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Introduction

Prétendre établir un état des lieux des connaissances actuelles sur la Méditerranée
est sans doute un pari risqué. Le cadre méditerranéen, conçu comme un espace
historico-­géographique, est loin d’être escompté. Polymorphe, insaisissable,
fuyant, il est traversé par des perceptions multiples. Stratifiées, peu harmo-
nieuses sinon contradictoires, ces dernières restituent une image d’ensemble
extrêmement enchevêtrée, allant de certaines fausses évidences véhiculées
par les stéréotypes courants dans le sens commun, aux conceptions idéolo-
giques animées par des mobiles politiques, jusqu’aux subtilités interpréta-
tives et aux analyses savantes, parfois mâtinées d’incertitude et de pessimisme 9
­épistémologique.
La Méditerranée est devenue un lieu commun. Mieux, une accumulation

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de lieux communs. Dans certaines visions spontanées, répandues à l’échelle
internationale et nourries essentiellement d’images véhiculées par les différents
médias (notamment le cinéma, la télévision, la publicité), l’espace médi­
terranéen s’organise en général à partir d’un prototype qui a les traits d’une
image d’Épinal : un conglomérat de soleil, plages et rochers, mer bleue, mai-
sons traditionnelles, cuisine simple et naturelle, ruines archéologiques ; le tout
éventuellement agrémenté par quelques types humains aux allures passablement
folkloriques…
Des allusions à de prétendus caractères méditerranéens affleurent parfois dans
les discours les plus variés : des discussions de café aux débats politiques menés
dans les institutions internationales, avec leurs relais journalistiques. Une foule
de clichés « sauvages » contribuent ainsi à brouiller le cadre. Cuisine sobre et
salutaire, clientélisme, art de vivre, corruption, raison solaire, violence, chaleur
humaine, familialisme, sensualité, machisme, lenteur… L’inventaire des thèmes
et des poncifs antithétiques qui composent le caléidoscope méditerranéen pour-
rait aisément être poursuivi. Ils changent d’accent et d’intensité selon les posi-
tionnements et les orientations des locuteurs. Les procès sommaires expédiés par
certains observateurs extérieurs côtoient ainsi les autocélébrations de ceux qui
se définissent comme « méditerranéens », dans un jeu d’oppositions mais aussi
d’influences réciproques. Chaque point de vue compose en somme une image
de la Méditerranée qui passe par un filtre déformant. Le résultat est une sorte de
gigantesque anamorphose issue d’une multitude d’anamorphoses particulières.
Une vaste enquête réalisée par la Fondation Anna Lindh, visant à fournir un
instantané de l’opinion publique dans ce que le langage des institutions euro-
péennes caractérise comme « région euro-­méditerranéenne », donne des indi-
cations intéressantes sur ces aspects. Sur la base de la méthodologie Gallup,
à l’automne 2012, environ 13 500 entretiens ont été menés avec des citoyens
de huit pays européens (Albanie, Belgique, Danemark, Allemagne, Irlande,
Italie, Pologne et Espagne) et de cinq pays non européens, définis selon les cri-
tères de l’enquête comme relevant de la Méditerranée méridionale ou orientale
(Égypte, Jordanie, Maroc, Tunisie et Turquie). Les résultats montrent que dans
tous ces pays, la Méditerranée, conçue en tant qu’espace doté de traits propres,
fait sens pour une très large partie des personnes questionnées. Un ensemble de
traits « positifs » sont considérés comme spécifiques à la région, avec des écarts
assez réduits entre les pays européens et les autres : pour 80 à 90 % des enquê-
tés, la Méditerranée est caractérisée par l’hospitalité, par un style de vie et d’ali-
mentation particulier et par une histoire et un héritage communs. Des traits
10 « négatifs » sont également répandus : 70 à 80 % des personnes interrogées per-
çoivent la Méditerranée comme lieu de résistance au changement, comme source
de conflit, marquée par l’insécurité. La recherche dévoile aussi des différences
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quant à la localisation de la « Méditerranée ». Les enquêtés européens l’associent


de manière spontanée à l’Italie, la Grèce et l’Espagne, tandis que dans la carte
mentale des habitants des autres pays, elle est d’abord reconduite à l’Égypte, au
Maroc et à la Turquie 1.
Il existe une autre modalité d’appréhension de la Méditerranée, plus construite
et savante : un imaginaire qui s’est élaboré à travers un amoncellement d’écri-
tures, où discours factuels et discours fictionnels sont inextricablement enche-
vêtrés. Une production littéraire abondante s’est intéressée à la mer Intérieure.
Au fil des siècles, une panoplie de récits de voyage décrit la mer et les terres qui
l’entourent, ainsi que les gens qui y habitent, parfois avec des accents bienveil-
lants et romantiques, parfois en pointant les imperfections, les retards et les
tares des sociétés que les voyageurs découvrent. Le chœur qui donne forme aux
représentations de la Méditerranée inclut des voix majeures dans le monde de
la littérature. Celle de Paul Valéry, par exemple, qui a légué maintes réflexions

