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L'idée de la musique absolue
Une esthétique de la musique romantique

Carl Dahlhaus
Traducteur : Martin Kaltenecker

DOI : 10.4000/books.contrechamps.1213
Éditeur : Éditions Contrechamps Édition imprimée
Année d'édition : 2006 ISBN : 9782940068128
Date de mise en ligne : 21 juin 2017 Nombre de pages : 160
Collection : Essais historiques ou
thématiques
ISBN électronique : 9782940599349

http://books.openedition.org

Référence électronique
DAHLHAUS, Carl. L'idée de la musique absolue : Une esthétique de la musique romantique. Nouvelle
édition [en ligne]. Genève : Éditions Contrechamps, 2006 (généré le 26 juin 2017). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/contrechamps/1213>. ISBN : 9782940599349. DOI : 10.4000/
books.contrechamps.1213.

Ce document a été généré automatiquement le 26 juin 2017. Il est issu d'une numérisation par
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© Éditions Contrechamps, 2006


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C'est avec les œuvres de Haydn, Mozart et Beethoven, qualifiées de « romantiques » par E.T.A.
Hoffmann au début du XIXe siècle, que la musique instrumentale a supplanté la musique vocale.
Ainsi est née, en relation avec l'ensemble des conceptions philosophiques, esthétiques et
poétiques du Romantisme, l'idée d'un art musical « autonome », d'une « musique absolue » dont
les significations ne sont plus liées à un texte ou à une fonction. Cari Dahlhaus retrace l'histoire
d'un concept qui est au fondement de notre culture musicale, et ce à partir des textes fondateurs
de Tieck et Wackenroder, Hoffmann, Herder, Novalis ou Schlegel, jusqu'au symbolisme français
de Mallarmé et Valéry, en passant par les réflexions théoriques de Wagner, Schopenhauer, Hegel,
Nietzsche et Hanslick. Il souligne ce que cette conception de la musique doit à la quête
romantique de l'Absolu, à une métaphysique de l'art où les idées philosophiques et théologiques
sont réinterprétées dans le médium artistique.
Cet ouvrage fondamental du musicologue allemand replace les questions musicales à l'intérieur
du mouvement général de la pensée, et éclaire la généalogie de nos idées contemporaines sur
l'œuvre, sur la forme du concert, et sur la signification de la musique, idées qui sont devenues,
dans bien des cas, une « seconde nature ».

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SOMMAIRE

Note liminaire
Philippe Albèra et Vincent Barras

I. La musique pure comme paradigme esthétique

II. Détours terminologiques

III. Un modèle herméneutique

IV. Esthétique du sentiment et métaphysique

V. La contemplation esthétique comme recueillement

VI. Musique instrumentale et religion de l’art

VII. Logique musicale et rapports avec le langage

VIII. Des trois cultures de la musique

IX. L’idée de l’absolu musical et la pratique de la musique à programme

Χ. Musique absolue et poésie absolue

Index

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NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet ouvrage a été publié avec le soutien du Centre National du Livre.
Texte original :
© 1978, 1987 Bärenreiter-Verlag Karl Vötterle GmbH & Co. KG, Kassel.

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Note liminaire
Philippe Albèra et Vincent Barras

1 Ce livre du grand musicologue allemand Carl Dahlhaus (1926-1986), paru à l’origine sous
le titre Die Idee der absoluten Musik chez Bärenreiter, constitue une analyse extrêmement
dense et fouillée des conceptions musicales nées avec l’émancipation de la musique
instrumentale, considérée comme « musique autonome ». Dahlhaus fait appel aussi bien
aux ressources traditionnelles de la musicologie qu’aux ouvrages philosophiques et
esthétiques, qui, pour l’essentiel, proviennent de la tradition allemande. D’où les
inévitables problèmes de traduction qu’implique le passage des concepts d’une langue à
l’autre, notamment pour une vaste littérature qui n’a pas eu l’honneur d’une traduction
en français. Il en va ainsi du terme principal du livre, celui de « musique absolue », que la
tradition française a pris l’habitude de signifier par celui de « musique pure », quand bien
même, comme le fait remarquer Dahlhaus, on trouve le terme de « poésie absolue » dans
la littérature française (notamment chez Valéry). Or, la différence de terminologie fait
apparaître un déplacement de sens fondamental. Alors que le terme de « musique pure »
renvoie au seul constat d’une musique purement instrumentale (d’une musique détachée
du texte), celui de « musique absolue » renvoie à l’un des fondements de l’esthétique
romantique, tel que Dahlhaus l’analyse ici en profondeur, à savoir cette quête de l’absolu
où se joue la signification de l’art en relation étroite avec les contenus de la philosophie et
de la religion. Il nous a donc semblé indispensable de respecter ici la terminologie
allemande, et de suivre les nuances introduites par Carl Dahlhaus dans son texte : « reine
Musik » ou « reine Instrumentalmusik » sont ainsi traduits par « musique pure » et
« musique instrumentale pure » ; de même, nous avons gardé l’occurrence du terme chez
Hanslick, « absolute, reine Tonkunst » (« art musical pur, absolu »). S’agissant d’ouvrages
qui existent dans une traduction française, nous avons repris, aussi souvent que possible,
les versions imprimées (c’est le cas pour les textes de E.T.A. Hoffmann, Jean-Paul, Hegel,
Nietzsche, Kierkegaard, Adorno, Bloch, etc.) ; nous avons également donné les références
des textes de Wagner, dans leur traduction française (révisée par nos soins), bien que
l’édition complète des Œuvres en prose, qui a connu plusieurs parutions au début du siècle,
soit depuis longtemps épuisée (elle constitue néanmoins une référence dans la réception

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des idées de Wagner en France). Enfin, les titres des ouvrages allemands, dans le corps du
texte, ont été traduits pour ne pas alourdir la lecture.
2 La parution de ce livre avait été prévue chez Christian Bourgois, dans la collection
« Musique/Passé/Présent » dirigée par Jean-Jacques Nattiez. Nous les remercions l’un et
l’autre de nous avoir communiqué le manuscrit de la traduction réalisée à leur demande
par Martin Kaltenecker, l’éditeur ayant dû renoncer à la publication. Nous avons toutefois
révisé l’ensemble de la traduction et établi les références aux éditions françaises
existantes.

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I. La musique pure comme


paradigme esthétique

1 L’esthétique musicale n’a pas bonne presse. Les musiciens la soupçonnent d’être un
verbiage abstrait, sans contact avec la réalité musicale, et le public mélomane y voit des
réflexions philosophiques qu’il vaut mieux abandonner aux spécialistes pour ne pas
s’encombrer l’esprit de difficultés inutiles. Mais si l’on peut comprendre la méfiance
agacée devant nombre de bavardages présentés comme esthétique musicale, l’idée que les
problèmes esthétiques se situeraient quelque part dans un vague lointain au-delà de la vie
musicale quotidienne est erronée. Ils sont au contraire, si on les considère de façon
sereine, tout à fait concrets et immédiatement à portée de main.
2 Ainsi, les auditeurs qui estiment vexant de devoir lire le programme littéraire d’un poème
symphonique de Franz Liszt ou Richard Strauss avant son exécution, qui exigent pendant
un récital de lieder que la salle ne soit pas éclairée, si bien qu’il est impossible de lire les
poèmes imprimés dans le programme, ou qui croient superflu de se familiariser avec une
intrigue avant d’aller entendre un opéra chanté en langue italienne – autrement dit, qui
tiennent en piètre estime la part qui au concert comme à l’opéra revient au langage –,
ceux-là ont déjà pris une décision qui relève de l’esthétique musicale : ils peuvent penser
qu’elle se fonde sur leur goût propre, individuel, mais elle est en réalité l’expression d’une
tendance générale et globale qui s’est répandue de plus en plus depuis un siècle et demi,
sans qu’on en ait encore assez reconnu la portée pour la culture musicale. Ce qui s’est
passé, et ceci bien au-delà des individus et de leurs penchants aléatoires, n’est rien moins
qu’un changement radical de la conception de la musique : non pas simplement un
changement stylistique au travers des formes et des techniques, mais une mutation
profonde de ce qu’est la musique elle-même, de ce qu’elle signifie ou de l’idée que l’on
s’en fait.
3 Les auditeurs qui réagissent comme je l’ai décrit plus haut s’appuient sur un
« paradigme » esthétique (pour emprunter un terme introduit par Thomas Kuhn dans
l’histoire des sciences), sur un modèle qui est celui de la « musique absolue ». Or, ces
sortes de paradigmes, ces représentations fondamentales qui régissent la perception et la
pensée musicales, constituent l’un des sujets cruciaux d’une esthétique musicale qui ne se
perd pas dans la spéculation, mais jette quelque lumière sur les présupposés se profilant
un peu en retrait derrière des habitudes musicales quotidiennes.

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4 Hanns Eisler, qui a tenté d’appliquer avec sérieux la théorie marxiste à la musique et à
l’esthétique musicale, a qualifié le concept de musique absolue d’élucubration propre à
cette « ère bourgeoise » qu’il méprisait, mais dont il tentait pourtant de recueillir
l’héritage : « La musique concertante et sa forme sociale, le concert, marquent une
période historiquement définie dans l’évolution de la musique. Son essor est lié à la
naissance de la société bourgeoise moderne. La prédominance de la musique sans paroles,
appelée vulgairement “musique absolue”, et la séparation entre musique et travail,
musique légère et musique sérieuse, entre professionnels et amateurs sont typiques de la
musique dans l’ère capitaliste. »1 Aussi vague que soit l’expression « société bourgeoise
moderne », Eisler semble pourtant avoir très bien senti que la « musique absolue » n’est
pas simplement le synonyme « atemporel » d’une musique instrumentale autonome, sans
texte, non liée à des fonctions ou à des programmes extra-musicaux, mais que ce terme
désigne une idée qui a cristallisé tout ce qu’une époque historique donnée a pensé à
propos de l’essence de la musique. Que Eisler, de façon très surprenante, qualifie le terme
« musique absolue » de « vulgaire », trahit sans doute quelque sourde rancune envers une
expression dont la prétention élevée - la connotation d’une musique qui nous laisserait
entrevoir l’absolu – n’a guère échappé à celui qui était fils d’un philosophe.
5 Au XIXe siècle, à l’intérieur de la culture musicale de l’Europe centrale, l’idée de la
musique absolue - au rebours de la culture de l’opéra dans le domaine italien et français –
était à ce point ancrée dans les esprits que même Richard Wagner (nous le montrerons
plus loin), malgré son apparente polémique contre ce principe, était profondément
convaincu de son contenu de vérité. Et l’on n’exagérera pas en affirmant que le concept
de musique absolue a été l’idée fondamentale de l’esthétique musicale à l’époque
classique et romantique. On ne saurait nier sans doute sa limitation dans l’espace ; mais il
serait erroné d’en conclure qu’il s’agirait d’un provincialisme, au vu de la signification
esthétique que revêt partout la musique instrumentale autonome à la fin du XVIIIe et au
XIXe siècle. D’un autre côté, le développement universel de la musique absolue au XX e
siècle ne doit pas occulter ce fait historique que selon des critères non pas esthétiques
mais sociologiques, la symphonie et la musique de chambre ont été au siècle dernier de
simples enclaves à l’intérieur d’une culture musicale « sérieuse » formée par l’opéra, la
romance, les morceaux de virtuosité et les pièces de salon (pour ne rien dire des
« souterrains » que constituait la musique légère).
6 Que le concept de musique absolue (malgré l’immense signification interne dans l’histoire
de la musique au XIXe siècle, qui allait devenir au XX e siècle une signification externe,
portant sur son histoire sociale) provienne du romantisme allemand et que son pathos
(l’association d’une musique « détachée » de textes, de programmes et de fonctions, avec
l’expression ou le pressentiment de « l’absolu ») soit irrigué par la poésie et la philosophie
allemandes autour de 1800, a été particulièrement ressenti en France, comme le montre
un essai de Jules Combarieu écrit en 18952. L’idée que l’on puisse « penser en musique,
penser avec des sons, comme le littérateur pense avec les mots » a été transmise à la
mentalité française – se raccrochant toujours à une association parole-musique qui
dégagerait un « sens » de la musique – seulement par l’intermédiaire « des fugues et des
symphonies allemandes »3.
7 Si l’idée de musique absolue est donc au premier abord très circonscrite dans sa portée
nationale et sociale (sans prendre en compte encore la signification esthétique
fondamentale qu’elle acquiert au vu du rang et de l’influence des œuvres qui l’illustrent),
la caractérisation esquissée par Eisler reste malgré tout plutôt trop généreuse que trop

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étriquée. Il ne saurait être question d’un paradigme esthético-musical de « toute » l’ère


bourgeoise. L’idée de la musique absolue, dont l’aspect social ne se résume pas aisément
par une formule simple, est bien plutôt contraire à l’esthétique musicale de la « société
bourgeoise moderne » qui se constitue en Allemagne au XVIIIe siècle. En adoptant le point
de vue de la philosophie de la morale (c’est-à-dire de la forme authentiquement
bourgeoise de la pensée au XVIIIe siècle), Johann Georg Sulzer condamna la musique
instrumentale autonome dans l’article « Musique » de sa Théorie générale des Beaux-Arts
par un verdict abrupt qui forme un contraste étrange avec la générosité de Charles
Burney parlant d’« innocent luxury » – ce qui s’explique sans doute par l’ardeur
moralisatrice de la bourgeoisie montante, comme opposée au laxisme de celle déjà
établie : « Nous mentionnerons ici l’emploi de la musique dans des concerts destinés au
seul amusement ou à l’exercice de l’instrumentiste. Dans cette catégorie rentrent les
concertos, les symphonies, les sonates, les solos, qui représentent dans l’ensemble un
bruit vif et point désagréable, ou un bavardage de bon aloi et divertissant, mais ne
touchant pas le cœur »4. Le ressentiment du moraliste bourgeois contre le divertissement
musical, qu’il considère comme féodal et oiseux, est évident. En revanche, quand Haydn,
ainsi que le rapporte Georg August Griesinger, tente de représenter dans ses symphonies
des « caractères moraux », ce projet esthétique signifie rien moins que sauver l’honneur
de la symphonie, à une époque où la bourgeoisie comprend l’art - la littérature en
premier lieu, mais aussi la musique - comme un moyen de s’entendre sur les problèmes de
la morale (c’est-à-dire de la vie des hommes en société), ou bien s’y dérobe en la
dévalorisant comme un jeu gratuit dont le caractère social (infra-ou supra-bourgeois) est
suspect.
8 Ce n’est qu’en s’opposant à cette première esthétique bourgeoise, mêlée de philosophie
morale, telle que la représente Sulzer, que l’on a formulé une philosophie de l’art qui
prend comme point de départ la conception d’une œuvre fermée sur elle-même et se
suffisant à elle-même. Dans ses traités écrits entre 1785 et 1788, Karl Philipp Moritz (au
travers de thèses accueillies sans ambages par Goethe mais avec une certaine réticence
par Schiller) proclame d’une façon très péremptoire le principe de l’Art pour l’Art. Cela
s’explique d’une part, d’un point de vue psychologique, par la lassitude que produisait
alors le raisonnement moralisateur sur l’art, et, de l’autre, par le désir de s’échapper vers
le domaine de la contemplation esthétique en quittant le monde du travail et de la vie
bourgeoises (monde ressenti par Moritz justement comme si pesant) : « L’objet seulement
utile n’est donc en lui-même rien de parfait ni d’achevé, il le devient seulement en
atteignant son but ou en se parachevant en moi. – Mais dans la contemplation du beau, je
place à nouveau ce but en lui : je considère le beau non pas comme quelque chose qui
m’est destiné, mais comme étant achevé en soi, formant déjà un tout et me procurant un
plaisir pour lui-même ; l’objet qui est beau l’est par ce rapport à lui-même et non par son
rapport à moi »5. Pourtant, ce n’est pas seulement le « prodesse » de Horace, c’est le
« delectare » lui-même qui se trouve accusé d’être étranger à l’art ; l’art importe non par le
plaisir qu’il procure, mais en tant que moyen de connaissance : « Nous n’avons pas besoin
du beau pour en être délectés, mais le beau a besoin de nous pour être reconnu »6. La
seule attitude appropriée à l’art, telle que Moritz la postule, est une contemplation
esthétique impliquant l’oubli de soi et du monde, et qui est décrite avec une ferveur dont
le ton trahit les origines piétistes : « Alors que le beau attire entièrement notre
contemplation, il la distrait pendant un instant de nous-même et fait que nous semblons
nous perdre dans le bel objet ; et cette perte justement, cet oubli de nous, constitue le

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degré suprême du plaisir pur et désintéressé que nous offre le beau. À ce moment-là, nous
immolons notre existence individuelle et limitée à une sorte d’existence supérieure » 7.
9 Que la pensée de l’autonomie esthétique, née dans le cadre d’une théorie générale de l’art
appliquée avant tout à la poésie, à la peinture et à la sculpture, puis gagnant peu à peu
l’esthétique musicale, ait trouvé précisément dans la musique instrumentale « absolue »,
affranchie des fonctions et programmes « extra-musicaux », un objet de réflexion
adéquat, nous paraît a posteriori tout à fait évident et allant de soi ; mais cela était bien
étonnant à l’époque. Car la musique instrumentale, privée de concept, d’objet, de but,
apparaissait à la raison bourgeoise, comme le démontrent les invectives de Jean-Jacques
Rousseau et les gloses méprisantes de Sulzer, comme vide et sans contenu aucun – et ceci
malgré le succès de l’École de Mannheim à Paris et la réputation grandissante de Haydn.
Les débuts d’une théorie de la musique instrumentale sont caractérisés par des
apologistes peu sûrs d’eux-mêmes, voire prisonniers des catégories de l’adversaire. Quand
Johann Mattheson définit en 1739 la musique instrumentale comme « discours sonore »
ou « langage des sons »8, cette tentative de défense s’appuie sur l’argument qu’elle serait
au fond, « essentiellement », la même chose que la musique vocale. Elle aussi devrait – et
pourrait – toucher notre cœur ou occuper utilement l’imagination de l’auditeur comme
représentation d’un discours sensé. « Alors c’est un vrai plaisir ! Et il faut bien plus d’art
et une imagination plus forte pour réussir cela sans le secours des paroles. » 9
10 Si la première défense, non émancipée encore et s’appuyant sur le modèle de la musique
vocale, recourait aux lieux communs de la théorie des affects et de l’esthétique du
sentiment, le développement d’une théorie autonome verra naître, comme nous le
verrons dans un chapitre ultérieur, la tendance à contredire la caractérisation
sentimentaliste de la musique comme « langage du cœur », ou du moins à convertir
abstraitement ces affects concrets en des sentiments plus diffus, éloignés du monde :
tendance qu’accentue encore chez Novalis et Friedrich Schlegel une attitude
aristocratique, c’est-à-dire une polémique agacée contre ce culte de la sensibilité et de la
vie sociale à la fin du XVIIIe siècle, ressenti comme tout à fait borné. L’esthétique du
sentiment au temps de l’Empfindsamkeit découle de l’ère bourgeoise, tout comme la
théorie moraliste de l’art à laquelle elle est profondément liée. C’est en la contredisant –
et en contredisant la doctrine utilitariste – qu’est né le principe d’autonomie, dont la
signification sociale est donc contradictoire. Mais c’est au nom de ce principe que la
musique instrumentale, jusque-là simple ombre ou version déficiente de la musique
vocale, accéda à la dignité d’un paradigme musical – à l’essence même de ce que peut être
la musique. Ce qui paraissait auparavant comme un manque de la musique instrumentale,
son absence de concept et d’objet propre, fut alors déclaré comme un avantage.
11 On peut parler sans exagération d’un « changement de paradigme » dans l’esthétique
musicale, d’un renversement des conceptions esthétiques fondamentales. Pour un
honnête homme comme Sulzer, élever la musique instrumentale quasiment vers
l’incommensurable (comme cela était proclamé jusque dans l’article « Sinfonie » de la
Théorie générale des Beaux-Arts de Sulzer lui-même, sous la plume de Johann Abraham
Peter Schulz) apparaissait comme un paradoxe agaçant. L’idée de la « musique absolue »
(comme on est en droit dorénavant d’appeler la musique instrumentale, bien que le terme
n’apparaisse qu’un demi-siècle plus tard), c’est la conviction que la musique
instrumentale formule de façon pure et directe l’essence de la musique, justement parce
qu’elle est sans concept, sans objet, sans fonction. Ce qui est décisif n’est guère qu’elle
existe, mais c’est ce qu’elle vaut. La musique instrumentale - comme simple « structure »

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– vaut pour elle-même ; éloignée des affects et des sentiments du monde terrestre, elle
« forme un monde à part »10. Ce n’est pas un hasard si c’est E.T.A. Hoffmann qui parle
pour la première fois de manière emphatique de la musique comme « structure »11,
proclamant que la musique instrumentale est la « véritable » musique et que le langage
est en somme un ajout extérieur : « Lorsqu’on parle de la musique comme d’un art
autonome, on ne devrait jamais penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant
toute aide et toute intervention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette
quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle »12.
12 Cette thèse de la musique instrumentale sans fonction ni programme comme musique
« essentielle » est devenue depuis une banalité qui détermine notre usage quotidien de
toute musique, sans que nous nous en rendions compte ni même la mettions en doute.
Mais elle était à l’époque toute nouvelle ; elle dut apparaître comme un paradoxe
provocateur, puisqu’elle contredisait de manière brusque l’ancienne conception de la
musique, figée en une tradition séculaire. Ce qui peut aller de soi aujourd’hui, comme
étant inscrit en somme dans la nature même de la chose, à savoir que la musique est un
phénomène sonore et rien d’autre, et qu’un texte relève par conséquent de catégories
extra-musicales, se révèle comme un théorème historiquement daté, à peine plus vieux
de deux siècles. Et on mettra en avant ce caractère historique ou bien pour préparer à
l’idée que ce qui est fonction de l’histoire pourrait être à nouveau remplacé et n’est guère
ancré dans la nature, ou bien pour cerner davantage l’essence de la conception de la
musique qui prévaut de nos jours, en nous rendant conscients de son origine, des
présupposés qui la portent et de l’arrière-plan devant lequel elle se profile.
13 La conception ancienne contre laquelle l’idée de la musique absolue devait s’affirmer,
héritée de l’Antiquité et jamais contestée jusqu’au XVIIe siècle, définissait la musique,
selon la formulation de Platon, comme formée de harmonía, rhythmos et logos. Par
harmonie, on comprenait des relations entre les sons ordonnées en un système rationnel ;
par rythme, l’ordre temporel de la musique, qui incluait dans l’Antiquité la danse ou le
mouvement réglé ; et par logos, le langage comme expression de la raison humaine. Une
musique sans paroles était donc une musique réduite, amoindrie par essence : mode
déficient et simple ombre de ce que la musique est essentiellement. (Si l’on part d’une
conception de la musique définie également à travers le langage, on peut d’ailleurs
justifier, outre la musique vocale, la musique à programme : elle n’apparaît pas comme
une récupération littéraire ultérieure d’une musique « absolue », ni le programme comme
ajout extérieur, mais comme souvenir d’un logos que la musique, pour être entièrement
elle-même, devrait toujours comprendre en son sein.)
14 D’après Arnold Schering (qui défendait l’ancienne conception encore au XXe siècle, ce qui
explique d’ailleurs son désir de retrouver dans les œuvres instrumentales de Beethoven
des « programmes muets »), ce n’est qu’autour de 1800 que pénètre dans la conscience
musicale européenne « le spectre fatal – source de graves conflits – du dualisme de la
musique “appliquée” et de la musique “absolue”. On ne connaît plus désormais, comme
les anciens, une seule idée indivisible de la musique, mais deux, et l’on se disputera
bientôt sur leur rang et leur priorité historique, comme sur les concepts, les limitations et
le système qui les définissent »13. Il ne saurait être question d’un règne incontesté de
l’idée de musique absolue. Malgré Haydn et Beethoven, on trouve encore au XIXe siècle
chez certains philosophes une méfiance vis-à-vis d’une musique instrumentale émancipée
du langage, chez Hegel par exemple, et plus tard chez Gervinus, Heinrich Bellermann et
Eduard Grell. On se défiait de « l’artificialité » de la musique instrumentale s’éloignant du

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« naturel », ou de « l’absence de concept » comme étant contraire à la « raison ». Le


préjugé traditionnel, selon lequel la musique doit s’adosser au langage des mots pour ne
pas dégénérer en un bruit agréable qui ne touche ni le cœur ni l’esprit, ou bien devenir
quelque langage fantomatique et impénétrable, avait des racines profondes. Quand on ne
condamnait pas la musique « absolue » (une musique refusant la Tonmalerei, la peinture
par les sons, et qui ne se comprenait pas non plus comme le « langage du cœur »), on se
réfugiait dans une herméneutique imposant à « l’art musical pur, absolu », précisément
ce dont elle voulait se séparer : des programmes, des caractérisations. Si au XVIII e siècle,
la musique instrumentale était pour le sens commun esthétique un « bruit agréable » en
dessous du langage, la métaphysique romantique de l’art en fit un langage situé au-dessus
du langage. Mais la pulsion qui tendait à l’attirer vers la sphère moyenne du langage parlé
s’avérait irrépressible.
15 Pourtant, l’idée de musique absolue – peu à peu et en surmontant toutes sortes de
résistances – est devenue le paradigme esthétique de la culture musicale allemande du
XIXe siècle. Même si on ne peut parler d’une prédominance extérieure de la musique
instrumentale dans l’ère romantique et postromantique quand on regarde le répertoire
joué et les catalogues des œuvres (car le fait que, hormis les opéras et quelques oratorios
et lieder, c’est surtout la musique instrumentale qui a perduré ne doit pas nous cacher le
poids écrasant du domaine vocal à l’époque), il est incontestable que la conception
musicale a été marquée à cette époque de plus en plus fortement par l’esthétique de la
musique absolue. Même quand les adversaires de Hanslick parlèrent du texte dans la
musique vocale comme d’un élément « extra-musical », le combat contre le
« formalisme » était perdu d’avance : Hanslick avait déjà remporté la victoire à travers le
vocabulaire même dont on s’armait contre lui ! (L’évolution vers une prédominance de
« l’art musical pur, absolu » comme paradigme de la pensée n’est pas du tout liée d’abord,
comme au XXe siècle, à la décadence de la culture littéraire. Cette conception, comme on
le montrera plus loin, était au contraire, dans la première moitié du siècle, fonction d’une
esthétique dont la catégorie centrale fut celle du « poétique » - essence non du
« littéraire » mais d’une substance commune aux différents arts. Et quand la musique,
dans l’esthétique de Schopenhauer, Wagner et Nietzsche, donc dans les esthétiques
dominantes de la seconde moitié du siècle, est considérée comme l’expression de
« l’essence » des choses, alors que le langage n’en saisit que « l’apparence », on assiste là
au triomphe de l’idée de la musique absolue à l’intérieur même de la doctrine du drame
musical - ce qui ne signifie aucunement d’ailleurs que l’on pourrait négliger la poésie
parce qu’elle serait un simple tremplin de la musique.)
16 Le modèle qui permit autour de 1800 le développement d’une théorie de la musique
absolue était celui de la symphonie : on le trouve dans le Traité psychologique de la musique
instrumentale actuelle de Wackenroder, dans l’article « Symphonien » de Tieck ou, chez
E.T.A. Hoffmann, dans cette esquisse d’une métaphysique romantique de la musique qui
forme l’introduction à son analyse de la Cinquième Symphonie de Beethoven. Quand Daniel
Schubart loue dès 1791 une pièce instrumentale en des termes qui rappellent l’éloge
dithyrambique que Hoffmann faisait de Beethoven, c’est encore une symphonie qui
l’enflamme, fût-elle seulement de Christian Cannabich : « Ce n’est pas un simple tumulte
de sons (…), c’est un tout musical, dont les parties, comme des exhalaisons d’âmes,
forment à nouveau un tout. » Pour l’instant, il n’est pas question encore de la musique de
chambre ; comme Gottfried Wilhelm Fink l’écrira encore en 1838 dans l’Encyclopédie de

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toutes les sciences musicales de Gustav Schilling, « la symphonie est considérée comme le
summum de la musique instrumentale »14.
17 D’autre part, son interprétation de la symphonie comme « langage d’un monde
fantomatique », comme « sanscrit mystérieux » ou « hiéroglyphes » n’était pas la seule
tentative de comprendre l’essence de la musique instrumentale absolue, privée d’objet et
de concepts. Quand Paul Bekker déclare en 1918, à un moment de grande exaltation
républicaine, que la symphonie traduit le désir des compositeurs de « parler aux masses à
travers la musique instrumentale »15, il reprend, sans le savoir probablement, une
interprétation datant de l’époque classique. Dans le Dictionnaire musical de Heinrich
Christoph Koch, on peut lire déjà en 1802, donc avant la composition de l’Héroïque :
« Parce que la musique instrumentale n’est rien d’autre que l’imitation du chant, la
symphonie est l’équivalent du chœur et a donc pour fonction, comme le chœur,
d’exprimer le sentiment de toute une foule »16. Au contraire des Romantiques, qui
découvraient dans la musique instrumentale la « véritable » musique, Koch, philosophe
musical de l’ère classique, s’en tient à la conception plus ancienne de l’instrumental
comme « abstraction » de la musique vocale – et non de celle-ci comme musique
instrumentale « appliquée ». (On lit en 1800 dans l’Allgemeine musikalische Zeitung que Carl
Philipp Emanuel Bach aurait démontré que « la musique pure n’est pas simplement la
coque vide d’une musique appliquée ou abstraite de celle-ci ».)
18 Le mot célèbre de E.T.A. Hoffmann selon lequel la symphonie est « devenue pour ainsi
dire l’opéra des instruments », encore cité par Fink en 1838, semble au premier regard
exprimer la même chose que la caractérisation de Koch17. Mais ce serait mal l’interpréter
si l’on en concluait que Hoffmann, en 1809, un an avant sa critique de la Cinquième
Symphonie de Beethoven, aurait été persuadé qu’il fallait rapporter les formes
instrumentales à des modèles vocaux pour les comprendre d’un point de vue esthétique.
Hoffmann veut dire plutôt que, d’une part, le rang de la symphonie dans le domaine
instrumental est l’équivalent de celui de l’opéra dans la musique vocale, et suggère,
d’autre part, que la symphonie ressemble à un « drame musical »18. Cette conception d’un
drame confié aux instruments remonte à Wackenroder et Tieck19, dont Hoffmann semble
prolonger les Fantaisies sur l’art. Il vise par là la multiplicité ou, comme dit Tieck, la « belle
confusion » des caractères musicaux à l’intérieur d’un mouvement symphonique. Mais le
chaos des affects, auquel Christian Gottfried Kôrner opposait l’exigence d’une unité de
l’ethos, est un simple phénomène de surface. Comme dit Hoffmann, que se présente au
regard superficiel un « manque total d’unité véritable et de relation profonde », mais
qu’un « regard plus perspicace y voit un bel arbre, bourgeons et feuilles, fleurs et fruits
nés d’un germe unique »20, c’est là la caractéristique commune de la symphonie
beethovénienne et du théâtre de Shakespeare, donc du prototype même du drame pour
les Romantiques. La définition du drame instrumental est par conséquent une analogie
esthétique mettant en lumière, à travers le souvenir de Shakespeare, la « haute
conscience » qui est à l’œuvre derrière l’apparent désordre de la symphonie.
19 La formule de « l’opéra instrumental » a été reprise avec quelque réticence en 1838 par
Fink et modifiée, ou plutôt précisée, comme il le dit lui-même. « La grande symphonie est
comparable à une nouvelle sentimentale à caractère dramatique » ; elle est « une histoire
développée à partir de données psychologiques, racontée avec des sons, exposée comme
un drame, représentant l’état des sentiments d’une foule qui, stimulée par un sentiment
principal, l’exprime comme dans une représentation populaire, individuellement, à
travers chacun des instruments saisi et emporté par le collectif. »21 Le modèle de cette

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description éclectique, combinant pêle-mêle le lyrique, l’épique et le dramatique, est


manifestement l’Héroïque de Beethoven. La même œuvre inspira en 1859 à Adolf Bernhard
Marx sa théorie de la « musique idéale ». (En forçant un peu, on pourrait affirmer que
l’exégèse « poético « -romantique se réfère à la Cinquième Symphonie de Beethoven,
l’exégèse « caractérisante » et néo-hégélienne à la Troisième Symphonie , et celle
« programmatique » et « néo-allemande » à la Neuvième Symphonie.) Selon Marx, l’Héroïque
est l’œuvre « où l’art musical quitte pour la première fois, avec une œuvre indépendante
et sans le soutien de la parole poétique ou d’une action scénique, la sphère du jeu créatif,
ainsi que des affects et des sentiments indéterminés, pour entrer dans celle d’une
conscience plus claire et plus déterminée, où elle devient adulte et s’assied dans le cercle
de ses sœurs »22. (L’égalité de la musique, de la peinture et de la poésie sera également
une idée maîtresse de la défense lisztienne de la musique à programme.) Le simple « jeu
avec les sons » représente pour Marx (dont la construction esthétique et historique, qui
sous-tend son interprétation de Beethoven, repose sur le schéma tripartite de la
« psychologie des possibles » (Vermögenspsychologie), divisant les forces de l’âme en sens,
sentiment et esprit) un premier état, primitif, et l’expression « des affects et des
sentiments indéterminés », un second, supérieur, mais qu’il faudra pareillement dépasser.
C’est uniquement en passant de la « sphère du sentiment » vers celle de « l’idée » que la
musique atteint le but assigné depuis toujours à son histoire. « Ce fut là l’œuvre de
Beethoven. »23 Dans l’Héroïque s’accomplit l’histoire de la musique. Mais une « idée », qui
seule élève la symphonie, comme « éclat de son apparence extérieure », vers la dignité
emphatique d’œuvre d’art, n’est rien d’autre selon Marx qu’une « image vivante se
développant en une évolution psychologique naturelle et nécessaire »24. Fidèle en cela à
l’esprit des Jeunes Hégéliens, Marx ramène en somme sur terre la métaphysique
romantique.
20 L’expression « image vivante », qui revient dans l’Esthétique de Friedrich Theodor Vischer
pour caractériser la symphonie25, apparaît comme le mot-clef d’une théorie de la
symphonie qui voudrait s’opposer à une « poétique » de la musique absolue. Tout d’abord,
Marx affadit le concept d’une musique « absolue », « détachée » de fonctions, de textes
puis finalement même des affects (conception qui parut inadaptée à l’interprétation de
Beethoven aussi bien aux Jeunes Hégéliens qu’aux Néo-allemands), pour en faire la
représentation, « strictement formelle », de la musique réduite à l’élément extérieur qui
s’adresse aux sens, et où l’on croyait reconnaître – par une étrange projection sur
l’Histoire de la « psychologie des possibles » – un premier stade dans l’évolution de la
musique. En second lieu, Marx récupère ce qui relève de l’Esprit, que la métaphysique
romantique de la musique instrumentale trouvait donc exprimé dans « l’art musical pur,
absolu » comme « pressentiment de l’infini », au profit de la musique « caractéristique »,
et plus tard chez Brendel même au profit de la musique « programmatique » ; on voyait là
un progrès allant de l’expression de sentiments « indéterminés » vers la représentation
d’idées « déterminées ». (L’esthétique de Marx s’inscrit sans nul doute dans une tradition
authentique : la tendance vers la « représentation des caractères » au sens de Christian
Gottfried Körner, qui forme l’un des traits fondamentaux de la symphonie classique, chez
Beethoven aussi bien que chez Haydn.) Au lieu de chercher l’essence de la symphonie
dans un vague caractère « poétique », Marx le vit dans le « caractéristique » bien délimité,
et Brendel, ensuite, dans le « programmatique ». (La métaphysique de la musique
instrumentale, qui semblait morte et enterrée autour de 1850, allait pourtant resurgir
bientôt à travers la renaissance même de Schopenhauer, célébrée par Wagner puis par
Nietzsche.)

