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Olga Inkova

Faculté des Lettres de l’ Université de Genève

LES « INTRADUISIBLES » :
QUESTION DE LANGUE OU DE CULTURE ?

« et aucune contrainte, ni légale, ni illégale,


seul comme dans la steppe,
et la steppe s’est déployée dans toute son étendue et toute sa puissance,
intacte, libre, sans limites – la tienne »1

Aleksei Remizov, Sœurs en croix

Il est bien connu que la traduction de certains mots qui varient inévitablement d’une langue à l’autre. Ainsi,
fait problème, « au point de susciter un néologisme ou pour ne citer que cet exemple, du fait que le français
l’imposition d’un nouveau sens sur un vieux mot » ne possède pas l’équivalent de l’adjectif russe parnoj, la
(Cassin, 2004, p. XVIII). Comment traduire pour (se) seule façon de traduire en français l’expression parnoe
faire comprendre, tout en maintenant la singularité, si moloko (« lait frais qui garde encore la chaleur du corps
singularité il y a, de chaque langue ? Question d’autant de la vache ») est une tournure descriptive du type « lait
plus importante que l’on ne cesse de répéter, à la suite fraîchement tiré » : cette traduction perd cependant une
des travaux de Wilhelm von Humboldt, que chaque partie de la signification de l’expression russe.
langue est une vision du monde, avec ses découpes Dans le cas de mots abstraits, on serait tenté
conceptuelles qui créent une grille à notre pensée et d’attribuer ces différences sémantiques aux différences

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culturelles et/ou idéologiques. Mais est-ce toujours le domaine qui est le nôtre, Arutjunova 1998, Arutjunova
cas ? Par exemple, l’idée que l’on se fait de la paix et de 2003, Lazari 1995, Levontina & Šmelev 2000, Šmelev
la liberté est-elle toujours déterminée par les contraintes 2002 et 2003, Wierzbicka 1992). Tous les auteurs
que la langue impose sur l’emploi du mot qui dénote cette semblent être d’accord sur trois points essentiels :
notion, ou est-elle le résultat d’une conceptualisation, du – Le mot volja se caractérise par « un syncrétisme séman-
reste, souvent due à tel ou tel écrivain ou philosophe et tique » (Arutjunova, 2003, p. 97). Ce qui est dénoté dans
caractéristique de telle ou telle époque ? Dans ce dernier d’autres langues par deux mots (fr. volonté - liberté, all.
cas, est-il possible de généraliser et de parler d’une Wille - Freiheit, etc.), est dénoté en russe par le mot volja.
vision du monde russe, française ou anglaise, ou est-il – La liberté dénotée par volja est incompatible avec la
plus judicieux de procéder cas par cas et époque par loi : « bezzakonnaja volja » signifie « volja illégale » ou,
époque ? Les découpes conceptuelles de chaque langue mieux, « a-légale » (Arutjunova, 2003, p. 73) ; « volja
restent-elles « étanches » les unes par rapport aux autres, n’est d’aucune façon liée à la notion de droit » (Šmelev,
à cause de la langue, ou peuvent-elles s’adapter les unes 2002, p. 344) ; « la volja – en tant que terme bas de la
aux autres, grâce à la langue ? diglossie – désigne un abus de liberté » (Vasylchenko,
Nous prendrons comme point de départ de cette 2004). De ce point de vue, volja est opposée à svoboda
réflexion deux mots russes svoboda et volja, dont le comme une liberté naturelle à une liberté civile.
premier est considéré comme un parfait équivalent – Le concept volja désigne une vaste étendue sans
du français liberté, alors que le deuxième est réputé limites (prostor). Ce sens spatial est inhérent à volja
intraduisible et, qui plus est, avec pravda « vérité-justice », comprise comme liberté (Šmelev, 2002) et il « renforce
dolja « destin », prostor « grand espace », il reflète, dit-on, la connotation d’arbitraire présente dans volja au sens
la singularité de la vision russe du monde. Nous mettrons de liberté » (Vasylchenko, 2004, p. 1263).
ces affirmations à l’épreuve de faits de la langue russe, Ces postulats, devenus des espèces de lieux communs
et ceci dans l’optique contrastive russe-français. Dans qui se répètent d’une étude à l’autre, sont le plus souvent
quelle mesure le mot volja est-il intraduisible ? Peut-on illustrés par un choix de citations de philosophes ou
affirmer que c’est la langue russe qui détermine une d’écrivains du XVIIIe siècle à nos jours (G. Fedotov
appréhension particulière de la liberté à travers le mot et son essai La Russie et la Liberté, N. Berdiaev,
volja ? F. Dostoïevski, A. Pouchkine et Ju. Lermontov sont
parmi les plus cités), ce qui fait croire, avec le recours
que font les auteurs aux données étymologiques2 et
aux représentations et traditions ancestrales3, à une
Le champ sémantique de la liberté stabilité du concept russe de liberté, qui n’aurait subi
en russe : un système binaire aucune modification au fil des siècles. En revanche, les
études citées ne s’appuient que très superficiellement
ou ternaire ? et de manière souvent sélective et tendancieuse sur
les données lexicographiques ou sur l’analyse des
Le couple svoboda - volja a fait l’objet de nombreuses capacités combinatoires des mots svoboda et volja.
études qui cherchent à démontrer la singularité culturelle Situation paradoxale, puisque les études « fondatrices »
russe (citons, parmi les plus significatives dans le consacrées à volja et à svoboda – celles d’Arutjunova et

