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sur la vie en société ?

Pierre Crétois
Université de Tours, UFR de philosophie, 37041, Tours, France
Chercheur associé au SOPHIAPOL EA3932, 92001, Nanterre, France

Le fil directeur qui doit être préservé dans toute formulation de la position du holisme
social est la thèse que les individus ne sont pas entièrement dégagés de tout lien. Ils
dépendent les uns des autres pour la possession d’une propriété qui est centrale pour
l’être humain. Personne ne peut jouir de cette propriété – personne ne peut être à
proprement parler un être humain – sinon en présence des autres. Bien entendu,
n’importe qui peut être frappé d’isolement, comme Robinson Crusoë, mais une figure
comme celle de Crusoë aura toujours eu le bénéfice d’une existence sociale dans le passé.
De même que personne ne peut être un membre d’une fratrie sans avoir, ou avoir eu, un
frère ou une sœur, personne ne peut être un être humain à proprement parler, selon cette
thèse, sans jouir ou avoir joui de la présence des autres dans sa vie.
Philip Pettit 1

Dans un célèbre passage de L’Introduction à l’économie politique, Marx, évoquant les


robinsonnades dans la théorie économique et politique du xviiie  siècle, réunit sous
cette même étiquette les écrits de Rousseau, d’Adam Smith et de Ricardo 2. Il est
légitime de se demander quelle est la raison de cette réunion à première vue discutable.
Le Contrat social s’oppose, entre autres choses, aux méfaits des inégalités économiques.
Il n’est pas d’abord une théorie positive visant à accréditer l’ordre des échanges ou la
division du travail comme ont pu en produire Smith et Ricardo 3.

1 Philip Pettit, Penser en société, Paris, PUF, 2004, p. 100-101.


2 Cf. Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), dans Karl Marx, Philosophie,
trad. M. Rubel, Paris, Gallimard, 1982, p. 446 : « Des individus qui produisent une société – donc une
production d’individus socialement déterminée, tel est naturellement le point de départ. Le chasseur et le
pécheur isolés, ces exemplaires uniques d’où partent Smith et Ricardo, font partie des fictions pauvrement
imaginées au xviiie, de ces robinsonnades qui, n’en déplaise à tels historiens de la civilisation, n’expriment
nullement une simple réaction contre des excès de raffinement et un retour à ce qu’on se figure bien à tort
comme l’état de nature. Le “contrat social” de Rousseau, qui établit des rapports et des liens entre des
sujets indépendants par nature, ne repose pas non plus sur un tel naturalisme. »
3 On peut considérer que Marx a en tête le chapitre 6 du livre I de la Richesse des nations sur « les
parties constituantes du prix des marchandises »  : « Dans ce premier état informe de la société, qui
précède l’accumulation des capitaux et l’appropriation du sol, la seule circonstance qui puisse fournir
quelque règle pour les échanges, c’est, à ce qu’il semble, la quantité de travail nécessaire pour acquérir
les différents objets d’échange. Par exemple, chez un peuple de chasseurs, s’il en coûte habituellement
deux fois plus de peine pour tuer un castor que pour tuer un daim, naturellement un castor s’échangera

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Mais Marx s’efforce, en réalité, de saisir la robinsonnade dans son propre cadre
théorique. Il considère, en effet, que là où les auteurs de robinsonnades croient pratiquer
un naturalisme, c’est-à-dire un savoir basé sur des principes naturels et sur la nature des
choses, ils ne font, en vérité, qu’exprimer involontairement une conception déterminée
par le rapport de production capitaliste. Ces auteurs font donc passer pour naturel ce
qui n’est qu’un conditionnement normatif historique. Considérer l’homme comme
un individu indépendant des autres pouvant, ou non, selon sa volonté, entrer dans des
relations contractuelles avec autrui est, pour Marx, une croyance qui résulte des rapports
de production capitalistes. Il s’agit de l’apparence que les individus sont conduits à
avoir d’eux-mêmes en contexte capitaliste. Il ne saurait s’agir d’une réalité ontologique
car la société n’est pas, selon Marx, constituée d’individus atomiques. Au contraire, le
paradoxe introduit par l’auteur du Capital indique que c’est en tant qu’ils sont les parties
d’un tout socio-économique qui les y détermine, que les individus, malgré eux, sont
conduits à se considérer comme des individus indépendants et comme des particules
sociales atomiques dont la fable de « Robinson » est un miroir :
Le « contrat social » de Rousseau, qui établit des rapports et des liens entre des sujets
indépendants par nature, ne repose pas non plus sur un tel naturalisme. Ce n’est que
l’apparence, apparence purement esthétique, des grandes et des petites robinsonnades.
Il s’agit plutôt d’une anticipation de la « société civile », qui se préparait depuis le
xvie siècle et qui, au xviiie, marchait à pas de géant vers sa maturité. Dans cette société
de libre concurrence, chaque individu se présente comme dégagé des liens naturels,
etc., qui faisaient de lui, à des époques antérieures, l’ingrédient d’un conglomérat
humain déterminé et limité. Cet individu du xviiie siècle est un produit, d’une part,
de la dissolution des formes de société féodales, d’autre part, des forces productrices
nouvelles surgies depuis le xvie siècle 4.
On est donc confronté à un paradoxe qui est que le contractualisme compris comme
la réunion d’individus en apparence indépendants est, en réalité, le produit d’un
quasi-déterminisme historique – le paradoxe résidant précisément dans le fait que
l’indépendance sur laquelle se basent les théories du contrat (indépendance qui, pour
Marx, n’est qu’idéologique) cache en réalité une dépendance très forte des individus
à l’égard des formes socio-économiques qu’ils participent à réaliser. Comment cela se
donne-t-il à comprendre ?
Reprenons donc la critique que Marx fait des « robinsonnades » afin de voir si elle
peut fonctionner sur le cas Rousseau comme Marx semble le penser.

contre deux daims ou vaudra deux daims. Il est naturel que ce qui est ordinairement le produit de deux
jours ou de deux heures de travail, vaille le double de ce qui est ordinairement le produit d’un jour ou
d’une heure de travail ». Ce passage a clairement inspiré le chapitre du Capital sur le fétichisme de la
marchandise dans lequel Marx fait également largement référence à la figure de Robinson. Ricardo cite
et discute ces passages de Smith à la section i, premier chapitre, des Principes de l’économie politique et
de l’impôt (1817), Paris, GF, 1992, quand il est question de la fixation de la valeur. Même si Ricardo
est en partie en désaccord avec Smith concernant la fixation de la valeur, il n’en reste pas moins qu’il
réutilise le motif de la robinsonnade grâce auquel il opère certaines inférences qu’il semble tenir pour
naturelles  : « Même dans l’état incivil auquel Adam Smith fait référence, le chasseur aurait besoin,
pour tuer son gibier, de capital, fût-il fabriqué et accumulé par le chasseur lui-même. Sans arme, on ne
pourrait tuer ni le castor ni le cerf ; la valeur de ces animaux est donc réglée non seulement par le temps
et le travail nécessaires pour les tuer, mais également par le temps et le travail nécessaires au chasseur
pour se pourvoir en capital, c’est-à-dire pour obtenir l’arme qui l’aidera dans sa chasse. » (Ricardo, op.
cit., chapitre premier, section iii, p. 62).
4 Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), éd. cit., p. 446.

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La première critique de Marx consiste à épingler le pseudo-naturalisme des


robinsonnades qui ne sont que la projection apparente, dans un temps jadis, des
conceptions individualistes déterminées par les rapports de production capitalistes. Ce
faisant, il considère que la théorie du contrat social de Rousseau tombe sous l’accusation
de robinsonnade. Mais avant même d’étudier l’usage explicite que Rousseau fait de
« Robinson » dans L’Émile, examinons la pertinence de la critique marxienne et de
l’assimilation de la doctrine du contrat social rousseauiste à celle des pères de l’économie 5.
Au début de l’Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857) 6, Marx
dénonce le fait que ce que disent les uns et les autres sur l’état de nature est une illusion
naturaliste. Les théories de Smith, Ricardo et Rousseau mettent, en effet, sinon au
fondement, au moins à l’origine des sociétés l’existence d’hommes indépendants
ayant, entre eux, des rapports d’échanges contractuels libres. La société économique
ne serait que le résultat d’un rassemblement d’hommes producteurs auparavant épars,
autarciques et indépendants. Adam Smith (que Marx désigne très explicitement)
commence son chapitre sur la détermination de la valeur dans les échanges à partir
d’un troc entre « chasseurs » comme si la complexification des échanges ne constituait
qu’une différence de degré par rapport à l’indépendance naturelle mais n’introduisait,
par elle-même, aucune transformation essentielle dans les rapports de production :
Dans cet état primitif et rudimentaire de la société qui précède tant l’accumulation des
fonds que l’appropriation de la terre, il semble que la proportion entre les quantités de
travail nécessaires pour acquérir différents objets soit la seule circonstance qui puisse
fournir une règle pour les échanger les uns contre les autres. Si dans une nation de
chasseurs, par exemple, il coûte habituellement deux fois plus de travail pour tuer un
castor que pour tuer un cerf, un castor devrait naturellement s’échanger contre deux
cerfs ou valoir deux cerfs. Il est naturel que ce qui est habituellement le produit de
deux jours ou deux heures de travail vaille le double de ce qui est habituellement le
produit d’un jour ou d’une heure de travail 7.
Si le travail donne un contenu à la valeur et permet de la déterminer par comparaison
des quantités de travail abstrait qu’il a fallu pour produire indifféremment telle ou telle

5 En d’autres lieux de son œuvre, l’évocation par Marx de la philosophie politique de Rousseau peut
prendre un tour élogieux qui semble à mille lieux de la citation que nous considérons  : « Voici
comment Rousseau décrit, en termes justes, l’homme politique en tant qu’abstraction : “Celui qui ose
entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine,
de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solidaire, en partie d’un plus
grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être, de substituer une existence
partielle et morale à l’existence physique et indépendante. Il faut qu’il ôte à l’homme ses forces propres
pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui.”
(Contrat social, livre II).Toute émancipation signifie réduction du monde humain, des rapports sociaux
à l’homme lui-même.
L’émancipation politique est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société civile, à
l’individu égoïste et indépendant, d’autre part au citoyen, à la personne morale.
C’est seulement lorsque l’homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu’il
sera devenu en tant qu’individu un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel,
dans ses rapports individuels  ; lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme
forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique ; c’est
alors que l’émancipation humaine sera accomplie. » (Karl Marx, À propos de la question juive, dans Karl
Marx, Philosophie, éd. cit., p. 78-79)
6 Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, éd. cit., p. 446.
7 Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, t. I, Paris, PUF, 1995, p. 53.

