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Chapitre 4 Comprendre le système monétaire Objectifs d’apprentissage

• Utiliser la comptabilité à partie double pour l’analyse économique


Mise en perspective
• Comprendre le rôle des institutions bancaires dans la création monétaire
Dans un système monétaire moderne, l’autorité politique décide d’une unité de compte, l’émet • Comprendre les mécanismes de la compensation interbancaire le rôle de la Banque
par la dépense, et garantit son acceptabilité dans l’échange par l’impôt (taxes drive money). Centrale
Pourtant, le système monétaire moderne est de plus en plus complexe et ne se limite pas à la • Appréhender les formes de contestation monétaire
seule devise émise par l’Etat.
Ces agrégats monétaires — qui remplissent donc d’instrument d’échange et de réserve de valeur
— sont tous libellés en unité de compte (l’euro), et sont classés en fonction de leur liquidité : 1. La monnaie et le système de paiement
c’est-à-dire de la rapidité avec laquelle ils peuvent être convertis en pièces et billets :
M0 : Billets, pièces, comptes bancaires détenus par les banques commerciales à la Banque 1.1. La monnaie moderne : une dette… bancaire
Centrale
M1 : M0 + dépôts à vue gérés par des institutions financières dans la zone euro Pour comprendre ce qu’est la monnaie moderne, prenons un cas concret. Vous êtes très
M2 : M1 + dépôts à terme à maturité égale ou inférieure à deux ans, et dépôts remboursables probablement titulaire d’un compte bancaire, et sur ce compte figure un dépôt, dont la valeur
avec préavis d’une durée inférieure ou égale à trois mois fait partie de vos actifs. Mais dans le bilan de votre banque, ce dépôt n’est pas un actif, mais un
M3 : M2 + conventions de rachats (repos), parts de fonds monétaires, et titres de dettes à « passif éventuel », c’est-à-dire une « obligation potentielle » : à tout moment, vous pouvez en
maturité inférieure ou égale à deux ans. exiger le paiement (c’est-à-dire la conversion du dépôt en devise). Cette conversion peut être
Comme le montre le tableau ci-dessous, ces agrégats monétaires sont en forte croissance dans exigible immédiatement (dans le cas des dépôts à vue) ou après une période déterminée (dans
la zone euro : M3 (en vert), M2 (en orange) et M1 (en bleu). le cas de dépôts à terme ou de compte d’épargne, dont les contrats font souvent figurer avec
une pénalité de retrait anticipé). Un dépôt bancaire est ainsi une reconnaissance de dette
Les agrégats monétaires dans la zone euro (millions d’euros)1980-2020 apparaissant simultanément au passif du bilan de la banque, et à l’actif du bilan de son détenteur.
Ceci apparaît clairement dans les bilans simplifiés ci-dessous (tableau 1)1 :

Tableau 1 Bilans simplifiés d’une banque et de son client

Banque commerciale Client


Actif Passif Actif Passif
Prêts Dépôts Capital tangible Prêts
Réserves Titres financiers
Monnaie Richesse Dépôts Richesse
fiduciaire (pièces, nette Monnaie fiduciaire nette
billets) (pièces, billets)

Les bilans des secteurs bancaires modernes font apparaître des milliers de milliards d’euros en
dépôts bancaires à leur passif. Selon la Banque Centrale Européenne, la valeur des dépôts à
vue, apparaissant au passif des banques (et à l’actif de leurs déposants) s’établissait à
Source : Banque Centrale Européenne (https://sdw.ecb.europa.eu/)
8000 milliards d’euros en 20192. Dans les économies modernes, l’essentiel des actifs
monétaires détenus par les agents économiques prend donc la forme de dépôts bancaires. La
Pourtant, à l’exception de la base monétaire (M0), l’essentiel de la monnaie circulant dans les monnaie de crédit est constituée de l’ensemble des soldes créditeurs des comptes à vue gérés
économies n’est pas créé par l’État ou les Banques Centrales comme on le croit souvent, mais par les institutions financières monétaires. Il s’agit d’une monnaie scripturale, en ce qu’elle
par les banques commerciales. C’est donc sur le pouvoir bancaire de création monétaire (et sur correspond à une écriture sur des comptes bancaires.
les contestations qui en découlent) que nous allons nous pencher dans ce chapitre.

1
Puisqu’un bilan, par définition, s’équilibre, l’égalité suivante est toujours vérifiée : Actif = Passif + Richesse
Nette. La Richesse Nette (RN) est donc une variable résiduelle apparaissant au passif et permettant de préserver
l’équilibre comptable.
2
Les données les plus récentes sont disponibles sur le site internet de l’entrepôt statistique de la Banque Centrale
Européenne : https://sdw.ecb.europa.eu/
Mais puisque ces dépôts apparaissent simultanément au passif des bilans bancaires, la monnaie par le système bancaire est identique, je n’hésite pas à le dire pour bien faire comprendre ce
de crédit utilisée dans les échanges est donc une reconnaissance de dette bancaire ! qui est réellement en cause, à la création de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement
condamnée par la loi. Concrètement elle aboutit aux mêmes résultats. La seule différence est
1.2. La création des dépôts bancaires que ceux qui en profitent sont différents. »… L’encadré 1 décrit certaines controverses récentes
autour de ce pouvoir de création monétaire bancaire.
Pour comprendre le processus de création des dépôts bancaires (c’est-à-dire la création de
monnaie de crédit), nous devons analyser le métier bancaire. La plupart des non-initiés — et Encadré 1 Le débat autour de la « monnaie pleine »
même certains économistes confirmés — pensent à tort lorsqu’une banque accorde un prêt, elle D’aucuns proposent que toute la masse monétaire soit contrôlée par les Banques centrales. En 2018, une votation
doit au préalable avoir obtenu les fonds nécessaires auprès de ses déposants. Mais une telle en Suisse (rejetée par 75 % des voix) proposait ainsi que la création monétaire soit désormais du seul ressort de la
explication est incohérente car, comme vous venons de le démontrer, ces dépôts apparaissent Banque centrale suisse, privant ainsi les banques commerciales de leur pouvoir de création monétaire. Appelée
Vollgeld (monnaie pleine), cette initiative revenait de facto à transformer les banques commerciales en simples
au passif des bilans bancaires : on ne peut pas prêter sa propre dette ! En réalité, lorsqu’une intermédiaires, qui ne pourraient accorder de crédits que si la Banque centrale acceptait de fournir en contrepartie
banque accorde un crédit, elle crée automatiquement un nouveau dépôt dans le compte bancaire la même somme en monnaie Banque centrale. Selon les promoteurs de cette initiative, la monnaie créée servirait
de l’emprunteur, dont la contrepartie comptable est un prêt comptabilisé à l’actif du bilan alors à financer les projets de l’économie réelle et non la spéculation.
bancaire. La vision répandue mais erronée du banquier comme un « prêteur d’argent » ne résiste Mais l’idée est ancienne, sous des formes diverses. I. Fisher proposait déjà en 1935 une appelée 100 % monnaie,
donc pas à l’analyse des bilans bancaires. qui consistait à imposer aux banques commerciales de détenir 100 % de leurs dépôts à vue sous forme de réserves
auprès de la Banque centrale, ce qui revenait à transférer la création monétaire depuis les banques privées vers les
Examinons ceci en détail. Supposons par exemple que votre entreprise négocie l’ouverture Banques centrales. D’où la fin du lien entre monnaie et crédit, et la possibilité de contrôler directement la quantité
d’une ligne de crédit de 100 k euros auprès de sa banque (que nous appellerons la banque A) de monnaie mise en circulation dans l’économie. Pour séparer ensuite complètement l’activité de crédit de celle
pour acquérir des matériaux nécessaires à la production. Cette décision entraîne quatre de création monétaire, le projet prévoyait encore de remodeler le système bancaire en séparant d’une part les
nouvelles écritures comptables : un nouveau dépôt s’inscrit simultanément à l’actif du bilan de banques de dépôt/paiement et de l’autre les banques de crédit/épargne, le rôle de ces dernières se limitant à la seule
votre entreprise et au passif du bilan de votre banque. intermédiation financière, c’est-à-dire qu’elles prêteraient aux uns uniquement l’argent épargné par les autres (à
sommes égales sans effet multiplicateur).
En contrepartie de ce nouveau dépôt, comme le montre le tableau 2, un nouveau prêt apparaît à Dans tous les cas, ces initiatives semblent négliger plusieurs points. Tout d’abord, il est loin d’être évident qu’une
l’actif du bilan bancaire et au passif de votre entreprise : Banque centrale soit en mesure de connaître précisément le montant de crédits indispensable à une économie qui
fonctionne de manière décentralisée. De plus, il n’est pas évident que la spéculation financière s’arrêterait pour
Tableau 2 Octroi d’un prêt bancaire à une entreprise autant ou que les crédits accordés le seraient à bon escient, dans la mesure où il faudrait connaître les motivations
du décideur à la Banque centrale. Quant à la notion d’intérêt général, elle reste subordonnée, en démocratie tout
du moins, à une forme de décision majoritaire qui serait difficilement compatible avec l’énorme pouvoir accordé
Banque commerciale A Entreprise à la Banque centrale. Au reste, une décision collégiale dans une union monétaire large comme la zone euro ne
Actif Passif Actif Passif risquerait-elle pas d’être longue et fastidieuse ? En dernier ressort, il existe le risque qu’en mettant entièrement la
Prêt = 100 euros Dépôt = Dépôts = 100 euros Prêt = création monétaire sous l’égide de la Banque centrale, ce soit alors les marchés de titres qui deviennent le lieu de
100 euros 100 euros la spéculation.

