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Félix MORISSEAU-LEROY [1912-1998]

journaliste, enseignant, dramaturge et poète haïtien.

(1957)

“La littérature haïtienne


d’expression créole,
son avenir.”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Félix MORISSEAU-LEROY

“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.”

In revue Présence africaine, 1957/6, no 17, pp. 46-59.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 2 juillet 2017 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 4

Cet article est diffusé en partenariat avec l’Association science


et bien commun, présidée par Madame Florence Piron, profes-
seure à l’Université Laval, et l’Université d’État d’Haïti., dans
la collection “ÉTUDES HAÏTIENNES.”

Merci à l’Association d’avoir permis la diffusion de ce livre


dans Les Classiques des sciences sociales, grâce à la création
de la collection : “Études haïtiennes”.

Jean-Marie Tremblay, C.Q.,


Sociologue, fondateur et p.-d.g,
Les Classiques des sciences sociales
2 juillet 2017.
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 5

[46]

Félix MORISSEAU-LEROY [1912-1998]


journaliste, enseignant, dramaturge et poète haïtien.

“La littérature haïtienne d’expression créole,


son avenir.”

In revue Présence africaine, 1957/6, no 17, pp. 46-59.

Quand, il y a un mois, M. Alioune Diop m'a proposé à New York


de faire une conférence sur la littérature haïtienne d'expression créole
dans le cadre des entretiens de Présence Africaine, je n'ai pas hésité
une seconde. J'ai pensé que c'était l'occasion pour moi de dire à de
nombreux hommes de culture que la culture isole de leur peuple tout
le risque que des écrivains haïtiens ont accepté de prendre, afin d'es-
sayer de résoudre le problème.
La question à savoir s'il existe une littérature haïtienne a été sou-
vent posée. Le volumineux dictionnaire bibliographique publié par M.
Max Bessainthe atteste que la production littéraire haïtienne des cent
cinquante-trois dernières années a été considérable. Mais cela ne suffit
pas. La France pourrait sans doute revendiquer ce patrimoine, s'il en
était besoin. Les écrivains haïtiens ne se sont pas contentés de pro-
duire. Ils n'ont jamais cessé de chercher des formules plus propres à
l'expression de l'âme nationale. Ils ont fondé des écoles littéraires, ils
ont lancé des manifestes. Ils se sont livrés à des expériences qui ne
pourraient pas du tout venir à l'idée d'un écrivain français de race
blanche vivant à Paris, par exemple. Ils ont créé la Ronde, la Nouvelle
Ronde. Vers 1928, ils ont créé le mouvement connu sous le nom de la
Revue indigène que les bien-pensants — il y a partout des bien-pen-
sants — ont dénommé la revue indigeste.
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De l'indigénisme, ils sont passés à l'africanisme avec le manifeste


des Griots. Même quand ils n'ont pas trouvé ou n'ont pas donné un
isme quelconque à leur trouvaille, ils ne se sont pas arrêtés de cher-
cher l'instrument linguistique ou la forme ou encore le moule qui ren-
draient plus efficacement toute la complexité du phénomène ethnique,
historique, social, géographique, que nous appelons : Haïti.
En raison de ces recherches, de ces tâtonnements, de ces efforts qui
traduisent l'angoisse de plusieurs générations d'écrivains, beaucoup
plus qu'à cause du nombre des ouvrages publiés et des anthologies
[47] éditées, épuisées, j'admettrai qu'il existe une littérature haïtienne
d'expression française. Personnellement je ne suis pas prêt à renier ce
que j'ai écrit en français avant d'écrire en créole. Et je vous prie de re-
tenir cette déclaration, car je parle d'ordinaire avec tant d'enthou-
siasme de la nouvelle expérience où je suis engagé, que les auditeurs
ont une tendance à me faire dire ce que je n'ai jamais dit. Je n'ai ja-
mais préconisé une table rase de la littérature haïtienne d'expression
française, encore moins une sorte de renoncement solennel à la langue
française.
Il est d'usage qu'au début d'une conférence l'on fasse preuve de
modestie (vraie ou fausse). Et que l'on s'excuse de quelque chose. Je
m'excuserai d'avoir à parler de moi. Je suis, je le répète, personnelle-
ment engagé dans l'expérience du créole. Je ne peux promettre d'en
parler avec le sang-froid du critique qui se propose de faire l'analyse
objective d'un problème littéraire. Je suis un écrivain qui écrit en
créole. Il m'est impossible d'en parler avec la modestie — souvent
feinte — des critiques littéraires. Peut-être suis-je condamné à en par-
ler avec un parti pris que vous aurez la liberté de me reprocher. L'ex-
périence devient de plus en plus exaltante, de plus en plus vitale pour
ceux qui s'y engagent et même pour certains lecteurs. Comment vou-
lez-vous que je garde la mesure, — quand chaque jour les faits de la
vie haïtienne, quand chaque jour les témoignages de plus en plus nom-
breux confirment une foi née dans le douloureux tâtonnement que
connaît l'artiste créateur. Du reste, je ne veux non plus faire le coup
classique de réclamer votre indulgence. Quand s'ouvriront les débats,
c'est à la plus sévère objection que je m'attends car pour moi cette
confrontation offre d'autant plus d'intérêt qu'il ne manque dans l'audi-
toire d'hommes de lettres qui doivent parfois se sentir coupés de leur
véritable public par la langue ou par le mode d'expression.
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Eh bien ! De toujours en Haïti, les hommes de lettres ont senti le