1.  The Anna Lindh Report 2014. Intercultural Trends and Social Change in the Euro-­Mediterranean
Region, 2014 [http://www.annalindhfoundation.org/sites/annalindh.org]. Voir P. Manchin, 2014 ;
M. Tozy, 2014.
sur la Méditerranée, en esquissant des thèmes qui reviendront souvent : l’équi-
libre, la mesure, la Méditerranée comme dispositif, comme « machine à faire
de la civilisation ». Celles d’Albert Camus et de Gabriel Audisio, dans lesquelles
l’évocation littéraire du paysage méditerranéen – de ces éléments faits de lumière
éclatante, de formes nettes, de mer nourricière – se mêle à une utopie de récon-
ciliation et de communication entre les peuples riverains, revivifiant le génie
méditerranéen sans barrières de ­­langues et de religion 2. Mais il ne faut pas
oublier le poids de conceptions bien plus sombres, comme celle, très influente
à son époque, d’un Louis Bertrand qui, dans ses pamphlets et dans ses romans,
véhicule l’image d’une Méditerranée uniquement latine, hantée par le cauche-
mar des contacts avec l’autre et par la crainte de l’invasion. La liste des représen-
tations littéraires de la Méditerranée pourrait être allongée en faisant référence
à d’autres pays 3. Mentionnons au moins le modernisme et le noucentisme cata-
lans des premières décennies du xxe siècle, ou l’œuvre de Lawrence Durrell qui
a façonné une image littéraire de la Méditerranée pour de nombreux lecteurs
anglophones. Toutes ces représentations se configurent comme un palimpseste
où des écritures multiples cohabitent dans un mélange désordonné et s’ouvrent
sur d’autres moyens d’expression, de la peinture, à l’architecture, au cinéma 4.
On pourrait évoquer, à titre symbolique, les noms de Joan Miró, Le Corbusier
et de Manoel de Oliveira. 11
Les choses ne deviennent pas beaucoup plus simples si l’on se tourne vers la
seule recherche scientifique. Il y a d’abord un problème de quantité. L’invention

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de la Méditerranée au sein des sciences humaines et sociales remonte au moins
au xixe siècle 5. Une longue et complexe généalogie montre que la Méditerranée
a été utilisée depuis longtemps comme instrument analytique dans plusieurs
domaines : la géographie humaine, l’histoire, l’anthropologie… Bref, les études
méditerranéennes ont été massives. Le lecteur se retrouve désormais face à une
accumulation de connaissances produites par différentes générations de cher-
cheurs, au sein desquelles il est possible d’identifier plusieurs « solistes », rele-
vant de disciplines distinctes, reconnus par leur virtuosité et l’envergure de
leurs travaux, se détachant d’une foule de praticiens plus humbles mais souvent
non moins loquaces. Il existe désormais une énorme production, diversifiée et

2.  Th. Fabre, 2000 ; E. Temime, 2002.


3. Nous renvoyons au travail coordonné par Th. Fabre et R. Ilbert, Les Représentations de la Médi-
terranée (2000), qui a étudié la généalogie de la représentation de la Méditerranée dans dix pays
(Allemagne, Égypte, Espagne, France, Grèce, Italie, Liban, Maroc, Tunisie, Turquie). Chacun des
dix volumes accueille un chercheur et un écrivain du pays concerné.
4.  Pour une exploration de ces aspects, voir le catalogue d’exposition Le Noir et le Bleu. Un rêve
méditerranéen, Mucem – Textuel, Paris, 2013.
5. M. Bourguet, B. Lepetit, D. Nordman et S. Maroulla (éd.), 1998.
stratifiée dans le temps, qui d’ailleurs a connu une forte expansion ces dernières
années. Malgré quelques efforts visant à  dégager des perspectives générales,
demeurent des problèmes de fragmentation des connaissances et de manque
de communication entre traditions de recherche disciplinaires et nationales.
Divisées par la barrière des langues
­­ et parfois par un certain « protectionnisme
méthodologique », ces dernières ne communiquent pas aisément. On assiste
à une disjonction peu harmonieuse des approches qui se servent souvent du
terme « Méditerranée » pour désigner des réalités différentes. À cela s’ajoute
le fait que les études méditerranéennes ont été confrontées à des courants cri-
tiques assez influents.

Un vaste savoir non pacifié

Une dimension polémique s’avère indissociable des raisonnements concer-


nant la Méditerranée : à ce sujet la dispute intellectuelle, tout comme la mer
du célèbre poème de Paul Valéry, semble « toujours recommencée ». La
Méditerranée a certes trouvé ses chantres inspirés qui ont accumulé des mil-
liers de pages pour déchiffrer ses multiples visages – le milieu, les sociétés, les
12 cultures, les histoires divergentes et imbriquées – et les recomposer dans un
cadre unitaire. Mais elle a aussi ses adversaires inflexibles. Les efforts massifs
visant à dégager des perspectives « méditerranéistes » ont déclenché de fortes
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oppositions et des critiques acerbes qui tentent régulièrement de faire voler en