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de Šmelev – proviennent de la plume de linguistes et académique (BAS, 2005). Elle y apparaît avec la marque
partent de l’idée que c’est la langue qui détermine notre d’usage parlé, pourtant suivie d’une citation poétique
façon de conceptualiser le monde. En outre, on oublie de Lermontov (!) sur laquelle nous reviendrons. Dans
souvent (par mégarde ou consciemment ?) le troisième tous les autres dictionnaires, cette acception est donnée
mot sans lequel l’analyse du champ notionnel de liberté comme une sous-acception de « liberté, indépendance ».
en russe serait incomplète : vol’nost’. Dérivé de l’adjectif Sans vouloir nier le syncrétisme sémantique de
vol’nyj « libre » et appartenant à la même famille que volja, notons néanmoins que la polysémie d’un mot en
volja (donc, avec les mêmes connotations que volja ?!), soi ne constitue que très rarement un problème pour
ce substantif sert à désigner, au XIXe siècle encore, la la compréhension et, partant, pour la traduction5, du
liberté civile et les libertés publiques, notamment chez simple fait que, dans un énoncé, le mot ne réalise qu’une
Pouchkine et les décembristes. de ses acceptions et que celle-ci est, en règle générale,
Dans les lignes qui suivent, nous examinerons déterminée par le contexte. En effet, volja, dans ses
les trois postulats formulés ci-dessus à la lumière différentes acceptions, n’a pas les mêmes capacités
des descriptions lexicographiques et des propriétés combinatoires : sil’naja volja « une volonté forte », volja
sémantiques des trois mots russes désignant la liberté. k pobede « le désir de vaincre », osušc̆estvit’ svoju volju
Cette démarche devra nous permettre de répondre aux « réaliser son désir », protiv voli roditelej « contre la
questions posées au début de cet article. volonté des parents » ; mais vypustit’ na volju « remettre
en liberté », žit’ na vole « vivre en liberté », dat’ volju
« rendre la liberté », etc. Ce qui constitue en revanche
une réelle difficulté, c’est la délimitation des valeurs et
Le syncrétisme sémantique des champs d’application respectifs de volja, au sens de
de « volja » liberté, et de svoboda, dont c’est le seul sens possible.

