique : modèle pur ou pratique impure?


Alain Meyer

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Meyer Alain. Le manifeste politique : modèle pur ou pratique impure?. In: Littérature, n°39, 1980. Les manifestes. pp. 29-38;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1980.2132

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1980_num_39_3_2132

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Alain Meyer, Paris x.

LE MANIFESTE POLITIQUE :
MODÈLE PUR OU PRATIQUE IMPURE?

Les premiers manifestes surgissent à une époque de rupture : ils sont


contemporains des grands ébranlements politiques et mentaux de la fin du
xvme siècle. Du manifeste de Brunswick (1792) à celui des plébéiens (1795),
ils orchestrent le fracas des guerres et des révolutions, ils retentissent comme
l'équivalent de la déclaration de guerre, du tocsin de l'émeute ou du roulement
de tambours du coup d'État. Du passé le plus proche il est fait table rase, tout
doit être fondé à nouveau. Mais, en même temps — et c'est là un symptôme de
crise — ce recommencement absolu réactive des pratiques et des
représentations en sommeil depuis des temps lointains. Les manifestes réitèrent les défis
rituels par lesquels une tribu, juste avant le déclenchement des hostilités, en
provoquait une autre, par lesquels un groupe de hors-la-loi bravait l'ordre
établi. La dissolution des normes de naguère laisse place au retour des rites
de jadis. La nouveauté absolue réactualise l'archaïque le plus reculé. La
dissolution des règles qui assurent la cohésion sociale ramène au primordial.
Même lorsque la société s'est relativement stabilisée, le manifeste continue
à marquer l'irruption de représentations et de projets radicalement autres.
Dans la deuxième moitié du xixe siècle, le terme reste marqué par la soudaineté,
la violence et la solennité de ces origines. Littré ne peut concevoir un manifeste
autrement que comme un discours et un acte politique. « Déclaration publique
par laquelle un prince, un État explique les raisons de sa conduite à l'égard
d'un autre prince ou État, surtout lorsqu'il s'agit de guerre. Déclarations
publiques d'un parti » : telles sont les premières acceptions que Littré codifie. Ce
n'est que par extension que Littré passe à une troisième définition : « Un écrit,
une publication qui annonce de nouvelles manières de voir dans la
littérature, dans les arts. » Faudra-t-il donc placer en exergue de toutes
considérations sur les manifestes l'illustre formule « Politique d'abord? » Tout manifeste,
parce qu'il émane d'un groupe cohérent qui prétend agir sur le tissu social,
parce qu'il cherche à ruiner l'ordre antérieur déjà ébranlé pour exalter d'autres