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21 Si ce n’est pas le quatuor à cordes, essence de la musique de chambre, mais la symphonie


qui fournit l’exemple suscitant les développements théoriques de l’idée de musique
absolue, cela est dû moins à sa nature même qu’à la forme que prenait la réflexion
esthétique, c’est-à-dire à travers la critique d’un genre public, la symphonie, et non de la
musique de chambre, située davantage dans l’ombre d’une pratique domestique de la
musique. Bien que Beethoven, fût-ce de manière hésitante, cherchât dès le début du siècle
un espace public pour le quatuor à cordes (et dans l’opus 59, ce nouveau caractère social
se trouve en somme lui-même intégré dans la musique, alors que le Quartette serioso opus
95 n’était pas à l’origine destiné au public), Schumann écrira encore en 1838 dans son
Zweiter Quartettmorgen, à propos d’une œuvre de Karl Gottlieb Reißiger, qu’il s’agissait
d’un « quatuor à écouter à la lueur des chandelles, au milieu de belles femmes » – donc
d’une pièce de salon – « alors que les véritables beethovéniens ferment la porte,
savourant et se délectant de chaque mesure »26. Dans les années 1830, les
« beethovéniens » ne sont pas seulement des amateurs de Beethoven, mais ceux qui
admirent aussi et avant tout ses œuvres tardives. Pourtant, ce caractère ésotérique que
prenait le quatuor quand il représentait l’essence « pure, absolue de l’art musical », au
lieu de tendre comme la pièce de Reiβiger vers la musique de salon, empêchait que l’on
attache généralement l’idée de la musique absolue, qui venait plutôt des littéraires que
des musiciens, à un genre que tout y prédestinait pourtant selon des critères internes. Ce
que Carl Maria von Weber écrit des quatuors de Friedrich Ernst Fesca est là aussi
significatif : par le choix du genre, ce compositeur prouve déjà « qu’on peut le compter au
nombre des quelques-uns qui, en ces temps nourris de ce qui est superficiel, prennent au
sérieux l’étude de l’essence intime de l’art »27. Et il est dit d’autre part du « style-
quatuor » qu’il relève en somme « du cercle social, domestique et sérieux »28. En d’autres
termes, « l’essence intime » de l’art se révèle là où l’on se coupe du monde et du domaine
public.
22 Ferdinand Hand (dont l’Esthétique de l’Art musical revët quelque importance historique
parce qu’elle représente, sans briller par l’exigence philosophique ni des considérations
originales, la « conscience moyenne » de l’homme cultivé vers 1840), tout en voyant
toujours dans la symphonie « le point culminant de la musique instrumentale »29, salue le
quatuor à cordes comme « fleur de la musique nouvelle, car il représente le plus pur
résultat de l’harmonie. (…) Celui qui a pénétré l’essence et l’efficacité de l’harmonie
estimera que la réflexion de Weber, selon laquelle elle représente ce qui pense dans la
musique, est justifiée, et il reconnaîtra d’autre part la totalité de l’activité de l’esprit
qu’implique une telle œuvre de la part de l’artiste et de l’auditeur »30. (Il faut comprendre
ici l’harmonie comme le synonyme de l’écriture savante dans la musique.) À ce moment,
la symphonie, le « drame » des instruments, apparaît encore comme le genre suprême de
la musique instrumentale (de même que le drame l’est pour l’art poétique au XIXe siècle).
Mais si le quatuor représente bien « ce qui pense dans la musique », il devait peu à peu
devenir l’essence même de la musique absolue, dans la mesure où l’on accentuait, plutôt
que l’élément métaphysique, le pressentiment de l’absolu, aspect spécifiquement
esthétique – l’idée que la forme en musique est l’esprit même, et l’esprit la forme. Selon
Karl Köstlin, qui a écrit pour l’Esthétique de l’art musical de Friedrich Theodor Vischer les
parties traitant spécifiquement de théorie musicale, le quatuor à cordes « est une
musique de la pensée dans l’art pur » : « Les deux aspects, formel et matériel » (c’est-à-
dire le côté « savant » et le « caractère fantomatique » des sons) « s’unissent finalement
en un seul et même résultat » ; le quatuor à cordes « est la musique la plus proche de

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l’esprit, non dans un sens éthique, mais au sens d’une pensée comme opposée à la
plénitude sensuelle d’une vie naturaliste ; elle nous arrache au bruit de la vie pour nous
conduire vers le royaume silencieux de l’idéal » (voilà la métaphysique du début du siècle
qui s’affadit en fiction consolatrice), « vers le monde de l’esprit, au-delà des sens, replié
dans la vie cachée des sentiments qu’il se représente à lui-même. Il réalise ce versant
idéal de la musique de chambre, musique de la pensée dans l’art pur, même si elle nous
fait bientôt désirer à nouveau la réalité pleine de musiques plus naturalistes et plus
riches »31. Dans ce concept de « l’art pur » tel que l’emploie Köstlin, une signification plus
ancienne – l’art comme résultat d’un aspect technique et artificiel, d’une écriture savante
et pure – acquiert un sens nouveau : l’aspect « artistique », au sens d’une essence
esthétique de la musique. L’histoire du mot reflète ainsi un changement social et un
changement d’idées : « l’art pur » au sens formel, dont on avait toujours crédité le
quatuor, fut accepté dans les années 1850 (le traité Du beau musical de Hanslick date de
1854) comme « l’art pur » au sens esthétique, incarnation pure en musique de « l’éclat
sensible de l’idée » dont parlait Hegel.
23 Si Hanslick met ainsi une sourdine à la métaphysique romantique de la musique
instrumentale, afin d’en déduire l’esthétique de ce qui est spécifiquement musical, tout
en postulant que la forme, en musique, c’est l’esprit, le quatuor, qui est « purement
formel », acquiert alors une chance d’apparaître comme le paradigme de « l’art musical
pur, absolu ». Mais cela ne veut pas dire que tout élément métaphysique aurait disparu de
l’idée de musique absolue : il réapparaît dans les années 1860 à travers la renaissance de
Schopenhauer mise en œuvre par Wagner. Et dans les derniers quatuors à cordes de
Beethoven, qui pénétraient alors (en particulier grâce aux frères Müller) dans la culture
musicale générale, le moment artificiel et ésotérique ne peut plus être séparé du moment
métaphysique et plein de pressentiment. Pour Nietzsche, ces quatuors représentent ainsi
l’incarnation la plus pure de la musique absolue : « Au moment des plus hautes
révélations musicales, nous ressentons même involontairement la grossièreté de toute
image ou de tout affect que l’on pourrait évoquer par souci d’analogie : les derniers
quatuors de Beethoven par exemple font absolument honte à ce genre de comparaisons et
même à tout le domaine de la réalité empirique. Le symbole, au regard du dieu suprême
qui se manifeste » – c’est-à-dire Dionysos – « n’a plus aucune signification : il apparaît
même à présent comme un ajout extérieur insultant »32. Ainsi, vers 1870, les quatuors de
Beethoven apparaissaient comme le paradigme de l’idée de la musique absolue, née vers
1800 comme une théorie de la symphonie - l’idée que la musique devenait justement la
manifestation de « l’absolu » en rejetant, en « dissolvant » toute représentation et tout
affect.

NOTES
1. Hanns EISLER, Musik und Politik, Leipzig, 1973, p. 222.
2. Jules COMBARIEU , « L’influence de la musique allemande sur la musique française », dans :
Jahrbuch Peters II, 1895.

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3. Arnold SCHERLNG , « Kritik des romantischen Musikbegriffs », dans : Vom musikalischen


Kunstwerk, Leipzig, 1951, p. 104.
4. Johann Georg SULZER , Allgemeine Théorie der schonen Künste, Leipzig, 19793 (2 e édition). Reprint :
Hildesheim, 1967, vol. III, pp. 431 sqq.
5. Karl Philipp MORITZ, Schrifien zur Ästhetik und Poetik, H. J. Schrimpf (éd.), Tübingen, 1962, p. 3.
6. Ibid., p. 4.
7. Ibid., p. 5.
8. Johann MATTHESON , Der vollkommene Capellmeister, Hambourg, 1739 (réédition Kassel, 1954), p.
82.
9. Ibid., p. 208.
10. Wilhelm Heinrich WACKENRODER, Werke und Briefe, Heidelberg, 1967, p. 245.
11. Klaus KROPFINGER , « Der musikalische Strukturbegriff bei E.T.A. Hoffmann », dans : Berichtüber
den internationalen musikwissenschaftlichen Kongreá Bonn 1970, Kassel, 1973, p. 480.
12. E.T.A. HOFFMANN , Schrifien zur Musik, F. SCHNAPP (éd.), Munich, 1963, p. 34. Traduction française
par Brigitte Hébert et Alain Montandon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985, p. 38 (traduction
légèrement modifiée).
13. Arnold SCHERING, op. cit., p. 90.
14. Gustav SCHILLING , Encyclopädie der gesammten musikalischen Wissenschaften, Stuttgart, 1838
(réédition Hildesheim 1974), vol. VI, p. 547.
15. Paul BEKKER, Die Sinfonie von Beethoven bis Mahler, Berlin, 1918, p. 12.
16. Heinrich Christoph KOCH, Musikalisches Lexikon, Francfort-s/Main, 1802 (réédition Hildesheim,
1964), p. 1386.
17. HOFFMANN, p. 19. Traduction française, p. 28.
18. Ibid., p. 24. Traduction française, p. 31.
19. WACKENRODER, op. cit., pp. 226 et 255.
20. HOFFMANN, op. cit., p. 37. Traduction française, p. 40.
21. SCHILLING, op. cit., p. 548.
22. Adolf Bernhard MARX, Ludwig van Beethoven, Berlin, 4/1884, vol. 1, p. 271.
23. Ibid., p. 275.
24. Ibid., p. 274.
25. Friedrich Theodor VISCHER , Ästhetik oder Wissenschaft des Schönen, Munich, 2/1923, vol. v, p.
381.
26. Robert SCHUMANN, Gesammelte Schriften über Musik und Musiker, M. KREISIG (éd.), Leipzig, 1914, p.
338.
27. Carl Maria von WEBER, Sämtliche Schriften, G. KAISER (éd.), Berlin, 1908, p. 337.
28. Ibid., p. 339.
29. Ferdinand HAND, Ästhetik der Tonkunst, vol. II, Iéna, 1841, p. 405.
30. Ibid., p. 386.
31. VISCHER, op. cit., pp. 338 sqq.
32. Friedrich NIETZSCHE , « Über Musik und Wort », dans : Sprache, Dichtung, Musik, J. KNAUS (éd.),
Tübingen, 1973, p. 25.

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II. Détours terminologiques

1 L’histoire du terme est bien curieuse. L’expression « musique absolue » n’a pas été forgée
par Edouard Hanslick, comme on le dit toujours, mais par Richard Wagner, et la
dialectique retorse qui se cache dans l’esthétique de Wagner derrière une façade de
formules apologétiques ou polémiques marquera son évolution jusqu’au XXe siècle.
2 Dans le « Programme » expliquant la Neuvième Symphonie de Beethoven, réalisé en 1846 à
partir de citations tirées de Faust et de développements esthétiques, Wagner écrit à
propos du récitatif instrumental du quatrième mouvement qu’en « dépassant toutes les
bornes de la musique absolue, insistant comme d’une voix forte et émue pour décider les
autres instruments, il s’oppose à eux, et finit même par devenir un thème de chant »1.
Cette « décision » dont parle Wagner, c’est le passage d’une musique instrumentale
« indéterminée », sans objet, vers une musique vocale objectivement « déterminée ».
Wagner assigne à la musique instrumentale pure une « expression infinie et indécise » ;
dans une note, il cite Ludwig Tieck, qui perçoit « du plus profond abîme » des symphonies
« le désir insatiable s’égarant hors de soi et revenant à soi »2. La théorie de la musique
instrumentale qui constitue pour Wagner le point de départ quand il aborde la musique
absolue est donc la métaphysique du Romantisme. Pourtant, « l’expression infinie et
indécise » ne devait plus constituer le langage d’un royaume d’esprits, mais être changée
en une expression finie et déterminée - être en somme ramenée sur terre. « Ce qui est
premier, le début et le fondement de tout ce qui existe et de tout ce que l’on peut penser,
c’est l’être réel et sensible. »3
3 Mais l’esthétique de Wagner est traversée de ruptures. La contradiction que trahissent les
termes qu’il emploie, contradiction consistant à parler de limites, de « barrières » de la
musique absolue alors qu’il dit par ailleurs qu’elle exprime « l’infini », voilà qui indique
un jugement lui-même paradoxal. Dans l’introduction à son « programme », Wagner
souligne que les citations de Goethe ne cernent pas la « signification » de la Neuvième
Symphonie, mais provoquent seulement un « état d’âme » analogue ; car une
herméneutique consciente de ses limites devait reconnaître « que l’essence de la musique
instrumentale élevée consiste en particulier à dire à travers les sons ce que les mots ne
peuvent dire »4. Il n’y a pas de contradiction apparente dans l’argumentation : on peut
ressentir les programmes comme insuffisants - comme n’atteignant pas « l’essence de la
musique instrumentale élevée » - et louer cependant le passage de l’instrumental au vocal
comme « rédemption » du « son » par le « mot ». Mais en revanche, si l’indétermination

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de la musique instrumentale est tout d’abord élevée vers l’expression de « l’indicible »


inaccessible aux mots (ce qui signifie, selon le topos de l’ineffable, quelque chose de
« supérieur ») pour être qualifiée ensuite d’« indécise » et tendant vers une « décision », il
ne faut entendre là un changement d’accentuation et d’évaluation. La musique
« audacieuse et sans paroles », pour citer Wackenroder, est de nouveau placée en dessous
du langage, comme au début du XVIIIe siècle.
4 Quelques années plus tard, dans L’Œuvre d’art de l’avenir (1849) et dans Opéra et drame
(1851), l’expression « musique absolue », encore rare et discrète dans le « Programme »,
devient avec tout son champ sémantique (« musique instrumentale absolue », « langage
absolu des sons », « mélodie absolue » et « harmonie absolue ») le centre d’une
construction historico-philosophique et historico-mythologique qui culmine dans le
drame musical. Wagner nomme « absolus » (avec une accentuation polémique) tous les
« arts partiels » arrachés à « l’œuvre d’art totale ». (« Le drame muet absolu » est la
pantomime émancipée du drame5). La coloration du mot « absolu » a changé, et
visiblement, comme l’a analysé Klaus Kropfinger, sous l’influence de la philosophie de
Ludwig Feuerbach6. La « musique absolue » est pour Wagner une musique « détachée »
des racines du chant et de la danse et donc mal abstraite. Attendant du drame musical
une renaissance de la tragédie grecque, Wagner se tourna vers le paradigme esthétique
des « origines antiques », dont la métaphysique romantique de la musique instrumentale
s’était violemment séparée à la fin du XVIIIe siècle. Pour être véritablement musique au
sens plein du terme, l’harmonia doit rester liée au rhythmos et au logos, c’est-à-dire au
mouvement ordonné et au langage. Cela signifie pour Wagner que la musique produit
dans le drame musical un effet conjointement avec l’action scénique - en tant que
mouvement incarné - et le texte poétique, atteignant ainsi seulement un
accomplissement interdit à la musique absolue. « L’œuvre d’art totale », c’est, à la limite,
la « véritable musique » ; la musique « absolue », en revanche, détachée de son origine et
de sa justification par le langage et l’action, en est un mode déficient.
5 Mais le désir de restaurer « la vérité ancienne » (d’où allaient naître comme chez
Monteverdi et Gluck des conséquences révolutionnaires) ne signifie aucunement un refus
de la tradition récente. Wagner, en 1846, dans son « Programme » pour la Neuvième
Symphonie, s’appuie sur la métaphysique romantique de la symphonie, tout en essayant de
la dépasser (en s’étayant sur le finale avec chœurs) : la conception de Wackenroder, Tieck
et E.T.A. Hoffmann n’est toutefois pas effacée, mais « suspendue » (aufgehoben) dans les
écrits réformateurs de Wagner autour de 1800, - des écrits qui ajoutent à une telle
conception le terme « musique absolue ».
6 L’Œuvre d’art de l’avenir est dédié à Ludwig Feuerbach, dont Wagner reprend ou parodie le
titre Principes de la philosophie de l’avenir. Sa réflexion sur la « musique absolue » de
Beethoven représente le pendant exact de celle de Feuerbach sur la « philosophie
absolue »7. Cette « philosophie absolue », c’est la pensée spéculative de Hegel, déformée
par la polémique d’un philosophe aux tendances anthroposophes, qui voulait faire
descendre ou faire redescendre la philosophie d’une métaphysique absconse vers
l’existence empirique des hommes. La « philosophie absolue » est une philosophie de
« l’absolu », interprétée ou dénoncée comme détachée - dans un autre sens encore - de
ses racines terrestres et humaines. Il s’agit de faire apparaître la prétention métaphysique
comme une fiction ; le double sens du mot « absolu » fonctionne dans la langue même
comme un embrayeur de la polémique contre Hegel. Le contenu métaphysico-religieux
saisi par le concept hégélien ne fut cependant pas simplement nié par Feuerbach ou

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déclaré nul et non avenu, mais se trouva en somme restitué à l’homme vivant comme son
héritage propre, qu’une dogmatique théologique ou philosophique lui aurait « aliéné ». La
tradition toute récente, celle de la métaphysique, est donc, comme dans la théorie
wagnérienne de la musique instrumentale, « suspendue » – conservée mais transformée
et par cela même véritablement restituée à elle-même.
7 Pour Wagner, c’est le style de l’opéra rossinien qui est « mélodie absolue », musique aux
racines qui flottent dans l’air. Si Heinrich Heine avait compris la musique de Rossini
comme expression de l’esprit ou de l’absence d’esprit de l’époque de la Restauration,
Wagner établit un parallèle caustique entre la « monarchie absolue », l’État de
Metternich, et la « mélodie absolue »8. Et pour rendre méprisable l’air d’opéra « détaché
de toute base poético-langagière », il ne recule pas même devant des paroles insultantes -
« pacotille à la mode, sans âme ni vie », « répugnant », « indescriptiblement écœurant » 9.
8 Le concept de musique absolue comprend donc, hormis la musique instrumentale,
également une musique vocale détachée de sa « base poétique-langagière », flottant au-
dessus du langage. Et d’autre part, la musique instrumentale, aussi longtemps qu’elle
reste marquée par la danse, n’est pas absolue au sens restreint. (Il est vrai que la
terminologie de Wagner n’est pas tout à fait cohérente et ne pouvait guère l’être, puisque
« musique absolue » est un terme global, négatif, destiné à s’opposer au « drame
musical » : la musique instrumentale est « absolue » en tant qu’elle est « détachée » de la
danse, mais aussi quand la danse, dont elle conserve la forme, est « arrachée » du drame
musical.)
9 La « musique instrumentale absolue », telle que Wagner la comprend, est au sens strict
une musique qui « n’est plus » déterminée par la danse et « pas encore » par le langage et
l’action scénique. La « nostalgie infinie » que les symphonies de Beethoven expriment
selon E.T.A. Hoffmann apparaît à Wagner comme la conscience ou le sentiment d’un état
intermédiaire malheureux, où l’origine instrumentale s’est perdue et où le but futur n’est
pas encore atteint. Wagner ne reniait donc aucunement la métaphysique romantique de
la symphonie, mais en modifia l’interprétation, faisant d’un aboutissement de l’histoire
de la musique une simple antithèse, l’état intermédiaire d’un processus dialectique. Elle
devient dès lors aussi inévitable que provisoire. « Après Haydn et Mozart, c’est Beethoven
qui pouvait et devait venir ; le génie de la musique l’exigeait impérativement, et sans se
faire attendre, il vint ; mais qui sera après Beethoven ce que celui-ci a été après Haydn et
Mozart dans le domaine de la musique absolue ? Le plus grand génie ne pourrait rien faire
dans ce domaine, justement parce que le génie de la musique absolue n’a plus besoin de
lui. »10
10 D’après Wagner, Beethoven dépassa cependant « dans la seconde partie de son œuvre »,
c’est-à-dire après l’Héroïque11 « l’absolu musical », en tentant de transformer
« l’expression infinie et indécise » à laquelle la musique instrumentale pure est réduite en
expression déterminée et délimitée12. Beethoven se serait alors enfermé dans une aporie,
en découvrant, à la recherche d’un but faux et impossible à atteindre (exiger de la
musique instrumentale pure une expression individualisée, objectivement déterminable),
des moyens musicaux qui plus tard allaient permettre d’atteindre le but véritable de
l’histoire de la musique : une musique vocale qui n’accompagnait ou n’illustrait pas
seulement la parole, mais la « réalisait pour le sentiment ». « L’erreur » de Beethoven,
comme dit Wagner, fut du point de vue de la dialectique historique la condition qui
rendait possible le drame musical.

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11 À l’intérieur de cette construction historique wagnérienne, si on la prend au mot, la


musique instrumentale absolue, expression d’une « nostalgie infinie », semble réduite à
un élément amené à disparaître. La musique symphonique plus ancienne (et même
encore la Septième Symphonie de Beethoven qui est « apothéose de la danse ») n’est pas
totalement « détachée » de la danse en tant que racine de l’instrumental ; d’autre part, l’
Héroïque et la Cinquième Symphonie , qui s’avancent en tâtonnant vers une expression
individualisée et objectivement déterminée (sans toutefois l’atteindre), dépassent déjà de
nouveau cet « absolu musical » ; le finale de la Neuvième Symphonie marque enfin
pleinement la « rédemption » du « son par le mot ». La musique instrumentale absolue est
donc moins un genre bien défini que le moment dialectique d’une évolution historique
qui se dirige vers le drame musical comme renaissance de la tragédie.
12 Que la musique instrumentale absolue, comprise comme expression de « l’infini », ne
puisse guère s’incarner purement dans la réalité historique telle que la voyait Wagner, ne
l’empêcha pas de reprendre à son compte l’idée de E.T.A. Hoffmann selon laquelle la
symphonie exprime à travers les sons l’esprit de l’époque moderne, chrétienne - fût-ce
avec une coloration philosophique étrangère à Hoffmann : le paganisme dont Wagner se
réclamait en tant que partisan de Feuerbach lui permettait de parler de la musique
chrétienne comme d’un moment dépassé dans la dialectique de l’histoire de la musique.
13 « Nous ne pouvons pas encore, lit-on dans L’Œuvre d’art de l’avenir , abandonner cette
image de la mer pour dire l’essence de l’art musical. Si le rythme et la mélodie » – la
musique dépendante de la danse et du langage - « sont les rivages où la musique saisit et
aborde en les fécondant les deux continents des arts qui lui sont les plus proches, » – le
concept de la danse comprenant l’action et le geste dans le drame – « le son lui-même est
son élément fluide originel ; l’étendue infinie, illimitée de ce fluide est la mer de
l’harmonie. L’œil ne reconnaît que la surface de cette mer : seule la profondeur de notre
cœur en saisit la profondeur. »13 « L’harmonie absolue »14 est magnifiée par Wagner en un
langage que rien ne distingue en somme de l’exaltation métaphysique de Tieck,
Wackenroder et E.T.A. Hoffmann, exaltation qui forme une dissonance avec le ton de
l’anthropologie de Feuerbach. « L’homme se plonge dans cette mer, pour renaître, beau et
rafraîchi, à la lumière du jour ; son cœur lui paraît merveilleusement élargi quand il
plonge le regard dans ces profondeurs recelant les possibilités les plus imprévisibles, dont
son œil ne pourra jamais saisir le fond et dont l’impénétrabilité le remplit ainsi
d’étonnement et du pressentiment de l’infini. »15 La métaphysique de « l’harmonie
absolue » n’est pas cependant le dernier mot à propos de « l’essence de l’art musical »,
mais se trouve prise à l’intérieur d’une dialectique historique qui doit aboutir au drame
musical, « rédemption » du son par le mot. Wagner file sa métaphore. « L’Hellène, quand
il traversait sa mer, ne perdait jamais de vue le rivage : c’était le courant sûr qui le portait
d’estuaire en estuaire, parmi lequel il voguait, entre les rives familières, au rythme
mélodieux des rames – ici, l’œil rivé sur la danse des nymphes de la forêt, là, l’oreille fixée
sur l’hymne divin dont les airs lui apportaient un refrain aux paroles mélodieuses et
profondes, émanant du temple sis sur les hautes montagnes »16. Dans l’Antiquité, l’
harmonía, au lieu d’être absolue, était liée au rhythmos (« la danse des nymphes de la
forêt ») et au logos (« l’hymne divin »). En revanche, la musique de l’ère chrétienne est
dans son essence « harmonie absolue », dont le concept agrège, historiquement de façon
étrange, chez Wagner comme chez E.T.A. Hoffmann, la polyphonie de Palestrina à la
musique instrumentale moderne, si inconciliables en réalité. « Le Chrétien abandonna les
rivages de la vie. – Il chercha une mer plus large et plus illimitée, pour se retrouver seul et

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sans limites sur un océan situé entre ciel et terre. »17 L’harmonie chrétienne cependant,
aussi sublime qu’elle apparaisse, doit être relayée par la mélodie d’un nouveau drame
païen : mélodie dont Beethoven a développé les moyens musicaux dans la symphonie sans
en connaître la finalité propre. (Ce qui a été atteint dans la symphonie, où s’accomplit
l’harmonie chrétienne, est « suspendu » dans le drame de l’avenir, vers lequel la
symphonie se dirigeait inconsciemment.) « Mais au sein de la nature, ce qui est démesuré
tend vers la mesure ; l’illimité se trace à lui-même ses limites (…). Si Christophe Colomb
nous a montré comment traverser l’océan et relier ainsi entre eux tous les continents de
la terre (…), le héros qui a exploré la mer illimitée et sans rivages de la musique absolue
jusqu’à ses confins, qui a conquis des terres nouvelles et insoupçonnées (…), ce héros n’est
personne d’autre que Beethoven. »18 (La comparaison avec Colomb est utilisée de
plusieurs façons. Dans L’Œuvre d’art de l’avenir, Wagner ne veut pas dire seulement que
Colomb a découvert l’Amérique – que Beethoven s’est approché dans le finale de la
Neuvième Symphonie de la « rédemption » du « son » par le « mot » ; mais dans Opéra et
drame19, il met l’accent sur le fait que Colomb a soutenu tout au long de sa vie que
l’Amérique était l’Inde – et que Beethoven, pareillement, a pu développer les moyens
musicaux qu’il avait découverts – appartenant en vérité à ce langage fait de paroles et de
sons qui permettra le drame musical – uniquement parce qu’il les considérait à tort
comme les moyens d’une expression individualisée et objectivement déterminée.)
14 La dialectique historique qui tend vers le drame musical ne représente pas cependant, et
quoiqu’elle soit fortement articulée, toute l’esthétique de Wagner. Ce qu’exprime
« l’image de la mer », comme le dit Wagner, c’est-à-dire « l’harmonie absolue », définit
« l’essence de l’art musical ». L’antagonisme entre une philosophie de l’histoire où la
musique absolue apparaît comme antithèse et stade intermédiaire d’un processus
dialectique, et d’autre part une ontologie qui y distingue « le pressentiment de l’infini »
touchant à l’essence des choses, demeure irréductible. Une esthétique antiquisante qui
tend à dévaluer la musique instrumentale comme un mode déficient de la musique et, à
l’opposé, une métaphysique romantique où elle représente la musique elle-même
(construction apologétique par laquelle Wagner cherchait à valoriser sa propre œuvre
comme le véritable but de l’histoire de la musique, et d’autre part cet héritage
romantique dont se nourrit l’idée même qu’il se fait de la musique) : voilà qui demeure
inconciliable.
15 La contradiction réapparaît différemment en 1857, dans la lettre ouverte À propos des
poèmes symphoniques de Franz Liszt, où Wagner emploie pour la dernière fois l’expression
« musique absolue ». « Écoutez mon credo : la musique ne pourra jamais cesser, quelle
que soit l’alliance qu’elle pourra conclure, d’être l’art suprême et rédempteur. »
(Entretemps, en 1854, Wagner a faite sienne la métaphysique de la musique de
Schopenhauer.) « Mais il est tout aussi certain que la musique ne peut être perçue que
dans des formes prises dans une relation vivante ou une expression de la vie, initialement
étrangères à la musique, mais rendues à travers elle à leur signification profonde par une
sorte de révélation de la musique latente qui gît en elles. » (Même après la conversion
schopenhauerienne, Wagner ne voulait pas sacrifier la thèse d’une dépendance de la
musique du langage et de la danse comme « motifs formels », développée dans Opéra et
drame) « Rien n’est moins absolu (au moment de son apparition dans la vie, bien entendu)
que la musique, et les défenseurs de la musique absolue ne savent pas ce qu’ils veulent
dire ; pour les confondre, il suffirait de leur demander qu’ils nous montrent une musique
indépendante de la forme que (selon un lien de causalité) elle emprunte aux mouvements

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du corps ou au vers récité. » (On voit que les ajouts entre parenthèses, si l’on part d’une
distinction entre la genèse d’une chose et sa valeur, sont presque des rétractations :
même si la musique a besoin pour exister d’un motif formel extra-musical, elle est
absolue par son essence.) « Nous sommes donc d’accord sur ce point et admettons que la
musique divine a dû recevoir en ce monde humain un élément qui la lie et même, nous
l’avons vu, la conditionne, pour que soient rendues possibles les conditions de son
apparition. »20 La polémique contre l’expression « musique absolue », que Edouard
Hanslick avait reprise entre-temps (en 1854), ne doit pas nous tromper sur l’affinité
latente de Wagner avec l’idée de la musique absolue. Que la musique ait besoin,
empiriquement, « dans ce monde humain », d’une forme qui la fonde afin qu’elle puisse
s’incarner, n’exclut pas, d’un point de vue métaphysique, qu’en tant que « musique
divine » elle exprime « l’essence intime du monde », pour parler comme Schopenhauer.
« Conditionnée » empiriquement, elle est métaphysiquement elle-même « condition ». Et
désigner la « mélodie orchestrale » symphonique, essence et substance du drame musical,
comme « musique absolue », c’est un pas que Wagner ne franchit pas, semble-t-il,
simplement parce qu’il s’était fixé dans Opéra et drame sur un emploi polémique du terme,
dirigé contre Rossini et Meyerbeer, ou critique et dialectique, afin de relativiser d’un
point de vue historique la symphonie beethovénienne. De plus, Hanslick avait inscrit ce
terme dans le contexte d’une théorie de ce qui est « spécifiquement musical », théorie que
Wagner devait ressentir comme une position antagoniste à la fois vis-à-vis de Feuerbach
et d’une esthétique inspirée par Schopenhauer.
16 Si Wagner parlait donc de la musique purement instrumentale de Beethoven sur le ton
dithyrambique du Romantisme, pour déclarer ensuite qu’elle n’était qu’un stade
intermédiaire à travers lequel l’esprit universel doit passer sur son chemin vers le drame
musical, Hanslick, en s’appropriant l’expression wagnérienne « art musical absolu »,
revint au contraire à la thèse de E.T.A. Hoffmann qui concevait la musique instrumentale
pure comme la musique « véritable » et comme le but de l’histoire de la musique. Mais il
ravala la métaphysique romantique de la symphonie à une esthétique de ce qui était
« spécifiquement musical », et qui se présentait - dans un esprit dégrisé par la chute de
l’Hégélianisme autour de 1850 - sous les dehors d’un empirisme sec. « Ce dont la musique
instrumentale n’est pas capable, il ne faut jamais dire que la musique pourrait le faire ;
car elle seule est l’art musical pur, absolu. »21
17 Mais il est illusoire (du moins jusqu’à un certain point) de penser que l’expression
« musique absolue » aurait entièrement perdu son aura métaphysique chez Hanslick,
pour n’exprimer rien d’autre que la prétention d’une musique sans texte, sans fonction et
sans programme à représenter la « musique véritable ». La première édition du traité Du
beau dans la musique (1854) s’achève sur un dithyrambe qui trahit la fidélité du
« formaliste » Hanslick à la métaphysique romantique de la musique instrumentale. (On
peut sentir ici l’adoucissement d’une métaphysique dont on serait « convaincu », en une
symbolique à des fins « de démonstration », quoique cela reste difficile à prouver). « Ce
contenu spirituel relie donc aussi dans l’âme de l’auditeur le beau musical à toutes les
idées belles et grandes. La musique n’opère pas seulement pour lui de manière pure et
absolue par sa beauté propre, mais en même temps comme représentation des grands
mouvements cosmiques. Par des rapports naturels profonds et secrets, la signification des
sons les dépasse infiniment eux-mêmes et nous fait toujours sentir également l’infini
dans l’œuvre produite par le talent humain. De même que les éléments musicaux, l’écho,
le son, le rythme, la force, la faiblesse se retrouvent dans tout l’univers, de même

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l’homme retrouve à nouveau dans la musique tout l’univers. »22 Sous l’influence d’une
critique de Robert Zimmermann (« Il nous paraît superflu de penser comme Hanslick que
ces pures relations sonores font apparaître encore autre chose qu’elles-mêmes, comme
par exemple le pressentiment de l’absolu. L’absolu n’est pas un rapport de sons et donc,
nous semble-t-il, n’est pas non plus musical »23), Hanslick se décida à supprimer le
paragraphe final, ainsi qu’un passage analogue au troisième chapitre, auquel
Zimmermann fait allusion dans le commentaire cité24. Mais il serait erroné de voir dans ce
renoncement l’aveu qu’il s’agissait là d’un simple ornement philosophique dont la
suppression serait sans conséquences pour l’argumentation : même un bref regard sur
l’histoire antérieure du « formalisme » en musique fait apparaître que la catégorie
centrale de Hanslick, l’idée de la forme parfaite en soi, entretenait justement des rapports
étroits avec l’interprétation de la musique comme métaphore du cosmos.
L’argumentation non dite, mais bien opérante à l’arrière-plan chez Hanslick, liant la
conception de la forme musicale à la prétention métaphysique de la musique, a été
développée en 1788 par Karl Philipp Moritz dans son traité De l’imitation du beau et en 1801
par August Wilhelm Schlegel dans ses Cours sur l’art et les Belles Lettres donnés à Berlin.
D’après Moritz, une œuvre d’art, pour autant qu’elle ne remplit aucun but extérieur -
pratique, moral, sentimental - mais existe pour elle-même, est un « tout parfait en soi »
qui, selon la formule de Schelling, « demeure dans la sublime indifférence du beau ». Mais
au fond, la seule « totalité parfaite en soi » c’est l’ensemble de la nature : l’univers. Afin
d’atteindre la perfection close sur elle-même, l’œuvre d’art doit donc apparaître comme
l’illustration et comme l’analogon de l’ensemble de la nature. « Car cette grande liaison
des choses entre elles est au fond la véritable totalité, seule et unique ; et chaque totalité
en elle, à cause de cette liaison indissoluble, ne peut être qu’imaginée » (ce qui signifie à
la fois « fictive » et « formée du dedans (informatus) par le génie ») ; « et pourtant, toute
entité imaginée, considérée comme totalité, doit se former dans notre esprit à l’image du
grand tout et selon des règles fixes et immuables, qui assurent à celui-ci un centre sur
lequel il s’appuie et le repos en lui-même »25. L’autonomie de l’art, l’indépendance de
fonctions extérieures, est donc liée par Moritz, à travers l’idée d’un tout parfait en soi, à
une conception de l’œuvre comme métaphore de l’univers.
18 Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faudrait revenir à la métaphysique de l’art de
l’époque de Goethe pour expliquer la définition de la forme chez Hanslick. Le recours à la
catégorie du tout parfait chez Moritz devrait cependant suffire pour montrer que la
digression métaphysique de Hanslick – supprimée dès la seconde édition – peut être
reliée à sa thèse centrale, selon laquelle la forme est « l’esprit se construisant depuis
l’intérieur »26, même si ce rapport n’est pas voulu par une logique contraignante, mais
plutôt par la tradition. La conception d’un « art musical absolu » recèle, même chez
Hanslick, une implication métaphysique qui pouvait être actualisée, l’implication selon
laquelle c’est précisément en tant que musique instrumentale pure, « détachée » de
fonctions, textes ou programmes, qu’elle peut apparaître comme image de « l’absolu ».
Cette conception emphatique de la forme, avec laquelle Hanslick franchit un pas décisif
pour dépasser la métaphysique romantique de la musique instrumentale, fut reprise et
affinée un demi-siècle plus tard par August Halm, puis inscrite à sa suite par Ernst Kurth
dans le concept quasi incommensurable d’une « musique absolue » qui devait son pathos
d’une part au souvenir du Romantisme, et de l’autre, à l’esthétique dominante des années
1900 (Kurth est né en 1886), à savoir celle de Nietzsche et Schopenhauer.

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19 La lettre ouverte de Wagner À propos des Poèmes symphoniques de Franz Liszt est, comme
nous l’avons dit, ambiguë en ceci que la polémique contre l’expression « musique
absolue » n’est qu’une façade rhétorique qui cache une affinité latente avec cette idée
même, transmise à Wagner par Tieck puis par Schopenhauer, lequel en avait lui-même
hérité de la métaphysique romantique. Chez Nietzsche, cette même ambiguïté apparaît
ensuite sous une autre forme au début des années 1870, à un moment où rien ne trouble
encore son amitié avec Wagner. Dans les traités publiés par Nietzsche à la gloire de
Wagner, Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (1871) et Richard Wagner à
Bayreuth (1876), il n’est pas question de « musique absolue ». Dans un fragment non
publié, De la musique et la parole, datant probablement de 1871, on lit cependant : « Que
devons-nous penser en revanche de cette énorme superstition esthétique qui veut que
Beethoven, dans le fameux quatrième mouvement de la Neuvième , aurait écrit une
confession solennelle sur les limites de la musique absolue, voire ouvert toutes grandes
les portes d’un art nouveau, où la musique serait même apte à représenter l’image et le
concept et serait donc gagnée pour “l’esprit conscient” ? »27. On ne saurait méconnaître
que cette pointe polémique est dirigée contre l’interprétation de Beethoven telle que
Wagner l’avait développée dans L’œuvre d’art de l’avenir et Opéra et Drame (même si l’objet
immédiat de la remarque de Nietzsche peut être l’éloge de Liszt, célébré par Franz
Brendel).
20 Le principe esthétique fondamental de Wagner dans Opéra et Drame définit la musique -
par une opposition polémique avec la tradition de l’opéra - comme étant fonction du
drame. « L’erreur dans le genre artistique de l’opéra consiste en ce que l’on a fait d’un
moyen d’expression (la musique) le but, et réciproquement, du but de l’expression (le
drame), le moyen. »28 C’est donc en une contradiction consciente et comme par défi que
Nietzsche parle dans son fragment de « l’étrange prétention » consistant à mettre la
musique « au service d’une série d’images et de concepts, de l’utiliser comme un moyen
pour les renforcer et les rendre plus clairs »29. (Même si c’est la théorie de Brendel qui est
ici visée, cela ne change rien au fait que l’interprétation wagnérienne, tout comme dans le
passage sur Beethoven, se trouve également concernée, ce dont le philosophe a dû se
rendre compte.) L’objection de Nietzsche signifie simplement que la musique n’est pas le
moyen du drame, mais, au contraire, que le drame est expression et parabole de la
musique : Schopenhauer aurait « très justement caractérisé le rapport du drame et de la
musique comme celui d’un exemple par rapport à une idée générale »30. Dans la musique
résonne l’essence des choses ; le drame ne ferait que reproduire leur apparence. Si
Wagner comprend surtout par « drame » l’action scénique - « non le poème dramatique,
mais le véritable drame qui se déroule devant nos yeux »31 - Nietzsche parle du théâtre
avec mépris : « Compris ainsi, l’opéra est effectivement au mieux de la bonne musique et
seulement de la musique : alors que la farce qu’on joue en même temps n’est en somme
qu’un travestissement fantastique de l’orchestre et surtout de ses principaux
instruments, les chanteurs, dont tout spectateur éclairé se détournera en riant »32.
21 Le moment de l’histoire des idées dont témoigne ce fragment de Nietzsche est
étrangement paradoxal. Le geste méprisant qui écarte le théâtre anticipe un motif central
de la critique de Wagner que Nietzsche formulera plus tard : le reproche
« d’histrionisme », le motif du « faux ». « Comme on voit, lira-t-on dans Nietzsche contre
Wagner, par cette mercuriale d’un dissident, j’ai un tempérament foncièrement
antithéâtral, j’ai pour le théâtre, l’art de masse par excellence, le mépris outrageant que
lui voue, aujourd’hui, du fond du cœur, tout artiste véritable. »33 « Nous connaissons les

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masses, nous connaissons le théâtre. »34 D’un autre côté, cette dépréciation de la part
scénique dans l’opéra – et de la parole – provient de l’esthétique de Schopenhauer, que
Nietzsche, fort de l’enthousiasme wagnérien, a adoptée, aiguisée et appliquée à Tristan,
alors que Schopenhauer l’avait développée à la plus grande gloire de Rossini – c’est-à-dire
de la « mélodie absolue », pour parler comme Wagner. Dans Le monde comme volonté et
comme représentation, il est écrit que la musique « ne dit jamais l’apparence, mais seule
l’essence intime, l’en-soi de toute apparence, la volonté elle-même. (…) De là vient que
notre imagination est si facilement excitée par elle et tente de donner forme à ce monde
fantomatique qui nous parle immédiatement, invisible et pourtant si vivement agité, en la
revêtant de chair et d’os et donc en l’incarnant dans un exemple concret. C’est là l’origine
du chant sur des paroles et finalement de l’opéra - dont le texte ne devrait par
conséquent jamais quitter cette position subordonnée pour devenir l’enjeu principal et
ravaler la musique au rang de simple moyen de son expression, ce qui est une énorme
bévue et une erreur grave »35. Ce « monde fantomatique » où Schopenhauer se sent
transporté par la musique rappelle le « Djinistan » et « l’Atlantide » de E.T.A. Hoffmann :
dans ses traits fondamentaux, l’esthétique schopenhauerienne n’est rien d’autre que la
métaphysique romantique de la musique absolue, réinterprétée philosophiquement dans
le cadre d’une métaphysique de la Volonté.
22 La musique, dit Schopenhauer dans une terminologie scolastique – et Nietzsche
reprendra cette phrase36 - « donne les universalia ante rem »37. Nietzsche en tire la
conséquence logique rigoureuse : la substance du drame musical est la « mélodie
orchestrale », la symphonie - donc la « musique absolue » comme expression de
« l’absolu », de la « volonté ». Certes, Tristan, cet opus metaphysicum, a besoin d’une action
et d’un texte, mais ceci uniquement parce que l’âme d’aucun auditeur ne pourrait
soutenir cette œuvre si elle se présentait en tant que symphonie – ce qu’elle est
essentiellement. « C’est à ces authentiques musiciens que je demande s’ils peuvent
imaginer quelqu’un qui, étant capable de percevoir le troisième acte de Tristan et Isolde,
sans s’aider du texte ni du spectacle, comme un immense mouvement symphonique, ne
suffoquerait pas sous la tension convulsive de toutes les ailes de l’âme ? » 38 Nietzsche
écoutait le drame musical comme une symphonie ; le reste est une « farce » ou un
rempart protecteur. Il appliqua donc la thèse de la musique instrumentale comme
musique « véritable », léguée par Wackenroder, Tieck et E.T.A. Hoffmann via
Schopenhauer, au drame musical wagnérien (comme Schopenhauer l’avait de son côté
appliquée aux opéras de Rossini). Il en oublia que le drame musical illustrait à l’origine le
paradigme opposé – la conviction que la musique était un composé de harmonía, rhythmos
et logos. D’un autre côté, Nietzsche devait à Tristan l’expérience musicale qui seule donnait
une signification tangible au postulat de Schopenhauer d’une musique révélant
« l’essence intime du monde », et qui autrement serait resté pour lui une spéculation
abstraite. Ce que Hoffmann, se référant à la métaphysique de Wackenroder et Tieck, avait
ressenti à l’écoute de la Cinquième Symphonie de Beethoven, se révéla à Nietzsche avec
Tristan : l’idée que la musique, en s’affranchissant justement de conditions empiriques
comme la fonction, la parole, l’action et finalement même tout sentiment et tout affect
bien concret, touchait enfin à sa destination métaphysique.
23 Nietzsche, en le prenant à la lettre, appliqua tout d’abord le terme de « musique absolue »
au détachement, à l’émancipation de la musique vis-à-vis de la parole. « Chez tous les
peuples, la musique commence en liaison avec la poésie, et bien avant qu’on ne puisse
songer à une musique absolue, elle parcourt avec elle tous les stades majeurs de son

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évolution. »39 La musique absolue, historiquement postérieure, se trouve pourtant à


l’origine d’un point de vue métaphysique. La remarque polémique sur la « superstition »
selon laquelle la Neuvième aurait montré les limites de la musique absolue, signifie « en
positif » qu’il n’y a pas de limites pour la musique absolue. Dans l’esthétique
nietzschéenne, le Tristan de Wagner est « musique absolue ».
24 Si Nietzsche, exégète du Wagner compositeur, paraît soumettre le Wagner théoricien à
une critique radicale, il régnait en vérité aux alentours de 1871 une entente quant aux
principes esthétiques, entente qui simplement ne se faisait pas jour parce que Wagner ne
voulait pas désavouer clairement les thèses fondamentales d’Opéra et Drame. Vingt ans
plus tard, il ne croyait plus depuis longtemps que la musique était ou devait être une
fonction du drame. Dans l’essai sur Beethoven de 1870, document central de sa réception
de Schopenhauer, on peut lire ceci : « La musique exprime l’essence intime du geste »
(« geste » étant une abréviation pour l’action scénique et mimée elle-même) « avec une
telle intelligibilité immédiate que nos yeux, pourvu que nous soyons entièrement emplis
par elle, en sont même affaiblis dans leur perception du geste, si bien que nous le
comprenons en définitive sans le voir »40. L’enthousiasme pour Feuerbach, qui mettait
l’accent sur l’existence bien réelle de l’homme – et donc l’action visible dans le drame –
s’est mué en une défense de Schopenhauer, où la « mélodie orchestrale » est perçue
comme « l’essence intime » de l’action dans le drame musical. Le programme esthétique
et dramaturgique conçu par Wagner avant la composition du Ring avait été partiellement
contrecarré par l’expérience de Tristan. En 1872, dans l’essai « Sur l’expression
“Musikdrama” », Wagner appelle ses drames « des actions musicales devenues visibles » 41.
La musique est « l’essence » dont « l’éclat sensible », comme eût dit Hegel, se présente à
travers le drame. En 1878, dans un accès de dégoût pour les costumes et le maquillage,
Wagner parle même d’un « théâtre invisible » qu’il faudrait inventer par analogie avec
« l’orchestre invisible »42. Le fanatique du théâtre, au vu de la réalité théâtrale, se retire
dans un monde onirique comparable à celui que Nietzsche avait esquissé dans la Naissance
de la tragédie. « L’essence intime » de ce théâtre rêvé est bien la symphonie ; le chemin
menant vers la métaphysique de la musique s’offrait d’autant mieux à Wagner qu’il le
menait en arrière, puisqu’il avait toujours conservé, même dans les écrits réformateurs
autour de 1850, un attachement pour la métaphysique romantique de la musique
instrumentale, fût-ce au prix d’une faille dans son propre système esthétique. Certes, il ne
parlait pas de « musique absolue » quand il déclarait que la musique était la substance
dont se nourrissait le drame ; le souvenir de la connotation polémique de ce terme restait
ineffaçable : mais l’idée qu’il désignait par cette expression était secrètement celle qu’il
défendait.
25 Dans le langage courant de la musicologie et de l’esthétique en cette fin du XIXe siècle
(qui, comme chaque langage commun, reprit certains concepts comme des slogans, en
occultant les problèmes qui déterminent la vie des concepts), le terme de « musique
absolue » apparaît comme l’étiquette insignifiante d’une musique instrumentale
« purement formelle », par opposition à la musique à programme ou à la musique vocale.
L’utilisation de l’expression dans le livre d’Ottokar Hostinsky, Le beau musical et l’œuvre
d’art totale du point de vue de l’esthétique formelle, est caractéristique à cet égard, dans un
livre qui s’essaie à une médiation entre les idées de Wagner et celles de Hanslick 43. La
possibilité latente d’un développement plus différencié du concept de musique absolue,
esquissée dans l’argumentation de Hostinsky, n’a guère été exploitée.