éclats les échafaudages patiemment édifiés pour soutenir la construction scien-
tifique de la Méditerranée.
Dans ce cadre, une série d’accusations est régulièrement portée contre la caté-
gorie même de Méditerranée. Conception éminemment européenne, elle relè-
verait essentiellement du mythe et de l’idéologie. Elle cacherait, sous le vernis
d’une prétendue uniformité, des différences irréductibles entre ses composantes.
Cette déformation ne serait pas innocente. La vision unitaire de la Méditerranée
serait asservie, de manière plus ou moins consciente, à des mobiles de nature
politique. Au cours de l’histoire, la catégorie de Méditerranée aurait véhiculé des
visées impérialistes, et ce passé peu reluisant conditionnerait encore son présent.
Sur ces points les adversaires de la Méditerranée ont raison. Les connotations
idéologiques de cette catégorie sont évidentes si l’on considère sa place dans les
discours politiques du passé et du présent. Mais il faut tout de suite ajouter que
ces utilisations n’ont pas été univoques. Le concept de Méditerranée s’est prêté
aux emplois les plus différents : de droite, de centre, de gauche, pour ainsi dire.
En son nom, on a soutenu la légitimité de la colonisation de l’Afrique du Nord
ou l’on s’y est opposé. Elle a été évoquée selon des perspectives racistes ou pour
exalter le métissage. L’humanisme méditerranéen a fait résonner ses nobles péti-
tions souvent négligées et le fascisme s’en est servi pour légitimer la quête d’un
espace vital pour la dictature italienne. La Méditerranée a pu devenir le sup-
port (peu efficace) de communautés « imaginées » par les institutions interna-
tionales, ou pour des identités nationales en panne de référents à la suite de la
crise du panarabisme.
À côté des représentations de la Méditerranée engagées politiquement, on
a un corpus immense de conceptions scientifiques, plus détachées, même si elles
ne sont jamais complètement neutres et « innocentes ». La production scienti-
fique n’a pas toujours été indemne de l’influence des déformations idéologiques
du discours politique et des raccourcis du sens commun – en contribuant même
à les alimenter, dans un va-­et-­vient difficile à démêler. Il est parfois ardu de tra-
cer une ligne de démarcation entre les conceptions « scientifiques » et celles qui
caractérisent les discours des autres acteurs, pour ne pas parler du dépôt c­ omplexe
de significations et de symboles accumulés tout au long de l’histoire.
Est-­ce pour toutes ces raisons qu’il faut en finir avec la Méditerranée ? Cette
option nous semblerait trop radicale. Il faudrait plutôt, croyons-­nous, suivre
Gérard Chastagnaret et Robert Ilbert qui suggèrent « que l’on peut travailler
sur la Méditerranée sans poser son identité en dogme, sans confondre champ
scientifique et idéologie 6 ». Avouons-­le, cela est loin d’être facile. Il ne s’agit pas 13
d’un acquis mais plutôt d’un objectif vers lequel œuvrer, avec une posture à la
fois exigeante et modeste. Ce travail répond à un double objectif. D’une part,

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il s’agit d’exercer une vigilance réflexive constante sur les dérapages et les conta-
minations idéologiques qui guettent toujours l’approche scientifique. D’autre
part, il s’agit de jeter un regard distancié sur les discours de différents types qui
prennent la Méditerranée pour objet ; les stéréotypes du sens commun et les
topoi littéraires pourront ainsi être analysés et situés dans une perspective qui
est à même de comprendre les ressorts de leur naissance et de leur perpétuation.
Le problème est au demeurant plus général. Les écueils auxquels toute élabo-
ration scientifique sur la Méditerranée est confrontée se présentent également
ailleurs. Toute délimitation géographique, toute organisation des connaissances
et des procédures de comparaison à travers leur territorialisation s’expose aux
risques d’assumer de manière acritique des notions idéologiques. Une fois que
l’on décide d’adopter un cadre intermédiaire entre l’échelle locale et l’échelle
planétaire, l’on doit accepter de manier des catégories plus ou moins contami-
nées par leur histoire.
Certaines connotations de la catégorie « Méditerranée » expliquent probable-
ment la virulence des attaques qu’elle a expérimentées. La Méditerranée n’a pas

6.  G. Chastagnaret et R. Ilbert, 1991, p. 4.


la force des notions renvoyant à des entités territoriales plus soudées, où l’his-
toire et la géographie ont été mobilisées et orientées pour forger les symboles
d’une commune appartenance, d’une communauté imaginée, pour reprendre la
formule de Benedict Anderson. On pense naturellement aux États-­nations que
l’histoire des xixe et xxe siècles a sécrétés. Mais également à la notion d’Europe,
dont l’assise repose sur un vaste processus d’élaboration symbolique et politique
étalé dans le temps.
Par ailleurs, le concept de Méditerranée n’a pas non plus la coloration appa-
remment (et faussement) neutre, technique, qui assure une vie plus facile à des
concepts comme ceux de Moyen-­Orient et de Proche-­Orient. Ces derniers
sont des élaborations assez récentes, intimement liées à  la réflexion straté-
gique des grandes puissances entre le xixe et le xxe siècle (France, Royaume-­
Uni, États-­Unis). À plusieurs égards, la Méditerranée occupe une position
intermédiaire entre l’Europe, d’un côté, et le Moyen-­Orient et le Proche-­
Orient de l’autre, d’un point de vue que l’on pourrait définir non seule-
ment de géographique et de politique mais également d’épistémologique.
Comme le concept d ­ ’Europe, celui de Méditerranée a une profondeur histo-
rique et une autonomie qui l’inscrivent dans la longue durée ; mais contrai-
rement au premier, il est dépourvu de cohérence et de légitimité. Ceci en fait
14 un concept vulnérable, qui se prête parfaitement à la controverse, bien plus
que des concepts éminemment colonialistes comme ceux de Moyen-­Orient
et de Proche-­Orient, bien plus aseptiques, et qui n’aspirent guère à des titres
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de noblesse historique. Ni l’État-­nation ni des entités comme l’Europe ou le


Moyen-­Orient ne sont plus naturels et neutres que la Méditerranée. Le pro-
blème avec la Méditerranée est que cette notion est controversée et suscite
des passions opposées. La question à poser concerne donc son utilité heuris-
tique plutôt que sa virginité idéologique.
Malgré toutes les limites que l’on peut lui imputer, le cadre comparatif médi-
terranéen garde à notre avis une grande pertinence. Sa dimension liquide, pour
ainsi dire, constitue toujours un pari épistémologique. En d’autres termes, partir
de la mer, pour saisir des dynamiques régionales plus amples, permet d’échapper
à l’emprise des logiques étatiques, qui ont été et sont éminemment « terriennes »
et continentales. Assumer la Méditerranée comme cadre de comparaison régio-
nale peut consentir d’esquiver les pièges de l’eurocentrisme et de l’arabocentrisme,
de construire des passerelles analytiques au-­delà des frontières de religion et de
civilisation, de saisir des mouvements, des influences et des circulations qui res-
teraient invisibles en adoptant d’autres focales. Les études sur la Méditerranée,
in primis celle de Braudel, ont inspiré d’autres thalassologies (en Atlantique ou
bien en Pacifique) qui montrent à leur tour les avantages d’un tel renversement
du regard. Dans plusieurs disciplines, les études méditerranéennes sont elles
aussi en train de vivre un renouveau, animé par une vigilance épistémologique
accrue. L’ambition de ce livre est de contribuer, en toute modestie, au dévelop-
pement de ce champ scientifique.