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institutions liées par un ciment nouveau, ne serait-il pas politique, puisqu'il
intervient dans la cité? Dans tous les domaines, un manifeste n'interviendrait-il
pas comme un simulacre de prise du pouvoir?
Le manifeste politique serait-il donc le modèle de tout manifeste? Dans ce
cas, il suffirait de superposer plusieurs manifestes politiques pour dessiner
le portrait-robot, l'image de Galton du Manifeste politique et du Manifeste en
général. Mais peut-on décrire « le » Manifeste politique dans l'absolu,
indépendamment de son contexte, de ses conditions d'émergence, de ses objectifs
ponctuels momentanés? Je confesse mon scepticisme face à cette entreprise.
Chaque manifeste politique doit être envisagé en fonction de « sa genèse
historique, globale, liée à l'histoire générale des représentations et de la société;
en fonction aussi de sa généalogie c'est-à-dire de ses filiations et rencontres
concrètes, détours et détournements, influences, etc. » '. J'ajouterai même
qu'un manifeste politique me paraît beaucoup plus daté, circonstanciel, lié
aux contingences du moment que les autres variétés de manifestes. Plus que
tout autre, un discours politique est suscité par un mouvement historique ou
par l'enchevêtrement de mouvements historiques précis. Plus que tout autre,
il intervient dans une situation tout à fait particulière, il est discours de
circonstance. La politique est pragmatique, un manifeste politique se veut
efficace à court ou à moyen terme. Sinon, il s'agit d'un discours utopique, et c'est
là un genre différent, voire antinomique. Un politique n'agit qu'en fonction
des possibilités de réalisation concrète qu'il croit déceler. Il y a une date
opportune pour lancer un manifeste politique : un mois, une semaine trop tôt ou trop
tard, il serait prématuré ou périmé. Un manifeste politique intempestif est un
manifeste raté, un coup d'épée dans l'eau, qui dessert la cause dont il se
réclame. Combien de déclarations politiques rédigées dans la fièvre ont été
rengainées par leurs auteurs, laissées dans des tiroirs, simplement parce que de
nouvelles données étaient intervenues qui les rendaient caduques, périlleuses
ou, en tout cas, à contre-courant? Ceux qui se sont, si peu que ce soit, mêlés
de politique savent le nombre de réunions préparatoires vaines et de projets
irréalisés, parce que les événements étaient allés trop vite et avaient infléchi
les projets les plus résolus. Leurs dossiers sont un cimetière de motions,
d'appels, de déclarations, de professions de foi qui n'ont jamais vu le jour, leur
mémoire est encombrée de souvenirs de prises de contact et d'initiatives sans
prolongement.
C'est que, comme toute action politique, un manifeste politique est impur.
« L'action politique est de soi impure, ainsi que le soulignait Maurice Merleau-
Ponty, parce qu'elle est action de l'un sur l'autre et action à plusieurs 2. » Action
de l'un sur l'autre : elle est sensible à un rapport de forces qui la suscite, elle
l'enregistre tout en cherchant à le modifier. Action à plusieurs : sauf dans le

1. J'emprunte ces distinctions à Henri Lefebvre, La présence et l'absence, Casterman, 1980, p. 55.
2. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, préface, p. xxvm, Gallimard.

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cas d'une secte qui marine dans sa pureté, une action politique est le fruit
d'alliances éphémères et révocables, elle est le résultat des compromis que
passent les protagonistes. Enfin, comme l'affirme Merleau-Ponty, «
gouverner, comme on dit, c'est prévoir, et le politique ne peut s'excuser sur l'imprévu.
Or il y a de l'imprévisible. Voilà la tragédie ».
Ou, si l'on veut, souvent la comédie. En tout cas, voilà ce qui distingue
d'ores et déjà les manifestes politiques des professions de foi des doux
hurluberlus, et des artistes en tableaux de cités idéales. Un projet utopique peut
apparaître comme un modèle intemporel dont les sociétés pourront peu à
peu se rapprocher par avancées successives : elles ont tout le temps devant
elles jusqu'à la « fin de l'Histoire ». En revanche, la démarche politique procède
par approximations. Elle résulte d'une dialectique entre la prévision et
l'imprévisible, entre la réflexion sur les possibles et le surgissement de ce qui
accélère ou, au contraire, dévie et étouffe ces possibles. Une démarche utopique
peut procéder par déduction à partir de principes et de postulats; une
démarche politique procède par « transduction », au sens que Henri Lefebvre
donne à ce terme 3 : « La démarche de pensée qui cherche le lien entre le
possible et le réel. » Autant dire qu'un politique, fut-il théoricien, est forcé de
s'orienter avec les moyens du bord. Libre aux auteurs de manifestes
esthétiques ou philosophiques de s'en tenir aux seuls principes, de décréter que ceux
qu'ils posent sont les seules valables et sont énoncés correctement pour la
première fois. En revanche, comme le précise encore Merleau-Ponty, « la
malédiction de la politique consiste en ceci qu'elle doit traduire des valeurs
dans l'ordre des faits... Une politique ne doit pas seulement être fondée en droit,
elle doit comprendre ce qui est 4 ». A la différence des autres manifestes qui
peuvent se contenter d'affirmer hautement des valeurs et elles seules, un
manifeste politique tient compte forcément de l'ordre des faits. Il assume, qu'il le
veuille ou non, un ensemble complexe de données antérieures et un
enchevêtrement de contingences contemporaines. Enfin, un manifeste politique ne
peut modifier de fond en comble la situation dans l'immédiat; il lui faut se
soucier des moyens de cette tranformation, en marquer les étapes, baliser
un processus. Un manifeste esthétique, ce peut être soit « Tout — et tout de
suite », soit « Tout dans l'Éternel ». Un manifeste politique fixera forcément
des échéances échelonnées. Bref, comme tout discours politique, ce type de
manifeste définit une stratégie. Lorsque les héros de la Conspiration de Nizan
lancent fébrilement leur revue La guerre civile, « ils ne savent pas encore comme
c'est lourd et mou, le monde, comme il ressemble peu à un mur qu'on flanque
par terre pour en monter un autre beaucoup plus beau, mais plutôt à un amas
sans queue ni tête de gélatine 5 ». Aussi bien Rosenthal, Laforgue ou Bloyé