besoin de s'adresser au peuple en créole, comme d'ailleurs on a éprou-
vé ce besoin, si je ne me trompe, à la Martinique, à la Guadeloupe, à
Trinidad. Bien avant l'indépendance, quand le théâtre florissait au Cap
Français, le Devin du village de Rousseau a été traduit en créole pour
être présenté sur les scènes de Saint-Dominique, Moreau de Saint-Mé-
ry, Descourtilz ont écrit en créole. La censure coloniale a été moins
sévère que certaines personnalités françaises et haïtiennes d'aujour-
d'hui qui s'inquiètent outre mesure du développement d'une littérature
d'expression créole.
Après l'Indépendance, il a fallu attendre bien longtemps pour que
se manifeste un véritable intérêt pour les genres de création. Mais des
tentatives d'une prise de conscience linguistique jalonnent toute la pé-
riode qui a précédé la diffusion du chef-d'œuvre d'Oswald Durand :
Choucoune, que d'aucuns considèrent comme notre premier document
littéraire.
*
* *
Mais Oswald Durand n'a pas écrit que Choucoune en créole. Il a
laissé tout un cahier de poèmes créoles. Ce cahier contient de [48]
nombreuses annotations qui montrent tout l'espoir que Durand fondait
sur un mouvement de littérature créole. Il est aussi remarquable que
Durand n'a commencé à écrire en créole que lorsqu'il était parvenu à
la notoriété comme écrivain d'expression française. Il en est de même
de Marsillon Coicou. Son héritier feu Clément Coicou m'a dit quelle
haute idée l'éminent écrivain avait du créole, comme langue littéraire.
On sait aussi que Georges Sylvain a mené une bataille toute pareille à
celle d'un Du Bellay en France ou d'un Chaucer en Angleterre pour le
succès d'une littérature créole. A travers toute l'histoire de notre littéra-
ture, nos écrivains ont débouché sur le créole dès qu'ils se sont posé
comme il convient la grande question que se posent les interprètes vé-
ritables de la réalité : Pour qui écrivons-nous ? Ils ont, timidement
d'abord, débouché sur le créole comme la seule voie qui les sauverait
de l'impasse, qui les délivrerait de l'angoisse. Alors, ils se sont mis à
marcher naturellement d'un pas ferme. Ils ont été pris d'une euphorie
compréhensible. Pour citer le cas d'un écrivain contemporain, Emile
Roumer, l'auteur célèbre des Poèmes d'Haïti et de France, notre plus
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grand prosodiste « du vers français » en arrive à jurer de ne plus écrire


qu'en créole.
D'où nous vient donc, vous demandez-vous, une conviction si pro-
fonde ? La réponse est simple. De l'expérience. De l'entraînement aus-
si. De la révélation des ressources que le créole met à la disposition de
l'écrivain haïtien. De la découverte d'un monde où s'accordent langue
et sentiments. De l'exploitation d'un monde qui serait resté secret sans
cet accord. De la miraculeuse et perpétuelle interaction du langage po-
pulaire et de là vie de tout un grand peuple.
Comme je l'ai dit auparavant, les écrivains haïtiens ont tenté bien
des efforts pour trouver des modes d'expression plus conformes au gé-
nie national. Ils sont partis souvent à la recherche de bien des for-
mules qui les libéraient des écoles littéraires nées — et mortes — en
France. Ces efforts sont d'autant plus méritoires qu'ayant abouti à une
impasse ils ont déblayé la voie pour une révolution plus profonde.
Je ne veux pour preuve de cette évolution que le verlibrisme.
Quelque paradoxal que cela puisse paraître, le verlibrisme introduit
dans la poésie haïtienne par l'Ecole indigène en 1928 a contribué à
préparer l'avènement d'une littérature haïtienne d'expression créole,
car, ce qui a manqué surtout aux écrivains, de langue créole dont j'ai
cité les noms, — et j'ai le regret d'avoir à abandonner Emile Roumer
en leur compagnie, — ce qui a manqué aux auteurs de Choucoune, de
Tiyette, de Cric-Croc et ce qui manque à l'auteur Coucourouge, pro-
chain recueil créole d'Emile Roumer, c'est la volonté de renoncer aux
artifices de la littérature française, pour s'abandonner à des expé-
riences que nous proposent non seulement la langue haïtienne, mais
encore une certaine manière propre au peuple haïtien de sentir et de
penser et d'exprimer les sentiments, les émotions et les abstractions.
Oh ! pardon ! Pour la plupart d'entre vous qui ne connaissent pas
Haïti, je devrais sans doute dire auparavant quelle est la [49] situation
de l'expression dans ce lointain petit pays de près de quatre millions
d'habitants. Laissons la parole à Ernest Doyon. Dans la préface de
Philologie du créole de M. Jules Faine, Ernest Doyon écrit :