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marchandise, la possession du fruit du travail par le travailleur lui permet de rentrer


dans des relations d’échange. En ce sens, le troc est un échange moins complexe que
les échanges capitalistes, il n’est pas un autre type d’échange. L’individu propriétaire de
son travail intervient dans l’échange au titre d’atome indépendant des autres, pouvant
ou non, selon son libre choix, contracter. Cela conduit Smith, comme nous l’avons dit,
à considérer que les structures socio-économiques ne déterminent pas les individus,
mais seulement qu’elles sont le résultat spontané des contrats d’échange volontaires
que ces individus indépendants passent entre eux. Pour le dire autrement, si la nature
individuelle n’est pas déterminée par les rapports de production et d’échange, cela
signifie que ces derniers n’ajoutent rien à cette nature individuelle, mais qu’ils sont le
résultat contingent de la rencontre de propriétaires indépendants (propriétaires de soi,
de leurs choix, de leur travail, de leurs biens 8) :
Dans cet état de choses, la quantité de travail communément employée à acquérir ou
à produire une denrée est la seule circonstance qui puisse régler la quantité de travail
qu’elle devrait communément acheter, commander, ou contre laquelle elle devrait
communément s’échanger 9.
Pour Marx, une telle conception n’est pas un naturalisme authentique, les hommes ne
sont pas naturellement des atomes propriétaires d’eux-mêmes et de leur travail. Il s’agit
seulement d’une apparence, d’une fiction « pauvrement imaginée 10 » qui n’exprime
pas l’état d’hommes qui auraient vécu avant la société mais plutôt la projection par
les consciences individuelles de ce que les rapports de production capitalistes les
déterminent à croire qu’ils sont. La conception de soi comme propriétaire de soi et de
son travail est bien une construction sociale. Le matérialisme historique nous apprend
que la manière dont l’homme se pense comme un individu indépendant entrant dans
des rapports de libre contrat avec les autres est, en réalité, un produit socio-historique.
Si l’état de nature comme état des individus indépendants et libres avant l’existence
de la société, est une « apparence », de quoi est donc faite la réalité ? Pour Marx, ontolo-
giquement, ce sont les structures collectives qui priment les entités individuelles et, de
ce fait, il est impossible de rendre compte de la société par la combinaison d’individus
indépendants et libres. La représentation que les individus se font d’eux-mêmes, est un
effet déterminé par l’infrastructure socio-économique. Ainsi, l’individu qui se conçoit
comme libre et indépendant, sur le modèle de Robinson, ne peut être que le produit
paradoxal d’un quasi-déterminisme collectif et cette image d’un soi indépendant, à
l’instar d’un Robinson, est une apparence factice. L’individu indépendant et libre est,
en réalité, le produit de la dissolution des formes féodales et de l’affirmation de la forme
capitaliste de l’accumulation et de l’échange des richesses.
On peut pourtant mettre en doute que la critique soit pertinente concernant
Rousseau.
La principale raison est que le Genevois, lui-même, s’est défié des théoriciens qui
ont prétendu penser l’État à partir d’un état de nature qui ne serait que la projection
de l’homme de leur temps dans un univers fictif prétendument pré-social parce que

8 Selon la célèbre expression de l’historien des idées marxiste : Macpherson. Dans son célèbre ouvrage
consacré à l’« individualisme possessif », Crawford Brough Macpherson, La théorie politique de
l’individualisme possessif : de Hobbes à Locke, trad. M. Fuchs et P. Savidan, Paris, Gallimard, 2004.
9 Adam Smith, op. cit., p. 54.
10 Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, éd. cit., p. 446.

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dépourvu d’institutions contraignantes 11. Il est évident que l’homme tel que l’histoire
est venue à bout de le façonner est devenu ambitieux et rival par les développements
progressifs de l’amour-propre. Il a donc besoin d’institutions contraignantes pour
vivre pacifiquement avec ses semblables. Mais cela ne signifie pas que l’homme de
la nature (tel qu’il pourrait être abstraction faite des rapports sociaux) ait besoin d’un
État. Autrement dit, c’est une fausse explication qui consiste à partir d’une humanité
qui a besoin d’État pour fonder l’État. Les explications des théoriciens comme Hobbes
sont circulaires. Pour Rousseau, il faut montrer comment l’homme s’est mis dans la
situation de ne pouvoir faire autre chose que de constituer un État. Cela ne peut
se faire par référence à un homme naturel défini de manière ad hoc. Rousseau s’est
donc défié de Hobbes qui a voulu établir les fondements de la société sur les hommes
qu’il observait à son époque, pour proposer un autre processus qui prend au sérieux la
dépendance de l’homme à l’égard de son contexte de vie au sens large et notamment
à l’égard de l’évolution de la vie sociale. L’homme ne serait pas naturellement un être
qui a besoin d’un État pour vivre avec ses semblables, mais c’est un être qui, pour être
devenu tel qu’il a besoin d’un État, a dû subir altérations et dénaturations progres-
sives dans l’histoire 12. Son besoin d’État est précisément corrélatif de l’apparition
progressive des structures sociales qui rendent l’État nécessaire. Or, une institution
contraignante ne saurait être nécessaire pour un homme naturel vivant seul dans la
forêt et ne dépendant que de lui-même pour vivre.
Ainsi, les hommes envieux et rivaux les uns des autres, tels qu’ils sont décrits par
Hobbes, sont des hommes dénaturés par la vie sociale 13. Pour Rousseau, l’homme
naturel ne doit pas comprendre en lui les conditions de la vie sociale. Il doit donc être
autosuffisant 14 : tout ce qu’il fait, ce sont des choses qu’il peut faire sans l’intervention
d’aucun autre ; au contraire, l’homme civil a besoin, pour être, de l’existence d’autres
que lui afin de satisfaire ses besoins, ses désirs 15... L’homme naturel n’a donc aucun

11 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dans Œuvres
complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1964, p. 132 : « Les philosophes qui ont examiné les fondements de la
société […] ont transporté à l’état de nature, des idées qu’ils avaient prises dans la société ; ils parlaient
de l’homme sauvage et ils peignaient l’homme civil » ; « Gardons-nous donc de confondre l’homme
sauvage avec les hommes que nous avons sous les yeux. »
12 Voir par exemple  ibid., note 12  : « Le raisonnement de Locke tombe donc en ruine et toute la
dialectique de ce philosophe ne l’a pas garanti de la faute que Hobbes et d’autres ont commise. Ils
avaient à expliquer un fait de l’état de nature, c’est-à-dire d’un état où les hommes vivaient isolés et où
tel homme n’avait aucun motif de demeurer à côté de tel homme, ni peut-être les hommes de demeurer
à côté les uns des autres, ce qui est bien pis ; et ils n’ont pas songé à se transporter au-delà des siècles
de société, c’est-à-dire de ces temps où les hommes ont toujours une raison de demeurer à côté de tel
homme ou de telle femme. »
13 Voir la note no 11.
14 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, éd. cit.,
p. 135 : « Je le [sc. l’homme naturel] vois se rassasiant sous un chesne, se désaltérant au premier ruisseau,
trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits ».
15 La rupture entre une société sans obligations mutuelles, constituée par un « commerce indépendant »,
et une société largement cimentée par l’utilité mutuelle des hommes en raison de la division des
tâches, est dramatisée dans le Second Discours comme le début d’inégalités constitutives de relations de
domination. Rousseau souligne bien que ce passage qui signe le début de l’état civil est marqué par le fait
que l’homme ne se contente plus de tâches qu’il peut faire seul et dépend, dès lors, de la collaboration
avec d’autres que soi : « En un mot tant qu’ils [les hommes] ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un
seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent

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désir, ni aucun besoin de vivre avec les autres ni, a fortiori, de passer un quelconque
contrat pouvant l’engager envers eux. Seul un homme déjà altéré par la vie sociale peut
vouloir contracter : aucun homme naturel au sens de Rousseau ne pourrait avoir le
désir de vivre avec les autres, il se contenterait de lui-même. Seul un homme socialisé
peut avoir l’idée de produire plus que ce dont il a besoin pour échanger avec les autres
et dépendre tellement des autres pour la satisfaction de ses besoins qu’il ne saurait faire
autre chose que de vivre et d’échanger avec eux. Dès lors, l’homme prêt à passer un
contrat avec ses semblables n’est pas naturel, mais est altéré par la vie sociale, et donc
doté de caractéristiques qu’il ne saurait avoir s’il vivait isolé 16. L’homme qui contracte
avec les autres est, en partie, le produit de l’évolution du système socio-économique
dans lequel il évolue. Rousseau ne défend donc pas la robinsonnade de Smith ou
Ricardo. Si l’homme hypothétique de la nature pouvait bien être un « Robinson »,
l’homme mis dans l’état de contracter avec les autres est largement déterminé, modelé
et influencé dans ses dispositions morales et la représentation qu’il a acquise de
lui-même par la vie sociale 17. Le contrat social lui-même n’est pas une décision prise
par des êtres indépendants et par laquelle ils créeraient une société. Le contrat social
ne crée pas les liens sociaux. Ils lui préexistent. Mieux, le pacte est rendu nécessaire
par la vie sociale elle-même. C’est pour remédier aux maux dont elle est la cause que
les individus, tellement dépendants les uns des autres qu’ils ne peuvent plus vivre seuls,
décident de mettre en place un contrat entre eux.
Ainsi, toute la démarche de Rousseau est de montrer que l’on ne peut pas comprendre
et l’état de l’homme, et l’état des sociétés, sans référence aux altérations que l’homme a
acquises dans l’histoire. À quoi sert donc de partir du concept d’un homme indépendant
et autarcique et, en ce sens, d’accréditer l’accusation de robinsonnade ? Il s’agit, en réalité,
d’un dispositif heuristique, d’une hypothèse de travail. Pourtant, on ne saurait faire de la
thèse de Rousseau un équivalent ancien de l’individualisme méthodologique, tant il est
vrai qu’elle permet à Rousseau de définir ce que serait une nature humaine non aliénée
par les rapports sociaux – sa thèse a donc une portée ontologique forte. Rousseau nous le
rappelle dans la préface du Second Discours. Il faut partir de l’hypothèse d’un homme qui

libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre
eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours
d’un autre  ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité
disparut... » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
éd. cit., p. 171.)
16 Rousseau montre bien dans le Discours sur l’inégalité, dans le Manuscrit de Genève et dans le Contrat
social, que l’homme du contrat est un homme profondément altéré par la vie sociale : « Je suppose
les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature,
l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir
dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait
sa manière d’être. » (Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 6, dans Œuvres Complètes, t. III,
éd. cit., p. 360.)
17 Rousseau insiste en de nombreux lieux sur le caractère déterminant de l’émergence d’une disposition
morale issue de la vie sociale : l’amour-propre, pour expliquer l’émergence des rapports de concurrence
et de rivalité qui finissent par accroître les inégalités, les tensions et rendre nécessaire le contrat social :
« l’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se
mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une
jalousie secrète d’autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le
masque de la bienveillance ; en un mot concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêt,
et toujours le désir caché de faire son profit au dépens d’autrui. » (Ibid., p. 175.)