Remarquons que, dans un système monétaire moderne, la banque A n’a eu besoin de détenir 1.3. Les limites du pouvoir bancaire de création monétaire
aucun dépôt ni aucune monnaie préalable dans ses coffres pour créer ce prêt3. La croyance
populaire selon laquelle « les banques prêtent l’argent de leurs déposants » est tout simplement Il convient pourtant de noter que, si le pouvoir de création monétaire des banques privées est
fausse ! En émettant un prêt, la banque ne prête pas un de ses actifs : elle crée un nouveau passif effectivement illimité ; dans la pratique, il est contraint par plusieurs facteurs. Le premier
monétaire (le dépôt bancaire) qui lui permet d’acquérir simultanément le passif de l’emprunteur facteur limitant est bien évidemment la capacité de l’emprunteur à rembourser son crédit : si
(le prêt). votre entreprise fait défaut sur son prêt, ceci diminuera la valeur des actifs de la banque, ainsi
Les banques émettent donc de la monnaie de crédit à chaque fois qu’elles consentent des prêts. que ses flux de revenus, et diminuera à terme sa richesse nette.
Autrefois, les banques privées pouvaient d’ailleurs émettre leurs propres billets (aujourd’hui Une création monétaire incontrôlée (c’est-à-dire un endettement excessif) peut donc fragiliser
seule la Banque Centrale y est autorisée). L’émission de dépôts bancaires confère donc aux les bilans bancaires et menacer la solidité du système monétaire sur lequel repose l’économie.
banques un pouvoir de création monétaire. C’est ainsi pour maintenir la résilience du système financier que les réglementations
Ce mécanisme fait dire à certains que les banques ont privatisé la création monétaire. De là, les prudentielles internationales (comme les accords de Bâle III) encadrent aujourd’hui, dans une
uns en déduisent une perte de souveraineté, les autres la cause première de l’instabilité certaine mesure, les activités de création monétaire.
monétaire et financière. Le prix « Nobel » d’économie Maurice Allais (1911-2010) affirmait
même, non sans provocation, que « dans son essence, la création monétaire ex nihilo actuelle

3
Ceci n’a pas toujours été le cas. Par exemple le Bank Charter Act britannique de 1844, très influencé par David
Ricardo, limitait les émissions de monnaie par les banques étaient limitées par leurs avoirs en or. Ce système, à
l’origine de nombreuses crises bancaires (en 1846, 1857 et 1866) fut régulièrement suspendu jusqu’à la Première
Guerre mondiale. Pour une discussion plus détaillée, voir Makoto Itoh et Costas Lapavitsas (1999, p.4-24),
Political Economy of Money and Finance (non traduit).
Mais quel actif la banque A pourrait-elle transmettre à la banque B ? L’or ou les métaux
Par ailleurs, toute monnaie de crédit est détruite avec le remboursement dudit crédit. Comme le précieux ne sont pas disponibles en quantité suffisante pour assurer ces transactions
montrent les bilans simplifiés ci-dessous (tableau 3), quatre écritures comptables disparaissent quotidiennes. Une autre possibilité pour la banque A serait d’émettre une reconnaissance de
lorsque votre entreprise rembourse son crédit. dette, par exemple un billet de banque privée, marqué à son effigie, et gagé sur un métal
précieux. Comme le montre l’encadré 3, un tel système était d’ailleurs en vigueur avant
Tableau 3 Destruction de monnaie bancaire l’établissement des banques centrales : les banques privées émettaient alors leurs propres
billets. Ce système était marqué par des crises financières à répétition puisque toute suspicion
Banque commerciale A Entreprise quant à la capacité d’une banque à tenir ses engagements pouvait menacer la stabilité du
Actif Passif Actif Passif système de paiement.
Prêt = 100 euros Dépôt = Dépôts = 100 euros Prêt =
100 euros 100 euros Encadré 2 Les déboires du free banking américain
Durant la période entre 1837 et 1863, les États-Unis firent l’expérience désastreuse d’un système monétaire basé
sur la banque libre (free banking). À cette époque les banques (et aussi des compagnies d’assurance et des
compagnies ferroviaires !) émettaient ainsi leurs propres billets, gagés sur ses réserves en or et d’argent. Le taux
de change entre ces billets émis par ces agents privés fluctuait en fonction de la réputation de l’émetteur.
Nous comprenons maintenant le « mystère » de la création monétaire : à l’origine de chaque Pour comprendre pourquoi ce système était inefficace, prenons l’exemple suivant. Imaginons qu’un déposant
dépôt bancaire circulant dans l’économie, on peut trouver un crédit (c’est-à-dire une dette), souhaite transférer des fonds la banque A vers la banque B. La banque A (de la côte ouest) aurait proposé à la
généralement émise par le secteur bancaire. banque B (de la côte est) de lui transmettre un montant équivalent de « billets de banque A » en contrepartie du
Cette observation permet de poser un regard nouveau sur le fonctionnement de l’économie. dépôt (c’est-à-dire du passif) qu’elle transmettait à la banque B. Mais la banque B aurait probablement refusé la
transaction si elle jugeait la banque A insuffisamment crédible (par exemple si elle considérait que le taux de
Prenons un exemple. Vous avez travaillé l’été dernier dans un camping sur la côte landaise, et change de ces billets était trop élevé au vu de ses réserves en or). La raison est simple : si la banque A venait à
votre employeur vous a versé un salaire prélevé sur son chiffre d’affaires. Ce chiffre d’affaires faire faillite, ses billets n’auraient plus aucune valeur, et la banque B perdrait alors une partie de son actif et de sa
provient d’un virement bancaire effectué à partir du compte des clients du camping (par richesse nette.
exemple des touristes hollandais). Pour venir en vacances en France, ces touristes ont vendu À cette époque, les banques de l’Est des États-Unis rejetaient fréquemment les billets émis par les banques de la
une voiture, qui a été achetée à crédit par un consommateur italien. frontière ouest, qu’elles considéraient comme peu fiables ! Et les crises bancaires étaient endémiques, car aucun
dispositif ne garantissait la valeur nominale des passifs bancaires. Les banques transmettaient donc le risque de
Le paiement de votre salaire nécessite donc l’émission (par l’emprunt italien), puis la défaut à leurs clients, par des taux d’intérêt élevés sur les emprunts. Et de nombreux déposants individuels ont par
circulation (par l’achat de la voiture puis du séjour au camping), de monnaie de crédit. Puis, ailleurs connu la ruine lorsque leur banque venait à faire faillite. Il fallut attendre 1913 et la création de la Réserve
vous utilisez ce salaire pour rembourser les échéances de votre prêt étudiant. De la monnaie de fédérale pour mettre fin à l’instabilité du système de paiement américain. Cet exemple historique fait apparaître
crédit est alors détruite. Le crédit bancaire est donc vital car il permet un afflux de monnaie l’avancée qu’a constitué la création des Banques Centrales, qui fluidifient et sécurisent les échanges en donnant
dans l’économie. Cette monnaie circule, en contrepartie de la production et de la consommation accès à l’unité de compte pour les transactions interbancaires.
Source : Peacock (2016)
de biens et services divers, et enfin reflue lorsqu’un prêt est remboursé. Dans les années 1970
et 1980, certains économistes appelés « circuitistes » (notamment l’italien Augusto Graziani
(1933-2014) ont longuement analysé ce phénomène. Pour résoudre le problème de la liquidité bancaire, les sociétés humaines ont donc inventé un
actif spécial : la monnaie de réserve. Cette monnaie est émise par une institution spéciale : la
Banque Centrale, et garantit ainsi à l’ensemble des banques un accès continu à la liquidité.
1.4. Le système de paiement dans un système monétaire moderne
De nos jours, la majeure partie des réserves bancaires prend ainsi la forme de dépôts à vue à la
Banque Centrale. Ces dépôts sont comptabilisés à l’actif des banques, et au passif de la Banque
Contrairement à l’Etat, les banques ne peuvent pas prélever d’impôt (du moins à l’heure où ces
Centrale. Les banques ne prêtent pas les réserves au public et n’en ont pas besoin pour accorder
lignes sont écrites…). Comment donc une « simple » reconnaissance de dette bancaire peut-elle
des prêts ; cependant elles les utilisent quotidiennement dans le cadre des transactions
jouir de suffisamment de confiance du public pour être utilisée universellement dans des
interbancaires4.
transactions économiques ? Répondre à cette question nécessite d’analyser le fonctionnement
du système de paiement. 4
Dans l’imaginaire collectif, les réserves bancaires sont constituées des pièces et des billets que les déposants
Imaginons que vous financiez un projet d’entreprise par l’obtention d’un prêt bancaire auprès
confient aux banques. Ceci est correct, mais aujourd’hui, la part des pièces et des billets dans les actifs bancaires
de la banque A. De nouveaux dépôts apparaissent donc l’actif de votre bilan. Mais il est peu est très faible : en janvier 2020, les banques européennes détenaient 35 000 milliards d’actifs dont seulement 1 230
probable que vous ayez pris la décision d’emprunter pour laisser cette somme en repos sur un milliards en cash (Banque Centrale Européenne). La raison pour laquelle les banques minimisent le montant de
compte bancaire (puisque vous allez devoir payer des intérêts sur le prêt !). Vous allez donc, leurs actifs détenus sous forme de monnaie scripturale (pièce et billets) et que ces actifs induisent un coût
par exemple, recruter un employé, qui fournira un travail, en échange d’un salaire, qui lui sera d’opportunité, puisque la monnaie scripturale ne rapporte pas d’intérêt. Les banques préfèrent donc détenir leurs
actifs sous forme de portefeuilles de prêts (car leurs emprunteurs paient des intérêts sur ces prêts). Notons
réglé par virement bancaire.
qu’aujourd’hui, le volume de monnaie fiduciaire en circulation est largement insuffisant pour couvrir le volume
Imaginons que votre employé est titulaire d’un compte dans une autre banque (la banque B). des transactions bancaires. Dans la zone euro, en 2019, la monnaie fiduciaire (les pièces et les billets) représentait
Pourquoi la banque B accepterait-elle ce virement par lequel elle prendrait à son bilan le passif 1200 milliards d’euros –un montant très inférieur à celui des dépôts bancaires en circulation (environ 15 000
(c’est-à-dire la dette) de la banque A ? Du point de vue de la banque B, cette transaction ne peut milliards d’euros). Notons aussi qu’il est très difficile pour une banque d’obtenir des pièces et des billets auprès
être acceptable que si la banque A lui transmet, simultanément à ce passif, simultanément un de ses déposants. Quasiment plus personne ne dépose d’espèces à la banque de nos jours. Lorsque nous nous
rendons dans une agence bancaire ou dans un distributeur c’est généralement plutôt pour y retirer des espèces.
actif sûr, liquide et de valeur équivalente.
Examinons ainsi le détail d’une telle transaction, telle qu’elle se pratique quotidiennement dans Tableau 4.3 Comprendre la compensation interbancaire
le système monétaire moderne. Imaginons que votre entreprise paye son salarié en effectuant
un virement de 100 euros vers son compte domicilié à la banque B. Au passif de la banque B Banque commerciale A Banque Centrale
figure donc désormais un nouveau dépôt de 100 ; équilibré par un nouvel actif en monnaie de Actif Passif Actif Passif
réserve que lui transmet simultanément la banque A (la banque de votre entreprise) : Réserves bancaires : Dette Banque Prêt de réserve Réserves bancaires :
100 Centrale : 100 banque A : 100 100
Tableau 4.1 Comprendre la compensation interbancaire