Selon les dictionnaires, le mot volja possède en russe


d’aujourd’hui quatre acceptions : « volonté en tant que Deux libertés ou trois synonymes
faculté psychologique de l’être humain » ; « expression avec des champs d’application
ou réalisation de cette faculté (désir, souhait) » ;
« la possibilité de disposer, le pouvoir » ; « liberté,
différents ?
indépendance », antonyme de captivité ou esclavage.
Ces quatre acceptions du mot volja sont attestées Les acceptions plus étroites que les dictionnaires
dès les premiers textes écrits en vieux russe, c’est-à- attribuent à svoboda sont assez nombreuses (le BAS en
dire à partir des Xe et XIe siècles, et les dictionnaires, donne douze). Elles peuvent néanmoins être divisées en
indépendamment de l’époque de leur rédaction et de la cinq grandes catégories : (1) liberté en tant que pouvoir
période de l’histoire de la langue russe, explicitent de du citoyen de faire ce qu’il veut, sous la protection des
manière très similaire le sens du mot volja4. Pour ce qui lois et dans les limites de celles-ci (liberté politique,
est de l’acception spatiale de volja, elle n’obtient le droit libertés publiques), ainsi que l’état d’un pays qui n’est pas
de cité que dans la dernière édition du dictionnaire soumis à une domination étrangère ; (2) liberté en tant

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que condition de celui ou de ce qui n’est pas soumis à la fait que volja-liberté ne possède pas, à la différence de
puissance contraignante d’autrui, antonyme d’esclavage svoboda, l’acception « l’état de celui ou de ce qui est libre,
ou captivité ; (3) état d’une personne ou d’une chose dont la qualité d’être libre » et ne peut pas, par conséquent,
l’action ou la manifestation ne rencontre pas d’obstacle, avoir de complément au génitif (à la différence de volja-
y compris l’absence de gêne dans le comportement ou volonté). Volja-liberté peut être définie plutôt comme
l’expression ; (4) terme de philosophie et de psychologie, un ensemble de conditions extérieures qui permettent
état de celui qui n’est pas soumis à des forces intérieures de se sentir libéré de toute contrainte. Volja s’emploie
d’ordre irrationnel ; (5) sens spatial d’une vaste étendue en effet avec la préposition na « sur, à la surface de » et
sans limites, synonyme de razdol’e, prostor, volja (BAS), exprime donc, si l’on peut dire, une localisation dans
absence d’obstacles, de contraintes (MAS, qui englobe l’espace : à cet égard, vyjti na volju (« sortir sur la liberté
cette dernière acception dans la catégorie 2). – retrouver la liberté », mais aussi « sortir dehors ») est
Si nous comparons les acceptions de volja-liberté et comparable à vyjti na dvor (« sortir dans la cour ») ou à
de svoboda, force est de constater que volja ne s’emploie vyjti na moroz (« sortir dans le froid »). La qualité d’être
pas comme terme politique (la catégorie 1 d’acceptions libre est désignée, par contre, par le nom vol’nost’, c’est
de svoboda) 6, ce qui est souvent utilisé comme argument donc à ce dernier que doit être comparée la liberté-
pour opposer la volja en tant que liberté existentielle, svoboda dans cette acception.
« comme nature et comme matière » à la svoboda civile, Attesté à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle
« comme culture et comme forme » (Vasylchenko, 2004, et considéré aujourd’hui comme vieillot au sens de
p. 1264). Pour appuyer cette affirmation, les auteurs svoboda (1), le mot vol’nost’ est son parfait synonyme
citent des contextes où volja et svoboda ne sont pas au XVIIIe siècle, époque où le mot svoboda acquiert
interchangeables : ainsi, remarque Arutjunova (2003, son premier groupe d’acception (Kovalevskaja 1968,
p. 94), reprise par Vasylchenko (2004, p. 1264), la volja est p. 42-44)7. Ainsi, selon le Dictionnaire de la langue russe
liée aux émotions, la svoboda à la raison : on dit dat’ volju du XVIIIe siècle (SRJa XVIII, par la suite), vol’nost’ a cinq
c̆uvstvam, slezam, « donner libre cours aux émotions, aux acceptions :
larmes », mais svoboda slova, sovesti, « liberté de parole, (1) En tant que terme philosophique et politique,
de conscience ». Cet argument n’est toutefois pas valide acception que vol’nost’ reçoit seulement au XVIIIe siècle8,
pour une raison purement linguistique : dat’ volju est vol’nost’ désigne l’état de celui qui possède une volonté
une expression figée qui apparaît dans la langue bien libre et s’emploie aussi bien pour désigner la liberté
avant l’époque où le mot volja prendra ses connotations naturelle (prirodnaja, estestvennaja vol’nost’) que
« négatives » d’excès de liberté et d’arbitraire ; or, il est la liberté civile, politique (vol’nost’ graždanskaja,
bien connu que les expressions figées n’admettent pas de politic̆eskaja). Dans les exemples donnés dans le SRJa
modifications dans leur structure, d’où l’impossibilité XVIII, ce mot est en effet utilisé par V. Trediakovski,
de remplacer volja par svoboda dans ce contexte. à côté de svoboda, pour traduire le français liberté dans
D’autre part, il est tout à fait possible de dire en l’Histoire Romaine de Ch. Rollin, ainsi que l’anglais
russe dat’ volju predpoloženijam (Bitov) « donner libre liberty des Commentaries on the Laws of England de
cours à des hypothèses », qui sont des constructions W. Blackstone.
d’ordre rationnel. Pour ce qui est de svoboda slova, etc., (2) Droit d’agir selon sa volonté, de disposer.
l’impossibilité de remplacer svoboda par volja est due au (3) Liberté et indépendance (d’une personne, d’un État).