3. Henri Lefebvre, La révolution n'est plus ce qu'elle était, p. 64.


4. Merleau-Ponty, op. cit., p. xxx.
5. Nizan, La Conspiration, Gallimard, 1938, p. 23.

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sont-ils des esthètes de la révolution plus que des politiques. Un manifeste
politique ne peut être un manifeste pur parce que son objet ne l'est pas.

Un manifeste de stratégie politique : le « Manifeste du Parti


communiste » de Marx et Engels (1848)

S'il est un manifeste stratégique, c'est bien le plus célèbre d'entre eux, le
Manifeste de Marx et Engels (1848). On a pu voir dans ce Manifeste du
Parti Communiste un discours de rupture; un discours millénariste où
convergeraient le messianisme biblique et la foi de PAufklàrung dans les lumières,
la mystique romantique de l'émancipation du Peuple régénérateur et régénéré
et la dialectique hégélienne; le premier texte théorique qui fonderait une science
des formations sociales et de l'histoire. C'est tout cela sans aucun doute.
Mais plus qu'au Marx tacticien, au Marx prophète ou au Marx théoricien,
c'est au Marx stratège que je voudrais ici m'attacher. Au départ, le Manifeste
est un texte de circonstances écrit sur commande et sur mandat d'une
organisation. Je n'entrerai pas dans les détails de la genèse de cet écrit, après
d'innombrables travaux historiques6 qui ont établi les faits. Je rappellerai
seulement que la Ligue des Justes, organisation d'exilés politiques allemands, est
réorganisée en 1847. Après l'exclusion des amis de Weitling, elle change de
direction et de ligue et, pour marquer ce « cours nouveau », elle change même
de dénomination en se transformant en ligue des Communistes. L'unique
numéro de la revue de cette Ligue, la Revue Communiste, paraît en
septembre 1847 et porte en exergue l'appel « Prolétaires de tous les pays, unissez-
vous » qui se substitue à celui de l'ancienne Ligue des Justes. « Tous les hommes
sont frères. » L'introduction de cette revue rédigée par le typographe Schapper
développe déjà des idées directrices qui seront celles du Manifeste 7 : il ne s'agit
pas, pour le moment, d'établir un système pour l'aménagement d'une société
future; il ne s'agit pas d'établir un modèle de société où tout serait prévu
arbitrairement et réglé de manière autoritaire dans les moindres détails (« nous ne
voulons pas faire du monde une grande caserne ou un grand atelier » : ni Cabet
ni Saint-Simon); bref, la Communauté des biens ne pourra « être introduite
comme par enchantement»; il faudra d'abord conquérir de haute lutte les
droits politiques et instaurer « une période de transition plus ou moins longue
selon les circonstances ». Voilà donc un texte qui met l'accent, de manière
très politique, sur les étapes d'un processus et refuse de décrire un modèle tout
fait de société idéale.
Ceci dit, la ligue reste encore marquée par une rhétorique humanitaire

6. Notamment Andler : le Manifeste communiste de Marx-Engels; Bottigelli : Genèse du Socialisme


Scientifique.
7. Cité par Jean Bruhat, Marx-Engels, U.G.E., 10-18, p. 127-128.