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26 L’esthétique d’un « art musical pur, absolu », propre à Hanslick, l’esthétique de ce qui est
« spécifiquement musical », apparaît chez Hostinsky comme partie intégrante d’un
système global où la musique instrumentale « absolue » et la musique vocale déterminée
par la poésie ou le drame ont les mêmes droits pour représenter un paradigme de la
musique. La musique absolue ne représente pas – comme le proclamait Hanslick – la
« véritable » musique, et elle ne représente pas non plus – comme le pensait Wagner – le
stade antérieur et inférieur d’une évolution. Hostinsky compare la « musique absolue,
purement formelle et sans objet »44 à l’architecture et à l’ornement, et la musique
« figurative ayant un contenu et un objet », à la sculpture et à la peinture, afin de montrer
qu’il n’y a pas un seul « art musical pur », mais deux possibilités de « style pur » en
musique45. D’un autre côté, Hostinsky se rend bien compte (et les conséquences de cette
remarque mettent un peu à mal la simplicité de son système esthétique) que le reproche
fait à Wagner d’avoir « brisé » les formes musicales est bancal. Il distingue trois degrés
d’évolution ou types : la forme « architecturale » de la musique instrumentale « absolue »,
la forme de l’opéra conventionnel, ruinée, qui a dégénéré en pot-pourri, et à nouveau la
forme unitaire des drames musicaux wagnériens, mais qui n’est plus ancrée dans le
principe « architectural » de la musique « absolue ». « On voit que du point de vue
purement musical et au regard des grandes formes architecturales, l’opéra de style
conventionnel n’est qu’un produit très imparfait et décousu. Ce que Wagner veut obtenir
ne se limite aucunement à subordonner l’expression musicale à l’intention artistique du
poète dramatique, mais comprend aussi l’émancipation de l’art musical faisant partie de
l’œuvre d’art totale des entraves d’un goût exsangue, délaissé depuis longtemps par la
musique instrumentale et le déploiement libre d’une forme musicale homogène. - Et cette
évolution exige d’elle-même que cette forme soit tout à fait différente des formes
habituelles de la musique absolue, développées à partir de la danse. »46 Cette restriction
qui applique le terme de « musique absolue » à la seule forme « architecturale » de la
musique instrumentale s’explique par la théorie des deux « styles purs » exposée par
Hostinsky (et correspond, si l’on s’en tient à la façade rhétorique de leurs essais, à l’usage
du mot chez Wagner et Hanslick). Mais là justement où l’analyse de Hostinsky parvient à
un résultat significatif, une faille s’ouvre dans son système. S’il s’aperçoit que la forme
musicale chez Wagner n’est pas justifiée essentiellement par la parole et l’action
scénique, ni qu’elle est « architecturale » (comme Alfred Lorenz le croyait encore dans les
années 1920), tout est à nouveau ébranlé par la théorie des deux « styles purs », dans
laquelle une musique « absolue » comparable à l’architecture d’un côté, et une musique
« figurative » comparable à la peinture de l’autre, forment une dichotomie simple. Car
bien que la forme wagnérienne ne soit pas « architecturale », elle ne peut d’autre part se
réduire entièrement aux éléments poétiques et scéniques ; elle est, partiellement du
moins, « absolue ». Et de nouveau, comme chez Wagner lui-même, l’idée de la musique
absolue, qui régit sourdement l’argumentation de Hostinsky, ne vient pas à la surface
terminologique. L’expression « musique absolue » demeure terne.
27 Dans la querelle entre les « formalistes » et les partisans de « l’esthétique du contenu »,
que suscitèrent les thèses de Hanslick, l’une des parties vanta « l’art pur, absolu » comme
la « véritable » musique et l’autre déclara qu’elle représentait un état primitif, un
domaine périphérique de l’art ou bien (la chose elle-même ou les opinions formulées à
son sujet) une erreur esthétique. Hermann Kretzschmar écrit en 1902 dans ses Propositions
pour le développement d’une herméneutique musicale : « L’opinion selon laquelle la musique
n’opérerait que par des moyens musicaux doit être combattue, et le plaisir d’une

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“musique absolue” reconnu comme esthétiquement flou. Au sens d’un contenu purement
musical, il n’y a pas de musique absolue. (…) C’est une chimère tout comme le serait une
poésie absolue, c’est-à-dire une poésie métrique et qui rime, mais sans pensée exprimée »
47. (Il n’est pas très clair si Kretzschmar désigne ici la poésie de Stéphane Mallarmé et

combat donc un phénomène existant dans sa conscience esthétique, ou s’il veut


simplement démontrer l’absurdité d’une musique absolue en la comparant à une pure
élucubration intellectuelle : cette « poésie absolue » dont il aurait tenu pour évidente -
par simple ignorance littéraire - l’irréalité et l’impossibilité même.)
28 Il est remarquable que même les tenants d’une esthétique du contenu reprirent la
distinction dangereuse que Hanslick établissait entre les éléments « musicaux » et
« extra-musicaux »48, au lieu de revenir au paradigme esthétique ancien, qui avait précédé
la métaphysique romantique de la musique instrumentale, c’est-à-dire d’une musique
comprenant également, avec l’harmonía et le rythmes, le logos. Ils avaient en fait, sans s’en
rendre compte, abandonné dans leur terminologie même les positions qu’ils soutenaient.
Celui qui considère le texte d’un lied ou un livret d’opéra comme un ajout « extra-
musical » reprend, fût-ce contre son propre gré, la thèse centrale de Hanslick.
29 L’idée d’une « musique absolue » qui ne soit pas « architectonique », telle qu’elle se
dessine chez Hostinsky sans être clairement formulée, fut exposée en 1906 par Ferruccio
Busoni dans son Esquisse pour une nouvelle esthétique de la musique , au travers de
formulations exagérées et provocatrices, qui donnèrent au concept de « musique
absolue » une nouvelle coloration. « Musique absolue ! Ce que les législateurs entendent
par ces termes se situe, peut-être, très loin de la notion d’absolu en musique. »49 D’après
Busoni, la musique qu’on appelle « absolue » dans le langage courant de l’esthétique ne
mérite pas ce nom, qui désigne uniquement « l’éclat sensible » de « l’absolu » dans une
musique « détachée ». « Une telle musique », dit Busoni en parlant de l’usage commun,
« devrait plutôt se nommer architectonique, ou symétrique, ou graduée »50. Busoni
proclame une musique « libre », déliée des formes traditionnelles et en cela « absolue ».
« Une telle envie de liberté animait Beethoven, le révolutionnaire romantique. (…) Il n’a
pas atteint le sommet de la musique absolue, mais il pressentait en de brefs instants, par
exemple dans les phrases d’introduction et de la fugue de la sonate “Hammerklavier”. En
tous les cas, c’est dans les phrases d’introduction et de liaison (préludes et transitions)
que les compositeurs se rapprochaient le plus de la véritable essence de la musique, dans
ces moments où ils pensaient pouvoir abandonner les relations symétriques, et où,
inconsciemment, ils semblaient respirer librement. »51 Le concept de musique absolue, tel
que Busoni l’imagine, rappelle l’idée de « prose musicale » chez Schoenberg (préfigurée
également, selon Schoenberg, par les « mouvements d’introduction et de transition » des
œuvres classiques52). L’idée d’un « absolu en musique » reçoit donc la connotation
emphatique d’une émancipation ; et la libération qu’indique l’étymologie laisse derrière
elle comme une coquille vide exactement ce qui faisait l’essence de la « musique absolue »
dans l’usage courant : la forme « architectonique ».
30 Là où Busoni, à peine autrement que Debussy, ne voit dans les formes traditionnelles que
de simples coquilles, August Halm, presque en même temps en 1913, défend la conception
d’une forme musicale quasi incommensurable, interprétée d’un point de vue ontologique
plutôt qu’historique, et où l’emprise de la tradition est ressentie comme un appui plutôt
que comme un obstacle. Mais cette élévation aussi bien que cette « dépréciation » de la
forme se firent toutes deux au nom de la « musique absolue ». La thèse hanslickienne de
la forme comme esprit et de l’esprit comme forme revient chez Halm de manière

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extrême : il reprend l’argument des « esthétiques du contenu », reprochant au


formalisme de se cantonner à l’aspect purement technique et d’oublier l’esprit, en
convertissant la polémique en apologue : il affirme avec une certaine provocation que le
« purement technique » est « l’esprit » même. « J’avoue d’emblée vouloir montrer que le
musical, le technique, l’artistique est ici également » (dans la Sonate en ré mineur opus 31
n° 2 de Beethoven) « ce qui est le plus intéressant, parce que cela représente l’essentiel et
le singulier »53. (…) « Certes, on dit de lui qu’il n’aurait pas vu dans ses sonates et ses
symphonies que de la musique, “mais davantage”, c’est-à-dire autre chose en plus. Mais
devons-nous nous laisser guider par le flou philosophique de Beethoven plutôt que par
son évidence musicale ? »54
31 Dans son traité de 1913, Des deux cultures de la musique, Halm se réfère donc au rigorisme
de Hanslick, qui excluait de l’esthétique du « spécifiquement musical » toute digression
métaphysique, alors que dans son livre sur Bruckner (un peu comme Hanslick dans la
première édition, encore non « expurgée », de son traité du Beau dans la musique ), il
mettra en relation une conception emphatique de la forme avec des incursions dans le
domaine métaphysique, voire religieux.
32 Selon Halm, c’est dans la « fidélité à la forme »55 que « l’esprit de la musique est lui-même
présent »56, un esprit qui est moins celui, subjectif, du compositeur, qu’un esprit objectif
« qui commande au compositeur »57. Ce qui se révèle dans la « vie de la forme » est, selon
Halm, une « loi spirituelle »58. Et c’est en tant que musique pure justement, obéissant à la
« loi de la forme » au lieu de représenter une idée extramusicale, que la musique
instrumentale s’élève au-dessus d’elle-même pour acquérir une signification religieuse.
Avec une exaltation qui dix ans plus tard lui parut à lui-même suspecte59, Halm raccroche
à la dédicace de la Neuvième Symphonie de Bruckner (« au Bon Dieu ») une interprétation
religieuse de son œuvre symphonique entier : « Une nouvelle religion de l’art prend
naissance, et la création symphonique de Bruckner en son entier l’a servie, si bien que
cette dédicace devrait figurer en tête de la symphonie brucknérienne et non pas d’une
seule (ni d’autres en particulier) »60.
33 Il semble que Halm évitait d’employer le terme « musique absolue ». Ce n’est que dans le
livre d’Ernst Kurth sur Bruckner, dont les principes esthétiques suivent ceux de Halm,
que la double signification du mot « absolu » sert à caractériser, tout à fait dans la
tradition métaphysique romantique, un art symphonique qui est autonome et absolu, et
qui exprime « l’absolu » justement parce qu’il est détaché. Kurth distingue clairement cet
emploi emphatique et dialectique du mot de celui plus sec qui avait les faveurs de
Hanslick. « Ou bien on suppose qu’elle (la musique absolue) se détache simplement du
chant, émancipation du son en soi par rapport au chanté, ce qui a présidé apparemment
au choix du mot « absolu » (c’est-à-dire détaché) ; ou bien on soutient qu’il existe, on ne
sait comment, quelque chose d’originellement « détaché », au-delà du chant des hommes
et de leur âme, et que celle-ci pourrait poursuivre à travers des mouvements sonores qui
coïncident avec les courbes que décrivent des événements surnaturels. »61 (…) « On voit
clairement par là quel est le double sens du mot “absolu” ; techniquement il signifie :
détaché du chant ; philosophiquement : détaché de l’homme. »62 Ce double sens inspira à
Kurth une interprétation différente de la théorie de Halm sur les deux cultures en
musique, représentées par Bach et Beethoven, et dont la synthèse aurait été opérée par
Bruckner sous la forme d’une « troisième culture ». Pour Kurth, la musique de Beethoven
est « “absolue” au sens technique », alors que chez Bach, le désir de se « détacher du moi
subjectif » « dans un sens spirituel », est plus marqué. « Chez Bruckner, la musique » (qui

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est aussi techniquement « absolue ») « atteint à sa plus grande dissolution dans les forces
cosmiques pures depuis Bach »63.
34 Chez Wagner, la conscience d’une « musique absolue » (fournissant en tant que « mélodie
orchestrale » la substance du drame musical) se cachait derrière la façade d’une
esthétique de « l’œuvre d’art totale » (si bien que la thèse péremptoire de « la fin de la
symphonie » ne fut jamais explicitement retirée par lui). Kurth n’eut pas peur cependant,
bien qu’il pensât et sentit musicalement dans un esprit proche de celui de Wagner et
Schopenhauer, de fonder son éloge de Bruckner sur l’affirmation philosophique que chez
Wagner, « la musique liée au chant » s’opposait à la musique absolue « un peu comme
jadis la musique d’église franco-flamande ou romaine couvait déjà, invisiblement, le désir
d’une musique absolue, voire même ses lois propres »64. Le schéma qui préside à cette
construction historique est d’origine romantique : c’est une intuition de E.T.A. Hoffmann
qu’un même esprit, celui de l’ère moderne, chrétienne, se manifeste musicalement dans la
polyphonie vocale de Palestrina comme dans les symphonies de Beethoven – intuition qui
confère à la métaphysique de la musique instrumentale sa profondeur philosophique.
Quand Kurth croit enfin voir une relation comparable entre Wagner et Bruckner, il pense
en vérité que le drame musical et la symphonie, compris comme des incarnations
différentes d’une même idée de la « musique absolue », vont se fondre, sous le signe de
cette religion de l’art déjà invoquée par Halm, l’un dans l’autre.

NOTES
1. Richard WAGNER , Gesammelte Schriften und Dichtungen, W. GOLTHER (éd.), Berlin et Leipzig (s.d.),
vol. II, p. 61. « Neuvième Symphonie de Beethoven », dans : Œuvres en prose, vol. II, traduction
française sous la direction de J.-G. Prod’homme, Paris, Delagrave, 1904, p. 38 (traduction
modifiée).
2. Ibid, p. 61. Traduction française, p. 37.
3. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 79. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, p. 79
(traduction modifiée).
4. WAGNER, op. cit., vol. II, p. 56. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. II, Ibid., p. 29
(traduction modifiée).
5. Wagner, III, p. 80. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, pp. 116-117
(traduction modifiée).
6. Klaus KROPFINGER, Wagner und Beethoven, Regensburg, 1974, p. 136.
7. Ludwig FEUERBACH, Kleine Schriften, Karl LÖWTTH (éd.), Francfort-s/Main, 1966, pp. 81 et 216 sqq.
Voir La philosophie de l’avenir, dans : Manifestes philosophiques, traduction par L. Althusser, Paris,
PUF, 1973, notamment p. 128 et pp. 191 sqq.
8. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 255. Opéra et Drame, dans : Œuvres en prose, vol. IV, traduction
française, p. 97.
9. Ibid., p. 89. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, p. 129 (traduction
modifiée).
10. Ibid., p. 100 sq. Traduction française dans : Ibid., p. 145 (traduction modifiée).
11. KROPFINGER, op. cit., P. 139 sqq.

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12. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 278 sqq. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. IV, p. 133
(traduction modifiée).
13. WAGNER, III, p. 83. Traduction française dans : L’Œuvre d’art de l’avenir, vol. III, p. 120 (traduction
modifiée).
14. WAGNER, III, p. 86. Traduction française dans : Ibid., p. 125.
15. WAGNER, III, p. 83. Traduction française dans : Ibid, p. 121 (traduction modifiée).
16. WAGNER, III, p. 84. Traduction française dans : Ibid, p. 122.
17. WAGNER, III, p. 84. Traduction française dans : Ibid, p. 122.
18. WAGNER, III, p. 85 sqq. Traduction française dans : Ibid., p. 124 (traduction modifiée).
19. WAGNER, III, p. 278. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. IV, p. 133.
20. WAGNER, III, p. 191 sqq. Traduction française dans : Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt,
vol. VII, pp. 277-279 (traduction modifiée).
21. Edouard HANSLICK, Vom Musikalisch-Schönen, Leipzig, 1854 (réédition Darmstadt, 1965, p. 20. Du
beau musical, traduction française par Charles Bannelier et Georges Pucher, Paris, Bouigois, 1986,
p. 80 (traduction modifiée).
22. Ibid., p. 104. Cette phrase, tirée de la première édition de l’ouvrage d’Edouard Hanslick, ne se
retrouve pas dans la traduction française.
23. Robert ZIMMERMANN , « Vom Musikalisch-Schönen », dans : Österreichische Blätter für Literatur
und Kunst, 1854. Cité d’après Felix GATZ, Musik-Ästhetik in ihren Hauptrichtungen, Stuttgart, 1929, p.
429.
24. HANSLICK, op. cit., p. 32.
25. Karl Philipp MORITZ, Schriften zur Ästhetik und Poetik, H. J. SCHRIMPF (éd.), Tübingen, 1962, p. 73.
26. HANSLICK, op. cil, p. 34. Traduction française, op. cit., pp. 96-97 (traduction modifiée).
27. Friedrich NIETZSCHE , « Über Musik und Wort », dans : Sprache, Dichtung, Musik, J. KNAUS (éd.),
Tübingen, 1973, p. 26.
28. WAGNER, op. cit., vol. III, p. 231. Traduction française dans : Œuvres en prose, vol. IV., p. 60.
29. NIETZSCHE, op. cit., p. 28.
30. Ibid., p. 20.
31. WAGNER, op. cit., vol. IX, p. 111. Traduction française dans : Beethoven, Œuvres en prose, vol. X, p.
100.
32. NIETZSCHE, op. cit., p. 30.
33. Friedrich NIETZSCHE, Werke in drei Bänden, Κ. SCHLECHTA (éd.), Munich, (1954-1956) et Darmstadt
(1966), vol. II, p. 1041. Nietzsche contre Wagner, traduction française par Jean-Claude Hémery,
dans : Œuvres philosophiques complètes, vol. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 350.
34. Ibid., p. 914.
35. Arthur SCHOPENHAUER , Die Welt als Wille und Vorstellung, vol. I, § 52, dans : Sämtliche Werke, M.
KÖHLER (éd.), Berlin, II, p. 258. Le monde comme volonté et comme représentation, traduction française
par A. Burdeau, révision R. Roos, Paris, PUF, 1966, p. 334 (traduction modifiée).
36. NIETZSCHE, op. cit., vol. I, p. 117. Naissance de la tragédie, traduction française par Michel Haar,
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, dans : Œuvres philosophiques complètes, vol. I, Paris,
Gallimard, 1977, p. 138.
37. SCHOPENHAUER, op. cit, vol. II, p. 261. Traduction française, p. 336.
38. NIETZSCHE, op. cit., νοl. I, p. 116. Traduction française, op. cit., p. 138.
39. NIETZSCHE, Über Musik und Wort pp. 20 sq. On lit de même plus tard dans Humain, trop humain :
« La « musique absolue » est ou bien la forme en soi, un état rudimentaire de la musique, où des
sons procurent déjà du plaisir, parce qu’ils sont produits en même temps ou qu’ils sont plus ou
moins forts, ou bien une symbolique des formes s’adressant à l’intellect, puisque les deux arts ont

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été reliés au cours d’une longue évolution et que la forme est entièrement tissée de fils
conceptuels ou expressifs. » (Werke, I, p. 573).
40. WAGNER, op. cit., vol. IX, p. 77.
41. Ibid., p. 306. Sur l’expression » Musikdrama », traduction française dans : Œuvres en prose, vol. XI,
p. 126 (traduction modifiée).
42. Carl Friedrich GLASENAPP, DasLeben Richard Wagners, Band VI, Leipzig, 1911, pp. 137 sqq.
43. Ottokar HOSTINSKY , Das Musikalisch-Schöne und das Gesamtkunstwerk vom Standpunkte der
formulen Ästhetik, Leipzig, 1977.
44. Ibid., p. 141.
45. Ibid., p. 145.
46. Ibid., p. 124.
47. Hermann KRETZSCHMAR, Gesammelte Aufsätze über Musik, vol. II, Leipzig, 1911, p. 175.
48. Rudolf LOUIS, Die deutsche Musik der Neuzeit, Manchen, 1912, p. 156.
49. Entwurf einer neuen Ästhetik der Tonkunst, Frankfurt am Main, 1974, p. 12. L’Esthétique musicale,
traduction française par Daniel Dollé et Paul Masotta, Paris, Minerve, 1990, p. 24.
50. Ibid., p. 13. Traduction française, p. 25.
51. Ibid., pp. 14 sq. Traduction française, p. 26.
52. Style and Idea, New York, 1950, pp. 72 sqq. « Brahms, le progressiste », dans : Le Style et l’idée,
traduction française par Christiane Delisle, Paris, Buchet-Chastel, 1977, pp. 320 sqq.
53. August HALM, Von zwei Kulturen der Musik, Stuttgart, 1947, p. 39.
54. Ibid., p. 48.
55. HALM, Die Symphonie Anton Bruckners, Munich, 1923, p. 12.
56. Ibid., p. 11.
57. Ibid., p. 29.
58. Ibid., pp. 19 et 46.
59. Ibid., p. 246.
60. Ibid., p. 240.
61. Ernst KURTH, Bruckner, Berlin, 1925, vol. I, p. 258.
62. Ibid., p. 262.
63. Ibid., p. 264.
64. Ibid., p. 264.

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III. Un modèle herméneutique

1 Dans la critique de la Cinquième Symphonie de Beethoven, publiée par E.T.A. Hoffmann en


1810, analyse dont l’introduction compte parmi les textes fondateurs de l’esthétique
musicale du Romantisme, la différence entre musique absolue et musique instrumentale à
programme, ou « caractéristique » (représentant des « sentiments déterminables »), est
interprétée comme opposition entre deux idées esthétiques, l’idée de ce qui est
proprement « musical » et de ce qui est « plastique ». Cette formule peut tout d’abord
apparaître comme malhabile d’un point de vue terminologique (car on ne voit pas
comment un procédé visant à raconter une histoire dans une pièce de musique
instrumentale pourrait rappeler l’art de la sculpture), mais elle se révèle, à y regarder de
plus près, comme l’élément d’un vaste système englobant l’esthétique et la philosophie de
l’histoire, qui soutient les argumentations de détail même là où elles paraissent vaciller.
« Cette profonde originalité a été gravement méconnue par les auteurs de musique
instrumentale qui ont essayé de peindre des sensations définissables, voire des
événements, traitant comme un art plastique le moins plastique de tous les arts. » 1 Le
contexte philosophique qui donne à cette opposition du « plastique » et du « musical »
son éclairage et sa signification, déjà défini chez August Wilhelm Schlegel et Jean-Paul, est
présupposé par Hoffmann en 1810, avant d’être explicitement exposé en 1814 dans l’essai
« Musique religieuse ancienne et moderne » : « En matière d’art, les deux pôles opposés du
monde antique et du monde moderne, ou du christianisme et du paganisme, sont la
sculpture et la musique. Le christianisme détruisit la première, et créa la seconde » 2.
L’idée antique du dieu s’est réalisée dans la statue, l’idée chrétienne est symbolisée par la
musique, qui, polyphonie vocale ou musique instrumentale, laisse entrevoir l’infini. Les
catégories de l’esthétique et de la philosophie de l’histoire se fondent donc l’une dans
l’autre, tout comme dans le traité de Schiller De la poésie naïve et sentimentale ou l’essai de
Friedrich Schlegel De l’étude de la poésie grecque. La marche de l’histoire de l’art se trouve
donc préfigurée à l’intérieur du système des beaux-arts !
2 Reconstruire le système des catégories qui comprend l’antithèse du « plastique » et du
« musical » chez Hoffmann est conçu ici comme la tentative de mettre à jour un modèle
herméneutique qui guida l’esthétique musicale du Romantisme presque à chaque pas, de
manière explicite ou inconsciente, et qu’il s’agit de connaître, sous peine de ne trouver
qu’arbitraires ou sans fondement les relations que Hoffmann établit entre différents
concepts, relations qu’il présuppose comme si elles allaient de soi. Des oppositions telles

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que « antique et moderne », « païen et chrétien », « naturel et merveilleux », « naturel et


artificiel », « rythme et harmonie », « mélodie et harmonie » ou encore « musique vocale
et musique instrumentale » forment un système qui certes n’apparaît jamais en tant que
tel, mais qui régit en somme dans les coulisses toutes les argumentations. D’un point de
vue logique, il est certes douteux de vouloir articuler strictement les antithèses utilisées
par Hoffmann. Son procédé consiste, en gros, à associer si étroitement des oppositions
tout à fait convaincantes en elles-mêmes qu’à la fin, chaque catégorie se situant d’un
même côté (« antique », « païen », « naturel », « plastique », « rythme », « mélodie »,
« musique vocale ») est entrelacée à toutes les autres sans autre distinction, formant
contraste avec toutes celles situées de l’autre côté (« moderne », « chrétien »,
« merveilleux », « artificiel », « harmonie », « musique instrumentale »). Il est évident que
ce schéma d’analogies et d’antithèses produit parfois des ruptures logiques - comme
l’affirmation qu’une musique instrumentale narrative est « plastique » parce qu’elle n’est
pas « proprement » musicale ; mais cela ne devrait pas nous aveugler sur la profonde
signification historique de ce modèle herméneutique, modèle qui compte parmi les
prémisses importantes de la métaphysique romantique de la musique instrumentale.
Nous montrerons que la préhistoire de l’idée de musique absolue englobe la « Querelle
des anciens et des modernes », la polémique autour de la prééminence de l’art antique ou
de l’art moderne.
3 Dans son analyse de Beethoven, Hoffmann ne met pas seulement en rapport l’antithèse
« plastique - musical » avec la différence de genre des musiques vocale et instrumentale,
mais aussi avec l’opposition esthétique entre une musique représentant des affects
déterminés, clairement dessinés, et une musique qui serait l’expression d’une « nostalgie
infinie » (unendliche Sehnsucht) et indéterminée. « La musique de Beethoven suscite le
frisson, la crainte, l’épouvante, la douleur, et éveille cette nostalgie infinie qui est
l’essence même du romantisme. Beethoven est un compositeur purement romantique, et
donc authentiquement musical. C’est peut-être pour cela qu’il est moins à l’aise dans la
musique vocale, qui ne laisse aucune place au désir (Sehnen) indéterminé, mais se
contente de transposer dans le domaine de l’infini les émotions exprimées par les mots, et
c’est sans doute pour cette raison que sa musique instrumentale ne trouve que rarement
un écho dans le grand public. »3 Le style illustré par la grande musique instrumentale de
Beethoven est, comme le suggère le choix des expressions employées par Hoffmann, un
style « sublime », par opposition au « beau style » ; de même qu’il suggère sans le dire
clairement que la musique « classique » est liée à l’idée esthétique du beau, et la musique
« romantique » au « sublime ».
4 Quand Hoffmann publie la critique d’une symphonie de Carl Anton Philipp Braun, la
musique instrumentale, qui laisse entrevoir le « merveilleux », au lieu de reposer dans ce
qui est « naturel », est décrite comme un art d’abord « harmonique » et non
« mélodique » (le concept d’harmonie englobant la polyphonie). « Le compositeur a
maintenant le champ libre pour recourir à tous les moyens possibles que lui fournit l’art
de l’harmonie et la diversité infinie des instruments dans leurs mélanges les plus divers,
afin de laisser agir ainsi le charme le plus secret et le plus puissant sur l’auditeur. (…)
Même si nous pouvons louer le compositeur de cette œuvre pour une écriture pure et
mélodique, en revanche ces conditions plus élevées ne sont pas le moins du monde
remplies. »4 C’est l’une des thèses fondamentales de l’essai « Musique religieuse ancienne et
moderne » que l’« harmonie » (ou polyphonie) et non la « mélodie » est en musique la
signature de « l’ère moderne, chrétienne, romantique ». Chez Palestrina, « nulle parure,

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nulle éloquence dans la mélodie ; le plus souvent une suite d’accords parfaits, consonants,
dont la vigueur et la hardiesse s’emparent de l’âme avec une violence indicible, pour la
ravir jusqu’aux sphères supérieures. L’accord exprime l’amour, l’harmonie de tout ce qui,
dans la nature, est esprit. Cet amour et cette harmonie sont promis aux chrétiens, et c’est
pourquoi l’accord attendit le christianisme pour naître. Il devint ainsi, et avec lui la
science harmonique, le symbole et l’expression de la communauté spirituelle, de l’union
avec l’Éternel, l’Idéal qui trône au-dessus de nous, et dont nous sommes pourtant partie
intégrante »5.
5 Ce système d’analogies et d’antithèses esthétiques et philosophiques, une sorte de réseau
dans lequel la pensée de Hoffmann s’enferma peu à peu, finit par produire un problème
apparemment insoluble et autour duquel tourne, comme autour d’un centre secret, l’essai
sur la musique d’église : comment expliquer que la polyphonie vocale de Palestrina aussi
bien que la symphonie beethovénienne peuvent être considérés comme la véritable
musique, la musique « propre » à l’ère « moderne, chrétienne et romantique » ? D’une
part, dit Hoffmann, à l’époque actuelle, un « temps de dénuement », toute la « noble
sacralité » de la polyphonie classique « a depuis toujours disparu de la terre » ; mais de
l’autre, la musique instrumentale moderne n’est pas du tout un document de cette
décadence, mais le signe et le résultat d’un « progrès » irréversible de « l’esprit à
l’œuvre »6. « L’élan prodigieux qui nous pousse à reconnaître l’autorité des forces
spirituelles qui vivifient la nature, et notre existence en elles, qui sont notre patrie
supraterrestre – cet élan, qui se révèle dans la science, a été signifié par les accents
prophétiques de la musique, qui parlait, sous une forme toujours plus parfaite et plus
variée, des merveilles du royaume lointain. En effet, on ne peut guère douter que la
musique instrumentale se soit élevée récemment à des sommets que les maîtres de jadis
ne soupçonnaient pas, de même que la technique des musiciens modernes est
manifestement supérieure à celle des anciens. »7 On doit écouter avec « recueillement » –
Wackenroder le demandait déjà - la musique instrumentale moderne, guère autrement
que l’ancienne polyphonie vocale. Mais la musique instrumentale, déterminée
primairement - comme la polyphonie vocale – par l’« harmonie », est associée par
Hoffmann à l’idée de « science ». L’« harmonie », qui faisait pour Rameau l’essence de la
musique – au rebours de Rousseau et de sa défense de la « mélodie » - apparaît d’une part
avec l’aura d’un pythagorisme romantique (une « science » qui se sent attirée vers le
« merveilleux », au lieu de lui demeurer hostile), mais qui est liée d’autre part à l’idée de
la musique instrumentale.
6 Les antithèses avec lesquelles opère Hoffmann se profilent déjà derrière la théorie des
styles musicaux au XVIIe siècle, dans le cadre de la polémique autour de la prima et la
seconda prattica, que l’on peut considérer comme l’une des sources esthétiques de la
« Querelle des anciens et des modernes. » Vers 1600, la monodie, un peu comme plus tard
la réforme de Gluck ou la conception wagnérienne du drame musical, signifiait une
révolution à travers un retour vers les « vérités anciennes ». Le parti des antiqui, imitant
les modèles grecs, était représenté par Monteverdi et les compositeurs de la Camerata
Bardi, celui des moderni, défendant les acquis modernes, et donc le contrepoint, par les
disciples de Palestrina. Et même si la terminologie est un peu confuse, il faut voir que
dans la « Querelle », la prima prattica est défendue par les moderni, et la seconda prattica par
les antiqui. La polyphonie vocale était cependant d’abord un style de musique d’église, et
la monodie utilisée dans le drame et le madrigal, genres littéraires, avec un penchant
pour des sujets arcadiens ou païens. Les associations de ces termes formèrent donc un

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réseau serré et presque un système esthétique et historique : l’ère « moderne »,


chrétienne, s’incarne dans la prima prattica – le contrepoint de Palestrina –, alors que la
seconda prattica forme un style monodique en imitant une Antiquité plus ou moins
imaginaire, propice aux poésies pastorales et mythologiques. Et la peinture des
« passions », qui était le but des genres modernes, du drame en musique et du madrigal
monodique, contraste avec le « recueillement » que la polyphonie vocale devait répandre
dans l’âme de l’auditeur.
7 L’esthétique musicale du XVIIIe siècle ajouta encore quelques maillons à cette chaîne
d’antithèses formée par l’opposition des deux pratiques, de véritables slogans où allaient
se sédimenter les controverses de l’époque. On mit en relation de nouvelles oppositions
avec les expressions anciennes, même si les problèmes que pointent ces antithèses
n’avaient que peu de chose à voir avec ceux de l’époque autour de 1600, voire plus rien.
8 La thèse de l’Abbé Dubos, reprise par Rousseau et Herder, à savoir que l’origine de la
musique était le langage et que le but esthétique de la musique ne pouvait être qu’une
imitation et une stylisation d’un discours passionné, suscita au XVIIIe siècle l’opposition
des théoriciens confiants dans la tradition, lesquels ne voulaient pas abandonner l’idée
pythagoricienne et platonicienne d’une musique fondée essentiellement sur le nombre. Et
bien entendu, cette thèse de l’origine de la musique dans le langage fut associée à
l’axiome de la prépondérance de la monodie - ou mélodie - et donc à une défense du parti
des antiqui. En revanche, la liaison établie entre le pythagorisme (faisant naître la
musique de proportions numériques simples) et une idée forte de l’harmonie demeura
précaire dans l’esthétique du XVIIIe siècle, même si les concepts d’« harmonie » et de
« proportion » étaient depuis des temps immémoriaux des concepts complémentaires.
Car selon une conception plus ancienne, « l’harmonie », le symbole même des relations
établies rationnellement entre les sons, faisait partie comme le rythme de la « mélodie » ;
on ne pouvait donc opposer ces catégories. Mais si l’on dépasse, comme le fait Rameau, le
fondement mathématique de l’harmonie (fondement pythagoricien et platonicien par les
nombres en tant que « principes actifs » – et non comme simples mesures), pour aboutir à
une justification physique (l’affirmation que les harmoniques naturelles préfiguraient
« l’harmonie » de l’accord majeur), l’idée d’harmonie se fond d’un coup en celle d’accord ;
et l’accord peut ainsi être compris comme s’opposant à la mélodie (le successif contre le
simultané) et en même temps comme sa racine (la mélodie est un accord figuré, avec des
notes de passage). L’opposition entre harmonie et mélodie - la controverse entre Rameau
et Rousseau - est liée à des prémisses théoriques qui n’existaient pas avant le XVIII e siècle,
avant le remplacement du « platonisme » par le « physicalisme ».
9 D’un autre côté, au XVIIIe siècle, la conception de l’harmonie englobe, outre l’accord, la
polyphonie. Elle s’enrichit ainsi peu à peu de connotations qui proviennent de
l’esthétique de la prima prattica. L’association entre « harmonie », « polyphonie »,
« origine de la musique dans les proportions », « musique d’église » et « recueillement » -
par opposition à « mélodie », « monodie », « origine de la musique dans le langage »,
« opéra » et « affect » - ne fut pas sans influencer l’image de Palestrina au XVIII e siècle et
au début du XIXe : on avait tendance à entendre l’écriture polyphonique comme une
écriture par accords, ou à choisir précisément des œuvres qui permettaient une telle
perception harmonique. Le christianisme se manifestait musicalement, comme le dira
Wagner en 1849, en tant qu’« harmonie » et en tant que composition d’accords
« séraphique ».