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(4) Affranchissement de l’état d’esclavage. fortuné. On dit aujourd’hui svobodnaja respublika,


(5) Absence de gêne dans le comportement ou l’ex- « république libre »11, svobodnyj gorod, « ville libre »,
pression, absence de souci de convenances, excès de svobodnoe, et non pas vol’noe vremja, « temps libre »,
liberté. Les auteurs du dictionnaire donnent sous cette mais toujours vol’nyj slog, « style libre », vol’nyj stix,
acception la locution vzjat’, prinjat’ vol’nost’, « oser », « vers libre », poètičeskaja vol’nost’, « licence poétique »,
avec entre parenthèses la locution française « prendre pozvoljat’ sebe vol’nosti, « se permettre des libertés », etc.
la liberté de », mais aussi vol’nost’ myslej, « liberté de En revanche, vol’nost’ n’a jamais eu de sens spatial, sens
pensée ». où svoboda entre en concurrence avec volja.
L’ adjectif vol’nyj s’emploie à la même époque
(SRJa XVIII) pour traduire libera res publica (vol’naja
respublika), une ville ou cité libre (vol’nyj gorod) et
pour opposer « public, contrôlé par l’État » à « privé, Composante spatiale de « volja »
jouissant de droits particuliers ou de privilèges9,
indépendant de l’État ». Citons, par exemple : vol’nyj « Volja vol’naja est la liberté conjuguée à prostor,
rabotnyk, « travailleur indépendant » ; vol’naja kvartira, un espace qui n’a aucune limite », écrit l’historien
« appartement privé » ; Vol’noe èkonomičeskoe obščestvo, de la littérature russe D. Lichatchev, cité par N.
« Société économique libre » fondée en 1765 ; Vol’naja Arutjunova (2003) pour qui, comme pour beaucoup
russkaja tipografia, « Typographie russe libre » fondée d’autres, la volja-liberté est associée à l’idée de grand
par Herzen à Londres en 1853 ; etc. Les expressions espace. Cependant, on oublie souvent que svoboda
vol’nyj et vol’nost’ désignent ainsi une personne ou a aussi un sens spatial et que prostor ne veut pas dire
un organisme privé, en opposition à une personne ou nécessairement « vaste étendue sans limites ». Selon le
un organisme public, une réglementation différente Dictionnaire de la langue russe de V. Dahl, dont nous
de celle imposée par l’État ou encore l’indépendance citons la deuxième édition parue en 1882, prostor est un
vis-à-vis de l’État. espace, un endroit vide, libre, dégagé, non occupé, « un
Cette incompatibilité avec le droit, une « a-légalité » vide relatif (non absolu) » (Dahl, 1882, prostor) et, au
souvent attribuée à la liberté-volja comprise par figuré, le temps libre. Le sens spatial de prostor est donc
conséquent comme « la possibilité de vivre en suivant plus proche de celui de svoboda. En effet, V. Dahl glose
uniquement sa propre volonté, en marge des limites svoboda par prostor. De plus, les adjectifs prostornyj et
imposées par les liens sociaux » (Vasylchenko 2004, svobodnyj ont (ou ont eu) des capacités combinatoires
p. 1263), n’est donc pas conditionnée par l’étymologie similaires : svobodnaja /prostornaja odežda, « vêtements
de la racine vol- > i.-e. *wel- « vouloir », « désirer », qui ne gênent pas les mouvements » (*vol’naja odežda) ;
« choisir », explication proposée par la totalité des prostornyj /svobodnyj proxod, « passage assez large qui
chercheurs10. La disparition de la valeur sociale et ne gêne pas la circulation » (*vol’nyj proxod) ; etc. L’ idée
politique de volja et de vol’nost’ n’est que le résultat de d’espace fixée par prostornyj et svobodnyj est associée
la redistribution des acceptions de deux synonymes – ainsi à l’absence de gêne, d’obstacles, de contraintes
svoboda et vol’nost’ – dont le premier, en modelant ses extérieures, absence qui peut être relative : ograničennaja
acceptions sur ses équivalents européens, entre en vogue svoboda, « liberté limitée, restreinte » ; neograničennyj
au début du XIXe siècle et remplace son rival moins prostor, « liberté, étendue illimitée ».

