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JEUNES CHERCHEURS

Identification et interprétation des expressions idiomatiques


défigées dans les textes littéraires

Ina Papcov
Université Libre Internationale de Moldova

L’étude de l’emploi des expressions phraséologiques ou idiomatiques dans les


textes littéraires nous oblige à sortir au-delà de la limite d’un syntagme, malgré le fait
que ces unités aient le plus souvent la dimension de cette unité. En étudiant ces unités
phraséologiques, les linguistes les appellent souvent syntagmes ou groupes de mots
figés, lexies complexes, soulignant ainsi le niveau de la langue auquel appartiennent ces
unités et leur caractéristique principale - le figement.
Le figement est considéré comme «une tendance générale, collective, non
contrôlée de l’évolution de la langue » [Guillon, J.C., p.72], sa caractéristique princi-
pale est l’idiomaticité vue comme toutes sortes de figement, de préférence ou de re-
striction d’emploi. Les classifications de ces unités phraséologiques proposées par les
linguistes sont faites à partir du critère du type ou du degré de figement entre leurs
composants qui perdent leur statut syntaxique et sémantique à l’intérieur de l’unité
phraséologique. C’est pour cette raison que l’unité phraséologique est perçue, retenue,
reconnue et identifiée en tant que bloc ou tout indécomposable. Le figement est vu
comme l’impossibilité de tronquer l’ensemble figé, d’y intercaler d’autres éléments, de
procéder à toute sorte de transformation syntaxique à l’intérieur de sa structure. On
parle d’expressions toutes faites, de discours répété (E. Coşeriu), d’expressions soudées,
en soulignant par cela la structure fixe de ces expressions et le manque de liberté de
leurs composants. Au niveau de la phrase cette unité fonctionne comme un terme de
proposition, comme une lexie simple ayant un sens non-compositionnel, c’est-à-dire
qui ne peut pas être déduit des sens de ses composants. On avance ainsi le principe de
compositionnalité ou plutôt de non-compositionnalité des expressions idiomatiques.
Cependant les dernières études des linguistes prouvent non seulement que le
figement est graduel, que les expressions sont plus ou moins figées, mais encore que
la non-compositionnalité est également relative, ce qui a permis la classification de
ces unités en catégories différentes (par exemple la classifiation proposée par H.Thun
où il distingue : 1) expressions phraséologiques à deux éléments sémantiquement
présents, 2) ex. ph. à un élément sémantiquement présent et 3) ex. ph à deux éléments
sémantiquement absents) [ Thun, H.,1975, p.59]. F. Rastier estime même que « le prin-
cipe de compositionnalité est invalide, et son maintien est une décision normative »
[Rastier, F., 1997, p.310].
Le caractère graduel du figement des expressions phraséologiques et leur non-
compositionnalité relative donnent la possibilité de procéder au remaniement de ces
unités qui mène à ce que leurs composants retrouvent leur liberté combinatoire, leur
autonomie contextuelle et leur valeur sémantique propre, ce qui permet en suivant
les parcours interprétatifs d’attribuer le sens non seulement à la lexie comme un tout
sémantique, mais également à ses composants.
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LA FRANCOPOLYPHONIE : LANGUES ET IDENTITES