« Et le fait est que si nous avons une langue d'emprunt, une langue of-
ficielle qui est le français, notre vraie langue maternelle, celle que nous
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balbutions la première, celle du pays dans son ensemble (j'allais dire du


pays réel, c'est1 bien le cas), celle du peuple des villes comme des cam-
pagnes, celle de toutes les familles, malgré les différences d'éducation et
qu'on n'entend pas seulement dans les humbles chaumières, mais dans les
palais opulents, et pas seulement à l'office du côté des communs, mais
dans les appartements privés et les salons, celle qui pour les gens les plus
frustes, comme pour les esprits les plus finement cultivés — même ceux
qui par snobisme essayeront de le nier — demeure la plus expressive, celle
qui traduit intégralement nos sentiments les plus profonds à ce point que si
ces sentiments — jubilation, colère, amour et autre — sont violents, tous,
à peu d'exceptions près, s'il y en a, tous nous l'employons spontanément :
c'est le créole. »

Voilà pour les sentiments et les émotions. J'estime que c'est un do-
maine qui concerne l’écrivain. Ou alors je ne m'y connais pas.
Quant à la vie politique, les récents événements de cette année
1957 suffisent à prouver que les leaders haïtiens les plus snobs croient
à l'efficacité de l'éloquence créole lorsqu'il s'agit de grands meetings et
d'élections présidentielles au premier degré, et je crois que ce domaine
aussi intéresse l'écrivain tant soit peu engagé.
Maintenant si vous connaissiez tous, le pays, nous aurions fait en-
semble une hypothèse des plus amusantes. Allons-y quand même.
Supposons que dans un moment de folie un gouvernement haïtien dé-
crète qu'à partir de demain matin à six heures il est interdit de parler le
créole sur le territoire de la République de Haïti. Qu'est-ce qui arrive-
rait ? Le commerce du charbon, de l'acassan, des pois, de la patate, la
lessive, l'activité des chantiers, des usines, des marchés ruraux, tout et
tout, en un mot la vie nationale — moins le tourisme — s'arrêterait sur
toute l'étendue du territoire jusqu'à ce qu'un conseiller écouté — ce
qui est très rare dans les couloirs d'un palais — arrive à convaincre le
gouvernement de rapporter le décret.
L'activité économique s'exerce en créole dans tout ce qui n'est pas
à l'échelle des lettres de crédit et des grands contrats. J'ai beaucoup de
peine à m'imaginer un écrivain haïtien qui se désintéresserait de ce
que Léon Bourgeois appelait la tragique réalité : m'grand, goût. Je ne
sais si vous comprenez toute la différence qui existe entre un Haïtien
qui a seulement faim et un Haïtien qui grand goût. Pour moi, je vous
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assure, il s'agit de deux mondes : le monde qui mange pour s'amuser


et le monde qui voudrait manger pour apprivoiser l'âpre servitude de
la faim.
C'est même toute la différence, comme on dit en anglais. Il est' as-
sez étrange, ou plutôt il n'est pas du tout étrange que l'homme de
culture haïtien est pour ou contre le créole suivant qu'il s'intéresse à
l'un ou à l'autre de deux mondes.
[50]
Vous comprenez aisément, n'est-ce pas, que le créole ait des adver-
saires en Haïti, comme le français a eu des adversaires en France du
temps de Villon et de Du Bellay, comme l'anglais a eu des adversaires
en Angleterre du temps de Chaucer, comme le russe a eu des adver-
saires en Russie, tel qu'en témoigne la fameuse lettre de Dostoïevsky
datée d'Elm 1876. Dans le monde entier et à toutes époques, les écri-
vains ont eu assez de motifs de découragement. Les périodes de
gloire, patiemment amenées par le courage des pionniers et par les re-
virements de l'histoire, ont permis l'éclosion des œuvres qui marquent
les littératures nationales. Il n'est point de pays qui n'ait connu de
longues périodes de tâtonnements. Il n'est point d'écrivain, écrivant
dans une langue populaire, qui n'ait essuyé les sarcasmes des partisans
de la langue de « l'élite ».
Je ne suis pas ici pour faire de la propagande. Je vous dirai donc
qu'en Haïti les adversaires du créole se recrutent parmi quelques
beaux parleurs qui traînent leur incroyable niaiserie dans les cinq à
sept des clubs mondains et des ambassades entre deux missions mu-
tiles aux conférences internationales. Ils répètent leurs arguments
comme ils répètent leurs compliments ridicules de diplomates impéni-
tents, en traînant un peu sur la phrase : « Mais le créole n'est pas une
langue. »
Chaque fois que j'essaye de placer un mot dans cette discussion, on
me reproche de l'aborder en écrivain et non en linguiste — que je ne
suis pas. D'accord. De même que la guerre est Une chose trop sé-
rieuse, selon Clemenceau, pour la laisser aux militaires, de même la
langue me paraît beaucoup plus l'affaire des écrivains qu'une question
qui regarde les linguistes seuls. Je laisse MM. Jules Faine, Charles-
Fernand Pressoir, Pradel Pompilus, Odnel David, discuter du créole en
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linguistes. Pendant ce temps-là, j'écris et j'encourage de jeunes compa-


triotes à écrire en créole.
Mais on nous reproche aussi de ne prendre part à la discussion
qu'en français. Je désiré prouver que ce n'est pas exact. À la boutade
classique : mais le créole n'est pas une langue, M. Frank Fouché, au-
teur d'Œdipe-Roi en créole, d'une adaptation créole d'œuvres de Lorca
et de nombreuses comédies créoles originales, répond par le poème
créole.

