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L'idée de la musique absolue
Une esthétique de la musique romantique
Carl Dahlhaus
Traducteur : Martin Kaltenecker
DOI : 10.4000/books.contrechamps.1213
Éditeur : Éditions Contrechamps Édition imprimée
Année d'édition : 2006 ISBN : 9782940068128
Date de mise en ligne : 21 juin 2017 Nombre de pages : 160
Collection : Essais historiques ou
thématiques
ISBN électronique : 9782940599349
http://books.openedition.org
Référence électronique
DAHLHAUS, Carl. L'idée de la musique absolue : Une esthétique de la musique romantique. Nouvelle
édition [en ligne]. Genève : Éditions Contrechamps, 2006 (généré le 26 juin 2017). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/contrechamps/1213>. ISBN : 9782940599349. DOI : 10.4000/
books.contrechamps.1213.
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C'est avec les œuvres de Haydn, Mozart et Beethoven, qualifiées de « romantiques » par E.T.A.
Hoffmann au début du XIXe siècle, que la musique instrumentale a supplanté la musique vocale.
Ainsi est née, en relation avec l'ensemble des conceptions philosophiques, esthétiques et
poétiques du Romantisme, l'idée d'un art musical « autonome », d'une « musique absolue » dont
les significations ne sont plus liées à un texte ou à une fonction. Cari Dahlhaus retrace l'histoire
d'un concept qui est au fondement de notre culture musicale, et ce à partir des textes fondateurs
de Tieck et Wackenroder, Hoffmann, Herder, Novalis ou Schlegel, jusqu'au symbolisme français
de Mallarmé et Valéry, en passant par les réflexions théoriques de Wagner, Schopenhauer, Hegel,
Nietzsche et Hanslick. Il souligne ce que cette conception de la musique doit à la quête
romantique de l'Absolu, à une métaphysique de l'art où les idées philosophiques et théologiques
sont réinterprétées dans le médium artistique.
Cet ouvrage fondamental du musicologue allemand replace les questions musicales à l'intérieur
du mouvement général de la pensée, et éclaire la généalogie de nos idées contemporaines sur
l'œuvre, sur la forme du concert, et sur la signification de la musique, idées qui sont devenues,
dans bien des cas, une « seconde nature ».
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SOMMAIRE
Note liminaire
Philippe Albèra et Vincent Barras
Index
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NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet ouvrage a été publié avec le soutien du Centre National du Livre.
Texte original :
© 1978, 1987 Bärenreiter-Verlag Karl Vötterle GmbH & Co. KG, Kassel.
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Note liminaire
Philippe Albèra et Vincent Barras
1 Ce livre du grand musicologue allemand Carl Dahlhaus (1926-1986), paru à l’origine sous
le titre Die Idee der absoluten Musik chez Bärenreiter, constitue une analyse extrêmement
dense et fouillée des conceptions musicales nées avec l’émancipation de la musique
instrumentale, considérée comme « musique autonome ». Dahlhaus fait appel aussi bien
aux ressources traditionnelles de la musicologie qu’aux ouvrages philosophiques et
esthétiques, qui, pour l’essentiel, proviennent de la tradition allemande. D’où les
inévitables problèmes de traduction qu’implique le passage des concepts d’une langue à
l’autre, notamment pour une vaste littérature qui n’a pas eu l’honneur d’une traduction
en français. Il en va ainsi du terme principal du livre, celui de « musique absolue », que la
tradition française a pris l’habitude de signifier par celui de « musique pure », quand bien
même, comme le fait remarquer Dahlhaus, on trouve le terme de « poésie absolue » dans
la littérature française (notamment chez Valéry). Or, la différence de terminologie fait
apparaître un déplacement de sens fondamental. Alors que le terme de « musique pure »
renvoie au seul constat d’une musique purement instrumentale (d’une musique détachée
du texte), celui de « musique absolue » renvoie à l’un des fondements de l’esthétique
romantique, tel que Dahlhaus l’analyse ici en profondeur, à savoir cette quête de l’absolu
où se joue la signification de l’art en relation étroite avec les contenus de la philosophie et
de la religion. Il nous a donc semblé indispensable de respecter ici la terminologie
allemande, et de suivre les nuances introduites par Carl Dahlhaus dans son texte : « reine
Musik » ou « reine Instrumentalmusik » sont ainsi traduits par « musique pure » et
« musique instrumentale pure » ; de même, nous avons gardé l’occurrence du terme chez
Hanslick, « absolute, reine Tonkunst » (« art musical pur, absolu »). S’agissant d’ouvrages
qui existent dans une traduction française, nous avons repris, aussi souvent que possible,
les versions imprimées (c’est le cas pour les textes de E.T.A. Hoffmann, Jean-Paul, Hegel,
Nietzsche, Kierkegaard, Adorno, Bloch, etc.) ; nous avons également donné les références
des textes de Wagner, dans leur traduction française (révisée par nos soins), bien que
l’édition complète des Œuvres en prose, qui a connu plusieurs parutions au début du siècle,
soit depuis longtemps épuisée (elle constitue néanmoins une référence dans la réception
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des idées de Wagner en France). Enfin, les titres des ouvrages allemands, dans le corps du
texte, ont été traduits pour ne pas alourdir la lecture.
2 La parution de ce livre avait été prévue chez Christian Bourgois, dans la collection
« Musique/Passé/Présent » dirigée par Jean-Jacques Nattiez. Nous les remercions l’un et
l’autre de nous avoir communiqué le manuscrit de la traduction réalisée à leur demande
par Martin Kaltenecker, l’éditeur ayant dû renoncer à la publication. Nous avons toutefois
révisé l’ensemble de la traduction et établi les références aux éditions françaises
existantes.
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1 L’esthétique musicale n’a pas bonne presse. Les musiciens la soupçonnent d’être un
verbiage abstrait, sans contact avec la réalité musicale, et le public mélomane y voit des
réflexions philosophiques qu’il vaut mieux abandonner aux spécialistes pour ne pas
s’encombrer l’esprit de difficultés inutiles. Mais si l’on peut comprendre la méfiance
agacée devant nombre de bavardages présentés comme esthétique musicale, l’idée que les
problèmes esthétiques se situeraient quelque part dans un vague lointain au-delà de la vie
musicale quotidienne est erronée. Ils sont au contraire, si on les considère de façon
sereine, tout à fait concrets et immédiatement à portée de main.
2 Ainsi, les auditeurs qui estiment vexant de devoir lire le programme littéraire d’un poème
symphonique de Franz Liszt ou Richard Strauss avant son exécution, qui exigent pendant
un récital de lieder que la salle ne soit pas éclairée, si bien qu’il est impossible de lire les
poèmes imprimés dans le programme, ou qui croient superflu de se familiariser avec une
intrigue avant d’aller entendre un opéra chanté en langue italienne – autrement dit, qui
tiennent en piètre estime la part qui au concert comme à l’opéra revient au langage –,
ceux-là ont déjà pris une décision qui relève de l’esthétique musicale : ils peuvent penser
qu’elle se fonde sur leur goût propre, individuel, mais elle est en réalité l’expression d’une
tendance générale et globale qui s’est répandue de plus en plus depuis un siècle et demi,
sans qu’on en ait encore assez reconnu la portée pour la culture musicale. Ce qui s’est
passé, et ceci bien au-delà des individus et de leurs penchants aléatoires, n’est rien moins
qu’un changement radical de la conception de la musique : non pas simplement un
changement stylistique au travers des formes et des techniques, mais une mutation
profonde de ce qu’est la musique elle-même, de ce qu’elle signifie ou de l’idée que l’on
s’en fait.
3 Les auditeurs qui réagissent comme je l’ai décrit plus haut s’appuient sur un
« paradigme » esthétique (pour emprunter un terme introduit par Thomas Kuhn dans
l’histoire des sciences), sur un modèle qui est celui de la « musique absolue ». Or, ces
sortes de paradigmes, ces représentations fondamentales qui régissent la perception et la
pensée musicales, constituent l’un des sujets cruciaux d’une esthétique musicale qui ne se
perd pas dans la spéculation, mais jette quelque lumière sur les présupposés se profilant
un peu en retrait derrière des habitudes musicales quotidiennes.
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4 Hanns Eisler, qui a tenté d’appliquer avec sérieux la théorie marxiste à la musique et à
l’esthétique musicale, a qualifié le concept de musique absolue d’élucubration propre à
cette « ère bourgeoise » qu’il méprisait, mais dont il tentait pourtant de recueillir
l’héritage : « La musique concertante et sa forme sociale, le concert, marquent une
période historiquement définie dans l’évolution de la musique. Son essor est lié à la
naissance de la société bourgeoise moderne. La prédominance de la musique sans paroles,
appelée vulgairement “musique absolue”, et la séparation entre musique et travail,
musique légère et musique sérieuse, entre professionnels et amateurs sont typiques de la
musique dans l’ère capitaliste. »1 Aussi vague que soit l’expression « société bourgeoise
moderne », Eisler semble pourtant avoir très bien senti que la « musique absolue » n’est
pas simplement le synonyme « atemporel » d’une musique instrumentale autonome, sans
texte, non liée à des fonctions ou à des programmes extra-musicaux, mais que ce terme
désigne une idée qui a cristallisé tout ce qu’une époque historique donnée a pensé à
propos de l’essence de la musique. Que Eisler, de façon très surprenante, qualifie le terme
« musique absolue » de « vulgaire », trahit sans doute quelque sourde rancune envers une
expression dont la prétention élevée - la connotation d’une musique qui nous laisserait
entrevoir l’absolu – n’a guère échappé à celui qui était fils d’un philosophe.
5 Au XIXe siècle, à l’intérieur de la culture musicale de l’Europe centrale, l’idée de la
musique absolue - au rebours de la culture de l’opéra dans le domaine italien et français –
était à ce point ancrée dans les esprits que même Richard Wagner (nous le montrerons
plus loin), malgré son apparente polémique contre ce principe, était profondément
convaincu de son contenu de vérité. Et l’on n’exagérera pas en affirmant que le concept
de musique absolue a été l’idée fondamentale de l’esthétique musicale à l’époque
classique et romantique. On ne saurait nier sans doute sa limitation dans l’espace ; mais il
serait erroné d’en conclure qu’il s’agirait d’un provincialisme, au vu de la signification
esthétique que revêt partout la musique instrumentale autonome à la fin du XVIIIe et au
XIXe siècle. D’un autre côté, le développement universel de la musique absolue au XX e
siècle ne doit pas occulter ce fait historique que selon des critères non pas esthétiques
mais sociologiques, la symphonie et la musique de chambre ont été au siècle dernier de
simples enclaves à l’intérieur d’une culture musicale « sérieuse » formée par l’opéra, la
romance, les morceaux de virtuosité et les pièces de salon (pour ne rien dire des
« souterrains » que constituait la musique légère).
6 Que le concept de musique absolue (malgré l’immense signification interne dans l’histoire
de la musique au XIXe siècle, qui allait devenir au XX e siècle une signification externe,
portant sur son histoire sociale) provienne du romantisme allemand et que son pathos
(l’association d’une musique « détachée » de textes, de programmes et de fonctions, avec
l’expression ou le pressentiment de « l’absolu ») soit irrigué par la poésie et la philosophie
allemandes autour de 1800, a été particulièrement ressenti en France, comme le montre
un essai de Jules Combarieu écrit en 18952. L’idée que l’on puisse « penser en musique,
penser avec des sons, comme le littérateur pense avec les mots » a été transmise à la
mentalité française – se raccrochant toujours à une association parole-musique qui
dégagerait un « sens » de la musique – seulement par l’intermédiaire « des fugues et des
symphonies allemandes »3.
7 Si l’idée de musique absolue est donc au premier abord très circonscrite dans sa portée
nationale et sociale (sans prendre en compte encore la signification esthétique
fondamentale qu’elle acquiert au vu du rang et de l’influence des œuvres qui l’illustrent),
la caractérisation esquissée par Eisler reste malgré tout plutôt trop généreuse que trop
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degré suprême du plaisir pur et désintéressé que nous offre le beau. À ce moment-là, nous
immolons notre existence individuelle et limitée à une sorte d’existence supérieure » 7.
9 Que la pensée de l’autonomie esthétique, née dans le cadre d’une théorie générale de l’art
appliquée avant tout à la poésie, à la peinture et à la sculpture, puis gagnant peu à peu
l’esthétique musicale, ait trouvé précisément dans la musique instrumentale « absolue »,
affranchie des fonctions et programmes « extra-musicaux », un objet de réflexion
adéquat, nous paraît a posteriori tout à fait évident et allant de soi ; mais cela était bien
étonnant à l’époque. Car la musique instrumentale, privée de concept, d’objet, de but,
apparaissait à la raison bourgeoise, comme le démontrent les invectives de Jean-Jacques
Rousseau et les gloses méprisantes de Sulzer, comme vide et sans contenu aucun – et ceci
malgré le succès de l’École de Mannheim à Paris et la réputation grandissante de Haydn.
Les débuts d’une théorie de la musique instrumentale sont caractérisés par des
apologistes peu sûrs d’eux-mêmes, voire prisonniers des catégories de l’adversaire. Quand
Johann Mattheson définit en 1739 la musique instrumentale comme « discours sonore »
ou « langage des sons »8, cette tentative de défense s’appuie sur l’argument qu’elle serait
au fond, « essentiellement », la même chose que la musique vocale. Elle aussi devrait – et
pourrait – toucher notre cœur ou occuper utilement l’imagination de l’auditeur comme
représentation d’un discours sensé. « Alors c’est un vrai plaisir ! Et il faut bien plus d’art
et une imagination plus forte pour réussir cela sans le secours des paroles. » 9
10 Si la première défense, non émancipée encore et s’appuyant sur le modèle de la musique
vocale, recourait aux lieux communs de la théorie des affects et de l’esthétique du
sentiment, le développement d’une théorie autonome verra naître, comme nous le
verrons dans un chapitre ultérieur, la tendance à contredire la caractérisation
sentimentaliste de la musique comme « langage du cœur », ou du moins à convertir
abstraitement ces affects concrets en des sentiments plus diffus, éloignés du monde :
tendance qu’accentue encore chez Novalis et Friedrich Schlegel une attitude
aristocratique, c’est-à-dire une polémique agacée contre ce culte de la sensibilité et de la
vie sociale à la fin du XVIIIe siècle, ressenti comme tout à fait borné. L’esthétique du
sentiment au temps de l’Empfindsamkeit découle de l’ère bourgeoise, tout comme la
théorie moraliste de l’art à laquelle elle est profondément liée. C’est en la contredisant –
et en contredisant la doctrine utilitariste – qu’est né le principe d’autonomie, dont la
signification sociale est donc contradictoire. Mais c’est au nom de ce principe que la
musique instrumentale, jusque-là simple ombre ou version déficiente de la musique
vocale, accéda à la dignité d’un paradigme musical – à l’essence même de ce que peut être
la musique. Ce qui paraissait auparavant comme un manque de la musique instrumentale,
son absence de concept et d’objet propre, fut alors déclaré comme un avantage.
11 On peut parler sans exagération d’un « changement de paradigme » dans l’esthétique
musicale, d’un renversement des conceptions esthétiques fondamentales. Pour un
honnête homme comme Sulzer, élever la musique instrumentale quasiment vers
l’incommensurable (comme cela était proclamé jusque dans l’article « Sinfonie » de la
Théorie générale des Beaux-Arts de Sulzer lui-même, sous la plume de Johann Abraham
Peter Schulz) apparaissait comme un paradoxe agaçant. L’idée de la « musique absolue »
(comme on est en droit dorénavant d’appeler la musique instrumentale, bien que le terme
n’apparaisse qu’un demi-siècle plus tard), c’est la conviction que la musique
instrumentale formule de façon pure et directe l’essence de la musique, justement parce
qu’elle est sans concept, sans objet, sans fonction. Ce qui est décisif n’est guère qu’elle
existe, mais c’est ce qu’elle vaut. La musique instrumentale - comme simple « structure »
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– vaut pour elle-même ; éloignée des affects et des sentiments du monde terrestre, elle
« forme un monde à part »10. Ce n’est pas un hasard si c’est E.T.A. Hoffmann qui parle
pour la première fois de manière emphatique de la musique comme « structure »11,
proclamant que la musique instrumentale est la « véritable » musique et que le langage
est en somme un ajout extérieur : « Lorsqu’on parle de la musique comme d’un art
autonome, on ne devrait jamais penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant
toute aide et toute intervention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette
quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle »12.
12 Cette thèse de la musique instrumentale sans fonction ni programme comme musique
« essentielle » est devenue depuis une banalité qui détermine notre usage quotidien de
toute musique, sans que nous nous en rendions compte ni même la mettions en doute.
Mais elle était à l’époque toute nouvelle ; elle dut apparaître comme un paradoxe
provocateur, puisqu’elle contredisait de manière brusque l’ancienne conception de la
musique, figée en une tradition séculaire. Ce qui peut aller de soi aujourd’hui, comme
étant inscrit en somme dans la nature même de la chose, à savoir que la musique est un
phénomène sonore et rien d’autre, et qu’un texte relève par conséquent de catégories
extra-musicales, se révèle comme un théorème historiquement daté, à peine plus vieux
de deux siècles. Et on mettra en avant ce caractère historique ou bien pour préparer à
l’idée que ce qui est fonction de l’histoire pourrait être à nouveau remplacé et n’est guère
ancré dans la nature, ou bien pour cerner davantage l’essence de la conception de la
musique qui prévaut de nos jours, en nous rendant conscients de son origine, des
présupposés qui la portent et de l’arrière-plan devant lequel elle se profile.
13 La conception ancienne contre laquelle l’idée de la musique absolue devait s’affirmer,
héritée de l’Antiquité et jamais contestée jusqu’au XVIIe siècle, définissait la musique,
selon la formulation de Platon, comme formée de harmonía, rhythmos et logos. Par
harmonie, on comprenait des relations entre les sons ordonnées en un système rationnel ;
par rythme, l’ordre temporel de la musique, qui incluait dans l’Antiquité la danse ou le
mouvement réglé ; et par logos, le langage comme expression de la raison humaine. Une
musique sans paroles était donc une musique réduite, amoindrie par essence : mode
déficient et simple ombre de ce que la musique est essentiellement. (Si l’on part d’une
conception de la musique définie également à travers le langage, on peut d’ailleurs
justifier, outre la musique vocale, la musique à programme : elle n’apparaît pas comme
une récupération littéraire ultérieure d’une musique « absolue », ni le programme comme
ajout extérieur, mais comme souvenir d’un logos que la musique, pour être entièrement
elle-même, devrait toujours comprendre en son sein.)
14 D’après Arnold Schering (qui défendait l’ancienne conception encore au XXe siècle, ce qui
explique d’ailleurs son désir de retrouver dans les œuvres instrumentales de Beethoven
des « programmes muets »), ce n’est qu’autour de 1800 que pénètre dans la conscience
musicale européenne « le spectre fatal – source de graves conflits – du dualisme de la
musique “appliquée” et de la musique “absolue”. On ne connaît plus désormais, comme
les anciens, une seule idée indivisible de la musique, mais deux, et l’on se disputera
bientôt sur leur rang et leur priorité historique, comme sur les concepts, les limitations et
le système qui les définissent »13. Il ne saurait être question d’un règne incontesté de
l’idée de musique absolue. Malgré Haydn et Beethoven, on trouve encore au XIXe siècle
chez certains philosophes une méfiance vis-à-vis d’une musique instrumentale émancipée
du langage, chez Hegel par exemple, et plus tard chez Gervinus, Heinrich Bellermann et
Eduard Grell. On se défiait de « l’artificialité » de la musique instrumentale s’éloignant du
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toutes les sciences musicales de Gustav Schilling, « la symphonie est considérée comme le
summum de la musique instrumentale »14.
17 D’autre part, son interprétation de la symphonie comme « langage d’un monde
fantomatique », comme « sanscrit mystérieux » ou « hiéroglyphes » n’était pas la seule
tentative de comprendre l’essence de la musique instrumentale absolue, privée d’objet et
de concepts. Quand Paul Bekker déclare en 1918, à un moment de grande exaltation
républicaine, que la symphonie traduit le désir des compositeurs de « parler aux masses à
travers la musique instrumentale »15, il reprend, sans le savoir probablement, une
interprétation datant de l’époque classique. Dans le Dictionnaire musical de Heinrich
Christoph Koch, on peut lire déjà en 1802, donc avant la composition de l’Héroïque :
« Parce que la musique instrumentale n’est rien d’autre que l’imitation du chant, la
symphonie est l’équivalent du chœur et a donc pour fonction, comme le chœur,
d’exprimer le sentiment de toute une foule »16. Au contraire des Romantiques, qui
découvraient dans la musique instrumentale la « véritable » musique, Koch, philosophe
musical de l’ère classique, s’en tient à la conception plus ancienne de l’instrumental
comme « abstraction » de la musique vocale – et non de celle-ci comme musique
instrumentale « appliquée ». (On lit en 1800 dans l’Allgemeine musikalische Zeitung que Carl
Philipp Emanuel Bach aurait démontré que « la musique pure n’est pas simplement la
coque vide d’une musique appliquée ou abstraite de celle-ci ».)
18 Le mot célèbre de E.T.A. Hoffmann selon lequel la symphonie est « devenue pour ainsi
dire l’opéra des instruments », encore cité par Fink en 1838, semble au premier regard
exprimer la même chose que la caractérisation de Koch17. Mais ce serait mal l’interpréter
si l’on en concluait que Hoffmann, en 1809, un an avant sa critique de la Cinquième
Symphonie de Beethoven, aurait été persuadé qu’il fallait rapporter les formes
instrumentales à des modèles vocaux pour les comprendre d’un point de vue esthétique.
Hoffmann veut dire plutôt que, d’une part, le rang de la symphonie dans le domaine
instrumental est l’équivalent de celui de l’opéra dans la musique vocale, et suggère,
d’autre part, que la symphonie ressemble à un « drame musical »18. Cette conception d’un
drame confié aux instruments remonte à Wackenroder et Tieck19, dont Hoffmann semble
prolonger les Fantaisies sur l’art. Il vise par là la multiplicité ou, comme dit Tieck, la « belle
confusion » des caractères musicaux à l’intérieur d’un mouvement symphonique. Mais le
chaos des affects, auquel Christian Gottfried Kôrner opposait l’exigence d’une unité de
l’ethos, est un simple phénomène de surface. Comme dit Hoffmann, que se présente au
regard superficiel un « manque total d’unité véritable et de relation profonde », mais
qu’un « regard plus perspicace y voit un bel arbre, bourgeons et feuilles, fleurs et fruits
nés d’un germe unique »20, c’est là la caractéristique commune de la symphonie
beethovénienne et du théâtre de Shakespeare, donc du prototype même du drame pour
les Romantiques. La définition du drame instrumental est par conséquent une analogie
esthétique mettant en lumière, à travers le souvenir de Shakespeare, la « haute
conscience » qui est à l’œuvre derrière l’apparent désordre de la symphonie.
19 La formule de « l’opéra instrumental » a été reprise avec quelque réticence en 1838 par
Fink et modifiée, ou plutôt précisée, comme il le dit lui-même. « La grande symphonie est
comparable à une nouvelle sentimentale à caractère dramatique » ; elle est « une histoire
développée à partir de données psychologiques, racontée avec des sons, exposée comme
un drame, représentant l’état des sentiments d’une foule qui, stimulée par un sentiment
principal, l’exprime comme dans une représentation populaire, individuellement, à
travers chacun des instruments saisi et emporté par le collectif. »21 Le modèle de cette
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l’esprit, non dans un sens éthique, mais au sens d’une pensée comme opposée à la
plénitude sensuelle d’une vie naturaliste ; elle nous arrache au bruit de la vie pour nous
conduire vers le royaume silencieux de l’idéal » (voilà la métaphysique du début du siècle
qui s’affadit en fiction consolatrice), « vers le monde de l’esprit, au-delà des sens, replié
dans la vie cachée des sentiments qu’il se représente à lui-même. Il réalise ce versant
idéal de la musique de chambre, musique de la pensée dans l’art pur, même si elle nous
fait bientôt désirer à nouveau la réalité pleine de musiques plus naturalistes et plus
riches »31. Dans ce concept de « l’art pur » tel que l’emploie Köstlin, une signification plus
ancienne – l’art comme résultat d’un aspect technique et artificiel, d’une écriture savante
et pure – acquiert un sens nouveau : l’aspect « artistique », au sens d’une essence
esthétique de la musique. L’histoire du mot reflète ainsi un changement social et un
changement d’idées : « l’art pur » au sens formel, dont on avait toujours crédité le
quatuor, fut accepté dans les années 1850 (le traité Du beau musical de Hanslick date de
1854) comme « l’art pur » au sens esthétique, incarnation pure en musique de « l’éclat
sensible de l’idée » dont parlait Hegel.
23 Si Hanslick met ainsi une sourdine à la métaphysique romantique de la musique
instrumentale, afin d’en déduire l’esthétique de ce qui est spécifiquement musical, tout
en postulant que la forme, en musique, c’est l’esprit, le quatuor, qui est « purement
formel », acquiert alors une chance d’apparaître comme le paradigme de « l’art musical
pur, absolu ». Mais cela ne veut pas dire que tout élément métaphysique aurait disparu de
l’idée de musique absolue : il réapparaît dans les années 1860 à travers la renaissance de
Schopenhauer mise en œuvre par Wagner. Et dans les derniers quatuors à cordes de
Beethoven, qui pénétraient alors (en particulier grâce aux frères Müller) dans la culture
musicale générale, le moment artificiel et ésotérique ne peut plus être séparé du moment
métaphysique et plein de pressentiment. Pour Nietzsche, ces quatuors représentent ainsi
l’incarnation la plus pure de la musique absolue : « Au moment des plus hautes
révélations musicales, nous ressentons même involontairement la grossièreté de toute
image ou de tout affect que l’on pourrait évoquer par souci d’analogie : les derniers
quatuors de Beethoven par exemple font absolument honte à ce genre de comparaisons et
même à tout le domaine de la réalité empirique. Le symbole, au regard du dieu suprême
qui se manifeste » – c’est-à-dire Dionysos – « n’a plus aucune signification : il apparaît
même à présent comme un ajout extérieur insultant »32. Ainsi, vers 1870, les quatuors de
Beethoven apparaissaient comme le paradigme de l’idée de la musique absolue, née vers
1800 comme une théorie de la symphonie - l’idée que la musique devenait justement la
manifestation de « l’absolu » en rejetant, en « dissolvant » toute représentation et tout
affect.
NOTES
1. Hanns EISLER, Musik und Politik, Leipzig, 1973, p. 222.
2. Jules COMBARIEU , « L’influence de la musique allemande sur la musique française », dans :
Jahrbuch Peters II, 1895.
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1 L’histoire du terme est bien curieuse. L’expression « musique absolue » n’a pas été forgée
par Edouard Hanslick, comme on le dit toujours, mais par Richard Wagner, et la
dialectique retorse qui se cache dans l’esthétique de Wagner derrière une façade de
formules apologétiques ou polémiques marquera son évolution jusqu’au XXe siècle.
2 Dans le « Programme » expliquant la Neuvième Symphonie de Beethoven, réalisé en 1846 à
partir de citations tirées de Faust et de développements esthétiques, Wagner écrit à
propos du récitatif instrumental du quatrième mouvement qu’en « dépassant toutes les
bornes de la musique absolue, insistant comme d’une voix forte et émue pour décider les
autres instruments, il s’oppose à eux, et finit même par devenir un thème de chant »1.