Mais de quelle Méditerranée parle-­t‑on ?

Les contours de cet espace ne sont pas fixés avec précision. Plusieurs conceptions
sont présentes : elles varient selon les disciplines, les écoles, les auteurs. Une vision
extrêmement étroite considère la Méditerranée essentiellement comme une mer.
C’est une vision de ce type qui prédomine dans les pages d’Élisée Reclus, l’un
des pionniers de la construction scientifique de la Méditerranée au xixe siècle 7.
Reclus préfère se focaliser exclusivement sur la mer, car « les flots incertains de
la Méditerranée ont eu sur le développement de l’histoire une importance bien
plus considérable que la terre même sur laquelle l’homme a vécu 8 ». Pour lui,
la Méditerranée est une « mer de jonction » qui met en communication trois
masses continentales et des peuples différents. La configuration de la mer, favo-
rable à la navigation, a été propice aux échanges économiques et intellectuels,
et a été un facteur facilitant le développement de la civilisation. Une perspec-
tive de ce type a été récemment défendue par l’un des plus importants historiens 15
actuels de la Méditerranée. Professeur d’histoire méditerranéenne à l’université
de Cambridge, David Abulafia est l’auteur d’un livre monumental 9 essentiel-

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lement consacré à la navigation, aux échanges commerciaux, aux interactions
religieuses et culturelles, aux guerres navales.
D’autres auteurs – et ce sont les plus nombreux – voient au contraire dans la
Méditerranée une région qui s’étend au-­delà des rives et pénètre dans l’arrière-­
pays, dans une mesure qui varie selon les perspectives des uns et des autres.
L’espace méditerranéen a été souvent pensé en fonction de critères géographiques
et climatologiques : le cœur de la Méditerranée coïnciderait avec l’aire de diffu-
sion de l’olivier et avec les régions dont le régime de précipitations est marqué par
des étés chauds et secs, et une saison froide relativement douce et plutôt humide.
Or, ces traits « méditerranéens » ne caractérisent qu’une étroite bande de terre,
située à proximité des côtes. Se dessine ainsi une Méditerranée certes assez cohé-
rente, mais trop rétrécie, laissant beaucoup d’espaces vides à proximité de la mer.
Une tradition de recherche, entamée par l’école géographique de Vidal de La
Blache, a proposé une vision plus large, en mettant au centre de l’attention les

7.  F. Deprest, 2002 ; R. Cattedra, 2009.


8. É. Reclus, 1876, p. 33.
9. D. Abulafia, 2012.
paysages méditerranéens, considérés à partir de l’articulation du relief et du cli-
mat sur lesquels s’appuient les genres de vie des populations riveraines. Héritier
de cette tradition, Fernand Braudel souligne que la mer est aussi entourée par le
désert, et surtout par des montagnes surabondantes qui innervent les péninsules
de la mer Intérieure. L’altitude déjoue ainsi la latitude. Toute proche des côtes,
la montagne dresse des « nords à la verticale 10 ». On quitte ainsi rapidement la
zone des orangers et des oliviers, dans une ascension qui conduit à travers des
paliers où l’on rencontre des zones de végétation de plus en plus « nordiques »,
jusqu’à un univers de glace et de neige éternelle. Les contrastes climatiques avec
ces espaces, qui demeurent tout proches de la Méditerranée « étroite », forment
le socle des phénomènes de complémentarité inscrits dans la longue durée du
temps géographique sur lesquels l’historien s’attarde. La transhumance, le noma-
disme, les migrations montagnardes vers les plaines et les villes de la côte sont
autant d’exemples d’une telle complémentarité.
Mais Braudel va plus loin. Il consacre un chapitre entier à ce qu’il appelle une
« Plus Grande Méditerranée ». C’est, pour lui, la Méditerranée telle que la font les
hommes : les hommes qui se mettent en marche, qui ne s’arrêtent pas devant
les impératifs du climat ou du relief. Vue au prisme de l’histoire, la Méditerranée
déborde ainsi largement du strict cadre riverain. Citons un passage célèbre : « Or,
16 selon les exigences de l’histoire, la Méditerranée ne peut être qu’une zone épaisse,
prolongée régulièrement au-­delà de ses rivages et dans toutes les directions à la
fois. Au gré de nos images, elle évoquera un champ de forces, ou magnétique
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ou électrique, ou plus simplement un foyer lumineux dont l’éclairage ne cesse-


rait de se dégrader, sans que l’on puisse marquer sur une ligne dessinée une fois
pour toutes le partage entre l’ombre et la lumière 11. »