JOUVA JOU VIENT

Vous voyez donc que pour M. Franck Fouché et pour beaucoup


d'entre nous le créole est la langue des Haïtiens, celle dans laquelle ils
expriment leurs sentiments spontanés, leurs émotions, leurs revendica-
tions, les contradictions du milieu, 'y compris les contradictions lin-
guistiques, celle qu'ils enrichissent chaque jour de créations nouvelles.
Mais n'oublions surtout pas que le créole est né de la nécessité
pour les colons français et les esclaves africains de se faire com-
prendre sur les plantations de Saint-Domingue. Le créole s'est pour
ainsi dire imposé au colon français de l'époque, comme il s'impose
[51] aujourd'hui aux patrons étrangers qui exercent ou contrôlent une
industrie quelconque en Haïti, les rapports économiques n'ayant pas
beaucoup changé. Ils se passent bien du français d'ailleurs, quand ils
ne le connaissaient pas auparavant. C'est pourquoi je dis souvent que
cent dix pour cent de la population d'Haïti parle créole, puisque les
étrangers qui partagent notre hospitalité l'apprennent si rapidement
qu'ils oublient parfois leur langue maternelle.
Si j'insiste tellement sur le fait que la langue parlée en Haïti est le
créole, c'est parce qu'il y a, qu'on le veuille ou non, dans la création
littéraire un curieux phénomène de donnant-donnant, c'est parce que
l'écrivain se sert de l'instrument linguistique, en acquiert la maîtrise
dans la même mesure que la langue s'accorde avec l'inspiration et
concourt à la création, en moulant tous les matériaux dont se saisit le
poète ; c'est parce qu'enfin les réalités haïtiennes s'expriment en créole
et que l'écrivain haïtien qui veut s'en abstraire est plus éloigné du sol
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et du drame humain qu'un spoutnik dont le « bip, bip, bip » n'intéresse


plus personne.
L'on concède tout cela facilement. Mais, toujours en traînant sur la
phrase, l'on nous rappelle charitablement que « le créole n'est qu'une
langue parlée, que le créole n'a pas de grammaire ». Je ne connais pas
de langue qui n'ait été parlée avant d'être écrite. Il suffit donc de com-
mencer à écrire dans une langue pour qu'elle devienne une langue
écrite. C'est ce à quoi nous nous appliquons. Quant à la grammaire,
j'ai l'impression que nous pouvons nous en passer pendant longtemps,
comme l'on s'en est bien passé ailleurs jusqu'à la naissance des Vauge-
las et jusqu'à la fondation des académies.
Je vous fais grâce de tout ce qu'on pourrait dire à ce sujet. Il reste
un dernier argument qu'on estime d'autant plus valable que la méthode
Lauback, basée sur la phonétique internationale, s'est abattue sur le
créole, suivant une boutade d'Emile Roumer, comme le charançon
mexicain sur' un champ de cotonniers : « Le créole n'a pas d'ortho-
graphe. »
La bataille pour une orthographe définitive du français se poursuit
encore en France. Bernard Shaw a laissé la moitié de sa fortune pour
une réforme de l'orthographe anglaise.
D'ailleurs l'orthographe américaine diffère de l'orthographe an-
glaise. Si un membre de Labour Party britannique peut avoir le sno-
bisme de se demander ce que signifie Labor Day aux États-Unis, l'ac-
trice née à Brooklyn ou à Dallas n'éprouve aucune difficulté à lire le
texte de Green Postures que M. Marc Connelly a écrit délibérément
dans une orthographe basée sur le parler des Noirs de Harlem. Et l'on
ne peut nier la vitalité de la littérature nord-américaine.
Si je reprends devant vous, ce soir, toutes ces discussions, c'est
pour souligner que la littérature haïtienne d'expression créole ren-
contre l'opposition classique — inarticulée — d'un tas de gens bien.
En fin de compte, ils sont contre parce qu'ils sont contre. Et quand ils
sont contre, la marche de l'histoire doit, selon eux, s'arrêter. Ce n'est
pas vrai.
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[52]
Quand à Saint-Domingue on traduisait en créole les pièces du
théâtre français de l'époque, on se livrait à un jeu qu'on croyait inno-
cent comme à d'autres jeux qui étaient devenus dangereux par la suite.
Nous nous efforcerons de rendre le jeu aussi dangereux que pos-
sible. Les écrivains responsables n'ont pas le temps de jouer.
Quand M. Dantes Bellegarde, ministre de l'Instruction publique,
demandait. par lettre-circulaire, en date du 22 novembre 1919 au nu-
méro 358, aux instituteurs haïtiens d'utiliser le créole pour l'enseigne-
ment de l'histoire nationale, il ne savait pas qu'il aurait plus tard à
mettre sa belle éloquence au service de ceux qui, pour des raisons plus
ou moins avouées, croient devoir contrecarrer, par tous les moyens, le
développement d'une littérature haïtienne d'expression créole. Il arrive
un moment où les gens bien cessent de jouer. Nous autres, nous ren-
dons le jeu de plus en plus dangereux.
L'intervention de Christian Beaulieu devait transformer en débats
sérieux ce qui jusqu'ici passait pour une rigolade. Je m'interdis d'entrer
dans les implications pédagogiques de la question du créole.
Aujourd'hui, quinze ans après la mort de Christian Beaulieu, le
seul événement littéraire digne de retenir l'attention en Haïti, est la fa-
veur dont jouissent dans les milieux populaires les œuvres poétiques
et théâtrales d'expression créole. H est clair que dans ces conditions il
est aussi absurde de continuer à enseigner le français sans passer par
le créole que de recommencer à parler le latin... au quartier Latin.
C'est Stephen Alexis qui m'a raconté l'anecdote suivante : un vieux
professeur de danse ayant appris qu'une famille bourgeoise de Paris
voulait faire prendre les leçons de danse à une jeune fille, se présenta
pour l'emploi. On fit venir l'intéressée qui, toute joyeuse, posa cette
question inattendue : « Monsieur le professeur, vous pouvez m'ensei-
gner le boogie-boogie, le rock-n'roll, etc. » Le pédagogue indigné ré-
pondit : « Je suis professeur de danses mortes, mademoiselle ! »
Le peuple haïtien se sépare peu à peu des professeurs de danses
mortes, quitte à les retrouver plus tard, à un carrefour plus large de la
culture.
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Je ne sais pas si un gros événement, une forte secousse sismique —