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et sentimentale. Le congrès de cette organisation tenu à Londres en
juin 1847, en l'absence de Marx, a prévu l'élaboration d'une « profession
de foi », d'une sorte de credo de la ligue. Deux projets rédigés, l'un par Schap-
per, l'autre par Moses Hess, sont tour à tour rejetés par la « Commune » de
Paris. Engels prend alors le relais en rédigeant un « catéchisme » par
questions et réponses, forme didactique et limpide, mais qui ne satisfait pas son
auteur lui-même. Il souhaite que son « machin », ainsi qu'il l'intitule, contienne
certaines allusions historiques. Il propose alors à Marx, dans une lettre du
24 novembre 1847, de lui donner le titre de Manifeste communiste et tous
deux tombent d'accord pour que cette première proclamation soit davantage
qu'une simple brochure populaire. Un nouveau congrès de la ligue donne
à Marx mandat de la rédiger. Son travail n'avance pas vite — on voit à quel
point c'était un homme comme nous. Il ne veut pas être un « écrivant » de
programme; par souci d'écrivain et de théoricien, il remet plusieurs fois son
travail en chantier, se fait rappeler à l'ordre de manière comminatoire par
le Comité Central de la Ligue le 26 janvier 1848; il achève enfin son travail
en quelques jours et le Manifeste paraît dans la deuxième moitié de février.
Il ne s'agit donc pas d'un texte constitué « ex nihilo » qui n'engagerait que
M. Karl Marx et n'exposerait que ses vues personnelles. Bien sûr, l'influence
de Marx a été prépondérante pour la modification de la ligue de
l'organisation. Mais son texte, demeuré du reste longtemps anonyme, est un texte
d'intellectuel organique d'un parti dont Marx n'est, apparemment, que le
porte-parole ou le porte-plume, un texte dont les idées directrices ont été
élaborées collectivement. A la différence d'une « profession de foi », le
manifeste n'est pas un ensemble de positions morales ou philosophiques8. A la
différence d'un catéchisme, le manifeste ne déduit pas les conséquences de
principes généraux — et la première mouture d'Engels s'appelait Principes
du Communisme —, il ne se contente pas de déployer ce qui est inclus dans
des prémisses. Marx part de commencements, d'origines historiques. Son
manifeste se développe en termes de genèse et de processus, il souligne un
mouvement historique, il précise les tendances à l'œuvre dans la société et
dans les luttes politiques.
Le Manifeste de 1848 est apparemment un texte composite. Il couvre
successivement trois registres : il décrit et interprète un mouvement
historique, sans, pour cela, fonder une philosophie de l'Histoire, puisqu'il n'indique
ni commencements absolus, ni fins dernières. Sans vaticiner sur le sens de
l'Histoire, il tente de mettre en évidence un processus. Le manifeste prend

8. Dans la deuxième moitié du xx* siècle, une prise de position morale de ce type prendra
fréquemment la forme d'une « déclaration » prenant quelque hauteur par rapport aux circonstances, les signataires
soulignent un mode d'oppression ou d'injustice, donnant leur sentiment sur un cas de conscience, un
problème de l'heure, mais qui met en cause des valeurs universelles. Ainsi, en septembre 1960, la « déclaration
sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie », improprement baptisée « Manifeste des 121 », mais
qui aura effectivement fonction de manifeste politique lorsqu'elle amènera des manifestations et impulsera
un mouvement.