Selon l’historien, les pulsations de la vie de la mer se transmettent très loin,


dessinant un espace-­mouvement à  géométrie variable. Elles s’insinuent en
Afrique avec le commerce saharien, et parcourent au nord le continent européen
à travers plusieurs isthmes (russe, polonais, allemand, français). Sans compter
que la Plus Grande Méditerranée s’étend également dans les espaces immenses
de l’Atlantique. Braudel parle même d’une Méditerranée globale qui s’élargit
jusqu’aux rivages du Nouveau Monde 12. Par conséquent, le tracé des frontières
de l’espace méditerranéen ne peut se faire une fois pour toutes : « Ces circula-
tions d’hommes, de biens ou tangibles, ou immatériels, dessinent autour de la
Méditerranée des frontières successives, des auréoles. C’est de cent frontières

10.  F. Braudel, 1990, p. 31.


11.  Ibid., p. 203.
12.  Ibid., p. 201.
qu’il faut parler à la fois : celles-­ci à la mesure de la politique, ces autres de l’éco-
nomie et de la civilisation 13. »
Ces formulations demeurent très fascinantes, même si elles sont difficile-
ment formalisables (et même si dans l’œuvre de Braudel elles cohabitent avec
des orientations plus traditionnelles, comme, par exemple, dans le chapitre sur
le climat). Une conception semblable, marquée par une vision large, voire très
large, de la région méditerranéenne, ressort du travail de Peregrine Horden
et Nicolas Purcell, auteurs entre autres d’un livre influent qui embrasse l’his-
toire de la Méditerranée sur trois millénaires, de la préhistoire tardive jusqu’au
xxe siècle. L’angle de lecture choisi dans cette vaste fresque est celui des rela-
tions avec l’environnement, conçues de manière sophistiquée. Pour Horden et
Purcell 14, les deux ingrédients de base qui donnent une unité au monde médi-
terranéen, et en font un objet d’étude en soi sur la longue durée, sont, d’une
part, l’extrême fragmentation topographique et, de l’autre, la forte connectivité
entre microrégions. À  leurs yeux, la spécificité de l’espace méditerranéen est
d’être constituée par une infinité de micro-­milieux, très fragmentés et menacés
en permanence par les aléas climatiques et par des catastrophes naturelles. La
nécessité pour ces micro-­milieux de se protéger contre de telles menaces impose
des échanges entre eux, ce qui engendre un système permanent de production
et de distribution que ces deux auteurs désignent par le terme « connectivité ». 17
Pour les deux historiens anglais, comme pour Braudel, il n’existe pas de limite
linéaire de la Méditerranée, mais une pluralité de zones de transition dont il est

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difficile de saisir les limites.
Une vision « large » et assez floue de la Méditerranée a caractérisé le courant
d’études qui s’est développé au sein de l’anthropologie britannique depuis les
années 1950. De nombreux travaux comparatifs, dirigés par Julian Pitt-­Rivers
et John Peristiany durant plus de trente ans, ont mis l’accent sur des thèmes
unificateurs comme les valeurs sociales (honneur et honte, hospitalité, ami-
tié), la parenté et la famille, la relation des communautés locales avec les unités
sociales qui les englobent 15. Mais il s’agissait d’une forme de comparaison qui
n’aspirait pas à dessiner les traits d’une aire culturelle homogène. La création
d’une spécialité méditerranéenne en anthropologie avait surtout un but heuris-
tique : elle permettait d’échapper à l’enfermement dans des carcans nationaux
et à la césure entre l’Europe méridionale et le Moyen-­Orient. Les justifications
d’un cadre unitaire à l’échelle méditerranéenne ne faisaient pas l’objet d’analyses

13.  F. Braudel, 1990, p. 203‑204.


14.  P. Horden et N. Purcell, 2000.
15.  J. Pitt-­Rivers, 1963 ; J. G. Peristiany, 1965 ; 1968 ; 1976 ; 1989 ; J. G. Peristiany et J. Pitt-­Rivers,
1992.
approfondies (on mentionnait une homogénéité technologique, associée à une
diversité culturelle et ethnique, et à une longue histoire de relations). Les mono-
graphies ethno­graphiques qui fournissaient la matière première de la compa-
raison, étaient dispersées et souvent situées assez loin des rivages de la mer (par
exemple dans les steppes de l’Anatolie, dans une oasis du désert égyptien, ou
bien au Portugal). Les travaux successifs, qui ont perpétué la tradition médi-
terranéiste en anthropologie, ont généralement gardé cette orientation large et
indéterminée du cadre comparatif méditerranéen 16.
Dans la vision géopolitique, impulsée notamment par Yves Lacoste, le monde
méditerranéen est conçu comme l’ensemble des États qui entourent la mer, consi-
dérés dans leurs interrelations et dans leurs conflits, au-­delà des aspects étroi-
tement climatiques et géographiques. Ce monde prend le nom d’une étendue
maritime, mais se déploie très loin de ses rivages. De plus, en tant qu’ensemble
géopolitique, il intègre même les États du Moyen-­Orient qui, sans être rive-
rains, ont un impact déterminant sur les régions situées en bordure de la mer 17.
On le voit bien, la constitution d’un champ scientifique d’études
­méditerranéennes implique de reconnaître cette variabilité des perspectives et de
dessiner une Méditerranée à géométrie variable : une Méditerranée contre-­intuitive,
au-­delà de l’aire géographique prototypique de l’olivier ou d’une aire culturelle
18 associée à la présence de certains traits plus ou moins stéréotypés. Cela peut per-
mettre d’abandonner la conception de la Méditerranée en tant qu’identité, et de
prendre ainsi congé aussi bien des argumentations basées sur l’idée qu’il existe une
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seule « vraie » Méditerranée, dont on peut saisir les limites avec précision, que des
discussions sans fin pour déterminer si telle ou telle région, telle et telle ville
peuvent être considérées comme étant incontestablement « méditerranéennes »
à  l’aune de leur correspondance avec la représentation prototypique de la
Méditerranée – qu’elle soit de nature géographique, sociologique ou culturelle.
Il s’agit d’admettre que, du point de vue de la recherche, il n’y a pas de fron-
tières claires de la Méditerranée, mais que la région méditerranéenne s’estompe
en un enchevêtrement complexe, avec des recouvrements, des zones de transi-
tion, des dégradés. Surtout, il faut accepter l’idée qu’il y a plusieurs conceptions
scientifiques de la Méditerranée, selon les points de vue, les questions étudiées,
les disciplines. La focale analytique de la comparaison varie en fonction des
objectifs de la recherche. Il est ainsi envisageable de se limiter à un espace très
restreint, étroitement adjacent à la mer, ou bien de s’ouvrir à une Méditerranée
large, ou même à la Plus Grande Méditerranée chère à Braudel.