Cette « décision » dont parle Wagner, c’est le passage d’une musique instrumentale
« indéterminée », sans objet, vers une musique vocale objectivement « déterminée ».
Wagner assigne à la musique instrumentale pure une « expression infinie et indécise » ;
dans une note, il cite Ludwig Tieck, qui perçoit « du plus profond abîme » des symphonies
« le désir insatiable s’égarant hors de soi et revenant à soi »2. La théorie de la musique
instrumentale qui constitue pour Wagner le point de départ quand il aborde la musique
absolue est donc la métaphysique du Romantisme. Pourtant, « l’expression infinie et
indécise » ne devait plus constituer le langage d’un royaume d’esprits, mais être changée
en une expression finie et déterminée - être en somme ramenée sur terre. « Ce qui est
premier, le début et le fondement de tout ce qui existe et de tout ce que l’on peut penser,
c’est l’être réel et sensible. »3
3 Mais l’esthétique de Wagner est traversée de ruptures. La contradiction que trahissent les
termes qu’il emploie, contradiction consistant à parler de limites, de « barrières » de la
musique absolue alors qu’il dit par ailleurs qu’elle exprime « l’infini », voilà qui indique
un jugement lui-même paradoxal. Dans l’introduction à son « programme », Wagner
souligne que les citations de Goethe ne cernent pas la « signification » de la Neuvième
Symphonie, mais provoquent seulement un « état d’âme » analogue ; car une
herméneutique consciente de ses limites devait reconnaître « que l’essence de la musique
instrumentale élevée consiste en particulier à dire à travers les sons ce que les mots ne
peuvent dire »4. Il n’y a pas de contradiction apparente dans l’argumentation : on peut
ressentir les programmes comme insuffisants - comme n’atteignant pas « l’essence de la
musique instrumentale élevée » - et louer cependant le passage de l’instrumental au vocal
comme « rédemption » du « son » par le « mot ». Mais en revanche, si l’indétermination
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déclaré nul et non avenu, mais se trouva en somme restitué à l’homme vivant comme son
héritage propre, qu’une dogmatique théologique ou philosophique lui aurait « aliéné ». La
tradition toute récente, celle de la métaphysique, est donc, comme dans la théorie
wagnérienne de la musique instrumentale, « suspendue » – conservée mais transformée
et par cela même véritablement restituée à elle-même.
7 Pour Wagner, c’est le style de l’opéra rossinien qui est « mélodie absolue », musique aux
racines qui flottent dans l’air. Si Heinrich Heine avait compris la musique de Rossini
comme expression de l’esprit ou de l’absence d’esprit de l’époque de la Restauration,
Wagner établit un parallèle caustique entre la « monarchie absolue », l’État de
Metternich, et la « mélodie absolue »8. Et pour rendre méprisable l’air d’opéra « détaché
de toute base poético-langagière », il ne recule pas même devant des paroles insultantes -
« pacotille à la mode, sans âme ni vie », « répugnant », « indescriptiblement écœurant » 9.
8 Le concept de musique absolue comprend donc, hormis la musique instrumentale,
également une musique vocale détachée de sa « base poétique-langagière », flottant au-
dessus du langage. Et d’autre part, la musique instrumentale, aussi longtemps qu’elle
reste marquée par la danse, n’est pas absolue au sens restreint. (Il est vrai que la
terminologie de Wagner n’est pas tout à fait cohérente et ne pouvait guère l’être, puisque
« musique absolue » est un terme global, négatif, destiné à s’opposer au « drame
musical » : la musique instrumentale est « absolue » en tant qu’elle est « détachée » de la
danse, mais aussi quand la danse, dont elle conserve la forme, est « arrachée » du drame
musical.)
9 La « musique instrumentale absolue », telle que Wagner la comprend, est au sens strict
une musique qui « n’est plus » déterminée par la danse et « pas encore » par le langage et
l’action scénique. La « nostalgie infinie » que les symphonies de Beethoven expriment
selon E.T.A. Hoffmann apparaît à Wagner comme la conscience ou le sentiment d’un état
intermédiaire malheureux, où l’origine instrumentale s’est perdue et où le but futur n’est
pas encore atteint. Wagner ne reniait donc aucunement la métaphysique romantique de
la symphonie, mais en modifia l’interprétation, faisant d’un aboutissement de l’histoire
de la musique une simple antithèse, l’état intermédiaire d’un processus dialectique. Elle
devient dès lors aussi inévitable que provisoire. « Après Haydn et Mozart, c’est Beethoven
qui pouvait et devait venir ; le génie de la musique l’exigeait impérativement, et sans se
faire attendre, il vint ; mais qui sera après Beethoven ce que celui-ci a été après Haydn et
Mozart dans le domaine de la musique absolue ? Le plus grand génie ne pourrait rien faire
dans ce domaine, justement parce que le génie de la musique absolue n’a plus besoin de
lui. »10
10 D’après Wagner, Beethoven dépassa cependant « dans la seconde partie de son œuvre »,
c’est-à-dire après l’Héroïque11 « l’absolu musical », en tentant de transformer
« l’expression infinie et indécise » à laquelle la musique instrumentale pure est réduite en
expression déterminée et délimitée12. Beethoven se serait alors enfermé dans une aporie,
en découvrant, à la recherche d’un but faux et impossible à atteindre (exiger de la
musique instrumentale pure une expression individualisée, objectivement déterminable),
des moyens musicaux qui plus tard allaient permettre d’atteindre le but véritable de
l’histoire de la musique : une musique vocale qui n’accompagnait ou n’illustrait pas
seulement la parole, mais la « réalisait pour le sentiment ». « L’erreur » de Beethoven,
comme dit Wagner, fut du point de vue de la dialectique historique la condition qui
rendait possible le drame musical.
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sans limites sur un océan situé entre ciel et terre. »17 L’harmonie chrétienne cependant,
aussi sublime qu’elle apparaisse, doit être relayée par la mélodie d’un nouveau drame
païen : mélodie dont Beethoven a développé les moyens musicaux dans la symphonie sans
en connaître la finalité propre. (Ce qui a été atteint dans la symphonie, où s’accomplit
l’harmonie chrétienne, est « suspendu » dans le drame de l’avenir, vers lequel la
symphonie se dirigeait inconsciemment.) « Mais au sein de la nature, ce qui est démesuré
tend vers la mesure ; l’illimité se trace à lui-même ses limites (…). Si Christophe Colomb
nous a montré comment traverser l’océan et relier ainsi entre eux tous les continents de
la terre (…), le héros qui a exploré la mer illimitée et sans rivages de la musique absolue
jusqu’à ses confins, qui a conquis des terres nouvelles et insoupçonnées (…), ce héros n’est
personne d’autre que Beethoven. »18 (La comparaison avec Colomb est utilisée de
plusieurs façons. Dans L’Œuvre d’art de l’avenir, Wagner ne veut pas dire seulement que
Colomb a découvert l’Amérique – que Beethoven s’est approché dans le finale de la
Neuvième Symphonie de la « rédemption » du « son » par le « mot » ; mais dans Opéra et
drame19, il met l’accent sur le fait que Colomb a soutenu tout au long de sa vie que
l’Amérique était l’Inde – et que Beethoven, pareillement, a pu développer les moyens
musicaux qu’il avait découverts – appartenant en vérité à ce langage fait de paroles et de
sons qui permettra le drame musical – uniquement parce qu’il les considérait à tort
comme les moyens d’une expression individualisée et objectivement déterminée.)
14 La dialectique historique qui tend vers le drame musical ne représente pas cependant, et
quoiqu’elle soit fortement articulée, toute l’esthétique de Wagner. Ce qu’exprime
« l’image de la mer », comme le dit Wagner, c’est-à-dire « l’harmonie absolue », définit
« l’essence de l’art musical ». L’antagonisme entre une philosophie de l’histoire où la
musique absolue apparaît comme antithèse et stade intermédiaire d’un processus
dialectique, et d’autre part une ontologie qui y distingue « le pressentiment de l’infini »
touchant à l’essence des choses, demeure irréductible. Une esthétique antiquisante qui
tend à dévaluer la musique instrumentale comme un mode déficient de la musique et, à
l’opposé, une métaphysique romantique où elle représente la musique elle-même
(construction apologétique par laquelle Wagner cherchait à valoriser sa propre œuvre
comme le véritable but de l’histoire de la musique, et d’autre part cet héritage
romantique dont se nourrit l’idée même qu’il se fait de la musique) : voilà qui demeure
inconciliable.
15 La contradiction réapparaît différemment en 1857, dans la lettre ouverte À propos des
poèmes symphoniques de Franz Liszt, où Wagner emploie pour la dernière fois l’expression
« musique absolue ». « Écoutez mon credo : la musique ne pourra jamais cesser, quelle
que soit l’alliance qu’elle pourra conclure, d’être l’art suprême et rédempteur. »
(Entretemps, en 1854, Wagner a faite sienne la métaphysique de la musique de
Schopenhauer.) « Mais il est tout aussi certain que la musique ne peut être perçue que
dans des formes prises dans une relation vivante ou une expression de la vie, initialement
étrangères à la musique, mais rendues à travers elle à leur signification profonde par une
sorte de révélation de la musique latente qui gît en elles. » (Même après la conversion
schopenhauerienne, Wagner ne voulait pas sacrifier la thèse d’une dépendance de la
musique du langage et de la danse comme « motifs formels », développée dans Opéra et
drame) « Rien n’est moins absolu (au moment de son apparition dans la vie, bien entendu)
que la musique, et les défenseurs de la musique absolue ne savent pas ce qu’ils veulent
dire ; pour les confondre, il suffirait de leur demander qu’ils nous montrent une musique
indépendante de la forme que (selon un lien de causalité) elle emprunte aux mouvements
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du corps ou au vers récité. » (On voit que les ajouts entre parenthèses, si l’on part d’une
distinction entre la genèse d’une chose et sa valeur, sont presque des rétractations :
même si la musique a besoin pour exister d’un motif formel extra-musical, elle est
absolue par son essence.) « Nous sommes donc d’accord sur ce point et admettons que la
musique divine a dû recevoir en ce monde humain un élément qui la lie et même, nous
l’avons vu, la conditionne, pour que soient rendues possibles les conditions de son
apparition. »20 La polémique contre l’expression « musique absolue », que Edouard
Hanslick avait reprise entre-temps (en 1854), ne doit pas nous tromper sur l’affinité
latente de Wagner avec l’idée de la musique absolue. Que la musique ait besoin,
empiriquement, « dans ce monde humain », d’une forme qui la fonde afin qu’elle puisse
s’incarner, n’exclut pas, d’un point de vue métaphysique, qu’en tant que « musique
divine » elle exprime « l’essence intime du monde », pour parler comme Schopenhauer.
« Conditionnée » empiriquement, elle est métaphysiquement elle-même « condition ». Et
désigner la « mélodie orchestrale » symphonique, essence et substance du drame musical,
comme « musique absolue », c’est un pas que Wagner ne franchit pas, semble-t-il,
simplement parce qu’il s’était fixé dans Opéra et drame sur un emploi polémique du terme,
dirigé contre Rossini et Meyerbeer, ou critique et dialectique, afin de relativiser d’un
point de vue historique la symphonie beethovénienne. De plus, Hanslick avait inscrit ce
terme dans le contexte d’une théorie de ce qui est « spécifiquement musical », théorie que
Wagner devait ressentir comme une position antagoniste à la fois vis-à-vis de Feuerbach
et d’une esthétique inspirée par Schopenhauer.
16 Si Wagner parlait donc de la musique purement instrumentale de Beethoven sur le ton
dithyrambique du Romantisme, pour déclarer ensuite qu’elle n’était qu’un stade
intermédiaire à travers lequel l’esprit universel doit passer sur son chemin vers le drame
musical, Hanslick, en s’appropriant l’expression wagnérienne « art musical absolu »,
revint au contraire à la thèse de E.T.A. Hoffmann qui concevait la musique instrumentale
pure comme la musique « véritable » et comme le but de l’histoire de la musique. Mais il
ravala la métaphysique romantique de la symphonie à une esthétique de ce qui était
« spécifiquement musical », et qui se présentait - dans un esprit dégrisé par la chute de
l’Hégélianisme autour de 1850 - sous les dehors d’un empirisme sec. « Ce dont la musique
instrumentale n’est pas capable, il ne faut jamais dire que la musique pourrait le faire ;
car elle seule est l’art musical pur, absolu. »21
17 Mais il est illusoire (du moins jusqu’à un certain point) de penser que l’expression
« musique absolue » aurait entièrement perdu son aura métaphysique chez Hanslick,
pour n’exprimer rien d’autre que la prétention d’une musique sans texte, sans fonction et
sans programme à représenter la « musique véritable ». La première édition du traité Du
beau dans la musique (1854) s’achève sur un dithyrambe qui trahit la fidélité du
« formaliste » Hanslick à la métaphysique romantique de la musique instrumentale. (On
peut sentir ici l’adoucissement d’une métaphysique dont on serait « convaincu », en une
symbolique à des fins « de démonstration », quoique cela reste difficile à prouver). « Ce
contenu spirituel relie donc aussi dans l’âme de l’auditeur le beau musical à toutes les
idées belles et grandes. La musique n’opère pas seulement pour lui de manière pure et
absolue par sa beauté propre, mais en même temps comme représentation des grands
mouvements cosmiques. Par des rapports naturels profonds et secrets, la signification des
sons les dépasse infiniment eux-mêmes et nous fait toujours sentir également l’infini
dans l’œuvre produite par le talent humain. De même que les éléments musicaux, l’écho,
le son, le rythme, la force, la faiblesse se retrouvent dans tout l’univers, de même
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23
l’homme retrouve à nouveau dans la musique tout l’univers. »22 Sous l’influence d’une
critique de Robert Zimmermann (« Il nous paraît superflu de penser comme Hanslick que
ces pures relations sonores font apparaître encore autre chose qu’elles-mêmes, comme
par exemple le pressentiment de l’absolu. L’absolu n’est pas un rapport de sons et donc,
nous semble-t-il, n’est pas non plus musical »23), Hanslick se décida à supprimer le
paragraphe final, ainsi qu’un passage analogue au troisième chapitre, auquel
Zimmermann fait allusion dans le commentaire cité24. Mais il serait erroné de voir dans ce
renoncement l’aveu qu’il s’agissait là d’un simple ornement philosophique dont la
suppression serait sans conséquences pour l’argumentation : même un bref regard sur
l’histoire antérieure du « formalisme » en musique fait apparaître que la catégorie
centrale de Hanslick, l’idée de la forme parfaite en soi, entretenait justement des rapports
étroits avec l’interprétation de la musique comme métaphore du cosmos.
L’argumentation non dite, mais bien opérante à l’arrière-plan chez Hanslick, liant la
conception de la forme musicale à la prétention métaphysique de la musique, a été
développée en 1788 par Karl Philipp Moritz dans son traité De l’imitation du beau et en 1801
par August Wilhelm Schlegel dans ses Cours sur l’art et les Belles Lettres donnés à Berlin.
D’après Moritz, une œuvre d’art, pour autant qu’elle ne remplit aucun but extérieur -
pratique, moral, sentimental - mais existe pour elle-même, est un « tout parfait en soi »
qui, selon la formule de Schelling, « demeure dans la sublime indifférence du beau ». Mais
au fond, la seule « totalité parfaite en soi » c’est l’ensemble de la nature : l’univers. Afin
d’atteindre la perfection close sur elle-même, l’œuvre d’art doit donc apparaître comme
l’illustration et comme l’analogon de l’ensemble de la nature. « Car cette grande liaison
des choses entre elles est au fond la véritable totalité, seule et unique ; et chaque totalité
en elle, à cause de cette liaison indissoluble, ne peut être qu’imaginée » (ce qui signifie à
la fois « fictive » et « formée du dedans (informatus) par le génie ») ; « et pourtant, toute
entité imaginée, considérée comme totalité, doit se former dans notre esprit à l’image du
grand tout et selon des règles fixes et immuables, qui assurent à celui-ci un centre sur
lequel il s’appuie et le repos en lui-même »25. L’autonomie de l’art, l’indépendance de
fonctions extérieures, est donc liée par Moritz, à travers l’idée d’un tout parfait en soi, à
une conception de l’œuvre comme métaphore de l’univers.
18 Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faudrait revenir à la métaphysique de l’art de
l’époque de Goethe pour expliquer la définition de la forme chez Hanslick. Le recours à la
catégorie du tout parfait chez Moritz devrait cependant suffire pour montrer que la
digression métaphysique de Hanslick – supprimée dès la seconde édition – peut être
reliée à sa thèse centrale, selon laquelle la forme est « l’esprit se construisant depuis
l’intérieur »26, même si ce rapport n’est pas voulu par une logique contraignante, mais
plutôt par la tradition. La conception d’un « art musical absolu » recèle, même chez
Hanslick, une implication métaphysique qui pouvait être actualisée, l’implication selon
laquelle c’est précisément en tant que musique instrumentale pure, « détachée » de
fonctions, textes ou programmes, qu’elle peut apparaître comme image de « l’absolu ».
Cette conception emphatique de la forme, avec laquelle Hanslick franchit un pas décisif
pour dépasser la métaphysique romantique de la musique instrumentale, fut reprise et
affinée un demi-siècle plus tard par August Halm, puis inscrite à sa suite par Ernst Kurth
dans le concept quasi incommensurable d’une « musique absolue » qui devait son pathos
d’une part au souvenir du Romantisme, et de l’autre, à l’esthétique dominante des années
1900 (Kurth est né en 1886), à savoir celle de Nietzsche et Schopenhauer.
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19 La lettre ouverte de Wagner À propos des Poèmes symphoniques de Franz Liszt est, comme
nous l’avons dit, ambiguë en ceci que la polémique contre l’expression « musique
absolue » n’est qu’une façade rhétorique qui cache une affinité latente avec cette idée
même, transmise à Wagner par Tieck puis par Schopenhauer, lequel en avait lui-même
hérité de la métaphysique romantique. Chez Nietzsche, cette même ambiguïté apparaît
ensuite sous une autre forme au début des années 1870, à un moment où rien ne trouble
encore son amitié avec Wagner. Dans les traités publiés par Nietzsche à la gloire de
Wagner, Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (1871) et Richard Wagner à
Bayreuth (1876), il n’est pas question de « musique absolue ». Dans un fragment non
publié, De la musique et la parole, datant probablement de 1871, on lit cependant : « Que
devons-nous penser en revanche de cette énorme superstition esthétique qui veut que
Beethoven, dans le fameux quatrième mouvement de la Neuvième , aurait écrit une
confession solennelle sur les limites de la musique absolue, voire ouvert toutes grandes
les portes d’un art nouveau, où la musique serait même apte à représenter l’image et le
concept et serait donc gagnée pour “l’esprit conscient” ? »27. On ne saurait méconnaître
que cette pointe polémique est dirigée contre l’interprétation de Beethoven telle que
Wagner l’avait développée dans L’œuvre d’art de l’avenir et Opéra et Drame (même si l’objet
immédiat de la remarque de Nietzsche peut être l’éloge de Liszt, célébré par Franz
Brendel).
20 Le principe esthétique fondamental de Wagner dans Opéra et Drame définit la musique -
par une opposition polémique avec la tradition de l’opéra - comme étant fonction du
drame. « L’erreur dans le genre artistique de l’opéra consiste en ce que l’on a fait d’un
moyen d’expression (la musique) le but, et réciproquement, du but de l’expression (le
drame), le moyen. »28 C’est donc en une contradiction consciente et comme par défi que
Nietzsche parle dans son fragment de « l’étrange prétention » consistant à mettre la
musique « au service d’une série d’images et de concepts, de l’utiliser comme un moyen
pour les renforcer et les rendre plus clairs »29. (Même si c’est la théorie de Brendel qui est
ici visée, cela ne change rien au fait que l’interprétation wagnérienne, tout comme dans le
passage sur Beethoven, se trouve également concernée, ce dont le philosophe a dû se
rendre compte.) L’objection de Nietzsche signifie simplement que la musique n’est pas le
moyen du drame, mais, au contraire, que le drame est expression et parabole de la
musique : Schopenhauer aurait « très justement caractérisé le rapport du drame et de la
musique comme celui d’un exemple par rapport à une idée générale »30. Dans la musique
résonne l’essence des choses ; le drame ne ferait que reproduire leur apparence. Si
Wagner comprend surtout par « drame » l’action scénique - « non le poème dramatique,
mais le véritable drame qui se déroule devant nos yeux »31 - Nietzsche parle du théâtre
avec mépris : « Compris ainsi, l’opéra est effectivement au mieux de la bonne musique et
seulement de la musique : alors que la farce qu’on joue en même temps n’est en somme
qu’un travestissement fantastique de l’orchestre et surtout de ses principaux
instruments, les chanteurs, dont tout spectateur éclairé se détournera en riant »32.
21 Le moment de l’histoire des idées dont témoigne ce fragment de Nietzsche est
étrangement paradoxal. Le geste méprisant qui écarte le théâtre anticipe un motif central
de la critique de Wagner que Nietzsche formulera plus tard : le reproche
« d’histrionisme », le motif du « faux ». « Comme on voit, lira-t-on dans Nietzsche contre
Wagner, par cette mercuriale d’un dissident, j’ai un tempérament foncièrement
antithéâtral, j’ai pour le théâtre, l’art de masse par excellence, le mépris outrageant que
lui voue, aujourd’hui, du fond du cœur, tout artiste véritable. »33 « Nous connaissons les
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masses, nous connaissons le théâtre. »34 D’un autre côté, cette dépréciation de la part
scénique dans l’opéra – et de la parole – provient de l’esthétique de Schopenhauer, que
Nietzsche, fort de l’enthousiasme wagnérien, a adoptée, aiguisée et appliquée à Tristan,
alors que Schopenhauer l’avait développée à la plus grande gloire de Rossini – c’est-à-dire
de la « mélodie absolue », pour parler comme Wagner. Dans Le monde comme volonté et
comme représentation, il est écrit que la musique « ne dit jamais l’apparence, mais seule
l’essence intime, l’en-soi de toute apparence, la volonté elle-même. (…) De là vient que
notre imagination est si facilement excitée par elle et tente de donner forme à ce monde
fantomatique qui nous parle immédiatement, invisible et pourtant si vivement agité, en la
revêtant de chair et d’os et donc en l’incarnant dans un exemple concret. C’est là l’origine
du chant sur des paroles et finalement de l’opéra - dont le texte ne devrait par
conséquent jamais quitter cette position subordonnée pour devenir l’enjeu principal et
ravaler la musique au rang de simple moyen de son expression, ce qui est une énorme
bévue et une erreur grave »35. Ce « monde fantomatique » où Schopenhauer se sent
transporté par la musique rappelle le « Djinistan » et « l’Atlantide » de E.T.A. Hoffmann :
dans ses traits fondamentaux, l’esthétique schopenhauerienne n’est rien d’autre que la
métaphysique romantique de la musique absolue, réinterprétée philosophiquement dans
le cadre d’une métaphysique de la Volonté.
22 La musique, dit Schopenhauer dans une terminologie scolastique – et Nietzsche
reprendra cette phrase36 - « donne les universalia ante rem »37. Nietzsche en tire la
conséquence logique rigoureuse : la substance du drame musical est la « mélodie
orchestrale », la symphonie - donc la « musique absolue » comme expression de
« l’absolu », de la « volonté ». Certes, Tristan, cet opus metaphysicum, a besoin d’une action
et d’un texte, mais ceci uniquement parce que l’âme d’aucun auditeur ne pourrait
soutenir cette œuvre si elle se présentait en tant que symphonie – ce qu’elle est
essentiellement. « C’est à ces authentiques musiciens que je demande s’ils peuvent
imaginer quelqu’un qui, étant capable de percevoir le troisième acte de Tristan et Isolde,
sans s’aider du texte ni du spectacle, comme un immense mouvement symphonique, ne
suffoquerait pas sous la tension convulsive de toutes les ailes de l’âme ? » 38 Nietzsche
écoutait le drame musical comme une symphonie ; le reste est une « farce » ou un
rempart protecteur. Il appliqua donc la thèse de la musique instrumentale comme
musique « véritable », léguée par Wackenroder, Tieck et E.T.A. Hoffmann via
Schopenhauer, au drame musical wagnérien (comme Schopenhauer l’avait de son côté
appliquée aux opéras de Rossini). Il en oublia que le drame musical illustrait à l’origine le
paradigme opposé – la conviction que la musique était un composé de harmonía, rhythmos
et logos. D’un autre côté, Nietzsche devait à Tristan l’expérience musicale qui seule donnait
une signification tangible au postulat de Schopenhauer d’une musique révélant
« l’essence intime du monde », et qui autrement serait resté pour lui une spéculation
abstraite. Ce que Hoffmann, se référant à la métaphysique de Wackenroder et Tieck, avait
ressenti à l’écoute de la Cinquième Symphonie de Beethoven, se révéla à Nietzsche avec
Tristan : l’idée que la musique, en s’affranchissant justement de conditions empiriques
comme la fonction, la parole, l’action et finalement même tout sentiment et tout affect
bien concret, touchait enfin à sa destination métaphysique.
23 Nietzsche, en le prenant à la lettre, appliqua tout d’abord le terme de « musique absolue »
au détachement, à l’émancipation de la musique vis-à-vis de la parole. « Chez tous les
peuples, la musique commence en liaison avec la poésie, et bien avant qu’on ne puisse
songer à une musique absolue, elle parcourt avec elle tous les stades majeurs de son
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26 L’esthétique d’un « art musical pur, absolu », propre à Hanslick, l’esthétique de ce qui est
« spécifiquement musical », apparaît chez Hostinsky comme partie intégrante d’un
système global où la musique instrumentale « absolue » et la musique vocale déterminée
par la poésie ou le drame ont les mêmes droits pour représenter un paradigme de la
musique. La musique absolue ne représente pas – comme le proclamait Hanslick – la
« véritable » musique, et elle ne représente pas non plus – comme le pensait Wagner – le
stade antérieur et inférieur d’une évolution. Hostinsky compare la « musique absolue,
purement formelle et sans objet »44 à l’architecture et à l’ornement, et la musique
« figurative ayant un contenu et un objet », à la sculpture et à la peinture, afin de montrer
qu’il n’y a pas un seul « art musical pur », mais deux possibilités de « style pur » en
musique45. D’un autre côté, Hostinsky se rend bien compte (et les conséquences de cette
remarque mettent un peu à mal la simplicité de son système esthétique) que le reproche
fait à Wagner d’avoir « brisé » les formes musicales est bancal. Il distingue trois degrés
d’évolution ou types : la forme « architecturale » de la musique instrumentale « absolue »,
la forme de l’opéra conventionnel, ruinée, qui a dégénéré en pot-pourri, et à nouveau la
forme unitaire des drames musicaux wagnériens, mais qui n’est plus ancrée dans le
principe « architectural » de la musique « absolue ». « On voit que du point de vue
purement musical et au regard des grandes formes architecturales, l’opéra de style
conventionnel n’est qu’un produit très imparfait et décousu. Ce que Wagner veut obtenir
ne se limite aucunement à subordonner l’expression musicale à l’intention artistique du
poète dramatique, mais comprend aussi l’émancipation de l’art musical faisant partie de
l’œuvre d’art totale des entraves d’un goût exsangue, délaissé depuis longtemps par la
musique instrumentale et le déploiement libre d’une forme musicale homogène. - Et cette
évolution exige d’elle-même que cette forme soit tout à fait différente des formes
habituelles de la musique absolue, développées à partir de la danse. »46 Cette restriction
qui applique le terme de « musique absolue » à la seule forme « architecturale » de la
musique instrumentale s’explique par la théorie des deux « styles purs » exposée par
Hostinsky (et correspond, si l’on s’en tient à la façade rhétorique de leurs essais, à l’usage
du mot chez Wagner et Hanslick). Mais là justement où l’analyse de Hostinsky parvient à
un résultat significatif, une faille s’ouvre dans son système. S’il s’aperçoit que la forme
musicale chez Wagner n’est pas justifiée essentiellement par la parole et l’action
scénique, ni qu’elle est « architecturale » (comme Alfred Lorenz le croyait encore dans les
années 1920), tout est à nouveau ébranlé par la théorie des deux « styles purs », dans
laquelle une musique « absolue » comparable à l’architecture d’un côté, et une musique
« figurative » comparable à la peinture de l’autre, forment une dichotomie simple. Car
bien que la forme wagnérienne ne soit pas « architecturale », elle ne peut d’autre part se
réduire entièrement aux éléments poétiques et scéniques ; elle est, partiellement du
moins, « absolue ». Et de nouveau, comme chez Wagner lui-même, l’idée de la musique
absolue, qui régit sourdement l’argumentation de Hostinsky, ne vient pas à la surface
terminologique. L’expression « musique absolue » demeure terne.