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Par contre, volja désigne un espace extérieur opposé (2003) ou Šmelev (2002), surtout si l’on pense qu’il s’agit,
à un espace intérieur et, de ce fait, ne connaît pas de dans le poème, de la construction de fortifications.
degrés (*ograničennaja volja). Ce sens est très présent dans
l’adjectif vol’nyj : vol’naja storona doma, « côté extérieur
de la maison » (SRJa XVI-XVII) ; vol’nyj vozdux, « air
libre, frais », mieux rendu par l’italien aria aperta ; prijti Et la traduction ?
s voli, « entrer dans la maison de l’extérieur ». Dans tous
ces contextes, le mot svoboda est inacceptable. D’autre Pour ce qui est de la traduction de la dichotomie
part, dans le cas de volja, il ne s’agit pas nécessairement svoboda - volja, cette dernière doit, à notre avis, être
de la nature sauvage, souvent considérée comme un classée parmi les cas où la langue-source possède au
espace idéal pour la réalisation de la volja, aussi bien moins deux synonymes dont les champs d’application
au sens de volonté que de liberté. Les exemples donnés se croisent, alors que la langue-cible ne dispose que d’un
par les dictionnaires sont, à cet égard, significatifs : na terme (p. ex., fr. tranquille / calme – rus. spokojnyj ; fr.
vole, na kryl’ce, sobralas’ tolpa krasnoarmejcev, « dehors, blême / livide – rus. smertel’no blednyj, etc.). Le choix
sur le perron, une foule de soldats se rassembla » (BAS) ; d’un des synonymes est déterminé par de multiples
(Onisim) raskladyvaet pered izbuškoj koster, on bol’še raisons. Il faut notamment prendre en considération
ljubit varit’ na vole, « devant la maisonnette (Onisim) fait l’époque de la rédaction du texte traduit et son style.
un feu, il préfère cuisiner dehors » (MAS). À la limite, Ainsi, dans un texte du XVIIIe siècle, vol’nost’ peut
on pourrait parler plutôt de nature intacte, qui n’est pas traduire fr. liberté, de même que svoboda ; en revanche,
soumise à l’homme, non domestiquée : vol’nyj veter, dans un article de presse du XXIe siècle, ce sera svoboda,
« vent libre » ; vol’naja ptaška, « oiseau libre » ; vol’naja alors que la préférence doit être donnée à volja dans
step’, « steppe intacte » opposée au champ labouré. la traduction de chansons populaires ou de proverbes.
Enfin, en interprétant les exemples des XVIIIe et Enfin, dans des œuvres poétiques, le choix entre les
XIXe siècles, il faut tenir compte des acceptions que trois synonymes dépendra souvent du rythme et des
les mots avaient à cette époque. Revenons à l’exemple rimes, et il n’est pas rare que, dans le même poème, volja
de Lermontov tiré du poème « Borodino » : I vot našli et svoboda se côtoient (cf. Pavlovič, 1999).
bol’šoe pole / Est’ razguljat’sja gde na vole! / Postroili Les cas, du reste assez rares, qui peuvent constituer
redut ; « On arriva dans une plaine / on pouvait s’y une réelle difficulté pour la traduction sont ceux où
mouvoir sans peine. / Vite, la pioche au poing ! »12. Il est l’auteur exploite les différences subtiles entre les valeurs
cité presque dans tous les travaux sur volja et dans tous de volja et de svoboda ou des adjectifs respectifs. La
les dictionnaires sous l’acception spatiale de ce mot qui traduction que nous proposons, mais qui n’est pas la seule
désignerait une liberté dionysiaque, anarchique, sans possible, à l’épigraphe choisie pour cette étude en est un
limites en opposition au caractère structuré, organisé, bon exemple. Ceci dit, la co-occurrence des adjectifs
limité de svoboda. Dans la citation de Lermontov, le vol’nyj et svobodnyj pour caractériser le même objet, la
verbe razgouljat’sja veut dire tout simplement « s’amuser, steppe, montre qu’ils ne désignent pas des conceptions
se distraire, s’ébattre » (cf. Dahl, 1882), et n’appelle opposées de liberté (autrement, cette combinaison aurait
pas nécessairement à la débauche et à toutes sortes de été contradictoire), mais renvoient à des composantes
débordement, interprétation proposée par Aroutjunova différentes de cette notion sémantiquement si riche.

