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ÉVALUATION - Module 16 Activité 6

COMPRÉHENSION ÉCRITE

Le mardi 12 décembre 1995. Aéroport de Mirabel

Nous voici donc arrivés sur notre terre. Chez nous. Tout simplement.

Malgré nos documents, notre statut de résidents, nous sommes nerveux. Nous
avons peur. C’est un réflexe instinctif, difficile à combattre. Nous sommes sur des
frontières et toute démarcation évoque pour nous, réfugiés d’état, une possibilité
d’interdit.

De l’autre côté, nous apercevons mon jeune frère qui nous fait des signes
énergiques. Il avait attendu notre arrivée durant des heures entières. Le passage à la
douane se fait d’une façon tout à fait inaccoutumée!

D’abord, il fallait présenter nos documents; ensuite aller dans un bureau pour
déclarer nos avoirs et recevoir des informations et des adresses : tout cela nous était
inhabituel. C’était donc cela, un pays d’accueil!

Puis, nous devions enfin franchir la douane avec nos valises.

Je m’apprêtais à ouvrir les bagages, déballer nos biens. L’employée m’arrêta.

« Non, non, ce n’est pas la peine. »

La dame, affable, engagea la conversation avec nous, comme si nous étions de


vieux amis, de retour au pays.

« Bienvenue! Mais quel temps fait-il donc en Europe?


− Il neige déjà à Vienne…
− Ah, ici aussi, vous allez bientôt vous en rendre compte… »

Il n’y avait pas de barrière entre nous. Nous n’étions pas indésirables, pouilleux,
suspects ni de trop. Nous n’étions pas sur un terrain inégal. Mais bienvenus.

Bienvenus… bienvenus, bienvenus… cela voulait donc dire qu’il n’y aurait plus de
justifications physiques, morales, d’explications, de demandes, d’attentes, de
traductions, de suppliques, d’amendes à payer, de départs à envisager, de lendemains
incertains à appréhender, de projets avortés, de convocations dans la boîte aux lettres…

Bienvenus voulait donc dire tolérance et paix et peut-être autre chose encore…

Je devais larguer, à cette démarcation, juste avant de franchir la porte du


terminal, la Peur personnifiée qui habite l’homme dans ses cellules et entraîne son
cerveau à ne jamais dormir tout à fait… Je devais m’efforcer d’apprivoiser la liberté à
petites gorgées, afin qu’elle ne tourne pas à la douleur… Mais j’ai eu du mal à croire que
la peur prenait sa dimension minuscule et moins omnipotente. Mais comment donc un
rescapé de la précarité peut-il s’habituer au confort du permanent? Nous étions des
réfugiés, des sous-réfugiés, à peine tolérés, inscrits sur cette dernière liste où la
tolérance perd peu à peu de sa signification et sur la première liste de ceux qui allaient
être expulsés! Expulsés d’où et pour quelle destination?... Les questions du réfugié sans
refuge, vous ne les trouverez dans aucun manuel existant.

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Il n’y avait pas de journalistes qui nous attendaient pour nous questionner sur ce
voyage fou entrecoupé de vies temporaires, mais je palpitais devant une ville qui
semblait nous attendre depuis longtemps, et qui, bras ouverts, nous accueillait ce soir,
nous regardant de tous ses yeux, Montréal, Montréal, Montréal…

Nous voilà maintenant réunis, mon frère et nous, après trois ans d’exil! Nous
débordions de tant d’émotions, mais il fallait enfin partir…

Le choc hivernal nous cloua à la sortie de l’aéroport et je vis pour la première fois
le paysage canadien et montréalais, paysage si blanc et froid dans la nuit.

Nous prîmes alors un taxi dans cette nuit polaire et grelottâmes les uns contre les
autres, allongeant le cou pour distinguer dans la blancheur du paysage presque irréel un
indice de notre nouvelle terre, de notre pays, de cette demeure que nous avions
cherchée au-delà du désir.

Et, finalement, j’ai pensé au texte écrit dans cet élan de réel désespoir, là-bas en
Algérie, debout, penchée sur ma petite machine à écrire, et les mots venaient, seuls,
perlés de larmes qui tombaient sur les caractères :

Nous partirons…

Nous ne savons pas quand ni pour quelle autre terre, nous ne savons pas sous
quel ciel nous abriterons, pour la énième fois, nos têtes de gitans indésirables, oh! mais
nous partirons… Nous serons, comme notre destin, ballottés d’espoirs en hoquets, de
courage en déception, relevés puis à genoux, amenés à rire d’être si démunis et à
pleurer de rester rois, rois en notre cœur, en notre âme blessée puis mille fois pansée.
Or, nous ne savons pas quand nous partirons dans ce pays où il y aura des terres fertiles
à labourer, des fleurs à sentir, des êtres à admirer, des cœurs à aimer, du pain à
manger qui soit doux et non amer…

Nous partirons, dussions-nous pour cela employer un temps d’éternité et, une fois
arrivés au pays des nôtres, nous n’aurons plus à avoir peur d’être différents, car tous les
êtres, races, religions et langues confondues, seront nos frères; là-bas, nous poserons
nos ballots, notre angoisse, notre peur et nous vivrons!

Sadia Messaili
La route de la dignité
Les éditions JCL, Chicoutimi, 2005, page 214 à page 217

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