27 Dans la querelle entre les « formalistes » et les partisans de « l’esthétique du contenu »,
que suscitèrent les thèses de Hanslick, l’une des parties vanta « l’art pur, absolu » comme
la « véritable » musique et l’autre déclara qu’elle représentait un état primitif, un
domaine périphérique de l’art ou bien (la chose elle-même ou les opinions formulées à
son sujet) une erreur esthétique. Hermann Kretzschmar écrit en 1902 dans ses Propositions
pour le développement d’une herméneutique musicale : « L’opinion selon laquelle la musique
n’opérerait que par des moyens musicaux doit être combattue, et le plaisir d’une
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“musique absolue” reconnu comme esthétiquement flou. Au sens d’un contenu purement
musical, il n’y a pas de musique absolue. (…) C’est une chimère tout comme le serait une
poésie absolue, c’est-à-dire une poésie métrique et qui rime, mais sans pensée exprimée »
47. (Il n’est pas très clair si Kretzschmar désigne ici la poésie de Stéphane Mallarmé et
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est aussi techniquement « absolue ») « atteint à sa plus grande dissolution dans les forces
cosmiques pures depuis Bach »63.
34 Chez Wagner, la conscience d’une « musique absolue » (fournissant en tant que « mélodie
orchestrale » la substance du drame musical) se cachait derrière la façade d’une
esthétique de « l’œuvre d’art totale » (si bien que la thèse péremptoire de « la fin de la
symphonie » ne fut jamais explicitement retirée par lui). Kurth n’eut pas peur cependant,
bien qu’il pensât et sentit musicalement dans un esprit proche de celui de Wagner et
Schopenhauer, de fonder son éloge de Bruckner sur l’affirmation philosophique que chez
Wagner, « la musique liée au chant » s’opposait à la musique absolue « un peu comme
jadis la musique d’église franco-flamande ou romaine couvait déjà, invisiblement, le désir
d’une musique absolue, voire même ses lois propres »64. Le schéma qui préside à cette
construction historique est d’origine romantique : c’est une intuition de E.T.A. Hoffmann
qu’un même esprit, celui de l’ère moderne, chrétienne, se manifeste musicalement dans la
polyphonie vocale de Palestrina comme dans les symphonies de Beethoven – intuition qui
confère à la métaphysique de la musique instrumentale sa profondeur philosophique.
Quand Kurth croit enfin voir une relation comparable entre Wagner et Bruckner, il pense
en vérité que le drame musical et la symphonie, compris comme des incarnations
différentes d’une même idée de la « musique absolue », vont se fondre, sous le signe de
cette religion de l’art déjà invoquée par Halm, l’un dans l’autre.
NOTES
1. Richard WAGNER , Gesammelte Schriften und Dichtungen, W. GOLTHER (éd.), Berlin et Leipzig (s.d.),
vol. II, p. 61. « Neuvième Symphonie de Beethoven », dans : Œuvres en prose, vol. II, traduction
française sous la direction de J.-G. Prod’homme, Paris, Delagrave, 1904, p. 38 (traduction
modifiée).
2. Ibid, p. 61. Traduction française, p. 37.
3. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 79. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, p. 79
(traduction modifiée).
4. WAGNER, op. cit., vol. II, p. 56. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. II, Ibid., p. 29
(traduction modifiée).
5. Wagner, III, p. 80. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, pp. 116-117
(traduction modifiée).
6. Klaus KROPFINGER, Wagner und Beethoven, Regensburg, 1974, p. 136.
7. Ludwig FEUERBACH, Kleine Schriften, Karl LÖWTTH (éd.), Francfort-s/Main, 1966, pp. 81 et 216 sqq.
Voir La philosophie de l’avenir, dans : Manifestes philosophiques, traduction par L. Althusser, Paris,
PUF, 1973, notamment p. 128 et pp. 191 sqq.
8. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 255. Opéra et Drame, dans : Œuvres en prose, vol. IV, traduction
française, p. 97.
9. Ibid., p. 89. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, p. 129 (traduction
modifiée).
10. Ibid., p. 100 sq. Traduction française dans : Ibid., p. 145 (traduction modifiée).
11. KROPFINGER, op. cit., P. 139 sqq.
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12. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 278 sqq. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. IV, p. 133
(traduction modifiée).
13. WAGNER, III, p. 83. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, p. 120 (traduction
modifiée).
14. WAGNER, III, p. 86. Traduction française dans : Ibid., p. 125.
15. WAGNER, III, p. 83. Traduction française dans : Ibid, p. 121 (traduction modifiée).
16. WAGNER, III, p. 84. Traduction française dans : Ibid, p. 122.
17. WAGNER, III, p. 84. Traduction française dans : Ibid, p. 122.
18. WAGNER, III, p. 85 sqq. Traduction française dans : Ibid., p. 124 (traduction modifiée).
19. WAGNER, III, p. 278. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. IV, p. 133.
20. WAGNER, III, p. 191 sqq. Traduction française dans : Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt,
vol. VII, pp. 277-279 (traduction modifiée).
21. Edouard HANSLICK, Vom Musikalisch-Schönen, Leipzig, 1854 (réédition Darmstadt, 1965, p. 20. Du
beau musical, traduction française par Charles Bannelier et Georges Pucher, Paris, Bouigois, 1986,
p. 80 (traduction modifiée).
22. Ibid., p. 104. Cette phrase, tirée de la première édition de l’ouvrage d’Edouard Hanslick, ne se
retrouve pas dans la traduction française.
23. Robert ZIMMERMANN , « Vom Musikalisch-Schönen », dans : Österreichische Blätter für Literatur
und Kunst, 1854. Cité d’après Felix GATZ, Musik-Ästhetik in ihren Hauptrichtungen, Stuttgart, 1929, p.
429.
24. HANSLICK, op. cit., p. 32.
25. Karl Philipp MORITZ, Schriften zur Ästhetik und Poetik, H. J. SCHRIMPF (éd.), Tübingen, 1962, p. 73.
26. HANSLICK, op. cil, p. 34. Traduction française, op. cit., pp. 96-97 (traduction modifiée).
27. Friedrich NIETZSCHE , « Über Musik und Wort », dans : Sprache, Dichtung, Musik, J. KNAUS (éd.),
Tübingen, 1973, p. 26.
28. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 231. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. IV., p. 60.
29. NIETZSCHE, op. cit., p. 28.
30. Ibid., p. 20.
31. WAGNER, op. cit., vol. IX, p. 111. Traduction française dans : Beethoven, Œuvres en prose, vol. X, p.
100.
32. NIETZSCHE, op. cit., p. 30.
33. Friedrich NIETZSCHE, Werke in drei Bänden, Κ. SCHLECHTA (éd.), Munich, (1954-1956) et Darmstadt
(1966), vol. II, p. 1041. Nietzsche contre Wagner, traduction française par Jean-Claude Hémery,
dans : Œuvres philosophiques complètes, vol. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 350.
34. Ibid., p. 914.
35. Arthur SCHOPENHAUER , Die Welt als Wille und Vorstellung, vol. I, § 52, dans : Sämtliche Werke, M.
KÖHLER (éd.), Berlin, II, p. 258. Le monde comme volonté et comme représentation, traduction française
par A. Burdeau, révision R. Roos, Paris, PUF, 1966, p. 334 (traduction modifiée).
36. NIETZSCHE, op. cit., vol. I, p. 117. Naissance de la tragédie, traduction française par Michel Haar,
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, dans : Œuvres philosophiques complètes, vol. I, Paris,
Gallimard, 1977, p. 138.
37. SCHOPENHAUER, op. cit, vol. II, p. 261. Traduction française, p. 336.
38. NIETZSCHE, op. cit., νοl. I, p. 116. Traduction française, op. cit., p. 138.
39. NIETZSCHE, Über Musik und Wort pp. 20 sq. On lit de même plus tard dans Humain, trop humain :
« La « musique absolue » est ou bien la forme en soi, un état rudimentaire de la musique, où des
sons procurent déjà du plaisir, parce qu’ils sont produits en même temps ou qu’ils sont plus ou
moins forts, ou bien une symbolique des formes s’adressant à l’intellect, puisque les deux arts ont
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été reliés au cours d’une longue évolution et que la forme est entièrement tissée de fils
conceptuels ou expressifs. » (Werke, I, p. 573).
40. WAGNER, op. cit., vol. IX, p. 77.
41. Ibid., p. 306. Sur l’expression » Musikdrama », traduction française dans : Œuvres en prose, vol. XI,
p. 126 (traduction modifiée).
42. Carl Friedrich GLASENAPP, DasLeben Richard Wagners, Band VI, Leipzig, 1911, pp. 137 sqq.
43. Ottokar HOSTINSKY , Das Musikalisch-Schöne und das Gesamtkunstwerk vom Standpunkte der
formulen Ästhetik, Leipzig, 1977.
44. Ibid., p. 141.
45. Ibid., p. 145.
46. Ibid., p. 124.
47. Hermann KRETZSCHMAR, Gesammelte Aufsätze über Musik, vol. II, Leipzig, 1911, p. 175.
48. Rudolf LOUIS, Die deutsche Musik der Neuzeit, Manchen, 1912, p. 156.
49. Entwurf einer neuen Ästhetik der Tonkunst, Frankfurt am Main, 1974, p. 12. L’Esthétique musicale,
traduction française par Daniel Dollé et Paul Masotta, Paris, Minerve, 1990, p. 24.
50. Ibid., p. 13. Traduction française, p. 25.
51. Ibid., pp. 14 sq. Traduction française, p. 26.
52. Style and Idea, New York, 1950, pp. 72 sqq. « Brahms, le progressiste », dans : Le Style et l’idée,
traduction française par Christiane Delisle, Paris, Buchet-Chastel, 1977, pp. 320 sqq.
53. August HALM, Von zwei Kulturen der Musik, Stuttgart, 1947, p. 39.
54. Ibid., p. 48.
55. HALM, Die Symphonie Anton Bruckners, Munich, 1923, p. 12.
56. Ibid., p. 11.
57. Ibid., p. 29.
58. Ibid., pp. 19 et 46.
59. Ibid., p. 246.
60. Ibid., p. 240.
61. Ernst KURTH, Bruckner, Berlin, 1925, vol. I, p. 258.
62. Ibid., p. 262.
63. Ibid., p. 264.
64. Ibid., p. 264.
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nulle éloquence dans la mélodie ; le plus souvent une suite d’accords parfaits, consonants,
dont la vigueur et la hardiesse s’emparent de l’âme avec une violence indicible, pour la
ravir jusqu’aux sphères supérieures. L’accord exprime l’amour, l’harmonie de tout ce qui,
dans la nature, est esprit. Cet amour et cette harmonie sont promis aux chrétiens, et c’est
pourquoi l’accord attendit le christianisme pour naître. Il devint ainsi, et avec lui la
science harmonique, le symbole et l’expression de la communauté spirituelle, de l’union
avec l’Éternel, l’Idéal qui trône au-dessus de nous, et dont nous sommes pourtant partie
intégrante »5.
5 Ce système d’analogies et d’antithèses esthétiques et philosophiques, une sorte de réseau
dans lequel la pensée de Hoffmann s’enferma peu à peu, finit par produire un problème
apparemment insoluble et autour duquel tourne, comme autour d’un centre secret, l’essai
sur la musique d’église : comment expliquer que la polyphonie vocale de Palestrina aussi
bien que la symphonie beethovénienne peuvent être considérés comme la véritable
musique, la musique « propre » à l’ère « moderne, chrétienne et romantique » ? D’une
part, dit Hoffmann, à l’époque actuelle, un « temps de dénuement », toute la « noble
sacralité » de la polyphonie classique « a depuis toujours disparu de la terre » ; mais de
l’autre, la musique instrumentale moderne n’est pas du tout un document de cette
décadence, mais le signe et le résultat d’un « progrès » irréversible de « l’esprit à
l’œuvre »6. « L’élan prodigieux qui nous pousse à reconnaître l’autorité des forces
spirituelles qui vivifient la nature, et notre existence en elles, qui sont notre patrie
supraterrestre – cet élan, qui se révèle dans la science, a été signifié par les accents
prophétiques de la musique, qui parlait, sous une forme toujours plus parfaite et plus
variée, des merveilles du royaume lointain. En effet, on ne peut guère douter que la
musique instrumentale se soit élevée récemment à des sommets que les maîtres de jadis
ne soupçonnaient pas, de même que la technique des musiciens modernes est
manifestement supérieure à celle des anciens. »7 On doit écouter avec « recueillement » –
Wackenroder le demandait déjà - la musique instrumentale moderne, guère autrement
que l’ancienne polyphonie vocale. Mais la musique instrumentale, déterminée
primairement - comme la polyphonie vocale – par l’« harmonie », est associée par
Hoffmann à l’idée de « science ». L’« harmonie », qui faisait pour Rameau l’essence de la
musique – au rebours de Rousseau et de sa défense de la « mélodie » - apparaît d’une part
avec l’aura d’un pythagorisme romantique (une « science » qui se sent attirée vers le
« merveilleux », au lieu de lui demeurer hostile), mais qui est liée d’autre part à l’idée de
la musique instrumentale.
6 Les antithèses avec lesquelles opère Hoffmann se profilent déjà derrière la théorie des
styles musicaux au XVIIe siècle, dans le cadre de la polémique autour de la prima et la
seconda prattica, que l’on peut considérer comme l’une des sources esthétiques de la
« Querelle des anciens et des modernes. » Vers 1600, la monodie, un peu comme plus tard
la réforme de Gluck ou la conception wagnérienne du drame musical, signifiait une
révolution à travers un retour vers les « vérités anciennes ». Le parti des antiqui, imitant
les modèles grecs, était représenté par Monteverdi et les compositeurs de la Camerata
Bardi, celui des moderni, défendant les acquis modernes, et donc le contrepoint, par les
disciples de Palestrina. Et même si la terminologie est un peu confuse, il faut voir que
dans la « Querelle », la prima prattica est défendue par les moderni, et la seconda prattica par
les antiqui. La polyphonie vocale était cependant d’abord un style de musique d’église, et
la monodie utilisée dans le drame et le madrigal, genres littéraires, avec un penchant
pour des sujets arcadiens ou païens. Les associations de ces termes formèrent donc un
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doit chercher à imiter. Et l’harmonie, puisqu’il s’agit en premier lieu d’une catégorie
négative - un fond obscur d’où se détachera l’idée de la mélodie - comprend par
opposition des éléments hétérogènes : la musique instrumentale (bruit vide si elle ne
« peint » pas) et la polyphonie de Palestrina, condamnée pour être « Gothique et
barbare ». Rousseau plaide donc pour une musique antiquisante, mélodique, monodique,
simple, imitative, « touchante » et qui « peint », opposée à une musique « Gothique »,
harmonique, polyphonique, « savante », « naturelle » (« absolue ») et qui tend vers un
bruit vide de sens, musique qu’il méprise. Dans cette conception de la musique
« harmonique », la polyphonie vocale et la musique instrumentale se rejoignent, alors
qu’il semble que tout ce qui les agrège n’est que leur opposition à la mélodie.
12 Rousseau, sans se laisser fléchir par le succès parisien des symphonies de Stamitz,
condamna la musique instrumentale comme « pacotille ». Et une justification de ce genre
méprisé, telle que Johann Adam Hiller tenta de l’écrire en 1755, demeura tributaire de
l’esthétique de l’Empfindsamkeit, c’est-à-dire d’une théorie de la musique vocale : elle n’en
contesta guère les prémisses, mais nia seulement quelques-unes de ses conséquences ;
même la musique instrumentale, prétend Hiller, est capable de s’élever vers le « genre
touchant ». On pourrait s’étonner que Hiller parle en revanche du « merveilleux » dans la
musique instrumentale. Ce « merveilleux » – qu’il veut limiter mais non pas exclure –
n’est rien d’autre cependant que la virtuosité instrumentale qui excite la curiosité et
l’étonnement, mais qui, comme disait Quantz, « ne touche pas spécialement le cœur ». « Il
faut donc que la Nature dicte le plan des concertos et des solos, comme pour les autres
pièces musicales, et que ce soit toujours un chant qui s’efforce d’exprimer par les moyens
de l’art les sentiments du cœur. Mais que l’on n’exclue pas le merveilleux pour autant : il
faut des sauts d’intervalle bien choisis, des gammes, des arpèges et ce genre de choses à
des endroits bien choisis et bien dosés. »12 L’idée du « merveilleux », catégorie centrale de
la poétique baroque, fut ainsi pervertie par les théoriciens d’une esthétique rationaliste
ou sentimentaliste, qui cherchaient le « touchant » ou « l’imitation », afin de décrire le
déploiement de la virtuosité dans la musique instrumentale. (Un terme hérité d’un passé
méprisé fut ainsi accolé à un genre méprisé.) Vers 1780, le « merveilleux » fut cependant
remis à l’honneur : la théorie de la musique instrumentale assimila l’influence de la
poétique « néo-baroque » de Bodmer et Klopstock. Ainsi se propagea la conviction que le
véritable poète était défini par son sens pour le sublime et le merveilleux, et non
seulement par le naturel et la raison. En même temps, on découvrit dans la symphonie –
au lieu de voir dans la simple virtuosité instrumentale l’unique alternative à une musique
« touchante » et « pittoresque » – des propriétés esthétiques qui exigeaient le retour vers
la vieille idée emphatique du « merveilleux » en somme réinstallée dans ses anciens
droits : « l’indétermination » de la musique instrumentale ne fut plus ressentie comme
« vide », mais comme « sublime ». « La symphonie, ainsi que Johann Abraham Peter
Schulz l’écrit dans la Théorie générale des Beaux-Arts de Sulzer, est parfaitement adaptée à
l’expression de ce qui est grand, solennel et sublime. » L’allegro d’une symphonie serait
comparable à une « ode pindarique en poésie » : « Comme celle-ci, elle élève et émeut
l’âme de l’auditeur et nécessite le même état d’esprit, la même imagination sublime et la
même science artistique pour qu’on y excelle »13. De même, Carl Philipp Emanuel Bach est
loué en 1801 dans la Allgemeine musikalische Zeitung comme un « autre Klopstock », qui
« emploie les sons au lieu des mots. Est-ce la faute du poète de ces odes si ses envolées
lyriques paraissent être un amas de non-sens pour la foule vulgaire ? » Bach, lit-on
encore, aurait montré que « la musique pure n’est pas seulement l’enveloppe de la
musique appliquée ou abstraite de celle-ci, mais qu’elle pouvait se hausser au rang d’une
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poésie d’autant plus pure que les paroles (contenant toujours des sens adjacents) ne la
tiraient plus vers les régions du sens vulgaire »14.
13 Le romantisme, poussant à l’extrême la louange de la symphonie née de la poétique de
Klopstock, renversa ainsi l’esthétique musicale de Rousseau ; rabaissant ce que Rousseau
avait élevé, relevant ce qu’il avait méprisé. Mais la structure même de la chaîne des
antithèses, héritée de la « Querelle des Anciens et des Modernes », demeura.
14 On ne saurait cependant parler d’une esthétique musicale « romantique » qui serait celle
de tous les romantiques. En 1801, August Wilhelm Schlegel prend comme point de départ
des développements de ses Cours sur la littérature et l’art qui ont trait à l’esthétique
musicale, à la fois Rousseau et la discussion autour de l’esthétique littéraire des années
1790 (le traité de Schiller sur la Poésie naïve et sentimentale et l’essai de Friedrich Schlegel
sur l’Étude de la poésie grecgue). Il évita de prendre parti pour la modernité à propos de la
« Querelle des Anciens et des Modernes », avec une profession de foi romantique : « Fidèle
à notre conception générale du rapport entre l’art ancien et récent, nous ne rabaisserons
pas non plus une musique au profit d’une autre, mais tenterons de comprendre le sens de
leur opposition »15. Comme Rousseau, mais sans émettre de jugement de valeur, Schlegel
associe d’un côté la thèse de la prééminence de la musique antique avec le postulat
esthétique d’une musique comme expression « d’affects et de mouvements de l’âme »,
ainsi qu’avec l’affirmation historique que l’origine de la musique, déterminant son
essence, doit être cherchée dans « les inflexions expressives naturelles » de la langue. De
l’autre côté, il relie la thèse opposée de la prééminence de la musique moderne à la
conviction esthétique que la musique se fonde essentiellement sur les « proportions
harmoniques des sons » (proportions qui se montrent de façon pure et non mélangée
précisément dans la musique instrumentale), et enfin à l’argument philosophique selon
lequel l’essence de la musique ne dépend pas de son origine historique, qui serait le chant,
mais peut être découvert par la science au moyen d’une analyse de l’art musical déjà
évolué16.
15 Là où Rousseau avait qualifié la musique harmonique et instrumentale de « musique
naturelle » (par opposition à la « musique imitative »), Schlegel situe l’opposition dans la
différence entre la « formation naturelle » de l’Antiquité et la « formation artificielle » de
l’ère moderne, telle qu’elle avait été développée dans les discussions littéraires des
années 1790. Schlegel oppose le « développement scientifique, artistique » de la
polyphonie moderne au « principe naturel » dont découle la monodie antique17. L’idée
d’associer le moderne et l’artificiel et de le détacher du principe d’imitation constitue
cependant, un peu comme la restauration du « merveilleux » qui forme également
contraste avec le « naturel », un retour vers la poétique baroque. « Ce clivage progressif
de l’éducation naturelle et artificielle renvoie à la " Querelle " française en ceci que
Perrault fonde le principe de l’inventio sur l’artificialité planifiée des progrès techniques
de l’ère moderne et la met au-dessus de l’imitatio naturae, c’est-à-dire de l’imitation ou du
parachèvement de la nature telles qu’on les trouve dans les arts de l’Antiquité. »18
16 Au principe moderne de l’« harmonie », Schlegel oppose non plus la « mélodie » mais le
« rythme », principe de la musique antique. « Si nous comparons les composantes
principales de la musique ancienne et moderne, nous nous apercevons que dans celle-là,
c’est la partie rythmique, et dans celle-ci la partie harmonique qui est plus compliquée et
détermine l’ensemble. »19 Or, dans l’harmonie des « Nouveaux » semble s’exprimer
musicalement l’expérience d’un « présent mystique » : « L’harmonie serait donc le
véritable principe mystique de la musique, lequel ne fonde pas son exigence d’effets
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puissants sur la progression dans le temps, mais cherche l’infini dans l’instant
indivisible. »20
17 Chez August Wilhelm Schlegel, l’opposition de l’antique, de ce qui est « purement
classique », « plastique » et qui « délimite sévèrement », et du moderne, qui est
« romantique », « pittoresque »21 et tend vers l’infini, vient non pas de Rousseau, mais du
système historico-philosophique du Romantisme. (Dans le système de Hegel, la peinture
sera, comme la musique, caractéristique de l’ère « romantique », chrétienne.) Ainsi que le
montrent cependant les fragments de Novalis, cette opposition entre « plastique » et
« pittoresque » pouvait être complétée ou même remplacée par l’opposition « plastique-
musical », dès lors que l’on prenait parti dans la « Querelle » (ce que Schlegel, enclin par
nature à transiger, ne fait pas), par l’affirmation que la musique chrétienne moderne était
la véritable musique, et inversement, la musique, l’art véritable et adéquat de l’ère
moderne et chrétienne. (Chez Novalis, l’antithèse « plastique-musical », qui n’est pas
développée en soi, apparaît comme le présupposé « allant de soi » de certaines
constructions dialectiques très enchevêtrées22.)
18 L’idée que la musique représente dans le domaine des arts l’ère romantiques - le Moyen
Âge et l’époque moderne - peut être comprise comme l’intégration de la métaphysique
instrumentale de Wackenroder et Tieck dans le système de catégories de la « Querelle ».
Si la musique « harmonique », « artificielle », détachée de la langue et même de
l’expression des affects, cette musique absolue instrumentale tant méprisée par Rousseau,
apparaît soudain, par un renversement abrupt du jugement esthétique, comme la
« véritable » musique - si l’indétermination du contenu n’est donc plus un manque, mais
le signe d’un style « sublime », et que la distance prise par rapport au « simple langage du
cœur » est ressentie comme pressentiment de l’infini et non comme spéculation absurde
et vide qui se perd dans l’abstraction - alors tout est réuni pour qu’un partisan des
« Modernes » puisse tirer toutes les conséquences de l’intuition d’une musique absolue
chez Wackenroder (mise en rapport avec le schéma des définitions dans la « Querelle ») et
décider que dans la grande musique instrumentale se manifeste l’âme de l’ère chrétienne,
ère marquée par la musique et non par la sculpture. C’est dans la musique absolue que la
musique se rejoint elle-même, et l’esprit qu’elle découvre comme étant sa propre essence
est celle du christianisme.
19 Les idées et concepts fondamentaux de l’esthétique musicale de E.T.A. Hoffmann, qui
formeront le cadre principal pour le développement et le rayonnement ultérieurs de
l’idée d’une musique absolue, provenaient donc d’une part de la métaphysique
instrumentale de Wackenroder et Tieck, et d’autre part de la « Querelle des Anciens et des
Modernes », où se mêlaient une controverse théorique musicale remontant jusqu’à la fin
du XVIe siècle et les influences de la discussion littéraire des XVII e et XVIII e siècles.
L’esthétique musicale - formulation par le moyen de la parole de problèmes et de
phénomènes musicaux - n’est guère moins tributaire de l’évolution de l’esthétique
littéraire que des changements de la musique elle-même ; et dans la mesure où la langue
dans laquelle on s’entend sur la musique opère directement sur l’objet tel qu’il se forme
dans la conscience des auditeurs, l’esthétique de la littérature, qui nourrit l’esthétique
musicale de ses catégories et de ses formules, fait partie des éléments qui déterminent le
cours de l’histoire de la musique, laquelle ne se résume pas à une histoire des techniques
musicales.
