Vous êtes sur la page 1sur 3

Libération 14 septembre 2014

«Apprendre à lire, c’est comme changer de logiciel»

«La lecture est l’un des apprentissages les plus intensifs auxquels est soumis un enfant.» (Photo Loic
Venance. AFP)
Interview. Le chercheur Grégoire Borst cosigne une étude sur les pièges de la lecture.
Recueilli par Catherine Mallaval
Syllabique, phonétique, globale, mixte… Que de querelles sur la meilleure façon d’apprendre à lire.
Avec un petit regain à chaque rentrée, comme en témoigne - entre autres - le dernier petit pavé d’une
orthophoniste, Colette Ouzilou, dans la face de l’Education nationale : Dyslexique… vraiment ? Et si
l’on soignait l’école. Les méthodes de lecture mises en cause.
Mais, au fond, la méthode est-elle si importante ? Les difficultés (voire les échecs) de certains sont-
elles directement imputables aux manuels ? Une étude conduite par les chercheurs de l’historique
Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant de la Sorbonne permet de
mieux comprendre, au cœur du cerveau, ce qui peut faire trébucher un enfant quand il se lance à la
conquête de cette activité exclusivement humaine qu’est la lecture (1). Entretien avec le chercheur
Grégoire Borst qui signe ce travail avec Olivier Houdé.

Qu’est-ce qui bloque souvent dans l’apprentissage de la lecture ?


Au début, et parfois longtemps après les premiers apprentissages, on a tendance à confondre les lettres
«d» et «b» et les lettres «p» et «q». Cela reste d’ailleurs l’un des gros soucis des enfants que l’on
appelle ensuite dyslexiques. Pourquoi est-ce si difficile de distinguer ces lettres ? Parce qu’avant
d’apprendre à lire, l’enfant a acquis une autre compétence qui vient là l’entraver : «la généralisation en
miroir», qui permet de reconnaître rapidement des objets identiques quelle que soit leur orientation. Par
exemple, de reconnaître un stylo, qu’on vous le montre à l’endroit ou l’envers, le capuchon dirigé vers
la gauche ou vers la droite. Donc, logiquement pour un enfant en phase d’apprentissage, un «b» n’est
autre qu’un «d» à l’envers et vice-versa. Pour parvenir à les différencier, il va falloir que son cerveau
inhibe cette fonction «généralisation en miroir». Cela prend du temps. Aux adultes aussi. Comme s’il
fallait changer de logiciels. Et d’une certaine façon, désapprendre pour apprendre.

Au cours de nos apprentissages, il faut souvent désapprendre. Un comble, non ?


Nous avons deux façons de résoudre les problèmes. Soit en faisant appel aux automatismes, qui pour
beaucoup se forgent durant l’enfance. C’est la stratégie la plus rapide qui marche dans la plupart des
cas, mais pas tous. Soit nous faisons appel au raisonnement logique. L’école renforce beaucoup les
automatismes, alors qu’il faut parfois les inhiber. Par exemple, un enfant apprend à associer sans plus y
penser «+» et addition. En général ça fonctionne. Mais donnez le problème suivant : Jean a dix billes,
cinq de plus que Marie. Combien Marie a-t-elle de billes ? Beaucoup répondent quinze. Comme s’ils
avaient appuyé sur la fonction addition. Alors que Marie n’en a que cinq…

Vos travaux pourraient-ils avoir des débouchés ?


Nous l’espérons et travaillons étroitement avec des professeurs des écoles sur les «erreurs
systématiques». Concernant la lecture, il semble que les enfants gagneraient à ce qu’on leur dise «ne
donne pas ta réponse tout de suite», et si l’on passe du temps à leur expliquer les pièges. On peut aussi
entraîner le cœur du mécanisme, avec des exercices qui demandent aussi de dépasser des automatismes,
comme déchiffrer le mot «bleu» que l’on a écrit en vert (2)…

La lecture est-elle l’un des apprentissages les plus ardus ?


Nous avons hérité de tas de compétences de façon innée, qui se sont forgées assez tôt au cours de
l’évolution, comme discerner des objets, compter, etc. - à l’instar de la plupart des animaux, d’ailleurs.
Mais pas la lecture. Regardez, c’est vertigineux ce que sait faire un bébé : un vrai petit scientifique qui
sait catégoriser, faire des probabilités, des statistiques. Mettez-le face à deux bacs remplis de balles
noires et rouges, il sait dans quel bac il a plus de chances de trouver des balles rouges. Il sait compter et
repérer quand 1 + 1 ne font pas 2 mais 3, par exemple, dès l’âge de 4 mois. Mettez-le face à un petit
théâtre, soulevez le rideau et montrez-lui un Babar. Fermez. Puis, présentez-lui un autre Babar qui va
entrer derrière le rideau. Ouvrez-le et faites apparaître trois Babar. Le bébé regarde longtemps. Il est
tout surpris. Il y a une violation de son attente. La lecture, elle, est une capacité récente sur l’échelle de
l’évolution qui remonte à environ 5 000 ans seulement, si l’on en croit les premières traces d’écriture.
Et c’est bien tout le problème.

Quel problème ?
Au départ, notre cerveau n’a pas de zone spécialisée dans la reconnaissance visuelle des mots, qui va se
mettre en place au cours de la lecture. Il y a des zones du langage, pas de la lecture. Des neurones,
jusque-là consacrés à la reconnaissance d’objets, notamment, vont petit à petit se «recycler» dans la
reconnaissance des lettres. Et cela quel que soit l’alphabet, le nôtre, le cyrillique, etc. C’est ce qu’ont
mis en évidence il y a quinze ans les travaux du professeur français Stanislas Dehaene.

Comment cette zone «lecture» se forme-t-elle ?


La lecture est l’un des apprentissages les plus intensifs auxquels est soumis un enfant. Et ce n’est pas
un hasard. A l’entrée en CP, alors que son cerveau est encore très «plastique», si l’enfant est soumis à
un ensemble de stimuli cohérents, cette zone va se créer, alors qu’elle fait défaut aux illettrés.
(1) L’étude, produite par le CNRS, l’université Paris-Descartes et l’université de Caen Basse-
Normandie, est disponible en ligne sur le site du Psychonomic Bulletin & Review (Online First
Articles).
(2) Il s’agit du test de Stroop utilisé en neuropsychologie.

Vous aimerez peut-être aussi