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10 La polémique entre Rousseau et Rameau sur la prééminence de la mélodie ou de


l’harmonie peut être considérée, nous l’avons dit, comme une source esthétique de la
« Querelle des anciens et des modernes ». Puisque d’une part l’Antiquité ne connaissait
pas d’harmonie (polyphonie), selon l’argumentation de Rousseau, mais produisit d’autre
part une mélodie dont l’ethos et le pathos ne furent jamais égalés ni a fortiori surpassés
par aucune autre culture musicale postérieure, il est évident que la musique a été ruinée
par le passage de la monodie vers la polyphonie. « Il est bien difficile de ne pas
soupçonner que toute notre Harmonie n’est qu’une invention Gothique et barbare. » 8 (Ce
contrepoint « Gothique » est en somme le signe musical du sac de Rome.) « M. Rameau
prétend cependant, que l’Harmonie est la source des plus grandes beautés de la Musique ;
mais ce sentiment est contredit par les faits et par la raison. Par les faits, puisque tous les
grands effets de la Musique ont cessé, et qu’elle a perdu son énergie et sa force depuis
l’invention du Contre-point : à quoi j’ajoûte que les beautés purement harmoniques sont
des beautés savantes (…). Par la raison, puisque l’Harmonie ne fournit aucun principe
d’imitation par lequel la Musique formant des images ou exprimant des sentiments se
puisse élever au genre Dramatique ou imitatif, qui est la partie de l’Art la plus noble, et la
seule énergique. »9 Rousseau distingue la musique imitative, qui « exprime des
sentiments » ou brosse des « peintures », de la musique « naturelle », qui n’est rien que
musique : c’est-à-dire, dans l’esprit de Rousseau, un bruit vide. (Il est surprenant
d’ailleurs de voir que le mot « naturel » a une valeur négative, ce qui ne peut s’expliquer
guère autrement que par l’association d’« harmonie » avec « harmoniques naturels » ;
mais cet impair terminologique demeura sans suite, puisqu’on avait pris l’habitude, au
XVIIIe siècle, d’appliquer au contraire l’adjectif « naturel » à la musique imitative –
peignant la nature intérieure ou extérieure, le monde ou les mouvements de l’âme.) « On
pourroit et l’on devrait peut-être encore diviser la Musique en naturelle et imitative. La
première, bornée au seul physique des Sons et n’agissant que sur le sens, ne porte point
ses impressions jusqu’au cœur, et ne peut donner que des sensations plus ou moins
agréables. Telle est la Musique des Chansons, des Hymnes, des Cantiques, de tous les
Chants qui ne sont que des combinaisons des Sons Mélodieux, et en général toute
Musique qui n’est qu’Harmonieuse. La seconde, par des inflexions vives accentuées, et,
pour ainsi dire, parlantes, exprime toutes les passions, peint tous les tableaux, rend tous
les objets, soumet la Nature entière à ses savantes imitations, et porte ainsi jusqu’au cœur
de l’homme des sentiments propres à l’émouvoir. »10 La musique « naturelle » de
Rousseau, qui ne peint ni n’émeut, est en somme, pour adopter une formulation
anachronique, « absolue », même si chez Rousseau elle est située à l’ombre de la musique
« véritable », celle qui représente, et dont elle n’est qu’une version déficiente. Le règne du
principe de l’imitation demeure encore incontesté.
11 Une sentimentalité qui aime à se voir stimulée par la musique, un rationalisme qui veut
des programmes, une « peinture » musicale dans la musique instrumentale et la nostalgie
d’une antiquité qui oppose à la polyphonie moderne, confuse et « savante », la simplicité
touchante de la monodie grecque - voilà les composantes de l’esthétique musicale de
Rousseau. Seule la mélodie, et jamais l’harmonie, peut être « touchante » et
« pittoresque » : « Si la Musique ne peint que par la Mélodie, et tire d’elle toute sa force, il
s’ensuit que toute Musique qui ne chante pas, quelque harmonieuse qu’elle puisse être,
n’est point une Musique imitative, et ne pouvant ni toucher ni peindre avec ses beaux
Accords, lasse bien-tôt les oreilles, et laisse toujours le cœur froid »11. Pour Rousseau,
partisan des « Anciens », la mélodie représente l’idéal antique, que l’opéra contemporain

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doit chercher à imiter. Et l’harmonie, puisqu’il s’agit en premier lieu d’une catégorie
négative - un fond obscur d’où se détachera l’idée de la mélodie - comprend par
opposition des éléments hétérogènes : la musique instrumentale (bruit vide si elle ne
« peint » pas) et la polyphonie de Palestrina, condamnée pour être « Gothique et
barbare ». Rousseau plaide donc pour une musique antiquisante, mélodique, monodique,
simple, imitative, « touchante » et qui « peint », opposée à une musique « Gothique »,
harmonique, polyphonique, « savante », « naturelle » (« absolue ») et qui tend vers un
bruit vide de sens, musique qu’il méprise. Dans cette conception de la musique
« harmonique », la polyphonie vocale et la musique instrumentale se rejoignent, alors
qu’il semble que tout ce qui les agrège n’est que leur opposition à la mélodie.
12 Rousseau, sans se laisser fléchir par le succès parisien des symphonies de Stamitz,
condamna la musique instrumentale comme « pacotille ». Et une justification de ce genre
méprisé, telle que Johann Adam Hiller tenta de l’écrire en 1755, demeura tributaire de
l’esthétique de l’Empfindsamkeit, c’est-à-dire d’une théorie de la musique vocale : elle n’en
contesta guère les prémisses, mais nia seulement quelques-unes de ses conséquences ;
même la musique instrumentale, prétend Hiller, est capable de s’élever vers le « genre
touchant ». On pourrait s’étonner que Hiller parle en revanche du « merveilleux » dans la
musique instrumentale. Ce « merveilleux » – qu’il veut limiter mais non pas exclure –
n’est rien d’autre cependant que la virtuosité instrumentale qui excite la curiosité et
l’étonnement, mais qui, comme disait Quantz, « ne touche pas spécialement le cœur ». « Il
faut donc que la Nature dicte le plan des concertos et des solos, comme pour les autres
pièces musicales, et que ce soit toujours un chant qui s’efforce d’exprimer par les moyens
de l’art les sentiments du cœur. Mais que l’on n’exclue pas le merveilleux pour autant : il
faut des sauts d’intervalle bien choisis, des gammes, des arpèges et ce genre de choses à
des endroits bien choisis et bien dosés. »12 L’idée du « merveilleux », catégorie centrale de
la poétique baroque, fut ainsi pervertie par les théoriciens d’une esthétique rationaliste
ou sentimentaliste, qui cherchaient le « touchant » ou « l’imitation », afin de décrire le
déploiement de la virtuosité dans la musique instrumentale. (Un terme hérité d’un passé
méprisé fut ainsi accolé à un genre méprisé.) Vers 1780, le « merveilleux » fut cependant
remis à l’honneur : la théorie de la musique instrumentale assimila l’influence de la
poétique « néo-baroque » de Bodmer et Klopstock. Ainsi se propagea la conviction que le
véritable poète était défini par son sens pour le sublime et le merveilleux, et non
seulement par le naturel et la raison. En même temps, on découvrit dans la symphonie –
au lieu de voir dans la simple virtuosité instrumentale l’unique alternative à une musique
« touchante » et « pittoresque » – des propriétés esthétiques qui exigeaient le retour vers
la vieille idée emphatique du « merveilleux » en somme réinstallée dans ses anciens
droits : « l’indétermination » de la musique instrumentale ne fut plus ressentie comme
« vide », mais comme « sublime ». « La symphonie, ainsi que Johann Abraham Peter
Schulz l’écrit dans la Théorie générale des Beaux-Arts de Sulzer, est parfaitement adaptée à
l’expression de ce qui est grand, solennel et sublime. » L’allegro d’une symphonie serait
comparable à une « ode pindarique en poésie » : « Comme celle-ci, elle élève et émeut
l’âme de l’auditeur et nécessite le même état d’esprit, la même imagination sublime et la
même science artistique pour qu’on y excelle »13. De même, Carl Philipp Emanuel Bach est
loué en 1801 dans la Allgemeine musikalische Zeitung comme un « autre Klopstock », qui
« emploie les sons au lieu des mots. Est-ce la faute du poète de ces odes si ses envolées
lyriques paraissent être un amas de non-sens pour la foule vulgaire ? » Bach, lit-on
encore, aurait montré que « la musique pure n’est pas seulement l’enveloppe de la
musique appliquée ou abstraite de celle-ci, mais qu’elle pouvait se hausser au rang d’une

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poésie d’autant plus pure que les paroles (contenant toujours des sens adjacents) ne la
tiraient plus vers les régions du sens vulgaire »14.
13 Le romantisme, poussant à l’extrême la louange de la symphonie née de la poétique de
Klopstock, renversa ainsi l’esthétique musicale de Rousseau ; rabaissant ce que Rousseau
avait élevé, relevant ce qu’il avait méprisé. Mais la structure même de la chaîne des
antithèses, héritée de la « Querelle des Anciens et des Modernes », demeura.
14 On ne saurait cependant parler d’une esthétique musicale « romantique » qui serait celle
de tous les romantiques. En 1801, August Wilhelm Schlegel prend comme point de départ
des développements de ses Cours sur la littérature et l’art qui ont trait à l’esthétique
musicale, à la fois Rousseau et la discussion autour de l’esthétique littéraire des années
1790 (le traité de Schiller sur la Poésie naïve et sentimentale et l’essai de Friedrich Schlegel
sur l’Étude de la poésie grecgue). Il évita de prendre parti pour la modernité à propos de la
« Querelle des Anciens et des Modernes », avec une profession de foi romantique : « Fidèle
à notre conception générale du rapport entre l’art ancien et récent, nous ne rabaisserons
pas non plus une musique au profit d’une autre, mais tenterons de comprendre le sens de
leur opposition »15. Comme Rousseau, mais sans émettre de jugement de valeur, Schlegel
associe d’un côté la thèse de la prééminence de la musique antique avec le postulat
esthétique d’une musique comme expression « d’affects et de mouvements de l’âme »,
ainsi qu’avec l’affirmation historique que l’origine de la musique, déterminant son
essence, doit être cherchée dans « les inflexions expressives naturelles » de la langue. De
l’autre côté, il relie la thèse opposée de la prééminence de la musique moderne à la
conviction esthétique que la musique se fonde essentiellement sur les « proportions
harmoniques des sons » (proportions qui se montrent de façon pure et non mélangée
précisément dans la musique instrumentale), et enfin à l’argument philosophique selon
lequel l’essence de la musique ne dépend pas de son origine historique, qui serait le chant,
mais peut être découvert par la science au moyen d’une analyse de l’art musical déjà
évolué16.
15 Là où Rousseau avait qualifié la musique harmonique et instrumentale de « musique
naturelle » (par opposition à la « musique imitative »), Schlegel situe l’opposition dans la
différence entre la « formation naturelle » de l’Antiquité et la « formation artificielle » de
l’ère moderne, telle qu’elle avait été développée dans les discussions littéraires des
années 1790. Schlegel oppose le « développement scientifique, artistique » de la
polyphonie moderne au « principe naturel » dont découle la monodie antique17. L’idée
d’associer le moderne et l’artificiel et de le détacher du principe d’imitation constitue
cependant, un peu comme la restauration du « merveilleux » qui forme également
contraste avec le « naturel », un retour vers la poétique baroque. « Ce clivage progressif
de l’éducation naturelle et artificielle renvoie à la " Querelle " française en ceci que
Perrault fonde le principe de l’inventio sur l’artificialité planifiée des progrès techniques
de l’ère moderne et la met au-dessus de l’imitatio naturae, c’est-à-dire de l’imitation ou du
parachèvement de la nature telles qu’on les trouve dans les arts de l’Antiquité. »18
16 Au principe moderne de l’« harmonie », Schlegel oppose non plus la « mélodie » mais le
« rythme », principe de la musique antique. « Si nous comparons les composantes
principales de la musique ancienne et moderne, nous nous apercevons que dans celle-là,
c’est la partie rythmique, et dans celle-ci la partie harmonique qui est plus compliquée et
détermine l’ensemble. »19 Or, dans l’harmonie des « Nouveaux » semble s’exprimer
musicalement l’expérience d’un « présent mystique » : « L’harmonie serait donc le
véritable principe mystique de la musique, lequel ne fonde pas son exigence d’effets

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puissants sur la progression dans le temps, mais cherche l’infini dans l’instant
indivisible. »20
17 Chez August Wilhelm Schlegel, l’opposition de l’antique, de ce qui est « purement
classique », « plastique » et qui « délimite sévèrement », et du moderne, qui est
« romantique », « pittoresque »21 et tend vers l’infini, vient non pas de Rousseau, mais du
système historico-philosophique du Romantisme. (Dans le système de Hegel, la peinture
sera, comme la musique, caractéristique de l’ère « romantique », chrétienne.) Ainsi que le
montrent cependant les fragments de Novalis, cette opposition entre « plastique » et
« pittoresque » pouvait être complétée ou même remplacée par l’opposition « plastique-
musical », dès lors que l’on prenait parti dans la « Querelle » (ce que Schlegel, enclin par
nature à transiger, ne fait pas), par l’affirmation que la musique chrétienne moderne était
la véritable musique, et inversement, la musique, l’art véritable et adéquat de l’ère
moderne et chrétienne. (Chez Novalis, l’antithèse « plastique-musical », qui n’est pas
développée en soi, apparaît comme le présupposé « allant de soi » de certaines
constructions dialectiques très enchevêtrées22.)
18 L’idée que la musique représente dans le domaine des arts l’ère romantiques - le Moyen
Âge et l’époque moderne - peut être comprise comme l’intégration de la métaphysique
instrumentale de Wackenroder et Tieck dans le système de catégories de la « Querelle ».
Si la musique « harmonique », « artificielle », détachée de la langue et même de
l’expression des affects, cette musique absolue instrumentale tant méprisée par Rousseau,
apparaît soudain, par un renversement abrupt du jugement esthétique, comme la
« véritable » musique - si l’indétermination du contenu n’est donc plus un manque, mais
le signe d’un style « sublime », et que la distance prise par rapport au « simple langage du
cœur » est ressentie comme pressentiment de l’infini et non comme spéculation absurde
et vide qui se perd dans l’abstraction - alors tout est réuni pour qu’un partisan des
« Modernes » puisse tirer toutes les conséquences de l’intuition d’une musique absolue
chez Wackenroder (mise en rapport avec le schéma des définitions dans la « Querelle ») et
décider que dans la grande musique instrumentale se manifeste l’âme de l’ère chrétienne,
ère marquée par la musique et non par la sculpture. C’est dans la musique absolue que la
musique se rejoint elle-même, et l’esprit qu’elle découvre comme étant sa propre essence
est celle du christianisme.
19 Les idées et concepts fondamentaux de l’esthétique musicale de E.T.A. Hoffmann, qui
formeront le cadre principal pour le développement et le rayonnement ultérieurs de
l’idée d’une musique absolue, provenaient donc d’une part de la métaphysique
instrumentale de Wackenroder et Tieck, et d’autre part de la « Querelle des Anciens et des
Modernes », où se mêlaient une controverse théorique musicale remontant jusqu’à la fin
du XVIe siècle et les influences de la discussion littéraire des XVII e et XVIII e siècles.
L’esthétique musicale - formulation par le moyen de la parole de problèmes et de
phénomènes musicaux - n’est guère moins tributaire de l’évolution de l’esthétique
littéraire que des changements de la musique elle-même ; et dans la mesure où la langue
dans laquelle on s’entend sur la musique opère directement sur l’objet tel qu’il se forme
dans la conscience des auditeurs, l’esthétique de la littérature, qui nourrit l’esthétique
musicale de ses catégories et de ses formules, fait partie des éléments qui déterminent le
cours de l’histoire de la musique, laquelle ne se résume pas à une histoire des techniques
musicales.
20 L’esthétique musicale de Hoffmann était pour une bonne partie déjà préfigurée dans la
poétique de Jean-Paul, poétique qui forme donc avec la théorie authentiquement

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musicale de la métaphysique instrumentale et la source « interdisciplinaire » de la


« Querelle des Anciens et des modernes » une source spécifiquement littéraire de
l’esthétique musicale du Romantisme. Des motifs qui reviennent fréquemment dans la
caractérisation de Beethoven chez Hoffmann – l’emploi emphatique et philosophique du
mot « Romantisme », l’évocation d’un « monde des esprits », la dissolution du sujet dans
une « nostalgie infinie », le repli vers un « monde intérieur » et l’accent mis sur la
« terreur » et la « douleur » – voilà qui est emprunté presque mot à mot à la description
de la « nouvelle poésie » chez Jean-Paul : « L’origine et le caractère de toute la poésie
moderne se déduisent si aisément du christianisme que l’on pourrait tout aussi bien
nommer poésie chrétienne la poésie romantique. Tel le Jugement Dernier, le
Christianisme extirpa le monde des sens tout entier avec toutes ses séductions, le réduisit
jusqu’à n’être que le faible renflement d’une tombe, d’une marche du ciel, et mit à sa
place un nouveau monde des esprits. (…) Que resta-t-il alors à l’esprit poétique, après que
le monde extérieur se fut écroulé ? - Ce monde intérieur, dans lequel l’autre s’écroula.
L’esprit descendit en lui-même, descendit dans sa nuit, et vit des esprits. (…). Ainsi le
royaume de l’infini se mit à fleurir en poésie, sur les cendres de la finitude. (…) Au lieu de
la joie sereine des Grecs apparut tantôt une infinie nostalgie, tantôt la béatitude ineffable.
(…) Dans la vaste nuit de l’infini, l’homme éprouvait plus souvent la peur que l’espoir » 23.
21 Le schéma de catégories qui régit chez Hoffmann une théorie de la musique
instrumentale et chez Jean-Paul une caractérisation de la poésie récente, apparaît en 1802
dans la Philosophie de l’Art de Schelling comme une esthétique musicale née de l’esprit de
la philosophie de l’identité. Sans se perdre nécessairement dans l’interprétation de ces
labyrinthes spéculatifs, on peut reconnaître dans l’opposition entre la musique antique et
moderne chez Schelling les antithèses de la « Querelle », où les motifs musicaux se mêlent
aux motifs empruntés à la philosophie de l’histoire et de la religion. La série des
dichotomies va de « antique-moderne » et « État-Église », jusqu’à « rythme-harmonie »,
en passant par « fini-infini » et « affect-désir ». « La musique rythmique, qui représente
l’infini à travers le fini, sera davantage l’expression de l’apaisement et du sentiment
énergique (rüstiger Affekt), et la musique harmonique, du désir et de la nostalgie. C’est
pour cela que dans le cadre de l’église, dont la conception fondamentale repose sur la
nostalgie et l’aspiration de la différence vers l’unité, l’effort de chaque sujet lui-même
pour se retrouver à l’intérieur de l’absolu uni à tous les autres devait nécessairement
s’exprimer à travers une musique harmonique et sans rythme. Alors qu’une association
comme celle des états de la Grèce antique, où quelque chose de purement universel, le
genre, s’était entièrement incarné dans le particulier, devait, puisque l’état lui-même
apparaissait comme rythmique, l’être également dans sa musique. »24
22 Le modèle herméneutique qui eut une si grande importance dans l’esthétique de
Hoffmann pour la définition de la musique instrumentale était d’origine
« interdisciplinaire », revêtant des colorations différentes selon les contextes – mais cela
ne signifie aucunement qu’il fût surimposé « de l’extérieur » à la pensée musicale. Il
provoqua bien plutôt la formulation claire de ce qui serait autrement demeuré muet et
moins efficace. Que l’artificialité de la musique instrumentale soit louée comme un « style
sublime » au lieu d’être soupçonnée d’ésotérisme, – que « l’indéfinition » expressive de la
symphonie ne soit plus une tare mais le symbole sonore de la « nostalgie infinie » et du
« pressentiment de l’absolu », – que même l’esthétique vulgarisée consente à la
symphonie une écriture « harmonique » (polyphonique) au lieu d’exiger sans cesse de la
« mélodie », – qu’il existât autrement dit un langage esthétique où l’on pouvait formuler

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vers 1800 une défense sensée de la musique instrumentale moderne (qui en avait grand
besoin après les invectives de Rousseau) : voilà ce que l’on devait pour une part non
négligeable au système de catégories forgé par la « Querelle des Anciens et des
Modernes ».

NOTES
1. E.T.A. HOFFMANN , Schriften zur Musik, F. SCHNAPP (éd.), Munich, 1963, p. 34. Traduction française
par Brigitte Hébert et Alain Montandon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985, pp. 38-39.
2. Ibid., p. 212. Traduction française, p. 175.
3. Ibid., p. 36. Traduction française, p. 40 (traduction légèrement modifiée).
4. Ibid., p. 145.
5. Ibid., p. 215. Traduction française, p. 176.
6. Ibid., p. 230. Traduction française, p. 189 (traduction modifiée).
7. Ibid., p. 230. Traduction française, p. 189.
8. Jean-Jacques ROUSSEAU , Dictionnaire de Musique, Paris, 1768. (réédition Hildesheim, 1969), p. 242.
Nouvelle édition dans : Œuvres complètes, La Pléiade, vol. V, Paris, Gallimard, 1995, p. 851 (article
« Harmonie »).
9. Ibid., p. 242. La Pléiade, p. 851.
10. Ibid., p. 308. La Pléiade, p. 918 (article « Musique »).
11. Ibid., p. 275. La Pléiade, p. 885 (article « Mélodie »).
12. Johann Adam HILLLER , Von der Nachahmung der Natur in der Musik, dans : Friedrich Wilhelm
MARPURG, Historisch-kritische Beyträge zur Aufnahme der Musik I, 1754-55, p. 542.
13. Johann Georg SULZER , Allgemeine Théorie der schtinen Künste, Leipzig, 1794 (2 e éd., réédition
Hildesheim), 1967, vol. IV, pp. 478 sqq.
14. Johann Karl Friedrich TRIEST , Bemerkungen über die Ausbildung der Tonkunst in Deutschland,
dans : Allgemeine musikalische Zeitung, Leipzig, 1801.
15. August Wilhelm SCHLEGEL, Die Kunstlehre, E. LOHNER (éd.), Stuttgart, 1963, p. 207.
16. Ibid., pp. 205 sq.
17. Ibid., p. 206.
18. Hans Robert JAUß , Schlegels und Schillers Replik auf die « Querelle des Anciens et des Modernes »,
dans : Literaturgeschichte als Provokation, Francfort-s/Main, 1970, p. 77.
19. A. W. SCHLEGEL, op. cit., p. 207.
20. Ibid., p. 221.
21. Ibid., p. 207.
22. NOVALIS, Fragmente, E. KAMNITZER (éd.), Dresde, 1929, pp. 524 sqq. et 578. Voir en français les
Fragments traduits par Armel Guerne, Paris, Aubier Montaigne, 1973, pp. 75 sqq.
23. JEAN-PAUL, Vorschule der Ästhetik, N. MILLER (éd.), Munich, 1963, pp. 93 sqq. Cours préparatoires
d’esthétique, traduction française par Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1979, pp. 88-89.
24. Friedrich Wilhelm Joseph von SCHELUNG, Philosophie der Kunst, Darmstadt, 1959, p. 144.

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IV. Esthétique du sentiment et


métaphysique

1 Le 10 mai 1792, Ludwig Tieck écrit à Wilhelm Heinrich Wackenroder : « Longin dit que
pour produire quelque chose de grand, il faut une âme grande et sublime ; j’irais pour ma
part plus loin en affirmant qu’il faut aussi un esprit qui ait quelque grandeur pour
comprendre ce qui est grand et sublime. Peux-tu expliquer autrement que l’agréable et le
touchant produisent un effet sur bien plus d’esprits que le grand et le sublime ? Beaucoup
ne le décèlent même pas ou ne le comprennent pas du tout. - Je puis bien davantage
écouter un Adagio pour harmonica sans que me viennent les larmes, qu’un psaume de
Reichardt ; les symphonies pour Hamlet et Axur me font à chaque fois venir les larmes aux
yeux ; tout ce qui est grand me met dans une sorte de rage, mais il passe devant les
oreilles de beaucoup de gens sans toucher leur âme. La femme de Reichardt m’a dit une
fois il y a bien longtemps que ce qui est touchant était loin de produire sur elle l’effet du
sublime, pour lequel elle ne pouvait jamais retenir ses larmes »1. Ce plaidoyer pour le
sublime, devenu une catégorie esthétique fondamentale à la fin du XVIIIe siècle grâce à
Edmund Burke et Kant, se heurta cependant à l’incompréhension de Tieck, qui ne voulut
pas sacrifier le touchant : « Je ne comprends pas très bien pourquoi le sublime devrait
provoquer tes larmes plus que le touchant »2. La différence de tempérament (qui ne
permet pas d’identifier simplement l’esthétique de Tieck à celle de Wackenroder) n’est
pas restée sans influence sur la théorie de la musique instrumentale développée dans les
Fantaisies sur l’Art : Tieck, pour le dire schématiquement, défendait une métaphysique de
la musique instrumentale nourrie de l’esthétique du sublime, et Wackenroder une
religion du sentiment esthétique, dont les racines plongent dans le piétisme. Si l’on
affectionne les étiquettes philosophiques, on pourrait opposer une attitude Sturm und
Drang chez Tieck à un penchant vers le sentimentalisme, l’ Empfindsamkeit, chez
Wackenroder. Mais il est plus important de se rendre compte que la différence entre le
sublime et le touchant restera vivace, même au-delà de la frontière qui sépare l’
Empfindsamkeit du Sturm und Drang d’une part, et du Romantisme d’autre part, et qu’elle
reviendra sous différentes variations dans la théorie de la musique instrumentale.
2 Ce n’est pas un hasard si Tieck cite un adagio (et de plus pour harmonica de verre) comme
exemple d’une pièce instrumentale touchante, afin de l’opposer à la symphonie (ou
ouverture) qu’il qualifie de sublime. Si le cantabile, l’aria instrumentale, touche

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immédiatement le cœur, l’allegro, le mouvement le plus important de la symphonie, est en


revanche « parfaitement adapté à l’expression de ce qui est grand, solennel et sublime »,
comme dit Schulz dans la Théorie générale des Beaux-Arts de Sulzer 3. Dans l’article de
Hoffmann sur la Cinquième Symphonie de Beethoven on lit ceci : « La musique de
Beethoven suscite le frisson, la crainte, l’épouvante, la douleur, et éveille cette nostalgie
infinie qui est l’essence même du romantisme. Beethoven est un compositeur purement
romantique, et donc authentiquement musical »4. Le seul choix des mots révèle ici que
Hoffmann ressent à son tour le style sublime comme proprement symphonique. Si la
symphonie, selon l’expression de Tieck, est comme le « drame » instrumental 5, le modèle
théâtral qui marque l’esthétique romantique est le drame de Shakespeare, exemple d’un
style sublime qui outrepasse les lois de la beauté édictées par ceux « pour qui l’esthétique
est affaire de géométrie »6. La définition de Beethoven comme « compositeur purement
romantique et donc authentiquement musical » signifie simplement que c’est la musique
instrumentale, « méprisant toute aide et toute intervention extérieure, qui exprime avec
une pureté sans mélange cette quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se
manifeste qu’en elle »7. L’idée de la musique absolue - l’affirmation de la musique
instrumentale comme « véritable » musique - s’associe donc chez Hoffmann à l’esthétique
du sublime. La musique « détachée » du langage et des fonctions « s’élève » par-dessus les
limitations terrestres vers le pressentiment de l’infini.
3 Il faut comprendre la qualification de « sublime » d’un allegro symphonique comme une
réplique à l’affirmation polémique selon laquelle l’allegro - par opposition à un adagio, qui
imite la musique vocale et qui est donc touchant - n’est qu’un bruit agréable ou
étourdissant laissant comme dit Rousseau le cœur froid. On opposa à l’affirmation de la
symphonie qui n’atteint pas le sentiment et restant « sans parole », la thèse contraire
d’une « langue au-delà du langage » et de la symphonie s’élevant au-dessus des
sentiments terrestres. Le concept du sublime justifiait ainsi, comme celui du
« merveilleux », un phénomène qui se dérobait aux catégories régnantes dans l’esthétique
de l’affect et de l’imitation au XVIIIe siècle. Ce qui avait été ressenti comme manque, le
vague et l’indéfinition de la musique instrumentale, fut réinterprété comme une qualité.
4 La théorie romantique de « l’art musical pur, absolu » qui découvrait dans la musique
instrumentale « sublime » une « langue au-delà du langage » est née dans les années 1780
et 1790 de l’esthétique musicale de l’Empfindsamkeit, à travers un processus probablement
quasi imperceptible pour les contemporains, et qui se jouait même parfois - chez Karl
Philipp Moritz, Jean-Paul et Ludwig Tieck - à l’intérieur d’un même texte.
5 « Hartknopf sortit la flûte de son étui et accompagna le magnifique récitatif de ses
discours par des accords appropriés - il traduisait, en improvisant, le langage de la raison
dans le langage des sentiments : car c’est à cela qu’il employait la musique. Souvent, une
fois prononcé l’exorde, il jouait la péroraison sur sa flûte. En soufflant dans son
instrument, sa respiration transmettait les pensées de sa raison vers le cœur. » 8 Le roman
allégorique d’où est tirée cette description, Andreas Hartknopf de Karl Philipp Moritz,
parut en 1785 (avec l’indication 1786) : le style employé pour parler de la musique est ici
le langage sentimental convenu des années 1780. Ce n’est pas un hasard si Hartknopf
improvise sur la flûte, arcadienne et mélancolique ; et il faut noter de même la simplicité,
l’absence d’artifice des mélodies qui touchent le cœur. « Il n’y avait pas grand chose
d’artistique dans tout cela, sinon que le son choisi arrivait quand il le fallait. Et c’était
alors souvent une cadence très simple, qui produisait un effet merveilleux. »9 L’esthétique
musicale de la sensibilité, à la différence de la théorie des affects du baroque ou des

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philosophies de l’art classique et romantique, était au fond une esthétique de la musique


comme son de la nature, et non comme œuvre d’art.
6 Mais l’état d’âme sentimental de Hartknopf se mue presque imperceptiblement en un état
romantique dès que la musique ne fonctionne plus comme langage du cœur, lequel
permet à un homme de parler à un autre pour établir un lien de sympathie, mais devient
un son qui le touche au plus profond de façon inattendue, éveillant dans son esprit le
pressentiment d’un royaume fantomatique et lointain vers lequel son âme tend avec une
« nostalgie infinie ». « Chacun de nous aura remarqué au moins une fois dans sa vie qu’un
son normalement insignifiant, quand on l’entend par exemple venir de loin, produit, si
l’on est d’une humeur très particulière, un effet tout à fait merveilleux sur notre âme ;
c’est comme si d’un coup mille souvenirs, mille représentations confuses s’éveillaient
avec ce son, plongeant le cœur dans une mélancolie indescriptible. »10 Ce son qui vient de
loin et nous fait sentir tout le pouvoir de la musique sera chez Wackenroder le son d’un
cor, tel que Weber allait l’écrire plus tard11.
7 L’esthétique de la sensibilité, qui était une sorte de psychologie exaltée, fut remplacée
peu à peu, vers la fin du XVIIIe siècle, par l’esthétique romantique, qui parle de musique
au moyen de catégories métaphysiques. Et si le sentiment recherché par l’Empfindsamkeit
était un sentiment de socialité - la musique provoquait la sympathie, la fusion des âmes -
la « nostalgie infinie », la Sehnsucht naissait d’une solitude : de la contemplation isolée
d’une musique qualifiée de « sacrée ».
8 Cette transformation, qui fait de la digression musicale dans Andreas Hartknopf un
document de l’histoire des idées, apparaît de même, une décennie plus tard, chez Jean-
Paul (l’un des admirateurs du roman de Moritz), dans son Hesperus. Ici, c’est la musique
comme œuvre d’art et non comme son émanant de la nature qui scelle le remplacement
de la réflexion sentimentaliste par la réflexion romantique. L’effet d’une symphonie de
Carl Stamitz décrite dans la « dix-neuvième Journée » de Hesperus consiste tout d’abord
dans l’avancée d’une simple stimulation de l’ouïe par un allegro, vers l’ébranlement du
cœur au moyen d’un adagio. Jusque-là, l’esthétique sur laquelle s’appuie Jean-Paul est
donc tout à fait conventionnelle et reste même en deçà de Johann Abraham Peter Schulz
quand il parle de « phraséologie harmonique », alors que Schulz avait comparé l’allégro
symphonique à une « ode pindarique qui élève et nous ébranle. »12 « Stamitz, fidèle à un
plan qui ne pourrait pas être conçu par n’importe quel Kapellmeister, plonge peu à peu des
oreilles vers le cœur, comme d’un allegro vers un adagio ; ce grand compositeur tourne
autour de la poitrine en des cercles toujours plus étroits, il atteint enfin le cœur en son
sein et l’embrasse extasié. »13 Mais dans l’apostrophe à son héros, par laquelle Jean-Paul
interrompt ces effusions, l’émotion est tirée vers le rêve et la métaphysique : « Cher
Victor ! Il y a un grand vœu en l’homme qui n’a jamais été exaucé : on ne peut le désigner,
il cherche son objet, mais tout ce que tu pourrais lui nommer et même des joies ne le
satisfont pas.(…) Ce grand vœu immense soulève notre esprit, mais avec douleur : ah
vraiment, gisant à terre, nous sommes jetés en l’air comme des épileptiques. Mais ce
souhait que personne ne pourrait nommer, les cordes et les sons le nomment à l’esprit -
l’esprit qui languit pleure alors plus fortement et peut à peine se ressaisir et interrompt
les sons par les cris d’une extase gémissante : oui, tout ce que vous désignez me manque »
14
! L’esthétique musicale du Romantisme est née du topos poétique de « l’ineffable » : la
musique exprime ce que des mots ne sauraient même bredouiller15. Et c’est d’ailleurs dans
des romans, dans Andreas Hartknopf ou Hesperus, que se dessine la préhistoire de cette
esthétique. La découverte que la musique, en tant que musique instrumentale sans objet

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ni concepts, était une langue « au-delà » du langage, se fit de manière assez paradoxale au
moyen du langage : de la poésie. Rien ne permet de supposer que Jean-Paul ait
simplement traduit une esthétique déjà existante dans l’esprit de ses contemporains
cultivés ; c’est plutôt en la formulant qu’il la créa. En d’autres termes, la littérature sur la
musique n’est pas un simple reflet de ce qui se passe dans la pratique musicale de la
composition, de l’interprétation et de l’écoute, mais se place en un certain sens parmi les
éléments constitutifs de la musique elle-même. Car si la musique ne s’épuise pas dans le
substrat acoustique qui la soutient, mais naît uniquement par une fixation de ce qui est
perçu au moyen de catégories, alors une modification du système catégoriel dans l’écoute,
dans la réception, influe immédiatement sur la chose même. Ce changement de la
conception de la musique instrumentale dans le courant des années 1790, interprétant
l’indétermination comme sublime et non plus comme vide, peut être qualifié de
fondamental. L’étonnement se mue en pressentiment, la « mécanique » de la musique
instrumentale devient sa « magie ». Qu’on ne puisse déterminer, ou seulement de façon
vague, le contenu d’une musique, ne déclasse plus l’allégro symphonique par rapport au
mouvement chantant et « touchant », mais au contraire l’élève. Le pathos que l’on
découvre dans ces éloges provient en revanche de la littérature ; sans le lieu commun
poétique de « l’ineffable », les mots auraient manqué pour formuler la nouvelle
interprétation comme sublime et merveilleux de ce qui naguère était confus et vide. (Déjà
Johann Abraham Peter Schulz avait eu besoin de l’expérience poétique des odes de
Klopstock simplement pour être en mesure de faire l’expérience musicale des symphonies
de Carl Philipp Emanuel Bach.)
9 Chez Ludwig Tieck encore, guère autrement d’ailleurs que chez Moritz et Jean-Paul, la
rupture entre esthétique préromantique et romantique peut se faire jour à l’intérieur
d’un seul et même texte. Tieck décrit dans son article « Symphonien » - et sans nommer le
compositeur - l’ouverture (ou « symphonie ») pour le Macbeth de Johann Friedrich
Reichardt, qui, d’après Gustav Becking, est « un pur produit du Sturm und Drang, rude,
plein d’effets et animé du seul désir d’influer immédiatement et sans la médiation
d’éléments plus nobles sur l’émotion et les sens »16. La paraphrase de Tieck naît du même
état d’esprit que la pièce musicale « allégorique » elle-même. Comme dit Becking, Tieck
« célèbre le Sturm und Drang musical et lui envie ses possibilités de produire directement
et immédiatement des effets »17. À lire l’accumulation poétique d’horreurs que Tieck
découvre dans la musique (« L’œil aperçoit maintenant un monstre effroyable couché
dans sa caverne et attaché par de lourdes chaînes… »18) on se croit transporté à ses débuts
littéraires, par exemple dans le roman William Lovell.
10 En revanche, on ne perçoit rien de ces « effets » dans l’esthétique de la symphonie qui
précède la description de l’ouverture de Macbeth. La théorie est plutôt purement
romantique, en ce sens que Tieck ne met justement pas l’accent sur les effets immédiats
de la musique, véhéments ou doucement touchants, mais sur le transport vers un paradis
artificiel, l’« Atlantide » ou le « Djinnistan » de E.T.A. Hoffmann : les sons que « l’art a
découverts de manière merveilleuse » forment « un monde clos et à part ». Si la musique
vocale « repose encore sur les analogies avec l’expression humaine » et est en cela
« toujours un art limité », la musique instrumentale prouve « la liberté et l’indépendance
d’un art qui se prescrit seul ses propres lois ; elle improvise avec facilité et sans but
précis, mais remplit et atteint pourtant le but suprême ; elle suit entièrement ses instincts
les plus enfouis et exprime par ses badinages ce qui est profond et merveilleux » 19.
Précisément en tant que musique autonome, absolue, détachée du « conditionnement »