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ensuite la forme d'un texte programmatique, puisqu'il propose des mesures
de transition sur une plate-forme qui pourrait être commune à divers courants
socialistes et démocratiques. Il élabore enfin une stratégie politique, en
distinguant bien les courants qu'il écarte (le « socialisme réactionnaire », le
« socialisme conservateur ou bourgeois », le « socialisme et le communisme
critico-utopiques ») et les différents partis d'opposition dont il recherche au
contraire les alliances, au coup par coup, en fonction de la situation
particulière à chaque pays (le Parti démocrate-socialiste en France, les radicaux en
Suisse, les agrariens en Pologne, la bourgeoisie révolutionnaire en Allemagne).
Peut-on caractériser ce texte à première vue plutôt hétéroclite, à la fois
très ample et très circonstancié d'un « discours de rupture »?
Il faudrait s'entendre sur la portée de cette expression. « II conviendrait,
propose Colette Audry, de s'interroger sur le sens à donner aux termes de
continuité et de rupture... La continuité évoque tantôt l'idée d'un
développement programmé à partir d'un germe, tantôt la transmission d'un mouvement
mécanique. La rupture évoque l'idée d'une fin tranchée, suivie d'un
commencement absolu. On découvrirait ainsi que, dans les deux cas, est présupposée
l'idée d'une essence (commune ou distincte) des phénomènes en question, à
laquelle il s'agirait d'accéder. Mais les sociétés humaines ne sont réductibles
ni à des organismes végétaux ou animaux, ni à des mécanismes... Ce qui
disparaît, c'est la dimension historique des phénomènes 9. » En l'occurrence,
la rupture apportée par le Manifeste est-elle une faille, « une fin tranchée suivie
d'un commencement absolu »? est-elle un infléchissement par rapport aux
lignes antérieures des divers mouvements socialistes? est-elle le
franchissement d'un seuil? dans ce dernier cas, l'accumulation de données, de
matériaux, dans l'évolution concrète des sociétés, la somme d'hypothèses et de
réflexions dans la pensée socialiste comme dans la pensée personnelle de
Marx et d'Engels seraient telles que, à un certain moment, dans la situation
pré-révolutionnaire de 1847-1848, la théorie socialiste aurait soudain mûri.
Une faille? Assurément pas. Charles Andler a montré avec minutie,
sinon avec myopie, qu'il n'est à peu près rien dans le Manifeste qui n'ait été
affirmé ici ou là dans des textes antérieurs 10. Le Manifeste ne serait qu'un
centon d'idées préalablement exprimées par d'autres auteurs : on trouve la
notion de classe chez Babeuf, Saint-Simon et Bazard; l'histoire du monde
est celle de la lutte des classes? un certain Karl Grûn l'a affirmé en 1844;
les liens étroits entre l'histoire et l'économie? Blanqui et Proudhon les ont
mis en relief; le modèle idéologique dominant est celui du capitalisme? Pecqueur
l'a dit, « le bourgeois façonne le monde à son image »; la subordination
croissante des campagnes aux villes? autre découverte de Pecqueur. J'en passe.
Marx et Engels se seraient-ils donc contentés de compiler leurs prédécesseurs?

9. Colette Audry : texte inédit.


10. Charles Andler, le Manifeste communiste de Karl Marx et E. Engels, Riéder 1 900. J'ai eu
l'émotion et l'honneur d'être le premier à couper les pages de l'exemplaire de la bibliothèque de la Sorbonne.