16.  Pour un regard d’ensemble et un bilan sur cette tradition de recherche, voir A. Blok, Ch. Brom-
berger et D. Albera, 2001 ; D. Albera et M. Tozy, 2005 ; P. Bonte, 2012.
17.  Y. Lacoste, 2006.
Soyons clairs : d’un point de vue scientifique la Méditerranée n’existe pas. Au
moins en tant que réalité donnée, en tant qu’espace préexistant qu’il s’agirait sim-
plement de décrire. Elle est inventée ou réinventée comme lieu d’appartenance
ou d’exclusion, à travers des récits qui créent une identité narrative, à même
d’être naturalisée. En tant qu’espace comparatif, la Méditerranée est au contraire
construite par les chercheurs, dans le but de faire avancer la connaissance. De ce
point de vue, l’espace régional méditerranéen peut être conçu comme un champ
épistémologique composite, qui permet de faire émerger certains phénomènes,
d’établir des similarités et des différences, d’identifier des circulations et des cou-
pures. Cependant, même dans cette version souple et feuilletée, la Méditerranée
ne peut prétendre à aucun monopole. D’autres cadres comparatifs, plus resser-
rés ou plus élargis (le cadre euro-­asiatique, par exemple), sont tout aussi à même
d’éclaircir d’autres aspects qui demeureraient peut-­être opaques dans un cadre
explicatif méditerranéen.

Conception du dictionnaire

Les considérations qui précèdent indiquent à la fois l’utilité potentielle d’un effort
de clarification et de mise en commun des connaissances comme celui que nous 19
tentons ici, et la difficulté extrême d’un exercice de ce type, qui constitue une sorte
de gageure intellectuelle. Pour nous orienter dans les eaux troubles des connais-

Introduction
sances sur la Méditerranée, nous avons opté pour une démarche distanciée et,
dans la mesure du possible, critique. À partir d’une approche pluridisciplinaire
et internationale, associant l’ensemble des disciplines des sciences humaines et
sociales, il s’est agi de tirer parti de l’évolution et des acquis de la recherche dans
les différents secteurs, de construire des passerelles entre des savoirs souvent par-
cellisés, de prendre la mesure des limites qui persistent encore aujourd’hui et de
saisir les défis intellectuels à venir 18.
Nous tentons, dans ce livre, de faire coexister et dialoguer les différentes
déclinaisons scientifiques de la Méditerranée. Dans le processus de sa fabrica-
tion, nous avons choisi de ne pas définir avec précision, en amont, les contours

18. L’idée de ce Dictionnaire de la Méditerranée est née au sein du réseau d’excellence européen


Ramses². Ce réseau international de recherche en sciences humaines et sociales a rassemblé trente
centres de recherche et universités du bassin méditerranéen entre 2006 et 2010. Il a été prolongé
par le partenariat Ramses. Le dictionnaire a permis de valoriser les connaissances produites dans ce
contexte et de profiter des compétences des chercheurs inscrits dans ce réseau. Ce travail a égale-
ment bénéficié de l’apport scientifique du LabexMed et de la dynamique impulsée par le projet de
création du Mucem. Ce musée, qui a ouvert depuis, illustre à bien des égards, à travers ses exposi-
tions, certaines questions abordées dans l’ouvrage.
de la Méditerranée en tant qu’espace régional. Les conceptions sont dans ce
cas trop disparates pour pouvoir aspirer à une uniformisation préliminaire, et
même pour espérer aboutir à un consensus général parmi tous les auteurs sol-
licités pour y collaborer. L’organisation du livre ne découle pas d’une quel-
conque « illustration » de ce que ce serait la Méditerranée, mais l’appréhension
de cette dernière constitue la résultante, toujours partielle, d’une multi­
plicité de perspectives.
Ce dictionnaire a vocation à être un outil de travail et un support pour la
réflexion. Il est destiné aussi bien aux étudiants et aux chercheurs qu’à l’ensemble
des acteurs culturels, économiques et politiques, ainsi qu’aux publics cultivés
mais non spécialisés, sensibles à la complexité de l’espace méditerranéen. Il nous
semble important de fournir aux lecteurs des clés de lecture d’un contexte qui
a une forte prégnance géopolitique et est traversé par quelques-­unes des princi-
pales tensions qui marquent notre temps.
Le dispositif « dictionnaire » pourrait d’emblée paraître peu adapté au carac-
tère hétéroclite et disparate des connaissances concernant la Méditerranée.
Cela serait sans doute vrai si l’on cultivait des ambitions de systématisation des
savoirs et de formalisation à travers des définitions univoques. Ce n’est pas, évi-
demment, le but que nous recherchons. Dans notre cas, la structuration sous la
20 forme d’un dictionnaire présente l’avantage de conjuguer de nombreux champs
disciplinaires, des échelles de temps et d’espaces, des sensibilités, des regards et
des traditions. Ce dictionnaire n’a aucune visée encyclopédique et ne prétend
Introduction