ou ce que tout le monde semble attendre avec un sadisme désespéré
— une grande guerre viendra changer tout cela.
En attendant... dans sa brochure Culture, langue et littérature, M.
Emmanuel C. Paul après avoir constaté que notre littérature traverse
une crise propose ou bien « l'application systématique de la technique
que Jacques Roumain emploie dans Gouverneurs de la Rosée ou bien
le recours pur et simple au créole avec, ajoute-t-il, les inconvénients
que comporte cette dernière solution ». Les inconvénients dont il
parle, vous les devinez. « Comme notre littérature doit viser au rayon-
nement international, écrit-il, il faut qu'elle soit accessible aux autres
communautés de la Planète. » Et de l'Espace ?
C'è bon, un poème de Diacoute, a été traduit en français et publié
dans Présence Africaine en 1951. Touriste pas pren portrai'm a été
[53] traduit en anglais et publié dans Haïti, black Republic de Selden
Rodman. Le même poème a été traduit en espagnol et publié dans une
revue de Madrid. Antigone en créole, a été traduit en américain par
Mme Edith Goll. M. Edris Saint-Amand vient d'achever une traduc-
tion française. On m'annonce que le R. P. Bissainthe a mis en français
les poèmes de Diacoute.
Je répondais un jour à une dame qui manifestait quelque inquiétude
qu'une pièce de théâtre écrite en créole ne soit jamais jouée à Paris, je
lui répondais combien donc de pièces de théâtre écrites en français par
des Haïtiens ont été représentées à Paris. Et nous en avons écrit. Et. je
lui demandais quelle est cette inquiétude d'être isolée de Paris quand
le français nous isole de notre propre peuple. Et je lui disais que si une
bonne pièce est écrite en créole elle sera traduite en français pour être
jouée à Paris, en anglais pour être jouée à Londres, en russe pour être
jouée à Odessa. Mais si l'auteur haïtien ne peut écrire une bonne pièce
de théâtre qu'en créole, laissons-nous tenter notre chance de ce côté-là.
Dans un article paru dans Optique, édition de juillet 1954, je prédi-
sais qu'en ce siècle dynamique, où les moyens de communications se
sont développés au point de reléguer la page écrite au dernier rang des
véhicules de la pensée, il se pourrait bien que le créole fasse un gros
bond et saute du scénario dans le disque, la radio, le ruban magné-
tique, le cinéma, la télévision, que sais-je encore, sans passer par le
livre, du moins avant de s'immobiliser dans le livre. Cette prédiction
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commence à se réaliser. Au cours des derniers événements un jeune


poète qui n'appartient à aucun cénacle, qui n'a eu besoin d'aucun par-
rain littéraire devint tout à coup célèbre lorsque dans un poème lu à la
radio, Calinda 1, il exprima les aspirations les plus profondes de la ma-
jorité du peuple haïtien.
*
* *
Maintenant deux mots à propos du théâtre. Le théâtre est l'art po-
pulaire par excellence.. Son origine est populaire. Il périclite lorsqu'il
ne peut s'adresser qu'à une élite sociale. Il ne s'épanouit que là où un
public nombreux s'identifie avec les personnages de la scène. Je pense
que les mots théâtre national populaire contiennent deux pléonasmes.
Tout théâtre national qui se respecte comporte dans son répertoire
quelques « classiques » étrangers. Mais c'est la production nationale
qui fait le vrai succès d'un théâtre, et qui lui donne sa véritable raison
d'être.
Que notre production théâtrale n'ait jamais pu se passer du créole :
voilà ce que les écrivains haïtiens ont toujours compris.
Le poète de salon a pu pendant longtemps jouer le jeu solitaire de
se raconter ses petites histoires dans la langue qu'il a apprise dans l'at-
tente désespérée que des lecteurs de toutes les couches [54] sociales
(j'adore le mot : couches) apprennent aussi cette langue. Le romancier
a eu la ressource d'éviter autant que possible les dialogues ou de prêter
aux personnages qui ne connaissaient pas le français un langage petit-
nègre. Le dramaturge a pour devoir de mettre ses personnages dans
des situations difficiles, tragiques ou comiques et de les laisser parler.
A moins qu'il consente à laisser son couple de bourgeois sans bonne et
sans garçon de cour, à moins qu'il renonce à toute une catégorie de hé-
ros, il est bien obligé de leur permettre de s'exprimer dans la seule
langue qu'ils connaissent.
C'est d'ailleurs en faisant parler le langage de leurs conditions aux
bonnes, garçons dé cour, chefs de section, gendarmes, que le drama-
turge haïtien s'est aperçu que le créole était comique. Cette arrière-
pensée a dominé pendant longtemps le théâtre d'expression créole. Ce
sont les personnages qui sont comiques. Ou bien les acteurs ou encore