20 L’esthétique musicale de Hoffmann était pour une bonne partie déjà préfigurée dans la
poétique de Jean-Paul, poétique qui forme donc avec la théorie authentiquement
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vers 1800 une défense sensée de la musique instrumentale moderne (qui en avait grand
besoin après les invectives de Rousseau) : voilà ce que l’on devait pour une part non
négligeable au système de catégories forgé par la « Querelle des Anciens et des
Modernes ».
NOTES
1. E.T.A. HOFFMANN , Schriften zur Musik, F. SCHNAPP (éd.), Munich, 1963, p. 34. Traduction française
par Brigitte Hébert et Alain Montandon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985, pp. 38-39.
2. Ibid., p. 212. Traduction française, p. 175.
3. Ibid., p. 36. Traduction française, p. 40 (traduction légèrement modifiée).
4. Ibid., p. 145.
5. Ibid., p. 215. Traduction française, p. 176.
6. Ibid., p. 230. Traduction française, p. 189 (traduction modifiée).
7. Ibid., p. 230. Traduction française, p. 189.
8. Jean-Jacques ROUSSEAU , Dictionnaire de Musique, Paris, 1768. (réédition Hildesheim, 1969), p. 242.
Nouvelle édition dans : Œuvres complètes, La Pléiade, vol. V, Paris, Gallimard, 1995, p. 851 (article
« Harmonie »).
9. Ibid., p. 242. La Pléiade, p. 851.
10. Ibid., p. 308. La Pléiade, p. 918 (article « Musique »).
11. Ibid., p. 275. La Pléiade, p. 885 (article « Mélodie »).
12. Johann Adam HILLLER , Von der Nachahmung der Natur in der Musik, dans : Friedrich Wilhelm
MARPURG, Historisch-kritische Beyträge zur Aufnahme der Musik I, 1754-55, p. 542.
13. Johann Georg SULZER , Allgemeine Théorie der schtinen Künste, Leipzig, 1794 (2 e éd., réédition
Hildesheim), 1967, vol. IV, pp. 478 sqq.
14. Johann Karl Friedrich TRIEST , Bemerkungen über die Ausbildung der Tonkunst in Deutschland,
dans : Allgemeine musikalische Zeitung, Leipzig, 1801.
15. August Wilhelm SCHLEGEL, Die Kunstlehre, E. LOHNER (éd.), Stuttgart, 1963, p. 207.
16. Ibid., pp. 205 sq.
17. Ibid., p. 206.
18. Hans Robert JAUß , Schlegels und Schillers Replik auf die « Querelle des Anciens et des Modernes »,
dans : Literaturgeschichte als Provokation, Francfort-s/Main, 1970, p. 77.
19. A. W. SCHLEGEL, op. cit., p. 207.
20. Ibid., p. 221.
21. Ibid., p. 207.
22. NOVALIS, Fragmente, E. KAMNITZER (éd.), Dresde, 1929, pp. 524 sqq. et 578. Voir en français les
Fragments traduits par Armel Guerne, Paris, Aubier Montaigne, 1973, pp. 75 sqq.
23. JEAN-PAUL, Vorschule der Ästhetik, N. MILLER (éd.), Munich, 1963, pp. 93 sqq. Cours préparatoires
d’esthétique, traduction française par Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1979, pp. 88-89.
24. Friedrich Wilhelm Joseph von SCHELUNG, Philosophie der Kunst, Darmstadt, 1959, p. 144.
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1 Le 10 mai 1792, Ludwig Tieck écrit à Wilhelm Heinrich Wackenroder : « Longin dit que
pour produire quelque chose de grand, il faut une âme grande et sublime ; j’irais pour ma
part plus loin en affirmant qu’il faut aussi un esprit qui ait quelque grandeur pour
comprendre ce qui est grand et sublime. Peux-tu expliquer autrement que l’agréable et le
touchant produisent un effet sur bien plus d’esprits que le grand et le sublime ? Beaucoup
ne le décèlent même pas ou ne le comprennent pas du tout. - Je puis bien davantage
écouter un Adagio pour harmonica sans que me viennent les larmes, qu’un psaume de
Reichardt ; les symphonies pour Hamlet et Axur me font à chaque fois venir les larmes aux
yeux ; tout ce qui est grand me met dans une sorte de rage, mais il passe devant les
oreilles de beaucoup de gens sans toucher leur âme. La femme de Reichardt m’a dit une
fois il y a bien longtemps que ce qui est touchant était loin de produire sur elle l’effet du
sublime, pour lequel elle ne pouvait jamais retenir ses larmes »1. Ce plaidoyer pour le
sublime, devenu une catégorie esthétique fondamentale à la fin du XVIIIe siècle grâce à
Edmund Burke et Kant, se heurta cependant à l’incompréhension de Tieck, qui ne voulut
pas sacrifier le touchant : « Je ne comprends pas très bien pourquoi le sublime devrait
provoquer tes larmes plus que le touchant »2. La différence de tempérament (qui ne
permet pas d’identifier simplement l’esthétique de Tieck à celle de Wackenroder) n’est
pas restée sans influence sur la théorie de la musique instrumentale développée dans les
Fantaisies sur l’Art : Tieck, pour le dire schématiquement, défendait une métaphysique de
la musique instrumentale nourrie de l’esthétique du sublime, et Wackenroder une
religion du sentiment esthétique, dont les racines plongent dans le piétisme. Si l’on
affectionne les étiquettes philosophiques, on pourrait opposer une attitude Sturm und
Drang chez Tieck à un penchant vers le sentimentalisme, l’ Empfindsamkeit, chez
Wackenroder. Mais il est plus important de se rendre compte que la différence entre le
sublime et le touchant restera vivace, même au-delà de la frontière qui sépare l’
Empfindsamkeit du Sturm und Drang d’une part, et du Romantisme d’autre part, et qu’elle
reviendra sous différentes variations dans la théorie de la musique instrumentale.
2 Ce n’est pas un hasard si Tieck cite un adagio (et de plus pour harmonica de verre) comme
exemple d’une pièce instrumentale touchante, afin de l’opposer à la symphonie (ou
ouverture) qu’il qualifie de sublime. Si le cantabile, l’aria instrumentale, touche
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ni concepts, était une langue « au-delà » du langage, se fit de manière assez paradoxale au
moyen du langage : de la poésie. Rien ne permet de supposer que Jean-Paul ait
simplement traduit une esthétique déjà existante dans l’esprit de ses contemporains
cultivés ; c’est plutôt en la formulant qu’il la créa. En d’autres termes, la littérature sur la
musique n’est pas un simple reflet de ce qui se passe dans la pratique musicale de la
composition, de l’interprétation et de l’écoute, mais se place en un certain sens parmi les
éléments constitutifs de la musique elle-même. Car si la musique ne s’épuise pas dans le
substrat acoustique qui la soutient, mais naît uniquement par une fixation de ce qui est
perçu au moyen de catégories, alors une modification du système catégoriel dans l’écoute,
dans la réception, influe immédiatement sur la chose même. Ce changement de la
conception de la musique instrumentale dans le courant des années 1790, interprétant
l’indétermination comme sublime et non plus comme vide, peut être qualifié de
fondamental. L’étonnement se mue en pressentiment, la « mécanique » de la musique
instrumentale devient sa « magie ». Qu’on ne puisse déterminer, ou seulement de façon
vague, le contenu d’une musique, ne déclasse plus l’allégro symphonique par rapport au
mouvement chantant et « touchant », mais au contraire l’élève. Le pathos que l’on
découvre dans ces éloges provient en revanche de la littérature ; sans le lieu commun
poétique de « l’ineffable », les mots auraient manqué pour formuler la nouvelle
interprétation comme sublime et merveilleux de ce qui naguère était confus et vide. (Déjà
Johann Abraham Peter Schulz avait eu besoin de l’expérience poétique des odes de
Klopstock simplement pour être en mesure de faire l’expérience musicale des symphonies
de Carl Philipp Emanuel Bach.)
9 Chez Ludwig Tieck encore, guère autrement d’ailleurs que chez Moritz et Jean-Paul, la
rupture entre esthétique préromantique et romantique peut se faire jour à l’intérieur
d’un seul et même texte. Tieck décrit dans son article « Symphonien » - et sans nommer le
compositeur - l’ouverture (ou « symphonie ») pour le Macbeth de Johann Friedrich
Reichardt, qui, d’après Gustav Becking, est « un pur produit du Sturm und Drang, rude,
plein d’effets et animé du seul désir d’influer immédiatement et sans la médiation
d’éléments plus nobles sur l’émotion et les sens »16. La paraphrase de Tieck naît du même
état d’esprit que la pièce musicale « allégorique » elle-même. Comme dit Becking, Tieck
« célèbre le Sturm und Drang musical et lui envie ses possibilités de produire directement
et immédiatement des effets »17. À lire l’accumulation poétique d’horreurs que Tieck
découvre dans la musique (« L’œil aperçoit maintenant un monstre effroyable couché
dans sa caverne et attaché par de lourdes chaînes… »18) on se croit transporté à ses débuts
littéraires, par exemple dans le roman William Lovell.
10 En revanche, on ne perçoit rien de ces « effets » dans l’esthétique de la symphonie qui
précède la description de l’ouverture de Macbeth. La théorie est plutôt purement
romantique, en ce sens que Tieck ne met justement pas l’accent sur les effets immédiats
de la musique, véhéments ou doucement touchants, mais sur le transport vers un paradis
artificiel, l’« Atlantide » ou le « Djinnistan » de E.T.A. Hoffmann : les sons que « l’art a
découverts de manière merveilleuse » forment « un monde clos et à part ». Si la musique
vocale « repose encore sur les analogies avec l’expression humaine » et est en cela
« toujours un art limité », la musique instrumentale prouve « la liberté et l’indépendance
d’un art qui se prescrit seul ses propres lois ; elle improvise avec facilité et sans but
précis, mais remplit et atteint pourtant le but suprême ; elle suit entièrement ses instincts
les plus enfouis et exprime par ses badinages ce qui est profond et merveilleux » 19.
Précisément en tant que musique autonome, absolue, détachée du « conditionnement »
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des textes, des fonctions et des affects, l’art reçoit une dignité métaphysique comme
expression de l’« infini ». La « véritable » esthétique musicale du Romantisme est une
métaphysique de la musique instrumentale.
11 Que la musique instrumentale ait pu prendre la place laissée vide par le topos de
l’ineffable (réservé au fond à l’élévation religieuse) présuppose l’existence d’une musique
instrumentale importante, sur laquelle une métaphysique poétiquement inspirée pouvait
s’appuyer sans se ridiculiser par des dithyrambes déplacés. Mais la théorie romantique a,
semble-t-il, peu de choses en commun avec les prémisses esthétiques des symphonies de
Stamitz ou Haydn. Celui-ci, comme le rapporte Griesinger, parlait des « caractères
moraux » qu’il désirait représenter dans ses symphonies ; il n’avait aucune idée de la
« nostalgie infinie » ou des « miracles de l’art musical » que vantaient Wackenroder et
Tieck. Mais le fait qu’une musique instrumentale de haut rang existait (et que les
mélomanes, à la différence de celle de Jean-Sébastien Bach, connaissaient bien) suffisait
pour que le pathos de l’ineffable, un pathos authentiquement religieux, s’empare de la
musique, et en premier lieu de la musique instrumentale, indéterminée, et non enlisée
dans des conditionnements par des textes ou des fonctions empiriques.
12 Comme Heinrich Besseler l’a montré20, la représentation d’un « caractère », d’un ethos
bien défini, peut être comprise comme un postulat fondamental de l’esthétique musicale
classique, telle qu’elle se dessine progressivement vers 1790. Besseler se réfère à l’essai de
Christian Gottfried Körner « De la représentation des caractères en musique », publié en 1795
dans le journal Die Horen de Schiller. Körner y oppose le caractère - l’ethos-, à l’affect - le
pathos. « Nous distinguons dans ce que nous appelons l’âme quelque chose qui demeure
et quelque chose qui est fugitif, l’émotion et les états d’âme ; le caractère - ethos - et l’état
passionnel - le pathos. Est-il indifférent de savoir lequel des deux un musicien cherchera à
représenter ? »21 Körner délimite ainsi les faux extrêmes, dont la description laisse
deviner d’une part des tendances stylistiques propres à la musique baroque et au Sturm
und Drang, et d’autre part le style d’une seule teneur a qui s’en tient à « un seul état »
devenant ainsi « monotone, pâle et traînant », et enfin un « chaos de sonorités » qui
« exprime un mélange sans lien de passions »22. La musique classique, que la dialectique
esthétique et historique de Körner cherche à justifier, apparaît par contre comme « unité
dans la multiplicité » - unité d’un caractère à travers la multiplicité des états affectifs.
13 Quatre ans plus tard, dans son article « Symphonien », qui parut en 1799 dans les Fantaisies
sur l’art, Tieck opposa au concept de « caractère » celui du « poétique », idée centrale de
l’esthétique musicale romantique et qui allait dominer, jusque dans les écrits de
Schumann, les débats autour de la musique absolue et de la musique à programme. Le
mot poétique ne désigne aucunement une dépendance de la musique par rapport à la
poésie, mais une substance commune à tous les arts, qui se manifeste même, comme le
pensent Tieck et Hoffmann, à l’état le plus pur dans la musique : dans la musique
instrumentale. En d’autres termes, le « poétique » est l’idée de l’art de laquelle participent
les phénomènes isolés comme d’une idée platonicienne, afin d’accéder tout simplement
au rang d’art. « Ces symphonies peuvent ainsi représenter une pièce si colorée, si
multiple, enchevêtrée ou parfaitement développée dont aucun poète ne pourrait nous
offrir l’équivalent, car elles dévoilent le plus grand mystère en une langue énigmatique,
elles ne sont sujettes à aucune loi de la vraisemblance, elles ne doivent s’étayer d’aucune
histoire et d’aucun caractère, elles restent dans leur monde purement poétique »23.
D’après Tieck, la musique instrumentale est donc « purement poétique » justement en ce
qu’elle est indépendante de la littérature, qu’elle ne raconte pas d’histoire et ne décrit
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celles qui suivent. Rien ne serait plus faux que de soupçonner qu’un exégète comme Tieck
ou Hoffmann considère son esquisse poétique comme le « sens caché » de la musique,
comme un texte « chiffré » par les sons. Que l’on ait tenté seulement une interprétation
du « poétique » - très conscient d’une impossibilité fondamentale – prouve d’un autre
côté que la musique absolue, comprise comme la réalisation de l’idée d’un art « purement
poétique », ne s’épuisait pas dans la forme ou la structure. Elle incluait, pour le dire de
manière paradoxale, un surplus où l’on pressentait son essence.
18 « Mais de quels mots devrai-je m’emparer pour manifester la force avec laquelle la divine
musique frappe notre cœur, de ses sonorités pleines et de ses échos délicieux ? Sa
présence angélique emplit immédiatement notre âme pour y exhaler un souffle céleste.
Oh ! Comment se concentrent alors en un instant les souvenirs de toutes les félicités,
comment tous les sentiments nobles, toutes les grandes pensées se tendent vers cet hôte !
Avec quelle rapidité les sons, tels des graines miraculeuses, prennent racine en nous, et
voilà que germent et travaillent les forces d’un feu invisible ! Tout de suite un pré se
forme, couvert de mille fleurs merveilleuses, aux couleurs étranges et insaisissables, et
notre enfance et un passé encore bien antérieur jouent et rient parmi les feuillages et les
cimes. Alors les fleurs s’agitent et se mélangent, les couleurs brillantes se frôlent, l’éclat
se superpose à l’éclat et toute cette lumière, cette lueur éclatante, cette pluie de rayons
provoque un autre éclat encore et encore de nouveaux rayons. »27 Cette esquisse
« poétisante » de Tieck, poème en prose qui tente de saisir la substance purement
poétique d’une pièce musicale, se distingue d’un « programme » ou d’une
« caractérisation » par la « belle confusion »28 qui commande à l’emploi des métaphores et
entrelace des domaines de la réalité extrêmement éloignés les uns des autres. Mais
l’arbitraire, justement, l’imagination débridée avec laquelle Tieck heurte la logique
prosaïque, fait de cette interprétation un texte poétique qui laisse entre-voir au lecteur ce
que sera l’expérience de la musique absolue : expérience qui le subjugue pendant un
instant mais qu’on ne peut retenir. L’impression musicale est impérieuse autant que
fugitive – la paraphrase poétique durable mais insuffisante.
19 Au sein de l’esthétique romantique, la musique absolue fut donc comprise comme
réalisation de l’idée de « l’absolu poétique » - tout autrement que dans l’esthétique
formaliste, qui trace une frontière entre des intentions programmatiques ou
caractéristiques et la musique absolue, poétique. Chez Tieck comme plus tard chez
Schumann, qui se référera à Jean-Paul, le contraire du poétique est le prosaïque. Et la
musique est toujours prosaïque (c’est comme en creux que se dessinent ainsi les contours
de la véritable musique poétique) quand elle se soumet à des buts extérieurs qui mettent
en péril sa dignité métaphysique, quand elle se perd dans une vaine virtuosité – du point
de vue de la composition comme de l’interprétation –, quand elle devient dépendante de
programmes qui provoquent une Tonmalerei, une imitation méticuleuse et dérisoire, et
qu’elle s’abandonne enfin à des sentiments considérés comme banals. En d’autres termes,
même le sentiment exprimé musicalement pouvait être suspecté, comme la
fonctionnalité, la caractérisation et les programmes, de trivialité.
20 Ce que Novalis écrivit à propos de la poésie ne valait guère moins pour la musique, où
l’idée du poétique se réalisait le plus purement : « Il est évident pour moi que la poésie ne
doit pas produire des affects. Les affects sont toujours quelque chose de fâcheux comme
des maladies. »29 Et Friedrich Schlegel, qui avait tendance à exprimer abruptement dans
ses fragments ce que les autres suggéraient avec beaucoup d’hésitations dans des traités,
accuse ouvertement une conception de la musique comme « langage des sentiments » de
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toujours, de plus de réticences et de nuances. Si Novalis, par une timidité qui pouvait aller
jusqu’au dégoût de toute sociabilité sentimentale, compare les affects aux maladies dont il
craint d’être infecté, August Wilhelm Schlegel parle de « scories matérielles », mais
assigne également à la musique un effet cathartique. « Elle purifie pour ainsi dire les
passions des scories matérielles qui s’attachent à elles, en les représentant uniquement
d’après leur forme, sans rapport avec de quelconques objets, devant notre sens intérieur,
et après leur avoir ôté ce vêtement terrestre, elle les laisse respirer dans un ciel plus
pur. »33
25 Au XIXe siècle, l’idée que la musique « représente la forme » des sentiments et des affects
est devenue un lieu commun, avec des variations et des accentuations différentes. Un
même point de départ - l’absence d’objet ou de concepts dans la représentation musicale
des sentiments - permettait des conclusions divergentes voire contradictoires. Que la
musique puisse saisir les sentiments seulement in abstracto, un peu comme des ombres,
n’empêcha pas Schopenhauer de mettre en avant l’expression des sentiments (et non la
forme musicale) comme l’élément essentiel : l’objet de la musique serait la « volonté » -
comprise comme quintessence des affects - une force et un instinct aveugle où
Schopenhauer croyait avoir découvert la « chose en soi » derrière les apparences
terrestres. L’aspect abstrait apparaît donc justement chez lui non comme un manque,
mais comme la garantie que les sentiments représentés musicalement n’adhèrent plus
aux apparences empiriques du monde mais s’avancent vers leur essence métaphysique.
L’esthétique du sentiment du XVIIIe siècle reçoit ainsi, à travers l’idée de l’absence
d’objet, une coloration métaphysique. La musique « n’exprime jamais l’apparence, mais
seulement l’essence intérieure, l’en-soi de toute apparence, la volonté elle-même ». Ce
qu’elle formule « n’est donc pas cette joie-là ou cette joie-ci, particulière et déterminée,
cette tristesse-ci, ou cette douleur-là, cette terreur, cette jubilation, cette allégresse ou ce
calme de l’esprit : mais la joie, la tristesse, la douleur, la terreur, la jubilation, le calme
même, abstraitement en quelque sorte ; l’essentiel sans aucun ajout et sans les motifs
précis »34. Ce qui chez Schopenhauer est l’« essentiel » sera déclassé par Hanslick en
« inessentiel » : pour lui, l’absence d’objet et l’abstraction de l’expression musicale
signifient que la musique se limite à représenter le côté « dynamique » des sentiments.
« Elle ne saurait raconter un amour, mais seulement le mouvement qui peut se produire
dans l’amour ou dans un autre affect, mais qui sera toujours l’aspect inessentiel de son
caractère. »35 Et l’argument central de Hanslick, sur lequel repose son formalisme, assure
qu’une dynamique du sentiment indéfinie et indifférenciée ne saurait être la substance
esthétique et la raison d’être d’une forme musicale déterminée et différenciée.
(Schopenhauer essayait de résoudre le même problème que Hanslick : quel est le rapport
entre l’absence d’objet de l’expression musicale et la détermination de la forme
musicale ? Mais il aboutit à la conclusion opposée : « Sa généralité n’est aucunement la
généralité vide de l’abstraction, elle est d’une toute autre nature et liée à une
détermination claire et continue. En cela elle ressemble aux figures géométriques » 36. La
corrélation entre la « détermination continue » de la structure et l’expression reste
cependant une pure affirmation.)
26 La variante schopenhauerienne de l’esthétique du sentiment, à savoir qu’un affect
exprimé par la musique s’élève vers une dignité métaphysique à travers l’abstraction, à
travers le détachement vis-à-vis des objets et des motivations, paraît être inspirée par
Wackenroder. Mais à la place d’une sombre métaphysique résignée de la volonté, on
trouve chez Wackenroder le « recueillement » esthétique placé sous le signe d’une
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NOTES
1. W. H. WACKENRODER, Werke und Briefe, Heidelberg, 1967, pp. 292 sqq.
2. Ibid., p. 297.
3. Johann Georg SULZER, Allgemeine Théorie der schönen Künste, loc. cit., vol. IV, p. 478.
4. HOFFMANN, Schriften zur Musik, loc. cit., p. 36. Traduction française, p. 40.
5. WACKENRODER, op. cit., p. 255.
6. HOFFMANN, op. cit., p. 37. Traduction française, p. 40.
7. Ibid., p. 34. Traduction française, p. 38.
8. Karl Philipp MORITZ, Andreas Hartknopf, (réédition Stuttgart, 1968), p. 131.
9. Ibid., p. 132.
10. Ibid., pp. 132 sqq.
11. WACKENRODER, op. cit., p. 247.
12. SULZER, op. cit., p. 479.
13. JEAN-PAUL, Werke, vol. I (Siebenkäs, chap. 15), Norbert MILLER (éd.), Munich, 1960, p. 775.
14. Ibid., p. 776.
15. Norbert MILLER , Musik als Sprache, dans : Beiträge zur musikalischen Hermeneutik, C. DAHLHAUS
(éd.), Regensburg, 1975, pp. 271 sqq.
16. Gustav BECKING , Zur musikalischen Romantik, dans : Deutsche Vierteljahrsschrift für
Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, II, 1924, p. 585.
17. BECKING, op. cit., p. 586.
18. WACKENRODER, op. cit., p. 256.
19. Ibid., p. 19.
20. Heinrich BESSELER , Mozart and die deutsche Klassik, dans : Bericht uber den internationalen
musikwissenschaftlichen Kongreß Wien 1956, Graz, 1958, p. 47.
21. D'après Wolfgang SEIFERT , Chrisitian Gottfried Körner. Ein Musikästhetiker der deutschen Klassik,
Ratisbonne, 1960, p. 147.
22. Ibid., p. 148.
23. WACKENRODER, op. cit., p. 255.
24. HOFFMANN, op. cit., pp. 34 sqq. Traduction française, pp. 39 sqq.
25. Hans Georg NÄGELI, Vorlesungen, op. cit., Stuttgart et Tübingen, 1826, p. 32.
26. Ibid., p. 33.
27. WACKENRODER, op. cit., p. 28.
28. Ibid., p. 255.
29. NOVALIS, Fragmente, loc. cit., p. 586.
30. Friedrich SCHLEGEL , Charakteristiken und Kritiken I, dans : Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, vol.
II, H. Eichner, Munich, 1967, p. 254.
31. Abbé DUBOS , Reflections critiques sur la Poésie et sur la Peinture, Paris, 1715, édition allemande :
Copenhague, 1760, p. 413.
32. Edouard HANSLICK , Vom Musikalisch-Schönen, loc. cit., pp. 100 sqq. Traduction française, pp. 68
sqq.
33. August Wilhelm SCHLEGEL, Die Kunstlehre, loc. cit., p. 215.
34. Arthur SCHOPENHAUER, Sämtliche Werke, loc. cit., vol. II, pp. 258 sqq. Traduction française, p. 334.
35. HANSLICK, op. cit., p. 16. Traduction française, p. 75 (traduction modifiée).
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36. SCHOPENHAUER, op. cit., p. 259. Traduction française, p. 335 (traduction modifiée).
37. WACKENRODER, op. cit, pp. 222 sqq.
38. Ibid., p. 206.
39. Ibid., pp. 206 sqq.
40. Karl Wilhelm Ferdinand SOLGER, Vorlesungen iiber Ästhetik, K. W. L. HEYSE (éd.), Darmstadt, 1969,
p. 340.
41. Ibid., p. 341.
42. NÄGELI, op. cit., p. 33.
43. Christian Hermann WEISSE, System der Ästhetik als Wissenschaft von der Idee der Schönheit, Reprint
Hildesheim, 1966, vol. II, pp. 56 sqq.
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V. La contemplation esthétique
comme recueillement
1 Dans le panégyrique qui précède la monographie De la vie, de l’art et des œuvres de Jean-
Sébastien Bach, Johann Nicolaus Forkel remarque qu’il s’est « persuadé peu à peu qu’on ne
pouvait parler des œuvres de Bach, si on les connaissait vraiment, autrement qu’avec
ravissement, et de certaines même avec une sorte d’adoration sacrée »1. Ce ton religieux
que Forkel adopte, non sans hésiter, est tout à fait inhabituel en 1802 quand on parle
d’œuvres d’art, et sans doute est-ce la lecture de Herder, Tieck ou Wackenroder qui a
persuadé Forkel qu’il n’y avait rien de blasphématoire à parler « d’adoration sacrée » à
propos de pièces musicales.
2 En 1793, après un séjour en Italie qui fut l’« occasion de réfléchir sur la musique
liturgique mieux qu’on n’aurait pu le faire en Allemagne »2, Herder écrivait dans son essai
« Cäcilia » : « Le recueillement est, me semble-t-il, le summum de la musique, l’harmonie
céleste et sacrée, la dévotion et la joie. C’est par cette voie que l’art musical a conquis ses
trésors les plus beaux et qu’elle a atteint le cœur de l’art »3. Cet art sacré pour lequel
Herder exige le recueillement, c’est la musique « d’un Leo, d’un Durante, Palestrina,
Marcello, Pergolèse, Händel ou Bach »4. Le présent apparaît à Herder comme un « temps
de dénuement » ; mais de la grandeur passée, grandeur que la mémoire peut conserver
même si elle a disparu en réalité, on peut tirer l’espoir que le chemin vers une seconde
ère de la musique religieuse n’est pas barré. « La musique sacrée n’est pas plus morte que
ne peut mourir le véritable sentiment de la religion et de la naïveté ; mais entre-temps,
elle attend et espère la venue d’une époque qui la rétablisse et la manifeste de nouveau » 5.