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des textes, des fonctions et des affects, l’art reçoit une dignité métaphysique comme
expression de l’« infini ». La « véritable » esthétique musicale du Romantisme est une
métaphysique de la musique instrumentale.
11 Que la musique instrumentale ait pu prendre la place laissée vide par le topos de
l’ineffable (réservé au fond à l’élévation religieuse) présuppose l’existence d’une musique
instrumentale importante, sur laquelle une métaphysique poétiquement inspirée pouvait
s’appuyer sans se ridiculiser par des dithyrambes déplacés. Mais la théorie romantique a,
semble-t-il, peu de choses en commun avec les prémisses esthétiques des symphonies de
Stamitz ou Haydn. Celui-ci, comme le rapporte Griesinger, parlait des « caractères
moraux » qu’il désirait représenter dans ses symphonies ; il n’avait aucune idée de la
« nostalgie infinie » ou des « miracles de l’art musical » que vantaient Wackenroder et
Tieck. Mais le fait qu’une musique instrumentale de haut rang existait (et que les
mélomanes, à la différence de celle de Jean-Sébastien Bach, connaissaient bien) suffisait
pour que le pathos de l’ineffable, un pathos authentiquement religieux, s’empare de la
musique, et en premier lieu de la musique instrumentale, indéterminée, et non enlisée
dans des conditionnements par des textes ou des fonctions empiriques.
12 Comme Heinrich Besseler l’a montré20, la représentation d’un « caractère », d’un ethos
bien défini, peut être comprise comme un postulat fondamental de l’esthétique musicale
classique, telle qu’elle se dessine progressivement vers 1790. Besseler se réfère à l’essai de
Christian Gottfried Körner « De la représentation des caractères en musique », publié en 1795
dans le journal Die Horen de Schiller. Körner y oppose le caractère - l’ethos-, à l’affect - le
pathos. « Nous distinguons dans ce que nous appelons l’âme quelque chose qui demeure
et quelque chose qui est fugitif, l’émotion et les états d’âme ; le caractère - ethos - et l’état
passionnel - le pathos. Est-il indifférent de savoir lequel des deux un musicien cherchera à
représenter ? »21 Körner délimite ainsi les faux extrêmes, dont la description laisse
deviner d’une part des tendances stylistiques propres à la musique baroque et au Sturm
und Drang, et d’autre part le style d’une seule teneur a qui s’en tient à « un seul état »
devenant ainsi « monotone, pâle et traînant », et enfin un « chaos de sonorités » qui
« exprime un mélange sans lien de passions »22. La musique classique, que la dialectique
esthétique et historique de Körner cherche à justifier, apparaît par contre comme « unité
dans la multiplicité » - unité d’un caractère à travers la multiplicité des états affectifs.
13 Quatre ans plus tard, dans son article « Symphonien », qui parut en 1799 dans les Fantaisies
sur l’art, Tieck opposa au concept de « caractère » celui du « poétique », idée centrale de
l’esthétique musicale romantique et qui allait dominer, jusque dans les écrits de
Schumann, les débats autour de la musique absolue et de la musique à programme. Le
mot poétique ne désigne aucunement une dépendance de la musique par rapport à la
poésie, mais une substance commune à tous les arts, qui se manifeste même, comme le
pensent Tieck et Hoffmann, à l’état le plus pur dans la musique : dans la musique
instrumentale. En d’autres termes, le « poétique » est l’idée de l’art de laquelle participent
les phénomènes isolés comme d’une idée platonicienne, afin d’accéder tout simplement
au rang d’art. « Ces symphonies peuvent ainsi représenter une pièce si colorée, si
multiple, enchevêtrée ou parfaitement développée dont aucun poète ne pourrait nous
offrir l’équivalent, car elles dévoilent le plus grand mystère en une langue énigmatique,
elles ne sont sujettes à aucune loi de la vraisemblance, elles ne doivent s’étayer d’aucune
histoire et d’aucun caractère, elles restent dans leur monde purement poétique »23.
D’après Tieck, la musique instrumentale est donc « purement poétique » justement en ce
qu’elle est indépendante de la littérature, qu’elle ne raconte pas d’histoire et ne décrit

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aucun caractère. On ne saurait parler à propos de Tieck d’une « littérarisation » de la


musique ou d’une tendance vers la musique à programme. Et même la représentation de
caractères bien définis, qui était pour Haydn la raison d’être de la symphonie, paraît à
Tieck une restriction à laquelle une musique instrumentale « indépendante » et « libre »24
cherchera à se soustraire. La théorie du « poétique-musical » est chez Tieck, comme plus
tard chez Schumann, une esthétique de la musique absolue.
14 (L’indépendance par rapport aux « lois de la vraisemblance » postulée chez Tieck est
dirigée, quoique discrètement, contre la catégorie fondamentale de la poétique
aristotélicienne, et indique ainsi une conception nouvelle de ce qu’est le poétique : si
Platon avait mesuré la poésie à l’aune logique d’affirmations fausses ou vraies (concluant
que « les poètes mentent », Aristote s’appuya sur la logique des modalités et détermina la
poésie comme représentation du possible ou vraisemblable par opposition au réel et au
nécessaire. Que Tieck cherche en revanche le poétique non dans une fiction qui paraît
vraisemblable (dans la « vraisemblance » d’une « histoire » inventée), mais dans une
qualité qui se révèle le plus purement dans la musique instrumentale, signifie rien moins
que l’amorce d’un nouveau « paradigme » poétologique - d’une autre conception de ce qui
rend la poésie poétique. La poétique romantique se nourrit ainsi de l’idée de la musique
absolue et celle-ci de la poétique romantique.)
15 Ce que Tieck appelle « poétique » se nomme « romantique » chez Hoffmann, et ce qui est
« purement romantique » se manifeste dans ce qui est « véritablement musical ». Comme
Tieck, Hoffmann différencie le chant « où l’ajout de la poésie indique certains affects par
les mots » et la musique instrumentale, « purement romantique », c’est-à-dire éloignée
des limitations et du conditionnement par les caractères et les affects : « Elle nous fait
quitter la vie pour le royaume de l’infini »24.
16 La représentation de caractères et d’affects (autrement que chez Körner, ces deux
concepts se fondent souvent l’un dans l’autre dans l’esthétique romantique, puisque tous
deux ne sont pas pensés précisément mais doivent servir d’obscur arrière-fond d’où se
détachera l’idée du « poétique »), cette fixation de la musique instrumentale à quelque
chose de terrestre et de limité, ressentie comme inadaptée par Tieck et Hoffmann, fait
l’objet en 1826, dans les Cours sur la musique à l’usage des amateurs de Hans Georg Nägeli,
d’une polémique dont l’ardeur et la violence sont dues sans doute au caractère
pédagogique du livre - à l’attention des « amateurs » que mentionne le titre. « Le mot
caractère, quand on l’a appliqué à la musique (ce qui veut toujours dire à la musique
instrumentale), a toujours été mal utilisé. Quand on parlait ou voulait parler du caractère
défini d’une œuvre musicale, on en parlait de la façon la plus vague, si bien qu’on n’a
jamais pu se mettre d’accord sur ce qui faisait le côté caractéristique d’une œuvre
donnée. »25 Nägeli bannit du « jeu de formes » que constitue pour lui la musique
instrumentale les « affects », les « représentations », le caractéristique et le pittoresque.
Ce jeu doit « chasser de l’esprit chaque affect particulier, chaque mélange d’affects et
pour ainsi dire repousser dans l’ombre chaque représentation aléatoire »26. Le
« caractéristique » est frappé du même verdict que le « programme » – il n’est pas
« poétique ».
17 L’herméneutique « poétisante » du Romantisme, la tentative de formuler en balbutiant ce
qui se dérobe aux mots, ne doit pas être comprise comme la définition de caractères telle
que la présupposait Hermann Kretzschmar, voire comme l’esquisse de « programmes
ésotériques » au sens d’Arnold Schering. L’effort pour dire malgré tout l’indicible
commence bien souvent par l’aveu de son inutilité ; la première phrase revient sur toutes

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celles qui suivent. Rien ne serait plus faux que de soupçonner qu’un exégète comme Tieck
ou Hoffmann considère son esquisse poétique comme le « sens caché » de la musique,
comme un texte « chiffré » par les sons. Que l’on ait tenté seulement une interprétation
du « poétique » - très conscient d’une impossibilité fondamentale – prouve d’un autre
côté que la musique absolue, comprise comme la réalisation de l’idée d’un art « purement
poétique », ne s’épuisait pas dans la forme ou la structure. Elle incluait, pour le dire de
manière paradoxale, un surplus où l’on pressentait son essence.
18 « Mais de quels mots devrai-je m’emparer pour manifester la force avec laquelle la divine
musique frappe notre cœur, de ses sonorités pleines et de ses échos délicieux ? Sa
présence angélique emplit immédiatement notre âme pour y exhaler un souffle céleste.
Oh ! Comment se concentrent alors en un instant les souvenirs de toutes les félicités,
comment tous les sentiments nobles, toutes les grandes pensées se tendent vers cet hôte !
Avec quelle rapidité les sons, tels des graines miraculeuses, prennent racine en nous, et
voilà que germent et travaillent les forces d’un feu invisible ! Tout de suite un pré se
forme, couvert de mille fleurs merveilleuses, aux couleurs étranges et insaisissables, et
notre enfance et un passé encore bien antérieur jouent et rient parmi les feuillages et les
cimes. Alors les fleurs s’agitent et se mélangent, les couleurs brillantes se frôlent, l’éclat
se superpose à l’éclat et toute cette lumière, cette lueur éclatante, cette pluie de rayons
provoque un autre éclat encore et encore de nouveaux rayons. »27 Cette esquisse
« poétisante » de Tieck, poème en prose qui tente de saisir la substance purement
poétique d’une pièce musicale, se distingue d’un « programme » ou d’une
« caractérisation » par la « belle confusion »28 qui commande à l’emploi des métaphores et
entrelace des domaines de la réalité extrêmement éloignés les uns des autres. Mais
l’arbitraire, justement, l’imagination débridée avec laquelle Tieck heurte la logique
prosaïque, fait de cette interprétation un texte poétique qui laisse entre-voir au lecteur ce
que sera l’expérience de la musique absolue : expérience qui le subjugue pendant un
instant mais qu’on ne peut retenir. L’impression musicale est impérieuse autant que
fugitive – la paraphrase poétique durable mais insuffisante.
19 Au sein de l’esthétique romantique, la musique absolue fut donc comprise comme
réalisation de l’idée de « l’absolu poétique » - tout autrement que dans l’esthétique
formaliste, qui trace une frontière entre des intentions programmatiques ou
caractéristiques et la musique absolue, poétique. Chez Tieck comme plus tard chez
Schumann, qui se référera à Jean-Paul, le contraire du poétique est le prosaïque. Et la
musique est toujours prosaïque (c’est comme en creux que se dessinent ainsi les contours
de la véritable musique poétique) quand elle se soumet à des buts extérieurs qui mettent
en péril sa dignité métaphysique, quand elle se perd dans une vaine virtuosité – du point
de vue de la composition comme de l’interprétation –, quand elle devient dépendante de
programmes qui provoquent une Tonmalerei, une imitation méticuleuse et dérisoire, et
qu’elle s’abandonne enfin à des sentiments considérés comme banals. En d’autres termes,
même le sentiment exprimé musicalement pouvait être suspecté, comme la
fonctionnalité, la caractérisation et les programmes, de trivialité.
20 Ce que Novalis écrivit à propos de la poésie ne valait guère moins pour la musique, où
l’idée du poétique se réalisait le plus purement : « Il est évident pour moi que la poésie ne
doit pas produire des affects. Les affects sont toujours quelque chose de fâcheux comme
des maladies. »29 Et Friedrich Schlegel, qui avait tendance à exprimer abruptement dans
ses fragments ce que les autres suggéraient avec beaucoup d’hésitations dans des traités,
accuse ouvertement une conception de la musique comme « langage des sentiments » de

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ne représenter que « le point de vue plat du prétendu naturel » : « Beaucoup de gens


considèrent comme curieuse et ridicule la façon dont les musiciens parlent des pensées
contenues dans leurs compositions.(…) Mais celui qui a un peu le sens des merveilleuses
affinités entre tous les arts et entre toutes les sciences, au moins n’examinera pas ce
problème du point de vue plat du prétendu naturel où la musique ne doit être que le
langage du sentiment, et ne considérera pas comme impossible en soi une certaine
tendance de toute musique instrumentale pure vers la philosophie. »30
21 Il peut paraître surprenant que cette attaque contre le rationalisme (que désignent sans
malentendu possible les mots de « plat » et de « naturel ») soit liée chez Schlegel à une
objection contre l’esthétique du sentiment, puisque l’opinion qu’inversement,
l’esthétique romantique était (ou devrait être) justement une esthétique du sentiment et
l’esthétique rationaliste une esthétique de la structure, fait partie des préjugés si tenaces
et si profondément ancrés dans l’histoire des idées que les historiens n’ont presque
aucune chance de les éradiquer. Mais si l’on entend par esthétique romantique
l’esthétique des Romantiques, elle est – en tant que métaphysique de la musique
instrumentale – au moins aussi éloignée de l’esthétique du sentiment avec laquelle on l’a
toujours confondue que du formalisme de Hanslick. (La dichotomie imposée par Hanslick
s’applique mal au début du XIXe siècle.)
22 L’esthétique du sentiment associe le sentiment à ce qui est simple et naturel, supposant
qu’un compositeur ou un interprète s’exprime lui-même à travers la musique, « insufflant
son âme dans les sons », afin d’éveiller chez les auditeurs de la sympathie et de
l’attendrissement : que la musique, en somme, est le moyen de former une socialité et une
sociabilité non conventionnelle, non aliénée, non individuelle, mais générale. Elle est
ainsi identifiable du point de vue de l’histoire sociale comme esthétique bourgeoise, sur
laquelle les différentes évolutions des idées – entre Aufklärung, Sturm und Drang,
romantisme populaire et Biedermeier – sont restées presque sans influence. Elle est
attestée déjà au début du XVIIIe siècle par les Réflexions critiques de l’Abbé Dubos : « De
même que la peinture imite les formes et les couleurs de la nature, ainsi la musique imite
les sons, les accents, les soupirs, les modulations de la voix, bref tous les sons par lesquels
la nature elle-même exprime les passions »31. D’un autre côté, le chapelet de citations qui
clôt en 1854 le premier chapitre de la polémique de Hanslick contre « l’esthétique
décadente du sentiment » atteste son existence continue jusque vers le milieu du XIXe
siècle32.
23 En revanche, la théorie romantique de la musique instrumentale est une métaphysique,
développée par opposition à l’esthétique du sentiment, au moins dans ses variations
populaires. Schlegel compare la forme musicale à une méditation philosophique, pour
faire apparaître que la forme est esprit et non simple enveloppe d’une représentation
d’affects ou de l’expression de sentiments. Dans le Romantisme - le romantisme
authentique et non dans sa version triviale -, on opposa à ce qui est simple la « belle
confusion » de l’artificiel, au naturel, le merveilleux et au culte social du sentiment, le
pressentiment métaphysique, lequel s’ouvre au sujet solitaire dans une contemplation
musicale où il oublie soi-même et le monde.
24 Le geste abrupt et polémique par lequel Friedrich Schlegel et Novalis se détachèrent de la
culture bourgeoise du sentiment - où la musique réunit, rassemble, suscite la sympathie –
apparaît cependant, aussi caractéristique qu’il puisse être de l’esthétique romantique,
comme l’expression extrême d’une tendance perceptible chez eux, et qui se traduit
d’ailleurs d’autres façons. August Wilhelm Schlegel par exemple fait preuve, comme

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toujours, de plus de réticences et de nuances. Si Novalis, par une timidité qui pouvait aller
jusqu’au dégoût de toute sociabilité sentimentale, compare les affects aux maladies dont il
craint d’être infecté, August Wilhelm Schlegel parle de « scories matérielles », mais
assigne également à la musique un effet cathartique. « Elle purifie pour ainsi dire les
passions des scories matérielles qui s’attachent à elles, en les représentant uniquement
d’après leur forme, sans rapport avec de quelconques objets, devant notre sens intérieur,
et après leur avoir ôté ce vêtement terrestre, elle les laisse respirer dans un ciel plus
pur. »33
25 Au XIXe siècle, l’idée que la musique « représente la forme » des sentiments et des affects
est devenue un lieu commun, avec des variations et des accentuations différentes. Un
même point de départ - l’absence d’objet ou de concepts dans la représentation musicale
des sentiments - permettait des conclusions divergentes voire contradictoires. Que la
musique puisse saisir les sentiments seulement in abstracto, un peu comme des ombres,
n’empêcha pas Schopenhauer de mettre en avant l’expression des sentiments (et non la
forme musicale) comme l’élément essentiel : l’objet de la musique serait la « volonté » -
comprise comme quintessence des affects - une force et un instinct aveugle où
Schopenhauer croyait avoir découvert la « chose en soi » derrière les apparences
terrestres. L’aspect abstrait apparaît donc justement chez lui non comme un manque,
mais comme la garantie que les sentiments représentés musicalement n’adhèrent plus
aux apparences empiriques du monde mais s’avancent vers leur essence métaphysique.
L’esthétique du sentiment du XVIIIe siècle reçoit ainsi, à travers l’idée de l’absence
d’objet, une coloration métaphysique. La musique « n’exprime jamais l’apparence, mais
seulement l’essence intérieure, l’en-soi de toute apparence, la volonté elle-même ». Ce
qu’elle formule « n’est donc pas cette joie-là ou cette joie-ci, particulière et déterminée,
cette tristesse-ci, ou cette douleur-là, cette terreur, cette jubilation, cette allégresse ou ce
calme de l’esprit : mais la joie, la tristesse, la douleur, la terreur, la jubilation, le calme
même, abstraitement en quelque sorte ; l’essentiel sans aucun ajout et sans les motifs
précis »34. Ce qui chez Schopenhauer est l’« essentiel » sera déclassé par Hanslick en
« inessentiel » : pour lui, l’absence d’objet et l’abstraction de l’expression musicale
signifient que la musique se limite à représenter le côté « dynamique » des sentiments.
« Elle ne saurait raconter un amour, mais seulement le mouvement qui peut se produire
dans l’amour ou dans un autre affect, mais qui sera toujours l’aspect inessentiel de son
caractère. »35 Et l’argument central de Hanslick, sur lequel repose son formalisme, assure
qu’une dynamique du sentiment indéfinie et indifférenciée ne saurait être la substance
esthétique et la raison d’être d’une forme musicale déterminée et différenciée.
(Schopenhauer essayait de résoudre le même problème que Hanslick : quel est le rapport
entre l’absence d’objet de l’expression musicale et la détermination de la forme
musicale ? Mais il aboutit à la conclusion opposée : « Sa généralité n’est aucunement la
généralité vide de l’abstraction, elle est d’une toute autre nature et liée à une
détermination claire et continue. En cela elle ressemble aux figures géométriques » 36. La
corrélation entre la « détermination continue » de la structure et l’expression reste
cependant une pure affirmation.)
26 La variante schopenhauerienne de l’esthétique du sentiment, à savoir qu’un affect
exprimé par la musique s’élève vers une dignité métaphysique à travers l’abstraction, à
travers le détachement vis-à-vis des objets et des motivations, paraît être inspirée par
Wackenroder. Mais à la place d’une sombre métaphysique résignée de la volonté, on
trouve chez Wackenroder le « recueillement » esthétique placé sous le signe d’une

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« religion de l’art » dans le contexte de laquelle l’idée de l’expression musicale des


sentiments acquiert « in abstracto » une signification philosophique.
27 Les sentiments qui éclosent lors d’une contemplation esthétique où le sujet s’oublie lui-
même (concentré sur la musique et sa signification et non sur les mouvements aléatoires
qui traversent son âme), doivent être conservés par des affects clairement définis et
déterminés par les mots, afin de pouvoir entrer dans « l’art musical pur, absolu ». « Quand
toutes les vibrations intérieures des fibres de notre cœur - tremblantes dans la joie,
véhémentes dans le ravissement, le pouls s’accélérant dans l’adoration ravageuse - font
exploser par un seul cri le langage des mots, ce tombeau de la fureur intérieure de notre
cœur, - c’est alors que sous un ciel différent, elles apparaissent dans des vibrations de
harpes délicieuses, comme dans une vie de l’au-delà et en une beauté transfigurée, fêtant
sous l’aspect d’anges leur résurrection »37. La musique instrumentale, sans paroles,
apparaît comme la libération du sentiment des entraves d’une musique vocale attachée
aux mots. Les « prétendus sentiments » (comme dit Wackenroder en prenant nettement
ses distances avec l’Empfindsamkeit et son culte d’une socialité sentimentale) « se
détachent de la mêlée confuse et désordonnée de leur essence terrestre où il
s’empêtraient, afin de les développer proprement pour notre belle contemplation et de
les conserver ainsi d’une manière particulière »38 - et c’est pour cela qu’il accèdent à une
signification esthétique, ce qui veut dire également chez Wackenroder : une signification
pour la religion de l’art. « Ces sentiments qui montent dans notre cœur nous paraissent
parfois tellement grands et magnifiques que nous les enfermons comme des reliques dans
de précieux ostensoirs (…). Or, pour conserver les sentiments, diverses belles inventions
ont été faites, et ainsi sont nés tous les beaux-arts. Mais je tiens la musique pour la plus
merveilleuse de ces inventions puisqu’elle décrit les sentiments humains d’une façon
surhumaine. »39 Ainsi, l’expressivité musicale fut « sacralisée » par Wackenroder, ce qui
eut des retombées imprévisibles sur l’esthétique musicale au XIXe siècle. D’un autre côté,
cette élévation vers l’incommensurable éloigne tellement les sentiments de leur origine
que la distance séparant Wackenroder de l’Empfindsamkeit paraît à peine moins grande
que celle qui le sépare d’une esthétique de la forme avec une « superstructure »
métaphysique, telle que la proclamera Ernst Kurth au XXe siècle. Mais l’élévation
religieuse a été reprise comme un accessoire édifiant par la culture bourgeoise, une
version sentimentaliste dans la tradition de l’Empfindsamkeit continuant sourdement son
ouvrage dans l’ère classico-romantique puis le Biedermeier.
28 L’esthétique de la musique instrumentale de Wackenroder (une esthétisation où la
musique absolue apparaît comme pressentiment de l’infini, se manifestant à travers un
sentiment qui lui-même, détaché des « scories matérielles », est déjà religieux) fut ensuite
transposée par Karl Wilhelm Ferdinand Solger et Christian Hermann Weisse dans la
langue de la philosophie dialectique. Celle-ci n’estompa aucunement la prétention
emphatique d’une conception où religion de l’art et religion du sentiment
s’interpénétraient. Cette prétention en fut au contraire renforcée, dans la mesure où une
doctrine que les plus cultivés de ses détracteurs pouvaient à la rigueur excuser comme de
la poésie, était maintenant présentée comme une science.
29 Dans le chapitre sur la musique du Cours d’Esthétique de 1819, publié après sa mort en
1828, Solger part de l’intuition de Herder selon laquelle « l’âme universelle, la simple
conception de l’être de toute chose existante, s’exprime à travers le son »40. « Mais la
musique n’existe pas seulement pour exprimer les sentiments particuliers ; ceux-là ne
sont rien que des états passagers qui ne peuvent être utilisés par l’art qu’englobés dans

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une unité. Le sentiment momentané doit par conséquent s’imprégner de la simplicité de


l’âme humaine. » En d’autres termes, le fait qu’une profonde unité de caractère doive être
à la base d’une multiplicité d’états d’âme changeants, afin que le postulat central de
l’esthétique (qui était en même temps une éthique) soit rempli, rappelle l’esquisse d’une
esthétique musicale classique de Körner, qui partait de l’opposition entre pathos et ethos.
Mais cette emphase de la religion de l’art chez Solger est un héritage du Romantisme. La
musique est « d’un côté capacité de l’âme de sentir intérieurement, et de l’autre,
expression d’un sentiment particulier. Les deux doivent s’interpénétrer étroitement et
représenter par là l’idée, si bien que la musique est toujours ressentie ainsi comme le
général et celui-ci en même temps comme un état momentané. » Dans la langue de la
philosophie dialectique, « l’idée » signifie la médiation du général et du particulier. La
« capacité de sentir propre à l’âme » paraît avoir été pour Solger, un peu comme pour
Schleiermacher, le lieu où se constitue la religion : en tant qu’élévation du sujet qui
s’abîme. Car on ne saurait expliquer autrement le passage du « sentiment intérieur »
comme conscience de soi vers le sentiment d’une « présence de l’éternité ». « Ainsi, la
musique peut nous transporter à travers le stade de l’apparence vers la présence de
l’éternité, réussissant à dissoudre notre sentiment dans l’unité de l’idée vivante (…). La
musique dissout notre propre conscience dans la perception de ce qui est éternel. Pour
cela, l’utilisation essentielle et adéquate de la musique est donc religieuse. » 41 Ce qui est
nommé « ethos » chez Körner (cette agrafe qui retient les émotions momentanées
exprimées par la musique) est devenu chez Solger une expérience religieuse qui prend
racine dans le « sentiment intérieur » de l’âme et dont l’art assure la médiation.
30 Dans le Système de l’esthétique de Weisse, publié en 1830, c’est la musique instrumentale
absolue qui formule le mieux et rend sensible « l’esprit moderne » s’élevant vers la
conscience de son indépendance et de son détachement. « La vivacité de l’esprit qui se
donne dans la musique instrumentale l’apparence qui lui est propre et qui diffère de toute
particularité en deçà du royaume de la beauté » (cette « particularité » que l’affect laisse
derrière lui en tant que « bel affect » désigne chez Weisse comme chez Schopenhauer les
conditions empiriques, limitées, les objets et les motivations des sentiments) « s’exprime
dans cet art comme un va-et-vient ou un flottement incessant entre les deux pôles
opposés de la douleur et de la joie, ou de la plainte et de la jubilation ». (Nägeli, dans ses
Cours sur la Musique de 1826, avait déjà parlé, quatre ans avant Weisse, d’un « flottement
dans toute la région incommensurable des sentiments »42). « Ces deux sentiments ou états
contradictoires apparaissent ici dans leur pureté, comme attributs de l’esprit absolu ou, si
l’on veut employer déjà ici cette expression, de l’esprit divin, sans rapport immédiat avec
ce qui les éveille, les démultiplie ou les accompagne par ailleurs dans l’esprit limité de
l’homme. »43 Les sentiments in abstracto , nettoyés des scories matérielles, que
Wackenroder voulait enfermer dans ses ostensoirs précieux (et la musique instrumentale
était pour lui un tel ostensoir) reviennent chez Weisse comme attributs de l’esprit divin ;
il est difficile de formuler de façon plus extrême la doctrine de la religion de l’art comme
religion du sentiment.

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NOTES
1. W. H. WACKENRODER, Werke und Briefe, Heidelberg, 1967, pp. 292 sqq.
2. Ibid., p. 297.
3. Johann Georg SULZER, Allgemeine Théorie der schönen Künste, loc. cit., vol. IV, p. 478.
4. HOFFMANN, Schriften zur Musik, loc. cit., p. 36. Traduction française, p. 40.
5. WACKENRODER, op. cit., p. 255.
6. HOFFMANN, op. cit., p. 37. Traduction française, p. 40.
7. Ibid., p. 34. Traduction française, p. 38.
8. Karl Philipp MORITZ, Andreas Hartknopf, (réédition Stuttgart, 1968), p. 131.
9. Ibid., p. 132.
10. Ibid., pp. 132 sqq.
11. WACKENRODER, op. cit., p. 247.
12. SULZER, op. cit., p. 479.
13. JEAN-PAUL, Werke, vol. I (Siebenkäs, chap. 15), Norbert MILLER (éd.), Munich, 1960, p. 775.
14. Ibid., p. 776.
15. Norbert MILLER , Musik als Sprache, dans : Beiträge zur musikalischen Hermeneutik, C. DAHLHAUS
(éd.), Regensburg, 1975, pp. 271 sqq.
16. Gustav BECKING , Zur musikalischen Romantik, dans : Deutsche Vierteljahrsschrift für
Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, II, 1924, p. 585.
17. BECKING, op. cit., p. 586.
18. WACKENRODER, op. cit., p. 256.
19. Ibid., p. 19.
20. Heinrich BESSELER , Mozart and die deutsche Klassik, dans : Bericht uber den internationalen
musikwissenschaftlichen Kongreß Wien 1956, Graz, 1958, p. 47.
21. D'après Wolfgang SEIFERT , Chrisitian Gottfried Körner. Ein Musikästhetiker der deutschen Klassik,
Ratisbonne, 1960, p. 147.
22. Ibid., p. 148.
23. WACKENRODER, op. cit., p. 255.
24. HOFFMANN, op. cit., pp. 34 sqq. Traduction française, pp. 39 sqq.
25. Hans Georg NÄGELI, Vorlesungen, op. cit., Stuttgart et Tübingen, 1826, p. 32.
26. Ibid., p. 33.
27. WACKENRODER, op. cit., p. 28.
28. Ibid., p. 255.
29. NOVALIS, Fragmente, loc. cit., p. 586.
30. Friedrich SCHLEGEL , Charakteristiken und Kritiken I, dans : Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, vol.
II, H. Eichner, Munich, 1967, p. 254.
31. Abbé DUBOS , Reflections critiques sur la Poésie et sur la Peinture, Paris, 1715, édition allemande :
Copenhague, 1760, p. 413.
32. Edouard HANSLICK , Vom Musikalisch-Schönen, loc. cit., pp. 100 sqq. Traduction française, pp. 68
sqq.
33. August Wilhelm SCHLEGEL, Die Kunstlehre, loc. cit., p. 215.
34. Arthur SCHOPENHAUER, Sämtliche Werke, loc. cit., vol. II, pp. 258 sqq. Traduction française, p. 334.
35. HANSLICK, op. cit., p. 16. Traduction française, p. 75 (traduction modifiée).

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36. SCHOPENHAUER, op. cit., p. 259. Traduction française, p. 335 (traduction modifiée).
37. WACKENRODER, op. cit, pp. 222 sqq.
38. Ibid., p. 206.
39. Ibid., pp. 206 sqq.
40. Karl Wilhelm Ferdinand SOLGER, Vorlesungen iiber Ästhetik, K. W. L. HEYSE (éd.), Darmstadt, 1969,
p. 340.
41. Ibid., p. 341.
42. NÄGELI, op. cit., p. 33.
43. Christian Hermann WEISSE, System der Ästhetik als Wissenschaft von der Idee der Schönheit, Reprint
Hildesheim, 1966, vol. II, pp. 56 sqq.

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V. La contemplation esthétique
comme recueillement

1 Dans le panégyrique qui précède la monographie De la vie, de l’art et des œuvres de Jean-
Sébastien Bach, Johann Nicolaus Forkel remarque qu’il s’est « persuadé peu à peu qu’on ne
pouvait parler des œuvres de Bach, si on les connaissait vraiment, autrement qu’avec
ravissement, et de certaines même avec une sorte d’adoration sacrée »1. Ce ton religieux
que Forkel adopte, non sans hésiter, est tout à fait inhabituel en 1802 quand on parle
d’œuvres d’art, et sans doute est-ce la lecture de Herder, Tieck ou Wackenroder qui a
persuadé Forkel qu’il n’y avait rien de blasphématoire à parler « d’adoration sacrée » à
propos de pièces musicales.
2 En 1793, après un séjour en Italie qui fut l’« occasion de réfléchir sur la musique
liturgique mieux qu’on n’aurait pu le faire en Allemagne »2, Herder écrivait dans son essai
« Cäcilia » : « Le recueillement est, me semble-t-il, le summum de la musique, l’harmonie
céleste et sacrée, la dévotion et la joie. C’est par cette voie que l’art musical a conquis ses
trésors les plus beaux et qu’elle a atteint le cœur de l’art »3. Cet art sacré pour lequel
Herder exige le recueillement, c’est la musique « d’un Leo, d’un Durante, Palestrina,
Marcello, Pergolèse, Händel ou Bach »4. Le présent apparaît à Herder comme un « temps
de dénuement » ; mais de la grandeur passée, grandeur que la mémoire peut conserver
même si elle a disparu en réalité, on peut tirer l’espoir que le chemin vers une seconde
ère de la musique religieuse n’est pas barré. « La musique sacrée n’est pas plus morte que
ne peut mourir le véritable sentiment de la religion et de la naïveté ; mais entre-temps,
elle attend et espère la venue d’une époque qui la rétablisse et la manifeste de nouveau » 5.
3 L’idée d’un art musical « sacré », invoquée par Herder en 1793, portait donc non sur la
musique en général, mais sur la « véritable » musique d’église, dont il trouvait le principe
chez Bach comme chez Palestrina. (La conception étroite de la musique d’église à laquelle
se cantonnèrent les partisans de Palestrina au XIXe siècle – protestants comme
catholiques – était encore étrangère à Herder.) Mais en 1800, dans la Kalligone de Herder,
une métacritique de la Critique de la faculté de juger de Kant, le « recueillement », ce
« summum » de la musique, devient un sentiment provoqué par la musique en son entier,
même et précisément par celle qui est « séparée des gestes et des paroles », la musique
absolue. « Si donc vous ne ressentez rien, dit Herder en faisant allusion à Kant, vous qui
méprisez la musique des sons en soi et n’en tirez aucun profit s’il n’y a pas de paroles,

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alors abstenez-vous. (…) Le lent progrès de l’histoire de la musique atteste les difficultés
qu’elle a éprouvées à se séparer de ses sœurs, les paroles et les gestes, afin de former un
art autonome. Il fallait un moyen propre et décisif pour la rendre indépendante et la
délivrer de tout secours extérieur. »6 Même si l’origine de la musique repose dans le
chant, Herder n’exclut guère que son telos, là où se dévoile son essence, ne soit la musique
absolue.
4 Ce « moyen décisif » nécessaire ne serait-ce que pour présenter une musique
instrumentale autonome, détachée des fonctions et des textes, comme raisonnable et
comme un art au sens emphatique, Herder le cherche moins dans la structure de la chose
elle-même que dans l’état d’esprit des auditeurs. En d’autres termes, la prétention de la
musique absolue à exister pour elle-même, en tant que « beau sans concepts » et
« fonctionnelle sans fonctions », et sans soutenir une action ou illustrer des textes, n’est
justifiée d’après Herder que par cette contemplation dans laquelle se retire l’auditeur,
oubliant le monde et s’oubliant lui-même, et où la musique apparaît comme « un monde
refermé sur lui-même »7. La musique absolue trouve sa légitimité dans la contemplation
esthétique et dans l’importance de celle-ci pour l’« éducation de l’humanité », et
inversement, la contemplation esthétique la trouve dans l’expressivité de la musique
absolue qui s’élève par-delà les paroles. « Qu’était-ce donc qui la sépara de tout ce qui lui
était étranger, de la danse, du geste, même de la voix qui l’accompagnait ? Le
recueillement. C’est le recueillement qui élève l’homme et une assemblée d’hommes au-
delà des paroles et des gestes, puisqu’il ne reste rien alors pour ses sentiments – rien que
les sons. »8
5 Il n’allait nullement de soi vers 1800 et il pouvait même paraître bizarre d’affirmer qu’il
fallait entendre un morceau de musique absolue avec « recueillement », au lieu qu’il serve
à stimuler une conversation par des bruits agréables mais vides (ce qu’était la musique
instrumentale encore pour Sulzer, incarnant le sens commun à la fin du XVIII e siècle). Mais
le transfert du « recueillement » de la musique « sacrée » sur la musique absolue ne
témoignait pas d’une simple exaltation, comme pourraient le penser ceux qui méprisent
la « religion de l’art » du XIXe siècle ; il marquait aussi une découverte fondamentale : la
grande musique instrumentale, afin d’être comprise comme « logique musicale » et
comme « langue au-delà de la langue », était tributaire d’une attitude que Schopenhauer
décrit avec beaucoup de relief comme contemplation esthétique, attitude qui seule
constitue la musique dans la conscience. Pour reprendre la terminologie
phénoménologique de Husserl, la contemplation est la noésis de la musique pure comme
noéma.
6 La découverte de Herder présupposait cependant que la musique « indéterminée » et
séparée « des gestes et des paroles » n’apparaisse pas comme une version inférieure de la
musique vocale mais comme le « véritable » art musical. C’est seulement quand la
musique sans paroles « s’élève » au-dessus du langage au heu de rester en dessous de lui,
qu’il devient sensé de faire se rejoindre l’élévation du recueillement religieux et la
contemplation de la musique absolue.
7 Il n’est pas exclu que des expériences personnelles (et son opposition à Kant, le
contempteur de la musique instrumentale) aient pu convaincre Herder de cette nécessité
du recueillement en face de la musique absolue comme « art sacré » ; mais il est sans
doute plus probable qu’il se laissa influencer par Wackenroder. (Les Confessions d’un moine
amateur d’art étaient paru en 1797 et les Fantaisies sur l’art en 1799.) C’est dans le langage

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de Wackenroder que tout un siècle allait formuler ce sentiment de recueillement que la


musique provoqua en lui.
8 « Quand Joseph assistait à un grand concert, il se mettait dans un coin sans regarder
l’assemblée brillante des auditeurs, et écoutait avec recueillement comme s’il était à
l’église – aussi silencieux et immobile, les yeux fixés sur le sol. Il ne perdait pas le moindre
son et à la fin, cette concentration tendue le laissait tout épuisé et fatigué. (…) Lors de
symphonies pleines d’harmonie, allègres et ravissantes, qu’il aimait tout
particulièrement, il lui semblait souvent voir un chœur joyeux de jeunes hommes et de
jeunes filles, qui dansaient sur un pré riant (…). Quelques endroits de la musique lui
paraissaient si clairs et si évidents que les sons semblaient être des mots. D’autres fois, les
sons provoquaient dans son cœur un merveilleux mélange d’allégresse et de tristesse, si
bien qu’il était à la fois au bord des larmes et du rire (…). Toutes ces émotions diverses
faisaient se presser dans son âme toujours de nouvelles images et de nouvelles pensées
correspondantes : – don merveilleux de la musique, d’un art qui de toute façon agit sur
nous et excite les forces de notre nature d’autant plus puissamment que son langage est
plus obscur et plus mystérieux »9.
9 Chez Wackenroder-Berglinger – dans le passage cité, Wackenroder l’auteur se confond
avec Berglinger le personnage de la nouvelle -, le mot « recueillement » n’a quasiment pas
de sens métaphorique. Il est certes question dans les Fantaisies sur l’art d’une
« comparaison osée » quand les adeptes de la religion de l’art, « s’agenouillant devant
l’art le cœur pur, pour lui offrir l’hommage d’un amour éternel et infini », sont comparés
aux « élus du sacrement de la prêtrise », trouvant « partout dans la vie de belles occasions
pour louer et remercier Dieu »10. Mais cette image aboutit à une confession simple et
directe quand Wackenroder révère « ce qu’il y a de profondément et d’immuablement
sacré dans cet art par rapport à tous les autres »11, voire quand Tieck met sans hésiter la
religion et l’art sur le même plan : « Car l’art musical est assurément le secret ultime de la
foi, le mysticisme, la religion entièrement révélée »12.
10 Le recueillement vers lequel se sent porté Wackenroder/Berglinger vaut en principe pour
la musique en général, sans distinction entre des genres ou des styles plus ou moins
élevés. « Depuis toujours, le genre de musique que j’entendais m’apparaissait sur le
moment comme le premier et le plus excellent, me faisant oublier tous les autres. » 13
(Celui qui est « choisi pour le sacrement de la prêtrise » comme Wackenroder définit
l’adepte de la religion de l’art, « élève partout des autels ».) Mais ce sont pourtant les
symphonies puissantes qu’il aime avant tout ; et Tieck, plus décidément encore que
Wackenroder, affirme que l’idée de la musique se révèle le plus clairement dans la grande
musique instrumentale, dans ce que Hanslick appellera « l’art musical pur, absolu » 14.
11 Le type d’écoute que Wackenroder décrit dans Joseph Berglinger doit paraître ambigu à un
lecteur formé selon les catégories esthétiques du XXe siècle. D’un côté, il est question
d’une concentration fixée sur la chose elle-même, du phénomène musical, et de l’autre,
« d’images sensibles et de nouvelles pensées » provoquées par la musique. Wackenroder 15
aussi bien que Tieck16 relatent dans les Fantaisies sur l’art les impressions qu’ils ressentent
en écoutant une symphonie dans un langage où les métaphores deviennent véritablement
foisonnantes. Mais on passerait à côté de ces descriptions si on les lisait avec la méfiance
sans mélange du « formaliste » envers tout genre « d’herméneutique ». Ce qui est
essentiel, c’est que selon la terminologie des années 1800, elles ne sont ni « historiques »
ni « caractéristiques » mais « poétiques » – elles ne racontent pas d’histoire et évitent de
nommer un pathos ou un ethos précis, bien défini, dont la musique serait l’expression.