Les expressions idiomatiques ayant un degré de figement ou de soudure et un


sens non-compositionnel très élevé possèdent la caractéristique nommée opacité ce
qui ne permet pas de déduire le sens de l’unité de l’addition des sens de ses com-
posants. Les expressions de ce type sont rarement l’objet de remaniement, surtout
s’il s’agit d’expressions contenant un terme archaïque dont le sens n’est plus connu,
un terme ayant subi depuis longtemps une modification et qui n’est plus associé à sa
forme initiale (au diable vert pour au diable vauvert) ou, encore, qui ne s’emploie que
dans cette structure. Les autres se prêtent plus facilement à ce type de transformations
à cause de leur caractère sémantique moins opaque qui ouvre la voie à toutes sortes
d’opérations ludiques - jeux de mots, calembours, à peu près, dont le but « consiste à
casser les figements, c’est-à-dire à rendre aux composants d’une expression figée leur
liberté combinatoire et leur valeur sémantique propre » [Guillon, J.C., 2004, p.72]. Le
défigement d’une expression est le résultat d’une activité volontaire d’un locuteur ou
d’un auteur qui y procède à des fins affectives créant des effets de surprise. Le proces-
sus consiste en la resémantisation des composants, en «la remotivation des propriétés
sémantiques et syntaxiques que le figement avait effacées » [Guillon, J.C., 2004, p.72].
Le défigement a commencé à intéresser les linguistes dans les dernières décen-
nies en tant que phénomème linguistique. Les chercheurs attestent un intérêt accru
pour les pratiques de ce type dans la presse française à partir des années 70 du XX-
ième siècle, alors qu’il a été utilisé par les écrivains depuis longtemps.
Notre étude est basée sur les exemples relevés du roman d’Hervé Bazin La mort
du petit cheval (paru en 1950) où l’auteur recourt à des types différents de défigement
en commençant par les défigements syntaxiques tels que l’intercalation d’un élément,
l’emploi d’une locution verbale figée à la forme passive, l’inversion et l’antéposition.
Le but du défigement consiste à activer dans la mémoire du locuteur le sens
de l’ expression figée qu’il connaît et comprend et à produire sur lui un effet de choc
en modifiant la structure supposée inchangeable en lui attribuant un sens nouveau.
D’après F.Rastier « les figements sont endoxaux » c’est-à-dire fortement marqués par
les conventions culturelles, des présuppositions admises et évaluées par la société, des
valeurs et des maximes autour de certains aspects et éléments de la réalité et représen-
tent la trace lexicale de la ritualisation des échanges linguistiques dans la société, alors
que les défigements sont paradoxaux, ils paraissent «contester les normes qui ont pré-
sidé au figement » [Rastier,F., 1987, p.310], ils sont le résultat d’une activité individuelle
volontaire d’un locuteur qui manifeste ainsi sa liberté de créateur. Le locuteur, en re-
maniant les expressions antérieurement figées et socialisées dans la langue, crée une
sorte de néologisme, qui n’ est compris et interprété que dans un contexte précis. C’est
le contexte et la situation d’énonciation qui permettent au locuteur cette création,
car le défigement hors contexte, à notre avis, n’est qu’une destruction de l’expression
qui ne donne naissance à aucune autre structure ayant un but communicatif. La com-
préhension et l’interprétation d’une expressions défigée, détournée, est impensable
sans contexte. Selon Rastier « les défigements témoignent de l’incidence du contexte
sur la lexie, et plus généralement du global sur le local » [Rastier, F., 1997, p.312].
Nous proposons quelques exemples d’expressions idiomatiques défigées rele-
vées dans le texte littéraire où on peut observer à quel point le contexte influence la
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façon d’actualiser une expression figée, ainsi que les modifications subies par celle-ci
au cours de l’opération de défigement. Nous essayons également de donner une in-
terprétation de ces expressions et d’établir les liens d’interdépendance entre les com-
posants de ces structures et leur environnement contextuel.
On découvre dans le texte d’Hervé Bazin la phrase suivante :
« Faute de pouvoir briller en bonne place, ils vont faire leur ver luisant parmi les
médiocres » [Bazin, p.209].
L’exemple donné représente un cas de défigement de la collocation briller en
société dont le sens est non-compositionnel au niveau minime et où le verbe briller
est employé dans son sens figuré se distinguer, se manifester avec éclat. Ainsi est activé
le sème afférent socialement normé de ce verbe. Il est redoublé par l’expression faire
le ver luisant (briller ayant comme synonyme le verbe luire). L’auteur procède à une
substitution de composant remplaçant le terme société (ayant le sème inhérent - com-
munauté des humains, ensemble des individus entre lesquels existent des rapports
durables) par le groupe nominal bonne place qui met en valeur l’occurrence du terme
société - personnes qui ont une vie mondaine, les couches aisées, l’élite. L’emploi de
l’adjectif bonne traduit la valeur méliorative. On obtient des oppositions axiologiques
doxiques exclusives dans le champ culturel basées sur les types axiologiques définis
par Leo H. Hoek comme « modes d’existence paradigmatique des valeurs » [Hoeck, L.
H., 1980, p.9] qui ont le même axe sémique positif-négatif. L’opposition haut / bas ou
supérieur / inférieur se traduit dans l’opposition bonne place (personnes importantes,
distinguées→l’élite) / médiocrités (les couches sociales basses, inférieures, plèbe→
peuple). L’opposition mélioratif / péjoratif est exprimée par bonne / ver (individu mé-
diocre), médiocrités. Le sème « personne méprisable » (ayant la connotation négative)
est activé dans le syntagme ver luisant par l’emploi dans le contexte du terme médioc-
rité qui fait partie des termes qui portent en eux la valeur axiolologique intrinsèque né-
gative en tant que péjoratifs. De cette façon la création des oppositions sémantiques
aussi bien que le redoublement des sèmes ont permis à l’auteur qui a procédé aux
transformations des expressions ayant la structure stable et connue d’obtenir d’autres
expressions dont le sens peut être mieux compris et interprété dans un environnement
contextuel précis.
L’exemple suivant nous permet d’observer deux expressions ayant un sens non-
compositionnel plus élevé qui subissent à la fois un défigement syntaxique et un dé-
figement sémantique importants: Mais pleure donc, Brasse-Bouillon, ça ne déhonore
personne. Cette larme est tombée, mais le crocodile a trop de dents [Bazin, p.214].
L’expression larmes de crocodile connaît un emploi détourné dans le contexte
cité. On peut constater, premièrement, qu’elle subit un défigement syntaxique qui se
manifeste par la dislocation de ses éléments car le syntagme nominal figé sert de base
pour la formation d’une structure syntaxique supérieure - la phrase complexe où cha-
cun de ses éléments joue un rôle syntaxique à part – sujet de la proposition. Ainsi les
éléments d’une unité phraséologique acquièrent leur liberté syntaxique et fonction-
nent indépendamment en tant que termes de proposition.
Cependant le défigement le plus important qui se produit dans ce cas et va de
pair avec le défigement syntaxique est le sémantique. Dans la situation d’énonciation

