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Ina Papcov
Université Libre Internationale de Moldova
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LA FRANCOPOLYPHONIE : LANGUES ET IDENTITES
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LA FRANCOPOLYPHONIE : LANGUES ET IDENTITES
gent quand un dédoublement d’isotopies impose des syllepses sur certains de leurs
éléments » [ibid.] ce que nous avons pu apercevoir dans le cas examiné.
Dans l’exemple : «Le Petit Poucet se retire, furieux. Pour parcourir ce long chemin
qui nous sépare de nos intimes amis, il n’existe pas de bottes de sept lieues »[Bazin, p.224]
l’allusion au conte de Perrault est très évidente : au lieu du surnom du personnage
Brasse-Bouillon l’auteur emploie le syntagme Petit Poucet et cette substitution, ainsi
que l’utilisation du verbe parcourir, lui permet d’introduire dans la phrase l’expression
nominale bottes de sept lieues qui, employée habituellement avec les verbes de mou-
vement (aller, marcher, avancer, parcourir), incarne l’idée de vitesse. Cependant, dans
ce cas, nous ne la voyons pas dans son emploi usuel : premièrement, on n’observe pas
l’emploi dans la structure syntaxique habituelle – verbe+avec+bottes de sept lieues , car
l’élément bottes de sept lieues est détaché du verbe et entre dans une autre construc-
tion il n’existe pas+bottes de sept lieues ; deuxièmement, malgré la présence du verbe
parcourir accompagné du complément direct long chemin, on constate un détourne-
ment du sens dû au changement sémantique du terme chemin et, notamment, le pas-
sage de l’isotopie espace, car le terme chemin indique littéralement « voie, distance, es-
pace à parcourir » à l’isotopie sentiment étant donné que le contexte dicte la lecture de
ce mot non comme « distance qui sépare les personnages dans l’espace », mais com-
me écart, éloignement, « différence notable qui sépare des personnes » dans le plan
spirituel et sentimental. De cette façon, l’expression bottes de sept lieues connaît une
extension d’emploi et signifie « un moyen rapide pour avancer dans l’établissement
du contact, des relations, de la compréhension entre les personnes ». La constatation
faite soutient la thèse émise par Rastier sur la présomption d’isotopie comme facteur
de défigement où il affirme que « la propagation de traits par présomption d’isotopie
est un facteur de resémantisation, et donc du défigement. En d’autres termes, l’activité
sémantique est déterminante: ce n’est pas le défigement qui conduit à la resémantisa-
tion, mais l’inverse » [ Rastier, 1997, p. 320].
La propagation des traits par présomption d’isotopie est évidente dans le dé-
figement de l’expression employée dans l’exemple suivant :
«Un petit bourgeois, dont les siens disent qu’il s’encanaille ne se met jamais
de plain-pied avec le peuple : il se penche, parce qu’il est né avec des talons» [Bazin, p.
228].
Dans cette phrase on peut observer une nette opposition supérieur vs inférieur
qui est traduite par quelques éléments de cette structure :
a) l’emploi de l’expression de plain-pied exprimant l’égalité avec le verbe se mettre pris à
la forme négative traduisant, ainsi, l’idée de manque d’égalité et contribuant à la créa-
tion de l’opposition égal/inégal ;
b) l’inégalité suppose, à son tour, l’opposition supériorité vs infériorité qui est ob-
tenue par l’intermédiaire de:
1) l’opposition petit bourgeois vs peuple indiquant sur le plan social deux couches
dont la première occupe une position sociale supérieure par rapport à la deux-
ième ;
2) l’emploi du verbe s’encanailler dont le sens est s’avilir, se dégrader, s’abaisser→
passer dans une position sociale inférieure par rapport à la précédente;
3) l’emploi du verbe se pencher c’est-à-dire s’incliner qui présuppose le mouve-
ment du haut vers le bas sur l’axe vertical dans l’espace;
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JEUNES CHERCHEURS
4) le défigement de l’expression être né avec une cuillère d’argent dans la bouche
où la partie une cuillère d’argent dans la bouche évoquant l’idée de richesse est
substituée, dans le cas examiné, par des talons ce qui suggère l’idée de supéri-
orité : premièrement parce qu’il s’agit des talons comme « pièces rigides et sail-
lantes qui posent sur le sol et exhaussent le derrière des chaussures » et par con-
séquent la personne qui les porte paraît plus haute, donc dans une position plus
élevée sur l’axe vertical spatial redoublant ainsi le sème du verbe se pencher, et
deuxièmement, parce qu’elle fait allusion à l’expression talons rouges indiquant
la noblesse, c’est-à-dire une classe occupant la position supérieure sur le plan
social.
Nous pouvons ainsi constater que la propagation du sème générique social
sur les autres éléments textuels a permis non seulement l’emploi figuré du verbe se
pencher, mais également le défigement de l’expression idiomatique et la création de
rapports d’incidence réciproque entre ces éléments dans le contexte.
Dans la compréhension et l’interprétation des expressions idiomatiques défi-
gées et détournées le contexte joue un rôle primordial, car il représente « pour une
unité sémantique, l’ensemble des unités qui ont une incidence sur elle (contexte actif )
et sur lequel elle a une incidence (contexte passif ) » [Rastier, 2001]. On peut constater
que l’interprétation correcte d’une expression défigée est impossible hors contexte,
dans ce cas le défigement ne peut être qu’une destruction d’une structure existante,
d’une unité sémantique, et conduit à une perte, alors que le défigement d’une expres-
sion idiomatique en contexte n’est que la tranformation de cette structure en une autre,
basée sur les liens sémantiques et les rapports d’incidence et d’interdépendance avec
les autres unités contextuelles, et, par conséquent, conduit à l’acquisition d’un autre
sens. Ainsi, le contexte détermine non seulement le sens des mots « à partir certes de
leur signification en langue, mais en l’élaborant, en l’enrichissant et/ou la restreignant
par l’action de normes génériques et situationnellles » [Ballabriga, 2005, ch. 2.3], mais
également celui des expressions figées, car selon F. Rastier « la langue propose, le texte
dispose » [Rastier, 1994, p.68].
Bibliographie
1. Ballabriga, M., Sémantique textuelle 2. Texto ! mars 2005 [en ligne http://www.revue-
texto.net/Reperes/Cours/Ballabriga2/index.html]
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4. Hoeck, Leo H., «Sémiosis de l’idéologie dans Claude Gueux de Victor Hugo», dans
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