1 Claude Innocent.
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 16

les auteurs. J'ai vu Wandha Wiener arracher des larmes à un auditoire


en évoquant en créole la détresse de la vieille Délira devant le cadavre
de Manuel, lorsqu'elle a dramatisé un chapitre de Gouverneurs de la
Rosée, sans scène, sans éclairage approprié, en pleine lumière du jour
au Musée du peuple haïtien.
Il y a dix-neuf ans, j'ai vu les élèves et parents d'élèves d'une école
rurale en Haïti jouer une pièce en créole. Longtemps après avoir vu
Broadway et Paris, j'ai continué à penser que ces paysans sont les
meilleurs acteurs que j'aie jamais vus sur une scène.
L'année dernière, j'ai recruté dix-sept paysans autour des temples
du Vodou de la plaine du Cul-de-Sac. Après vingt-deux jours de répé-
titions, je leur ait fait jouer un drame en trois actes. La plupart d'entre
eux ne savent pas lire. Le public haïtien n'a jamais applaudi avec tant
de conviction des acteurs sur une scène. La pièce était écrite pour eux.
Pour qui écrivons-nous ? C'est là toute la question. J'écris désormais
pour le peuple haïtien. L'œuvre chargée des réalités du drame haïtien
parlera au monde, portera au monde le message du peuple haïtien. Il y
a quelque chance que ce message soit universel.
Nous nous arrêtons ici, si vous le voulez bien, non point pour dic-
ter des conclusions, mais pour former des vœux. On ne peut jamais
d'une manière précise prédire quand, comment et dans quelle direction
va s'opérer, une révolution littéraire. Des circonstances qui apparem-
ment n'ont rien à y voir peuvent la retarder, la précipiter, en modifier
le cours et les données. Je me suis efforcé de vous indiquer quelques
aspects de la crise que connaît actuellement la littérature haïtienne.
Cette crise ne m'inquiète pas. Au contraire. Je me suis appliqué à vous
démontrer que l'homme de lettres haïtien doit compter avec le créole,
s'il veut compter avec le peuple pour renouveler l'art national, s'il veut
rejoindre là culture universelle par la voie authentique de la culture
nationale. Je ne vois pas, pour ma part, quelle autre orientation il peut
donner aux genres menacés de stérilité.
Je ne prétends pas pour autant qu'il faille remplacer le français par
le créole dans toutes nos démarches intellectuelles.
Et c'est pour qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai jamais dit,
[55] que je le répète aujourd'hui devant un auditoire composé de Fran-
çais et d'Haïtiens.
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 17

Je sais très bien que les questions soulevées ici n'intéressent même
pas tous les écrivains haïtiens. Encore moins le grand nombre des
écrivains français. Je sais aussi que certains genres, si vous me per-
mettez de m'exprimer ainsi, sont en dehors de la crise d'expression,
que telle étude scientifique du docteur Price-Mars, tel article juridique
du docteur Clovis Kernizan ont bien pu paraître dans une revue de
langue anglaise, de langue allemande ou portugaise sans jamais être
publiés en français. L'essayiste, le critique et le chercheur de catégorie
internationale, peuvent s'enfermer même dans le latin, si bon leur
semble.
Par contre, quand je trouve l'occasion de m'adresser aux jeunes ta-
lents haïtiens qui s'exercent à la poésie, au théâtre, au roman, à la nou-
velle, je les engage très sérieusement à considérer les possibilités du
créole comme langue littéraire. Je les engage à s'y mettre avec cou-
rage, avec conviction. Mais je ne manque jamais de les mettre en
garde contre l'attitude qui consiste à croire que celui qui parle le
créole, peut aussi l'écrire. Je leur, rappelle qu'on peut écrire mal en
créole, comme dans toutes les, autres langues et que pour bien écrire
dans n'importe quelle autre langue, il faut' d'abord du talent, du solide
talent d'écrivain et qu'il faut ensuite travailler comme une bête, ap-
prendre à écrire en écrivant, renouveler l'inspiration en écrivant beau-
coup. En d'autres termes, je vous prie de croire que c'est le contraire
d'une solution de paresse que je propose à mes compatriotes. C'est à
une tâche héroïque que je les convie plutôt : l'édification d'une langue
par des œuvres qui s'imposent au monde. Je suis beaucoup plus
convaincu que je ne suis arrivé peut-être à vous le suggérer dans ce
modeste exposé. Je n'hésite pas à annoncer aux jeunes écrivains haï-
tiens qu'il peut bien arriver qu'on parle encore de la littérature haï-
tienne d'expression créole quand toutes les œuvres de la littérature haï-
tienne d'expression française' seront oubliées.