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Conclusion tionnée par la langue, de même que les différences


linguistiques ne sont pas toujours des symptômes de
différence culturelle.
Sans prétendre mettre un point final aux discussions – Dans le cas de « concepts flous » (Oléron, 2001,
sur les différences entre volja et svoboda, ce qui aurait été p. 10), comme la liberté, la justice, le destin ou encore
trop ambitieux, nous avons voulu, dans cette brève étude, le mal, concepts qui renvoient à une réalité complexe
mettre en garde contre les généralisations excessives ou dont les divers aspects sont étroitement imbriqués, de
les interprétations forcées, et souligner différents faits : même que les réactions qu’ils provoquent chez le sujet
– La vision du monde que nous offre la langue évolue qui les rencontre, la langue est un outil souple qui
avec le sens des mots qui la décrivent. L’ usage que permet de façonner notre pensée et de formuler, au sein
faisait A. Pouchkine des mots volja et vol’nost’ n’est, d’une même communauté culturelle et linguistique, des
de toute évidence, pas le même que celui que l’on conceptions différentes, voire opposées. Sinon, le mot
trouve au XX e siècle chez G. Fedotov ou N. Berdiaev. même inakomyslie « autrement + pensée » – un intradui-
– La singularité culturelle n’est pas toujours condi- sible ? – n’aurait pas sa raison d’être.