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donnée chacun des deux éléments de l’expression acquiert un sens indépendant du


sens global de l’unité phraséologique qui, toutefois, persiste implicitement dans le con-
texte. Larmes de crocodile signifie larmes hypocrites où, selon la situation d’énonciation
dans laquelle l’expression est employée, peut être activé soit le sème inhérent « goutte
de liquide » soit le sème afférent du mot larme « expression du regret », alors que le
crocodile signifie métaphoriquement « homme dangereux ». Dans le contexte donné
la dislocation de l’expression et l’emploi indépendant de ces termes mènent à ce que
le mot larme retrouve son sens premier « goutte de liquide transparent et salé sécrété
par les glandes lacrymales » dans la proposition « cette larme est tombée » et reprend
anaphoriquement l’idée de « pleur » en redoublant ainsi le sème « pleurer » activé dans
la phrase antérieure: « Mais pleure donc, Brasse-Bouillon,... ».
En même temps, ce terme garde sa fonction d’élément constituant de
l’expression vu le fait que le second élément de l’unité phraséologique est également
présent dans la même phrase et leur emploi consécutif dans la chaîne suggère la lec-
ture synthétique de l’expression, alors que les autres termes se trouvant entre eux sont
perçus comme éléments intercalés. Le sens synthétique de l’expression dans ce cas ne
disparaît pas complétement, il persiste de façon virtualisée. L’emploi des deux termes
du syntagme figé permet au locuteur (lecteur) d’identifier cette unité dans le contexte,
alors que la dislocation de celui-ci le contraint à observer que l’unité qui fonctionne
dans sa forme usuelle c’est-à-dire comme un bloc est utilisée autrement dans cette
situation d’énonciation. Cette découverte crée un effet de surprise et mène le lecteur
à poursuivre les autres chemins d’interprétation suggérés par le contexte. Le deux-
ième terme crocodile employé dans la structure « le crocodile a trop de dents » est
également l’objet d’une double interprétation. La lecture analytique de cette struc-
ture crée une image concrète basée sur l’activation des sèmes inhérents des termes :
le crocodile (animal vorace) a (avoir - posséder) des dents (organes de la bouche, de
couleur blanchâtre, durs et calcaires qui servent à mordre et à mâcher). Cependant
le contexte ne permet pas au locuteur de garder cette interprétation et en suggère
une autre où les termes seront interprétés, métaphoriquement, dans leur sens figuré
ce qui mènera à l’activation de leurs sèmes afférents. Dans cette structure crocodile
indique « personne dangereuse », alors que avoir trop de dents est une métaphore for-
mée grâce à l’emploi détourné de l’expression avoir une dent contre qqn. où le mot
dent détient une valeur symbolique d’agressivité. Le sens de l’expression initiale « lui
garder rancune » continue à persister, mais il est neutralisé, tandis que les modifica-
tions subies par l’expression (changement du nombre du substantif une dent→ dents
et intercalation de l’adverbe de quantité trop) apportent une valeur supplémentaire
être très dangereux et on constate le redoublement du sème « danger ». Ainsi, on peut
observer l’extension du sème « danger » en contexte qui attribue à l’expression avoir
trop de dents une nouvelle signification en combinaison avec l’occurrence contextuelle
du terme crocodile. On observe que les multiples rapports entre les occurrences dans
le contexte mènent à la virtualisation de certains sèmes et à l’actualisation des autres
et font apparaître et coexister plusieurs parcours interprétatifs.
Le défigement d’une expression peut se produire sans qu’elle subisse une