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n’aurait pas besoin des autres et serait indemne de toute influence pour mieux évaluer
et comprendre les transformations que la vie sociale est venue à bout de produire dans
l’homme acculturé 18. Rousseau se met donc en mesure de mettre en évidence ce que
l’homme doit à la société, en l’opposant à ce que l’homme doit à la nature, c’est-à-dire
ce qu’il ne doit qu’à lui-même 19. C’est d’ailleurs ce dont il sera question à travers l’usage
pédagogique de la figure de « Robinson » dans L’Émile. Pour le dire autrement, cette
attitude méthodologique qui consiste à partir d’un individu originairement autosuffisant
est un moyen de faire le départ entre « l’homme de l’homme » et « l’homme de la
nature 20 ». Mais, il ne saurait s’agir de prétendre qu’un homme autosuffisant qui ne
devrait rien de ce qu’il est aux autres pourrait être en situation de vouloir établir une
société avec eux, ou bien que les relations sociales seraient le résultat de la décision
volontaire de tels individus indépendants.
L’état de nature composé d’individus solitaires est donc une hypothèse de travail.
Le contexte du contrat social n’est pas celui d’hommes isolés mais celui d’hommes
déjà interdépendants, ayant besoin les uns des autres et ayant tendance à s’envier, à
s’instrumentaliser et à se battre pour tirer tout le bénéfice de l’échange. C’est même
cette situation de tension devenue intolérable qui est la condition nécessaire du
contrat : des hommes dépendants les uns des autres souhaitent vivre socialement sans
continuer à vivre dans une situation de vulnérabilité à l’égard des diverses dépendances
personnelles que la société tend, au fur et à mesure, à produire et à renforcer. Le
contrat ne se forme donc pas à partir d’hommes réunis et décidant librement d’une
union (comme le pense également Durkheim dans sa critique de Rousseau 21). Mais

18 Ainsi, la statue de Glaucus de la préface du Discours sur l’inégalité peut-elle être prise comme un analogue
de Robinson : « Comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature […] ?
Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, qu’elle
ressemblait moins à un Dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par
mille causes sans cesse renaissantes […] a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque
méconnaissable » (ibid., p. 122).
19 C’est évidemment une thématique centrale dans la pensée de Rousseau. On la trouve plusieurs fois
formulée dans le Discours sur l’inégalité : « Or sans l’étude sérieuse de l’homme, de ses facultés naturelles,
et de leurs développements successifs, on ne viendra jamais à bout de faire ces distinctions, et de
séparer dans l’actuelle constitution des choses, ce qu’a fait la volonté divine d’avec ce que l’art humain a
prétendu faire. » (Ibid., p. 127.) On trouve aussi cette thématique dans L’Émile : « La pratique des arts
naturels auxquels peut suffire un seul homme mène à la recherche des arts d’industrie et qui ont besoin
du concours de plusieurs mains. Les premiers peuvent s’exercer par des solitaires, par des sauvages ; mais
les autres ne peuvent naître que dans la société et la rendent nécessaire. Tant qu’on ne connaît que le
besoin physique, chaque homme se suffit à lui-même ; l’introduction du superflu rend indispensable le
partage et la distribution du travail » (Jean-Jacques Rousseau, L’Émile, livre III, dans Œuvres complètes,
t. IV, Paris, Gallimard, 1969).
20 Jean-Jacques Rousseau, L’Émile, livre IV, dans Œuvres complètes, t. IV, éd. cit., p. 549 : « ce n’est pas
l’homme de l’homme, c’est l’homme de la nature ».
21 Cf. Émile Durkheim, « Le contrat social de Rousseau », Revue de Métaphysique et de Morale,
tome XXV (1918), p. 1 à 23 et p. 129 à 161. Au-delà d’une référence, Rousseau a été pour Durkheim
le motif d’une difficulté intellectuelle. Celle du rapport de l’individu au tout de la société : « Comme
les individus forment la seule matière agissante de la société, l’État, en un sens, ne peut être l’œuvre
que d’individus, et, pourtant, il doit exprimer tout autre chose que des sentiments individuels. Il
faut qu’il sorte des individus et que, cependant, il les dépasse. Comment résoudre cette antinomie
dans laquelle s’est vraiment débattu Rousseau  ? » (Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1950, p. 137.)
Durkheim estime que Rousseau n’est pas parvenu à débrouiller le problème et qu’il se trouve en
défaut, à la fois du fait de sa théorie du contrat social et en raison de son individualisme : « l’idéal des

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on a affaire à des hommes qui cherchent, par une transformation des rapports préexis-
tants, à se prémunir contre les vulnérabilités, concurrences et conflits dont sont source
ces rapports humains mêmes 22. On voit là s’esquisser, chez Rousseau, une antinomie
entre, d’une part, des relations sociales qui seraient mauvaises, et, d’autre part, des
rapports humains assainis par l’institution politique. L’ambivalence des rapports
humains : périlleux ou, au contraire, salvateurs pour la vie humaine, parcourt l’œuvre
de Rousseau et notamment les points que nous allons évoquer.
Le fait que Rousseau fasse référence à un être originairement libre et indépendant
ne supprime pas complètement le soupçon de « robinsonnade » que Marx fait peser
sur sa pensée. Rousseau considère bien, en effet, que le caractère indépendant et libre
de l’homme n’est pas le résultat d’un quasi-déterminisme mais que c’est un état naturel
et natif de l’homme. L’homme n’est ni naturellement sociable, ni déterminé, originai-
rement, par les rapports de production c’est-à-dire par son insertion dans une totalité
socio-économique contraignante. L’homme rousseauiste de l’état de nature est, en effet,
cet homme isolé qui se désintéresse des autres et n’est en rien déterminé par eux, il est
tout en lui-même et semble tout tirer de son propre fonds. C’est donc bien sur la base
théorique de l’hypothèse naturaliste de l’homme solitaire, assimilable au « Robinson »
de Marx, que Rousseau construit sa thèse sur l’origine et le fondement des inégalités.
Peut-on donc continuer à défendre qu’il n’y a pas de robinsonnade au sens
marxiste chez Rousseau ? Oui, car en réalité, l’usage de « Robinson » ne renvoie pas,
chez Rousseau, à une forme d’atomisme social, mais à un dispositif méthodologique
qui n’est pas pour autant assimilable à l’individualisme méthodologique contemporain
pour les raisons déjà évoquées 23. Rousseau essaie méthodologiquement et par une pure
expérience de pensée de dégager la nature humaine des interactions qui l’aliènent.
Que Rousseau parte de l’hypothèse d’individus isolés ne saurait en faire un partisan de
l’atomisme social ; c’est seulement un moyen pour concevoir ce que serait un homme
non aliéné par les rapports sociaux. Cela signifie donc implicitement que les hommes
plongés dans les rapports sociaux doivent une partie de ce qu’ils sont à la société au

sociétés serait-il cet individualisme féroce dont Rousseau faisait son point de départ et la politique
positive ne serait-elle que celle du Contrat social retournée ? » (Cours de science sociale, Leçon d’ouverture,
Paris, Armand Colin, 1888, p. 19). Ainsi, si l’on suit Durkheim, les sociétés ne sont pas des artifices
inventés par les individus pour leurs commodités, mais c’est le contraire : les individus sont des parties
intégrantes des sociétés dont ils dépendent pour être ce qu’ils sont.
22 Ce point est très clairement établi dans le chapitre 6 du livre I du Contrat social. Notre idée est celle de
Starobinski ici : Rousseau essaie de trouver le « remède dans le mal », le remède aux relations sociales
dans les relations sociales même puisqu’il ne s’agit plus de rétrograder comme il est dit dans le Discours
sur l’inégalité. Voir Jean Starobinski, Le remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des
Lumières, Paris, Gallimard, 1989.
23 Rousseau présente l’état de nature comme une hypothèse analogue à celle que font les physiciens,
c’est-à-dire une hypothèse dont la seule fonction est explicative : « Il ne faut pas prendre les recherches,
dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des
raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à montrer
la véritable origine, et semblables à ceux que tous les jours nos physiciens font sur la formation du
monde » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité, éd. cit., p. 133). Quelques pages auparavant,
il avait expliqué que l’état de nature est « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui
probablement n’existera jamais, mais dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien
juger de notre état présent », (ibid., p. 123). L’état de nature est donc clairement donné dans sa valeur
instrumentale et méthodologique. C’est une hypothèse commode pour comprendre les ressorts et les
structures des relations sociales.

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sein de laquelle ils s’insèrent, et qui les conduit à altérer leur nature. D’emblée, la
robinsonnade, se pose, pour Rousseau, comme un instrument d’élucidation (un outil
heuristique) et de critique sociale 24, visant à montrer ce que les hommes tels qu’ils
sont doivent aux interactions sociales et ne peuvent tirer de leur fond, ainsi que la
manière dont les altérations sociales peuvent conduire les hommes à étouffer leur
nature peut être le fondement de certaines pathologies morales et, plus généralement,
du mal 25. Il ne s’agit en rien, comme Marx le suppose et comme c’est le cas chez
Smith, d’utiliser la robinsonnade pour accréditer l’ordre socio-économique constitué
comme combinaison de producteurs-échangistes (vendeurs/acheteurs) atomiques. À
ce titre, la fonction que Rousseau donne à la robinsonnade n’a que peu de choses à voir
avec celle qu’elle peut avoir chez Smith.
S’il est douteux, comme nous l’avons montré, que Rousseau pense la société comme
une réunion d’hommes indépendants et solitaires, il est aussi contestable que ce soit
un moyen pour le Genevois d’accréditer l’ordre des échanges. De ce point de vue, il
est erroné de rapprocher Rousseau des thuriféraires de l’économie politique, bien au
contraire. On peut donc difficilement considérer son œuvre comme une robinsonnade.
C’est ce que montre avec acuité le long passage de L’Émile consacré aux échanges
économiques où il est fait référence à « Robinson ». Rousseau réalise deux opérations
dans ce passage : la première opération, épistémique, consiste à déconstruire l’ordre
économique en exposant à Émile la logique de la division du travail et l’ordre des
échanges ; la deuxième opération, axiologique, consiste à donner à Émile les moyens
de juger de la valeur des marchandises et des métiers en fonction de leur utilité et non
en fonction de la logique biaisée des échanges 26. Dans ce passage, Rousseau se sert
de la référence à « Robinson » comme d’un moyen pour critiquer l’ordre économique
effectif et comme d’une méthode de déconstruction des modalités dominantes de
l’échange. Il fait donc un usage de la figure de « Robinson » qui va à l’encontre de
l’usage que dénonce Marx : cette figure lui sert d’instrument pour rendre manifeste
l’artifice de l’ordre des échanges que Marx nomme « capitaliste ».
Marx considère qu’il s’agit, pour les auteurs des robinsonnades, de naturaliser
l’ordre économique en le faisant reposer sur une opération que des individus isolés
des autres peuvent réaliser seuls : le travail individuel comme principe de la valeur.
Aussi, les théoriciens classiques veulent-ils accréditer l’illusion que tout le processus
de fixation de la valeur d’échange est situé dans l’individu isolé. Par conséquent, pour
eux, le processus économique n’est rien de plus que la figure d’une foule de Robinsons

24 Axel Honneth fait de Rousseau un précurseur de la philosophie et de la critique sociales : « Même s’il
revient à Hobbes d’avoir baptisé cette discipline au milieu du xviie siècle, ce n’est pourtant qu’un siècle
plus tard, grâce à Jean-Jacques Rousseau, que la philosophie sociale à proprement parler a vu le jour. »
(Axel Honneth, La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2008, p. 42.) Dans les pages suivantes de
son ouvrage, Axel Honneth développe cette idée en montrant comment Rousseau est le premier à avoir
donné un contenu non moraliste à sa réflexion sur les pathologies sociales.
25 Cette thèse est très clairement défendue dans la « Profession de foi du Vicaire savoyard », au livre IV de
L’Émile. Comme Rousseau ne souhaite pas attribuer à la nature humaine la cause du mal, pas plus qu’il
ne l’impute à Dieu, c’est dans les mutations que l’homme s’est fait subir par son développement social,
qu’il trouve la cause du mal.
26 « C’est par leur rapport sensible avec son utilité, sa sûreté, sa conservation, son bien-être, qu’il doit
apprécier tous les corps de la nature et tous les travaux des hommes. Ainsi, le fer doit être à ses yeux
d’un beaucoup plus grand prix que l’or, et le verre que le diamant. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile, III,
éd. cit., p. 458-459.)