NOTES

1. Texte original russe : « i nikakoj svjazannosti, ni zakonnoj, 5. Mais elle crée parfois une certaine confusion dans les analyses
ni bezzakonnoj, kak v stepi odin, a razvernulas’ step’ vo vsju (voir notamment Arutjunova, 2003).
šir’ i mošc
˘ ’, vol’naja, svobodnaja, razdol’naja – tvoja », Aleksej
6. Volja ne connaît un emploi terminologique qu’avec le sens
Remizov, Krestovye sestry.
de volonté (svoboda voli « libre arbitre », litt. « liberté de la
2. Rappelons que volja vient du verbe voliti « vouloir » qui volonté »).
remonte à la racine i.-e. *wel- : *wol- « vouloir », « désirer »,
7. Ainsi que son autre synonyme, aujourd’hui désuet, svobod-
« choisir », que l’on retrouve dans lat. velle « vouloir », got.
nost’ : ce mot est attesté pour la première fois dans Polikarpov
waljan « choisir », skr. waráyati « il préfère », all. wollen
(1704) et est formé sur le même modèle que vol’nost’.
« vouloir », etc. (Vasmer, 1964 ; Černyx 1999), tandis que
svoboda remonte à la racine i.-e. *se- : *swe- que l’on retrouve 8. Elle n’est en tout cas fixée ni par le Dictionnaire de la langue
dans l’adjectif possessif et réfléchi svoj applicable à toutes les russe de la Russie moscovite du XVIe et du XVIIe siècle (SRJa XVI-
personnes pareillement (cf. skr. sva-, got. swes), ainsi que dans XVII, par la suite), ni par le Dictionnaire de la langue russe du
le v. haut-allemand Swābā « les Schwabes » (à l’origine, « appar- XIe au XVIIe siècle (SRJa XI-XVII, par la suite).
tenant au même clan »), skr. sabhā- « réunion, assemblée », etc.
9. Que l’on pense au fameux Ukaz o vol’nosti dvorjanstva, « Mani-
(Černyx 1999). Au niveau synchronique, cependant, ces liens
feste de l’affranchissement de la noblesse », de 1762.
sémantiques et étymologiques, surtout dans le cas de svoboda,
sont, à notre avis, à peine perceptibles et n’influencent pas 10. Rappelons, à titre de comparaison, que selon l’analyse de
l’usage des mots svoboda et volja dans la langue d’aujourd’hui. Benveniste (1969, p. 325-27), dans les langues germaniques
(cf. all. frei, angl. free), la désignation de libre « met en jeu
3. Elles sont décrites par Toporov (1989) et Stepanov (1997).
des notions relatives à l’individu, non à la société », comme le
4. Seul Polikarpov (1704) donne comme équivalent latin de volja lat. liber. Le germanique frei dérive en effet de l’adjectif i.-e.
uniquement voluntas, arbitrium, et, pour svoboda, libertas, libe- *priyos « cher, aimé » qui « qualifie ceux à qui on porte affec-
ralitas. tion » et implique « un rapport non juridique, mais affectif ».

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Le féminin i.-e. *priyā, devenu substantif, tout comme volja 11. Nous trouvons cette rivalité entre deux adjectifs déjà au début
en vieux russe, est le nom de l’épouse, c’est-à-dire celle que du XVIIIe siècle : Polikarpov (1704) traduit res publica libera par
l’on veut bien, qu’on a choisie. Il n’y a donc apparemment svobodnoe graždanstvo.
pas d’incompatibilité conceptuelle, du moins si l’on compare
12. Traduction d’Henri Grégoire, dans M. Lermontov, Œuvres
l’emploi des mots correspondants dans les langues contempo-
poétiques, Paris, L’ Âge d’homme, p. 37. La traduction litté-
raines, entre la désignation de liberté issue du personnel, de
rale serait : Et voici que nous trouvâmes un grand champ / où
l’affectif (all. Freiheit, angl. Freedom) et celle issue du social
l’on pouvait s’ébattre en liberté. / Nous y construisîmes une
(fr. liberté).
redoute.

R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

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