modification syntaxique importante, cependant les conditions d’accueil morphosyn-
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taxiques peuvent conduire à l’actualisation de certains sèmes de ses composants, et
contribuer par cela au défigement sémantique de l’unité phraséologique. En guise
d’exemple nous pouvons proposer la phrase:
« Un petit bourgeois peut aller au peuple avec le cœur sur la main : dans l’autre
main, il y a sa cervelle, moins naïvement offerte » [Bazin, p.228].
L’expression avoir le cœur sur la main se caractérise par une non-composition-
nalité du sens très élevée. Cependant, ses éléments n’ont pas perdu complètement
leur indépendance sémantique. Métaphoriquement, le mot cœur est employé dans
plusieurs expressions, ainsi qu’indépendamment, comme le siège des affections dans
plusieurs langues. Dans l’expression donnée l’élément cœur fait référence à la gé-
nérosité, alors que le terme main traduit le geste de don. Dans ces conditions d’accueil
l’expression mentionnée connaît un défigement sémantique, sans avoir subi de mo-
dification syntaxique, à cause de la reprise de l’élément main dans la structure qui
s’oppose à la première : avec le cœur sur la main / dans l’autre main, il y a sa cervelle. D’un
côté on peut observer le parallélisme de ces structures: la préposition avec + substan-
tif et la tournure il y a + substantif exprimant l’idée de possession. De l’autre côté on
constate de nettes oppositions :
a) sur la main / dans l’autre main où le choix des prépositions n’est pas non plus
arbitraire - sur la main suggère l’idée de donner, proposer, offrir sans aucune réserve, al-
ors que la préposition dans ne fait pas du tout penser à l’idée de donner, c’est plutôt
le sens avoir et garder qui est activé par l’emploi successif de la structure complétive
« moins naïvement offerte » ;
b) l’opposition des termes cœur/cervelle ou plutôt de leur sèmes afférents soci-
alement normés cœur-siège des affections, des émotions / cervelle-siège de la raison
qui exprime une opposition intrinsèque sentiments / raison ou irrationnel / rationnel.
On peut également mentionner que l’expression avoir le cœur sur la main a à son
origine une métaphore, ainsi que la majorité de ces unités figées, et cette métaphore
n’est pas devenue au fil des temps complètement opaque. Dans le contexte donné
elle sert de modèle pour la construction d’une autre métaphore basée sur une image
identique dans laquelle la modification (substitution des éléments par les structures
analogues, synonymiques où par les paronymes) forme avec la première une phrase
complexe à l’intérieur de laquelle les deux expressions créent une opposition. Le dé-
figement de la première expression a permis le retour à une certaine indépendance
de ces éléments, la reprise par ceux-ci de leur sens (littéral ou figuré) ce qui a ouvert
la voie à la possibilité d’établir des liens d’interdépendance et d’influence non seule-
ment entre l’expresssion en tant qu’unité de sens avec le contexte, mais également
entre chacun de ses éléments avec d’autres unités contextuelles. Selon J.Picoche et M.-
L.Honeste, dans des cas pareils la métaphore qui est à la base d’une expression et qui, à
la suite de l’utilisation et du fonctionnement de cette unité en tant que lexie complexe,
n’est plus vue comme telle est oubliée et devient « métaphore morte», « peut être ra-
menée à la vie si elle est filée» [Picoche, J, Honeste, M.-L., 1994, p.123-124] ce qui signi-
fie qu’elle est employée dans une succession de constructions métaphoriques comme
dans le cas présent. F. Rastier estime plutôt que dans ce cas « la métaphore connecte
les isotopies » [Rastier, 1997, p.321] et que « les lexies complexes juxtaposées se défi-