Banque commerciale A Banque commerciale B


Actif Passif Actif Passif Grâce à cet emprunt à la Banque Centrale, la banque A dispose maintenant des réserves
Dépôt : -100 Créance en Dépôt : 100 nécessaires à l’acquittement de sa dette vis-à-vis de la banque B. Les bilans de deux banques
Réserves dues à réserve se modifient comme suit :
banque B : + 100 bancaire A:
100 Tableau 4.4 Comprendre la compensation interbancaire

Banque commerciale A Banque Commerciale B


Généralement ce transfert de réserves de la banque A vers la banque B s’effectue par un simple Actif Passif Actif Passif
jeu d’écriture dans le bilan de la Banque Centrale qui débite alors de 100 le compte de réserve Réserves : -100 Réserves dues à la Créance en
de la banque A et crédite de 100 le compte de la banque B. L’impact de la transaction sur le banque B : - 100 réserve banque
bilan de la Banque Centrale est le suivant : A : - 100
Réserves : +100
Tableau 4.2 Comprendre la compensation interbancaire

Banque Centrale La position finale du bilan de la banque A s’établit comme suit :


Actif Passif
Réserves Tableau 4.5 Comprendre la compensation interbancaire
bancaires A : -100
Réserves Banque commerciale A
bancaires A: Actif Passif
+100 Dette Banque
Centrale : 100

Mais que se passe-t-il si la banque A ne dispose pas du montant de réserve requis ? Elle peut Richesse nette : -
les obtenir en vendant un actif financier sur le marché interbancaire. Par exemple elle peut 100
échanger un bon du Trésor contre de la monnaie de réserve. Elle peut également les emprunter
des réserves auprès d’autres banques (nationales ou étrangères) sur l’interbank overnight
market. En dernier ressort, elle peut emprunter ces réserves à la Banque Centrale, qui les émet À court terme, la richesse nette de la banque A est négatif, car elle a emprunté à la Banque
à volonté. Dans ce cas, les bilans bancaires se modifient comme suit : Centrale. Mais la transaction demeure rentable pour la banque A tant que les intérêts qu’elle
perçoit sur le prêt accordé sont supérieurs aux intérêts qu’elle doit verser à la Banque Centrale5.
La position finale des bilans de la banque B et de la Banque Centrale s’établit comme suit :