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travaillant chacun de son côté, vendant chacun le produit de son travail individuel
par contrat, et agrégés. Le groupe, la complexité, n’ajoutent rien à ce que chaque
individu pris isolément apporte. Ce point, Marx ne l’invente pas, il n’est pas même
une caricature, il le reprend explicitement et littéralement de Smith et de Ricardo.
On comprend donc où prend ses sources la fable d’un état de nature où l’individu
isolé fait déjà seul toutes les opérations nécessaires à la détermination de la valeur.
Voyons l’argumentation de Marx, puis la manière dont Rousseau utilise « Robinson »,
précisément pour montrer qu’à l’inverse, il y a un grand nombre d’opérations qu’un
Robinson ne pourrait faire seul et pour lesquelles il est redevable aux autres.
Pour Marx, il y a dans Robinson « toutes les déterminations de la valeur ». Cela ne
signifie pas que Robinson, seul, suffise à produire de la valeur ou, plus généralement,
qu’un homme isolé puisse produire quelque chose comme de la valeur (puisque la
valeur est rendue possible et est nécessitée par l’échange et l’importance de la commen-
surabilité d’objets de natures différentes sur une même échelle 27). Mais cela signifie
que le contenu de la valeur est inclus dans le seul travail humain individuel :
Son inventaire [sc. celui de Robinson] contient le détail des objets utiles qu’il possède,
des différents modes de travail exigés par leur production, et enfin du temps de travail
que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les
rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu’il s’est créée lui-même,
sont tellement simples et transparents que M. Baudrillart pourrait les comprendre sans
une trop grande tension d’esprit. Et cependant toutes les déterminations essentielles
de la valeur y sont contenues 28.
Aussi toute la structure capitaliste reposerait sur l’abstraction d’une caractéristique
individuelle. C’est ce qu’exprime parfaitement le texte cité : Robinson évalue seul le
coût de ses propres produits en fonction du temps de travail qu’ils requièrent de lui.
Il est tout entier le lieu d’une opération économique de fixation de la valeur 29. Mais,
comme l’indique la suite du passage, c’est plus profondément le travail qui, plongé dans
une société d’échange capitaliste (déterminée entre autre par l’appropriation privative
des choses : marchandises, moyens de production, travail…), acquiert la capacité de
déterminer la valeur des choses, autrement dit  : le travail est le contenu individuel
d’une forme – la valeur –, qui, pour exister, dépend de l’existence des structures de
l’échange capitaliste 30.

27 Karl Marx, Le capital, t. I, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 69 : « C’est seulement dans leur échange
que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme,
distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objet d’utilité. Cette scission du produit du
travail en objet de valeur s’élargit dans la pratique dès que l’échange a acquis assez d’étendue. » Ainsi
que, ibid., p. 70 : « La transformation des objets utiles en valeur est un produit de la société. »
28 Ibid., p. 72.
29 Ce point est très clairement inspiré d’Adam Smith et Ricardo : « chez un peuple de chasseurs, s’il en
coûte habituellement deux fois plus de peine pour tuer un castor que pour tuer un daim, naturellement
un castor s’échangera contre deux daims ou vaudra deux daims » (Adam Smith, op. cit., p. 53).
30 D’ailleurs, dans la suite du passage, Marx plonge le travailleur Robinson dans la structure féodale, puis
patriarcale puis communiste (Karl Marx, Le capital, t. I, éd. cit., p. 72-74). On s’aperçoit qu’en fonction
du système économique dans lequel il s’insère, la détermination formelle du travail change. C’est dans
le seul système capitaliste qu’il prend de la manière la plus pleine la forme de la valeur d’échange. Ainsi,
la manière dont les hommes dépendent les uns des autres dans les différentes structures sociales change
la détermination formelle du travail.

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Certes, il existe de la valeur d’échange dès lors que le commerce rend nécessaire la
mise en équivalence des choses échangées. En ce sens minimal, la valeur existe dans
toute société où il y a des échanges. Mais, pour Marx, le contenu de la détermination
de la valeur qui donne aux marchandises une échelle commune est le travail abstrait. La
valeur d’échange n’est donc pleinement déchiffrable que dans un cadre où les travaux
individuels sont comparables sur la base de la quantité de travail abstrait requise pour
la production d’une chose, autrement dit, dans une société juridiquement « égalitaire »,
où chacun peut « librement » échanger ce qu’il a (sa personne, sa force de travail ou ses
biens) sur un marché, ce qui n’est pas possible dans les sociétés (grecque ou féodale) où
le travail, pour ainsi dire « gratuit » (en ce que non échangé dans un marché de personnes
« égales », en raison de l’esclavage ou du servage), brouille le procès de détermination de
la valeur. C’est précisément la limite de la théorie aristotélicienne qui n’a pas pu déchiffrer
complètement ce procès, en raison des conditions socio-économiques qui étaient celles
de la Grèce ancienne 31. Par conséquent, Aristote en est resté à l’idée partielle que la
valeur d’échange réside dans la comparaison des choses par la médiation d’un système
d’équivalence entre elles ; mais il n’a pas pu voir que la forme pleine de la valeur est
déterminée par la quantité de travail abstrait qu’il a fallu pour produire les marchandises 32.
Ce sont donc les rapports de production capitalistes qui, insérant le travail humain dans
de nouveaux types de relations économiques, déterminent de manière pleine et entière le
travail comme la véritable détermination de la valeur d’échange, alors que cette fonction
du travail humain ne pouvait s’exprimer totalement dans une société où les échangistes
n’étaient pas « libres » et leur travail n’était pas rétribué.
C’est pourquoi, prendre l’image de Robinson comme le principe de tout système
économique est une erreur des premiers économistes. Le travail change de détermi-
nation en fonction des systèmes économiques collectifs dans lesquels il s’insère. Or
Robinson dans sa solitude est « libre », « égal » et « transparent » à lui-même, dans la
mesure où il n’est en rapport qu’avec lui-même et connaît parfaitement ses besoins,
ses capacités et ses intentions. Ce motif d’un échange prenant au fond la forme d’un
rapport de soi à soi façonne puissamment les conceptions économiques classiques. La
structure des échanges n’y représente que la généralisation de la relation parfaitement
claire qu’un individu peut entretenir avec lui-même. Ainsi, l’identité des agents en
situation de concurrence pure et parfaite pourrait trouver son point d’incandescence
dans l’identité pure et simple des agents avec eux-mêmes 33. Marx, avant de battre
cette idée en brèche, montre bien Robinson avec ses grands cahiers, ordonnant sa
journée et ses différentes activités en fonction de ses besoins (qui correspondent d’une
certaine façon à la demande) et leur accorde le temps proportionnel au besoin qu’ils
représentent (ce temps correspondant à l’offre, parfaitement ajustée à la demande).

31 Ibid., t. I. , p. 59 : « Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises, que tous
les travaux sont exprimés ici comme travail indistinct et par conséquent tous égaux, c’est que la société
grecque reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l’inégalité des hommes et de leurs
forces de travail. »
32 « Le secret de l’expression de la valeur, l’égalité est l’équivalence de tous les travaux, parce que et en tant
qu’ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l’idée de l’égalité humaine a déjà acquis
la ténacité d’un préjugé populaire. Mais cela n’a lieu que dans une société où la forme marchandise est
devenue la forme générale des produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux
comme producteurs et échangistes de marchandises est le rapport social dominant. », ibid., p. 59-60.
33 Cf. la contribution de Pierre Dockès dans ce même volume.

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Ce qui fait, in fine, le contenu de la valeur de la chose, en contexte capitaliste, c’est


bien le temps de travail accordé à sa production (ce que Marx rappelle par la référence
ironique au grand tableau de compte que tient Robinson sur son île). On peut donc
évaluer les choses et faire des comptes seul et sans échange 34. Mais, dans la suite
immédiate, Marx souligne qu’un Robinson isolé ne saurait être le fondement d’une
quelconque valeur économique que ce soit, parce que toute valeur économique provient
du système de production dans lequel le travail individuel s’inscrit.
Par rapport à ce qu’écrit Marx de Robinson, la pensée de Rousseau est à la fois
proche et différente 35. Il utilise « Robinson » pour montrer la dépendance de chacun
des travailleurs à l’égard des autres travailleurs dans le cas de la plupart des métiers.
« Robinson » est alors l’occasion d’une expérience contrefactuelle, c’est-à-dire prenant
appui sur un « comme si »  : le gouverneur demande à Émile de faire « comme si »
il était un « Robinson ». Ce changement de point de vue lui permet de s’apercevoir,
non que la société est faite d’hommes autosuffisants, mais, au contraire, que certains
métiers et certaines opérations ne sauraient être réalisés par un homme isolé. Rousseau
considère, en outre, que l’interdépendance des métiers ouvre un nouveau moment : la
vie commune des hommes cesse d’être fondée sur le seul agrément des rencontres et des
jeux comme c’était le cas dans le premier état des sociétés, mais s’appuie désormais sur
l’utilité et le besoin mutuels 36. Lorsque l’enfant se figure être à la place de « Robinson »,
il se représente avec plus d’acuité et par la seule imagination toutes les activités qu’il ne
saurait mener à bien sans les autres.
Le motif de « Robinson » n’est donc pas utilisé pour montrer à l’élève en quoi les
rapports économiques seraient le simple résultat d’une combinaison d’êtres indépen-
dants et solitaires. Elle ne lui permet pas de montrer que la valeur d’échange serait