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gent quand un dédoublement d’isotopies impose des syllepses sur certains de leurs
éléments » [ibid.] ce que nous avons pu apercevoir dans le cas examiné.
Dans l’exemple : «Le Petit Poucet se retire, furieux. Pour parcourir ce long chemin
qui nous sépare de nos intimes amis, il n’existe pas de bottes de sept lieues »[Bazin, p.224]
l’allusion au conte de Perrault est très évidente : au lieu du surnom du personnage
Brasse-Bouillon l’auteur emploie le syntagme Petit Poucet et cette substitution, ainsi
que l’utilisation du verbe parcourir, lui permet d’introduire dans la phrase l’expression
nominale bottes de sept lieues qui, employée habituellement avec les verbes de mou-
vement (aller, marcher, avancer, parcourir), incarne l’idée de vitesse. Cependant, dans
ce cas, nous ne la voyons pas dans son emploi usuel : premièrement, on n’observe pas
l’emploi dans la structure syntaxique habituelle – verbe+avec+bottes de sept lieues , car
l’élément bottes de sept lieues est détaché du verbe et entre dans une autre construc-
tion il n’existe pas+bottes de sept lieues ; deuxièmement, malgré la présence du verbe
parcourir accompagné du complément direct long chemin, on constate un détourne-
ment du sens dû au changement sémantique du terme chemin et, notamment, le pas-
sage de l’isotopie espace, car le terme chemin indique littéralement « voie, distance, es-
pace à parcourir » à l’isotopie sentiment étant donné que le contexte dicte la lecture de
ce mot non comme « distance qui sépare les personnages dans l’espace », mais com-
me écart, éloignement, « différence notable qui sépare des personnes » dans le plan
spirituel et sentimental. De cette façon, l’expression bottes de sept lieues connaît une
extension d’emploi et signifie « un moyen rapide pour avancer dans l’établissement
du contact, des relations, de la compréhension entre les personnes ». La constatation
faite soutient la thèse émise par Rastier sur la présomption d’isotopie comme facteur
de défigement où il affirme que « la propagation de traits par présomption d’isotopie
est un facteur de resémantisation, et donc du défigement. En d’autres termes, l’activité
sémantique est déterminante: ce n’est pas le défigement qui conduit à la resémantisa-
tion, mais l’inverse » [ Rastier, 1997, p. 320].
La propagation des traits par présomption d’isotopie est évidente dans le dé-
figement de l’expression employée dans l’exemple suivant :
«Un petit bourgeois, dont les siens disent qu’il s’encanaille ne se met jamais
de plain-pied avec le peuple : il se penche, parce qu’il est né avec des talons» [Bazin, p.
228].
Dans cette phrase on peut observer une nette opposition supérieur vs inférieur
qui est traduite par quelques éléments de cette structure :
a) l’emploi de l’expression de plain-pied exprimant l’égalité avec le verbe se mettre pris à
la forme négative traduisant, ainsi, l’idée de manque d’égalité et contribuant à la créa-
tion de l’opposition égal/inégal ;
b) l’inégalité suppose, à son tour, l’opposition supériorité vs infériorité qui est ob-
tenue par l’intermédiaire de:
1) l’opposition petit bourgeois vs peuple indiquant sur le plan social deux couches
dont la première occupe une position sociale supérieure par rapport à la deux-
ième ;
2) l’emploi du verbe s’encanailler dont le sens est s’avilir, se dégrader, s’abaisser→
passer dans une position sociale inférieure par rapport à la précédente;
3) l’emploi du verbe se pencher c’est-à-dire s’incliner qui présuppose le mouve-