5
On comprend alors pourquoi le taux directeur facturé par la Banque Centrale en contrepartie des émissions de
réserve est si souvent commenté et analysé dans la presse financière. Par exemple, une augmentation de ce taux
peut amener les banques à accroître le taux qu’elles facturent à leurs emprunteurs, ce qui diminue la demande de
crédit, l’émission de monnaie de crédit, et donc les dépenses (et les revenus) circulant dans l’économie.
Tableau 4.6 Comprendre la compensation interbancaire c’est-à-dire dette émise par l’État (pièces et billets). Cette convertibilité est garantie par la
Banque Centrale.
Banque commerciale B Banque Centrale
Actif Passif Actif Passif
Réserves : Dépôt salarié Créance en Réserves : 1.6. La hiérarchie pyramidale des paiements
+100 entreprise : + 100 réserve banque +100
A : + 100 Nous sommes désormais en mesure de décrire le fonctionnement global du système monétaire
moderne. D’un point de vue comptable, ce système monétaire est basé sur la transmission de
diverses catégories de passifs émises par des tiers et utilisées comme moyens de paiement par
Bien entendu, aucune des transactions présentées ci-dessus n’implique d’échange physique de les agents économiques qui les accumulent comme actifs. Son fonctionnement peut être décrit
monnaie– tout se fait par un jeu d’écriture comptable, aujourd’hui piloté électroniquement par comme suit :
des lignes de code informatique.
1. L’État émet un passif correspondant à une émission de devises (pièces, billets, monnaie
1.5. Quelques remarques sur le système monétaire moderne de réserve). Il accepte ces devises en paiement des impôts, de taxes et d’amendes qu’il
impose au secteur privé.
Nous pouvons faire trois remarques à la suite de cette analyse : 2. Le secteur privé émet un passif correspondant à une création de dépôts bancaires. Il
accepte ces dépôts bancaires pour le paiement des dettes qui lui sont dues.
Premièrement, en aucun cas la quantité initiale de réserves dans le système bancaire ne peut
limiter le pouvoir de création monétaire des banques (ni les possibilités de compensation
Le principe fondamental permettant au système de fonctionner est très simple : tout émetteur
interbancaire). Certes, la Banque Centrale a le monopole de l’émission de monnaie de réserve, de dette doit s’engager simultanément à accepter la dette qu’il a émise en paiement des crédits
et toute banque commerciale qui en aurait besoin devra s’adresser à elle, en procédant à des
qui lui sont dus.
retraits sur les comptes qu’elle y détient. Théoriquement la banque commerciale ne peut donc
pas créer de la monnaie de manière illimitée, puisqu’elle doit disposer d’un compte créditeur
Figure 1 La hiérarchie pyramidale des paiements dans un système monétaire moderne
suffisamment bien fourni auprès de la Banque centrale pour faire face aux retraits de billets à
ses guichets. Afin de garantir la stabilité du système de paiements, un ensemble de mécanismes
permet de s’assurer aux banques un accès continu à cette monnaie Banque Centrale. Ces Dette de l’État (devises, monnaie de réserve)
mécanismes sont inscrits dans le mandat de la Banque Centrale garante de la stabilité du
système de paiement en sa qualité de prêteur en dernier ressort. Le fonctionnement du système
de paiements moderne repose donc sur le pouvoir monopolistique et illimité de création de Dette du secteur bancaire (dépôts)
monnaie de réserve juridiquement conféré par l’autorité politique à la Banque Centrale.
Dette du secteur privé non bancaire (entreprises et ménages)
Deuxièmement, dans un système monétaire moderne ce sont les décisions bancaires qui, en
réponse à la demande de crédit du secteur privé, déterminent le volume de monnaie en
circulation dans l’économie. Les banques émettent de la monnaie de crédit, et la Banque
Centrale leur fournit les réserves nécessaires de manière à assurer la liquidité du système de
paiements. En opposition aux économistes monétaristes les postkeynésiens disent souvent que Note : La hiérarchie des paiements peut être représentée comme une pyramide de dettes positionnées en fonction
de leur degré de séparation de la dette de la Banque Centrale. Il y a bien plus de passifs en bas de la pyramide
la monnaie est endogène : son montant dépend de la demande de crédit des agents économiques
qu’en haut : les systèmes monétaires modernes fonctionnent par un « effet de levier » sur la base d’une petite
et des décisions bancaires - et tous deux reposent sur des anticipations concernant l’état futur quantité de monnaie de réserve.
de l’économie. La monnaie ne tombe pas d’un hélicoptère.
Comme l’indique la figure 1, nous pouvons ainsi représenter le système monétaire comme une
Troisièmement, notre système économique est caractérisé par un cycle incessant d’afflux et de gigantesque pyramide de dettes. La couche inférieure de la pyramide monétaire contient les
reflux monétaires, dont les deux canaux sont le budget de l’État et le crédit bancaire. Il existe passifs non bancaires, émis par les ménages et les entreprises productives, et détenus comme
une parfaite symétrie entre la monnaie émise par les banques et celle émise par l’État. D’un actifs par d’autres ménages, des entreprises, et par les banques. Ces passifs non bancaires sont
côté, l’État doit émettre des devises pour permettre aux contribuables de payer un impôt libellé représentatifs de dettes, qui ne peuvent s’annuler que par transmission de dépôts bancaires
en cette devise (ce qui détruit les devises émises par la dépense publique). De l’autre, le secteur (c’est-à-dire de passifs bancaires). La circulation de ces dépôts bancaires nécessite la
bancaire doit émettre de la monnaie de crédit (des dépôts bancaires) pour permettre aux transmission de monnaie de réserve (c’est-à-dire du passif de l’État).
emprunteurs de rembourser leur prêt, généralement par virement de dépôts bancaires (ce qui Les transactions monétaires au sein du secteur privé s’effectuent donc par transmission d’un
détruit les dépôts bancaires émis par le crédit). Un système monétaire moderne repose sur la passif émis par des agents situés plus haut dans la pyramide. Tous ces passifs sont
convertibilité entre la dette émise par le secteur privé (les dépôts bancaires) et l’unité de compte, simultanément libellés et convertibles en devise (c’est-à-dire en passif de l’État).
L’État apparaît au sommet de la hiérarchie des paiements, puisque seul son propre passif (la
devise et les réserves bancaires) est non-convertible6. 2. Les innovations et contestations monétaires au 21e siècle
Cette représentation pyramidale est particulièrement parlante car elle implique l’idée d’une
hiérarchie des paiements : les passifs émis par les agents situés en haut de la pyramide ont une De nos jours, de nombreux acteurs cherchent à faire émerger d’autres monnaies, qu’il s’agisse
plus grande acceptabilité que les passifs émis par les agents situés en bas de la pyramide. En du monde effervescent du numérique, des grandes entreprises, ou encore de citoyens engagés
effet, la probabilité de défaut d’un État sur son passif est nulle (tant que ce passif est non dans une logique de résilience territoriale. Ces innovations monétaires peuvent servir de
convertible) ; la probabilité d’une faillite bancaire est faible, mais non nulle, et la probabilité de complément à l’unité de compte, ou représenter une nouvelle forme de contestation monétaire,
faillite d’une entreprise, ou d’un ménage, est beaucoup plus élevée. portée par des citoyens ou par des entreprises capitalistes. Ces innovations reposent sur les
Par ailleurs à chaque niveau hiérarchique de la pyramide, les passifs émis par une catégorie possibilités offertes par les technologies du numérique. Elles sont cependant bien différentes
d’agents font levier sur les passifs émis par les agents situés au niveau supérieur. Au final, tout quant à leurs intentions, leur mode de fonctionnement et leur impact sur l’économie.
le système monétaire repose donc sur une quantité relativement faible de passifs d’État.
La quantité de monnaie en circulation est le résultat d’un effet de levier réalisé par les agents 2.1. Les cryptomonnaies et le cas du Bitcoin
sur les passifs émis à différents niveaux hiérarchiques.
L’amplitude de cet effet de levier dépend de l’état de l’économie et des anticipations des agents. Le système des cryptomonnaies repose ainsi sur une chaîne de bloc (blockchain), qui est un
C’est pour cette raison que les économistes postkeynésiens disent souvent que la monnaie est journal de transactions partagé et public. Dès lors, tout utilisateur devra télécharger sur son
endogène : elle ne « tombe pas d’un hélicoptère » mais découle des anticipations des banques ordinateur ce journal de transactions et se verra attribuer une adresse bitcoin protégée par une
et des entreprises sur l’état futur de l’économie. clé privée, comme le montre l’encadré 10. Le cas le plus connu est celui du Bitcoin7, conçu en
2009 par l’informaticien Satoshi Nakamoto (plus probablement un groupe de geeks cachés
Encadré 3 Les garanties publiques sur le système de paiement derrière ce pseudonyme), qui est présenté comme une monnaie émise de pair-à-pair, non
régulée par une Banque centrale, utilisable au moyen d’un réseau informatique décentralisé et
qui s’appuie sur des techniques de cryptographie.
Le système de paiement étant indispensable au fonctionnement de l’économie, il existe des dispositifs
permettant d’assurer sa pérennité, même en période de crise. Tout d’abord, les Banques centrales, en leur qualité
d’émettrice des billets de la monnaie qui a cours légal, veillent à leur qualité en détruisant ceux qui sont usés et Encadré 4 Déroulement d’une transaction en bitcoins
en les remplaçant alors par des neufs. De plus, les Banques centrales ont une mission essentielle de stabilisation
de la valeur de la monnaie, afin qu’elle puisse remplir au mieux ses fonctions de moyen d’échange, d’unité de Le schéma ci-dessous montre comment se déroule une transaction en bitcoins (ici une
compte et de réserve de valeur. personne qui achète un ordinateur). L’on notera que la validation de la transaction réalise la
Par ailleurs, la plupart des pays développés disposent
d’un fonds de garantie des dépôts bancaires, qui couvre
finalité des paiements.
les comptes des clients jusqu’à un certain plafond en cas
de faillite de l’établissement bancaire. En France, le
•Une personne achète un ordinateur en utilisant des bitcoins
Fonds de Garantie des Dépôts et de Résolution (FGDR), 1
créé par une loi du 25 juin 1999 à la suite de la défaillance
en 1999 du Crédit martiniquais, protège les comptes
courants, livrets et plans d’épargne jusqu’à 100 000 € par client et par établissement, à la condition que •Ses bitcoins sont placés dans un porte-monnaie électronique
2
l’établissement bancaire soit agréé par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Ce montant a
été uniformisé dans toute l’Union européenne (UE) à la suite d’une directive européenne de 2009, afin que l’UE
puisse répondre plus efficacement à la crise financière systémique de 2008. Cette uniformisation s’inscrit dans •L'acheteur crée un ordre chiffré
3
la volonté des dirigeants européens de bâtir une Union bancaire sur trois piliers : un contrôle des principales
banques européennes, un mécanisme de résolution pour gérer les faillites bancaires et enfin un système européen •Sur le réseau Bitcoin, les ordinateurs concourent les uns avec les autres pour vérifier que la
commun de garantie des dépôts, qui reste encore à construire. 4 transaction correspond bien au porte-monnaie de l'acheteur et ils la valident