34 Karl Marx, Le capital, t. I, éd. cit., p. 72 : « La nécessité même le force à partager son temps entre
ses occupations différentes. Que l’une prenne plus, l’autre moins de place dans l’ensemble de ses
travaux, cela dépend de la plus ou moins grande difficulté qu’il a à vaincre pour obtenir l’effet qu’il a
en vue. L’expérience lui apprend cela, et notre homme qui a sauvé du naufrage montre, grand livre,
plume et encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu’il est, à mettre en note tous ses actes quotidiens. Son
inventaire contient le détail des objets utiles qu’il possède, des différents modes de travail exigés par
leur production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de
ces divers produits. » Pour accéder à des interprétations plus détaillées de la théorie de la valeur telle
qu’elle est exposée dans le paragraphe sur le fétichisme, on se référera par exemple à Étienne Balibar, La
philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 2001 ; Jacques Bidet, Explication et reconstruction du Capital,
Paris, PUF, 2004 ; Isaak I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, trad. J.-J. Bonhomme,
Paris, Syllepses, 2009.
35 Soulignons que l’usage que Marx fait de Robinson reste marginal dans son œuvre. Il en est de même
dans l’œuvre de Rousseau où Robinson n’est explicitement cité que dans L’Émile. En revanche, la
forme de la robinsonnade est un motif important de la pensée de Genevois.
36 C’est une idée qui est aussi présente dans le Second Discours  :  « L’invention des autres arts fut donc
nécessaire pour forcer le genre humain de s’appliquer à celui de l’agriculture. Dès qu’il fallut des hommes
pour fondre et forger le fer, il fallut d’autres hommes pour nourrir ceux-là. » (Jean-Jacques Rousseau,
Discours sur l’inégalité…, éd. cit., p. 173.) On la trouve également dans la préface de Narcisse  : « Nos
Écrivains regardent tous comme le chef d’œuvre de la politique de notre siècle les sciences, les arts, le luxe,
le commerce, les lois, et les autres liens qui resserrant entre les hommes les nœuds de la société par l’intérêt
personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle, leur donnent des besoins réciproques, et des
intérêts communs, et obligent chacun d’eux de concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le sien.
[…] C’est donc une chose bien merveilleuse d’avoir mis les hommes dans l’impossibilité de vivre entre eux
sans se prévenir, se supplanter, se tromper, se trahir, se détruire mutuellement ! » (Jean-Jacques Rousseau,
Préface de Narcisse, dans Œuvres Complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1961, p. 968.)

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déterminée par le travail individuel, mais, au contraire, (a) que la plupart des travaux
(qu’il appelle les « arts d’industrie ») ne peuvent être isolés des autres (ils ne sauraient
donc être réalisés par des « Robinsons »), (b) que la fixation de la valeur dépend tout
entière de distorsions qui résultent de la tendance des hommes à vouloir profiter des
interdépendances à leur avantage et non du travail compris comme une caractéristique
individuelle, (c) que l’ordre des échanges conduit à un retournement des valeurs : les
métiers les moins utiles se trouvent les plus valorisés, (d) que, dès lors, le point de
vue d’un « Robinson » permet d’éviter les distorsions dans les jugements de valeur
économique pour les rapporter à l’utilité réelle de l’individu et rendre à l’économie sa
véritable destination qui est la satisfaction des besoins humains, non la recherche de
distinction sociale. Le gouverneur espère ainsi assainir la perspective d’Émile, pour
qu’il convertisse intérieurement le péril des interdépendances sociales en une réalité
profitable. C’est en préservant l’enfant des illusions que ne manque pas de générer la
société, qu’il s’agit de prévenir sa participation à une manière néfaste d’envisager les
interdépendances économiques. Là aussi, le remède est dans le mal : les interdépen-
dances ne sont mauvaises qu’à être mal comprises, mais peuvent être salutaires à celui
qui sait les évaluer justement. Nous reviendrons sur ces points dans la suite.
Ainsi, Rousseau propose une lecture tout autre de Robinson que celle dont Marx
l’accuse puisqu’il ne l’utilise pas pour amener Émile à donner un contenu positif à la
théorie des échanges, mais plutôt pour lui servir de repoussoir et le conduire à élaborer
une représentation de la société comme interdépendance d’individus fonctionnel-
lement différenciés et complémentaires dans leurs tâches.
D’autre part, Émile est solitaire en un sens plus radical que ne pouvait l’être le
Robinson de Defoe : il n’a pas encore acquis complètement les notions des relations
sociales, il n’est pas attaché aux hommes, mais son unique étude l’a conduit à ne
s’attacher qu’aux choses et à leur maîtrise 37. Il doit maintenant acquérir la conscience
de l’utilité des rapports sociaux après avoir compris l’utilité des rapports aux choses.
C’est sur ce point qu’il faut prendre garde au type d’approche que Rousseau donne de
la société à Émile dans le livre III de L’Émile. Le gouverneur ne cherche pas d’abord
à donner à Émile une notion de la société fondée sur des rapports entre sujets. C’est
au livre IV qu’Émile apprendra ce que sont les rapports moraux et les rapports de pitié
avec d’autres soi-même. Dans ce livre, le précepteur propose une approche exclusi-
vement fondée sur l’utilité des interactions entre soi et d’autres que soi ayant des tâches
complémentaires :
Votre plus grand soin doit être d’écarter de l’esprit de votre élève toutes les notions
des relations sociales qui ne sont pas à sa portée  ; mais, quand l’enchaînement des
connaissances vous force à lui montrer la mutuelle dépendance des hommes au lieu de
la lui montrer par le côté moral, tournez d’abord votre attention vers l’industrie et les
arts mécaniques qui les rendent utiles les uns aux autres 38.
Il ne s’agit pas de donner, d’abord, à Émile une notion de la société comme composée
d’autres lui-même avec qui il peut dialoguer, voire entretenir des relations amicales
ou morales, mais il s’agit de le conduire à construire une représentation de la société
structurée autour de la notion d’utilité, c’est-à-dire une représentation économique

37 Jean-Jacques Rousseau, Émile, III, éd. cit., p. 238 : « Jusqu’ici nous n’avons connu de loi que celle de la
nécessité : maintenant nous avons égard à ce qui est utile. »
38 Ibid., p. 456.

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de la société comme interdépendance des fonctions dans le cadre de la division du


travail. Cela ne signifie autre chose sinon qu’il s’agit, dans un premier temps, non
pas de pousser Émile à se projeter par les sentiments moraux en autrui, mais de
ramener tous les rapports humains à lui, en tant qu’ils peuvent lui être utiles. C’est le
mouvement inverse de l’expansion morale pourrait-on dire. Le gouverneur cherche
donc à éviter que l’enfant ne se disperse dans le sentiment, pour lui proposer d’abord
de construire une représentation instrumentale de la société dont sa propre vie et son
propre bien-être seraient la fin, au point donc qu’à la fin du livre III, Émile est comme
solitaire dans la société, il n’a pas encore l’expérience d’autrui comme autrui (autre
soi-même) mais seulement comme instrument ou, de manière moins péjorative et
peut-être plus fidèle au texte, comme collaborateur : « Il se considère sans égard aux
autres et trouve bon que les autres ne pensent point à lui. Il n’exige rien de personne :
il est seul dans la société, il ne compte que sur lui-même 39. » La première notion
de société qu’Émile doit acquérir n’est donc pas une notion de la société fondée sur
l’évidence des communications entre sujets mais sur l’interdépendance nécessaire
entre soi et d’autres que soi dans le cadre des relations de production. Ainsi, certains
actes de l’homme civil ne sauraient être faits seul :
Voilà comment nous réalisons l’île déserte qui me servait d’abord de comparaison. Cet
état n’est pas, j’en conviens, celui de l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas
être celui d’Émile : mais c’est sur ce même état qu’il doit apprécier tous les autres 40.
Ce dispositif est très clairement donné par Rousseau comme un moyen d’écarter Émile
des préjugés sociaux et de « toutes les notions des relations sociales », et comme un moyen
pour évaluer les véritables relations et les véritables dépendances qui le lient aux autres :
Le plus sûr moyen de s’élever au-dessus des préjugés et d’ordonner ses jugements sur
les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d’un homme isolé, et de juger
de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité 41.
Ce qui intéresse le précepteur, dans ce dispositif, c’est de permettre à Émile de sentir
jusqu’où il se suffit à lui-même et partir de quand le besoin de plusieurs mains se fait
sentir. Autrement dit, il s’agit de porter l’attention d’Émile sur le fait qu’il y a des actes
qu’il peut faire seul, pour lesquels il se suffit à lui-même et d’autres actes qui supposent
l’existence d’un autre que lui-même. Il y a donc des opérations naturelles en tant
qu’elles sont individuelles et des opérations sociales en tant qu’elles ne sauraient exister
sans l’intervention d’autres que soi. Rousseau parle là « d’arts naturels » qu’il distingue
des « arts d’industrie » :
La pratique des arts naturels, auxquels peut suffire un seul homme, mène à la recherche
des arts d’industrie, et qui ont besoin du concours de plusieurs mains. Les premiers
peuvent s’exercer par des solitaires, par des sauvages ; mais les autres ne peuvent naître
que dans la société, et la rendent nécessaire 42.
Par ailleurs, grâce au dispositif « Robinson », le gouverneur donne à Émile les moyens
d’apercevoir par lui-même les erreurs d’appréciation auxquelles conduit la société  :

39 Ibid., p. 488.
40 Ibid., p. 455.
41 Idem.
42 Ibid., p. 456.

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qu’il ne saurait y avoir ce que l’on pourrait appeler un « self-made-man » et que les
rapports sociaux et les solidarités sont d’abord des rapports et des solidarités instru-
mentaux. Le ciment de la société est donc d’abord fondé sur l’utilité de l’homme pour
l’homme dans le cadre de la complémentarité des métiers. C’est une idée bien établie
chez Rousseau  ; elle lui permet, dans le Second Discours, de distinguer, d’une part,
entre un état de la société dans lequel les relations sont fondées sur un « commerce
indépendant », c’est-à-dire où le seul plaisir lie les hommes, et, d’autre part, la société
cimentée par des rapports d’utilité 43. Cela n’est possible qu’en donnant à Émile les
moyens de déconstruire les valeurs, d’en comprendre l’artifice par un point de vue qui
n’est pas interne à l’artifice, pas non plus par un point de vue qui serait arbitraire, mais
par un point de vue externe grâce auquel il pourra voir les valeurs sociales comme le
résultat d’un processus, d’un montage artificiels.
Rousseau considère donc qu’avant qu’Émile ne puisse entrer dans la société, il
faut qu’il ait acquis une théorie sociale critique, un moyen d’apprécier les défauts de la
société pour ne pas y être aveuglément soumis. C’est ce à quoi le dispositif « Robinson »
est censé servir. C’est ce dont témoigne cette remarque de Rousseau, il faut permettre
à l’enfant de juger l’opinion publique plutôt que de juger par elle  : « Mais si vous
commencez par l’instruire de l’opinion publique avant de lui apprendre à l’apprécier,
assurez-vous que, quoi que vous puissiez faire, elle deviendra la sienne, et que vous
ne la détruirez plus 44 ». Dans ce cadre, il est clair que l’expérience « Robinson »
apprend quelque chose à Émile sur l’économie et quelque-chose de très proche de
l’enseignement des Physiocrates 45. Il montre que l’art fondamental – l’agriculture – est
celui dont on ne peut se passer, celui dont tous les autres dépendent et qui ne dépend
d’aucun, celui sans lequel les hommes n’auraient pas même le moyen de subsister :
Il y a un ordre non moins naturel et plus judicieux encore, par lequel on considère
les arts selon les rapports de nécessité qui les lient, mettant au premier rang les plus
indépendants, et au dernier ceux qui dépendent d’un plus grand nombre d’autres 46.
Ainsi, le point de vue naturel qu’il est donné à « Robinson » de connaître nous fait
savoir que l’art fondamental ne peut appartenir aux arts d’agrément, mais que c’est
celui sans lequel aucun autre ne pourrait être et qui, de ce fait, peut être considéré
comme le plus indépendant. Directement après vient la forge, première adjointe de
l’agriculture, grâce à laquelle elle a pu croître en productivité par les outils qu’elle a

