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(1957)
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Félix MORISSEAU-LEROY
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« Et le fait est que si nous avons une langue d'emprunt, une langue of-
ficielle qui est le français, notre vraie langue maternelle, celle que nous
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Voilà pour les sentiments et les émotions. J'estime que c'est un do-
maine qui concerne l’écrivain. Ou alors je ne m'y connais pas.
Quant à la vie politique, les récents événements de cette année
1957 suffisent à prouver que les leaders haïtiens les plus snobs croient
à l'efficacité de l'éloquence créole lorsqu'il s'agit de grands meetings et
d'élections présidentielles au premier degré, et je crois que ce domaine
aussi intéresse l'écrivain tant soit peu engagé.
Maintenant si vous connaissiez tous, le pays, nous aurions fait en-
semble une hypothèse des plus amusantes. Allons-y quand même.
Supposons que dans un moment de folie un gouvernement haïtien dé-
crète qu'à partir de demain matin à six heures il est interdit de parler le
créole sur le territoire de la République de Haïti. Qu'est-ce qui arrive-
rait ? Le commerce du charbon, de l'acassan, des pois, de la patate, la
lessive, l'activité des chantiers, des usines, des marchés ruraux, tout et
tout, en un mot la vie nationale — moins le tourisme — s'arrêterait sur
toute l'étendue du territoire jusqu'à ce qu'un conseiller écouté — ce
qui est très rare dans les couloirs d'un palais — arrive à convaincre le
gouvernement de rapporter le décret.
L'activité économique s'exerce en créole dans tout ce qui n'est pas
à l'échelle des lettres de crédit et des grands contrats. J'ai beaucoup de
peine à m'imaginer un écrivain haïtien qui se désintéresserait de ce
que Léon Bourgeois appelait la tragique réalité : m'grand, goût. Je ne
sais si vous comprenez toute la différence qui existe entre un Haïtien
qui a seulement faim et un Haïtien qui grand goût. Pour moi, je vous
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Quand à Saint-Domingue on traduisait en créole les pièces du
théâtre français de l'époque, on se livrait à un jeu qu'on croyait inno-
cent comme à d'autres jeux qui étaient devenus dangereux par la suite.
Nous nous efforcerons de rendre le jeu aussi dangereux que pos-
sible. Les écrivains responsables n'ont pas le temps de jouer.
Quand M. Dantes Bellegarde, ministre de l'Instruction publique,
demandait. par lettre-circulaire, en date du 22 novembre 1919 au nu-
méro 358, aux instituteurs haïtiens d'utiliser le créole pour l'enseigne-
ment de l'histoire nationale, il ne savait pas qu'il aurait plus tard à
mettre sa belle éloquence au service de ceux qui, pour des raisons plus
ou moins avouées, croient devoir contrecarrer, par tous les moyens, le
développement d'une littérature haïtienne d'expression créole. Il arrive
un moment où les gens bien cessent de jouer. Nous autres, nous ren-
dons le jeu de plus en plus dangereux.
L'intervention de Christian Beaulieu devait transformer en débats
sérieux ce qui jusqu'ici passait pour une rigolade. Je m'interdis d'entrer
dans les implications pédagogiques de la question du créole.
Aujourd'hui, quinze ans après la mort de Christian Beaulieu, le
seul événement littéraire digne de retenir l'attention en Haïti, est la fa-
veur dont jouissent dans les milieux populaires les œuvres poétiques
et théâtrales d'expression créole. H est clair que dans ces conditions il
est aussi absurde de continuer à enseigner le français sans passer par
le créole que de recommencer à parler le latin... au quartier Latin.
C'est Stephen Alexis qui m'a raconté l'anecdote suivante : un vieux
professeur de danse ayant appris qu'une famille bourgeoise de Paris
voulait faire prendre les leçons de danse à une jeune fille, se présenta
pour l'emploi. On fit venir l'intéressée qui, toute joyeuse, posa cette
question inattendue : « Monsieur le professeur, vous pouvez m'ensei-
gner le boogie-boogie, le rock-n'roll, etc. » Le pédagogue indigné ré-
pondit : « Je suis professeur de danses mortes, mademoiselle ! »
Le peuple haïtien se sépare peu à peu des professeurs de danses
mortes, quitte à les retrouver plus tard, à un carrefour plus large de la
culture.
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1 Claude Innocent.
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Je sais très bien que les questions soulevées ici n'intéressent même
pas tous les écrivains haïtiens. Encore moins le grand nombre des
écrivains français. Je sais aussi que certains genres, si vous me per-
mettez de m'exprimer ainsi, sont en dehors de la crise d'expression,
que telle étude scientifique du docteur Price-Mars, tel article juridique
du docteur Clovis Kernizan ont bien pu paraître dans une revue de
langue anglaise, de langue allemande ou portugaise sans jamais être
publiés en français. L'essayiste, le critique et le chercheur de catégorie
internationale, peuvent s'enfermer même dans le latin, si bon leur
semble.
Par contre, quand je trouve l'occasion de m'adresser aux jeunes ta-
lents haïtiens qui s'exercent à la poésie, au théâtre, au roman, à la nou-
velle, je les engage très sérieusement à considérer les possibilités du
créole comme langue littéraire. Je les engage à s'y mettre avec cou-
rage, avec conviction. Mais je ne manque jamais de les mettre en
garde contre l'attitude qui consiste à croire que celui qui parle le
créole, peut aussi l'écrire. Je leur, rappelle qu'on peut écrire mal en
créole, comme dans toutes les, autres langues et que pour bien écrire
dans n'importe quelle autre langue, il faut' d'abord du talent, du solide
talent d'écrivain et qu'il faut ensuite travailler comme une bête, ap-
prendre à écrire en écrivant, renouveler l'inspiration en écrivant beau-
coup. En d'autres termes, je vous prie de croire que c'est le contraire
d'une solution de paresse que je propose à mes compatriotes. C'est à
une tâche héroïque que je les convie plutôt : l'édification d'une langue
par des œuvres qui s'imposent au monde. Je suis beaucoup plus
convaincu que je ne suis arrivé peut-être à vous le suggérer dans ce
modeste exposé. Je n'hésite pas à annoncer aux jeunes écrivains haï-
tiens qu'il peut bien arriver qu'on parle encore de la littérature haï-
tienne d'expression créole quand toutes les œuvres de la littérature haï-
tienne d'expression française' seront oubliées.
F. Morisseau-Lerov.
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SUMMARY
The future of creole-expressed Haitian literature
Fin du texte