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Une semblable affirmation montre jusqu'à la caricature les défauts d'une
méthode qui réduit un texte à la somme des influences ou des sources
supposées, sans voir que les idées d'un temps renvoient à une problématique
commune et émergent au même moment, sans qu'il y ait forcément
d'interactions. En tout cas, l'analyse d'Andler a du moins le mérite de prouver que
le Manifeste n'est pas un commencement absolu. C'est souvent une reprise
d'idées antérieures disséminées dans divers écrits et fondues, sans
syncrétisme, en un tout cohérent.
Un infléchissement par rapport aux autres courants socialistes? Sans
aucun doute. Marx et Engels se sont détournés des pratiques sectaires et
conspiratrices de la Société des Saisons ou du « coup de main » blanquiste.
A la différence des systèmes utopiques, tels que celui de Cabet, ils se sont
refusés à prévoir, dans les détails, le visage de la société socialiste, ils se
sont défendu de faire des anticipations. Comme le dit Lukacs n, « le marxisme
n'est pas un Baedeker de l'Histoire, mais un poteau indicateur, la mise en
évidence de la voie de l'évolution historique ». Dans les deux cas, leur texte
représente un infléchissement par rapport à une vision manichéenne du
monde. Pour eux, la bourgeoisie a représenté un moment prométhéen de
l'histoire, sa domination a représenté une étape libératrice aussi bien des
forces productives que des possibilités humaines; la féodalité a eu sa
grandeur, sa noblesse et elle a, dans une certaine mesure, sauvegardé la dignité
personnelle. Ce n'est pas parce que la domination bourgeoise est dure et
implacable qu'elle doit disparaître, elle pourrait après tout être une fatalité
et la vérité pourrait être triste. Mais Marx décèle des tendances indicatives
qui permettent raisonnablement de pronostiquer la disparition du mode de
production capitaliste. Le passage à un nouveau mode de production n'est
pas automatique et le capitalisme peut n'en pas finir de pourrir sur pied.
Tout ce que Marx peut affirmer, c'est que son dépassement est de l'ordre
des virtualités prévisibles.
Ce qui m'amène à la troisième acception du terme « rupture » : celui de
franchissement d'un seuil. La situation a mûri en Europe. La crise économique
de 1847 est à la fois la dernière crise classique de pénurie et une crise moderne
de surproduction. L'effervescence commence à gagner toute l'Europe
continentale et se traduit ici et là par des révoltes (en Suisse; à Païenne). Si,
en 1846, Michelet, dans le Peuple, décelait surtout dans les différentes
catégories de la population française une grande lassitude et des perspectives
d'avenir boudées, Marx capte pour sa part, une agitation à l'œuvre dans les
profondeurs, il enregistre ces secousses souterraines comme un bon
sismographe. Plus ou moins confusément, beaucoup de ses contemporains sont
dans l'attente de grands événements. S'apercevoir qu'une situation est en
train de changer, prêter attention aux signes avant-coureurs et aux prodromes,