pas à l’exhaustivité. Une exploration de la Méditerranée pourrait sans doute se


prêter à une accumulation sans fin de notices : les personnages, les dates, les
lieux, les sociétés et les institutions ne manquent certes pas au fil de son histoire
millénaire ! Un tel assemblage risquerait cependant de produire un conglomé-
rat démesuré et difficilement maniable. En tout état de cause, nous avons opté
pour un nombre plus resserré d’entrées qui devraient permettre au lecteur d’ap-
précier l’état des connaissances concernant une série d’aspects qui nous semblent
essentiels, à la lumière des recherches et des débats les plus récents. Avant d’être
disposées par ordre alphabétique, les entrées ont fait l’objet d’un travail de repé-
rage, de sélection et d’organisation à partir d’une grille problématique articulée
en cinq grands axes.
Le premier axe concerne les savoirs. Une série de notices déplie de nombreuses
strates de connaissances accumulées sur la Méditerranée à partir du xixe siècle,
remonte des généalogies scientifiques et dresse un état de l’art des acquis et des
questionnements du champ d’études méditerranéennes dans différentes disci-
plines (anthropologie sociale et culturelle, anthropologie biologique, géogra-
phie, histoire, préhistoire). D’autres notices suivent en revanche la constitution
de certains savoirs qui ont eu, dans leur développement, une forte présence dans
l’espace méditerranéen (alchimie, astronomie, cartographie, mathématiques,
médecine, pharmacopée).
Le deuxième axe, qui regroupe un nombre plus important de notices, fixe
l’attention sur les territoires, examinés de plusieurs points de vue. Certains textes
concernent les milieux, observés dans leurs variétés et leurs articulations, et égale-
ment sous l’angle des modifications contemporaines et des risques de conservation
qu’ils encourent dans certains cas. D’autres se penchent sur une série d’activités
économiques, en liaison plus ou moins directe avec l’utilisation des ressources
naturelles, dans le domaine aussi bien maritime que terrestre.
Le troisième axe s’intéresse à plusieurs thématiques relevant de l’histoire sociale
et politique. Il s’agit d’une histoire marquée par des conflits récurrents, comme
le rappellent certaines entrées – de « croisades » à « nettoyage ethnique » – ainsi
que les notices consacrées à quelques batailles, qui ont été choisies, parmi les
innombrables combats qui se sont succédé en Méditerranée, pour leur valeur
de tournant historique. Mais l’histoire de la Méditerranée a également été mar-
quée par des échanges, des circulations, des brassages, qui font l’objet d’autres
textes. Toujours dans cet axe se situent celles consacrées aux structures politiques,
aux affiliations religieuses, aux formes de domination et de résistance, jusqu’aux
questionnements posés par les turbulences vécues ces dernières années par plu-
sieurs sociétés du Maghreb et du Machrek. 21
Un quatrième axe convoque un ensemble de figures. Il s’agit dans certains cas de
savants qui ont donné une impulsion particulière au développement d’une pers-

Introduction
pective méditerranéenne en anthropologie, en géographie ou en histoire. L’objectif
n’était pas de fournir une biographie complète, mais de mettre en lumière l’ap-
port à l’étude de la Méditerranée. Dans d’autres cas, il s’agit d’écrivains qui ont
contribué à la définition de la Méditerranée comme entité collective, comme
mythe ou comme identité narrative. Enfin, d’autres notices sont consacrées
à des figures historiques ou mythologiques, considérées comme emblématiques.
Un cinquième axe porte sur les pratiques culturelles, conçues dans une pers-
pective large. Est ici explorée la culture au quotidien, cernée dans ses formes
régulières, répétées, qui présentent un « air de famille » par-­delà les rives. Elles
concernent le corps, l’habillement, les jeux, les fêtes, les sports, mais aussi des
manifestations artistiques variées, populaires ou savantes (musique, peinture,
mosaïque, architecture, poésie). Dans tous ces cas, l’ancrage avéré de ces pra-
tiques dans l’espace méditerranéen ne signifie pas qu’elles soient empreintes
d’une quelconque « méditerranéité ». À y regarder de près, on se rend compte
que le jeu des circulations et des transferts dépasse souvent cet espace, même
si certaines de ces pratiques ont pu être chargées d’une valeur identitaire médi­
terranéenne sur le plan émique. Plusieurs notices s’efforcent ainsi de dénouer
certains stéréotypes enracinés dans le sens commun.
Ce sont toutes ces facettes décrites, analysées et racontées dans cet ouvrage
qui donnent forme à un ensemble complexe fait de filiations communes et de
fractures réitérées, d’une trame de similitudes traversée par des différences et des
oppositions : ce que l’on peut appeler provisoirement « la Méditerranée ». On
l’aura compris, il s’agit ainsi d’interroger les visions de cet espace régional et les
tensions contradictoires qui le parcourent : entre uniformisation et fragmenta-
tion, entre échange et enfermement.