Aux États-Unis, la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), agence indépendante du gouvernement créée •Le propriétaire de l'ordinateur à l'origine de la validation est rétribué en bitcoins pour le travail
en 1933 à la suite des nombreuses faillites bancaires, garantit les dépôts 5 effectué (procédé appelé minage)
bancaires jusqu’à concurrence de 250 000 dollars.
•L'ordinateur du vendeur reçoit le paiement qui a été confirmé
6

•Les bitcoins obtenus par le vendeur sont déposés sur son porte-monnaie électronique
7

6
Ceci est surtout vrai dans le cas d’une monnaie flottante (comme l’euro ou le dollar US) ; en revanche dans le
cas d’un régime de change fixe une devise étrangère (par exemple le dollar US dans les régimes de « currency
7
board » tel que celui en vigueur à Hong Kong) ou un métal précieux (comme l’or dans le cas du système de Bretton Traditionnellement, l’on écrit Bitcoin avec une majuscule lorsqu’il est fait référence au système et avec une
Woods) est au sommet de la hiérarchie des paiements. minuscule lorsque l'on parle de l’unité monétaire (comme l’euro, le dollar…).
Des détails supplémentaires sur les transactions en bitcoins sont fournis dans une courte vidéo située à l’adresse C'est d'une certaine façon l'une des raisons fondamentales pour lesquelles le Bitcoin a été créé,
suivante : https://www.youtube.com/watch?v=ItPSIhECknM&feature=emb_logo ce qui rattache d'emblée le Bitcoin a une mouvance libertaire/anarchiste (cypherpunks, voir
cette vidéo), pour qui la protection de la vie privée en ligne prime sur toute autre considération.
Selon eux, l’État ne doit en particulier pas avoir la mainmise sur la monnaie et les transactions
Selon l'économiste Jean Cartelier (1942-), un système de paiement monétaire peut être doivent bénéficier d’un minimum d’anonymat. Cela n’a pas empêché la Silicone Valley de
caractérisé par trois éléments : une unité de compte, une règle de monnayage et une procédure récupérer d’une certaine façon le Bitcoin, dans la mesure où il permet de faire des transactions
de paiement. Le Bitcoin semble donc avoir certaines caractéristiques d'un système de paiement, en ligne à moindres frais et donc d’enrichir des intermédiaires. Avec un sens consommé de la
mais l’impossibilité de l’utiliser pour comparer aisément les prix des produits et sa très grande formule, le journaliste Jacob Goldstein (2020) conclut que le Bitcoin était devenu de
volatilité n'en font à l'évidence pas une monnaie utilisable à grande échelle pour les échanges « l’anarcho-capitalisme, mais sans anarchie » ! Dans ces conditions, ce sont les valeurs qui
marchands. Ce d’autant plus que son offre fixe (21 millions de bitcoins au maximum, sont passées par pertes et profits…
18,6 millions au début de l’année 2021) ne serait pas en mesure de répondre très longtemps à
une augmentation soutenue de la demande. 2.2. Quelques controverses récentes…autour du bitcoin