3 L’idée d’un art musical « sacré », invoquée par Herder en 1793, portait donc non sur la
musique en général, mais sur la « véritable » musique d’église, dont il trouvait le principe
chez Bach comme chez Palestrina. (La conception étroite de la musique d’église à laquelle
se cantonnèrent les partisans de Palestrina au XIXe siècle – protestants comme
catholiques – était encore étrangère à Herder.) Mais en 1800, dans la Kalligone de Herder,
une métacritique de la Critique de la faculté de juger de Kant, le « recueillement », ce
« summum » de la musique, devient un sentiment provoqué par la musique en son entier,
même et précisément par celle qui est « séparée des gestes et des paroles », la musique
absolue. « Si donc vous ne ressentez rien, dit Herder en faisant allusion à Kant, vous qui
méprisez la musique des sons en soi et n’en tirez aucun profit s’il n’y a pas de paroles,
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alors abstenez-vous. (…) Le lent progrès de l’histoire de la musique atteste les difficultés
qu’elle a éprouvées à se séparer de ses sœurs, les paroles et les gestes, afin de former un
art autonome. Il fallait un moyen propre et décisif pour la rendre indépendante et la
délivrer de tout secours extérieur. »6 Même si l’origine de la musique repose dans le
chant, Herder n’exclut guère que son telos, là où se dévoile son essence, ne soit la musique
absolue.
4 Ce « moyen décisif » nécessaire ne serait-ce que pour présenter une musique
instrumentale autonome, détachée des fonctions et des textes, comme raisonnable et
comme un art au sens emphatique, Herder le cherche moins dans la structure de la chose
elle-même que dans l’état d’esprit des auditeurs. En d’autres termes, la prétention de la
musique absolue à exister pour elle-même, en tant que « beau sans concepts » et
« fonctionnelle sans fonctions », et sans soutenir une action ou illustrer des textes, n’est
justifiée d’après Herder que par cette contemplation dans laquelle se retire l’auditeur,
oubliant le monde et s’oubliant lui-même, et où la musique apparaît comme « un monde
refermé sur lui-même »7. La musique absolue trouve sa légitimité dans la contemplation
esthétique et dans l’importance de celle-ci pour l’« éducation de l’humanité », et
inversement, la contemplation esthétique la trouve dans l’expressivité de la musique
absolue qui s’élève par-delà les paroles. « Qu’était-ce donc qui la sépara de tout ce qui lui
était étranger, de la danse, du geste, même de la voix qui l’accompagnait ? Le
recueillement. C’est le recueillement qui élève l’homme et une assemblée d’hommes au-
delà des paroles et des gestes, puisqu’il ne reste rien alors pour ses sentiments – rien que
les sons. »8
5 Il n’allait nullement de soi vers 1800 et il pouvait même paraître bizarre d’affirmer qu’il
fallait entendre un morceau de musique absolue avec « recueillement », au lieu qu’il serve
à stimuler une conversation par des bruits agréables mais vides (ce qu’était la musique
instrumentale encore pour Sulzer, incarnant le sens commun à la fin du XVIII e siècle). Mais
le transfert du « recueillement » de la musique « sacrée » sur la musique absolue ne
témoignait pas d’une simple exaltation, comme pourraient le penser ceux qui méprisent
la « religion de l’art » du XIXe siècle ; il marquait aussi une découverte fondamentale : la
grande musique instrumentale, afin d’être comprise comme « logique musicale » et
comme « langue au-delà de la langue », était tributaire d’une attitude que Schopenhauer
décrit avec beaucoup de relief comme contemplation esthétique, attitude qui seule
constitue la musique dans la conscience. Pour reprendre la terminologie
phénoménologique de Husserl, la contemplation est la noésis de la musique pure comme
noéma.
6 La découverte de Herder présupposait cependant que la musique « indéterminée » et
séparée « des gestes et des paroles » n’apparaisse pas comme une version inférieure de la
musique vocale mais comme le « véritable » art musical. C’est seulement quand la
musique sans paroles « s’élève » au-dessus du langage au heu de rester en dessous de lui,
qu’il devient sensé de faire se rejoindre l’élévation du recueillement religieux et la
contemplation de la musique absolue.
7 Il n’est pas exclu que des expériences personnelles (et son opposition à Kant, le
contempteur de la musique instrumentale) aient pu convaincre Herder de cette nécessité
du recueillement en face de la musique absolue comme « art sacré » ; mais il est sans
doute plus probable qu’il se laissa influencer par Wackenroder. (Les Confessions d’un moine
amateur d’art étaient paru en 1797 et les Fantaisies sur l’art en 1799.) C’est dans le langage
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Elles sont conçues plutôt comme des tentatives de parler de l’essence poétique (c’est-à-
dire non pas littéraire, mais métaphysique) de la musique, à travers des paraboles qui
s’entrelacent en des figures énigmatiques et labyrinthiques, pour démontrer en somme
que la musique est une langue par-delà le langage. Les symphonies, écrit Tieck,
« dévoilent en un langage mystérieux les plus grandes énigmes, elles ne dépendent
d’aucune loi de la vraisemblance, elles n’ont besoin de se raccrocher à aucune histoire ni
à aucun caractère, elles demeurent dans leur monde purement poétique »17.
12 Π semble que les différents types de l’écoute musicale, qui se fondent les uns dans les
autres sans aucune hiérarchie dans Joseph Berglinger, écrit en 1797, s’opposent de façon
très tranchée comme la « vraie » et la « fausse » manière de goûter la musique dans
l’esquisse d’une théorie de la réception que Wackenroder glisse en 1792 dans une lettre à
Tieck. « Quand je vais au concert, il me semble que je goûte la musique toujours de deux
manières. Mais l’une d’elles seulement est la bonne : elle consiste en une observation très
attentive des sons et de leur succession ; dans l’abandon complet de l’âme à ce flot
entraînant les émotions. » (Dans le mot « émotion » semblent se fondre comme chez Kant
à la fois la sensation et l’émotion). « Dans la distance et l’abstraction par rapport à toute
pensée qui dérangerait et toute impression étrangère des sens. Boire ainsi avidement les
sons implique un certain effort, que l’on ne soutient pas très longtemps. (…) L’autre
plaisir que me procure la musique n’est pas une véritable jouissance, ce n’est pas une
perception passive de l’expression produite par les sons, mais une certaine activité de
l’esprit stimulée et entretenue par la musique. Alors je n’entends plus le sentiment qui
prédomine dans le morceau, mais mes pensées et mes fantaisies sont en somme
emportées sur les vagues du chant et se perdent bien souvent dans des recoins éloignés. »
18 (L’expression « perception passive » pourrait d’ailleurs étonner – l’esthétique moderne
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NOTES
1. Johann Nicolaus FORKEL, op. cit., Leipzig 1802. W. VETTER (éd.), Kassel, 1970, p. 12.
2. Johann Gottfried HERDER, Werke, Berlin, Heinrich Düntzer, s. d., vol. XV, p. 337.
3. HERDER, vol. XV, p. 341.
4. HERDER, vol. XV, p. 345.
5. HERDER, vol. XV, p. 350.
6. HERDER, vol. XVIII, p. 604.
7. WACKENRODER, op. cit., p. 245.
8. HERDER, vol. XVIII, p. 604.
9. WACKENRODER , op. cit., pp. 115 sqq. Traduction française par André Cœuroy, dans : Paris,
Gallimard, la Pléiade, 1963, pp. 1532-33 (traduction légèrement modifiée). La Remarquable vie du
compositeur Joseph Berglinger, dans : Romantiques allemands, vol. I (éd. M. Alexandre).
10. Ibid., pp. 210 sqq.
11. Ibid., p. 221.
12. Ibid., p. 251.
13. Ibid., p. 211.
14. Ibid., pp. 226 sqq.
15. Ibid., pp. 226 sqq.
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1 La religion de l’art au XIXe siècle, cette croyance que l’art, quoique l’œuvre de l’homme,
serait une manifestation du divin, a acquis la mauvaise réputation d’un « mélange
impur ». Ceux qui la contestent, comme Igor Stravinsky par exemple, protestent à la fois
contre la sacralisation de l’art et contre la sécularisation de la religion ; on se sent poussé
autant à protéger la religion contre les abus de l’art que l’art contre ceux de la religion.
Mais si l’on admet la religion du sentiment de Schleiermacher comme une étape
autonome dans l’histoire de la piété et de la religion, au lieu de s’offusquer au nom d’une
théologie dialectique ou du formalisme esthétique de ce « mauvais aspect du XIXe siècle »,
il apparaît que dans la religion de l’art, une certaine idée de l’art tendant vers le religieux
rencontrait une certaine idée de la religion tendant vers l’art, sans que cette
transposition soit obligatoirement abusive. Rien n’autorise l’historien à parler d’un
phénomène « illégitime ». D’un autre côté, l’idée d’une religion de l’art, alors qu’elle
n’était pas encore une simple formule édifiante, a toujours été comprise comme un
problème et non comme un dogme simple et hors de tout soupçon ; et la dialectique
retorse où s’engage une esthétique inspirée de la philosophie de la religion ne se montre
nulle part plus clairement que dans la métaphysique de la musique instrumentale.
2 Schleiermacher, qui a créé semble-t-il le mot de « Kunstreligion » (religion de l’art),
distingue en 1799 dans ses Discours sur la religion trois chemins pour passer du fini vers
l’infini : le repli méditatif sur soi, la contemplation d’un fragment du monde où le sujet
s’oublie lui-même et enfin la contemplation recueillie des œuvres d’art. Lui-même, dit
Schleiermacher, se voit interdit l’accès à cette contemplation de l’infini au travers de la
contemplation esthétique : « J’aimerais, s’il n’était sacrilège de vouloir être différent de ce
qu’on est, entrevoir aussi clairement comment le sens esthétique en soi passe vers la
religion, comment, malgré le calme où l’âme se trouve plongée lors de chaque nouvelle
jouissance, elle se sent néanmoins poussée vers des progrès qui pourraient la conduire
vers la connaissance de l’univers. Pourquoi donc ceux qui ont sans doute emprunté ce
chemin sont-ils d’une nature si taciturne ? Moi-même je ne le connais pas, voilà ma
limitation la plus aiguë, la faille que je ressens profondément dans mon être, mais que je
traite également avec respect. Je me contente de ne pas voir ; mais je crois bien que la
possibilité de la chose se présente clairement devant mes yeux, sauf qu’elle restera à
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jamais pour moi un mystère »1. Il semble d’autre part à Schleiermacher qu’aucune des
religions, au cours l’histoire, ne soit née de la contemplation artistique : « Je n’ai jamais
entendu parler d’une religion artistique qui aurait dominé les peuples et les époques » 2.
Mais il reste persuadé de la possibilité d’une religion de l’art, et forge le terme pour
désigner quelque chose dont il ne perçoit que des contours abstraits, mais qui fut
incarnée à la même époque-en 1799 – très concrètement dans les Fantaisies sur l’Art de
Wackenroder et Tieck, grâce à une expérience vivante, pressentie quoique non ressentie
par Schleiermacher lui-même.
3 Le dogme de la religion de l’art fut exprimé le plus énergiquement par Tieck. « L’art
musical est certainement l’ultime secret de la foi, la mystique, la religion révélée. Il me
paraît souvent qu’il est toujours à l’état naissant et que ses maîtres ne peuvent se mesurer
à aucun autre. »3 La citation est tirée de l’article « Symphonien », affirmant la prééminence
de la musique instrumentale sur la musique vocale, si bien que « l’art musical » qui se
hausse vers la religion désigne probablement la symphonie. L’expression d’un art
« toujours à l’état naissant » peut être comprise en quelque sorte comme l’intuition que
cette métaphysique de la musique instrumentale, ajustée à l’origine sur les œuvres de
Johann Friedrich Reichardt, n’allait trouver son véritable objet que chez Hoffmann, qui
emprunta son langage à Tieck pour être à la hauteur de l’événement qu’était Beethoven.
4 La religion artistique de Tieck est l’expression du désir de se fermer au monde et de se
retirer en une contemplation dont le caractère esthétique se transforme immédiatement
en caractère religieux : « J’ai langui après cette rédemption et me retire ainsi volontiers
dans le pays silencieux de la foi, le véritable domaine de l’art »4. Cette phrase est
quasiment une citation de Wackenroder : « Et je ferme mes yeux ainsi devant toutes les
guerres qui sont dans par le monde – et me retire en silence dans le pays de la musique
comme dans celui de la foi »5. C’est donc chez Wackenroder que cette religion artistique, à
laquelle Schleiermacher fournit un nom et Tieck un dogme, devient une expérience
réellement ressentie. Lui-même remplit cette condition dont il parle à propos des élus –
« s’agenouillant le cœur droit devant l’art pour lui apporter l’hommage d’un amour
éternel et infini »6. Cependant, l’origine de la religion de l’art chez Wackenroder doit être
cherchée probablement dans cette couche formée par le piétisme et l’Empfindsamkeit,
d’une importance si capitale pour toute l’histoire des origines du Romantisme. Il n’est pas
difficile par exemple de recon-naître dans la deuxième strophe de l’hymne adressé par
Joseph Berglinger à sainte Cécile, patronne de la musique, le langage de « l’amour de
Jésus » propre aux piétistes :
Tes sons merveilleux
où je me délasse charmé
ont rendu folle mon âme.
Lève donc cette angoisse des sens -
Laisse-moi me dissoudre dans le chant,
Qui ravit tant mon cœur.7
5 Or cet héritage religieux, ces oscillations presque maniaques entre la certitude de la foi et
le doute, si caractéristiques du Piétisme, expliquent l’alternance d’enthousiasmes et de
dépressions qui paraît menacer la religion de l’art chez Wackenroder et Tieck. Dans la
sixième partie des Fantaisies – la lettre de Joseph Berglinger, philologiquement très
contestée -, l’élévation vers le recueillement esthético-religieux se transforme
brusquement en crainte que la religion artistique ne soit rien qu’une superstition : « Des
tréfonds de mon âme se projeta ce cri : il y a en l’homme un effort divin de créer ce qui ne
sera englouti par aucune utilisation et aucun but commun – qui brillera d’un éternel éclat
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indépendamment du monde – qui n’est mis en mouvement par aucune des roues du grand
rouage et qui n’en meut aucune. Aucune flamme naissant dans le sein de l’homme ne
s’élève plus droite et plus haute vers le ciel que l’art »8. « L’art est une superstition
trompeuse et abusive ; nous croyons tenir avec lui l’humanité dernière et la plus
profonde, et pourtant il ne nous met entre les mains qu’un bel ouvrage fait par l’homme,
où sont déposés toutes les pensées et tous les sentiments égoïstes et autosuffisants qui
restent stériles et inefficaces dans le monde du labeur. »9 (La remarque de Tieck « parmi
les essais de Berglinger, les quatre derniers sont de moi »10 revendique donc la paternité
de cette lettre ; mais Richard Alewyn11 soutient qu’il faut également compter, pour
calculer à qui elle revient, le poème allégorique Le rêve qui clôt les Fantaisies, si bien que la
lettre serait bien de Wackenroder).
6 Si c’est à la musique en général, et en particulier à la symphonie, que les auteurs des
Fantaisies apportent un recueillement religieux, l’enthousiasme de E.T.A. Hoffmann paraît
curieusement ambigu : comme on l’a vu, la polyphonie vocale de Palestrina tout comme la
symphonie beethovénienne doivent être l’expression musicale suprême de « l’ère
moderne, chrétienne, romantique ». L’art religieux et la religion artistique se retrouvent
en somme dans une concurrence historique et philosophique.
7 Dans l’essai Musique sacrée ancienne et moderne, que Hoffmann publia en 1814, quatre ans
après la critique de la Cinquième Symphonie de Beethoven dans la Leipziger Allgemeine
musikalische Zeitung, « l’art musical sacré », dont le moment historique coïncide avec
l’époque qui se situe entre Palestrina et Händel, est présenté comme une chose
irrémédiablement reléguée dans le passé. La vénération pour Palestrina, si mélancolique
qu’elle soit, ne comprend aucune invitation au pastiche stylistique, comme Eduard Grell
et Michael Haller s’y essayèrent au XIXe siècle. Elle est liée au contraire à la conscience de
l’impossibilité d’une restauration « par l’intérieur » : « l’art musical sacré » est un
élément de la mémoire et son rétablissement dans un présent qui n’est plus
substantiellement chrétien serait une entreprise vaine. « Il est sans doute parfaitement
impensable qu’un compositeur puisse écrire maintenant comme ont composé Palestrina,
Leo, plus tard Händel et d’autres encore. Ces temps, surtout quand le christianisme
brillait encore d’un plein éclat, semblent disparus pour toujours de la terre, et avec eux
cette dignité sacrée des artistes. Un compositeur de nos jours n’écrira pas plus de
Miserere comme celui d’Allegri ou de Leo qu’un peintre ne peindra une Madone à la façon
de Raphaël, Dürer ou Holbein. » Hoffmann souligne ensuite une différence profonde :
dans la peinture, la décadence spirituelle aurait entraîné une décadence technique, alors
qu’en musique, le rétrécissement du substrat chrétien n’a pas empêché que « la technique
des musiciens modernes est manifestement supérieure à celle des anciens ». « Les deux
arts nous présentent cependant une autre évolution dans le temps. Qui pourrait mettre
en doute que les grands peintres des temps anciens ont atteint en Italie les plus hauts
sommets ? La plus grande force et la plus grande grâce se trouvent dans leurs œuvres, et
même par leur savoir-faire, ils surclassent les maîtres modernes qui s’efforcent en vain de
les égaler sur tous ces points.(…) Il en va autrement en musique. » Ce mouvement
dialectique entre un gain pour la musique en « technique » et en « savoir », et d’autre
part une perte en « esprit » et en « intérêt substantiel », dialectique qui reviendra dans le
Cours d’Esthétique de Hegel, n’est pourtant pas le dernier mot de Hoffmann à propos de la
musique de l’ère moderne. Il reconnaît bien plutôt la différenciation de la technique
compositionnelle comme une trace du « progrès de l’esprit à l’œuvre ». (Hoffmann avait
sur Hegel, qui manquait d’une expérience immédiate, l’avantage d’avoir reconnu que
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sembler une sorte de divagation exaltée, lui qui tenait absolument à la tradition de
l’esprit comme « parole » et assignait la poésie comme fin à l’histoire philosophique de
l’art et la philosophie à l’Odyssée de l’esprit universel. Mais il se cristallisa d’autre part
dans la métaphysique romantique de la musique instrumentale une tendance que même
le système esthétique et la conduite des pensées chez Hegel contiennent au moins
partiellement et qui ne fut pas entièrement étouffée.
13 « L’esprit est la subjectivité infinie de l’idée, qui ne peut par elle-même en tant
qu’intériorité absolue se former librement, si elle doit rester prise dans le corps comme le
séjour qui lui convient. Partant de ce principe, la forme romantique de l’art dissout à
nouveau cette unité non séparée de la forme classique, puisqu’elle a gagné un contenu qui
dépasse la forme artistique classique et son mode d’expression. Ce contenu coïncide –
pour recourir à des représentations connues – avec ce que le christianisme dit de Dieu en
tant qu’il est esprit, par opposition à la croyance grecque aux dieux, qui forme le contenu
adéquat et essentiel de l’art classique »17. L’esprit comme « subjectivité infinie » et
« intériorité absolue » pousse vers le dehors pour se libérer des entraves de
« l’objectivité » et de la « finitude » de la statue antique, qui définit l’art d’une époque
« plastique ». Mais cette poussée, où l’intériorité se rejoint elle-même, entretient du coup
dans la philosophie de Hegel un rapport ambigu et précaire avec le « contenu » ferme et
substantiel que l’art a gagné avec le christianisme. Hegel concède certes à la musique
qu’elle peut — davantage que la musique vocale qui capte le « contenu » d’une certaine
« signification » – exprimer en tant que musique instrumentale seulement une
atmosphère, un état d’âme vague, appelé ou suscité par ce contenu. « Or l’intériorité peut
être d’une double nature. En effet, prendre un objet dans son intériorité peut revenir, d’un
côté, à le saisir, non dans sa réalité phénoménale extérieure, mais selon sa signification
idéelle ; mais d’autre part, cela peut aussi signifier que l’on exprime un contenu tel qu’il
vit dans la subjectivité de la sensation. »18 Mais si, en définitive, la musique de la
représentation et du contenu se retire entièrement en elle-même – et c’est une tendance
en somme innée — elle devient vide et abstraite. « Récemment, surtout, la musique est
revenue ainsi dans son élément propre en s’émancipant de toute teneur déjà claire pour
elle-même ; cependant, elle a aussi perdu d’autant en puissance sur la totalité de
l’intérieur, dès lors que le plaisir qu’elle peut offrir ne s’adresse qu’à l’un des aspects de
l’art, savoir, celui du simple intérêt pour la dimension purement musicale de la
composition et de sa virtuosité, aspect qui est seulement l’affaire des connaisseurs, et
concerne moins l’intérêt artistique universellement humain. »19 « Mais la musique, en ce
cas, reste vide, insignifiante, et, privée comme elle l’est d’un des aspects principaux de
tout art, savoir, le contenu et l’expression spirituels, elle ne peut encore à proprement
parlé être comprise dans l’art. »20 Pourtant, une « musique pure, absolue », qui tend vers
l’abstraction, représente justement pour Hegel, guère autrement que pour Hoffmann et
plus tard pour Hanslick, la « véritable » musique. « L’intériorité comme telle est, pour
cette raison, la forme en laquelle elle est apte à saisir son contenu, devenant ainsi capable
d’accueillir en elle tout ce qui, en général, est susceptible de trouver accès à l’intérieur et
de revêtir tout particulièrement la forme de la sensation. »21 Ce que la musique perd en
tant qu’« art » qui convient à l’« intérêt artistique commun », elle le gagne en tant que
musique, qu’expression du « soi sans contenu supplémentaire ». Dans la mesure où la
musique vient à elle-même, elle s’éloigne de son « contenu » qui fonde selon Hegel sa
« fonction culturelle ». « Le musicien, en revanche, ne fait assurément pas, lui non plus,
abstraction de tout contenu, mais trouve celui-ci en un texte qu’il met en musique, ou,
avec déjà plus d’indépendance, fait revêtir à une disposition d’esprit quelconque la forme
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d’un thème musical, auquel il donne ensuite une plus ample configuration ; mais la région
véritable de ses compositions reste l’intériorité sur son versant formel, la pure résonance
des sons, et son immersion dans le contenu, au lieu d’une image extérieure, devient bien
plutôt une retraite dans sa propre liberté intérieure, une libre déambulation en soi-
même, et même, dans maint domaine musical, une manière de s’assurer que, comme
artiste, il est bien libre à l’égard du contenu »22. La loi du mouvement que dessine cette
phrase – la dialectique de l’approfondissement et du repli intérieur – semble conduire
irrésistiblement vers une abstraction qui s’accomplirait dans « l’art musical pur, absolu ».
14 Le retour de la musique vers l’intériorité est donc d’une part un détachement et une
libération où elle vient à elle-même, et de l’autre un évidement et une formalisation, une
perte de substance. Qualifier cette abstraction par rapport à un contenu « déjà clair en
soi » (abstraction qui est comme le point de fuite historique destiné à la musique absolue)
comme étant l’expression sonore d’une expérience mystique, signifierait sacrifier à une
interprétation mystique profondément étrangère à Hegel, philosophe du « concret ». Il
est difficile de nier en revanche que cette « retraite dans sa propre liberté intérieure »,
même si à la fin elle peut conduire vers un vide, représente un mouvement où l’idée de la
musique absolue converge avec l’esprit du christianisme tel que le comprend Hegel.
L’idée de la symphonie comme emblème d’une religion artistique de l’ère chrétienne se
retrouve (malgré la limitation par Hegel de cette religion artistique à la sculpture antique
et classique, et malgré sa méfiance protestante envers la conception d’une langue au-delà
du langage) caché au fond de son esthétique, sans jamais venir à la surface.
15 Dans l’esthétique de Hegel, dont la substance est formée par une philosophie de l’histoire,
les formes d’art, de l’architecture jusqu’à la musique et la poésie, se regroupent autour
d’un centre élevé, un point de perfection. L’art « classique », dont l’exemple parfait est la
statue antique, se distingue d’une part de l’art symbolique, où l’unité entre l’idée et
l’apparence n’a pas encore été atteinte, et d’autre part de l’art romantique, où elle se
défait à nouveau, puisque l’esprit se pousse au-dehors du phénomène esthétique au lieu
de se fondre en lui.
16 Par opposition à Hegel, mais tout en restant tributaire de lui, Christian Hermann Weisse,
publia en 1830 (donc entre l’Esthétique de Hegel sous forme de cours et son impression
définitive) un Système de l’Esthétique où l’on trouve un schéma tripartite fondé non sur
l’idée d’un centre élevé qui appartient au passé, mais d’un progrès vers le présent. Si l’art
« romantique » se situe chez Hegel au-dessus de l’art « classique » en tant que degré dans
l’évolution de l’esprit, mais au-dessous de lui en tant que phénomène esthétique, pour
Weisse, l’art plus évolué spirituellement est en même temps plus parfait esthétiquement.
Or cela signifie tout simplement que c’est dans l’art que va s’accomplir l’Odyssée de
l’esprit universel (et non, comme chez Hegel, dans la religion et la philosophie, vers qui
s’avance l’esprit après avoir laissé l’art derrière lui).
17 Weisse décomposa le concept de « l’ère moderne, chrétienne, romantique », forgé par
August Wilhelm Schlegel, E.T.A. Hoffmann et Hegel, en plusieurs éléments, distinguant
successivement les stades de « l’idéal classique », de « l’idéal romantique » et de « l’idéal
moderne ». Mais la philosophie historique des formes d’art est fondée, comme chez
Hoffmann et Hegel, sur une philosophie de la religion : l’art classique est marqué selon
Weisse par le mythe, le romantique par le christianisme et l’art moderne – un « service
religieux de la pure beauté » – par une conscience religieuse pour qui la religion est art, et
l’art religion. La forme artistique où cet idéal « moderne » se manifeste le plus purement
est la musique instrumentale « absolue ». « La musique instrumentale exprime donc
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NOTES
1. Reden über die Religion, H. J. ROTHERT (éd.), Hambourg, 1958, pp. 92 sqq.
2. SCHLEIERMACHER, Op. cit., p. 93.
3. WACKENRODER, op. cit., p. 251.
4. Ibid., p. 250.
5. Ibid., p. 204.
6. Ibid., p. 211.
7. Ibid., p. 120. Traduction française, loc. cit., p. 1535 (traduction modifiée).
8. Ibid., p. 229.
9. Ibid., p. 230.
10. Ibid., p. 136.
11. Richard ALEWYN, Wackenroders Anteil, dans : Germanic Review, XIX, 1944, pp. 48 sqq.
12. HOFFMANN, op. cit., pp. 229 sqq. Traduction française, p. 189.
13. Ibid., p. 232. Traduction française, p. 190.
14. Ibid., p. 36. Traduction française, p. 40.
15. Ibid., p. 235. Traduction française, p. 192.
16. Ibid., p. 232. Traduction française, p. 190.
17. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL , Ästhetik, F. BASSENGE (éd.), Francfort s/Main, s.d., vol. I, pp. 85
sqq. Cours d’esthétique, vol., traduction française parJean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck,
Paris, Aubier, 1997, p. 110.