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Elles sont conçues plutôt comme des tentatives de parler de l’essence poétique (c’est-à-
dire non pas littéraire, mais métaphysique) de la musique, à travers des paraboles qui
s’entrelacent en des figures énigmatiques et labyrinthiques, pour démontrer en somme
que la musique est une langue par-delà le langage. Les symphonies, écrit Tieck,
« dévoilent en un langage mystérieux les plus grandes énigmes, elles ne dépendent
d’aucune loi de la vraisemblance, elles n’ont besoin de se raccrocher à aucune histoire ni
à aucun caractère, elles demeurent dans leur monde purement poétique »17.
12 Π semble que les différents types de l’écoute musicale, qui se fondent les uns dans les
autres sans aucune hiérarchie dans Joseph Berglinger, écrit en 1797, s’opposent de façon
très tranchée comme la « vraie » et la « fausse » manière de goûter la musique dans
l’esquisse d’une théorie de la réception que Wackenroder glisse en 1792 dans une lettre à
Tieck. « Quand je vais au concert, il me semble que je goûte la musique toujours de deux
manières. Mais l’une d’elles seulement est la bonne : elle consiste en une observation très
attentive des sons et de leur succession ; dans l’abandon complet de l’âme à ce flot
entraînant les émotions. » (Dans le mot « émotion » semblent se fondre comme chez Kant
à la fois la sensation et l’émotion). « Dans la distance et l’abstraction par rapport à toute
pensée qui dérangerait et toute impression étrangère des sens. Boire ainsi avidement les
sons implique un certain effort, que l’on ne soutient pas très longtemps. (…) L’autre
plaisir que me procure la musique n’est pas une véritable jouissance, ce n’est pas une
perception passive de l’expression produite par les sons, mais une certaine activité de
l’esprit stimulée et entretenue par la musique. Alors je n’entends plus le sentiment qui
prédomine dans le morceau, mais mes pensées et mes fantaisies sont en somme
emportées sur les vagues du chant et se perdent bien souvent dans des recoins éloignés. »
18 (L’expression « perception passive » pourrait d’ailleurs étonner – l’esthétique moderne

tend au contraire à comprendre cette concentration sur l’œuvre que Wackenroder


désigne comme la « perception passive de l’impression produite par les sons » comme une
« écoute active » au sens de Hugo Riemann, comme une reprise créative du processus de
composition, et à déclarer en revanche cette rêverie faite d’images et de pensées qui
éloignent de la musique, comme un abandon « passif » à des associations « mécaniques ».)
13 Si l’on part des prémisses d’une esthétique fondée sur ce qui est « spécifiquement
musical », la description faite dans Joseph Berglinger peut paraître comme une régression
vers quelque chose de flou et comme une « herméneutique » un peu hybride – estompant
les frontières tracées dans la lettre de 1792. Mais il ne faut pas confondre les descriptions
« poétiques » dans les Fantaisies sur l’Art avec cette fuite dans les images et les pensées que
Wackenroder se reprochait en 1792 comme une fausse écoute musicale. L’« art musical
pur, absolu » n’est nulle part travesti en une musique « programmatique » ou
« caractéristique », mais toujours interprété de façon « poétique ». Les comparaisons, au
prix parfois de collisions métaphoriques douteuses d’un point de vue littéraire, se
maintiennent dans la sphère d’une indétermination hantée de pressentiments, là où
l’esthétique romantique cherchait l’origine métaphysique de la musique instrumentale.
Et les caractéristiques principales de la contemplation – attitude corollaire donc à l’idée
de musique absolue – restent aussi intouchées dans Joseph Berglinger que dans l’esquisse de
la véritable écoute musicale de 1792 : la distance de la musique absolue par rapport à la
musique à programme et à caractères ; la « nostalgie infinie » qui, parce qu’elle s’élève au-
dessus d’un langage cantonné aux concepts finis, constitue « l’essence poétique » de la
musique ; et enfin la concentration sur l’œuvre, au lieu de l’abandon à des pensées et des
sentiments qui divaguent.

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14 Si la contemplation esthétique a pu apparaître comme un recueillement religieux, ce


n’était là que le revers d’un processus qui parfois tirait celui-ci vers l’esthétique. (On peut
définir cette interaction des changements dans la philosophie de l’art et de la religion –
interaction qui se manifeste comme « histoire des idées », laquelle est bien moins une
origine, comme le croyait Wilhelm Dilthey, qu’un résultat – par la formule d’une
« sacralisation » du profane et d’une « sécularisation » du religieux. Mais on peut
également, si l’on veut s’éviter en tant qu’historien dépourvu de dogme théologique le
reproche de l’appropriation injustifiée qu’implique le mot « sécularisation », considérer le
phénomène de la religion de l’art au XIXe siècle comme une figure historiquement
légitime de la conscience religieuse.)
15 Dans les Discours sur la religion adressés en 1799 par Friedrich Schleiermacher (donc juste
après les Fantaisies sur l’art de Tieck et la Kalligone de Herder) « aux gens cultivés parmi ses
détracteurs », la religion est strictement distinguée de la métaphysique ou spéculation
d’une part, et de l’autre de la morale ou pratique. « Son essence n’est ni la pensée ni
l’action, mais la contemplation et le sentiment. »19 « La pratique, c’est l’art, et la
spéculation, c’est la science ; la religion est le sens et le goût de l’infini. » 20 La
contemplation et le sentiment – la contemplation de la finitude qui se présente
immédiatement au regard et le sentiment de l’infini auquel elle est liée – sont décrits avec
des formulations qui s’appuient très clairement sur le modèle de la contemplation
esthétique. « La contemplation sans le sentiment n’est rien non plus à elle seule : tous
deux deviennent quelque chose seulement quand ils sont unis comme jadis et parce qu’ils
le furent jadis. Ce premier moment mystérieux qui revient à chaque perception des sens,
avant que la contemplation et le sentiment ne se séparent, quand le sens et son objet se
fondent en somme ensemble avant de retrouver leur lieu d’origine – je sais à quel point il
est indescriptible et fugitif, mais j’aimerais que vous puissiez le retenir et le reconnaître
dans l’activité supérieure et divine de l’âme. »21
16 Dans le cadre d’une telle théologie qui ne dédaigne pas la compagnie de la poésie, on doit
prendre aux sérieux les images et les métaphores. Dans son discours Sur l’essence de la
religion, Schleiermacher compare la religion, qui accompagne l’action sans la motiver, à
une « musique sacrée » : « Toute véritable action doit être morale et peut l’être, mais les
sentiments religieux doivent accompagner comme une musique sacrée toutes les actions
de l’homme ; il doit tout faire avec la religion, non à cause d’elle »22. La musique peut être
« sacrée », puisque inversement, le sacré tel que le comprend Schleiermacher peut se
manifester dans la musique. La religion qu’il prêche « aux gens cultivés parmi ses
détracteurs », est une « religion du sentiment » et non une « religion des mots ». Elle
tourne autour de « l’indicible » au lieu de se raccrocher au support verbal. Les dogmes
sont secondaires, ce sont « de pieux états d’âme exprimés par des paroles », mais non leur
substance23. L’indicible en revanche, le versant objectif de l’état intérieur subjectif où se
constitue la religion, peut être exprimé par la musique, qui est « langue au-delà de la
langue », comme par des hiéroglyphes. « Parmi les trois domaines de la poésie, du
discours et de la représentation constructive, la poésie tient le plus haut rang, elle se situe
plus haut que les deux autres, mais la musique est plus haute et meilleure qu’elle. » 24
17 Schleiermacher représente la théologie protestante du XIXe siècle. Quand il enseigne
qu’une maxime est véritablement théologique dans la mesure où le sentiment religieux
est conservé par elle, on peut conclure sans généralisation abusive que la religion de l’art
au XIXe siècle était effectivement la religion et non pas l’un de ses travestissements. Car il
suffisait que le sentiment de l’infini, qui est la substance de la religion, se traduise dans la

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musique pour fondre la contemplation esthétique et le recueillement religieux, et cela


sans que les présupposés théologiques de Schleiermacher (celles de son siècle) n’incluent
une quelconque superstition. La théologie du sentiment – sentiment qui est d’un côté
« conscience de soi immédiate » et d’un autre côté sentiment d’une « dépendance
radicale » – est en même temps, tacitement, une théologie de la religion de l’art.
18 Ce que Schleiermacher suggère encore avec quelque hésitation se trouve affirmé sans
détours dans un pamphlet intitulé La nouvelle église, que le théologien berlinois Martin
Lebrecht de Wette publia anonymement en 1815. « L’art et la poésie sont pour les gens
cultivés à notre époque les stimulants les plus efficaces pour éveiller les sentiments
religieux. Dans le sentiment, la foi se communique le plus immédiatement. Et c’est par
l’art que le sentiment religieux est le mieux servi, »25
19 Parmi les théologiens catholiques, c’est Johann Michael Sailer qui allait louer l’art comme
moyen d’un éveil religieux. Dans un discours à l’université de Landshut en 1808, Du lien
entre la religion et l’art, il condamna certes « toute religion seulement esthétique, qui nage
dans les sentiments vagues du divin »26, mais remarqua en même temps : « La religion est
alliée de l’art, et ce lien n’est pas aléatoire ou conventionnel, mais essentiel, nécessaire ; il
ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier, il est éternel »27. D’après Sailer, « l’art sacré et uni est
l’un des organes qui manifestent la vie de la religion » et rendent la religion « d’intérieure
et invisible, visible et extérieure »28. Et inversement : « Si la religion, outre cette vie qui
tend vers l’extérieur, possède également une vie intérieure, revenant vers les
profondeurs de l’âme émue, alors l’art sacré et uni en reçoit une nouvelle dignité ; elle
n’est plus seulement l’organe extérieur de la religion, elle est son organe intérieur »29.

NOTES
1. Johann Nicolaus FORKEL, op. cit., Leipzig 1802. W. VETTER (éd.), Kassel, 1970, p. 12.
2. Johann Gottfried HERDER, Werke, Berlin, Heinrich Düntzer, s. d., vol. XV, p. 337.
3. HERDER, vol. XV, p. 341.
4. HERDER, vol. XV, p. 345.
5. HERDER, vol. XV, p. 350.
6. HERDER, vol. XVIII, p. 604.
7. WACKENRODER, op. cit., p. 245.
8. HERDER, vol. XVIII, p. 604.
9. WACKENRODER , op. cit., pp. 115 sqq. Traduction française par André Cœuroy, dans : Paris,
Gallimard, la Pléiade, 1963, pp. 1532-33 (traduction légèrement modifiée). La Remarquable vie du
compositeur Joseph Berglinger, dans : Romantiques allemands, vol. I (éd. M. Alexandre).
10. Ibid., pp. 210 sqq.
11. Ibid., p. 221.
12. Ibid., p. 251.
13. Ibid., p. 211.
14. Ibid., pp. 226 sqq.
15. Ibid., pp. 226 sqq.

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16. Ibid., pp. 236 sqq.


17. Ibid., pp. 283 sqq.
18. Ibid., pp. 283 sqq.
19. Friedrich SCHLEIERMACHER, Über die Religion, H. J. ROTHERT (éd.), Hambourg, 1958, p. 29.
20. Ibid., p. 30.
21. Ibid., p. 41.
22. Ibid., pp. 38 sqq.
23. Friedrich SCHLEIERMACHER , Glaubenslehre, § 15, dans : Karl BARTH , Die protestantische Théologie im
19. Jahrhundert, Hambourg, 1975, vol. II, p. 385.
24. Ibid., p. 385.
25. Hubert SCHRADE, Deutsche Maler der Romantik, Cologne, 1967, p. 17.
26. Johann Michael SAILER, Sämmtliche Wake, J. WIDMER (éd.), Sulzbach, 1839, vol. XIX, pp. 161 sqq.
27. Ibid., p. 164.
28. Ibid., p. 166.
29. Ibid., p. 170.

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VI. Musique instrumentale et


religion de l’art

1 La religion de l’art au XIXe siècle, cette croyance que l’art, quoique l’œuvre de l’homme,
serait une manifestation du divin, a acquis la mauvaise réputation d’un « mélange
impur ». Ceux qui la contestent, comme Igor Stravinsky par exemple, protestent à la fois
contre la sacralisation de l’art et contre la sécularisation de la religion ; on se sent poussé
autant à protéger la religion contre les abus de l’art que l’art contre ceux de la religion.
Mais si l’on admet la religion du sentiment de Schleiermacher comme une étape
autonome dans l’histoire de la piété et de la religion, au lieu de s’offusquer au nom d’une
théologie dialectique ou du formalisme esthétique de ce « mauvais aspect du XIXe siècle »,
il apparaît que dans la religion de l’art, une certaine idée de l’art tendant vers le religieux
rencontrait une certaine idée de la religion tendant vers l’art, sans que cette
transposition soit obligatoirement abusive. Rien n’autorise l’historien à parler d’un
phénomène « illégitime ». D’un autre côté, l’idée d’une religion de l’art, alors qu’elle
n’était pas encore une simple formule édifiante, a toujours été comprise comme un
problème et non comme un dogme simple et hors de tout soupçon ; et la dialectique
retorse où s’engage une esthétique inspirée de la philosophie de la religion ne se montre
nulle part plus clairement que dans la métaphysique de la musique instrumentale.
2 Schleiermacher, qui a créé semble-t-il le mot de « Kunstreligion » (religion de l’art),
distingue en 1799 dans ses Discours sur la religion trois chemins pour passer du fini vers
l’infini : le repli méditatif sur soi, la contemplation d’un fragment du monde où le sujet
s’oublie lui-même et enfin la contemplation recueillie des œuvres d’art. Lui-même, dit
Schleiermacher, se voit interdit l’accès à cette contemplation de l’infini au travers de la
contemplation esthétique : « J’aimerais, s’il n’était sacrilège de vouloir être différent de ce
qu’on est, entrevoir aussi clairement comment le sens esthétique en soi passe vers la
religion, comment, malgré le calme où l’âme se trouve plongée lors de chaque nouvelle
jouissance, elle se sent néanmoins poussée vers des progrès qui pourraient la conduire
vers la connaissance de l’univers. Pourquoi donc ceux qui ont sans doute emprunté ce
chemin sont-ils d’une nature si taciturne ? Moi-même je ne le connais pas, voilà ma
limitation la plus aiguë, la faille que je ressens profondément dans mon être, mais que je
traite également avec respect. Je me contente de ne pas voir ; mais je crois bien que la
possibilité de la chose se présente clairement devant mes yeux, sauf qu’elle restera à

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jamais pour moi un mystère »1. Il semble d’autre part à Schleiermacher qu’aucune des
religions, au cours l’histoire, ne soit née de la contemplation artistique : « Je n’ai jamais
entendu parler d’une religion artistique qui aurait dominé les peuples et les époques » 2.
Mais il reste persuadé de la possibilité d’une religion de l’art, et forge le terme pour
désigner quelque chose dont il ne perçoit que des contours abstraits, mais qui fut
incarnée à la même époque-en 1799 – très concrètement dans les Fantaisies sur l’Art de
Wackenroder et Tieck, grâce à une expérience vivante, pressentie quoique non ressentie
par Schleiermacher lui-même.
3 Le dogme de la religion de l’art fut exprimé le plus énergiquement par Tieck. « L’art
musical est certainement l’ultime secret de la foi, la mystique, la religion révélée. Il me
paraît souvent qu’il est toujours à l’état naissant et que ses maîtres ne peuvent se mesurer
à aucun autre. »3 La citation est tirée de l’article « Symphonien », affirmant la prééminence
de la musique instrumentale sur la musique vocale, si bien que « l’art musical » qui se
hausse vers la religion désigne probablement la symphonie. L’expression d’un art
« toujours à l’état naissant » peut être comprise en quelque sorte comme l’intuition que
cette métaphysique de la musique instrumentale, ajustée à l’origine sur les œuvres de
Johann Friedrich Reichardt, n’allait trouver son véritable objet que chez Hoffmann, qui
emprunta son langage à Tieck pour être à la hauteur de l’événement qu’était Beethoven.
4 La religion artistique de Tieck est l’expression du désir de se fermer au monde et de se
retirer en une contemplation dont le caractère esthétique se transforme immédiatement
en caractère religieux : « J’ai langui après cette rédemption et me retire ainsi volontiers
dans le pays silencieux de la foi, le véritable domaine de l’art »4. Cette phrase est
quasiment une citation de Wackenroder : « Et je ferme mes yeux ainsi devant toutes les
guerres qui sont dans par le monde – et me retire en silence dans le pays de la musique
comme dans celui de la foi »5. C’est donc chez Wackenroder que cette religion artistique, à
laquelle Schleiermacher fournit un nom et Tieck un dogme, devient une expérience
réellement ressentie. Lui-même remplit cette condition dont il parle à propos des élus –
« s’agenouillant le cœur droit devant l’art pour lui apporter l’hommage d’un amour
éternel et infini »6. Cependant, l’origine de la religion de l’art chez Wackenroder doit être
cherchée probablement dans cette couche formée par le piétisme et l’Empfindsamkeit,
d’une importance si capitale pour toute l’histoire des origines du Romantisme. Il n’est pas
difficile par exemple de recon-naître dans la deuxième strophe de l’hymne adressé par
Joseph Berglinger à sainte Cécile, patronne de la musique, le langage de « l’amour de
Jésus » propre aux piétistes :
Tes sons merveilleux
où je me délasse charmé
ont rendu folle mon âme.
Lève donc cette angoisse des sens -
Laisse-moi me dissoudre dans le chant,
Qui ravit tant mon cœur.7
5 Or cet héritage religieux, ces oscillations presque maniaques entre la certitude de la foi et
le doute, si caractéristiques du Piétisme, expliquent l’alternance d’enthousiasmes et de
dépressions qui paraît menacer la religion de l’art chez Wackenroder et Tieck. Dans la
sixième partie des Fantaisies – la lettre de Joseph Berglinger, philologiquement très
contestée -, l’élévation vers le recueillement esthético-religieux se transforme
brusquement en crainte que la religion artistique ne soit rien qu’une superstition : « Des
tréfonds de mon âme se projeta ce cri : il y a en l’homme un effort divin de créer ce qui ne
sera englouti par aucune utilisation et aucun but commun – qui brillera d’un éternel éclat

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indépendamment du monde – qui n’est mis en mouvement par aucune des roues du grand
rouage et qui n’en meut aucune. Aucune flamme naissant dans le sein de l’homme ne
s’élève plus droite et plus haute vers le ciel que l’art »8. « L’art est une superstition
trompeuse et abusive ; nous croyons tenir avec lui l’humanité dernière et la plus
profonde, et pourtant il ne nous met entre les mains qu’un bel ouvrage fait par l’homme,
où sont déposés toutes les pensées et tous les sentiments égoïstes et autosuffisants qui
restent stériles et inefficaces dans le monde du labeur. »9 (La remarque de Tieck « parmi
les essais de Berglinger, les quatre derniers sont de moi »10 revendique donc la paternité
de cette lettre ; mais Richard Alewyn11 soutient qu’il faut également compter, pour
calculer à qui elle revient, le poème allégorique Le rêve qui clôt les Fantaisies, si bien que la
lettre serait bien de Wackenroder).
6 Si c’est à la musique en général, et en particulier à la symphonie, que les auteurs des
Fantaisies apportent un recueillement religieux, l’enthousiasme de E.T.A. Hoffmann paraît
curieusement ambigu : comme on l’a vu, la polyphonie vocale de Palestrina tout comme la
symphonie beethovénienne doivent être l’expression musicale suprême de « l’ère
moderne, chrétienne, romantique ». L’art religieux et la religion artistique se retrouvent
en somme dans une concurrence historique et philosophique.
7 Dans l’essai Musique sacrée ancienne et moderne, que Hoffmann publia en 1814, quatre ans
après la critique de la Cinquième Symphonie de Beethoven dans la Leipziger Allgemeine
musikalische Zeitung, « l’art musical sacré », dont le moment historique coïncide avec
l’époque qui se situe entre Palestrina et Händel, est présenté comme une chose
irrémédiablement reléguée dans le passé. La vénération pour Palestrina, si mélancolique
qu’elle soit, ne comprend aucune invitation au pastiche stylistique, comme Eduard Grell
et Michael Haller s’y essayèrent au XIXe siècle. Elle est liée au contraire à la conscience de
l’impossibilité d’une restauration « par l’intérieur » : « l’art musical sacré » est un
élément de la mémoire et son rétablissement dans un présent qui n’est plus
substantiellement chrétien serait une entreprise vaine. « Il est sans doute parfaitement
impensable qu’un compositeur puisse écrire maintenant comme ont composé Palestrina,
Leo, plus tard Händel et d’autres encore. Ces temps, surtout quand le christianisme
brillait encore d’un plein éclat, semblent disparus pour toujours de la terre, et avec eux
cette dignité sacrée des artistes. Un compositeur de nos jours n’écrira pas plus de
Miserere comme celui d’Allegri ou de Leo qu’un peintre ne peindra une Madone à la façon
de Raphaël, Dürer ou Holbein. » Hoffmann souligne ensuite une différence profonde :
dans la peinture, la décadence spirituelle aurait entraîné une décadence technique, alors
qu’en musique, le rétrécissement du substrat chrétien n’a pas empêché que « la technique
des musiciens modernes est manifestement supérieure à celle des anciens ». « Les deux
arts nous présentent cependant une autre évolution dans le temps. Qui pourrait mettre
en doute que les grands peintres des temps anciens ont atteint en Italie les plus hauts
sommets ? La plus grande force et la plus grande grâce se trouvent dans leurs œuvres, et
même par leur savoir-faire, ils surclassent les maîtres modernes qui s’efforcent en vain de
les égaler sur tous ces points.(…) Il en va autrement en musique. » Ce mouvement
dialectique entre un gain pour la musique en « technique » et en « savoir », et d’autre
part une perte en « esprit » et en « intérêt substantiel », dialectique qui reviendra dans le
Cours d’Esthétique de Hegel, n’est pourtant pas le dernier mot de Hoffmann à propos de la
musique de l’ère moderne. Il reconnaît bien plutôt la différenciation de la technique
compositionnelle comme une trace du « progrès de l’esprit à l’œuvre ». (Hoffmann avait
sur Hegel, qui manquait d’une expérience immédiate, l’avantage d’avoir reconnu que

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dans l’art, l’esprit s’attache au détail technique ; il ne pouvait penser un progrès de la


technique sans une évolution de l’esprit.) Or l’art qui vers 1800 rejoint sa propre
conscience de soi est avant tout la musique instrumentale, la symphonie. C’est elle, et non
plus la musique vocale, le langage qui permet encore de parler immédiatement – sans un
regard mélancolique tourné en arrière – des « merveilles du royaume lointain ». « Il en va
autrement de la musique. La futilité des hommes n’est pas parvenue à entraver l’esprit
agissant qui progressait dans l’ombre ; seul, le regard pénétrant, détourné des images
trompeuses où se mouvaient les humains détachés des vérités saintes, percevaient les
rayons qui trouaient l’obscurité, proclamant l’existence de l’Esprit – et il croyait en lui.
L’élan prodigieux qui nous pousse à reconnaître l’autorité des forces spirituelles qui
vivifient la nature, et notre existence en elles, qui sont notre patrie supraterrestre – cet
élan, qui se révèle dans la science, a été signifié par les accents prophétiques de la
musique, qui parlait, sous une forme toujours plus parfaite et plus variée, des merveilles
du royaume lointain. En effet, on ne peut guère douter que la musique instrumentale se
soit élevée récemment à des sommets que les maîtres de jadis ne soupçonnaient pas, de
même que la technique des musiciens modernes est manifestement supérieure à celle des
anciens. »12
8 On pourrait penser qu’il faut séparer radicalement « l’esprit naturel », qui se manifeste
dans la symphonie, de l’esprit chrétien qu’exprime la polyphonie vocale. Mais l’esprit
naturel est également une catégorie religieuse, et non tirée des contes de fées. Et même si
la teneur théologique du « pressentiment de l’infini » que Hoffmann distinguait dans
l’instrumental est sans doute faible, la portée de son intuition reste très importante pour
l’histoire des idées. Quand il conseille à un compositeur de musique d’église de ne pas
mépriser les richesses instrumentales modernes, Hoffmann s’appuie sur la conception
d’un « esprit universel actif » tel qu’il se manifeste dans la musique instrumentale « de la
nouvelle ère qui recherche une spiritualisation intérieure ». « Or, il est certain que le
compositeur d’aujourd’hui ne pourra guère concevoir dans son âme qu’une musique
parée de toute la luxuriance actuelle. L’éclat d’instruments variés, dont le timbre résonne,
somptueux, sous les voûtes, transparaît partout ; pourquoi chercher à s’y soustraire,
puisque l’Esprit, moteur de l’univers, a doté de cet éclat l’art mystique de notre siècle
prisonnier de la spiritualisation ? »13 « L’art sacré » de Palestrina n’est pas la seule forme
d’expression musicale de la conscience religieuse. Il s’agit bien plutôt du même esprit de
l’ère moderne, se manifestant dans la polyphonie vocale en tant qu’esprit chrétien, et
dans la symphonie en tant qu’esprit romantique. Puisque l’esprit universel « avance »,
l’accent se déplace à l’intérieur de l’idée de « l’ère moderne, chrétienne, romantique », de
l’élément chrétien vers l’élément romantique, et si la gloire du christianisme a disparu,
entraînant à sa suite « la dignité sacrée des artistes », seul Beethoven en revanche sera un
compositeur « purement romantique » (et donc authentiquement musical)14.
9 Pour Hoffmann, la perte du substrat chrétien n’est donc pas la même chose, semble-t-il,
que la dissolution de la conscience religieuse elle-même. La « musique sacrée « » de
Palestrina et la musique instrumentale de Beethoven, qui parle des « merveilles du
royaume lointain », apparaissent bien plus comme l’expression musicale de différents
stades dans le développement d’un esprit moderne, conçus par Hoffmann, un peu comme
chez Hegel, essentiellement à travers des catégories prises dans la philosophie religieuse.
La « gloire du christianisme » a été remplacée par de vagues « pressentiments de
l’infini ». Mais ce serait mal comprendre Hoffmann que de dévaluer l’expression
romantique du religieux en une version imparfaite de l’expression chrétienne ou ne pas

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l’admettre comme une forme de conscience religieuse. Même les symphonies de


Beethoven sont, pour le dire de manière un peu forcée, de la musique « religieuse »,
puisqu’elles marquent une étape où « l’esprit moteur du monde » qui avance a transformé
un christianisme clairement défini en simples pressentiments des « merveilles du
royaume lointain », lesquels ne sont aucunement les maigres restes du religieux, mais
représentent la religion d’une ère « exigeant une spiritualisation intérieure ». (Hoffmann
est convaincu qu’une « nouvelle musique d’église » peut naître si les compositeurs
s’imprègnent de l’esprit de la musique instrumentale moderne, qui est un esprit religieux,
afin de composer des œuvres pour une église où la forme chrétienne est le symbole d’une
religion dont la substance est située au-delà de toute forme dans l’indicible.) « L’esprit à
l’œuvre qui nous gouverne poursuit sa marche incessante ; les formes disparues, qui se
sont mues dans les plaisirs de la vie incarnée, ne reviendront plus jamais, mais le Vrai est
éternel et ne passera point ; une merveilleuse communauté spirituelle unit dans une
étreinte mystique le passé, le présent et l’avenir. »15
10 D’un point de vue musical, le modèle herméneutique qui guide Hoffmann en tant
qu’esthéticien de la musique (la concaténation d’oppositions comme « antique-
moderne », païen-chrétien », classique-romantique », plastique-musical », etc.) prend
racine, ainsi que nous l’avons montré, dans la polémique autour de la prima et de la
seconda prattica, et, du point de vue de l’histoire des idées, dans la « Querelle des Anciens
et des modernes ». Au début du XIXe siècle, le système des catégories fut interprété
surtout du point de vue de l’histoire ou de la philosophie de la religion, chez Hoffmann
aussi bien que chez Hegel. Des arts extrêmement opposés, la sculpture antique comme
idéal du « plastique » et la symphonie moderne comme idéal du « musical »,
apparaissaient comme l’expression de formes contrastées de la conscience religieuse. La
statue d’un dieu grec n’est pas ainsi un simple symbole du dieu, mais garantit l’immédiate
présence de celui-ci ; la religion se manifeste comme art, et l’art comme religion. (Le
terme « religion artistique » ou « religion de l’art » (Kunstreligion) désigne dans la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel, publiée en 1805, la fusion « antique et classique » de la
forme esthétique et de la signification religieuse, la présence de l’un dans l’autre, terme
qui chez Hegel, au contraire de Schleiermacher, ne permet pas à strictement parler une
application à l’art d’une ère chrétienne, ou même marquée encore par le christianisme
malgré sa sécularisation.)
11 Dans le christianisme, « l’idée » qui détermine le cours de l’évolution des arts et dont la
substance est la représentation de Dieu à chaque époque, se retire de « l’extériorité »
d’une apparence spatiale et plastique dans « l’intériorité » d’une conscience de soi qui se
conserve dans le temps : le sentiment. Or cet art de l’intériorité (donc de l’ère « moderne,
chrétienne, romantique ») est justement représenté dans le système et dans la
philosophie de l’histoire de Hegel par la musique.
12 Il paraît tout naturel de vouloir retrouver ce processus religieux d’un repli vers l’intérieur
dans l’évolution qui conduit la musique vers un détachement des textes et des affects
déterminés, et donc de célébrer comme Hoffmann la musique instrumentale « absolue »
comme « l’art mystique de notre siècle pionnier de la spiritualisation »16. Mais la
dialectique de « l’intériorité résonante » (tönende Innerlichkeit) de Hegel, qui fournit le
cadre de son interprétation de la musique instrumentale, est plus compliquée. La formule
simple de la musique « absolue » qui, précisément par son « détachement » et son
émancipation vis-à-vis de la parole, s’élève vers le « pressentiment de l’infini » et qui est
« langue au-delà du langage », devait être profondément étrangère à Hegel et même lui

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sembler une sorte de divagation exaltée, lui qui tenait absolument à la tradition de
l’esprit comme « parole » et assignait la poésie comme fin à l’histoire philosophique de
l’art et la philosophie à l’Odyssée de l’esprit universel. Mais il se cristallisa d’autre part
dans la métaphysique romantique de la musique instrumentale une tendance que même
le système esthétique et la conduite des pensées chez Hegel contiennent au moins
partiellement et qui ne fut pas entièrement étouffée.
13 « L’esprit est la subjectivité infinie de l’idée, qui ne peut par elle-même en tant
qu’intériorité absolue se former librement, si elle doit rester prise dans le corps comme le
séjour qui lui convient. Partant de ce principe, la forme romantique de l’art dissout à
nouveau cette unité non séparée de la forme classique, puisqu’elle a gagné un contenu qui
dépasse la forme artistique classique et son mode d’expression. Ce contenu coïncide –
pour recourir à des représentations connues – avec ce que le christianisme dit de Dieu en
tant qu’il est esprit, par opposition à la croyance grecque aux dieux, qui forme le contenu
adéquat et essentiel de l’art classique »17. L’esprit comme « subjectivité infinie » et
« intériorité absolue » pousse vers le dehors pour se libérer des entraves de
« l’objectivité » et de la « finitude » de la statue antique, qui définit l’art d’une époque
« plastique ». Mais cette poussée, où l’intériorité se rejoint elle-même, entretient du coup
dans la philosophie de Hegel un rapport ambigu et précaire avec le « contenu » ferme et
substantiel que l’art a gagné avec le christianisme. Hegel concède certes à la musique
qu’elle peut — davantage que la musique vocale qui capte le « contenu » d’une certaine
« signification » – exprimer en tant que musique instrumentale seulement une
atmosphère, un état d’âme vague, appelé ou suscité par ce contenu. « Or l’intériorité peut
être d’une double nature. En effet, prendre un objet dans son intériorité peut revenir, d’un
côté, à le saisir, non dans sa réalité phénoménale extérieure, mais selon sa signification
idéelle ; mais d’autre part, cela peut aussi signifier que l’on exprime un contenu tel qu’il
vit dans la subjectivité de la sensation. »18 Mais si, en définitive, la musique de la
représentation et du contenu se retire entièrement en elle-même – et c’est une tendance
en somme innée — elle devient vide et abstraite. « Récemment, surtout, la musique est
revenue ainsi dans son élément propre en s’émancipant de toute teneur déjà claire pour
elle-même ; cependant, elle a aussi perdu d’autant en puissance sur la totalité de
l’intérieur, dès lors que le plaisir qu’elle peut offrir ne s’adresse qu’à l’un des aspects de
l’art, savoir, celui du simple intérêt pour la dimension purement musicale de la
composition et de sa virtuosité, aspect qui est seulement l’affaire des connaisseurs, et
concerne moins l’intérêt artistique universellement humain. »19 « Mais la musique, en ce
cas, reste vide, insignifiante, et, privée comme elle l’est d’un des aspects principaux de
tout art, savoir, le contenu et l’expression spirituels, elle ne peut encore à proprement
parlé être comprise dans l’art. »20 Pourtant, une « musique pure, absolue », qui tend vers
l’abstraction, représente justement pour Hegel, guère autrement que pour Hoffmann et
plus tard pour Hanslick, la « véritable » musique. « L’intériorité comme telle est, pour
cette raison, la forme en laquelle elle est apte à saisir son contenu, devenant ainsi capable
d’accueillir en elle tout ce qui, en général, est susceptible de trouver accès à l’intérieur et
de revêtir tout particulièrement la forme de la sensation. »21 Ce que la musique perd en
tant qu’« art » qui convient à l’« intérêt artistique commun », elle le gagne en tant que
musique, qu’expression du « soi sans contenu supplémentaire ». Dans la mesure où la
musique vient à elle-même, elle s’éloigne de son « contenu » qui fonde selon Hegel sa
« fonction culturelle ». « Le musicien, en revanche, ne fait assurément pas, lui non plus,
abstraction de tout contenu, mais trouve celui-ci en un texte qu’il met en musique, ou,
avec déjà plus d’indépendance, fait revêtir à une disposition d’esprit quelconque la forme

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d’un thème musical, auquel il donne ensuite une plus ample configuration ; mais la région
véritable de ses compositions reste l’intériorité sur son versant formel, la pure résonance
des sons, et son immersion dans le contenu, au lieu d’une image extérieure, devient bien
plutôt une retraite dans sa propre liberté intérieure, une libre déambulation en soi-
même, et même, dans maint domaine musical, une manière de s’assurer que, comme
artiste, il est bien libre à l’égard du contenu »22. La loi du mouvement que dessine cette
phrase – la dialectique de l’approfondissement et du repli intérieur – semble conduire
irrésistiblement vers une abstraction qui s’accomplirait dans « l’art musical pur, absolu ».
14 Le retour de la musique vers l’intériorité est donc d’une part un détachement et une
libération où elle vient à elle-même, et de l’autre un évidement et une formalisation, une
perte de substance. Qualifier cette abstraction par rapport à un contenu « déjà clair en
soi » (abstraction qui est comme le point de fuite historique destiné à la musique absolue)
comme étant l’expression sonore d’une expérience mystique, signifierait sacrifier à une
interprétation mystique profondément étrangère à Hegel, philosophe du « concret ». Il
est difficile de nier en revanche que cette « retraite dans sa propre liberté intérieure »,
même si à la fin elle peut conduire vers un vide, représente un mouvement où l’idée de la
musique absolue converge avec l’esprit du christianisme tel que le comprend Hegel.
L’idée de la symphonie comme emblème d’une religion artistique de l’ère chrétienne se
retrouve (malgré la limitation par Hegel de cette religion artistique à la sculpture antique
et classique, et malgré sa méfiance protestante envers la conception d’une langue au-delà
du langage) caché au fond de son esthétique, sans jamais venir à la surface.
15 Dans l’esthétique de Hegel, dont la substance est formée par une philosophie de l’histoire,
les formes d’art, de l’architecture jusqu’à la musique et la poésie, se regroupent autour
d’un centre élevé, un point de perfection. L’art « classique », dont l’exemple parfait est la
statue antique, se distingue d’une part de l’art symbolique, où l’unité entre l’idée et
l’apparence n’a pas encore été atteinte, et d’autre part de l’art romantique, où elle se
défait à nouveau, puisque l’esprit se pousse au-dehors du phénomène esthétique au lieu
de se fondre en lui.
16 Par opposition à Hegel, mais tout en restant tributaire de lui, Christian Hermann Weisse,
publia en 1830 (donc entre l’Esthétique de Hegel sous forme de cours et son impression
définitive) un Système de l’Esthétique où l’on trouve un schéma tripartite fondé non sur
l’idée d’un centre élevé qui appartient au passé, mais d’un progrès vers le présent. Si l’art
« romantique » se situe chez Hegel au-dessus de l’art « classique » en tant que degré dans
l’évolution de l’esprit, mais au-dessous de lui en tant que phénomène esthétique, pour
Weisse, l’art plus évolué spirituellement est en même temps plus parfait esthétiquement.
Or cela signifie tout simplement que c’est dans l’art que va s’accomplir l’Odyssée de
l’esprit universel (et non, comme chez Hegel, dans la religion et la philosophie, vers qui
s’avance l’esprit après avoir laissé l’art derrière lui).
17 Weisse décomposa le concept de « l’ère moderne, chrétienne, romantique », forgé par
August Wilhelm Schlegel, E.T.A. Hoffmann et Hegel, en plusieurs éléments, distinguant
successivement les stades de « l’idéal classique », de « l’idéal romantique » et de « l’idéal
moderne ». Mais la philosophie historique des formes d’art est fondée, comme chez
Hoffmann et Hegel, sur une philosophie de la religion : l’art classique est marqué selon
Weisse par le mythe, le romantique par le christianisme et l’art moderne – un « service
religieux de la pure beauté » – par une conscience religieuse pour qui la religion est art, et
l’art religion. La forme artistique où cet idéal « moderne » se manifeste le plus purement
est la musique instrumentale « absolue ». « La musique instrumentale exprime donc