Figure 2. Bitcoins : volume et valorisation en dollar US Bien entendu, le Bitcoin peut certes être vu comme un formidable outil de dissidence politique
dans des pays autoritaires. Si le bitcoin a tutoyé les 1 000 dollars à la fin de l'année 2016, c'est
en partie à cause du contexte économique difficile en Asie. Les restrictions imposées par Pékin
aux sorties de capitaux avaient ainsi été partiellement contournées à la faveur de la conversion
du yuan en bitcoin, ce qui conjugué au goût des Chinois pour la spéculation a conduit les trois
principales plateformes chinoises d’échange en bitcoins à représenter 95 % des volumes dans
le monde à cette période !
Il n’en reste pas moins que son utilisation répétée pour effectuer des transactions de produits
illégaux sur des sites comme pose de sérieuses questions. Tout le monde a en tête le célèbre
marché noir du Darknet appelé Silk Road, qui a pour particularité d'utiliser le réseau Tor pour
assurer l'anonymat. Sur Silk Road, il était possible de trouver toute sorte de produits stupéfiants
et même des armes avant que le FBI ne le ferme pour la première fois en 2013. Cette année
était d’ailleurs celle où le bitcoin avait perdu plus 70 % de sa valeur en dollars. C'était l'époque
où la crise chypriote battait son plein et les investisseurs, inquiets de voir leurs dépôts
lourdement taxés, avaient certainement cherché à convertir leurs euros en bitcoins, avant de
refaire l’opération inverse.
En tout état de cause, Bitcoin s’apparente donc plus à un cryptoactif, c’est-à-dire un actif
numérique créé grâce à l’utilisation de technologies de cryptographie et qui, comme tout actif
financier, est négociable et peut donc voir son cours fluctuer plus ou moins fortement,
occasionnant alors pour son détenteur des gains ou des pertes en cas de vente. La faillite, en
2014, de la plateforme d’échange de bitcoins Mt. Gox, procédure toujours en cours en 2021 et
Note : le graphique de gauche montre l’évolution du nombre de bitcoins en circulation (source :
qui a vu s’évaporer des centaines de millions de dollars, est encore dans toutes les mémoires.
https://btcdirect.eu/en-gb/how-many-bitcoins). Le graphique de droite montre l’évolution du cours du bitcoin en
dollars US (Source : CoinMarketCap). À la différence des valeurs mobilières (actions, obligations…), le Bitcoin n’est donc pas un
actif garanti par un émetteur, n’est pas une créance ni même un passif financier. Néanmoins, il
Remarquons que l’argument avancé par certains utilisateurs du Bitcoin, suivant lequel la est vu par ses utilisateurs comme un actif recherché pour échanger ou investir.
décentralisation du système permet d'éviter les politiques d'émission monétaire excessives ou à Hélas, le fonctionnement du Bitcoin, et principalement le minage qui consiste à mettre en
l'inverse trop restrictives, néglige clairement le fait que la rareté annoncée d’une monnaie crée concurrence de très nombreux ordinateurs pour valider une transaction, nécessite une quantité
nécessairement des comportements de spéculation. À cet égard, il faut remarquer que les phénoménale d’énergie électrique. Ce d’autant plus que la puissance de calcul nécessaire pour
montants émis en bitcoins n’ont aucun lien avec l’unité de compte légale d’un pays (euro, faire ces calculs cryptographiques augmente d’année en année, alors que la rémunération en
dollar…). En particulier, il n’existe pas de dette fiscale exigible en bitcoin, d’où son bitcoins décroît. En avril 2021, une étude publiée dans la revue Nature communications
acceptabilité limitée. concluait que le minage du Bitcoin en Chine conduirait à un pic de 130 millions de tonnes de
CO2 en 2024, un chiffre supérieur aux émissions annuelles de gaz à effet de serre de tout un
D’ailleurs, il n'existe pas de Bourse officielle du Bitcoin qui aurait pour fonction de sécuriser pays comme la République tchèque ! Ils en déduisirent que si la Chine souhaite atteindre son
les échanges et de s'assurer de l'identité des personnes effectuant une transaction, tout au plus objectif de neutralité carbone à l’horizon 2060, des réglementations visant le minage de bitcoins
dispose-t-on de plusieurs sites où il est possible d'échanger du Bitcoin (Kraken, Coinbase…), devront être mises en œuvre.
d'où des cours différents. L’on imagine aisément combien ce diagnostic inquiétant peut-être dupliqué dans de très
nombreux pays du monde où la population est friande de bitcoins…
Pour atteindre le 13e objectif de développement durable concernant la lutte contre le abondante et une capacité à attirer les talents. Voilà certainement pourquoi Mark Zuckerberg
changement climatique et le 7e portant sur les énergies renouvelables, il importe donc que les affirmait que le profil Facebook pourrait devenir un passe universel pour vivre dans le monde
gouvernements mènent des politiques visant à économiser l’énergie électrique et à adopter de numérique, ambition que l’on retrouvait sous un vocable à peine différent dans le projet Libra
nouvelles technologies, d’autant qu’il existe des blockchains moins gourmandes en énergie et où il était question de « l’identité numérique décentralisée et portable ».
tout aussi efficaces.
Mais assez curieusement, ce ne sont pas tant les chefs d’État qui formulèrent les critiques les
2.3. Quelques controverses récentes… autour des crypto-actifs plus virulentes à cette atteinte à la souveraineté, mais les institutions bancaires et financières.
Par exemple, l’un des membres du directoire de la BCE exprima publiquement ses craintes sur
Eu égard à l’essor des technologies, de nombreuses entreprises privées créent aujourd’hui leur le fait qu’un conglomérat d'entreprises privées gère une cryptomonnaie mondiale, ce qui
propre cryptomonnaie avec pour objectif de concurrencer les systèmes de paiements pourrait s’apparenter à une appropriation privée du bien commun que représente la monnaie.
numériques actuels, en étant plus simple et moins cher. L’on peut les voir d’une certaine L’on pourrait ajouter que, ce faisant, les entreprises partenaires du projet Libra en profiteraient
manière comme une deuxième génération de cryptoactifs, parce qu’à la différence du Bitcoin pour enfermer leurs clients dans un écosystème économico-financier, basé sur des achats en
et des autres cryptoactifs de la génération précédente, leur cours est lié à celui de l’unité de Libra et à terme des crédits sur mesure en Libra, aux fins de les faire consommer encore plus
compte (or, euro, dollar…). auprès de leur groupement d’entreprises. Des consommateurs captifs d’une unité de compte
privée créée par un groupement d’entreprises possédant des informations nombreuses sur toutes
Cela doit les rendre moins volatiles, d’où le nom de ces nouvelles cryptomonnaies : stable les facettes de la vie des individus ? Voilà la définition d’un transfert de souveraineté, pas que
coins. Remarquons d’emblée que, quels que soient les actifs de référence utilisés, la confiance monétaire…
en un stable coin est intimement liée à la confiance inspirée par la ou les entreprises à l’origine
du projet, et qu’en cas de faillite de l’émetteur, les détenteurs de cette cryptomonnaie perdent Mais pourquoi avons-nous évoqué la Libra au passé ? C’est que face aux critiques nombreuses
tout contrairement à la monnaie légale. Un stable coin reste donc avant tout un cryptoactif, et aux fortes réticences politiques, certains partenaires comme Visa, Mastercard et PayPal se
convertible en unité de compte (la monnaie) même si par abus de langage le terme retirèrent du projet et la fondation genevoise prit alors une décision radicale : Libra fut
cryptomonnaie est souvent usité. renommée Diem, le portefeuille électronique Calibra devint Novi et, en tout état de cause, revoir
les ambitions du projet à la baisse. « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change »
En 2019, Facebook annonçait un projet de stable coin appelé Libra, associé à un portefeuille écrivait Lampedusa dans son roman Le Guépard…
électronique dénommé Calibra. À l’origine, Facebook s’était associé à 27 entreprises (eBay,
Uber, Visa, iliad, PayPal…), ONG et institutions académiques (Creative Destruction Lab, Face à ces contestations de la souveraineté monétaire au moyen des cryptomonnaies, les États
Mercy Corps…) pour assurer le pilotage de cette cryptomonnaie, dans le cadre d’une cherchent actuellement à créer des monnaies numériques de Banque centrale, comme l’e-krona
association à but non lucratif basée à Genève. Personne n’était dupe que Facebook espérait ainsi en Suède. Comme cela est expliqué dans le chapitre 3, actuellement, la monnaie centrale —
trouver un relais de croissance à son actuel modèle publicitaire, la Libra s’adressant la seule monnaie acceptée par toutes les banques et plus généralement tous les agents
potentiellement aux 2,7 milliards d’utilisateurs du réseau social et aux 1,7 milliard de personnes économiques — prend la forme soit de billets soit de monnaie scripturale placée sur les comptes
exclues du système bancaire classique ! Mais pour éviter l’extrême volatilité que connaissent détenus par les banques commerciales auprès de la Banque centrale. La monnaie numérique de
les autres cryptomonnaies dont le célèbre Bitcoin, la Libra devait être liée à un panier de devises Banque centrale servirait dans un premier temps aux transactions financières entre la Banque
et d’actifs financiers sûrs (en tout cas réputés peu volatils), acheté avec les fonds versés par les centrale, les banques commerciales et les institutions financières, et favoriserait la mise en
28 partenaires, même s’il était loin d’être acquis qu’un tel fonds de réserve soit de taille œuvre de la politique monétaire. Dans un deuxième temps, une telle monnaie numérique de
suffisante pour lisser les fluctuations. Libra était donc avant tout un cryptoactif… Banque centrale pourrait s’adresser au grand public, même si cela ne manquerait pas de
soulever de nombreuses questions sur l’usage des données personnelles par la Banque centrale
Le président de Facebook, Mark Zuckerberg, fut convoqué devant le Comité des services ou l’État. Les expérimentations actuelles en Chine d’un yuan virtuel — appelé provisoirement
financiers de la Chambre des représentants des États-Unis pour s’expliquer sur les tenants et DCEP (Digital Currency Electronic Payment) —, qui offre la possibilité d’une surveillance
aboutissants de ce projet. Certes, il prit l’engagement que les données récoltées sur son réseau globale des échanges et des personnes, sont autant d’alertes sur les possibles dérives d’une telle
social ne seraient pas confondues avec les données financières. Mais les récents scandales dans monnaie…
lesquels était impliqué Facebook (deepfakes, données des utilisateurs de WhatsApp…)
laissaient planer un doute. Qu’il suffise de rappeler en particulier le médiatique scandale 2.4. Le mouvement des monnaies locales complémentaires
Cambridge Analytica, une société spécialisée dans l’analyse de données politiques, qui a accédé
légalement aux données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook pour cibler des Pour de nombreux observateurs, la monnaie bancaire ne sert finalement que très peu à financer
électeurs lors des campagnes électorales, notamment la présidentielle de 2016 aux États-Unis… l’économie réelle sous forme d’investissements. Le plus souvent, cette monnaie se retrouve
Cela démontrait que le projet Libra, avant d’être un projet de cryptomonnaie (en fait de dans le système financier et sert alors la spéculation sur actifs, donc in fine des intérêts privés.
cryptoactif….), était avant tout une atteinte frontale à la souveraineté… et pas seulement des La monnaie cesse alors d’être un bien commun ! Et depuis le tournant néolibéral des
États-Unis, mais potentiellement de tous les États du monde ! Il est vrai que Facebook dispose années 1980, les conditions de travail se dégradent, les inégalités augmentent et la pauvreté
toujours des trois principales armes de domination à l’ère numérique : des données nombreuses touche beaucoup trop de personnes dans des économies pourtant réputées développées… Ce
gracieusement concédées par des utilisateurs pas toujours bien informés, une trésorerie contexte socioéconomique dégradé est un catalyseur pour la création de monnaies alternatives,
qui défendent une vision socioéconomique différente de la société tout en respectant le cadre socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une
démocratique. issue négative ».
De natures diverses, ces monnaies alternatives n’en demeurent pas moins une forme de Pour ce faire, des groupes locaux, à l’échelle des quartiers ou d’une ville, cherchent en commun à « se
contestation de la souveraineté monétaire, d’autant qu’elles font l’hypothèse que le cadre réapproprier l’économie, faire germer l’entrepreneuriat, à réimaginer le travail, se requalifier et tisser des
centralisateur étatique ne serait pas en mesure de faire éclore des initiatives émancipatrices pour liens », ce qui passe notamment par la création de jardins partagés ou d’autres initiatives que chaque groupe
les individus et les communautés. Elles se rapprochent donc d’une certaine façon du slogan décide de manière autonome.
« small is beautiful » de E. F. Schumacher (1973), selon lequel la communauté est le niveau
En France, la commune d’Ungersheim en Alsace est devenue l’archétype du village en transition, qui a créé un
pertinent de décision et d’action. véritable plan de résilience locale10, basé sur l’autonomie alimentaire, l’indépendance énergétique et la
Une monnaie locale se bâtit sur des valeurs fortes, essentiellement liées à la préservation de démocratie participative. Une monnaie locale a du reste été mise en place « afin de positiver l’économie locale
l’environnement, à la relocalisation des entreprises et des emplois sur le bassin de vie, au et la rendre plus fraternelle » et pour assurer « la bonne articulation de l’ensemble des actions de la transition ».
renforcement des liens sociaux et à la solidarité, à la lutte contre la spéculation, à la
consommation responsable. Les monnaies locales, de par leur lien avec la monnaie légale, ne
sont certes pas en mesure de proposer un système monétaire réellement concurrent à celui de la 2.5. L’évolution des formes de monnaies locales complémentaires
monnaie légale, mais cherchent plutôt à modifier les modes de consommation, en favorisant la
consommation locale et éthique. En fin de compte, l’on peut dire que les monnaies locales ont Les monnaies locales complémentaires sont très souvent qualifiées de monnaies sociales, ce
pour principal objectif la réappropriation par les citoyens de la monnaie en sa qualité de bien qui rappelle d’emblée la dimension éminemment sociale de la monnaie déjà évoquée dans ce
commun, d’où la mise en place de charte de valeurs et d’une gouvernance permettant à chaque chapitre. En fonction de leurs principales caractéristiques, les monnaies sociales peuvent être
membre de s’exprimer librement. classées en 4 générations, sachant que les générations ne sont pas exclusives les unes des autres
En s’appuyant sur des valeurs fortes (réciprocité, redistribution, solidarité, partage…) qui et qu’au contraire les dispositifs peuvent emprunter des caractéristiques à d’autres :
dépassent les simples rapports marchands, la communauté des utilisateurs d’une monnaie locale
devient une communauté monétaire locale très soudée. Il existe alors d’emblée une forte Figure 3 L’évolution des formes de monnaies sociales
dimension politique dans une monnaie locale, que l’on retrouve autant dans le profil souvent
très militant des fondateurs que dans le choix d’un mode de gouvernance très participatif. Dès 2e
1re 3e 4e
lors, même si officiellement la monnaie locale est complémentaire de la monnaie légale — d’où génération
leur appellation fréquente de Monnaies Locales Complémentaires (MLC) ou Monnaies Locales génération génération génération
(Banques de
Complémentaires et Citoyennes (MLCC) —, il subsiste une ambiguïté dans la mesure où les (SEL, LETS, (monnaies (SOL, Carte
temps,
valeurs qu’elle porte peuvent conduire à voir dans la monnaie locale un substitut partiel à la Trueque...) locales) NU...)
Accorderie)
monnaie légale. C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’observation des monnaies locales qui se sont
développées en Amérique du Sud et qui comptent parfois plusieurs milliers d’utilisateurs (cf. Source : Blanc, J. (2011), « Classifying “CCs” : Community, complementary and local currencies’ types and
le Palmas au Brésil) ! generations.
En tout état de cause, une monnaie locale s’approprie socialement le territoire sur lequel elle
circule, le transforme et accepte en retour de devoir s’y adapter. C’est pourquoi l’on qualifie Les dispositifs de 1re génération voient le jour avec la création des LETS (Local Exchange
habituellement ce territoire de bassin de vie, pour bien marquer qu’il s’agit d’une construction Trading Systems) canadiens, qui essaimeront en Europe et en particulier en France avec les SEL
sociale et politique qui ne recouvre pas nécessairement le découpage administratif ou (Système d’Échange local). Il s’agit surtout de faire face à une situation de crise économique,
géographique. en proposant au niveau d’un territoire une monnaie complémentaire basée le plus souvent sur
le temps d’activité, donc par nature inconvertible en monnaie légale, mais qui permet
Encadré 5 Le réseau des villes en transition8 essentiellement une entraide entre des individus non professionnels.
Les dispositifs de 2e génération font essentiellement référence aux Banques de temps, qui
Ce mouvement citoyen, créé par l’enseignant en promeuvent l’échange exclusivement de services sur la base d’une unité de temps. Mais à la
permaculture Rob Hopkins9, a vu le jour en 2006 dans différence des LETS et des SEL, les Banques de temps peuvent chercher à contracter des liens
la ville de Totnes située en Grande-Bretagne sous le avec les collectivités territoriales afin d’atteindre un objectif social. Les monnaies sociales de
nom local de Transition Town Totnes et a depuis
essaimé dans 50 pays du monde. Il se veut une
1re et 2e générations sont des monnaies de crédit mutuel, en ce qu’il n’y a pas création de
réponse au pic pétrolier ainsi qu’au changement monnaie préalablement à l’échange, mais simplement des écritures simultanées de crédit/débit
climatique, en tant qu’il propose une transition vers la entre membres lors des échanges : le compte de la personne qui rend un service est crédité et,
résilience locale, définie comme « la capacité de réussir à vivre et à se développer positivement, de manière simultanément, celui de la personne recevant le service est débité.
Les dispositifs de 3e génération, que nous allons détailler dans la suite de ce chapitre,
8
correspondent aux monnaies locales créées pour pallier les insuffisances des dispositifs
Site web du réseau des villes en transition : https://transitionnetwork.org/about-the-movement/what-is-transition.
précédents : inconvertibilité avec la monnaie légale, impossibilité d’y intégrer les
Le mouvement a gagné en visibilité en apparaissant dans le film documentaire Demain réalisé par Cyril Dion et
Mélanie Laurent, sorti en 2015.
9 10
Rob Hopkins est l’auteur de plusieurs livres sur les villes en transition et anime un blog sur les initiatives de Les détails de ce plan de résilience locale sont téléchargeables à cette adresse : https://www.mairie-
transition : https://www.robhopkins.net ungersheim.fr/app/download/11588869999/Transition+Ungersheim+Ed+2015.pdf?t=1490703591
professionnels, etc. Enfin, les dispositifs de 4e génération les monnaies sociales correspondent Figure 4 : Le fonctionnement d’une monnaie locale en France
à ceux qui suivent des objectifs plus complexes et nombreux (sociaux, environnementaux…),
à l’instar d’Eco-Iris en Belgique qui voulait associer gestes écologiques et développement local.
Les collectivités, organisations et même parfois les programmes européens, y jouent un rôle
central.