11. Lukacs, Balzac et le réalisme français, p. 11.

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ce n'est pas une attitude « messianique », c'est une constatation éminemment
politique.
Si Marx est devenu capable de percevoir et d'interpréter ces signes,
c'est parce que sa pratique politique a mûri. Il s'est affiné par l'expérience, il
a acquis du « flair » ou, pour être plus précis, le sens du possible, dans les
deux acceptions du terme : il réussit à capter les possibilités concrètes de
réalisation de ses objectifs; en même temps, il sait distinguer le possible du
souhaitable. Bref, il est passé maître dans l'art de tirer parti des circonstances.
En définitive, le Manifeste est bien un texte de rupture. Non parce qu'il
proclamerait, sur le mode prophétique, l'inauguration d'un nouvel âge d'or
après la liquidation de tout ce qui existe, mais parce qu'il affirme
l'infléchissement d'une stratégie et le franchissement d'un seuil. Contrairement à un
manifeste de proférations sur le mode messianique, ce texte n'élimine pas
tout ce qui a précédé. Il récapitule le chemin parcouru, oriente les données
antérieures en indiquant des perspectives d'avenir. Marx met l'accent sur
ce qui a cheminé et sur ce qui chemine dans la société de son temps. Le
Manifeste dégage un sens : à la fois une signification et une orientation.
Le Manifeste n'est donc pas un agencement de pièces et de morceaux
disparates, comme une première lecture de la table des matières pourrait le
laisser croire. J'ai tenté de mettre en relief la forte cohérence de son
organisation. Mais, à l'intérieur de ce cadre solidement architecture, le lecteur reste
frappé par un assez surprenant mélange de tons et de genres. Sans
prétendre à l'exhaustivité, je tenterai d'en faire un premier dénombrement.
— Le Manifeste commence par une formule initiale qui accroche
l'attention (« un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme »). C'est
l'introduction — attaque « bien enlevée » qui fonde la rhétorique de tous les
manifestes politiques à venir.
— La mise en valeur d'un processus historique, avec des tonalités fort
variées, d'une phrase à l'autre : tantôt celle de l'indignation contenue, tantôt
celle de l'enthousiasme; des formules brillantes alternent avec des analyses
détaillées; des passages descriptifs avec des justifications d'hypothèses, des
constats avec des prises de position. Parfois les idées et les références se
bousculent dans une apparente spontanéité, parfois l'enchaînement
démonstratif est mis en évidence. Il faudrait faire la part de ce qui reste de rhétorique
romantique, celle de la dialectique hégélienne avec le déploiement de la logique
interne qui préside au développement d'un processus historique et celle de la
déduction scientifique contemporaine des débuts du positivisme avec
l'insistance mise sur la chaîne des causés et des conséquences. Marx est
contemporain aussi bien de Lamennais que du Renan, de la première version de
l'Avenir de la Science, tout en restant marqué par la logique de Hegel.
— Après cette mise en perspective de l'histoire des modes de production
et de la lutte des classes, Marx passe à une analyse politique de la situation.
Il faudrait là faire la part de la rhétorique de la plaidoirie (élimination des

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objections); celle de l'énoncé programmatique; celle de la polémique dans la
réfutation des autres pratiques et doctrines qui se réclament du Socialisme;
celle de l'appel au « front » des organisations démocratiques.
— Le discours « millénariste » auquel tant de commentateurs ont rattaché
le Manifeste ne surgit que dans les quatre dernières phrases (« Que les
classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste! Les
prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! »).
Le Manifeste serait-il donc un texte rhapsodique? Où situer son principe
unificateur?
— Ce n'est pas un texte théorique, dans l'acception stricte du terme.
D'abord parce qu'il procède souvent par analogie, par généralisation, ensuite
parce que Marx ne définit pas les concepts qu'il utilise : le mode de
production, les conditions d'apparition des classes, les formations sociales. D'un
point de vue théorique, le Manifeste reste un texte impur, parce qu'il ne
formule pas, au départ, ses outils conceptuels. Il fournit des méthodes
d'approche, des hypothèses, des éléments d'analyse critique. Mais, en aucun
cas — et ce n'est du reste pas le propos de Marx en 1 848 — il ne constitue un
système.
— Mais ce n'est pas non plus un texte empirique, puisque Marx tend vers
la systématisation.
— Le Manifeste me paraît un texte « indicatif », au sens où Louis Althus-
ser oppose concepts indicatifs et concepts théoriques. C'est un texte qui
« indique », à partir d'une multitude de données encore partielles, mais réelles
une certaine direction utile et stimulante pour l'analyse et l'action, sans
forcément rendre compte de l'ensemble des données et sans rendre compte de
la réalité qu'il désigne d'une manière totalement dépourvue d'ambiguïté.
Marx, à cette étape de sa pensée, collige, rassemble des matériaux multiples,
il essaie de les faire se recouper. Il cherche à fondre l'étude critique des sociétés
et celle de l'économie dans un éclairage historique et à travers une méthode
dialectique empruntée à la philosophie et retournée. Ce qui fait l'efficacité
de ce texte « indicatif », c'est qu'il signale des perspectives, des débouchés
politiques, c'est qu'il repère ce que Marcuse appellera plus tard « les
alternatives possibles au-delà du statu quo ». C'est qu'il ne se contente pas
d'esquisser des souhaits, mais qu'il éveille l'attention aux possibles. En cela,
Marx a retenu une des idées maîtresses de Hegel : la réalité est la somme des
faits repérables et des possibles qui luttent pour se réaliser.
Et c'est là ce qui constitue la dynamique du Manifeste, le mouvement
irrésistible qui le porte. Ne se bornant pas à ce qui est découpé, délimité,
institutionnalisé en faits, il exprime ce qui tend à « briser le pouvoir que les faits
ont sur le monde et à parler un langage qui ne soit pas le langage de ceux qui
établissent les faits, les invoquent sans cesse et en profitent ». Élan qui n'a pu
prendre son essor que parce qu'il prenait son départ dans une pratique et qu'il