18. Idem, vol. II, p. 304. Traduction française, vol. III, p. 175.
19. Ibid., p. 269. Traduction française, pp. 132-3.
20. Ibid., p. 271. Traduction française, p. 136.
21. Ibid., p. 271. Traduction française, p. 136.
22. Ibid., p. 261. Traduction française, pp. 128-129.
23. Christian Hermann WEISSE , System der Ästhetik als Wissenschaft von der Idee der Schönheit
(réédition Hildesheim, 1966), vol. II, pp. 49 sqq.
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6 Ce que Tieck, qui avait suivi à Göttingen les conférences de Forkel, dit dans ses Fantaisies
sur l’art au sujet des effets de la musique instrumentale moderne, apparaît tout d’abord
comme le reflet de la thèse de Forkel selon laquelle la musique recèle une logique qui
régule et pénètre l’expression musicale des émotions. « Il arrive ici que l’on conçoive une
pensée sans le détour pénible par les mots ; le sentiment, l’imagination et la force de la
pensée ne font qu’un »4. Mais dans la rhapsodie de Tieck intitulée « Les Sons », le rapport
entre le langage de la pensée et celui des sons apparaît sous une autre lumière : dans les
deux langages, c’est l’indicible, ce qu’on ne peut saisir immédiatement ni par les mots ni à
travers les sons, qui représente l’essentiel et ce vers quoi l’on tend en dernière instance ;
et peut-être sont-ce même les sons qui, malgré un reste d’imperfection, se rapprochent le
plus de l’insaisissable. « L’homme est d’habitude très fier de qu’il lui soit loisible d’inscrire
les mots dans un système et qu’il puisse formuler dans le langage courant les pensées qui
lui paraissent les plus subtiles et les plus audacieuses. Mais un homme plus raffiné sentira
bien que même ses pensées les plus intimes ne sont jamais qu’un organe et que sa raison
et ses déductions sont toujours indépendantes de cet être qu’il est et dont il ne pourra
complètement approcher dans sa vie ici-bas. – N’est-il pas indifférent alors qu’il pense à
travers les sons instrumentaux ou les prétendues pensées ? Les deux, il ne peut que les
manipuler et jouer avec eux, et assurément, la musique comme langue plus obscure mais
plus fine le satisfera souvent davantage que l’autre »5. L’indicible qui fait l’objet de la
méditation de Tieck n’est ni le sentiment ni la pensée, mais une substance au-delà des
différences que nous impose notre système de catégories. La relation de la pensée au
sentiment, où Forkel avait situé le concept de logique musicale (la « vérité et
l’exactitude » de l’expression musicale du sentiment) se dissout ainsi chez Tieck dans la
métaphysique.
7 L’esthétique romantique, qui reconnaissait dans la musique instrumentale l’art musical
pur, « absolu », fut par conséquent destructrice, mais produisit d’un autre côté une
conception nouvelle de la logique musicale. Friedrich Schlegel note entre 1797 et 1801
que « toute musique pure doit être philosophique et instrumentale (de la musique pour la
pensée) »6. Et dans l’un des fragments de l’Athenäum, il écrit, commentant pour ainsi dire
cette remarque un peu laconique : « D’aucuns trouvent étrange et ridicule que les
musiciens parlent des pensées contenues dans leurs compositions. (…) Mais au moins
celui qui a un sens pour les affinités merveilleuses entre tous les arts et toutes les sciences
ne considérera pas cette affaire sous l’angle banal du prétendu naturel, qui veut que la
musique soit uniquement le langage des sentiments, et ne trouvera pas impossible a priori
une certaine tendance de toute musique instrumentale vers la philosophie. La musique
instrumentale pure ne doit-elle pas produire un texte pour elle-même ? Et le thème n’est-
il pas développé en elle, confirmé, varié, opposé à son contraire, tout comme l’objet d’une
méditation à travers un enchaînement d’idées philosophiques ? »7 Dès que Schlegel retire
la musique instrumentale de la sphère de la culture sociale du sentiment, pour la situer
dans une abstraction sublime dont la signification s’ouvre à la contemplation esthétique
solitaire, il ne peut plus chercher la « logique » musicale, dont une musique autonome
avait besoin pour se justifier esthétiquement, dans cette « harmonie » qui est pour Forkel
le moment constitutif de l’expression musicale : dans la théorie de la musique
instrumentale (dans l’esthétique qui devait la légitimer), l’accent fut mis dorénavant sur
une « logique » non plus harmonique mais thématique.
8 Dans la réalité musicale, la structure harmonique était inséparable de la structure
thématique : la musique instrumentale émancipée se constitua comme discours sonore à
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travers une logique qui est en même temps et pareillement déterminée par l’harmonie et
par le thème. La conception moderne de la forme, qui se cristallisa peu à peu autour de
1700 dans les arias d’opéra et de cantate, mais surtout dans le concerto instrumental,
repose d’une part sur le principe de la tonalité harmonique, qui (en tant qu’universel
musical) trace un plan tonal, et d’autre part sur celui du thème (en tant que particulier),
qui fournit le point de départ d’un développement. La disposition tonale et le processus
tonal sont les éléments constitutifs d’une forme musicale qui peut exister en soi, comme
un ample déroulement différencié et pourtant sans failles, sans le soutien d’un texte ou
d’une fonction. La clôture de la forme est le pendant de l’autonomie de l’œuvre.
9 Ainsi par exemple, un mouvement de concerto de Vivaldi s’appuie sur une ritournelle qui
n’a plus une fonction de cadre, mais de thème (elle fut définie en 1739 par Johann
Mattheson comme analogue à la propositio d’un plaidoyer devant le tribunal). D’une part,
la transposition de la ritournelle dans différentes tonalités (et les développements
modulants dans les épisodes, entre les stations tonales de la ritournelle) constitue un
échafaudage formel étayé sur l’harmonie, et qui fait paraître comme très plausible la
comparaison, si répandue maintenant grâce à sa lisibilité même, entre musique et
architecture. D’autre part, certaines parties du thème peuvent être détachées de lui,
modifiées ou regroupées autrement, si bien que commencent à se dessiner les débuts de
la méthode thématique et motivique développée ensuite par Haydn et Beethoven, chez
qui elle deviendra la quintessence de l’idée de logique musicale discursive. La différence
entre l’exposition thématique ou la récapitulation et le travail motivique est étroitement
liée au fondement tonal de la forme, puisque clôture thématique et clôture tonale
apparaissent comme aussi fortement corrélées que développement motivique et
modulation. (Mais il ne faudrait pas perdre de vue qu’à côté de la « logique », d’autres
justifications esthétiques coexistent chez Vivaldi pour fonder la musique instrumentale,
comme l’ostentation de la virtuosité ou la représentation pittoresque d’un programme ou
d’un sujet.)
10 L’aphorisme de Schlegel anticipe en un éclair une conception bien postérieure. C’est
seulement un demi-siècle plus tard, dans le traité Du Beau dans la musique de Hanslick, que
les concepts de forme et de thème seront placés avec insistance au centre d’une
esthétique musicale qui se voudra une théorie de la musique absolue et de rien d’autre
(les textes, d’après Hanslick, étant interchangeables et les programmes sans importance).
D’un côté, en déclarant la musique instrumentale musique « véritable » et en accentuant
l’opposition de Tieck entre musique instrumentale et expression des affects dans la
musique vocale par une polémique contre « l’esthétique sentimentaliste décadente »,
Hanslick est tributaire de la métaphysique romantique de la musique instrumentale ;
mais d’un autre côté, il semble bien qu’en 1854, à une époque de désenchantement
philosophique consécutif à la chute de l’hégélianisme, la substance métaphysique de
l’esthétique du début du siècle se soit consumée. Le « recueillement » face aux « miracles
de l’art musical » a laissé la place à un empirisme sec qui tient à sa scientificité. L’essence
de la musique est à chercher selon Hanslick dans ce qui est « spécifiquement musical » :
non pas dans un caractère « poétique » qu’elle a en commun avec d’autres arts, mais dans
la forme sonore par laquelle elle se distingue d’eux.
11 Il faut se garder cependant de comprendre Hanslick trop vite. Et ce qui peut paraître
comme un détour va souvent droit au but. Hanslick, qui est un écrivain assez facile à
comprendre, doit être lu en regard de Hegel, le philosophe difficile, si l’on veut
sérieusement comprendre ce qu’il veut dire et comment se pose le problème qu’il cherche
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puisqu’il est un tout formé de parties et en même temps partie d’un tout, démontrant
donc que la forme doit être comprise comme energeia, comme « esprit se formant depuis
l’intérieur » : comme un processus où le matériau s’inscrit dans un contexte de
significations qui fournit à son tour le matériau d’un sens plus global encore. De cette
conception du thème naît l’idée du processus thématique comme « méditation » ou
« enchaînement d’idées » ainsi que le dit Friedrich Schlegel, conception qui va
représenter au XIXe siècle la quintessence même de la forme musicale.
13 Cette conception différente de la forme chez Hanslick, interprétée comme forme
essentielle et non comme forme apparente, est profondément liée à une conception du
caractère langagier de la musique, conception qui se distingue de ce que Forkel nomme
langage des sons. « Il existe dans la musique un sens et une logique, mais de nature
musicale ; elle est une langue que nous comprenons et parlons, mais qu’il nous est
impossible de traduire. Il y a quelque chose de profond dans l’emploi du mot “pensées” à
propos d’œuvres musicales, et un jugement exercé a tôt fait de distinguer là, comme dans
l’expression verbale, ce qui est pensée véritable de ce qui n’est que lieu commun. » 12
Comme Forkel, Hanslick comprend la logique musicale – « la continuité et le sens » – par
analogie avec le langage. Mais il ne pense pas à la régulation et à la différenciation
harmonique des « sons exprimant les sentiments » (l’« esthétique sentimentaliste
décadente » lui est au contraire un objet de répulsion), mais à une logique
« intramusicale ».
14 Or cette idée d’un « esprit » de la langue qui se manifeste dans sa « forme », semble avoir
été reprise par Hanslick à Wilhelm von Humboldt. (Certes, Humboldt n’est pas cité 13,
contrairement à Jacob Grimm, lequel partage les mêmes prémisses d’une théorie du
langage.) D’après Humboldt, le langage (pour employer les termes de Hanslick, qui sont
quasiment ceux de Humboldt), est « un travail de l’esprit avec un matériau apte à
l’esprit ». Et la structure intérieure, qui ouvre la voie à un langage conçu comme activité
de l’esprit, Humboldt l’appelle la « forme du langage ». « Ce qu’il y a de continu et
d’uniforme dans ce travail de l’esprit consistant à élever le son articulé vers l’expression
d’une pensée, aussi complètement que possible, en le comprenant systématiquement et à
travers son contexte, c’est cela qui définit la forme du langage »14. Le langage n’est pas ici,
comme dans la théorie plus ancienne que présuppose Forkel, simple « revêtement » de
pensées et de sentiments, mais une production intellectuelle qui ne fait pas que formuler,
mais qui forme. « Elle n’est pas elle-même une œuvre (ergon), mais une activité (energeia).
Sa véritable définition ne peut ainsi qu’être génétique, car elle est le travail de l’esprit, se
répétant toujours, consistant à rendre le son articulé apte à l’expression de la pensée » 15.
Le fait que chez Humboldt, le discours provienne d’une « forme intérieure » du langage en
sa totalité, alors que chez Hanslick au contraire, il provient d’œuvres séparées, ne change
rien à la coïncidence des catégories fondamentales (qui, de plus, valent aussi chez
Humboldt pour le « travail de l’esprit » dans le détail du langage) : coïncidence qui permit
à Hanslick de définir la musique comme un langage sans devoir recourir à sa définition
comme « langage des sentiments ». Si la musique n’est pas seulement « revêtement » mais
« forme intérieure », « travail de l’esprit » sur le son articulé, alors la musique, où « les
formes constituées par les sons relèvent de l’esprit se formant depuis l’intérieur », peut
être décrite pratiquement sans métaphore aucune comme un langage. La philosophie du
langage de Humboldt fournit par conséquent l’un des présupposés fondamentaux de la
thèse hanslickienne selon laquelle la musique comme forme est « esprit » – et donc
« contenu » au sens de Hegel ; et cela le dispensait de chercher dans les sentiments ou les
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affects un contenu hors de la forme pour pouvoir décrire la musique comme « éclat
sensible de l’idée » et définir le beau musical. C’est seulement par rapport à la
métaphysique romantique de la musique absolue, à la théorie du langage chez Humboldt
et à la dialectique hégélienne entre l’essence et l’apparence que la conception de la forme
chez Hanslick, une catégorie qui paraît sèchement empirique, prend tout son relief et sa
couleur propre.
15 Søren Kierkegaard en revanche, dont l’esthétique est au fond une antiesthétique, ressent
ce caractère langagier de la musique – justification esthétique de la musique
instrumentale autonome – comme fragile. Déployant une argumentation dialectiquement
très alambiquée, il reprend quelques motifs de la théorie de la musique absolue pour les
laisser tomber d’un coup, après un semblant d’assentiment, et les faire voler en éclats. En
même temps, l’idée romantique de la musique comme art caractéristique de l’ère
chrétienne se trouve ainsi éclairée d’un jour qui change en art démoniaque un art sacré.
16 « Si donc ce qui est exclu doit être exprimé, il sera nécessaire d’employer un médium que
l’esprit détermine, – c’est le cas de la musique. Mais un tel médium est essentiellement
langage, donc la musique est à juste titre nommée un langage. »16 La différence entre
objet présent et objet représenté, entre la signification et le son qui la porte, constitutive
du langage, semble se retrouver en musique : « Dans le langage, la matière sensible
comme médium est réduite au rôle d’un simple instrument et est toujours niée. (…) C’est
aussi le cas de la musique. Ce qui, à proprement parler, doit être entendu, s’affranchit
toujours de la matière sensible. »17 Mais la musique, à cause de l’indétermination de ce
qu’elle dit ou qu’elle balbutie, est un langage inférieur ; elle « exprime toujours dans sa
spontanéité ce qui est spontané ; il en résulte qu’elle paraît au premier abord et en tout
dernier lieu dans ses rapports avec le langage »18 : en tout premier lieu, parce qu’un
langage qui descend vers ses origines aboutit aux interjections, qui sont « de nouveau
musicales » ; et en tout dernier lieu, parce qu’un langage lyrique atteint à la fin un stade
où « partout où la langue cesse, je rencontre la musique »19. Or, cet « immédiat » où se
déploie la musique semble suspect à Kierkegaard – tout comme à Hegel – et
« l’indétermination » où elle se perd quand elle n’a pas de texte (en tant que
« pressentiment de l’infini ») n’est guère une distinction métaphysique, mais un défaut.
« Car ce qui est spontané est indéterminable, la langue ne peut donc pas le concevoir ; et
le fait d’être indéterminable ne constitue pas une perfection mais un défaut. »20 La
musique absolue représente certes un langage, mais situé au-dessous, non au-dessus du
langage des mots. « C’est pourquoi – et peut-être certains experts m’approuveront-ils – je
n’ai jamais eu de sympathie pour la musique sublime qui pense n’avoir nul besoin de la
parole, car elle croit, en général, qu’elle est supérieure à la parole, tandis qu’elle lui est
inférieure »21.
17 L’immédiat exprimé par la musique est défini par Kierkegaard comme « immédiateté
sensible ». (Il ne s’agit pas du « sensible » comme catégorie de la perception, dont le
« véritable » musical « se détache et se libère », mais de la « génialité érotique sensible »
ou « sensuelle » dont l’exemple type est pour Kierkegaard le Don Giovanni de Mozart 22).
Sous l’empire du christianisme, cependant, le sensible apparaît comme ce qui est exclu
par l’esprit, et en tant qu’exclu, il est « démoniaque »23. Même ce qui est nié par l’esprit
est pourtant encore « déterminé par l’esprit » – Kierkegaard emploie ici la « négation
déterminée » de Hegel ; et pour autant que cette détermination spirituelle garantisse le
caractère langagier de la musique, la musique est un langage seulement en tant que
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négation du langage. (Comme interjection elle n’est « pas encore » langage ; dissoute en
un lyrisme sonore, « elle ne l’est plus »).
18 La thèse que Kierkegaard détruit philosophiquement (mais au fond, secrètement, pour
des raisons théologiques), celle de la musique comme langue au-delà du langage et ceci
avant et surtout en tant que musique instrumentale absolue, a été reprise un siècle plus
tard par Theodor W. Adorno, là aussi avec des moyens philosophiques qui ne sont pas
sans quelque relent d’une théologie plus invoquée que véritablement suivie. « Le langage
musical est d’un tout autre type que le langage signifiant. En cela réside son aspect
religieux. Ce qui est dit est, dans le phénomène musical, tout à la fois précis et caché.
Toute musique a pour idée la forme du Nom divin. (…) La musique représente la tentative
humaine, si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom lui-même, au lieu de communiquer des
significations ».24 La musique « renvoie ainsi au véritable langage : un langage dans lequel
la teneur même se trouverait révélée, mais au prix de l’univocité, passée au langage
signifiant. »25 Cette rhétorique de la théologie juive, emprunté par Adorno à la théorie de
la poésie et du langage de Walter Benjamin, ne pouvait être troquée cependant sans
quelques pertes substantielles contre un langage dialectique et métaphysique, où l’on
percevra un écho lointain de l’esthétique musicale du Romantisme, même si le
pressentiment enthousiaste de l’infini se trouve mis en sourdine par la déception même
qu’il ne s’agit que d’un simple pressentiment. « Le langage signifiant voudrait dire
l’absolu de façon médiate, mais cet absolu ne cesse de lui échapper, laissant chaque
intention particulière, du fait de sa finitude, loin derrière lui. La musique, elle, l’atteint
immédiatement, mais au même instant il lui devient obscur, tout comme l’œil est aveuglé
par une lumière excessive, et ne peut voir ce qui est parfaitement visible. »26
19 Afin de préparer une compréhension philosophique de la musique absolue, qu’il conçoit
en des termes moins métaphoriques comme langue au-delà du langage, Adorno se réfère
d’une part à la « transcendance du particulier musical », et d’autre part aux « intentions
intermittentes » en musique. « Tout phénomène musical, en vertu de ce qu’il rappelle, de
ce sur quoi il se détache, de l’attente qu’il fait naître, renvoie au-delà de lui-même. C’est
cette transcendance du détail musical qui définit son « contenu » : ce qui se passe dans la
musique. »27 Cette formulation, qui reste en suspens, ne peut pourtant pas masquer
entièrement l’emploi ambigu du terme « transcendance » : formel et interne et en même
temps externe. Que des détails musicaux renvoient à autre chose (que des sons et des
motifs se constituent en musique seulement par le contexte où ils s’inscrivent, au lieu de
demeurer un simple phénomène acoustique) ne prouve rien quant à une « signification »
de la musique qui dépasserait sa structure. Quant à l’idée de « l’intention intermittente » 28
, elle signifie que dans une musique qui veut échapper aussi bien à une structure tournant
sur elle-même qu’à sa dépendance d’un programme extra-musical, la part sémantique ne
doit pas être absente, mais ne doit pas non plus former une « couche » continue (au sens
de Roman Ingarden). Elle se présente au contraire « sporadiquement et par éclats ». Et
Adorno fait davantage confiance à cette intuition fugitive que la musique permet parfois,
alors qu’il la refuse à une musique « instrumentalisée », corrompue par la pratique sociale
du langage parlé.
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NOTES
1. Johann Gottfried HERDER, H. Düntzer (éd.), Berlin, s. d., vol. XX, p. 482.
2. Johann Nicolaus FORKEL, Allgemeine Geschichte der Musik, Leipzig, 1788 (réédition Graz, 1967), vol.
1, p. 24.
3. Ibid., p. 26.
4. WACKENRODER, loc. cit., p. 250.
5. Ibid., p. 248.
6. Friedrich SCHLEGEL, Charkteristiken und Kritiken, I, dans : Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, vol. II
, H. EICHNER (éd.), Munich, 1967, p. 254.
7. Ibid., p. 254.
8. Edouard HANSLICK, op. cit., p. 32. Traduction française, p. 94.
9. Ibid., p. 34. Traduction française, pp. 96-97 (traduction modifiée).
10. Ibid., p. 10.
11. Ibid., p. 99. Traduction française, p. 163.
12. Ibid., p. 35. Traduction française, p. 97.
13. Ibid, p. 87. Traduction française, p. 150.
14. Wilhelm von HUMBOLDT , « Über die Verschiedenartigkeit des menschlichen Sprachbaus und
ihren Einfluß auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts », dans : Werke, A. FLTTNER et
Κ. GIEL (éds), vol. III, Stuttgart, 1963, pp. 419 sqq.
15. Ibid., p. 418.
16. Srren KIERKEGAARD , Ou bien, ou bien, première partie [traduction allemande par E. Hirsch,
Düsseldorf, 1956, p. 70.] Traduction française par F. et D. Prior et M.-H. Guignot, Paris, Gallimard,
1943, p. 55. Dahlhaus cite d'après une traduction allemande qui, retranscrite en français,
présente des différences notables avec la traduction française, d'autant que certains passages
sont rapprochés par l'auteur. Afin de respecter la logique du texte de Dahlhaus, nous avons
maintenu les citations à partir de la traduction allemande dans le corps du texte. Dans les notes,
nous donnons à titre indicatif la version française publiée par Gallimard.
17. Ibid., pp. 71 sqq. Ibid., pp. 55-56.
18. Ibid., p. 74. Ibid., p. 58.
19. Ibid., p. 73. Ibid., p. 57.
20. Ibid., p. 74. Ibid., p. 58.
21. Ibid., p. 74. Ibid., p. 57.
22. Ibid., p. 68. Ibid., p. 53, « La génialité éroctico-sensuelle ».
23. Ibid., p. 75. Ibid, pp. 58 et 60. Dahlhaus contracte deux moments du texte de Kierkegaard.
24. Theodor W. ADORNO , « Fragment über Musik und Sprache », dans : Quasi una Fantasia,
Frankfurt am Main, p. 11. Quasi una fantasia, traduction française J. -L. Leleu, Paris, Gallimard,
1982, p. 4.
25. Ibid., pp. 11 sqq. Traduction française, p. 5.
26. Ibid., p. 14. Traduction française, p. 6.
27. Ibid., p. 16. Traduction française, p. 8.
28. Ibid., p. 11. Traduction française, p. 5.
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1 Dans une lettre qu’il adresse à sa mère le 15 juillet 1850, Hans von Bülow rend compte des
goûts musicaux à la cour de Berlin : « Meyerbeer m’a donné d’emblée le conseil de jouer
une fantaisie sur un air d’opéra ; les mélodies italiennes célèbres auraient tout
particulièrement la faveur de la reine et de la cour. Devant le roi seul je pourrais jouer ce
que je voulais, Bach et même Beethoven »1. Or le goût du roi semble bien refléter celui qui
s’était imposé dans la bourgeoisie quelques dizaines d’années auparavant. Schumann
notait en 1833 dans « Meister Raros, Florestans und Eusebius’ Denk-und Dicht-Büchlein » : « Je
ne trouve rien d’extraordinaire à ce que l’on commence à apprécier les œuvres de Bach et
Beethoven à Berlin »2.
2 La formule « Bach et Beethoven », dont Schumann pouvait difficilement prévoir les
énormes conséquences idéologiques, se distingue de regroupements tels que « Bach et
Händel » ou « Haydn, Mozart, Beethoven » par une raison d’être qui n’est pas stylistique,
mais relève de la philosophie de l’histoire. Tout d’abord, négligeant la musique vocale,
elle pointe les œuvres canoniques de la grande littérature pour piano publiées par Bach :
le Clavier bien tempéré ainsi que les Sonates de Beethoven, de l’opus 2 à l’opus 111, donc the
forty-eight et the thirty-two, comme on allait le dire plus tard en Angleterre 3. De plus, Bach
et Beethoven, élevés au-dessus des autres compositeurs, représentaient la tradition de la
grande musique en soi, tradition à laquelle Schumann, comme il l’écrit dans le manifeste
« Pour l’ouverture de l’année 1835 » publié dans sa revue Νeue Zeitschrifl fir Musik, cherche
à s’adosser, afin de « combattre un passé récent non musical » et de « préparer une
nouvelle époque poétique »4. Avant d’en fonder une lui-même, Schumann notait « qu’une
revue pour la “musique future” manque encore. Mais les seuls rédacteurs possibles
seraient bien sûr des hommes comme le cantor aveugle de Saint-Thomas et le
Kapellmeister sourd qui repose à Vienne »5. Bach et Beethoven régneraient sur ce
« royaume d’esprits » qu’était devenue la musique instrumentale sous la plume de
Hoffmann ; et ce qu’ils ont en commun, c’est cet élément « poétique » où Tieck avait
reconnu l’essence de l’« art musical pur, absolu ». « Mais si je pense aux genres les plus
élevés de la musique, comme Bach et Beethoven nous les ont offerts à travers quelques
créations, si je parle des états d’âme rares, où l’artiste doit m’introduire, si j’exige qu’avec
chacune de ses œuvres il me fasse avancer d’un pas dans ce royaume des esprits qu’est
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reflet, à travers les catégories du « monde des apparences ».) Ceci n’exclut pas cependant
pour Wagner que le langage musical – à travers lequel parle la « volonté »
schopenhauerienne – ait besoin du langage parlé comme corollaire empirique, afin
d’opérer en tant qu’organon de la métaphysique. Autrement dit, les textes et les actions
dramatiques sont de simples ponts jetés vers une contemplation naissant de l’esprit de la
musique, dont on ne doit certes pas nier la nécessité, même si l’on insiste pour qu’ils
soient détruits après qu’on les aura franchis. Mais d’un autre côté, cette nécessité
incontournable d’un corollaire empirique à l’élévation métaphysique par la musique
pure, telle que Wagner l’exige dans la lettre ouverte « À propos des poèmes symphoniques de
Franz Liszt) », ne change rien à la concession fondamentale (motivée par la lecture de
Schopenhauer et l’expérience de la composition de Tristan) que la musique métaphysique,
celle qui aura le dernier mot au-delà des mots, est bien la musique absolue. La conception
d’une « mélodie infinie », qui parle et signifie à chaque instant, tend donc à former
(quand on l’applique à la mélodie orchestrale qui n’est pas l’accompagnement du drame
musical, mais son essence) un élément d’une esthétique de la musique absolue : non du
phénomène dont parle Hanslick, mais de l’idée que vise Schopenhauer.
11 Si le drame musical, comme Nietzsche l’avait compris, était secrètement de la musique
absolue, Ernst Bloch, dans L’Esprit de l’Utopie, parle sans détours d’une épuration de
Wagner par Bruckner, restituant la symphonie, déclarée morte, à travers le langage
musical de la mélodie orchestrale wagnérienne. « Depuis peu, Bruckner a trouvé en Halm
un exégète dévoué de son savoir et de son rôle. Halm a montré que Bruckner nous donne
ce qui manque à l’apport de Beethoven, chez qui le chant s’effaça dans la grandeur de
l’élan, dans l’énergie du motif, et dans la force de régir des masses. En réalisant ceci,
Bruckner rend du même coup à jamais superflu l’aiguillon impur des prétextes poétiques ;
bien mieux, l’exploit de ce maître est d’avoir délivré la conquête du style wagnérien, la
musique « éloquente », du tribut éducatif qu’elle versait à la musique à programme ou au
drame musical ; et ainsi – de manière plus significative que celle, toute différente, de
Brahms au même moment – d’avoir fait souvenir de la musique en tant que forme et
contenu ensemble confondus, voire en tant que fleuve menant à d’autres mers que celle
de la poésie. »15 Dans la mythologie historique de Wagner, la symphonie apparaît comme
drame musical « non racheté » ; Halm et Bloch déclarent, par une opposition qui n’est
guère moins forcée, que le drame musical est un simple « pensum pédagogique », une
symphonie non encore émancipée. Si Wagner avait voulu récupérer la « capacité
langagière » de la symphonie de Beethoven pour le drame musical, Bruckner se serait
approprié le langage du drame musical pour la symphonie. En somme, la formule « Bach-
Beethoven-Bruckner » est née comme négation de celle de Nietzsche, associant Bach,
Beethoven et Wagner.