43 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité, éd. cit., p. 171 : « Tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des
ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs
mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et
continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant  : mais dès l’instant qu’un
homme eut besoin du secours d’un autre  ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des
provisions pour deux, l’égalité disparut... »
44 Jean-Jacques Rousseau, Émile, III, éd. cit., p. 457.
45 Cf. François Quesnay, Le Tableau économique (1757), dans François Quesnay, La Physiocratie,
Paris, GF, 1991. Dans cet ouvrage, Quesnay, fondateur de l’école physiocratique, met en évidence
l’interdépendance économique de la classe des travailleurs improductifs (les artisans) à l’égard de la
classe des productifs (les agriculteurs) et vice versa, ceci dans un système économique déterminé dont
les propriétaires forment la clé de voûte. Voir aussi Pierre-Paul Lemercier de la Rivière, L’ordre naturel
et essentiel des sociétés, Paris, Desaint, 1767, où est développée une théorie convaincante du « despotisme
des lois » déduite à partir de la propriété de soi.
46 Jean-Jacques Rousseau, Émile, III, éd. cit., p. 459.

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permis de produire. Et l’on peut ainsi, depuis l’art principal et indépendant, refaire
la généalogie et la hiérarchie des arts en fonction des rapports de dépendance qu’ils
entretiennent entre eux (chaque art supposant l’existence d’un autre, le premier étant
l’agriculture) et de la consécution qu’ils ont dû nécessairement suivre pour se former
peu à peu dans l’histoire :
Le premier et le plus respectable de tous les arts est l’agriculture : je mettrais la forge
au second rang, la charpente au troisième, et ainsi de suite. L’enfant qui n’aura point
été séduit par les préjugés vulgaires en jugera précisément ainsi. Que de réflexions
importantes notre Émile ne tirera-t-il point là-dessus de son Robinson 47 !
Cela permet à Rousseau de polariser l’attention, non sur les processus qui président
à la fixation de la valeur des choses, mais plutôt sur la nature des interdépendances
que les métiers entretiennent entre eux. C’est l’ordre hiérarchique de dépendance qui
restitue la valeur naturelle de chaque art. Ainsi, autant la question de la fixation de
la valeur d’échange est, pour Rousseau, une considération largement arbitraire, qui
conduit souvent, dans le commerce, à donner le plus grand prix à ce qui est le moins
nécessaire  ; autant la question des interdépendances réelles des métiers permet de
décrire les mécanismes naturels qui président au processus de production. On voit
comment, du point de vue même de l’économie, le dispositif « Robinson » permet de
ne pas contourner la nécessité d’une hiérarchie des arts et évite que l’on ne se concentre
que sur la valeur que l’échange accorde aux biens en commerce.
Au contraire, Rousseau n’a de cesse de dire que cette valeur des choses en commerce
est largement le fait de préjugés et d’illusions. La vraie valeur des arts provient des
seuls rapports de dépendance. Ceux qui dépendent de tous les autres  : les arts les
plus raffinés, les arts du luxe (qui en présupposent un grand nombre d’autres et qui
présupposent l’existence d’une classe oisive très riche faisant travailler les autres pour
soi), pour être source de plus de valeur selon les préjugés, sont, selon l’ordre rationnel
des rapports économiques de production, les derniers, les moins importants et les
moins respectables des arts. On voit donc comment l’expérience « Robinson » permet
de donner à Émile une représentation critique de l’ordre naturel de la société, non pas
sur des fondements arbitraires, mais sur le fondement de l’interdépendance naturelle
des métiers dans le processus de production :
Cet ordre, qui fournit d’importantes considérations sur celui de la société générale, est
semblable au précédent, et soumis au même renversement dans l’estime des hommes ;
en sorte que l’emploi des matières premières se fait dans des métiers sans honneur,
presque sans profit, et que plus elles changent de mains, plus la main-d’œuvre
augmente de prix et devient honorable 48.
Par le détour de la robinsonnade, Rousseau montre ainsi que certains métiers ne
sauraient être isolés des autres, autrement dit, que le travail ne peut être considéré
abstraitement comme une opération individuelle. Certains métiers sont tels qu’ils ne
sauraient être faits ou conçus isolés, et ne sauraient donc être faits par une personne
sans l’aide d’une autre : le travail abstrait d’un seul homme ne suffit donc pas pour
penser leur existence ; la complexité et les interactions sociales ajoutent quelque chose
à ce qu’un individu isolé amène dans la société. Dès lors que certaines tâches sont des

47 Ibid., p. 460.
48 Ibid., p. 459.

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opérations nécessairement collectives, puisqu’elles ne sauraient être réalisées par un


travailleur isolé, ne doit-on pas considérer que le produit est celui de l’interaction de
plusieurs travailleurs irréductible au travail abstrait d’un Robinson ?
Si Rousseau emploie donc la robinsonnade dans L’Émile, ce n’est évidemment pas
dans le sens où Marx l’imagine : la robinsonnade de Rousseau n’a rien à voir avec celle
de Smith ou de Ricardo. Rousseau use de la position de « Robinson » pour permettre
à Émile, en se détachant des interactions avec les autres de voir ce qu’il est possible
de faire sans les autres, et ce qui ne peut se faire qu’avec eux. De ce fait, il n’est pas
possible de considérer que la fixation de la valeur soit le résultat d’une quantification
isolée du travail. Tout travail (au moins pour les arts d’industrie qui dépendent d’une
série d’autres pour être) est pris dans une ramification d’autres travaux et ne peut se
comprendre que par l’échange et les rapports de rivalité qui s’y constituent. Ce faisant,
le gouverneur veut éviter qu’Émile ne soit plongé dans les erreurs de l’opinion publique
qui corrompent les rapports sociaux. Il cherche à toujours ramener l’évaluation des
interdépendances économiques au critère de l’utile qu’Émile porte en lui. Le but du
gouverneur est de permettre à Émile de développer, par lui-même, une conception
non faussée des interdépendances économiques.
Par ailleurs, Marx reproche aussi à la robinsonnade d’Adam Smith ou de Ricardo de
présenter la valeur comme une caractéristique déterminée par le travail individuel. Or,
cette conception ne révèle en rien la réalité naturelle des structures socio-économiques,
mais seulement l’illusion sur la base de laquelle fonctionne le système capitaliste. Si
Marx considère que le travail est, d’une certaine manière, le fondement de l’appro-
priation, il ne naturalise pas sa valeur 49. Il considère, au contraire, la valeur travail
comme l’effet d’une croyance presque religieuse produite par le système d’échange
capitaliste. Le travail individuel y devient l’objet d’un processus d’échange interindi-
viduel : il voit sa signification sociale complètement transformée par rapport à ce qu’elle
serait dans la société féodale, dans la société patriarcale ou dans la société communiste,
au sein desquelles les rapports interindividuels sont totalement différents. Lorsque
Marx décrit les fondements de la valeur dans le système capitaliste, il souligne bien
qu’il ne s’agit pas d’un processus économique naturel et universel comme semblaient
le penser Adam Smith 50 ou Ricardo, mais qu’il s’agit d’une opération « fétichiste »
qui porte sur les produits du travail 51. C’est un mécanisme de croyance par lequel on
prête à une réalité naturelle (un produit du travail) une portée symbolique. C’est la
quantité de travail que l’on s’imagine être dans le produit du travail humain qui en
fait une marchandise douée de valeur d’échange. Ce produit du travail devient donc
un « hiéroglyphe 52 » dont la valeur est déterminée, non par sa nature physique (et son
utilité naturelle), mais par la forme des rapports de production qu’il porte, caché en
lui. De la même manière, l’autosuffisance individuelle du travailleur est une illusion
qui est déterminée de manière holiste et révèle, paradoxalement, la dépendance des

49 Pour plus de détail sur cette question voir l’article de F. Monferrand dans ce volume.
50 Cf. Adam Smith, op. cit., p. 53 : « Il est naturel que ce qui est ordinairement le produit de deux jours
ou de deux heures de travail, vaille le double de ce qui est ordinairement le produit d’un jour ou d’une
heure de travail. » Nous soulignons.
51 Le « fétichisme », au sens strict, ne désigne pas le travail mais une caractéristique mystificatrice
transformant le produit du travail humain en marchandise. Une marchandise est une chose investie d’une
valeur d’échange par le travail humain qu’il a fallu pour la produire et que l’on estime cristallisé en elle.
52 Karl Marx, Le capital, t. I, éd. cit., p. 70.