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l’existence pure et immédiate de l’idéal absolu ou moderne, libérée de toute forme


particulière – tout comme elle lui appartient entièrement du point de vue historique ; et
bien qu’il soit du point de vue du concept le premier, parce que le plus abstrait, il est
historiquement le plus jeune des arts. »23 La musique instrumentale est donc « libre » et
« absolue » parce qu’elle s’est affranchie des significations, qui restent attachées à la
musique à cause de son origine comme langage ou comme « son de la nature ». « La
signification que le son possède également en dehors de la musique, dans la nature ou
dans le monde de l’esprit humain (cela surtout dans la voix humaine et la langue) reste ou
bien exclue de cet art ou bien, quand elle s’y trouve intégrée, cela n’est possible qu’à
travers la médiation d’une idée qui se manifeste comme essence pure et éloignée de toute
forme finie dans les sons (Töne) , pour autant qu’ils ne sont pas de simples sonorités
(Klänge). »24 Weisse formule de manière philosophique ce que Hoffmann exprime de façon
poétique : quand les affects, par eux-mêmes étrangers à la « musique pure », pénètrent
malgré tout en elle à travers le chant, ils sont revêtus « de l’éclat d’une pourpre
romantique. »25
18 Ce « son » où selon Weisse se manifeste « l’idée », c’est le son instrumental « artificiel »,
par opposition au son « naturel » de la voix ; et c’est ce caractère artificiel qui rend le
matériau musical « apte à l’esprit » (geistfähig), pour employer l’expression de Hanslick.
« Les sons, que le rythme et l’harmonie rassemblent dans une mélodie puis dans une
œuvre d’art musicale, ne sont pas des sons immédiats et naturels, ils sont produits par un
art mécanique ; pas seulement pour qu’ils soient soumis entièrement de l’extérieur à la
volonté de l’esprit dominateur et toujours progressif, mais aussi pour les nettoyer de
toute signification limitée et définitive, qui troublerait et dérangerait comme un contenu
étranger ce contenu absolument spirituel pour lequel la musique instrumentale est
formée. »26 Or la « pure conception de l’art » 27 que réalise la musique instrumentale est
d’après Weisse une forme de conscience religieuse ; pour autant que sa théorie de la
musique instrumentale anticipe le formalisme de Hanslick, cela s’effectue dans l’esprit de
la philosophie de l’absolu hégélienne. « La vivacité de l’esprit, qui se dote avec la musique
instrumentale d’une forme particulière et distincte, pris dans le royaume de la beauté
qu’il laisse derrière lui, s’exprime dans cet art par un balancement continu entre les deux
pôles opposés de la douleur et de la joie, ou de la lamentation et de l’exultation, qui
apparaissent ici dans leur pureté comme attributs de l’esprit absolu, ou, si l’on veut
employer déjà cette expression, de l’esprit divin, sans rapport immédiat avec ce qui les
suscite, les amplifie ou les accompagne par ailleurs dans l’esprit humain. Comment le
changement de ces états peut également être pensé dans un être parfait et possédant
l’éternité dans le présent (ce qui heurtera certes toujours une philosophie qui, du vide de
ses abstractions, ne parvient jamais vers l’idée d’une déité vivante) – voilà ce que cet art
nous enseigne justement de manière plus immédiate et plus claire que tout autre art ou
que toute science »28. Si Schopenhauer parlait en 1819 des sentiments « in abstracto »
qu’exprimerait la musique, Weisse va jusqu’à élever les sentiments sans objet, détachés de
toute condition terrestre, vers des « attributs de l’esprit absolu et divin ». La
métaphysique de la musique instrumentale plonge ses racines, un peu comme chez
Wackenroder, dans une esthétique du sentiment en quelque sorte « sacralisée ».
(L’étonnement de Weisse à propos de la « mécanique » d’instruments artificiels qui suffit
à produire les « miracles de l’art musical » rappelle également Wackenroder.) Mais les
« sentiments et les états d’âme » exprimés à travers la musique absolue sont éloignés des
affects terrestres. « Toutes les opinions communes sur la musique, restant en deçà de la
conception d’un art purement idéal, la définissant avant tout comme l’expression

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d’émotions subjectives, de passions, etc., ne souffrent apparemment qu’une application


forcée à cette musique ; car ici disparaît même l’apparence d’une causalité immédiate
fondée sur cette subjectivité qui justifierait une telle conception pour le chant »29. La
musique « absolue » où se manifeste « l’absolu », est détachée des affects (dont elle était
le « langage » dans une esthétique plus ancienne), aussi bien que des textes et des
fonctions. Mais dans « l’époque moderne », cet absolu qu’elle exprime est une idée
religieuse, dont l’art est l’épiphanie. Ce que Hegel disait de la statue des dieux grecs –
qu’elle ne symbolisait pas seulement l’idée religieuse, mais la contenait immédiatement -,
Weisse l’applique à la musique instrumentale moderne. En elle s’accomplit l’histoire
universelle de l’art ; en sa fin historique son origine ontologique apparaît. Hegel
ressentait l’abstraction par rapport à un contenu comme évidement de la musique – pour
Weisse, c’est la vérité de l’art qui s’y manifeste. Weisse, figure secondaire dans l’histoire
de la philosophie, est le véritable apôtre d’une religion artistique qui tourne autour de
l’idée d’un art « pur ».

NOTES
1. Reden über die Religion, H. J. ROTHERT (éd.), Hambourg, 1958, pp. 92 sqq.
2. SCHLEIERMACHER, Op. cit., p. 93.
3. WACKENRODER, op. cit., p. 251.
4. Ibid., p. 250.
5. Ibid., p. 204.
6. Ibid., p. 211.
7. Ibid., p. 120. Traduction française, loc. cit., p. 1535 (traduction modifiée).
8. Ibid., p. 229.
9. Ibid., p. 230.
10. Ibid., p. 136.
11. Richard ALEWYN, Wackenroders Anteil, dans : Germanic Review, XIX, 1944, pp. 48 sqq.
12. HOFFMANN, op. cit., pp. 229 sqq. Traduction française, p. 189.
13. Ibid., p. 232. Traduction française, p. 190.
14. Ibid., p. 36. Traduction française, p. 40.
15. Ibid., p. 235. Traduction française, p. 192.
16. Ibid., p. 232. Traduction française, p. 190.
17. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL , Ästhetik, F. BASSENGE (éd.), Francfort s/Main, s.d., vol. I, pp. 85
sqq. Cours d’esthétique, vol., traduction française parJean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck,
Paris, Aubier, 1997, p. 110.
18. Idem, vol. II, p. 304. Traduction française, vol. III, p. 175.
19. Ibid., p. 269. Traduction française, pp. 132-3.
20. Ibid., p. 271. Traduction française, p. 136.
21. Ibid., p. 271. Traduction française, p. 136.
22. Ibid., p. 261. Traduction française, pp. 128-129.
23. Christian Hermann WEISSE , System der Ästhetik als Wissenschaft von der Idee der Schönheit
(réédition Hildesheim, 1966), vol. II, pp. 49 sqq.

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24. Ibid., p. 51.


25. HOFFMANN, op. cit., p. 35. Traduction française, p. 39.
26. WEISSE, op. cit., p. 49.
27. Ibid., p. 55.
28. Ibid., p. 57.
29. Aid, p. 53.

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VII. Logique musicale et rapports


avec le langage

1 Tenter d’expliquer l’idée d’autonomie esthétique exclusivement du point de vue de


l’histoire sociale, comme signe d’un retrait par rapport à la laideur et la froideur du
monde industriel naissant, ce serait faire une hypothèse un peu courte du point de vue de
l’histoire de la musique. Car cette idée d’autonomie, malgré de puissants motifs
psychosociologiques, serait restée un pur mirage conceptuel sans l’existence d’un objet
adéquat : soit, puisque la musique vocale est « liée », une musique instrumentale
universellement reconnue. Il fallait à cette impulsion un objet propre sur lequel elle
puisse se fixer.
2 Mais cela ne signifie aucunement que la musique instrumentale de la fin du XVIII e siècle
ait été conçue à l’origine comme une musique absolue au sens où l’entendra la
métaphysique romantique. Les symphonies de Carl Stamitz et Haydn sont nées au
contraire dans le contexte de concerts dont l’organisation visait non pas une autonomie
esthétique ou une élévation métaphysique, mais une culture sociale du sentiment :
culture étroitement liée aux efforts littéraires et pédagogiques de la bourgeoisie pour se
comprendre elle-même, avec ses ressources morales ou humanistes. Comme le rapporte
Georg August Griesinger, Haydn voulait représenter dans ses symphonies des « caractères
moraux » ; et l’esthétique de la représentation était conçue en même temps et
immédiatement comme une esthétique de l’effet : la musique, et la musique
instrumentale aussi, était destinée, en gros, à servir de moyen pédagogique. (Hermann
Kretzschmar reprendra encore cette idée bourgeoise de formation quand il essaiera vers
1900 de faire revivre l’esthétique des caractères et des affects du XVIIIe siècle sous
l’étiquette d’« herméneutique musicale » ; sa polémique contre l’idée de musique absolue
avait elle-même des motivations pédagogiques.)
3 L’interprétation de la musique instrumentale dans l’esprit de l’idée d’autonomie implique
donc une nouvelle conception. Le changement d’interprétation qui se fit dans le cadre de
l’esthétique musicale du Romantisme devait cependant s’ancrer dans des caractéristiques
bien réelles et substantielles de l’objet même, sous peine de rester flou et sans aucune
efficacité historique. On pourrait regrouper les éléments techniques ou esthétiques qui
permirent une « autonomisation » de la musique instrumentale sous le concept de
« logique musicale », étroitement lié à l’idée du « caractère langagier » de la musique. Le

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fait que la musique se présente comme un discours sonore, comme le développement de


pensées musicales, justifie du point de vue compositionnel l’exigence esthétique que la
musique doit être écoutée pour elle-même – exigence tout sauf évidente pendant les
dernières années du XVIIIe siècle.
4 Dans le quatrième volet de ses Kritische Wäldchen, Herder parle encore en 1769 avec un
mépris certain de la « logique » en musique. L’exégète philosophique de la musique, tel
que Herder l’imagine, se plonge tout d’abord avec concentration dans certains sons, qu’il
perçoit et qu’il comprend comme émanant d’un sentiment. « Des éléments simples,
efficaces de la musique – les accents sonores isolés de la passion – voilà ce qu’il sent et
rassemble tout d’abord. » Le « champ principal de ses remarques » sera ensuite la
mélodie ; il relie les sons « par la relation de leur succession agréable à l’oreille, efficace
sur l’âme : voilà qui constitue la mélodie ». En revanche, la « logique musicale », qui gît
dans la relation des accords, est écartée par Herder (lequel, dans la controverse autour de
la prééminence de la mélodie ou de l’harmonie, prend donc le parti de Rousseau contre
celui de Rameau) comme un élément secondaire (bien que cette « relation » dans la
mélodie soit difficilement concevable sans harmonie). « La science de l’harmonie en tant
que telle, au sens où les modernes emploient ce mot, représente dans son esthétique »
(celle de l’esthéticien de la musique) « uniquement ce qu’est la logique pour le poète ;
quel sot voudra rechercher en elle le but principal de la poésie ? »1
5 Le concept de « logique musicale » fut mis à l’honneur non seulement par Herder (le
premier, semble-t-il, à employer le terme), mais vingt ans plus tard par Johann Nicolaus
Forkel. « Le langage est le vêtement des pensées, comme la mélodie est le vêtement de
l’harmonie. On peut définir sous cet angle l’harmonie comme une logique de la musique,
puisqu’elle entretient avec la mélodie à peu près le même rapport que la logique avec
l’expression dans le langage ; elle corrige et détermine une phrase mélodique de telle
manière que celle-ci paraît devenir une vérité réelle pour le sentiment. (…) Mais de même
qu’on a formulé des pensées longtemps avant qu’une logique ou un art de penser juste
n’existent véritablement, de même existèrent des mélodies avant que ne soit connu sous
ce nom ce qu’on allait appeler plus tard l’harmonie »2. Forkel s’appuie sur le simple fait
que le caractère expressif d’un intervalle mélodique, par exemple de la sixte mineure ré-
sib, dépend partiellement du contexte harmonique, selon qu’il s’agit par exemple de la
quinte et de la tierce de sol mineur ou de la tierce et de la tonique de sib majeur. D’autre
part, Forkel présuppose une théorie du langage plus ancienne, considérant le langage
comme un simple moyen de formuler et de « revêtir » de contenus des pensées et des
sentiments existant en eux-mêmes. Pour Forkel, les mélodies sont les formes sonores
apparentes – des formulations musicales – des sentiments qui définissent le contenu et le
sens de la musique. Comme Herder, Forkel part de la qualité esthétique d’un son isolé en
tant que manifestation d’un sentiment, mais à la différence du philosophe, il reconnaît
dans le système harmonique réglé des sons la condition d’une expression musicale des
sentiments plus définie, plus riche et plus différenciée. Il cherche une synthèse, là où
Herder oppose. C’est cette régulation harmonique des rapports entre les sons qu’il
nomme « logique musicale », puisqu’à travers elle, en musique, les signes d’une émotion
sont installés dans une relation vraie (c’est-à-dire correspondant à la nature de la chose),
tout comme les signes pour les objets ou les représentations le sont dans le langage.
L’harmonie est « une exigence nécessaire de la vérité et de la détermination » de
l’expression musicale »3.

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6 Ce que Tieck, qui avait suivi à Göttingen les conférences de Forkel, dit dans ses Fantaisies
sur l’art au sujet des effets de la musique instrumentale moderne, apparaît tout d’abord
comme le reflet de la thèse de Forkel selon laquelle la musique recèle une logique qui
régule et pénètre l’expression musicale des émotions. « Il arrive ici que l’on conçoive une
pensée sans le détour pénible par les mots ; le sentiment, l’imagination et la force de la
pensée ne font qu’un »4. Mais dans la rhapsodie de Tieck intitulée « Les Sons », le rapport
entre le langage de la pensée et celui des sons apparaît sous une autre lumière : dans les
deux langages, c’est l’indicible, ce qu’on ne peut saisir immédiatement ni par les mots ni à
travers les sons, qui représente l’essentiel et ce vers quoi l’on tend en dernière instance ;
et peut-être sont-ce même les sons qui, malgré un reste d’imperfection, se rapprochent le
plus de l’insaisissable. « L’homme est d’habitude très fier de qu’il lui soit loisible d’inscrire
les mots dans un système et qu’il puisse formuler dans le langage courant les pensées qui
lui paraissent les plus subtiles et les plus audacieuses. Mais un homme plus raffiné sentira
bien que même ses pensées les plus intimes ne sont jamais qu’un organe et que sa raison
et ses déductions sont toujours indépendantes de cet être qu’il est et dont il ne pourra
complètement approcher dans sa vie ici-bas. – N’est-il pas indifférent alors qu’il pense à
travers les sons instrumentaux ou les prétendues pensées ? Les deux, il ne peut que les
manipuler et jouer avec eux, et assurément, la musique comme langue plus obscure mais
plus fine le satisfera souvent davantage que l’autre »5. L’indicible qui fait l’objet de la
méditation de Tieck n’est ni le sentiment ni la pensée, mais une substance au-delà des
différences que nous impose notre système de catégories. La relation de la pensée au
sentiment, où Forkel avait situé le concept de logique musicale (la « vérité et
l’exactitude » de l’expression musicale du sentiment) se dissout ainsi chez Tieck dans la
métaphysique.
7 L’esthétique romantique, qui reconnaissait dans la musique instrumentale l’art musical
pur, « absolu », fut par conséquent destructrice, mais produisit d’un autre côté une
conception nouvelle de la logique musicale. Friedrich Schlegel note entre 1797 et 1801
que « toute musique pure doit être philosophique et instrumentale (de la musique pour la
pensée) »6. Et dans l’un des fragments de l’Athenäum, il écrit, commentant pour ainsi dire
cette remarque un peu laconique : « D’aucuns trouvent étrange et ridicule que les
musiciens parlent des pensées contenues dans leurs compositions. (…) Mais au moins
celui qui a un sens pour les affinités merveilleuses entre tous les arts et toutes les sciences
ne considérera pas cette affaire sous l’angle banal du prétendu naturel, qui veut que la
musique soit uniquement le langage des sentiments, et ne trouvera pas impossible a priori
une certaine tendance de toute musique instrumentale vers la philosophie. La musique
instrumentale pure ne doit-elle pas produire un texte pour elle-même ? Et le thème n’est-
il pas développé en elle, confirmé, varié, opposé à son contraire, tout comme l’objet d’une
méditation à travers un enchaînement d’idées philosophiques ? »7 Dès que Schlegel retire
la musique instrumentale de la sphère de la culture sociale du sentiment, pour la situer
dans une abstraction sublime dont la signification s’ouvre à la contemplation esthétique
solitaire, il ne peut plus chercher la « logique » musicale, dont une musique autonome
avait besoin pour se justifier esthétiquement, dans cette « harmonie » qui est pour Forkel
le moment constitutif de l’expression musicale : dans la théorie de la musique
instrumentale (dans l’esthétique qui devait la légitimer), l’accent fut mis dorénavant sur
une « logique » non plus harmonique mais thématique.
8 Dans la réalité musicale, la structure harmonique était inséparable de la structure
thématique : la musique instrumentale émancipée se constitua comme discours sonore à

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travers une logique qui est en même temps et pareillement déterminée par l’harmonie et
par le thème. La conception moderne de la forme, qui se cristallisa peu à peu autour de
1700 dans les arias d’opéra et de cantate, mais surtout dans le concerto instrumental,
repose d’une part sur le principe de la tonalité harmonique, qui (en tant qu’universel
musical) trace un plan tonal, et d’autre part sur celui du thème (en tant que particulier),
qui fournit le point de départ d’un développement. La disposition tonale et le processus
tonal sont les éléments constitutifs d’une forme musicale qui peut exister en soi, comme
un ample déroulement différencié et pourtant sans failles, sans le soutien d’un texte ou
d’une fonction. La clôture de la forme est le pendant de l’autonomie de l’œuvre.
9 Ainsi par exemple, un mouvement de concerto de Vivaldi s’appuie sur une ritournelle qui
n’a plus une fonction de cadre, mais de thème (elle fut définie en 1739 par Johann
Mattheson comme analogue à la propositio d’un plaidoyer devant le tribunal). D’une part,
la transposition de la ritournelle dans différentes tonalités (et les développements
modulants dans les épisodes, entre les stations tonales de la ritournelle) constitue un
échafaudage formel étayé sur l’harmonie, et qui fait paraître comme très plausible la
comparaison, si répandue maintenant grâce à sa lisibilité même, entre musique et
architecture. D’autre part, certaines parties du thème peuvent être détachées de lui,
modifiées ou regroupées autrement, si bien que commencent à se dessiner les débuts de
la méthode thématique et motivique développée ensuite par Haydn et Beethoven, chez
qui elle deviendra la quintessence de l’idée de logique musicale discursive. La différence
entre l’exposition thématique ou la récapitulation et le travail motivique est étroitement
liée au fondement tonal de la forme, puisque clôture thématique et clôture tonale
apparaissent comme aussi fortement corrélées que développement motivique et
modulation. (Mais il ne faudrait pas perdre de vue qu’à côté de la « logique », d’autres
justifications esthétiques coexistent chez Vivaldi pour fonder la musique instrumentale,
comme l’ostentation de la virtuosité ou la représentation pittoresque d’un programme ou
d’un sujet.)
10 L’aphorisme de Schlegel anticipe en un éclair une conception bien postérieure. C’est
seulement un demi-siècle plus tard, dans le traité Du Beau dans la musique de Hanslick, que
les concepts de forme et de thème seront placés avec insistance au centre d’une
esthétique musicale qui se voudra une théorie de la musique absolue et de rien d’autre
(les textes, d’après Hanslick, étant interchangeables et les programmes sans importance).
D’un côté, en déclarant la musique instrumentale musique « véritable » et en accentuant
l’opposition de Tieck entre musique instrumentale et expression des affects dans la
musique vocale par une polémique contre « l’esthétique sentimentaliste décadente »,
Hanslick est tributaire de la métaphysique romantique de la musique instrumentale ;
mais d’un autre côté, il semble bien qu’en 1854, à une époque de désenchantement
philosophique consécutif à la chute de l’hégélianisme, la substance métaphysique de
l’esthétique du début du siècle se soit consumée. Le « recueillement » face aux « miracles
de l’art musical » a laissé la place à un empirisme sec qui tient à sa scientificité. L’essence
de la musique est à chercher selon Hanslick dans ce qui est « spécifiquement musical » :
non pas dans un caractère « poétique » qu’elle a en commun avec d’autres arts, mais dans
la forme sonore par laquelle elle se distingue d’eux.
11 Il faut se garder cependant de comprendre Hanslick trop vite. Et ce qui peut paraître
comme un détour va souvent droit au but. Hanslick, qui est un écrivain assez facile à
comprendre, doit être lu en regard de Hegel, le philosophe difficile, si l’on veut
sérieusement comprendre ce qu’il veut dire et comment se pose le problème qu’il cherche

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à résoudre. « Si l’on demande maintenant ce qui doit être exprimé au moyen de ce


matériel sonore, nous répondrons : des idées musicales. Une idée musicale formulée
complètement est déjà du beau, indépendant de toute autre condition ; elle n’a pas
d’autre but qu’elle-même, et n’est nullement le moyen ou le matériel servant à
l’expression des sentiments ou des pensées. Que contient donc la musique ? Pas autre
chose que des formes sonores en mouvement »8. La célèbre phrase de Hanslick – « la forme de
la musique constitue son contenu » -, citée à satiété, n’est pas une affirmation facilement
compréhensible, mais un paradoxe qu’il faut éclairer en le replaçant dans le contexte
polémique qui lui a donné naissance. (Le succès de cette thèse, que l’on peut mesurer à la
fréquence de la citation, semble dû cependant à cette possibilité d’une lecture banale et
en même temps d’une formulation paradoxale et brillante…) Or ce serait une
simplification grossière que de paraphraser cette « pointe » dialectique en disant que la
musique est forme et rien d’autre. Dans le contexte historique autour de 1850, la doctrine
de Hanslick implique une discussion de l’hégélianisme, philosophie dominante des années
1830 et 1840 (et davantage précisément avec un hégélianisme qui a infiltré le langage
courant, qu’avec les textes authentiques de Hegel). Hegel avait défini le beau comme
l’« éclat sensible de l’idée », où « éclat » signifie à la fois « apparence » et, dans la
tradition néoplatonicienne, « ce qui resplendit ». Hanslick reprendra à son compte la
distinction entre idée et apparence afin de pouvoir définir le beau musical, mais à la
différence de Hegel, le phénomène sonore n’est pas l’apparence, les « sentiments et les
idées » ne sont pas l’idée ou (comme Hegel dit aussi) le « contenu ». Il cherchera au
contraire l’idée ou le contenu dans ce qui est spécifiquement musical. Or l’idée qui
apparaît dans le matériau musical comme « idée musicale », Hanslick la nomme
« forme ». Dans son esthétique, la forme n’est donc pas une forme d’apparence mais une
forme d’essence : une « forme intérieure » (selon le terme repris à l’Antiquité et introduit
dans l’esthétique moderne par Shaftesbury). La phrase sur les « formes sonores en
mouvement », qui seraient le « contenu » de la musique, signifie donc que le mouvement
des sons – le substrat acoustique – représente l’élément phénoménal, et la forme en
revanche l’élément idéal, le contenu. La forme, telle que la comprend Hanslick, n’est pas
la face extérieure, mais la face intérieure de la musique et donc un « contenu » (au sens
de Hegel, mais qui n’est repris que pour faire ressortir l’intention polémique). « Les
formes constituées par les sons (…) sont l’esprit se construisant depuis l’intérieur » 9. « La
composition est un travail de l’esprit avec un matériau apte à l’esprit »10. Cela ne veut pas
dire que Hanslick définit la forme dans son acception traditionnelle comme esprit, mais,
bien au contraire, il définit l’esprit en musique comme forme. Le présupposé déterminant
est chez Hanslick la conception hégélienne du contenu – mais renversée – et non la
tradition de la théorie musicale. D’un autre côté, la conception de la forme implique chez
Hanslick deux éléments qui se rejoignaient dans l’idée romantique de la musique absolue :
la forme est spécifiquement musicale, détachée de toute détermination extramusicale et
en cela « absolue » ; mais c’est pour cela justement qu’elle est plus qu’une simple forme
d’apparence, qu’elle est esprit, forme d’essence, constituée depuis l’intérieur.
12 Hanslick développe cela à propos du thème musical. « Dans chaque composition, l’unité
de pensée musicale autonome, esthétiquement indivisible est le thème. Les
déterminations primitives que l’on assignera à la musique en tant que telle doivent
toujours être prouvées à l’aide du thème, microcosme musical. (…) Qu’appellera-t-on donc
le contenu ? Les sons eux-mêmes ? Certes – mais ils sont justement déjà formés.
Qu’appellera-t-on la forme ? De nouveau les sons mêmes – mais ils sont déjà une forme
remplie »11. Le thème est donc le paradigme type de ce qu’est la « forme » chez Hanslick,

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puisqu’il est un tout formé de parties et en même temps partie d’un tout, démontrant
donc que la forme doit être comprise comme energeia, comme « esprit se formant depuis
l’intérieur » : comme un processus où le matériau s’inscrit dans un contexte de
significations qui fournit à son tour le matériau d’un sens plus global encore. De cette
conception du thème naît l’idée du processus thématique comme « méditation » ou
« enchaînement d’idées » ainsi que le dit Friedrich Schlegel, conception qui va
représenter au XIXe siècle la quintessence même de la forme musicale.
13 Cette conception différente de la forme chez Hanslick, interprétée comme forme
essentielle et non comme forme apparente, est profondément liée à une conception du
caractère langagier de la musique, conception qui se distingue de ce que Forkel nomme
langage des sons. « Il existe dans la musique un sens et une logique, mais de nature
musicale ; elle est une langue que nous comprenons et parlons, mais qu’il nous est
impossible de traduire. Il y a quelque chose de profond dans l’emploi du mot “pensées” à
propos d’œuvres musicales, et un jugement exercé a tôt fait de distinguer là, comme dans
l’expression verbale, ce qui est pensée véritable de ce qui n’est que lieu commun. » 12
Comme Forkel, Hanslick comprend la logique musicale – « la continuité et le sens » – par
analogie avec le langage. Mais il ne pense pas à la régulation et à la différenciation
harmonique des « sons exprimant les sentiments » (l’« esthétique sentimentaliste
décadente » lui est au contraire un objet de répulsion), mais à une logique
« intramusicale ».
14 Or cette idée d’un « esprit » de la langue qui se manifeste dans sa « forme », semble avoir
été reprise par Hanslick à Wilhelm von Humboldt. (Certes, Humboldt n’est pas cité 13,
contrairement à Jacob Grimm, lequel partage les mêmes prémisses d’une théorie du
langage.) D’après Humboldt, le langage (pour employer les termes de Hanslick, qui sont
quasiment ceux de Humboldt), est « un travail de l’esprit avec un matériau apte à
l’esprit ». Et la structure intérieure, qui ouvre la voie à un langage conçu comme activité
de l’esprit, Humboldt l’appelle la « forme du langage ». « Ce qu’il y a de continu et
d’uniforme dans ce travail de l’esprit consistant à élever le son articulé vers l’expression
d’une pensée, aussi complètement que possible, en le comprenant systématiquement et à
travers son contexte, c’est cela qui définit la forme du langage »14. Le langage n’est pas ici,
comme dans la théorie plus ancienne que présuppose Forkel, simple « revêtement » de
pensées et de sentiments, mais une production intellectuelle qui ne fait pas que formuler,
mais qui forme. « Elle n’est pas elle-même une œuvre (ergon), mais une activité (energeia).
Sa véritable définition ne peut ainsi qu’être génétique, car elle est le travail de l’esprit, se
répétant toujours, consistant à rendre le son articulé apte à l’expression de la pensée » 15.
Le fait que chez Humboldt, le discours provienne d’une « forme intérieure » du langage en
sa totalité, alors que chez Hanslick au contraire, il provient d’œuvres séparées, ne change
rien à la coïncidence des catégories fondamentales (qui, de plus, valent aussi chez
Humboldt pour le « travail de l’esprit » dans le détail du langage) : coïncidence qui permit
à Hanslick de définir la musique comme un langage sans devoir recourir à sa définition
comme « langage des sentiments ». Si la musique n’est pas seulement « revêtement » mais
« forme intérieure », « travail de l’esprit » sur le son articulé, alors la musique, où « les
formes constituées par les sons relèvent de l’esprit se formant depuis l’intérieur », peut
être décrite pratiquement sans métaphore aucune comme un langage. La philosophie du
langage de Humboldt fournit par conséquent l’un des présupposés fondamentaux de la
thèse hanslickienne selon laquelle la musique comme forme est « esprit » – et donc
« contenu » au sens de Hegel ; et cela le dispensait de chercher dans les sentiments ou les

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affects un contenu hors de la forme pour pouvoir décrire la musique comme « éclat
sensible de l’idée » et définir le beau musical. C’est seulement par rapport à la
métaphysique romantique de la musique absolue, à la théorie du langage chez Humboldt
et à la dialectique hégélienne entre l’essence et l’apparence que la conception de la forme
chez Hanslick, une catégorie qui paraît sèchement empirique, prend tout son relief et sa
couleur propre.
15 Søren Kierkegaard en revanche, dont l’esthétique est au fond une antiesthétique, ressent
ce caractère langagier de la musique – justification esthétique de la musique
instrumentale autonome – comme fragile. Déployant une argumentation dialectiquement
très alambiquée, il reprend quelques motifs de la théorie de la musique absolue pour les
laisser tomber d’un coup, après un semblant d’assentiment, et les faire voler en éclats. En
même temps, l’idée romantique de la musique comme art caractéristique de l’ère
chrétienne se trouve ainsi éclairée d’un jour qui change en art démoniaque un art sacré.
16 « Si donc ce qui est exclu doit être exprimé, il sera nécessaire d’employer un médium que
l’esprit détermine, – c’est le cas de la musique. Mais un tel médium est essentiellement
langage, donc la musique est à juste titre nommée un langage. »16 La différence entre
objet présent et objet représenté, entre la signification et le son qui la porte, constitutive
du langage, semble se retrouver en musique : « Dans le langage, la matière sensible
comme médium est réduite au rôle d’un simple instrument et est toujours niée. (…) C’est
aussi le cas de la musique. Ce qui, à proprement parler, doit être entendu, s’affranchit
toujours de la matière sensible. »17 Mais la musique, à cause de l’indétermination de ce
qu’elle dit ou qu’elle balbutie, est un langage inférieur ; elle « exprime toujours dans sa
spontanéité ce qui est spontané ; il en résulte qu’elle paraît au premier abord et en tout
dernier lieu dans ses rapports avec le langage »18 : en tout premier lieu, parce qu’un
langage qui descend vers ses origines aboutit aux interjections, qui sont « de nouveau
musicales » ; et en tout dernier lieu, parce qu’un langage lyrique atteint à la fin un stade
où « partout où la langue cesse, je rencontre la musique »19. Or, cet « immédiat » où se
déploie la musique semble suspect à Kierkegaard – tout comme à Hegel – et
« l’indétermination » où elle se perd quand elle n’a pas de texte (en tant que
« pressentiment de l’infini ») n’est guère une distinction métaphysique, mais un défaut.
« Car ce qui est spontané est indéterminable, la langue ne peut donc pas le concevoir ; et
le fait d’être indéterminable ne constitue pas une perfection mais un défaut. »20 La
musique absolue représente certes un langage, mais situé au-dessous, non au-dessus du
langage des mots. « C’est pourquoi – et peut-être certains experts m’approuveront-ils – je
n’ai jamais eu de sympathie pour la musique sublime qui pense n’avoir nul besoin de la
parole, car elle croit, en général, qu’elle est supérieure à la parole, tandis qu’elle lui est
inférieure »21.
17 L’immédiat exprimé par la musique est défini par Kierkegaard comme « immédiateté
sensible ». (Il ne s’agit pas du « sensible » comme catégorie de la perception, dont le
« véritable » musical « se détache et se libère », mais de la « génialité érotique sensible »
ou « sensuelle » dont l’exemple type est pour Kierkegaard le Don Giovanni de Mozart 22).
Sous l’empire du christianisme, cependant, le sensible apparaît comme ce qui est exclu
par l’esprit, et en tant qu’exclu, il est « démoniaque »23. Même ce qui est nié par l’esprit
est pourtant encore « déterminé par l’esprit » – Kierkegaard emploie ici la « négation
déterminée » de Hegel ; et pour autant que cette détermination spirituelle garantisse le
caractère langagier de la musique, la musique est un langage seulement en tant que

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négation du langage. (Comme interjection elle n’est « pas encore » langage ; dissoute en
un lyrisme sonore, « elle ne l’est plus »).
18 La thèse que Kierkegaard détruit philosophiquement (mais au fond, secrètement, pour
des raisons théologiques), celle de la musique comme langue au-delà du langage et ceci
avant et surtout en tant que musique instrumentale absolue, a été reprise un siècle plus
tard par Theodor W. Adorno, là aussi avec des moyens philosophiques qui ne sont pas
sans quelque relent d’une théologie plus invoquée que véritablement suivie. « Le langage
musical est d’un tout autre type que le langage signifiant. En cela réside son aspect
religieux. Ce qui est dit est, dans le phénomène musical, tout à la fois précis et caché.
Toute musique a pour idée la forme du Nom divin. (…) La musique représente la tentative
humaine, si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom lui-même, au lieu de communiquer des
significations ».24 La musique « renvoie ainsi au véritable langage : un langage dans lequel
la teneur même se trouverait révélée, mais au prix de l’univocité, passée au langage
signifiant. »25 Cette rhétorique de la théologie juive, emprunté par Adorno à la théorie de
la poésie et du langage de Walter Benjamin, ne pouvait être troquée cependant sans
quelques pertes substantielles contre un langage dialectique et métaphysique, où l’on
percevra un écho lointain de l’esthétique musicale du Romantisme, même si le
pressentiment enthousiaste de l’infini se trouve mis en sourdine par la déception même
qu’il ne s’agit que d’un simple pressentiment. « Le langage signifiant voudrait dire
l’absolu de façon médiate, mais cet absolu ne cesse de lui échapper, laissant chaque
intention particulière, du fait de sa finitude, loin derrière lui. La musique, elle, l’atteint
immédiatement, mais au même instant il lui devient obscur, tout comme l’œil est aveuglé
par une lumière excessive, et ne peut voir ce qui est parfaitement visible. »26
19 Afin de préparer une compréhension philosophique de la musique absolue, qu’il conçoit
en des termes moins métaphoriques comme langue au-delà du langage, Adorno se réfère
d’une part à la « transcendance du particulier musical », et d’autre part aux « intentions
intermittentes » en musique. « Tout phénomène musical, en vertu de ce qu’il rappelle, de
ce sur quoi il se détache, de l’attente qu’il fait naître, renvoie au-delà de lui-même. C’est
cette transcendance du détail musical qui définit son « contenu » : ce qui se passe dans la
musique. »27 Cette formulation, qui reste en suspens, ne peut pourtant pas masquer
entièrement l’emploi ambigu du terme « transcendance » : formel et interne et en même
temps externe. Que des détails musicaux renvoient à autre chose (que des sons et des
motifs se constituent en musique seulement par le contexte où ils s’inscrivent, au lieu de
demeurer un simple phénomène acoustique) ne prouve rien quant à une « signification »
de la musique qui dépasserait sa structure. Quant à l’idée de « l’intention intermittente » 28
, elle signifie que dans une musique qui veut échapper aussi bien à une structure tournant
sur elle-même qu’à sa dépendance d’un programme extra-musical, la part sémantique ne
doit pas être absente, mais ne doit pas non plus former une « couche » continue (au sens
de Roman Ingarden). Elle se présente au contraire « sporadiquement et par éclats ». Et
Adorno fait davantage confiance à cette intuition fugitive que la musique permet parfois,
alors qu’il la refuse à une musique « instrumentalisée », corrompue par la pratique sociale
du langage parlé.

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NOTES
1. Johann Gottfried HERDER, H. Düntzer (éd.), Berlin, s. d., vol. XX, p. 482.
2. Johann Nicolaus FORKEL, Allgemeine Geschichte der Musik, Leipzig, 1788 (réédition Graz, 1967), vol.
1, p. 24.
3. Ibid., p. 26.
4. WACKENRODER, loc. cit., p. 250.
5. Ibid., p. 248.
6. Friedrich SCHLEGEL, Charkteristiken und Kritiken, I, dans : Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, vol. II
, H. EICHNER (éd.), Munich, 1967, p. 254.
7. Ibid., p. 254.
8. Edouard HANSLICK, op. cit., p. 32. Traduction française, p. 94.
9. Ibid., p. 34. Traduction française, pp. 96-97 (traduction modifiée).
10. Ibid., p. 10.
11. Ibid., p. 99. Traduction française, p. 163.
12. Ibid., p. 35. Traduction française, p. 97.
13. Ibid, p. 87. Traduction française, p. 150.
14. Wilhelm von HUMBOLDT , « Über die Verschiedenartigkeit des menschlichen Sprachbaus und
ihren Einfluß auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts », dans : Werke, A. FLTTNER et
Κ. GIEL (éds), vol. III, Stuttgart, 1963, pp. 419 sqq.
15. Ibid., p. 418.
16. Srren KIERKEGAARD , Ou bien, ou bien, première partie [traduction allemande par E. Hirsch,
Düsseldorf, 1956, p. 70.] Traduction française par F. et D. Prior et M.-H. Guignot, Paris, Gallimard,
1943, p. 55. Dahlhaus cite d'après une traduction allemande qui, retranscrite en français,
présente des différences notables avec la traduction française, d'autant que certains passages
sont rapprochés par l'auteur. Afin de respecter la logique du texte de Dahlhaus, nous avons
maintenu les citations à partir de la traduction allemande dans le corps du texte. Dans les notes,
nous donnons à titre indicatif la version française publiée par Gallimard.
17. Ibid., pp. 71 sqq. Ibid., pp. 55-56.
18. Ibid., p. 74. Ibid., p. 58.
19. Ibid., p. 73. Ibid., p. 57.
20. Ibid., p. 74. Ibid., p. 58.
21. Ibid., p. 74. Ibid., p. 57.
22. Ibid., p. 68. Ibid., p. 53, « La génialité éroctico-sensuelle ».
23. Ibid., p. 75. Ibid, pp. 58 et 60. Dahlhaus contracte deux moments du texte de Kierkegaard.
24. Theodor W. ADORNO , « Fragment über Musik und Sprache », dans : Quasi una Fantasia,
Frankfurt am Main, p. 11. Quasi una fantasia, traduction française J. -L. Leleu, Paris, Gallimard,
1982, p. 4.
25. Ibid., pp. 11 sqq. Traduction française, p. 5.
26. Ibid., p. 14. Traduction française, p. 6.
27. Ibid., p. 16. Traduction française, p. 8.
28. Ibid., p. 11. Traduction française, p. 5.