Regards comparatifs

La préparation du dictionnaire s’est appuyée sur une démarche collective et


a profité du soutien indispensable d’un comité éditorial. Chaque texte a fait
l’objet d’expertises croisées, qui ont parfois impliqué de longs allers et retours
avec les auteurs. La progression du travail s’est accompagnée d’une montée en
généralité. Au fur et à mesure que nous avancions, nous avons ressenti l’exi-
gence de nous orienter vers un nombre plus restreint d’entrées, dotées de pers-
pectives plus amples. Nous sommes ainsi allés de plus en plus vers la forme d’un
dictionnaire « raisonné », en abandonnant plusieurs notices initialement pré-
22 vues et en en fusionnant d’autres. Dans l’effort de couvrir la matière sinon de
manière ­complète, au moins de manière systématique et organisée, il s’est agi
de répondre à des impératifs difficilement conciliables : d’une part, une couver-
Introduction

ture large, évitant autant que possible les vides ; de l’autre, une orientation syn-
thétique échappant aux redondances.
L’architecture d’ensemble qui innerve tout l’ouvrage vise à impulser la compa­
raison. Sans imposer une idée préconfectionnée de la Méditerranée, y compris
dans son extension géographique, nous avons demandé aux auteurs de couvrir
le thème qui leur était assigné de la manière le plus large possible. La tâche était
ardue, car il s’agissait de franchir les limites disciplinaires, chronologiques, spa-
tiales, qui renferment souvent la recherche. Au fil des années nous nous sommes
rendu compte combien ce travail était exigeant. Nous avons demandé un effort
considérable, de synthèse et d’ouverture, aux auteurs, et nous leur sommes rede-
vables du travail difficile qu’ils ont accompli.
Le projet de faire dialoguer les traditions disciplinaires, et de veiller à une
démarche comparative dans la charte éditoriale, a été confronté à plusieurs
écueils. Nous avons constaté dans quelques cas une frilosité à déborder des
strictes compétences disciplinaires, à renoncer au cabotage dans les eaux ter-
ritoriales d’une compétence spécialisée, pour s’aventurer plus au large, dans
des domaines moins familiers et sécurisés de la comparaison. À cela fait pen-
dant  la relative rareté d’auteurs dotés d’un regard synoptique permettant
d’aborder la dimension méditerranéenne dans sa diversité à l’intérieur d’une
même discipline tout autant que dans une perspective pluridisciplinaire. Un
autre obstacle important a été l’inégale répartition des ressources humaines et
scientifiques entre le Nord et le Sud. Nous avons pu faire l’expérience des
limites du comparatisme entre espaces et temporalités. Au-­delà de l’intention
affichée, il était souvent difficile de trouver des auteurs associant polyvalence
et spécialisation et pouvant aborder avec la même précision des époques et
des lieux différents. Abandonner des notices consacrées à  des cités médi­
terranéennes ou raccourcir drastiquement la liste des personnages embléma-
tiques, accepter des déséquilibres au sein d’une même notice ou en faire à plusieurs
mains sont les solutions que nous avons privilégiées, quitte à susciter parfois
une critique justifiée. Nos efforts pour éviter à la fois les oublis et les redon-
dances n’ont sûrement pas donné tous les résultats espérés. Certaines entrées
ont été impossibles à écrire, d’autres manquent à la suite des défections des
auteurs sollicités. Mais si elle veut paraître un jour, une entreprise de longue
haleine comme la nôtre doit se résigner à être, en quelque mesure, ­incomplète.
Ce questionnement aura un prolongement sous la forme d’un dictionnaire
électronique collaboratif ouvert aux communautés de chercheurs. Cet outil
devrait permettre de compléter et d’enrichir les résultats du travail que nous
présentons ici 19. 23

Le dictionnaire constitue dans son ensemble une invitation au voyage en

Introduction
Méditerranée : une Méditerranée particulière, saisie à travers le prisme des sciences
humaines et sociales. C’est un portulan, un insulaire, qui permet de circuler dans
la somme des savoirs accumulés sur cet espace. Le lecteur pourra y trouver le des-
sin de paysages épistémologiques variés, parfois inattendus ; il pourra constater
la pluralité des vues et des horizons, approfondir ses connaissances sur certains
points, peut-­être s’étonner d’autres aspects. La forme dictionnaire, non hiérar-
chisée, lui permettra d’organiser le voyage de manière personnelle, en suivant le
fil de ses intérêts. Nous lui souhaitons bon vent !

Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy

19. La publication numérique collaborative [DicoMed : http://dicomed.mmsh.univ-­aix.fr] s’ins-


crit dans le cadre de la Cité numérique de la Méditerranée, conçue et coordonnée par Abdelmajid
Arrif. Le dictionnaire offrira ainsi au public une version évolutive qui s’enrichira de nouvelles notices
et de ressources numériques multimédias.
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25

Introduction
Ouvrage publié avec le soutien de la Direction générale de la Recherche de la Commission
européenne, dans le cadre du réseau d’excellence RAMSES² financé par le 6e Programme
Cadre (numéro de contrat CIT3-­CT-­2005‑513366).
Cet ouvrage relève de la seule responsabilité de l’éditeur et ses auteurs ; la Commission
européenne ne peut pas être tenue pour responsable de son contenu ni de son utilisation.

Ouvrage publié avec le concours de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme


(Aix Marseille Univ, CNRS, MMSH, Aix-­en-­Provence, France).

Ouvrage réalisé avec l’aide financière de la Fondation Anna Lindh.


Les informations qu’il contient sont de l’entière responsabilité des auteurs et ne peuvent en
aucun cas être considérées comme étant le reflet de la position de la Fondation Anna Lindh.

La Fondation du Roi Abdul-­Aziz (Casablanca) a fait partie des institutions parte-


naires du projet du Dictionnaire de la Méditerranée et s’est chargée de la traduction et
de l’édition en arabe.

L’ouvrage, publié avec le concours du laboratoire d’excellence LabexMed – Les sciences


humaines et sociales au cœur de l’interdisciplinarité pour la Méditerranée portant la réfé-
rence 10-­LABX-­0090, a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de
la recherche au titre du projet Investissements d’Avenir A*MIDEX portant la référence
n° ANR-­11-­IDEX-­0001‑02.

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