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représentations individuelles vis-à-vis des interdépendances sociales. Robinson,


comme image du self-made-man, propriétaire de lui-même et ne devant rien qu’à
lui-même n’est donc pas une image de la réalité ou de la nature humaine 53, mais le
symptôme superficiel ou l’épiphénomène d’une structure socio-économique précise 54.
En un sens, l’illusion d’être un tout indépendant et solitaire est, du point de vue de
Marx, un surplus introduit par les formes sociales dans l’homme.
On pourrait donc dire que, si Rousseau est favorable aux robinsonnades, alors
il devrait également être victime d’une illusion consistant à chercher dans l’individu
isolé l’origine et le fondement de toute valeur. Or, si une partie de la source des valeurs
est individuelle (pour autant que l’on considère la morale), nous allons voir que la
thèse rousseauiste consiste, au contraire, à dénoncer la manière dont la représentation
des valeurs d’échange dépend de distorsions entièrement imputables à la structure
socio-économique. Autrement dit, pour Rousseau, on ne saurait considérer que les
interactions et la complexité n’ajoutent rien à la fixation de la valeur ; ou encore, que
la détermination de la valeur se réduit aux opérations d’un solitaire.
Aussi, la raison pour laquelle le gouverneur place Émile dans la position du solitaire
est précisément qu’il veut lui montrer que la valorisation sociale des métiers et des
produits est sans commune mesure avec le type de jugement qu’aurait un solitaire ou
avec la manière dont un solitaire accorderait de la valeur à son travail et à ses produits.
Ce dispositif pédagogique est important pour donner à Émile une conception correcte
des interdépendances économiques, lesquelles, bien comprises, peuvent être conçues
comme salutaires. Rousseau a donc plutôt tendance à accréditer la thèse selon laquelle
la valeur d’échange des biens est largement le produit de processus interactionnels qui
ne sauraient être réduits à la seule valeur du travail individuel. Le regard de l’homme
social sur la valeur des choses est donc, en quelque sorte, dénaturé et profondément
altéré par les interactions.
Ainsi, en suivant Locke, Rousseau met en évidence la manière dont la valeur
d’échange émerge de la création de la monnaie. Pour lui, la monnaie n’est pas
simplement un instrument pour assurer une proportion entre des marchandises de
natures différentes, c’est surtout un bien qui nous détourne de l’utilité des marchan-
dises. Loin d’être fondée sur des rapports naturels, la monnaie rend au contraire
possibles les distorsions, les illusions, bref, l’éloignement vis-à-vis des fondements
naturels de la valeur :
Ainsi, c’est par la monnaie que les biens d’espèces diverses deviennent commensurables
et peuvent se comparer.
N’allez pas plus loin que cela, et n’entrez point dans l’explication des effets moraux de
cette institution. En toute chose il importe de bien exposer les usages avant de montrer
les abus. Si vous prétendez expliquer aux enfants comment les signes font négliger les
choses, comment de la monnaie sont nées toutes les chimères de l’opinion, comment

53 Sur ce point, Marx et Rousseau se rencontrent autour du refus de la figure du self-made-man : « Hors
de la société, l’homme isolé ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la
société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ;
cela est sans exception » (Jean-Jacques Rousseau, Émile, III, éd. cit., p. 470).
54 C’est ce que dit Marx (et que nous avons déjà cité) lorsqu’il évoque les « fictions pauvrement imaginées »
par exemple (Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), éd. cit., p. 446).

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les pays riches d’argent doivent être pauvres de tout, vous traiteriez ces enfants non
seulement en philosophes mais en hommes sages 55.
On voit donc comment la monnaie, comme moyen terme à l’échange, ne peut recevoir
un contenu naturel comme semble l’entendre Smith. En tant que signe, la monnaie n’est
pas ce qu’elle désigne. Elle rend donc possible l’introduction d’un système d’évaluation
symbolique qui nous éloigne du rapport direct aux choses et de leur utilité réelle et les
occulte, favorisant de ce fait la distorsion du rapport aux choses maintenant indirect.
Rousseau insiste aussi sur le type de dispositions introduites dans l’homme par la
vie sociale et qui distordent l’évaluation naturelle des choses, c’est-à-dire l’évaluation
qu’un individu ferait s’il était isolé et face à son seul besoin. Ces dispositions relèvent,
de manière générale, de l’amour-propre. Rousseau ne considère pas que le motif
d’un homme isolé et solitaire soit un bon moyen de modéliser la forme des échanges,
mais, au contraire, que l’utilisation méthodologique et pédagogique d’un homme
isolé et solitaire permet de démonter l’ordre des échanges et d’en montrer l’artifice
et le caractère illusoire. Ainsi, « Robinson » permet à Rousseau non d’établir mais
de critiquer la manière dont l’ordre des échanges conduit à fixer la valeur  : d’une
part, « Robinson » permet d’établir une vision critique qui consiste à montrer que les
choses ne sont pas évaluées selon l’utilité d’un solitaire (d’un homme qui vivrait pour
lui-même en ne se fiant qu’à ce qui lui est utile), ni selon la quantité de travail, mais
selon les préjugés du groupe qui conduisent à renverser l’ordre des valeurs en donnant
aux métiers les plus dépendants et donc contingents la valeur la plus importante et
aux métiers les plus indépendants et nécessaires la plus basse valeur 56 ; d’autre part,
« Robinson » permet de conduire Émile à un fondement positif de la valeur des choses
et de comprendre l’ordre hiérarchique des métiers qu’il doit évaluer non sur le préjugé
mais sur l’utilité individuelle et selon leurs relations d’interdépendance 57. Rousseau
propose donc, grâce à « Robinson », et en vis-à-vis des processus sociaux d’évaluation
arbitraire et fantaisiste, un système de valeur fondé en nature.
Rousseau propose donc l’idée que la valeur d’échange se fixe, couramment,
sur l’arbitraire, l’amour-propre et le préjugé. Le problème relève des raisons pour
lesquelles les personnes sont prêtes à mettre un prix plus élevé pour une œuvre
d’art que pour une livre de blé. La raison en est clairement sociale : la logique de

55 Jean-Jacques Rousseau, Émile, III, éd. cit, p. 462.


56 Ibid., p. 456-457 : « Il y a une estime publique attachée aux différents arts en raison inverse de leur
utilité réelle. Cette estime se mesure directement sur leur inutilité même et cela doit être. Les arts les
plus utiles sont ceux qui gagnent le moins parce que le nombre des ouvriers se proportionne au besoin
des hommes, et que le travail nécessaire à tout le monde reste forcément à un prix que le pauvre peut
payer. Au contraire, ces importants que l’on n’appelle pas artisans mais artistes, travaillant uniquement
pour les oisifs et les riches, mettent un prix arbitraire à leurs babioles, et, comme le mérite de ces vains
travaux n’est que dans l’opinion, leur prix même fait partie de ce mérite et on les estime à proportion de
ce qu’ils coûtent. »
57 Rousseau propose deux principes d’évaluation des arts : la valeur qu’ils tirent de leur utilité et celles
qu’ils tirent de leurs relations de dépendance. (a) le premier principe d’évaluation est la valeur que les
arts tirent de leur utilité : « C’est par leur rapport sensible avec son utilité, sa sûreté, sa conservation,
son bien-être, qu’il doit apprécier tous les corps de la nature et tous les travaux de l’homme » ; (b) le
deuxième principe d’évaluation est celle que les arts tirent de leur dépendance mutuelle : « il y a un ordre
non moins naturel et plus judicieux encore par lequel on considère les arts selon les rapports de nécessité
qui les lient, mettant au premier rang les plus indépendants, et au dernier ceux qui dépendent d’un plus
grand nombre d’autres » (ibid., p. 458 et 459).

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l’amour-propre et du désir de se distinguer donne aux choses une valeur en fonction


du pouvoir et de la notoriété qu’elles confèrent à celui qui les détient, mais aussi,
la civilisation conduit les hommes à constituer des échelles de valeur dissociées de
l’échelle naturelle (l’utilité) et de l’ordre réel. En résistant à la nature, l’homme se
donne donc ses propres critères de fixation de la valeur qui sont potentiellement
déviants 58. Ainsi, dans le passage du Second Discours sur la perfectibilité, dans la
continuité d’un Montaigne, Rousseau montre précisément comment les hommes
sont capables de donner une valeur importante à des opérations qui n’ont aucune
utilité 59. Mais, contrairement à Montaigne, Rousseau n’associe pas un tel constat
à l’idée que les valeurs seraient relatives : il en infère seulement que l’homme a la
capacité de se dénaturer, de s’éloigner d’une normativité naturelle. Rousseau se situe
moins dans un relativisme que, pourrait-on dire, dans l’opposition du normal et du
pathologique. C’est dans ce cadre qu’opère le dispositif « Robinson » permettant à
Émile de constituer les bases naturelles de la fixation de la valeur. Rousseau estime
qu’il y a des principes naturels d’évaluation qui évitent de se laisser prendre par des
illusions collectives.
Rousseau insiste donc sur le fait que ces croyances dénaturées dépendent des
interactions sociales pour être. Il y a plusieurs paramètres à prendre en compte pour
comprendre ce dernier point :
– d’une part, le fait que l’amour-propre est une disposition psychologique née avec
la société 60,
– d’autre part, le fait que l’amour-propre, autrement dit, la tendance à définir
sa propre identité en fonction du jugement d’autrui 61, résulte du fait que chacun

58 Nous avons évoqué la monnaie comme facteur permettant à la fantaisie de s’éloigner du vrai rapport
des choses à l’homme. Le Discours sur l’inégalité donnait parmi ces étranges règles que s’imposent
les hommes « les ais des sauvages » [des ais sont des planchettes de bois] par exemple, associées au
développement sur la perfectibilité comme faculté de produire des facultés et donc capacité de produire
un ordre différent de celui prévu par les instincts naturels  : « Il serait triste pour nous d’être forcés
de convenir, que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de
l’homme  ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il
coulerait des jours tranquilles, et innocents ; que c’est elle qui fait éclore avec les siècles ses lumières et
ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue tyran de lui-même. Il serait affreux d’être obligés de
louer comme un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à l’habitant des rives de l’Orénoque l’usage
de ces ais qu’il applique sur les tempes de ses enfants » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité,
éd. cit., p. 142). La note 9 qui est associée à ce passage développe une critique des vices et du luxe, c’est-
à-dire des fausses valeurs introduites en l’homme par la vie sociale.
59 Montaigne est une référence importante dans les écrits de Rousseau, car il est souvent pris comme un
repoussoir en raison de son relativisme. Mais il est aussi souvent cité à mots couverts pour accréditer
les idées rousseauistes. Voici une citation de Montaigne dont Rousseau s’inspire certainement dans les
réflexions sur la valeur dont nous traitons ici : « Que notre opinion donne prix aux choses, il se voit par
celles en grand nombre auxquelles nous ne regardons pas seulement pour les estimer, mais à nous, et
ne considérons ni leurs qualités, ni leurs utilités, mais seulement notre coût à les recouvrer, comme si
c’était quelque pièce de leur substance, et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent, mais ce que
nous y apportons. » (Montaigne, Les Essais, I, 14, Paris, Arléa, 2002, p. 56.)
60 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité, éd. cit., p. 219  : « L’amour-propre n’est qu’un sentiment
relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui
inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l’honneur ».
61 Ibid., p. 193 : « Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans
l’opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre

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cherche à profiter autant que possible des relations d’interdépendance sociale, et


s’introduit alors une logique distincte de la recherche de l’utilité individuelle. Il
s’agit de celle de la distinction sociale, c’est-à-dire de la propension à vouloir être
distingué par les autres. Cela signifie que l’art, la science, la richesse, le luxe sont
poursuivis non tant pour l’agrément qu’ils apportent que pour la distinction sociale
qu’ils constituent 62 :
Le goût des lettres annonce toujours chez un peuple un commencement de corruption
qu’il accélère très-promptement. Car ce goût ne peut naître ainsi dans toute une nation
que de deux mauvaises sources que l’étude entretient et grossit à son tour, savoir
l’oisiveté et le désir de se distinguer 63.