F. Morisseau-Lerov.
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 18

Parmi les interventions très intéressantes qui suivirent la confé-


rence qu'on vient de lire, nous avons tenu à reproduire in extenso celle
de M. Serge Vieux, haïtien :

Il ne s'agit absolument pas de formuler ici quelque nouvelle objec-


tion aux thèses que vient de nous exposer notre ami Morisseau-Leroy,
et que — j'aurai à le préciser tout à l'heure — je tiens au contraire
pour pleinement justifiées. Mais applaudir au développement d'une
poésie ou d'un théâtre d'expression créole en Haïti ne va pas sans
éveiller en moi, en vérité, quelques inquiétudes sérieuses pour l'avenir
de cette expérience, et je voudrais précisément attirer votre attention
sur les obstacles et les risques d'échec que celle-ci côtoie à mon avis.
Cet effort d'une littérature vraiment haïtienne par la langue [56]
comme par l'inspiration, que Morisseau-Leroy nous invite à appuyer,
risque de tourner court, en effet » s'il ne s'appuie pas résolument sur
un effort plus décisif et plus large : celui de l'extension du créole,
comme langue autant écrite que parlée, aux domaines jusqu'ici inter-
dits de la vie administrative, politique, économique, et sociale. Dans
un cadre humain où les relations essentielles (c'est-à-dire les relations
économiques, administratives, sociales, etc.) empruntent les services
de la langue française comme moyen d'expression au moins écrite, ne
voit-on pas le grave péril qui menace cette échappée isolée d'une lit-
térature créole ? Tentative louable, certes, parce que authentiquement
nationale et populaire ; tentative dramatique de libération de l'âme
haïtienne des contraintes d'un moyen d'expression qui n'est guère le
sien, il ne faudrait pas qu'elle paraisse, et, qui pis est, qu'elle finisse
par devenir effectivement un exercice littéraire d'avant-garde, un jeu
artificiel où se plaisent les adeptes d'une nouvelle école en mal d'ori-
ginalité. On a dit tout à l'heure comment le retour nécessaire à nos
sources africaines était devenu parfois, chez certains poètes haïtiens,
un thème passe-partout, un cliché vide de toute inspiration profondé-
ment ressentie. Or je crains que, prisonnière du cadre linguistique
dont je viens de parler, il n'en soit ainsi, à long aller, de l'expérience
précieuse d'une littérature d'expression créole. Je crains qu'alors, au
mieux, elle ne soit routine ; au pire, snobisme : dans les deux cas un
talentueux échec. D'ailleurs, poser — poser complètement le pro-
blème d'une poésie ou d'un théâtre d'expression créole, c'est, du coup,
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 19

soulever la question préalable et plus vaste de l'avenir du créole


comme langue nationale officielle de notre pays. À mon avis, l'examen
des chances d'une littérature créole vient et doit logiquement s'insérer
dans le problème d'ensemble du créole ; et c'est d'une discussion sur
ce problème d'ensemble qu'il faut partir, et non, selon moi, d'une dis-
cussion qui se voudrait exclusivement littéraire.
Cela dit, il convient de se rendre aux arguments pertinents dont
notre ami Morisseau-Leroy a vivement fouetté ses adversaires, et c'est
ici que je voudrais ajouter à l'impressionnant arsenal des « attendus »
développés par Morisseau-Leroy pour défendre la cause du créole,
deux raisons supplémentaires d'applaudir à son expérience. Il faut
d'abord souligner cette force, cette « charge » poétique que recèle na-
turellement la phrase créole, du seul fait qu'elle utilise très sobrement
les espèces de mots, comme l'article, la conjonction, la préposition,
etc., à fonction surtout grammaticale. Prenez, par exemple, ce fameux
poème « Bravo Marin... » de « Diacoute » : on y découvre combien le
créole sait mettre naturellement en relief les mots qui désignent, qui
expriment : le nom, l'adjectif, le verbe, etc., bref ceux où vient se loger
la poésie. Quelle n'est donc pas la chance de l'écrivain haïtien de
langue créole de pouvoir faire sans effort, l'économie des mots poéti-
quement a neutres », retrouvant ainsi la tentative de ces jeunes poètes
qui, je ne sais plus dans quelle revue d'avant-garde, supprimaient sys-
tématiquement articles, virgules, etc., tout ce qui peut arrêter le flux
poétique dans son bondissement le long de la phrase.
[57]
Il y a une deuxième raison en faveur du créole, qui tient au fait im-
portant qu'il permettrait enfin à nos poètes d'être, pour ainsi dire
conséquents avec eux-mêmes. Considérez, en effet, qu'il y a, grosso-
modo, deux attitudes extrêmes que tout poète peut prendre en face de
son public. Soit il veut témoigner : manifester ce qu'il est (ou qu'il
croit être) de plus profondément, de plus authentiquement lui-même.
Et il aboutit, à l'extrême, à cette quête vertigineusement profonde de
soi, à là libération de l'automatisme psychique de facultés en latence ;
il aboutit à éveiller tous les grisous, à révéler tous les trésors, bref :
au surréalisme. Je schématise à l'extrême, je le sens, mais cela suffit à
montrer combien il est surprenant que le poète haïtien de lignée sur-
réaliste, en descendant au fond de lui-même, n'y ait pas retrouvé, mêlé
à sa négritude, le créole, le créole maternel et quotidien, les mots
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 20