ment du haut vers le bas sur l’axe vertical dans l’espace;
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4) le défigement de l’expression être né avec une cuillère d’argent dans la bouche
où la partie une cuillère d’argent dans la bouche évoquant l’idée de richesse est
substituée, dans le cas examiné, par des talons ce qui suggère l’idée de supéri-
orité : premièrement parce qu’il s’agit des talons comme « pièces rigides et sail-
lantes qui posent sur le sol et exhaussent le derrière des chaussures » et par con-
séquent la personne qui les porte paraît plus haute, donc dans une position plus
élevée sur l’axe vertical spatial redoublant ainsi le sème du verbe se pencher, et
deuxièmement, parce qu’elle fait allusion à l’expression talons rouges indiquant
la noblesse, c’est-à-dire une classe occupant la position supérieure sur le plan
social.
Nous pouvons ainsi constater que la propagation du sème générique social
sur les autres éléments textuels a permis non seulement l’emploi figuré du verbe se
pencher, mais également le défigement de l’expression idiomatique et la création de
rapports d’incidence réciproque entre ces éléments dans le contexte.
Dans la compréhension et l’interprétation des expressions idiomatiques défi-
gées et détournées le contexte joue un rôle primordial, car il représente « pour une
unité sémantique, l’ensemble des unités qui ont une incidence sur elle (contexte actif )
et sur lequel elle a une incidence (contexte passif ) » [Rastier, 2001]. On peut constater
que l’interprétation correcte d’une expression défigée est impossible hors contexte,
dans ce cas le défigement ne peut être qu’une destruction d’une structure existante,
d’une unité sémantique, et conduit à une perte, alors que le défigement d’une expres-
sion idiomatique en contexte n’est que la tranformation de cette structure en une autre,
basée sur les liens sémantiques et les rapports d’incidence et d’interdépendance avec
les autres unités contextuelles, et, par conséquent, conduit à l’acquisition d’un autre
sens. Ainsi, le contexte détermine non seulement le sens des mots « à partir certes de
leur signification en langue, mais en l’élaborant, en l’enrichissant et/ou la restreignant
par l’action de normes génériques et situationnellles » [Ballabriga, 2005, ch. 2.3], mais
également celui des expressions figées, car selon F. Rastier « la langue propose, le texte
dispose » [Rastier, 1994, p.68].

Bibliographie
1. Ballabriga, M., Sémantique textuelle 2. Texto ! mars 2005 [en ligne http://www.revue-
texto.net/Reperes/Cours/Ballabriga2/index.html]
2. Bazin, H., La mort du petit cheval, Editions du Progrès, Moscou, 1979.
3. Guillon Jean-Claude, «Au fur de la langue: Figements et défigements», Les revues
pédagogiques de la Mission laïque française, Enseigner le français, Novembre 2004, n°
47, p.72)
4. Hoeck, Leo H., «Sémiosis de l’idéologie dans Claude Gueux de Victor Hugo», dans
Degrés, 24-25, 1980-81, e1-e21, 1980.
5. Picoche, J. Honeste, M.-L. (1994) «Les figures éteintes dans le lexique de haute
fréquence», Langages, n°101, pp. 112-124.
6. Rastier F., «Défigements sémantiques en contexte», in La locution, entre langues et
usages, coll. Signes, ENS editions Fontenay / Saint-Cloud, diff. Ophrys, Paris, 1997, pp.
305-329).
7. Rastier F., Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001.
8. Thun, H., «Quelques relations systématiques entre groupements de mots figés», Ca-
hiers de lexicologie 27, 1975 :52-71.
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