– Tout ce processus par lequel les individus essaient de se distinguer n’est compré-
hensible que dans le cadre d’une société où ils sont interdépendants les uns des autres :
Nos Écrivains regardent tous comme le chef d’œuvre de la politique de notre siècle
les sciences, les arts, le luxe, le commerce, les lois, et les autres liens qui resserrant
entre les hommes les nœuds de la société par l’intérêt personnel, les mettent tous
dans une dépendance mutuelle, leur donnent des besoins réciproques, et des intérêts
communs, et obligent chacun d’eux de concourir au bonheur des autres pour pouvoir
faire le sien […]. C’est donc une chose bien merveilleuse d’avoir mis les hommes dans
l’impossibilité de vivre entre eux sans se prévenir, se supplanter, se tromper, se trahir,
se détruire mutuellement 64 !

– Les individus sont conduits à la duplicité, l’hypocrisie et la duperie qui les


entraînent, par souci de distinction sociale, à faire croire en produisant des artifices
que leurs produits méritent davantage que ceux des autres :
Tout homme qui s’occupe des talents agréables veut plaire, être admiré, et il veut
être admiré plus qu’un autre. Les applaudissements publics appartiennent à lui seul :

existence ». Si Marx, nous l’avons dit, ne considère pas l’individualisme comme fondé sur un véritable
atomisme ontologique (car il montre que cette conscience individualiste est le résultat d’un quasi-
déterminisme socio-économique), Rousseau, dans une certaine mesure, rejoint cette thèse (même s’il
ne théorise pas de déterminisme ou de quasi-déterminisme socio-économique au sens strict, puisqu’il
adopte une conception plus souple du contexte socio-économique compris comme condition forçant
l’individu à s’altérer, à transformer sa manière d’être). Si Rousseau rejoint ainsi Marx, c’est à travers son
concept d’ « amour-propre » qui désigne la propension socialement déterminée à tout rapporter à soi.
Mais, ce rapport à soi n’est jamais autosuffisant puisqu’il se pose par et à travers le jugement d’autrui :
celui qui développe l’amour-propre concentre tout son sentiment d’exister dans le jugement d’autrui
plutôt que dans sa personne isolée. Raison pour laquelle, au moment où il se sent le plus lui-même et
rapporte le plus de choses à l’idée qu’il se fait de sa personne, l’individu est en vérité le plus dépendant
et le plus vulnérable à autrui. Ainsi, la représentation qu’un individu socialisé a de sa propre valeur ne
saurait même être fondée en lui, mais toujours dans un réseau qui passe par le jugement que les uns et
les autres portent mutuellement sur eux-mêmes.
62 Idée que l’on retrouvera chez Karl Polanyi La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, p. 75 :
« L’homme agit, de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels,
mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux ». Rousseau
néanmoins évoque l’idée que les sciences et les arts apportent du plaisir chez les hommes oisifs dont les
désirs deviennent excessifs et tyranniques. À ce titre, ils servent l’amour de soi, mais un amour de soi
dénaturé par le fait que la vie en société permet l’excès des désirs et l’exploitation des autres. Voir aussi
Pierre Bourdieu, La distinction – critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
63 Rousseau, Préface de Narcisse, éd. cit., p. 965.
64 Ibid., p. 968.

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je dirais qu’il fait tout pour les obtenir, s’il ne faisait encore plus pour en priver
ses concurrents 65.

– Le processus de fixation de la valeur est donc le résultat de biais psychologiques


dépendant ontologiquement des interactions sociales, utilisées pour valoriser, dans
l’échange, quelque chose qui ne l’est pas du point de vue de l’ordre naturel des choses
(c’est-à-dire dans celui de l’utilité pour un homme isolé) :
Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts anéantit l’amour de nos
premiers devoirs et de la véritable gloire. Quand une fois les talents ont envahi les
honneurs dus à la vertu, chacun veut être un homme agréable et nul ne se soucie d’être
homme de bien. De là naît encore cette autre inconséquence qu’on ne récompense dans
les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d’eux : car nos talents naissent avec
nous, nos vertus seules nous appartiennent 66.
Ce processus de recherche de distinction conduit à privilégier, dans la société,
l’autorité, la richesse aux interdépendances réelles qui sont celles des métiers entre
eux et de la vie des hommes à l’égard de ces métiers – le dispositif « Robinson »
permet également de manifester la vanité trompeuse des ordres sociaux artificiels
qui portent aux nues les sciences, les arts et le luxe plutôt que les métiers productifs
dont dépend la vie des hommes 67. L’interdépendance est donc ambivalente  : elle
est réelle puisque les métiers dépendent véritablement les uns des autres, mais elle
a aussi des conséquences illusoires sur l’ordre des valeurs. L’interdépendance n’est
donc pas, en elle-même, une mauvaise chose, mais elle a une tendance à pousser
l’homme à des comportements que l’on pourrait dire opportunistes – en ce que,
dans l’échange, ils lui font rechercher son intérêt propre, au détriment de celui des
autres hommes, et le conduisent à valoriser les métiers les moins utiles, mais les plus
« distingués » socialement. Aussi, l’interdépendance, qui est bien la condition de
l’émergence des distorsions, ne conduit-elle pas nécessairement à des distorsions car
il y a un ordre naturel – celui que le gouverneur essaie de faire comprendre à Émile
– qui la constitue et grâce auquel elle peut être réglée. Cette perspective de L’Émile
est donc plus nuancée que celle du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes qui tend, davantage, à condamner en bloc l’interdépendance des
hommes. La raison est qu’il s’agit d’éduquer un petit aristocrate et donc de ne pas
nier la société telle qu’elle est et l’homme tel qu’il est devenu. Le gouverneur préfère
donc donner à Émile le moyen d’avoir des critères naturels et sains pour s’orienter
dans le monde économique plutôt que de le laisser aller aux illusions ou, pire encore,
d’induire en lui un rejet absolu du monde réel.
Un des enjeux du dispositif pédagogique que le gouverneur met en place est,
précisément, de faire sentir à Émile la manière dont un certain nombre de ses
croyances sur la valeur des choses dépendent des interactions avec le reste de la
société (du développement de l’ostentation, de l’amour-propre et de la vulnérabilité
au jugement d’autrui), alors qu’au contraire, s’il s’esseulait comme un « Robinson »,
il trouverait les moyens de fonder des jugements de valeur sur lui-même, sans
l’intervention d’autrui ; ce qui le conduirait, immanquablement à une réflexion sur

65 Ibid., p. 967-968.
66 Ibid., p. 966.
67 Voir les notes no 56 et no 57.

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l’utilité liée aux caractéristiques réelles et visibles des choses, sur ses besoins isolés
et non sur une mystique interactionnelle. Rousseau cherche ainsi à démonter une
telle mystique, sur la base de laquelle sont fondés la forme et le contenu de la valeur,
là où Marx cherche à montrer comment cette mystique reconduit illusoirement la
question de l’évaluation à une opération réalisable par un « Robinson ». Rousseau
veut, in fine, permettre à Émile de se construire une représentation non faussée des
interdépendances économiques, non tant pour récuser la société telle qu’elle est,
que pour savoir y repérer en quoi elle lui est réellement profitable, mais en quoi
également elle peut éloigner dangereusement du naturel.
En un sens donc, Rousseau n’est pas passible de la critique que lui fait Marx,
qui enveloppe la philosophie de Rousseau avec les robinsonnades des fondateurs
de l’économie politique contemporaine. En un autre sens, l’usage que Rousseau
fait, de facto, de la figure de « Robinson » n’est pas davantage compatible avec la
réunion, par Marx, au sein d’un même ensemble, de Smith, Ricardo et Rousseau,
puisque ce dernier utilise « Robinson » dans un dispositif pédagogique qui permet,
non d’accréditer et de fonder l’économie politique, mais, au contraire, d’en faire la
critique et de la déconstruire.
Nous ajoutons que cette conclusion n’a pas seulement pour nous un intérêt
herméneutique – lequel consisterait à produire une interprétation originale de tel
ou tel auteur. Il s’agit surtout de mettre au jour une critique non-marxiste de
l’économie politique, qui repose à son tour sur la critique de la constitution de la
valeur comme illusion collective, comme préjugé tendant à renverser l’ordre de
l’utilité – la valeur comme résultat d’un jeu de captation par les uns des bénéfices
de la vie sociale, c’est-à-dire un jeu de distorsion qui biaise tendanciellement le
fondement naturel de la valeur d’usage : l’utilité. Il s’agit aussi, pour Rousseau, de
proposer une autre analyse de l’économie que l’on retrouve – en partie mais pas
en tout – chez les Physiocrates 68, et qui insiste davantage sur l’interdépendance
des métiers et sur le fait que la plupart des tâches sont du genre de celles qui ne
peuvent se faire seules et qui, donc, constituent une solidarité – et pas seulement
une concurrence et une rivalité entre individus ne se croyant redevables qu’à
eux-mêmes –, voire une dette sociale 69. On voit donc comment Rousseau propose
une critique partiellement divergente et partiellement convergente avec celle de
Marx, et que l’on ne saurait réduire à une critique moralisante des échanges,
même si elle constate bien le caractère pathologique 70 des vices qui peuvent

68 L’influence de Rousseau sur les Physiocrates (ou celle des Physiocrates sur Rousseau) est difficile à définir.
Si Mirabeau envoie à Rousseau, en 1767, son ouvrage L’ami des hommes ou traité de la population, ainsi que
celui de Le Mercier de la Rivière, L’ordre essentiel et naturel des sociétés, cela prouve qu’il connaissait l’œuvre
du Genevois sans permettre de préciser ce rapport. Cela tendrait à prouver que Rousseau n’avait pas une
réelle connaissance de ce groupe avant 1766 où il affecte de ne pas s’intéresser à leurs théories. Si Mirabeau
souhaitait certainement se rallier aux thèses de Rousseau (ou, inversement, que Rousseau se rallie à ses
thèses), toute proximité textuelle ou thématique entre les œuvres de certains Physiocrates et de Rousseau
peut toutefois n’être qu’accidentelle et ne faire que révéler une sorte d’« air du temps ».
69 La notion de « dette sociale » intervient au livre III de L’Émile, éd. cit, p. 469.
70 Rappelons encore une fois la place importante qu’Axel Honneth donne à la pensée de Rousseau dans
la généalogie de la philosophie sociale. Il en fait, en un sens, un précurseur de la réflexion sur les
pathologies du social au sujet desquelles il produit une théorie et des critères, même si, pour Honneth,
ils ne sont pas encore satisfaisants. Cf.  A.  Honneth, op. cit., p. 50  : « Il n’est pas exagéré de dire
que Rousseau est devenu, grâce à cette conclusion, le fondateur de la philosophie sociale moderne.

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Pierre Crétois

émerger des structures de dépendance sociale et fait signe, en sous-main, vers une
thématique républicaine : celle du civisme et de la vie vertueuse. Cette thématique,
convertissant le caractère potentiellement néfaste des interdépendances sociales
en un caractère salutaire par la transformation du point de vue des agents, espère
réformer les relations sociales.

Certes, ce n’est pas le contenu même de son diagnostic critique qui a ouvert la voie à cette discipline,
ce sont plutôt le type de questionnement et la forme méthodologique de la réponse apportée qui ont
permis d’inventer un nouveau genre d’enquête philosophique ».

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