2.6. Illustration : les monnaies sociales de troisième génération

Examinons donc en détail comment fonctionnent les dispositifs de monnaie sociale de 3e


génération. En principe, toute personne qui a payé son adhésion à l’association gestionnaire de
la monnaie locale peut échanger le montant désiré en euros contre de la monnaie locale suivant
un taux de change fixe. La quantité de monnaie légale ainsi récupérée, appelée fonds de réserve
et qui constitue par conséquent la couverture de l’émission de monnaie locale, est le plus
souvent placée dans une institution financière ou solidaire comme la Nef11, afin qu’elle puisse
notamment servir à financer d’autres projets conformes à la charte de valeurs de l’association.
En revanche, la conversion inverse depuis la monnaie locale vers l’euro est en général interdite
pour les particuliers, mais possible pour les adhérents professionnels avec une pénalité
représentant un certain pourcentage du montant (souvent entre 2 et 5 %).
Ainsi, à la différence notamment des SEL, les monnaies sociales de 3e génération sont des
dispositifs ne permettant pas de se déconnecter du système de prix effectif dans le reste de
l’économie. Ces monnaies locales peuvent très facilement se donner des objectifs économiques
et sociaux sur le territoire où elles sont amenées à circuler, dans une démarche bottom-up,
d’autant que des liens durables avec les collectivités territoriales sont parfois recherchés. On
notera, enfin, que divers mécanismes tendent à décourager l’épargne en monnaie locale comme
la fonte, qui consiste à déprécier périodiquement la valeur faciale du billet afin d’inciter le Source : Le Florain
détenteur à l’utiliser, sa valeur faciale d’origine pouvant néanmoins être rétablie par l’achat
d’un timbre ayant comme prix un faible pourcentage de la valeur du billet.
Encadré 6 : le Bristol Pound

Le Bristol Pound fut lancé en


2012 par un groupe de
militants et d’activistes
financiers avec pour slogan
« Our city, our money ». Cela
montre d’emblée le lien fort
entre la monnaie locale et son
bassin de vie, à tel point que la
ville l'accepte partiellement en
paiement des taxes locales et
que le maire se fait verser ses
indemnités en Bristol Pound !