créoles, leurs pépites de saveur et leurs jeux... Une poésie surréaliste,


par définition, ne peut être qu'authentique, et, haïtienne, elle ne peut
qu'être dans la langue authentiquement haïtienne : le créole.
L'autre attitude possible du poète devrait aussi conduire, en Haïti,
à l'usage du créole comme instrument d'expression. C'est celle du
poète qui se veut révolutionnaire, et s'affirme engagé jusqu'au cou
dans son temps et Ses combats. On reconnaît ici la formule d'une poé-
sie comme arme, dont les affiches de Maïakovski sont l'exemple le
plus frappant... Or, là encore, je comprends mal que le poète haïtien
qui écrit pour émouvoir et surtout mouvoir l'homme haïtien, pour mo-
biliser sa conscience devant le spectacle de l'injustice sociale, s'ex-
prime non en créole, dans la langue comprise par ceux qui subissent
cette injustice, mais en français, dans la langue élue de ceux qui la
font subir. Mais il y a davantage : la ligne de clivage du français au
créole n'est pas une ligne géographique, comme cela se présente en
Inde ou en Suisse ; elle est une ligne de séparation, de hiérarchisation
sociale, le « parler français » étant un signe présomptif d'apparte-
nance sociale. Dans ces conditions, comment l'écrivain révolution-
naire peut-il prendre le parti du peuple, sans prendre par une seule et
même démarche, le parti de la langue traditionnellement jugée infé-
rieure ?
De sorte que l'on peut vraiment s'étonner de lire, en français Ma-
gloire Saint-Aude, le poète surréaliste du Dialogue de mes lampes et
de même de Jacques Roumain révolutionnaire de Bois d'ébène... Quai
qu'il en soit, il serait bon que nos jeunes écrivains abordent, avec
moins de timidité que leurs aînés, les problèmes complexes mais es-
sentiels d'une littérature d'expression créole ; qu'ils songent au mer-
veilleux outil qu'ils ont à leur portée, tout en sachant parfaitement,
d'ailleurs, je le répète, que cette expérience, si elle devait rester seule-
ment littéraire, poétique, théâtrale, etc., risque de tourner court et de
verser, à la fin, dans quelque regrettable académisme du créole.
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[58]

SUMMARY
The future of creole-expressed Haitian literature

A borrowed culture is not a proper medium of full mental commu-


nication between men of culture and the rank and file of their country.
The soul of the Haitian is more faithfully expressed by the creole
language than by any other.
Many literary circles exist in Haïti. Some of them remain content
with the French language as a mode of expression.
But the main question is this : Whom are we writing for ? Whom
are we speaking to ?
If Haitian men of culture are addressing the Haitian people, there
is no doubt about the necessity of using creole for that purpose.
In spite of vigorous local opposition to the adoption of creole as a
mode of expression in Haitian literature, a number of Haitian men of
culture are actively writing in creole. This movement was foreshado-
wed by many interesting facts in Haitian literature. Long before inde-
pendance was achieved, Rousseau's Le Devin du Village was transla-
ted into creole in order to be played at Saint-Dominic. Moreau de
Saint-Méry and Descourtilz wrote in creole.
So far, Haiti possesses a more abundant French-expressed litera-
ture.
We are most confident about the future of creole-expressed litera-
ture in Haïti. Experience justifies our optimism. Creole offers va-
luable resources of expression to the Haitian writer. It reveals a world
in which language and sentiments are in harmony. Such a world
would remain hidden to us, were it not for this harmony. Furthermore,
there is a miraculous and endless interaction between the popular
language of a great people and its mode of living.
What Haitian writers are after is to find out by constant efforts
such modes of expression as are more consonant with their genius.
“La littérature haïtienne d’expression créole, son avenir.” (1957) 22

The fashionable intellectuels of certain Haitian circles object that


creole is not a language. We answer by saying that just as war is too
serious a matter to be left in the hands of military men, so is a tongue
too important a matter to be left to linguists alone.
Another objection levelled at the advocates of creole literature is
that they resort to the French language alone. Don't our critics [69]
then know that Mr Frank Fouché answers by the creole poem ?
To those who say that « the creole language is but a spoken lan-
guage, and that it has no grammar » let it be reminded that every
written language was first spoken before being written. As regards
grammar, it can still be done wihout for a long time, just as it has
been done without before the birth of Vaugelas and other gramma-
rians.
It is also objected that creole has no orthography. But we should
bear in mind that French orthography has not yet taken up its ulti-
mate form. Neither has the orthography of English. And what about
the differences between American spelling and English spelling ?
Mr Emmanuel C. Paul "wishes for a world-wide extension of Hai-
tian literature. We feel that translations will serve that purpose wi-
thout depriving Haiti of a literature of creole expression. Some impor-
tant ones have already been made with telling effect.
In poetry and drama, great progress is being mode in the use of-
creole. Let our aspiring youth be up and doing. By hard work and
constancy in these lines, they will ensure the success of our présent li-
terary experiment.
Mr Serge Vieux, also from. Haiti, approves of the position taken by
Mr Morisseau-Leroy. He is, however, uneasy about the fate of the esx-
periment, so long as the use of creole does not permeate all official
spheres of Haitian national life, especially in written form.

Fin du texte

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