12 August Halm, auquel Bloch se réfère ici et qu’il cite en le paraphrasant, mentionne dans le
titre de son livre le plus célèbre, publié en 1913, Deux cultures de la musique représentées
selon lui par les fugues de Bach et les sonates de Beethoven. Mais l’idée maîtresse de ce
livre, qui confère à cette antithèse entre Bach et Beethoven son actualité et en fait plus
qu’une construction d’historien, c’est celle d’une « troisième culture », dont Halm trouve
les linéaments dans les symphonies de Bruckner, lesquelles tracent leur chemin aux
compositeurs nés après lui (et Halm se comptait parmi eux), sans qu’ils doivent se
considérer pour autant comme des épigones au sens péjoratif du terme. « Une troisième
culture, synthèse des deux autres dont nous avons tenté de donner une idée dans ce livre,
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est à attendre, et je crois qu’elle est déjà fondée, voire déjà atteinte. Je la vois germer et
vivre dans les symphonies d’Anton Bruckner. »16
13 Les concepts de forme et de thème, reconnus par Hanslick comme les catégories
fondamentales de la musique absolue, sont intégrés par Halm (qui a tiré de l’esthétique de
Hanslick surtout une technique d’analyse) dans un système dialectique où elles ne
forment avant tout qu’une antithèse historique. Halm oppose une « culture du thème »
dans les fugues de Bach à une « culture de la forme » dans les sonates de Beethoven : dans
la fugue, pour le dire de façon un peu schématique, la forme est fonction du thème, et
inversement, dans la sonate, le thème est fonction de la forme. (On pourrait se demander
d’ailleurs si la fugue est vraiment une forme, et non pas une technique). « Au fond, la
fugue est dominée par une seule loi : son thème, justement ; ses caractéristiques
individuelles, ses vertus doivent être mises en valeur par elle. (…) La forme-sonate, au
contraire, montre davantage l’évolution d’une intrigue ; c’est elle que servent les thèmes
principaux et la manière dont ils sont développés. »17 Pour employer la terminologie du
drame musical : si dans la fugue la forme naît du « caractère » des thèmes, ceux-ci sont
soumis dans la sonate au « destin » que leur assigne la forme.
14 Du point de vue de l’histoire des idées, l’arrière-plan de cette antithèse de Halm renvoie
aux querelles esthétiques du XVIIIe siècle, aux polémiques autour de la prééminence de la
mélodie ou de l’harmonie. Car la « culture du thème », que Halm exalte à propos des
fugues de Bach, n’est rien d’autre qu’un art de la mélodie : à propos de la fugue en sib
mineur du deuxième livre du Clavier bien tempéré, il montre l’art de faire apparaître une
configuration mélodique comme un système de relations de hauteurs fermé et reposant
sur lui-même, où une différenciation toujours plus riche conduit vers une intégration de
plus en plus serrée18. D’autre part, la « culture de la forme » fondée par Beethoven est
avant tout un art de « l’économie harmonique » : chez lui, l’apparition d’une tonalité est
un « événement »19 qui produit des conséquences et des contraintes, alors que les
tonalités nouvelles sont amenées presque imperceptiblement chez Bach, « d’une main
tranquille », sans faire ressortir spécialement le processus formel dont l’harmonie est le
support. En d’autres termes, les thèmes sont la substance de la fugue, mais la forme « ne
vit pas encore » ; dans la sonate se développe une « vie de la forme », alors que les thèmes
restent bien souvent sans substance.
15 Chez Halm, l’éloge de Bruckner comme représentant d’une « troisième culture » se colore
en 1913 d’une intention polémique contre la vénération sacro-sainte de Beethoven,
encore dominante à l’époque. « Bruckner est depuis Bach le premier grand musicien
absolu capable d’un style grandiose et d’une maîtrise accomplie, le créateur de la musique
dramatique – ennemie puis vainqueur du drame musical. Si la fugue devait être fécondée
par l’esprit de la nouvelle musique, elle devrait, sans toucher à l’unité thématique,
trouver le contraste dans la manière de traiter le thème. »20 Telle que la comprend Halm,
la « musique dramatique » est figurée par un style symphonique dialectique, déterminé
par des oppositions, et où les contrastes apparaissent de manière à « constituer un
événement »21. L’art symphonique de Bruckner n’est pas seulement l’« ennemi » mais le
« vainqueur » du drame musical, puisqu’il ne laisse pas subsister le « dramatique »
comme étant constitutif d’une autre culture à côté de soi, mais l’intègre.
16 Cette interpénétration de la fugue et de la sonate postulée par Halm, qu’il trouve réalisée
par Bruckner, n’est pas seulement une combinaison technique et formelle, comme dans le
finale de sa Cinquième Symphonie, mais définit au-delà une appropriation de la « culture
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NOTES
1. Hans von BÜLOW , Ausgewählte Briefe, M. von BÜLOW (éd.), Leipzig, 1919, p. 36.
2. Robert SCHUMANN, Schriften, loc. cit., p. 36.
3. Idem, vol. I, p. 113 et vol. III, p. 153.
4. Idem, vol. I, p. 50.
5. Ibid., p. 44.
6. Idem, vol. II, p. 136.
7. Ibid., p. 44.
8. Richard WAGNER , Gesammelte Schriften und Dichtungen, loc. cit., vol. X, pp. 47 sgg. Qu’est-ce qui est
allemand ?, traduction française, vol. XII, p. 84 (traduction modifiée).
9. Friedrich NIETZSCHE , Werke, K. SCHLECHTA (éd.), Munich-Darmstadt, vol. I, p. 109. Traduction
française dans : Naissance de la tragédie, op. cit., p. 130.
10. Martin GECK , « Bach und Tristan », dans : Bach-Interpretationen, M. GECK (éd.), Göttingen, 1969,
p. 191.
11. WAGNER, VII, p. 130. Lettre sur la musique, traduction française, vol. VI, p. 239.
12. WAGNER, VII, p. 127. Ibid., traduction française, vol. VI, p. 235.
13. HANSUCK, op. cit., p. 35. Traduction française, p. 97.
14. WAGNER, III, pp. 276 sqq. Opéra et Drame, traduction française, vol. IV, pp. 131 sqq.
15. Ernst BLOCH , Geistder Utopie, Berlin, 1923, p. 89. L’Esprit de l’utopie, traduction française par
Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977, p. 95.
16. August HALM, Von zwei Kulturen der Musik, Stuttgart, 1947, p. 253.
17. Ibid., p. 32.
18. Ibid., pp. 207sqq.
19. Ibid., p. 13.
20. Ibid., p. 17.
21. Ibid., p. 16.
22. HALM, Die Symphonie Anton Bruckners, Munich, 1923, pp. 218 sqq.
23. Anton WEBERN , Der Weg zur neuen Musik, Vienne, 1960, p. 37. Chemin vers la Nouvelle Musique,
traduction par Anne Servant, Didier Alluard et Cyril Huvé, Paris, Lattes, 1980, pp. 95 et 96
(traduction modifiée).
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constitue le véritable sens de la musique, alors qu’un texte poétique ou une action
scénique, accompagnés par la musique ou appliqués à elle, restent tout à fait secondaires.
Les idées ou le côté scénique forment la partie extérieure, le sentiment ou l’affect la part
intime de la musique. « C’est ce rapport intime que la musique entretient avec la véritable
essence des choses qui explique également que quand une musique adaptée résonne avec
une scène, une action, une intrigue quelle qu’elle soit, elle paraît nous en découvrir le
sens secret et en apparaît comme le commentaire le plus juste et le plus précis ; et
pareillement, que celui qui s’abandonne entièrement à l’effet d’une symphonie semble
voir défiler devant lui toutes sortes d’actions de la vie et du monde, à la réflexion
pourtant, il ne pourra désigner aucune ressemblance entre ce jeu des sons et les choses
qu’il a vues. » Mais, d’après Schopenhauer, il y a beaucoup de transitions possibles entre
les associations qu’appelle la musique instrumentale, les programmes et les textes de la
musique vocale, puisqu’ils tombent tous – par rapport à l’essence de la musique – sous le
concept négatif de l’accidentel. « C’est la raison pour laquelle on peut utiliser un poème
comme texte d’un chant, une action claire comme pantomime musicale, ou les deux
comme livrets d’opéra. Ces sortes d’images isolées de la vie humaine, adaptées au langage
universel de la musique, ne sont jamais rattachées à elle par un lien ou une
correspondance nécessaire et continue ; elles sont par rapport à la musique ce qu’est un
exemple choisi au hasard par rapport à une notion générale. »2 Il n’y a pas pour
Schopenhauer une différence fondamentale, mais seulement une différence de degré,
entre le procédé qui consiste à « illustrer » une musique par un texte ou une action
scénique, et les divagations d’une imagination qui se laisse stimuler par une symphonie et
emporter vers de vagues visions : dans les deux cas, les visions et les idées où se reflète
l’essence intime, l’affect musicalement articulé, demeurent secondaires et au fond
interchangeables.
7 Le souvenir d’Edouard Hanslick vient immédiatement à l’esprit, lui qui considérait aussi
des programmes littéraires ou visuels dans la musique instrumentale comme des ajouts
« extra-musicaux » sans rapport esthétique avec « la chose même », et qui niait d’autre
part un lien substantiel et insécable entre texte et musique dans la musique vocale. Les
commentaires habituels sur Hanslick, prenant au sérieux ses polémiques contre la
musique à programme, mais traitant comme un caprice ou une plaisanterie les passages
sceptiques et malicieux consacrés à la musique vocale, sont absolument inadaptés et
aucunement justifiés. Un historien ne devrait pas nier au contraire, même si cette
concession n’est pas commode à assumer, que dans une esthétique rigoureuse de la
musique pure, chez Schopenhauer comme chez Hanslick, les textes dans la musique
vocale sont traités comme accidents « extra-musicaux », exactement comme les
programmes, qu’ils sont profondément interchangeables, et qu’une imagination musicale
se concentrant sur l’essentiel peut très bien en faire abstraction. (La thèse contraire, tout
aussi tranchante, est représentée par l’affirmation de Franz Brendel selon laquelle les
textes de la musique vocale tout comme les sujets d’une musique à programme font partie
de « la chose elle-même », de « l’objet esthétique » que l’auditeur doit garder en mémoire
afin de pénétrer la « signification » de l’œuvre, qui se constitue dans la relation
réciproque entre le sujet et le phénomène sonore.)
8 L’essai sur Beethoven, que Wagner écrivit en 1870 à l’occasion du centième anniversaire
de sa naissance, apparaît comme le document esthétique le plus important quant à la
réception de Schopenhauer, après la reprise encore hésitante de quelques-unes des
conceptions du philosophe dans la lettre ouverte « À propos des poèmes symphoniques de
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Franz Liszt » de 1857. (C’est de ce texte que partit Nietzsche quand il fit le panégyrique de
Tristan à partir de l’esprit de la musique absolue). En revanche, on ne trouvera que dans la
glose de 1872 « Sur l’expression “Musikdrama” » de 1872 la phrase lapidaire qualifiant les
« drames » wagnériens d’« actions de la musique rendues visibles »3 – ce qui signifie que
la musique n’est donc pas, comme on pouvait le lire en 1851 dans Opéra et Drame, un
moyen et le drame le but d’une expression, mais qu’au contraire, en accord avec la thèse
de Schopenhauer, la musique formulait une essence que l’apparence des mots et de
l’action ne faisait que refléter.
9 Que Wagner, bien qu’adepte de la métaphysique musicale de Schopenhauer, esquisse dans
l’hommage à Beethoven un texte pour le Quatuor en ut # mineur opus 131, « le tableau
d’une journée dans la vie de notre héros », ne doit pas être compris comme élaboration
d’un « programme » ou comme « réduction » biographique. Il semble cependant au
premier abord que la musique soit déchiffrée ici de façon biographique ou pseudo-
biographique : « J’aimerais désigner l’adagio introductif, assez long, et qui est sans doute
parmi ce qui a jamais été dit de plus mélancolique avec des sons, de réveil au matin d’un
jour “dont le long cours ne comblera aucun vœu, aucun, pas un seul !” Mais c’est en même
temps une prière expiatoire, un conseil pris avec Dieu, dans la foi à la bonté éternelle » 4.
Ce qui peut apparaître à première lecture comme une « explication » de la musique à
partir d’une biographie extérieure est en vérité l’esquisse d’une biographie intérieure,
« idéale » – en ce sens que Wagner ne reconstruit pas la vie pour trouver le sens de la
musique, mais se plonge au contraire dans la signification musicale pour saisir un
fragment de cette biographie « intérieure » qui se dérobe à toute investigation empirique.
Wagner est convaincu, avec l’exemple de l’Héroïque et de la dédicace à Napoléon, que la
biographie ne peut rien nous apprendre d’important sur la signification de l’œuvre d’un
compositeur5, mais qu’en revanche, « l’essence » qui se révèle dans la musique (la
substance des « apparences » empiriques telle qu’elle s’ouvre à une contemplation
esthétique repliée en elle-même) est significative de sa biographie « intérieure ».
Pourtant, même cette biographie intérieure, construction d’un « sujet idéal » de la
composition, ne fait pas partie pour Wagner du phénomène esthétique, de « la chose elle-
même ». « Je choisis donc, pour expliquer, au moyen des événements de sa vie intérieure,
une pure journée de la vie de Beethoven, le grand quatuor en ut # mineur : ce que nous
ferions difficilement à l’audition de ce quatuor, parce que nous nous sentirions forcés
d’abandonner toute comparaison déterminée, et de ne percevoir que la manifestation
immédiate d’un autre monde, nous devient pourtant possible jusqu’à un certain point
quand nous nous bornons à nous représenter, de mémoire, ce poème sonore »6. Il ne
semble pas que Wagner se soit aperçu que le phénomène musical, tel qu’il apparaît à
l’écoute non prévenue d’une pièce instrumentale (en tout cas au XIXe siècle), comprenne
l’expérience d’un « sujet esthétique », dont la musique apparaît comme le « discours »,
sujet d’une biographie « intérieure » et corollaire indissoluble de l’expérience esthétique.
10 À cause de l’influence sur Wagner de l’esthétique de Schopenhauer (dont l’héritage fut
revendiqué par les compositeurs de la modernité), la théorie de la musique à programme
fut sujette à des complications parfois quasi labyrinthiques. La genèse des œuvres et leur
essence, les conditions empiriques et la signification métaphysique, les éléments
biographiques et esthétiques formaient une configuration compliquée à l’intérieur de
constructions conceptuelles destinées à justifier la pratique de la musique à programme
sans sacrifier les principes schopenhaueriens. (Et c’est sans doute parce que la
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ce qui n’entre pas dans un schéma, au lieu de rechercher une loi formelle appropriée, et
que ni le programme ni son absence ne disent rien sur la logique musicale interne d’une
œuvre. « Un programme poétique peut certes stimuler de nouvelles formes, mais quand
la musique ne se développe pas logiquement par elle-même, elle devient de la “musique
littéraire” »14. Il est donc indifférent qu’il y ait eu « suggestion » par un programme ou
non : les pièces qui valent quelque chose montrent une logique musicale cohérente en soi,
qui n’a pas besoin d’un support extérieur et ne le tolère pas. Si la forme musicale doit être
– d’après Schopenhauer et Nietzsche – une forme d’essence (avec un programme comme
reflet du monde des apparences) et non une forme d’apparence (avec un contenu
programmatique qui en forme la substance), elle doit être fondée en elle-même. « L’en-soi
intime » de la musique à programme – qui « n’existe pas » – est la musique absolue.
18 Les lettres que Gustav Mahler adresse en 1896 à Max Marschalk, traitant du sens des
programmes et des titres dans ses première et deuxième symphonies, fournissent un
document très parlant sur les imbroglios de la théorie d’une musique à programme placée
sous le signe de l’esthétique de Schopenhauer. Mahler distingue un programme intérieur
et extérieur. Celui-ci peut remplir la fonction d’une incitation lors de la conception de
l’œuvre ou d’un fil conducteur pour son écoute. À propos de la Première Symphonie, il
écrit : « Pour le troisième mouvement (marcia funebre), il est vrai que l’inspiration
extérieure m’est venue d’une image pour enfants très connue (“l’enterrement du
chasseur”). – Mais à cet endroit, peu importe ce qui est représenté – ce qui importe c’est
l’atmosphère qui doit être exprimée »15. « C’est pour cela qu’il est quand même utile, dans
un premier temps, alors que mon style peut encore paraître étrange, que l’auditeur
dispose de quelques panneaux indicateurs et de quelques bornes pour son voyage. Mais
un tel texte ne peut rien offrir d’autre. »16 Les « panneaux indicateurs » sont le moyen
d’arriver à un but, la possibilité d’une compréhension musicale interne, et ils ne
remplissent cette fonction que provisoirement, « dans un premier temps ». Si ce
programme extérieur qui est un guide pour l’auditeur n’atteint pas (Mahler le dit sans
ambages) la véritable essence de la musique, cela vaut aussi apparemment pour le
programme qui a servi comme source d’inspiration : esthétiquement, il est sans
importance. Il est certes, comme dirait Wagner, un « motif formel », mais n’appartient
pas, tout comme un échafaudage démonté une fois que la maison est construite, à la
« chose elle-même ». Le programme a d’abord une fonction de médiation lors de la genèse
de l’œuvre, puis une fonction heuristique lors de son écoute ; élément qui s’annule tout
d’abord – et ensuite, béquille provisoire.
19 Si le programme « extérieur » se présente comme une suite d’images, le programme
« intérieur » est constitué par une « suite de sentiments »17, mais qui se dérobe aux
catégories empiriques et psychologiques. « Mon besoin de me confesser à travers la
musique – la symphonie – ne prend naissance que là où règnent les sentiments obscurs, à
la porte qui mène vers “l’autre monde” : le monde où les choses ne sont plus détachées les
unes des autres par le temps et l’espace »18. Et selon Wagner (dont Mahler connaissait
sans aucun doute l’hommage à Beethoven), c’est bien parce qu’elle n’appartient « ni au
temps ni à l’espace » que la musique se constitue profondément, en tant qu’« harmonie » ;
c’est seulement par « l’ordonnace rythmique des sons » que le musicien s’approche du
monde plastique visible19.
20 En parlant de la Deuxième Symphonie, Mahler écrit : « J’ai appelé le premier mouvement
Totenfeier [Funérailles], et si vous voulez le savoir, c’est le héros de ma Symphonie en ré
majeur que l’on enterre ici, et dont je réfléchis la vie, d’un point de vue plus élevé, dans
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un pur miroir. Et c’est en même temps la grande question : Pourquoi as-tu vécu ?
Pourquoi as-tu souffert ? Tout cela ne serait-il qu’une immense et terrible plaisanterie ? »
20 Ce « héros » n’est ni le Titan de Jean-Paul que mentionne le programme de la Première
Symphonie, ni Mahler lui-même, mais plutôt, comme Hermann Danuser l’a montré 21, un
« sujet esthétique » de la musique qui, comme le narrateur d’un roman ou le « moi
lyrique » d’un poème, fait partie de l’appareil esthétique de l’œuvre. Si l’on veut éviter
une déformation de l’expérience esthétique, il ne faut l’identifier ni au héros de la source
d’inspiration littéraire, ni à la personne concrète du compositeur ; « l’inspiration
extérieure » du premier est absorbée par la forme musicale – qui représente selon
Schopenhauer « l’en-soi du monde » – tout comme l’expérience empirique du second. Le
programme « intérieur » ne doit pas être cherché du côté d’un contenu saisissable à
travers des documents biographiques (contenu justement absorbé par la forme musicale),
mais consiste en une « suite de sentiments » abstraits ou « obscurs ». Le contexte qui peut
éclairer cette idée d’un programme intérieur est donc la métaphysique romantique de la
musique instrumentale. Les sentiments détachés de l’empirique forment une substance
dont la « sacralisation » (dans l’esthétique de Wackenroder et Weisse) permet à la
musique « absolue » de s’élever vers le pressentiment de l’« absolu » et échappe au
soupçon de n’être qu’une « forme vide ».
NOTES
1. Arthur SCHOPENHAUER , Sämtliche Werke, loc. cit., vol. II, pp. 259 sqq. Traduction française, p. 335
(traduction modifiée).
2. Ibid., p. 260. Traduction française, p. 336 (traduction modifiée).
3. WAGNER, IX, pp. 306 sqq. Sur l’expression « Musikdrama », traduction française, vol. XI, pp. 126 sqq.
4. WAGNER, IX, pp. 96 sqq. Traduction française dans : Beethoven, vol. X, ρρ. 79 sqq.
5. WAGNER, IX, p. 64. Traduction française, vol. X, p. 34.
6. WAGNER, IX, p. 96. Traduction française, vol. X, pp. 78-79
7. WAGNER, V, p. 191.
8. WAGNER, V, p. 192.
9. WAGNER, IX, pp. 75 sqq. Traduction française, vol. X, pp. 37 sqq.
10. WAGNER, IX, p. 92. Traduction française, vol. X, pp. 71-72.
11. SCHOPENHAUER, op. cit., vol. II, p. 260. Traduction française, p. 335.
12. NIETZSCHE, Werke in drei Bänden, loc. cit., vol. I, p. 42. Traduction française dans : Naissance de la
tragédie, op. cit., pp. 63 sqq.
13. Otto KLAUWELL, Geschichte der Programmusik, Leipzig, 1910, p. 77.
14. Richard STRAUSS, Betrachtungen und Erinnerungen, Zurich, 1957, p. 211.
15. Gustav MAHLER, Briefe, Alma MAHLER (éd.), Berlin, 1924, p. 185.
16. Ibid., p. 188.
17. Ibid., p. 185.
18. Ibid., p. 187.
19. WAGNER, op. cit., vol. IX, p. 76. Traduction française, vol. X, p. 39.
20. MAHLER, op. cit., p. 189.
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21. Hermann DANUSER , « Zu den Programmen von Mahlers frühen Symphonien », dans : Melos/
Neue Zeitschrift für Musik, 1975, p. 15.
NOTES DE FIN
1. en français dans le texte.
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1 Dans ses Propositions pour le développement d’une herméneutique musicale, tentative pour
trouver un fondement théorique à la pratique d’interprétation employée dans le Führer
durch den Konzertsaal en restaurant la théorie des affects du XVIII e siècle, Hermann
Kretzschmar écrit en 1902 : « Au sens d’un contenu purement musical, il n’existe pas de
musique absolue ! C’est une absurdité, comme le serait aussi une poésie absolue, c’est-à-
dire comportant un mètre et des rimes mais pas de pensée »1. Il importe peu au fond de
savoir si Kretzschmar songeait à la poésie de Stéphane Mallarmé ou s’il voulait
simplement démontrer le non-sens du principe d’une musique absolue par l’élucubration
d’une analogie qu’il tenait pour irréelle, car il n’en connaissait pas la réalisation dans le
symbolisme. Mais cela vaut la peine de creuser cette comparaison même si, au rebours de
Kretzschmar, on s’est persuadé de la réalité historique et du droit de cité esthétique de la
« musique absolue » comme de la « poésie absolue »1. (C’est Paul Valéry qui appelait
« poésie absolue » la « poésie pure » de Mallarmé2.) Sans même fonder de trop grands
espoirs sur « l’éclairage mutuel des arts » tel que Oskar Walzel l’a défini il y a un demi-
siècle, on peut découvrir entre les conceptions que le XIXe siècle se faisait de ce qui était
essentiellement le « poétique » et les conceptions du caractère artistique de la musique à
la même époque des rapports qui ne se limitent pas à un seul jeu de mots.
2 La tentative de tisser quelques liens entre l’esthétique romantique de la musique et la
poétique symboliste est cependant lestée par une difficulté méthodologique qu’on peut
contourner seulement en se limitant d’emblée à l’analyse d’une relation historico-
structurelle, au lieu de s’appuyer sur des influences et des dépendances réelles telles que
les établit la philologie. Ainsi, dans son livre Novalis et les Symbolistes français, Werner
Vordtriede n’a guère réussi à établir que l’« analogie stupéfiante » entre les tendances
poétologiques du Romantisme allemand au début du siècle et du symbolisme français fin
de siècle témoigne d’une réelle influence historique (l’essai de Carlyle sur Novalis en 1829
ne formant qu’un lien un peu fragile3). Il serait tout aussi vain de vouloir trouver une
connexion solidement étayée entre la musique absolue et la « poésie absolue ». Que l’idée
de la musique absolue – mais non le terme – apparaisse chez Hoffmann et à l’inverse
l’expression – sans l’idée – chez Wagner ne suffit pas (même si Hoffmann et Wagner font
justement partie des artistes allemands du XIXe siècle qui eurent quelque influence hors
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de leur pays), pour construire l’hypothèse d’une dépendance des poétiques de Baudelaire
et Mallarmé par rapport aux esthétiques de la musique. Et invoquer un « esprit du
temps » qui s’exprimerait chez différents artistes à leur propre insu signifie qu’on se
raccroche à une bouée de sauvetage méthodologique à laquelle personne ne croit plus. (Il
est certes évident que l’expression « poésie absolue » résonne chez Valéry des échos de la
musique absolue, devenue un lieu commun au XXe siècle ; mais cette appellation forgée a
posteriori ne dit rien sur les implications musicales de l’idée poétologique qualifiée à
l’origine, et jusqu’à nos jours, de « poésie pure » par Mallarmé.)
3 Si la ressemblance entre ces termes est donc absolument secondaire et si l’on ne peut
guère faire apparaître de manière convaincante une influence historique entre les deux
théorèmes, il peut cependant être éclairant de prendre conscience de la parenté entre les
formes de la pensée esthétique en musique et en littérature et d’expliquer pourquoi on
cherchait la substance d’une musique savante du côté du « poétique » et, inversement
(selon le mot célèbre de Walter Pater à propos de la poésie qui aspire secrètement à
devenir musique), l’essence d’une poésie pure dans le « musical », sans que l’on n’ait à
l’esprit dans un cas comme dans l’autre un modèle existant. L’esquisse de rapports
structurels entre l’esthétique musicale et la théorie poétique veut étayer ici notre thèse
selon laquelle l’idée de la musique absolue (paradigme esthétique qui dominait en
Allemagne tout ce qui était compris comme « musique en soi », du quatuor et de la
symphonie jusqu’au drame musical) a été l’idée séculière, résumant le sentiment
artistique d’une époque entière.
1.