Après avoir circulé sous forme


de coupons en papier et sous
forme numérique (plus d’un
million de livres de transaction par an), un nouveau départ a été décidé depuis 2020. Désormais, la monnaie
locale circulera au moyen d’une plateforme de paiement à but non lucratif dont tous les bénéfices seront
réinvestis dans des projets sociaux et environnementaux de la ville, notamment celui d’être une ville zéro
carbone d'ici 2030.

11
La Nef est une coopérative financière qui offre des solutions d’épargne et de crédit orientées vers des projets Il est à noter que la législation monétaire en Grande-Bretagne est particulière, en ce que la Banque centrale n'a
ayant une utilité sociale, écologique et/ou culturelle. Créée en 1988, elle est agréée et contrôlée par l’ACPR, le monopole d'émission de billets que pour l'Angleterre et le pays de Galles. C’est pourquoi les banques
Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution, en qualité d’Établissement de Crédit Spécialisé. commerciales sont autorisées à émettre des billets en Irlande du Nord et en Écosse.
Encadré 9: blockchain et monnaies sociales : le cas du Léman
On l’aura compris, une monnaie locale remplit sur son bassin de vie des fonctions que la
monnaie officielle ne veut pas ou ne peut pas assumer : fonction de solidarité, fonction
d’appartenance à un territoire, fonction de partage, fonction de réciprocité, etc. Partant, l’on en Le Léman est la monnaie locale utilisée depuis 2015 dans le bassin
déduit qu’à chaque espace social différent correspond une monnaie différente, ce qui soulève lémanique (canton de Genève, partie du canton de Vaud et du Valais, partie
de la Haute-Savoie). Elle existe sous forme de billets et sous forme
nécessairement des questions de souveraineté, même pour des monnaies réputées électronique, au travers d’une application de paiement Biletujo permettant
complémentaires à la monnaie officielle. d’accéder à la blockchain Com'Chain (cette dernière ne rémunère pas le
minage, d’où une consommation plus faible d’énergie en comparaison de
Encadré 8 : L’expérience de Wörgl la blockchain de Bitcoin).

Le Léman a deux particularités notables. Tout d’abord, la valeur de chaque


billet est enregistrée sur la blockchain, ce qui permet à l’association
L’histoire de la ville de Wörgl, en Autriche, est de ce point de vue édifiant. En 1931, cette petite ville de 4300 gestionnaire d’activer les billets au moment de leur mise en circulation et
habitants avait été si durement frappée par la crise de 1929, qu’elle comptait près de 1500 chômeurs. Dans ce de les désactiver en cas de vol par exemple. De plus, l’association propose
contexte, les recettes publiques — assises sur les impôts — commencèrent à se faire rares et le maire eut l’idée certes une monnaie locale complémentaire, mais également un système de crédit mutuel destiné prioritairement
de lancer plusieurs projets d’aménagement public, afin d’embaucher les habitants désœuvrés et de relancer aux entreprises où l’on crédite le compte de celui qui rend un service et l’on débite simultanément le compte du
l’économie locale. Hélas, il ne disposait d’aucuns fonds pour payer les travailleurs. Qu’à cela ne tienne ! Le
maire décida de créer des certificats de travail émis par la municipalité de manière démocratique, en ce que les membre recevant le service. Ce faisant, il n’y a plus besoin de francs suisses pour se procurer des lémans.
citoyens, la caisse municipale d’épargne et la banque locale étaient amenés à se prononcer sur ces émissions.
Enfin, si l’on jette, pour finir, un œil sur l’Eusko, plus importante monnaie locale en France
Elles prirent la forme de bons de 1, 5 et 10 schillings selon le volume d’euros en circulation (>2 millions d’euros à la fin de l’année 2020), l’on
dont la valeur diminuait de 1 % par mois (mécanisme constate que ses fondateurs ont choisi de rédiger une charte de valeurs concise. Les valeurs
appelé fonte). La valeur du bon pouvait être récupérée
à la fin de chaque mois par un tampon sur le billet défendues par les utilisateurs de cette monnaie locale sont en prise directe avec les objectifs du
donné par la mairie, moyennant le paiement de cette développement durable : villes et communautés durables (ODD11), consommation et
décote de 1 %. Et pour créer l’indispensable confiance, production responsables (ODD12), lutte contre le changement climatique (ODD13),
les employés municipaux, y compris le maire, partenariats pour la réalisation des objectifs (ODD17)… Peut-on dès lors se priver de tels outils
touchaient la moitié de leur traitement en cette monétaires décentralisés dont l’objectif premier va précisément dans le sens des objectifs du
monnaie locale.
développement durable ?
Le succès fut au rendez-vous, tant et si bien que
l’expérience de Wörgl est devenue un cas d’école : la ville mena à bien ses projets d’aménagement et réussit
même le tour de force de solder ses arriérés ! Du monde entier, l’on venait voir le miracle économique de Wörgl
et d’autres villes voulurent alors se lancer dans la création de monnaie locale. Hélas, les questions de
souveraineté monétaire ont rapidement refait surface, lorsque la Banque centrale de Vienne déposa une plainte
contre le maire de Wörgl pour atteinte à son privilège d’émission monétaire. La Cour suprême s’en remit à
l’argument de souveraineté et ces expériences de monnaies locales furent interdites à la fin de l’année 1933.

2.7. Cryptomonnaies et monnaies locales : amis ou ennemis ?

Ces dernières années, des expériences de monnaies locales basées sur la blockchain ont vu le
jour, ce qui semble montrer qu’il n’existe pas une opposition intrinsèque entre les valeurs
portées par les monnaies locales et la technologie blockchain.
Par exemple le collectif qui avait élaboré la monnaie locale complémentaire en territoire
mayennais, le Sou, avait ainsi finalement fait le choix d’une cryptomonnaie appelée Ğ 1
(« june ») basée sur le logiciel Duniter et la blockchain associée. Certes, cette monnaie ne
s’inscrit pas dans le cadre des dispositifs de monnaie locale complémentaire tels que définis par
la loi française du 31 juillet 2014 relative à l’ESS, mais elle montre que la technologie
blockchain peut être utilisée pour défendre des objectifs liés au développement durable. Elle est
du reste qualifiée de « monnaie libre » en référence à l’ouvrage de Stéphane Laborde La Théorie
Relative de la Monnaie (2011).
En tout état de cause, de plus en plus de monnaies locales se déclarent intéressées par
l’utilisation de la technologie blockchain et certaines n’hésitent plus à sauter le pas, à l’instar
de moneda PAR en Argentine ou du Léman dans le bassin lémanique.
3. Conclusion

• La création monétaire dans une économie moderne est principalement le fait des
décisions des banques commerciales : la « monnaie est endogène »

• Le système de paiement repose sur la compensation interbancaire puisque toutes les


transactions se dénouent sur le bilan de la Banque Centrale

• Le contexte socioéconomique dégradé est un catalyseur pour la création de monnaies


alternatives, qui proposent une vision socioéconomique différente de la société. De
natures diverses, ces monnaies alternatives n’en demeurent pas moins une forme de
contestation de la souveraineté monétaire.

• Les valeurs défendues par certaines monnaies sociales sont en prise directe avec les
objectifs du développement durable : villes et communautés durables (ODD11),
consommation et production responsables (ODD12), lutte contre le changement
climatique (ODD13), partenariats pour la réalisation des objectifs (ODD17)…

Références bibliographiques
Aglietta, M. et al., 2016, La monnaie : entre dettes et souveraineté. Odile Jacob, Paris.

Aglietta, M. et Valla, N., 2021, Le futur de la monnaie. Odile Jacob, Paris.

Allais, M., 1999, La crise mondiale d'aujourd'hui : pour de profondes réformes des institutions
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Blanc, J., 2018, Les monnaies alternatives. La Découverte, coll. »Repères », Paris.

Chapitre 3, 6e livre. Bodin, J., 1986 (1576), Les Six Livres de la République. Fayard, Paris,
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Fare, M., 2016, Repenser la monnaie - Transformer les territoires, faire société. Charles
Léopold Mayer, Paris.

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Schumacher, E.F., 1973, Small Is Beautiful: A Study Of Economics As If People Mattered,
Perennial Library, New York.

Zelizer, V., 2005, La signification sociale de l’argent. Le Seuil, coll. « Liber », Paris.

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