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était orienté vers une pratique. C'est son caractère circonstanciel et « impur »
qui en fait un discours politique, c'est-à-dire un faisceau d'idées-forces
fondées sur l'appréciation globale d'une réalité.
Plus tard, le Manifeste est devenu le modèle, voire le « Topos » du
manifeste politique. Les manifestes politiques qui suivront ne reproduisent-ils pas
les mêmes étapes : une introduction-attaque, un récapitulatif historique, une
analyse de la situation, une polémique contre les autres organisations, un
programme et, pour finir, un appel galvanisateur? Sans généralisation abusive, ce
schéma pourrait être vérifié dans nombre de cas. Le Manifeste a aussi instauré
un découpage de l'Histoire dans lequel défilent à la queue-leu-leu féodalité,
capitalisme, socialisme, communisme, chaque étape dépassant la précédente,
alors que les formations sociales que nous avons sous les yeux sont le plus
souvent des formations mixtes, avec prépondérance de telle ou telle forme de
production et d'organisation, mais sans élimination radicale des autres. Le
Manifeste, en fondant à son tour des principes de partage, de classification, de
périodisation n'a-t-il pas instauré à son tour une nouvelle orthodoxie, alors
que son propos était précisément, en indiquant des voies non frayées, de
fournir des instruments critiques des systèmes établis? C'est là que réside au
fond la contradiction profonde de ce texte : il débloque et libère une foule de
données enserrées dans des cadres de découpage et des jeux de distribution à
la fois arbitraires et rigides. Mais, sitôt libérées, ne les enferme-t-il pas à son
tour dans de nouvelles instances classifiantes limitatrices et durcies? Le
Manifeste, dans son alacrité critique iconoclaste et fougueuse, n'inclut-il pas
déjà les principes de sa propre pétrification? N'est-ce pas l'ambiguïté de bien
des manifestes politiques : libérer pour renfermer ensuite? stimuler et
galvaniser les énergies pour ensuite les canaliser? ne faut-il pas périodiquement, à
la relecture des manifestes politiques, se laisser porter par l'élan qui les anime
pour mieux réagir contre les risques de fossilisation future?
Par delà cette institutionnalisation en « marxisme », je préfère voir dans
le Manifeste un texte ouvert, porté par l'humeur vagabonde d'un homme jeune,
primesautier, frondeur, magnifiquement doué, qui joue avec les richesses de
son insolente et multiforme culture, avec la diversité de tous les possibles,
un texte ouvert à l'image de la situation d'une Europe dans l'attente de
ce qui va éclore quelques semaines plus tard, le « printemps des peuples »; un
texte ouvert parce qu'il déborde constamment ses prémisses et qu'il est
susceptible d'actualisations diverses. Ni prophète brumeux ni théoriciste abstrait,
Marx ne prétend instaurer aucun système. Il fait le point sur un processus en
cours, le fixe momentanément et le lance vers un nouvel appareillage. D'où le
caractère inachevé de ce texte, sa vibration, le mouvement allègre qui l'entraîne.
Ce n'est certes pas un discours théorique que le Manifeste; c'est bien mieux,
c'est un texte initial où flambe et rayonne la « Gaya Scienza », cette alerte et
féroce sympathie pour la vie.

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