4 Dans un essai sur les « développements récents de la poésie internationale », abordant la
poésie « concrète, expérimentale, visuelle et phonétique », Pierre Garnier, à la recherche
d’anticipations historiques ou de pressentiments qui pourraient faire apparaître une
tradition de la Modernité, cite un fragment de Novalis daté de 1798 : « Si seulement on
pouvait faire comprendre aux lecteurs qu’il en va du langage comme des formules en
mathématique. – Elles forment un monde en soi – elles ne jouent qu’entre elles,
n’expriment rien que leur propre nature merveilleuse et c’est pour cela qu’elles sont
tellement expressives – pour cela justement que l’étrange jeu de rapports entre les choses
se reflète en elles »4. Au même moment, Tieck vante dans ses Fantaisies sur l’Art, publiées
en 1799, le système musical comme « monde autonome et séparé »5. La théorie du langage
esquissée par Novalis ressemble jusque dans les détails de la formulation et du rythme des
phrases à un dithyrambe de la symphonie chez Tieck, où la musique, libérée des textes et
des fonctions, viendrait à elle-même. Tieck écrit : « C’est dans la musique instrumentale, à
la différence de la musique vocale, que l’art est indépendant et libre, c’est elle-même qui
se prescrit ses propres lois, donne libre cours à sa fantaisie sans avoir aucun but à
atteindre, et pourtant remplit et atteint le but suprême ; elle obéit entièrement à ses
pulsions obscures et exprime dans ces batifolages ce qu’il y a de plus profond et de plus
merveilleux. »6 Pendant le premier Romantisme allemand, le rêve d’une poésie absolue a
été rêvé en même temps que celui de la musique absolue. Le refus du principe d’imitation
(l’exigence que la musique doit décrire un fragment de la nature extérieure en tant que
peinture sonore, ou de la nature intérieure en tant que représentation des affects, pour ne
pas rester un amas de sons vides et insignifiants) allait de pair avec l’affirmation
poétologique que dans la poésie lyrique, la poésie « véritable », le langage était une
substance et non un simple moyen d’expression de pensées et de sentiments ; que la
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poésie, comme Mallarmé allait le formuler dans un moment de mauvaise humeur contre
le peintre Degas, dilettante en littérature, était faite de mots et non d’idées.
5 Novalis ne dit rien d’autre à propos du langage poétique que ce que l’esthétique
romantique de la musique affirme à propos de la musique instrumentale : c’est
précisément parce qu’elle forme un monde « autonome et séparé » qu’elle est une
métaphore de l’univers, et l’organon de la métaphysique. Se posant comme « absolue », se
détachant des conditionnements empiriques, elle devient expression de l’« Absolu ». Mais
il serait certes exagéré de voir dans la théorie de la musique instrumentale le modèle de
la théorie du langage, interprétant un effet d’échange en dépendance unilatérale. (En
cherchant les priorités historiques, on pourrait même prétendre que la doctrine
esthétique et métaphysique considérant l’art autonome comme métaphore de l’ensemble
de la nature justement parce qu’il était détaché des fonctions et des affects, aurait été
développée par Karl Anton Moritz entre 1785 et 1788, mais à propos de la peinture !). La
même idée fondamentale, dont la dialectique est renfermée dans le double sens du mot
« absolu », se révèle simplement à travers différentes versions, où s’entretissent une
tendance globale, les conditions spécifiques des différents arts et enfin des influences
réciproques.
6 Werner Vordtriede a rappelé un fragment de Novalis qui, depuis 1891, depuis la
découverte du Romantisme allemand par les Symbolistes, n’a cessé d’être cité comme
témoignage précoce d’une théorie de la poésie se posant comme moderne dans un sens
emphatique. « Des récits sans suite, mais pleins d’associations, comme les rêves. Des
poèmes simplement harmonieux à l’oreille et pleins de mots très beaux, mais aussi sans
aucun sens ni aucun lien – quelques strophes séparées seulement seraient
compréhensibles – comme autant de fragments des choses les plus diverses. La véritable
poésie peut tout au plus avoir un sens allégorique vague et un effet indirect, comme la
musique, etc. » Vordtriede commente ainsi : « De telles configurations de paroles n’ont
jamais été créées par Novalis. Ses intuitions précédaient de loin sa pratique de la poésie » 7
. On peut très bien considérer cependant les poèmes en prose des Fantaisies sur l’Art, où
Wackenroder et Tieck essayent de décrire les effets de la musique absolue8, comme les
premières réalisations de ce programme poétologique conçu par Novalis : des « récits
sans suite » et des poèmes « pleins de mots très beaux, mais aussi sans aucun sens ni
aucun lien », avec tout au plus quelque « sens allégorique vague ». Et inversement, le
fragment de Novalis établit un catalogue de critères qui peut servir pour définir une
description de la musique comme « purement poétique » au sens du Romantisme : ni
« programmatique » ni « caractéristique », mais usant de paroles balbutiées pour dire
malgré tout l’indicible – justement en ne disant rien, selon les normes du langage
courant. Ces poèmes en prose, reflets de ce que l’on entendait dans la musique absolue,
sont aussi raboutés, associatifs et rêveurs que Novalis le demandait. La « poésie pure »,
cet idéal du Romantisme (et dont Schiller se méfiait comme d’une « idée exaltée »),
apparaît comme le moyen de formuler ou de suggérer l’essence « purement poétique » de
la musique absolue.
7 Il ne faut bien sûr pas s’attarder sur le fait que la poésie a toujours recelé des vers isolés
qui séduisent par leur apparence phonétique davantage que par leur contenu intellectuel
ou émotionnel. Ce qui se passe pendant le Romantisme (en théorie tout d’abord, mais
aussi, comme chez Brentano, dans la pratique poétique) n’est pas fondamentalement
nouveau, mais atteint à un degré nouveau. Ce déplacement d’accent suffit à modifier
profondément la conception de ce qu’était la poésie jusque-là. (On pourrait parler en
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somme, selon les principes de la dialectique, d’un saut qualitatif.) L’élément « musical »
de la poésie ne fut plus considéré comme ornement ou accident, mais comme essence et
substance.
8 À l’inverse, comme nous l’avons dit plus haut, la prétention de la musique instrumentale
à être prise au sérieux comme forme d’un « art pur » et non pas condamnée comme un
bruit vide, pouvait profiter de modèles pris dans le domaine poétique, qui fournissait la
formulation d’une conscience musicale lui permettant de se constituer en tant que telle.
Le prestige métaphysique de la musique absolue est né du report sur la musique
instrumentale du topos poétique de « l’ineffable », report dont le locus classicus serait le
passage sur le concert de Carl Stamitz dans Hesperus de Jean-Paul. L’allégro d’une
symphonie, le mouvement principal, naguère suspecté de n’être qu’une rumeur creuse,
conquit à la fin du XVIIIe siècle sa dignité esthétique quand on l’entendit dans l’esprit des
odes de Klopstock et de sa poétique « néo-baroque ». Bruit « non désagréable », mais
insignifiant pour Sulzer, il fut loué comme « sublime » par Johann Abraham Peter Schulz
dans la Théorie générale des Beaux-Arts du même Sulzer ; l’« infra-linguistique » s’ennoblit
dans le « supra-linguistique ».
9 La question de savoir ce qui revient à la théorie de la poésie et à l’esthétique musicale
dans l’idée romantique de l’art absolu n’est donc aucunement sans objet ou superficielle,
malgré les échanges mutuels qu’il faut mettre en relief. Si le topos de l’ineffable, l’une des
prémisses fondamentales de la religion de l’art, est d’origine littéraire, il apparaît d’autre
part que le recours aux mathématiques, qui sert à Novalis pour développer son idée d’un
« langage purement poétique », trouve son origine, du point de vue de l’histoire de
l’esthétique, plutôt dans la théorie de la musique que de la poésie : le pythagorisme,
même à travers l’appropriation et la modification qu’en fait le Romantisme, représente
avant tout un pan de l’esthétique musicale. Mais il est particulièrement significatif qu’il
ait existé autour de 1800 une musique instrumentale d’un certain rang à laquelle une
esthétique de la musique absolue pouvait se raccrocher (fût-ce en interprétant autrement
la signification esthétique originale de la symphonie classique), mais qu’en revanche, une
théorie de la poésie pure était à la même époque une anticipation et un jeu spéculatif,
tentant de se réaliser par quelques essais tâtonnants sous la forme de paraphrases de
l’essence « purement poétique » de la musique. On peut admirer l’audace avec laquelle
cette idée d’une poésie absolue fut conçue soixante-dix ans avant Mallarmé – en somme
dans un espace vide -, mais il ne faut pas oublier que ce fut d’abord la musique, la
musique instrumentale classique, qui fournit quelque contenu historique réel à une
théorie de l’art absolu.
2.
10 À l’idée que le langage comme la musique constituent des mondes « autonomes et
séparés », était liée, dans la théorie de la poésie comme dans l’esthétique de la musique,
une tendance vers le refus de l’expression des sentiments, donc d’un élément dans lequel
le public bourgeois (à moins qu’il ait souhaité un aspect pieusement didactique) cherchait
au XVIIIe siècle l’essence de l’art. Friedrich Schlegel, qui pensait déceler une affinité entre
musique instrumentale pure et méditation philosophique, lie son analyse de la forme
musicale comme processus de la pensée à une polémique contre « le point de vue plat du
prétendu naturel » : point de vue qui ferait apparaître la musique comme « simple
langage des sentiments »9. Dans la théorie de la poésie, c’est Edgar Allan Poe qui allait
séparer très abruptement la « pure élévation » que la poésie devait atteindre du «
excitement of the heart »10. (La Philosophy of Composition de Poe représente en quelque sorte
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l’acte de baptême de la poésie pure, et c’est lui, non Novalis, qui influença Baudelaire et
Mallarmé.) Cependant, cette opposition entre l’élévation et l’excitation rappelle – tout
comme le désir d’un effet artistique « pur » et débarrassé de toutes les « scories
matérielles » (August Schlegel) des sentiments de tous les jours – le contraste entre
l’esthétique du sentiment de l’Empfindsamkeit et la métaphysique romantique de la
musique instrumentale. L’esthétique musicale ésotérique de la fin du XVIIIe siècle, où le
sentiment élevé provoqué par un allegro symphonique (ou une ode pindarique) fut
distingué d’un simple mouvement du cœur, s’appuie d’une part, comme nous l’avons vu,
sur la théorie poétique de Klopstock, mais influence de l’autre celle du siècle suivant. (Il
serait pourtant exagéré de parler d’influence ; il a suffi que la pensée d’une musique
« absolue », « détachée » de toute fonction et tout affect, et non pas vide pour cela mais
au contraire sublime, forme un « repère semi-conscient », qui pouvait conforter les
tenants d’une poésie pure.)
11 La poésie absolue, comme la musique absolue, est ésotérique : elle apparaît comme
l’affaire d’une avant-garde qui semble pour ainsi dire toujours en fuite devant la banalité
qui l’entoure. Comme le montrent les attaques contre le sentiment depuis Novalis et
Friedrich Schlegel, c’est le sentimental que l’on croyait le plus menacé par la trivialité. (La
peur de tomber dans le kitsch, qui harcelait la conscience de l’avant-garde, n’est
cependant pas le revers de l’ésotérisme, mais paraît signifier que le kitsch, la
mécanisation du sentimental, représente la forme dévoyée d’un idéal vers lequel on
tendait malgré tout, nonobstant toutes les proclamations de l’art pour l’art : l’idéal d’une
simplicité originelle. C’est ce pas de la simplicité vers le mécanique, de l’expression non
travestie vers une sentimentalité qui s’exhibe que l’on redoutait – un pas qui implique
l’une de ces différences infimes qui sont souvent décisives.)
3.
12 Chez les adeptes de la poésie pure, cette tendance vers l’ésotérisme, vers la distance par
rapport au profanum vulgus, est liée au dégoût d’une langue élimée et souillée par l’usage
que tout le monde en fait quotidiennement. C’est dans la musique que l’on crut découvrir
une « matière pure » comme on en rêvait pour la poésie. Dans un essai de 1862, L’art pour
tous, Mallarmé se livre à une polémique contre la « vulgarisation de l’art » : l’art doit
rester secret. Et il déplore que le caractère de hiéroglyphes que la notation confère à la
musique manque à la poésie, à laquelle tout le monde croit avoir accès.
13 Il ne faut pas s’étendre naturellement sur le fait que cette idée d’une « pure matière » de
la musique repose sur une abstraction qui fait violence au caractère historique et social
de cette dernière : les phrases musicales ne sont guère moins exposées à l’usure et à la
banalisation par l’usage quotidien que les phrases parlées (ainsi il est étonnant de
constater à quel point la musique de Debussy, ésotérique au sens mallarméen, a pu
souffrir de l’imitation de son « ton » dans la musique de film : une neutralisation de sa
musique, produisant des clichés que l’on projette à nouveau sur l’original). Que cette idée
de pure matière, aussi fictive qu’elle soit, ait pu naître et devenir historiquement efficace
est dû à des conditions historiques dont le dénominateur commun paraît bien être
l’esthétique de la musique absolue, dont l’esquisse rapide pourrait ne pas être inutile.
14 Dans la tradition esthétique qui se rattache au XVIIIe siècle au nom de Rameau, l’origine
de la musique – ce qui voulait dire en même temps, son essence – fut cherchée dans les
« harmonies », les « sons naturels », alors que la partie adverse, représentée par
Rousseau, comprenait la musique – c’est-à-dire avant tout la mélodie – comme l’imitation
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maîtres comme les chiffres d’une équation ou les pièces d’une mosaïque, simplement
selon les règles, mais de façon signifiante et au cours d’une heure bénie, que ces sons, une
fois exécutés sur des instruments, déclament une poésie magnifique et sensible, même si
le maître n’a peut-être pas pensé que dans son ouvrage savant, le génie emprisonné dans
le royaume des sons battrait si merveilleusement de ses ailes pour les esprits initiés. » 12 Ce
serait limiter la signification de la pensée de Wackenroder en isolant dans ce texte
seulement l’idée qu’il faut connaître la formule, pour faire apparaître le charme de la
« poésie » musicale – une poésie que le compositeur peut ignorer et qui s’ouvrira
seulement à l’auditeur enthousiaste. Le problème autour duquel tourne Wackenroder et
qu’on lit davantage dans la structure de Berglinger que dans les confessions esthétiques, se
définit par la dialectique précaire entre une mécanique qui inclut l’esprit de la musique et
qui – sauf dans quelques moments de grâce – le tient prisonnier par son pédantisme, et
d’autre part un enthousiasme qui certes s’empare du « miracle de l’art musical », mais se
trouve empêché – sauf à quelques moments de grâce – de devenir productif. La médiation
entre ces deux éléments opposés apparaît comme une exception qui a besoin d’un kairos,
et l’échec (dû à l’unilatéralité) comme la règle, confèrent à la nouvelle une aura tragique.
En revanche, dans l’esthétique de la poésie pure, dont le premier témoignage est fourni
par la sobriété forcée, l’affirmation d’un esprit « d’ingénieur littéraire » dans la Genèse
d’un poème de Poe, l’enthousiasme, l’un des pôles de la dialectique de Wackenroder, fut
sacrifié ; en revanche, la relation entre le constructivisme qui est le point de départ de
l’art et le charme magique qui en résulte fut accentuée de façon d’autant plus claire et
provocante. Et la métaphysique qui mettra fin à l’optimisme romantique voyant dans la
construction du poétique la découverte de l’être, c’est la métaphysique du néant chez
Mallarmé.
5.
16 « On est artiste », écrit Nietzsche dans la Volonté de puissance, s’incluant lui même, « au
prix de ressentir ce que tous les non-artistes appellent la “forme” comme le contenu,
comme " la chose elle-même " ». Cette phrase célèbre, provocatrice, est quasiment une
citation de la thèse non moins célèbre et non moins provocatrice de Hanslick selon
laquelle les « formes sonores en mouvement » sont « le seul et unique objet et contenu de
la musique ». Elle formule assurément une expérience esthétique fondamentale de la
« modernité » au XIXe siècle : à savoir qu’en art, la forme, au lieu d’être la simple
apparence d’une pensée ou d’un sentiment, est elle-même une pensée. « Il faut être un
sot, dit une maxime de Valéry rapportée par Valéry Larbaud, pour ne pas voir que la
figure propre et trouvée d’une phrase ou d’un vers est une Idée – aussi importante, aussi
générale, aussi profonde que l’idée au sens ordinaire »13.
17 L’esthétique de la forme qui comprenait une forme musicale ou poétique comme « forme-
essence », comme un processus de l’esprit se profilant dans le matériau, au lieu de
l’écarter comme simple « forme-apparence » d’un contenu, a été établie tout d’abord et
avec le plus de relief par la théorie de la musique instrumentale, puisque la musique pure
ne pouvait justifier son existence esthétique qu’en tant que forme. La musique
instrumentale sans objet ni fonction, partiellement appréhendable comme simple
« langage des sentiments », avait besoin, pour n’être pas qu’un bruit agréable mais vide,
d’une doctrine qui s’appuyât, afin de la légitimer, sur l’idée d’une forme d’essence, la
energeia, d’un esprit « se formant depuis l’intérieur »14. L’idée de la « forme intérieure »
(si l’on met de côté la référence à la philosophie antique, où Shaftesbury puisa cette
catégorie au XVIIIe siècle) était certes héritée par le XIX e siècle de la philosophie du
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langage de Wilhelm von Humboldt, et ce n’est pas un hasard si Hanslick se réfère à Jacob
Grimm, qui partage les mêmes principes de départ avec Humboldt, pour justifier sa
pensée de la forme comme esprit et de l’esprit comme forme en musique. Mais il faut voir
d’autre part que dans la philosophie de la musique cette idée fut revêtue d’un pathos
(surtout par Nietzsche, répétant avec insistance la doctrine sobre de Hanslick) qui lui
permit à son tour d’influencer la théorie poétique, de façon plus efficace que dans sa
formulation première comme concept de la philosophie du langage, ainsi que le montre
l’exemple de Valéry, dont on voit bien qu’il a lu Nietzsche.
18 La conception de la forme artistique comme forme d’essence et non simple forme
d’apparence, comme travail intérieur de la pensée et non comme enveloppe extérieure de
pensées et de sentiments, permettait cependant deux interprétations qui coexistent au
XIXe siècle dans l”esthétique musicale et la théorie poétique. Elle peut signifier,
schématiquement parlant, ou bien que la forme constitue le contenu ou bien qu’elle le
produit. Si le contenu est la forme, la forme musicale en tant que contenu ne signifie rien
d’autre, comme chez Hanslick, que l’esprit, qu’une esthétique antérieure cherchait du
côté du contenu, se trouvera dans la forme. Ce que désignait le « contenu », l’esprit et le
sujet, fut séparé ; Hanslick revendiquait l’esprit pour la forme et abandonnait le sujet. En
revanche, si la forme poétique – d’abord un « ton » entrevu vaguement qui prend forme
dans un matériau sonore et attire enfin quelques motifs d’une pensée – produit le
contenu (comme chez Poe), la représentation traditionnelle du processus se trouve
exactement renversée. « Ce qui paraît le résultat, la “forme”, est l’origine du poème ; ce
qui paraît en être l’origine, le “sens”, est le résultat »15.
6.
19 « Le suprême objet du monde et la justification de son existence (…) ne pouvait être qu’un
Livre. »16 Cette réflexion de Valéry qui marque un point extrême de la métaphysique de
l’art, formule ce que Mallarmé pensait et ce à quoi il aspirait. Que la substance du monde
soit destinée à aboutir au livre du poète – version sécularisée de la métaphore du livre de
l’univers – définit la prétention sublime qui soutient la théorie de la poésie pure. D’un
autre côté, il est clair que la formule de Valéry – mais non la pensée de Mallarmé
cependant – a été influencée par la maxime de Nietzsche : « l’existence du monde ne se
justifie qu’en tant que phénomène esthétique »17. Et quand Nietzsche parle dans le même
contexte de l’art comme de la « véritable activité métaphysique de l’homme », il pense à
la musique : à l’art de Richard Wagner, réinterprété dans l’esprit de la philosophie de
Schopenhauer.
20 Mais ce ne sont pas ces influences qui importent, dont la reconstruction reste vague, mais
les correspondances qui apparaissent très clairement. Car au fond, le fait qu’à une même
époque on ait lié à la fois en musique et en poésie le repli vers des formes pures à une
prétention métaphysique, par quoi l’art occupait la place de la religion, est bien plus
étrange et remarquable que ne le serait la simple transposition d’un théorème esthétique
d’un domaine vers un autre.
21 Hegel a vu lui aussi, dans sa théorie de la musique instrumentale, que l’art peut être un
processus d’abstraction qui consiste en une dissolution progressive du contenu. Et c’est
aussi une des thèses hégéliennes de dire que l’éloignement progressif par rapport à ce qui
est positif et substantiel, le retour vers l’intérieur, le formel, marquait une étape
nécessaire de l’histoire de l’esprit, qui était en dernière instance une histoire de la
religion. Mais la conclusion liant précisément la dignité métaphysique de l’art au repli
vers cette « intériorité vide », qui est pour lui l’espace de la musique absolue venue à elle-
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même, aurait parue étrange à Hegel, qui ne voulait guère sacrifier la prééminence de la
parole clairement définie sur un pressentiment informe. Pourtant, le paradoxe selon
lequel un tel repli signifie un dépassement fait justement apparaître la dialectique qui
agit au fond de la poésie absolue comme de la musique absolue.
NOTES
1. Hermann KRETZSCHMAR, Gesammelte Aufsätze überMusik, Vol. II., Leipzig, 1911, p. 175.
2. Ernst HOWALD , « Die absolute Dichtung im 19. Jahrhundert », dans : Zur Lyrikdiskussion, R. GRIMM
(éd.), Darmstadt, 1966, p. 47.
3. Wemer VORDTRIEDE, Novalis und die französischen Symbolisten, Stuttgart, 1963, p. 41.
4. Pierre GARNIER , « Jüngste Entwicklung der internationalen Lyrik », dans : Zur Lyrik-Diskussion,
loc. cit., pp. 451 sqq.
5. WACKENRODER, op. cit., p. 245.
6. Ibid., p. 254.
7. VORDTRIEDE, Op. cit., p. 170.
8. WACKENRODER, op. cit., p. 226 sqq. et 236 sqq.
9. Friedrich SCHLEGEL, Charakteristiken, loc. cit., p. 254.
10. HOWALD, op. cit., p. 62.
11. WACKENRODER, op. cit., p. 205. Traduction française dans : op. cit., p.
12. Ibid., p. 221.
13. HOWALD, op. cit., p. 70.
14. HANSLICK, op. cit., p. 34. Traduction française, pp. 96-97.
15. Hugo FRIEDRICH, Dit Struktur der modernen Lyrik, Hambourg, 1956, p. 38.
16. HOWALD, op. cit., p. 70.
17. Friedrich NIETZSCHE , Werke, vol. 1, loc. cit., p. 14. Traduction française dans : Naissance de la
tragédie, op. cit., p. 30.
NOTES DE FIN
1. En français dans le texte.
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107
Index
A
ADORNO, Theodor Wiesengrund : 8, 102-103, 148
ALLEGRI, Gregorio : 84
Β
ΒACH, Carl Philipp Emanuel : 17, 51, 61
BACH, Johann Sebastian : 41, 62, 73-74, 105-108, 110-113, 134, 149
BEETHOVEN, Ludwig van : 15, 17-23, 25-30, 33, 35, 39-41, 43-46, 54, 58, 82, 84, 86, 97, 105-113,
115-116, 118-119, 121-122, 124, 140, 142, 150
BEKKER, Paul : 17, 140
BEULERMANN, Heinrich : 15
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108
BURKE, Edmund : 57
BURNEY, Charles : 11
C
CANNABICH, Johann Christian : 17
COLOMB, Christophe : 28
D
DANUSER, Hermann : 150
DILTHEY, Wilhelm : 78
DURANTE, Francesco : 73
DÜRER, Albrecht : 84
Ε
EICHNER, Hans : 145, 148
F
FESCA, Friedrich Ernst : 20
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109
G
GARNIER, Pierre : 150
H
HALLER, Michael : 84
HANSLICK, Eduard : 8, 16, 22-23, 30-32, 36-39, 40, 67, 69, 76, 89, 91, 97-101, 108-110, 116-118,
136-137, 141, 145, 148-149, 151
HAYDN, Joseph : 12-13, 15, 20, 26, 62, 64, 93, 103, 109, 118, 128
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 8, 15, 18, 22, 25, 30, 36, 52, 86-91, 98-99, 101-102, 138, 147
HEINE, Heinrich : 25
HERDER, Johann Gottfried : 47, 70, 73-75, 78, 94-95, 146, 148
HOFFMANN, Ernst Theodor Amadeus : 8, 14, 17-18, 25-28, 30, 34-35, 41, 43-46, 53-55, . 58,
62-65, 82, 84-87, 89-91, 106, 116, 128, 134, 139-140, 144-145, 147
HOLBEIN, Hans : 84
HUSSERL, Edmund : 75
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110
I
INGARDEN, Roman : 103
J
JAUß, Hans-Robert : 144
Κ
KAISER, Georg : 140
KÖSTLIN, Karl : 21
KUHN, Thomas : 10
L
LARBAUD, Valéry : 136
LORENZ, Alfred : 37
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111
M
MAHLER, Alma : 150
MAHLER, Gustav : 1. 50
MARCELLO, Benedetto : 73
Ν
NÄGELI, Flans Georg : 64-65, 71, 145
Ρ
PALESTRINA, Giovanni Pierluigi DA : 28, 41, 45-48, 50, 73-74, 84, 86
PERRAULT, Claude : 52
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112
Q
QUANTZ, Johann Joachim : 50
R
RAMEAU, Jean-Philippe : 46-48, 94, 133, 134
REICHARDT, Juliane : 57
RICHTER, Johann Paul Friedrich, dit JEAN-PAUL : 43, 54, 59-61, 66, 124, 131, 144
RIEMANN, Hugo : 77
S
SAILER, Johann Michael : 80, 146
SCHLEGEL, August Wilhelm : 31, 43, 51-53, 68, 90, 132, 144-145
SCHLEGEL, Friedrich : 13, 44, 51-52, 66-68, 96-97, 100, 132-133, 145, 148, 151
SCHOPENHAUER, Arthur : 16, 20, 22, 29-30, 32-36, 41, 68-69, 71, 75, 92, 107-109, 117-124, 137,
142, 145, 150
SCHNAPP, Friedrich : 139, 143
SCHUMANN, Robert : 20, 63-64, 66, 105-107, 113, 116, 140, 149
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113
STRAVINSKY, Igor : 81
SULZER, Johann Georg : 11-14, 51, 58, 75, 131, 139, 144-145
Τ
TIECK, Ludwig : 17-18, 23, 25, 27, 32, 35, 53, 57-59, 61-66, 73, 76-78, 82-84, 95-96, 98, 106,
116, 129, 130
TRIEST, Johann Karl Friedrich : 143
V
VALÉRY, Paul : 7, 127-128, 134, 136-137
VIVALDI, Antonio : 97
W
WACKENRODER, Wilhelm Heinrich : 17-18, 24-25, 27, 35, 46, 53, 57-58, 60, 62, 69, 70, 72-73,
75-78, 82-84, 92, 125, 130, 135, 139, 140, 144-148, 151
WAGNER, Richard : 8, 10, 16, 20, 21-30, 32-38, 41, 48, 106-110, 112, 117-121, 124, 128, 137,
140-142, 149-150
WALZEL, Oskar : 127
Ζ
ZIMMERMANN, Robert : 31, 141
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