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VIII. Des trois cultures de la


musique

1 Dans une lettre qu’il adresse à sa mère le 15 juillet 1850, Hans von Bülow rend compte des
goûts musicaux à la cour de Berlin : « Meyerbeer m’a donné d’emblée le conseil de jouer
une fantaisie sur un air d’opéra ; les mélodies italiennes célèbres auraient tout
particulièrement la faveur de la reine et de la cour. Devant le roi seul je pourrais jouer ce
que je voulais, Bach et même Beethoven »1. Or le goût du roi semble bien refléter celui qui
s’était imposé dans la bourgeoisie quelques dizaines d’années auparavant. Schumann
notait en 1833 dans « Meister Raros, Florestans und Eusebius’ Denk-und Dicht-Büchlein » : « Je
ne trouve rien d’extraordinaire à ce que l’on commence à apprécier les œuvres de Bach et
Beethoven à Berlin »2.
2 La formule « Bach et Beethoven », dont Schumann pouvait difficilement prévoir les
énormes conséquences idéologiques, se distingue de regroupements tels que « Bach et
Händel » ou « Haydn, Mozart, Beethoven » par une raison d’être qui n’est pas stylistique,
mais relève de la philosophie de l’histoire. Tout d’abord, négligeant la musique vocale,
elle pointe les œuvres canoniques de la grande littérature pour piano publiées par Bach :
le Clavier bien tempéré ainsi que les Sonates de Beethoven, de l’opus 2 à l’opus 111, donc the
forty-eight et the thirty-two, comme on allait le dire plus tard en Angleterre 3. De plus, Bach
et Beethoven, élevés au-dessus des autres compositeurs, représentaient la tradition de la
grande musique en soi, tradition à laquelle Schumann, comme il l’écrit dans le manifeste
« Pour l’ouverture de l’année 1835 » publié dans sa revue Νeue Zeitschrifl fir Musik, cherche
à s’adosser, afin de « combattre un passé récent non musical » et de « préparer une
nouvelle époque poétique »4. Avant d’en fonder une lui-même, Schumann notait « qu’une
revue pour la “musique future” manque encore. Mais les seuls rédacteurs possibles
seraient bien sûr des hommes comme le cantor aveugle de Saint-Thomas et le
Kapellmeister sourd qui repose à Vienne »5. Bach et Beethoven régneraient sur ce
« royaume d’esprits » qu’était devenue la musique instrumentale sous la plume de
Hoffmann ; et ce qu’ils ont en commun, c’est cet élément « poétique » où Tieck avait
reconnu l’essence de l’« art musical pur, absolu ». « Mais si je pense aux genres les plus
élevés de la musique, comme Bach et Beethoven nous les ont offerts à travers quelques
créations, si je parle des états d’âme rares, où l’artiste doit m’introduire, si j’exige qu’avec
chacune de ses œuvres il me fasse avancer d’un pas dans ce royaume des esprits qu’est

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l’art, si en un mot je veux de la profondeur poétique et de la nouveauté partout, dans le


détail comme dans l’ensemble, alors je devrais chercher longtemps, et aucune des œuvres
mentionnées et de la plupart de celles qui paraissent actuellement ne pourrait me
satisfaire. »6 Ce n’est que dans quelques œuvres sporadiques que la « nouvelle époque
poétique » s’annonce.
3 Ce schéma philosophique en trois temps, opposant un passé récent corrompu – l’époque
du juste milieu – à un Âge d’Or dont le retour se dessine déjà dans l’époque présente, est
complété dans l’esthétique de Schumann par l’idée dialectique que ce présent, en tant que
« nouvelle époque poétique », pourrait avoir vocation à accomplir la médiation entre les
tendances contradictoires d’un passé vénérable (c’est-à-dire entre la profondeur de Bach
et le sublime beethovénien). « Sébastien Bach, forant encore à une profondeur où la
lumière qui éclaire les carrières menace de s’éteindre ; Beethoven, se haussant pour saisir
les nuages de son poing de Titan ; l’époque récente, tentant de concilier l’élévation et la
profondeur – tout cela, l’artiste le connaît »7. En somme, aussi puissante qu’elle
apparaisse, la tradition n’a pas le dernier mot.
4 C’est Richard Wagner qui conféra au couplage Bach-Beethoven un accent nationaliste. Si
l’œuvre symphonique de Beethoven avait toujours représenté pour Wagner, et très tôt
même, dès son enthousiasme pour la Neuvième Symphonie, la quintessence de la musique,
dans l’essai « Qu’est-ce qui est allemand » (dont la partie principale fut écrite en 1865, mais
qui ne fut publié qu’en 1878), Bach est mis aux côtés de Beethoven en tant que
représentant de « l’esprit allemand » en des « temps de disette »8. La formule « Bach et
Beethoven », associant à l’origine les classiques du piano, donna naissance au « mythe de
la musique allemande » que Schoenberg, qui se sentait l’héritier de Bach et Beethoven,
illustrera encore en 1923 en déclarant que la découverte du dodécaphonisme allait
assurer la suprématie de la musique allemande pendant très longtemps.
5 L’utopie schumannienne d’une fusion, à l’intérieur de la « nouvelle époque poétique »,
des tendances hétérogènes d’un passé vénérable – de la profondeur contemplative de
Bach et du sublime prométhéen de Beethoven -, revint sous des formes diverses (et des
propositions différentes quant aux compositeurs destinés à représenter cette nouvelle
époque), à la fin du XIXe et au cours du XXe siècle. Aussi divergents que puissent être ces
schémas triadiques conçus dans des moments d’exaltation historique (Bülow plaidant
pour Bach-Beethoven-Brahms, Nietzsche pour Bach-Beethoven-Wagner, August Halm
pour Bach-Beethoven-Bruckner), on y lit toujours l’idée d’une ère allemande de la
musique, et c’est toujours au nom de « l’art musical pur, absolu » que l’on procède à un
regroupement de compositeurs qui doit garantir rien moins qu’une vision philosophique
de la musique. (Nous avons vu que même le drame musical wagnérien est compris par
Nietzsche comme musique « absolue » au sens de la métaphysique schopenhauerienne).
6 On lit dans la Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (1871) que « du fond
dionysiaque de l’esprit allemand, une puissance a surgi qui n’a rien de commun avec les
conditions premières de la civilisation socratique » (c’est-à-dire avec la culture
rationaliste antagoniste du dionysiaque) « qui ne peut ni s’expliquer ni se justifier à partir
d’elle, mais que celle-ci, au contraire, regarde comme une chose inexplicable et
redoutable, toute-puissante et hostile – je veux dire la musique allemande, dans sa
marche souveraine et solaire qui la conduit de Bach à Beethoven et de Beethoven à
Wagner »9. Ce pathos nationaliste, rare chez Nietzsche, venait de Wagner, à qui il
reprenait également la formule « de Bach à Beethoven ». Et la substance même de ce
schéma peut se retrouver dans la théorie wagnérienne : le corollaire esthétique et

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compositionnel de l’idée d’une grande lignée Bach-Beethoven-Wagner n’est en effet rien


d’autre que le principe de la « mélodie infinie ». Dans le courant des années 1870, Wagner
remarqua à plusieurs reprises, après que Liszt et plus tard Josef Rubinstein lui eurent joué
des préludes et des fugues de Bach, que la mélodie infinie se trouvait déjà préfigurée dans
le Clavier bien tempéré 10. Dans l’essai Musique de l’avenir, où sera forgée l’expression
« mélodie infinie »11, ce n’est pas dans son propre drame musical mais déjà dans la
symphonie beethovénienne que Wagner trouve une application de ce principe. Un
mouvement comme celui qui ouvre l’Héroïque ne serait rien d’autre « qu’une mélodie
unique et rigoureusement cohérente »12.
7 Il ne faut pas s’étonner que Wagner ait découvert la préhistoire de la « mélodie infinie »
dans la musique instrumentale, puisque dans le drame musical, c’est surtout l’orchestre
qui la déploie. Et sans tomber dans des spéculations aléatoires, on peut relier encore plus
étroitement l’idée de la musique absolue et le principe de la « mélodie infinie », en
admettant que c’est un malentendu de qualifier cette mélodie « d’infinie » parce qu’elle
éviterait des césures et des cadences, et en tentant de reconstruire la signification
d’origine du concept. Selon Wagner, la musique est « mélodique » quand chaque son parle
et exprime ; et, au contraire d’une « mélodie limitée », où l’élément mélodique
s’interrompt toujours pour laisser la place à des formules insignifiantes, la « mélodie
infinie » est à chaque instant « mélodique » au sens emphatique du mot, sans être
interrompue par des formules toutes faites et des gestes vides. (Éviter des cadences ne
définit pas l’essence de ce principe, mais c’est l’une de ses conséquences : les cadences
sont des formules et en cela non mélodiques).
8 Le principe de la « mélodie infinie » repose donc sur le principe que la musique, comme le
dira Hanslick, est un « langage » où « le jugement exercé a tôt fait de distinguer ce qui est
pensée véritable de ce qui n’est que lieu commun »13. Mais la musique, qui selon Hanslick
possède un caractère langagier, est « l’art musical pur, absolu » qui n’atteint la légitimité
d’un art autonome qu’en tant que « langage des sons ».
9 Dans la philosophie de l’histoire de la musique exposée par Wagner, c’est Beethoven qui
développe les capacités de la musique à parler jusqu’à un point où l’expression musicale,
au lieu de se cantonner à des sentiments in abstracto , atteint une détermination
individuelle : une détermination cependant qui, en fin de compte, dans la Neuvième
Symphonie, exige la parole, puisqu’en tant que détermination sans objet, en tant
qu’expression individualisée mais sans objet précis, elle exposait une contradiction
interne14. (En 1851, dans Opéra et Drame, Wagner assigne exclusivement à Beethoven cette
capacité langagière individualisée, alors que plus tard, dans le courant des années 1870,
l’importance de Bach – comme on peut le déduire des réflexions sur la « mélodie infinie »
dans son œuvre – sera reconnue pour le développement du « caractère langagier » de la
musique instrumentale.)
10 La thèse selon laquelle la capacité langagière de la musique instrumentale demandait une
« rédemption » par le mot et l’action scénique (afin d’échapper à ce dilemme de la
détermination incompréhensible), ne fut certes pas expressément désavouée par Wagner
après sa conversion à la métaphysique musicale de Schopenhauer, mais profondément
remaniée. Car prétendre que c’est la mélodie orchestrale qui exprime dans le drame
musical l’essence et « l’en-soi intérieur » des actions et des paroles (qu’elle est donc une
langue derrière le langage), ne signifie rien moins que la langue « non rachetée » de la
musique instrumentale est le véritable langage de la musique en tant qu’organon de la
métaphysique. (Le langage n’atteint jamais ce qu’exprime la musique, il n’en est que le

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reflet, à travers les catégories du « monde des apparences ».) Ceci n’exclut pas cependant
pour Wagner que le langage musical – à travers lequel parle la « volonté »
schopenhauerienne – ait besoin du langage parlé comme corollaire empirique, afin
d’opérer en tant qu’organon de la métaphysique. Autrement dit, les textes et les actions
dramatiques sont de simples ponts jetés vers une contemplation naissant de l’esprit de la
musique, dont on ne doit certes pas nier la nécessité, même si l’on insiste pour qu’ils
soient détruits après qu’on les aura franchis. Mais d’un autre côté, cette nécessité
incontournable d’un corollaire empirique à l’élévation métaphysique par la musique
pure, telle que Wagner l’exige dans la lettre ouverte « À propos des poèmes symphoniques de
Franz Liszt) », ne change rien à la concession fondamentale (motivée par la lecture de
Schopenhauer et l’expérience de la composition de Tristan) que la musique métaphysique,
celle qui aura le dernier mot au-delà des mots, est bien la musique absolue. La conception
d’une « mélodie infinie », qui parle et signifie à chaque instant, tend donc à former
(quand on l’applique à la mélodie orchestrale qui n’est pas l’accompagnement du drame
musical, mais son essence) un élément d’une esthétique de la musique absolue : non du
phénomène dont parle Hanslick, mais de l’idée que vise Schopenhauer.
11 Si le drame musical, comme Nietzsche l’avait compris, était secrètement de la musique
absolue, Ernst Bloch, dans L’Esprit de l’Utopie, parle sans détours d’une épuration de
Wagner par Bruckner, restituant la symphonie, déclarée morte, à travers le langage
musical de la mélodie orchestrale wagnérienne. « Depuis peu, Bruckner a trouvé en Halm
un exégète dévoué de son savoir et de son rôle. Halm a montré que Bruckner nous donne
ce qui manque à l’apport de Beethoven, chez qui le chant s’effaça dans la grandeur de
l’élan, dans l’énergie du motif, et dans la force de régir des masses. En réalisant ceci,
Bruckner rend du même coup à jamais superflu l’aiguillon impur des prétextes poétiques ;
bien mieux, l’exploit de ce maître est d’avoir délivré la conquête du style wagnérien, la
musique « éloquente », du tribut éducatif qu’elle versait à la musique à programme ou au
drame musical ; et ainsi – de manière plus significative que celle, toute différente, de
Brahms au même moment – d’avoir fait souvenir de la musique en tant que forme et
contenu ensemble confondus, voire en tant que fleuve menant à d’autres mers que celle
de la poésie. »15 Dans la mythologie historique de Wagner, la symphonie apparaît comme
drame musical « non racheté » ; Halm et Bloch déclarent, par une opposition qui n’est
guère moins forcée, que le drame musical est un simple « pensum pédagogique », une
symphonie non encore émancipée. Si Wagner avait voulu récupérer la « capacité
langagière » de la symphonie de Beethoven pour le drame musical, Bruckner se serait
approprié le langage du drame musical pour la symphonie. En somme, la formule « Bach-
Beethoven-Bruckner » est née comme négation de celle de Nietzsche, associant Bach,
Beethoven et Wagner.
12 August Halm, auquel Bloch se réfère ici et qu’il cite en le paraphrasant, mentionne dans le
titre de son livre le plus célèbre, publié en 1913, Deux cultures de la musique représentées
selon lui par les fugues de Bach et les sonates de Beethoven. Mais l’idée maîtresse de ce
livre, qui confère à cette antithèse entre Bach et Beethoven son actualité et en fait plus
qu’une construction d’historien, c’est celle d’une « troisième culture », dont Halm trouve
les linéaments dans les symphonies de Bruckner, lesquelles tracent leur chemin aux
compositeurs nés après lui (et Halm se comptait parmi eux), sans qu’ils doivent se
considérer pour autant comme des épigones au sens péjoratif du terme. « Une troisième
culture, synthèse des deux autres dont nous avons tenté de donner une idée dans ce livre,

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est à attendre, et je crois qu’elle est déjà fondée, voire déjà atteinte. Je la vois germer et
vivre dans les symphonies d’Anton Bruckner. »16
13 Les concepts de forme et de thème, reconnus par Hanslick comme les catégories
fondamentales de la musique absolue, sont intégrés par Halm (qui a tiré de l’esthétique de
Hanslick surtout une technique d’analyse) dans un système dialectique où elles ne
forment avant tout qu’une antithèse historique. Halm oppose une « culture du thème »
dans les fugues de Bach à une « culture de la forme » dans les sonates de Beethoven : dans
la fugue, pour le dire de façon un peu schématique, la forme est fonction du thème, et
inversement, dans la sonate, le thème est fonction de la forme. (On pourrait se demander
d’ailleurs si la fugue est vraiment une forme, et non pas une technique). « Au fond, la
fugue est dominée par une seule loi : son thème, justement ; ses caractéristiques
individuelles, ses vertus doivent être mises en valeur par elle. (…) La forme-sonate, au
contraire, montre davantage l’évolution d’une intrigue ; c’est elle que servent les thèmes
principaux et la manière dont ils sont développés. »17 Pour employer la terminologie du
drame musical : si dans la fugue la forme naît du « caractère » des thèmes, ceux-ci sont
soumis dans la sonate au « destin » que leur assigne la forme.
14 Du point de vue de l’histoire des idées, l’arrière-plan de cette antithèse de Halm renvoie
aux querelles esthétiques du XVIIIe siècle, aux polémiques autour de la prééminence de la
mélodie ou de l’harmonie. Car la « culture du thème », que Halm exalte à propos des
fugues de Bach, n’est rien d’autre qu’un art de la mélodie : à propos de la fugue en sib
mineur du deuxième livre du Clavier bien tempéré, il montre l’art de faire apparaître une
configuration mélodique comme un système de relations de hauteurs fermé et reposant
sur lui-même, où une différenciation toujours plus riche conduit vers une intégration de
plus en plus serrée18. D’autre part, la « culture de la forme » fondée par Beethoven est
avant tout un art de « l’économie harmonique » : chez lui, l’apparition d’une tonalité est
un « événement »19 qui produit des conséquences et des contraintes, alors que les
tonalités nouvelles sont amenées presque imperceptiblement chez Bach, « d’une main
tranquille », sans faire ressortir spécialement le processus formel dont l’harmonie est le
support. En d’autres termes, les thèmes sont la substance de la fugue, mais la forme « ne
vit pas encore » ; dans la sonate se développe une « vie de la forme », alors que les thèmes
restent bien souvent sans substance.
15 Chez Halm, l’éloge de Bruckner comme représentant d’une « troisième culture » se colore
en 1913 d’une intention polémique contre la vénération sacro-sainte de Beethoven,
encore dominante à l’époque. « Bruckner est depuis Bach le premier grand musicien
absolu capable d’un style grandiose et d’une maîtrise accomplie, le créateur de la musique
dramatique – ennemie puis vainqueur du drame musical. Si la fugue devait être fécondée
par l’esprit de la nouvelle musique, elle devrait, sans toucher à l’unité thématique,
trouver le contraste dans la manière de traiter le thème. »20 Telle que la comprend Halm,
la « musique dramatique » est figurée par un style symphonique dialectique, déterminé
par des oppositions, et où les contrastes apparaissent de manière à « constituer un
événement »21. L’art symphonique de Bruckner n’est pas seulement l’« ennemi » mais le
« vainqueur » du drame musical, puisqu’il ne laisse pas subsister le « dramatique »
comme étant constitutif d’une autre culture à côté de soi, mais l’intègre.
16 Cette interpénétration de la fugue et de la sonate postulée par Halm, qu’il trouve réalisée
par Bruckner, n’est pas seulement une combinaison technique et formelle, comme dans le
finale de sa Cinquième Symphonie, mais définit au-delà une appropriation de la « culture

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thématique », développée à travers la fugue, par la sonate : appropriation qui caractérise


l’œuvre entier de Bruckner et non pas seulement quelques mouvements isolés.
17 La possibilité d’une « troisième culture » de la musique réside pour Halm dans l’harmonie
moderne, marquée par Wagner. « Bruckner, qui est harmoniste de cœur et d’esprit,
découvre dans son langage harmonique très développé un nouvel objet, un nouveau
contenu pour la mélodie. L’harmonie n’est pas au service de la forme, donc à quelque
chose qui la coiffe, mais trouve en elle-même une source créatrice, gagnant un appui et
une tension nouvelle, la possibilité de grandes dimensions, d’amples mouvements, de
courbes audacieuses. »22 Le livre sur Bruckner, écrit en 1913, est donc la tentative de
démontrer analytiquement que l’harmonie de Bruckner réussit, d’une part, à donner sens
et substance à une mélodie ample qui s’élève par-dessus la technique mélodique
rudimentaire des sonates de Beethoven en revenant à une courbe ample qui rappelle
Bach, et qui n’affaiblit pas, d’autre part, la capacité de la tonalité à fonder et à porter une
vaste unité symphonique et à rendre sensible les « temps de la forme ». (Une écoute qui
perçoit dans la mélodie de Bach un « mouvement » comparable à celui de Wagner et
Bruckner a été décrite plus tard de manière plus détaillée et esthétiquement codifiée par
Ernst Kurth. Pris dans leur ensemble, les ouvrages principaux de Kurth, un livre sur Bach
comme traité du contrepoint, un livre sur Wagner comme traité d’harmonie et un livre
sur Bruckner comme traité de la forme, représentent une théorie et une esthétique de la
musique absolue – l’harmonie étant selon les déclarations de Wagner lui-même l’élément
constitutif de la musique « en soi » -, théorie qui est donc caractérisée par l’exclusion
significative de Beethoven.)
18 Anton Webern, qui s’est essayé dans sa Symphonie opus 21 à une synthèse entre la
polyphonie fuguée et la forme-sonate, a formulé ce que l’école de Schoenberg
revendiquait globalement pour elle. Dans son cycle de conférences Le chemin vers la
nouvelle musique, il mentionne quant à la généalogie de la musique dodécaphonique à la
fois la tradition de Bach, héritière elle-même de la polyphonie flamande des XVe et XVIe
siècles, et la tradition de Beethoven en tant que quintessence d’un art classique. « Ainsi, le
style que recherchent Schoenberg et son école est une nouvelle interpénétration du
matériau musical sur les plans horizontal et vertical. (…) Il ne s’agit pas d’une reconquête
ou d’une redécouverte des compositeurs franco-flamands, mais d’une nouvelle réalisation
de leurs formes à travers l’esprit classique ; d’un lien établi entre ces deux choses. Bien
sûr, il ne s’agit pas non plus d’une pensée purement polyphonique ; il s’agit des deux à la
fois. »23
19 Qu’il soit possible de penser mélodiquement et polyphoniquement dans l’esprit de Bach et
des compositeurs franco-flamands, et en même temps harmoniquement et formellement
dans celui de la sonate beethovénienne, qu’il soit possible en d’autres termes de
s’approprier l’une des « cultures de la musique » sans sacrifier ou réduire l’autre, voilà
l’utopie rêvée par le compositeur Webern comme par Halm, défenseur de Bruckner. (Et
sans doute est-il permis de parler d’utopie dans la mesure où la forme néo-classique,
censée évoquer l’esprit de la sonate de Beethoven dans la musique dodécaphonique des
années vingt, paraît appliquée de l’extérieur, et que l’harmonie, selon l’expression de
Schoenberg, n’était pas « à l’ordre du jour »), La formule « Bach et Beethoven », qui est
chez Schumann l’essence de l’héritage d’un passé grandiose, apparaît ainsi comme
l’emblème d’un problème toujours ouvert, aussi tenace que finalement insoluble, et qui
s’avéra être l’un des éléments moteurs de l’évolution de la musique – de la musique
absolue – au XIXe et au début du XXe siècle.

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NOTES
1. Hans von BÜLOW , Ausgewählte Briefe, M. von BÜLOW (éd.), Leipzig, 1919, p. 36.
2. Robert SCHUMANN, Schriften, loc. cit., p. 36.
3. Idem, vol. I, p. 113 et vol. III, p. 153.
4. Idem, vol. I, p. 50.
5. Ibid., p. 44.
6. Idem, vol. II, p. 136.
7. Ibid., p. 44.
8. Richard WAGNER , Gesammelte Schriften und Dichtungen, loc. cit., vol. X, pp. 47 sgg. Qu’est-ce qui est
allemand ?, traduction française, vol. XII, p. 84 (traduction modifiée).
9. Friedrich NIETZSCHE , Werke, K. SCHLECHTA (éd.), Munich-Darmstadt, vol. I, p. 109. Traduction
française dans : Naissance de la tragédie, op. cit., p. 130.
10. Martin GECK , « Bach und Tristan », dans : Bach-Interpretationen, M. GECK (éd.), Göttingen, 1969,
p. 191.
11. WAGNER, VII, p. 130. Lettre sur la musique, traduction française, vol. VI, p. 239.
12. WAGNER, VII, p. 127. Ibid., traduction française, vol. VI, p. 235.
13. HANSUCK, op. cit., p. 35. Traduction française, p. 97.
14. WAGNER, III, pp. 276 sqq. Opéra et Drame, traduction française, vol. IV, pp. 131 sqq.
15. Ernst BLOCH , Geistder Utopie, Berlin, 1923, p. 89. L’Esprit de l’utopie, traduction française par
Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977, p. 95.
16. August HALM, Von zwei Kulturen der Musik, Stuttgart, 1947, p. 253.
17. Ibid., p. 32.
18. Ibid., pp. 207sqq.
19. Ibid., p. 13.
20. Ibid., p. 17.
21. Ibid., p. 16.
22. HALM, Die Symphonie Anton Bruckners, Munich, 1923, pp. 218 sqq.
23. Anton WEBERN , Der Weg zur neuen Musik, Vienne, 1960, p. 37. Chemin vers la Nouvelle Musique,
traduction par Anne Servant, Didier Alluard et Cyril Huvé, Paris, Lattes, 1980, pp. 95 et 96
(traduction modifiée).

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IX. L’idée de l’absolu musical et la


pratique de la musique à
programme

1 La polémique autour de la musique à programme a été menée du XVIIIe au XXe siècle au


moyen d’arguments divers et qui s’appuyaient sur des principes toujours différents. Avec
les théorèmes qui étayaient ces apologues et ces pamphlets, les limites et les définitions
de la chose elle-même changeaient. La musique à programme n’est pas un phénomène
toujours égal, mais il a varié au cours de l’histoire : non seulement d’un point de vue
stylistique (l’aspect le plus banal), du point de vue des moyens compositionnels avec
lesquels on essayait de peindre, de caractériser ou de raconter musicalement, mais aussi
(ce qui paraît moins évident) du point de vue esthétique, des idées fondamentales qui
déterminent le genre.
2 À la fin du XVIIIe siècle, le genre « pittoresque » – la tentative de doter la musique
instrumentale d’un « contenu » en lui faisant représenter une partie de la nature
environnante ou une scène animée – fut condamné ou du moins obligé de battre en
retraite au nom d’un postulat central de l’Empfindsamkeit, à savoir que la musique doit
toucher notre cœur. (Beethoven, se moquant de la « peinture sonore » (Tonmalerei) dans
la Création de Haydn, justifia sans la renier la « peinture » dans sa Symphonie Pastorale,
exemple classique des tenants de la musique à programme au XIXe siècle, en expliquant
que c’était « l’expression du sentiment » qui y prédominait.)
3 Comme on l’a vu, l’esthétique romantique distinguait en revanche ce qui est
« programmatique » (raconter des histoires en musique) et « caractéristique », de ce qui
est « purement poétique », catégorie que l’on peut interpréter comme l’idée esthétique de
la musique instrumentale absolue, mais qu’il ne faut pas simplement identifier à l’absolu
musical tel que Hanslick le comprendra un demi-siècle plus tard (même si au premier
abord, il peut être utile de souligner l’affinité entre les théories de la musique pure de
Tieck et de Hanslick afin de combattre le malentendu grossier qui voit dans le poétique
une influence littéraire sur la musique.) Dans le domaine du « poétique musical », il y
avait parfaitement la place pour des états d’âme et même des sujets, sans que l’idée de la
musique absolue, détachée des fonctions, des textes, des affects et des caractères définis,

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et s’élevant vers le « pressentiment de l’infini », ne s’en trouve lésée ou mise en péril. À


condition cependant que la représentation musicale (comme dans l’ouverture Mélusine de
Mendelssohn par exemple, dont Schumann publia une critique inspirée des conceptions
romantiques de la « poésie ») ne sortit pas de ce « royaume du merveilleux » où Hoffmann
avait placé la musique absolue, évitant la pédanterie d’une narration, d’une
caractérisation ou de la « peinture sonore » pittoresque pour ne pas tomber dans le
« prosaïque », contraire au « poétique ».
4 La querelle des « Néo-allemands » et des « formalistes », véritable guerre musicale et
politique vers 1860, conduite autour de la légitimité ou de l’illégitimité de la musique à
programme, peut être comprise comme la tentative des adversaires en lice de
s’approprier l’idée du « spirituel dans la musique ». Franz Brendel, l’idéologue des Néo-
allemands, prétendait qu’avec le passage d’une expression « indéterminée » de
sentiments vers une caractérisation « déterminée » et vers les programmes, la musique
instrumentale moderne avait progressé de l’état de « sentiment » vers celui d’« esprit » et
que Liszt avait en somme achevé ce que Beethoven avait commencé. Chez Hanslick,
l’esthétique de ce qui est « spécifiquement musical » repose sur la thèse exactement
contraire : à savoir qu’en musique, l’esprit est forme, et la forme musique. La forme
musicale ne serait pas, comme simple forme apparente, un vêtement ou le seul contenant
d’un contenu qui constituerait l’essence de la musique comme idée, sujet ou sentiment
général, mais elle serait elle-même – forme spirituelle d’une matière sonore – son
« essence » ou son « idée ». (La dialectique platonicienne et néo-platonicienne de
l’essence et de la forme apparente fut ainsi échangée contre la dialectique aristotélicienne
de la matière et de sa définition catégorielle.) Si la « forme sonore en mouvement » est
elle-même, selon le paradoxe provocateur de Hanslick, le « contenu » de la musique, alors
un contenu programmatique, au lieu d’être une « essence » spirituelle qui a besoin d’une
« forme apparente » pour ne pas rester vide, se révèle comme un ajout « extra-musical » à
une forme qui peut subsister par elle-même en tant que « matière apte à l’esprit ».
5 À la fin du XIXe siècle et au début du XX e, la polémique autour des avantages et des
inconvénients de la musique à programme (pour autant qu’elle ne fût simplement
rééditée à travers les arguments connus de Brendel et Hanslick) se trouva obscurcie du
fait que tous les tenants de la musique à programme étaient des défenseurs de Wagner,
mais que Wagner lui-même avait fait sienne depuis 1854 l’esthétique de Schopenhauer
qui, on peut le dire sans exagérer beaucoup, n’était rien d’autre qu’une métaphysique de
la musique absolue.
6 Les mouvements des sentiments, en quoi Schopenhauer crut reconnaître « la véritable
essence des choses », sont exprimés par la musique dans leur « forme », mais sans leur
« contenu », c’est-à-dire qu’ils sont sans objet ni motif. Mais, en étant détachés justement
des conditions empiriques où ils sont plongés normalement, les affects représentés par la
musique montrent leur véritable essence sans dissimulation. « La multitude infinie des
mélodies peut exprimer toutes sortes d’élans, d’excitations ou d’expressions de la
volonté, tous les mouvements intérieurs de l’homme que la raison définit par le concept
vaste et négatif de sentiment, mais toujours dans leur généralité purement formelle, sans
leur matière, toujours selon leur en-soi, non leur apparence – leur âme intime pour ainsi
dire, non leur corps »1. L’idée habituelle, devenue un lieu commun, selon laquelle le texte
exprime, dans une pièce vocale, le « sens » concret de l’ensemble, un sens que la musique
pourvoit en quelque sorte de « réflexes de sentiments », a été quasiment retournée par
Schopenhauer, quand il affirme qu’au contraire, le sentiment représenté par la musique

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constitue le véritable sens de la musique, alors qu’un texte poétique ou une action
scénique, accompagnés par la musique ou appliqués à elle, restent tout à fait secondaires.
Les idées ou le côté scénique forment la partie extérieure, le sentiment ou l’affect la part
intime de la musique. « C’est ce rapport intime que la musique entretient avec la véritable
essence des choses qui explique également que quand une musique adaptée résonne avec
une scène, une action, une intrigue quelle qu’elle soit, elle paraît nous en découvrir le
sens secret et en apparaît comme le commentaire le plus juste et le plus précis ; et
pareillement, que celui qui s’abandonne entièrement à l’effet d’une symphonie semble
voir défiler devant lui toutes sortes d’actions de la vie et du monde, à la réflexion
pourtant, il ne pourra désigner aucune ressemblance entre ce jeu des sons et les choses
qu’il a vues. » Mais, d’après Schopenhauer, il y a beaucoup de transitions possibles entre
les associations qu’appelle la musique instrumentale, les programmes et les textes de la
musique vocale, puisqu’ils tombent tous – par rapport à l’essence de la musique – sous le
concept négatif de l’accidentel. « C’est la raison pour laquelle on peut utiliser un poème
comme texte d’un chant, une action claire comme pantomime musicale, ou les deux
comme livrets d’opéra. Ces sortes d’images isolées de la vie humaine, adaptées au langage
universel de la musique, ne sont jamais rattachées à elle par un lien ou une
correspondance nécessaire et continue ; elles sont par rapport à la musique ce qu’est un
exemple choisi au hasard par rapport à une notion générale. »2 Il n’y a pas pour
Schopenhauer une différence fondamentale, mais seulement une différence de degré,
entre le procédé qui consiste à « illustrer » une musique par un texte ou une action
scénique, et les divagations d’une imagination qui se laisse stimuler par une symphonie et
emporter vers de vagues visions : dans les deux cas, les visions et les idées où se reflète
l’essence intime, l’affect musicalement articulé, demeurent secondaires et au fond
interchangeables.
7 Le souvenir d’Edouard Hanslick vient immédiatement à l’esprit, lui qui considérait aussi
des programmes littéraires ou visuels dans la musique instrumentale comme des ajouts
« extra-musicaux » sans rapport esthétique avec « la chose même », et qui niait d’autre
part un lien substantiel et insécable entre texte et musique dans la musique vocale. Les
commentaires habituels sur Hanslick, prenant au sérieux ses polémiques contre la
musique à programme, mais traitant comme un caprice ou une plaisanterie les passages
sceptiques et malicieux consacrés à la musique vocale, sont absolument inadaptés et
aucunement justifiés. Un historien ne devrait pas nier au contraire, même si cette
concession n’est pas commode à assumer, que dans une esthétique rigoureuse de la
musique pure, chez Schopenhauer comme chez Hanslick, les textes dans la musique
vocale sont traités comme accidents « extra-musicaux », exactement comme les
programmes, qu’ils sont profondément interchangeables, et qu’une imagination musicale
se concentrant sur l’essentiel peut très bien en faire abstraction. (La thèse contraire, tout
aussi tranchante, est représentée par l’affirmation de Franz Brendel selon laquelle les
textes de la musique vocale tout comme les sujets d’une musique à programme font partie
de « la chose elle-même », de « l’objet esthétique » que l’auditeur doit garder en mémoire
afin de pénétrer la « signification » de l’œuvre, qui se constitue dans la relation
réciproque entre le sujet et le phénomène sonore.)
8 L’essai sur Beethoven, que Wagner écrivit en 1870 à l’occasion du centième anniversaire
de sa naissance, apparaît comme le document esthétique le plus important quant à la
réception de Schopenhauer, après la reprise encore hésitante de quelques-unes des
conceptions du philosophe dans la lettre ouverte « À propos des poèmes symphoniques de

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Franz Liszt » de 1857. (C’est de ce texte que partit Nietzsche quand il fit le panégyrique de
Tristan à partir de l’esprit de la musique absolue). En revanche, on ne trouvera que dans la
glose de 1872 « Sur l’expression “Musikdrama” » de 1872 la phrase lapidaire qualifiant les
« drames » wagnériens d’« actions de la musique rendues visibles »3 – ce qui signifie que
la musique n’est donc pas, comme on pouvait le lire en 1851 dans Opéra et Drame, un
moyen et le drame le but d’une expression, mais qu’au contraire, en accord avec la thèse
de Schopenhauer, la musique formulait une essence que l’apparence des mots et de
l’action ne faisait que refléter.
9 Que Wagner, bien qu’adepte de la métaphysique musicale de Schopenhauer, esquisse dans
l’hommage à Beethoven un texte pour le Quatuor en ut # mineur opus 131, « le tableau
d’une journée dans la vie de notre héros », ne doit pas être compris comme élaboration
d’un « programme » ou comme « réduction » biographique. Il semble cependant au
premier abord que la musique soit déchiffrée ici de façon biographique ou pseudo-
biographique : « J’aimerais désigner l’adagio introductif, assez long, et qui est sans doute
parmi ce qui a jamais été dit de plus mélancolique avec des sons, de réveil au matin d’un
jour “dont le long cours ne comblera aucun vœu, aucun, pas un seul !” Mais c’est en même
temps une prière expiatoire, un conseil pris avec Dieu, dans la foi à la bonté éternelle » 4.
Ce qui peut apparaître à première lecture comme une « explication » de la musique à
partir d’une biographie extérieure est en vérité l’esquisse d’une biographie intérieure,
« idéale » – en ce sens que Wagner ne reconstruit pas la vie pour trouver le sens de la
musique, mais se plonge au contraire dans la signification musicale pour saisir un
fragment de cette biographie « intérieure » qui se dérobe à toute investigation empirique.
Wagner est convaincu, avec l’exemple de l’Héroïque et de la dédicace à Napoléon, que la
biographie ne peut rien nous apprendre d’important sur la signification de l’œuvre d’un
compositeur5, mais qu’en revanche, « l’essence » qui se révèle dans la musique (la
substance des « apparences » empiriques telle qu’elle s’ouvre à une contemplation
esthétique repliée en elle-même) est significative de sa biographie « intérieure ».
Pourtant, même cette biographie intérieure, construction d’un « sujet idéal » de la
composition, ne fait pas partie pour Wagner du phénomène esthétique, de « la chose elle-
même ». « Je choisis donc, pour expliquer, au moyen des événements de sa vie intérieure,
une pure journée de la vie de Beethoven, le grand quatuor en ut # mineur : ce que nous
ferions difficilement à l’audition de ce quatuor, parce que nous nous sentirions forcés
d’abandonner toute comparaison déterminée, et de ne percevoir que la manifestation
immédiate d’un autre monde, nous devient pourtant possible jusqu’à un certain point
quand nous nous bornons à nous représenter, de mémoire, ce poème sonore »6. Il ne
semble pas que Wagner se soit aperçu que le phénomène musical, tel qu’il apparaît à
l’écoute non prévenue d’une pièce instrumentale (en tout cas au XIXe siècle), comprenne
l’expérience d’un « sujet esthétique », dont la musique apparaît comme le « discours »,
sujet d’une biographie « intérieure » et corollaire indissoluble de l’expérience esthétique.
10 À cause de l’influence sur Wagner de l’esthétique de Schopenhauer (dont l’héritage fut
revendiqué par les compositeurs de la modernité), la théorie de la musique à programme
fut sujette à des complications parfois quasi labyrinthiques. La genèse des œuvres et leur
essence, les conditions empiriques et la signification métaphysique, les éléments
biographiques et esthétiques formaient une configuration compliquée à l’intérieur de
constructions conceptuelles destinées à justifier la pratique de la musique à programme
sans sacrifier les principes schopenhaueriens. (Et c’est sans doute parce que la

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métaphysique de Schopenhauer élevait à l’infini la dignité de la musique – sans compter


l’allégeance wagnérienne – que les compositeurs avaient tant de mal à se détacher d’elle.)
11 « Rien (quant à son apparition dans la vie) n’est moins absolu que la musique. » 7 « Nous
sommes donc d’accord pour admettre qu’il fallait donner à la musique divine dans ce
monde terrestre un élément qui la lie et même – comme nous l’avons vu – la détermine
pour rendre possible son apparence. »8 Les conditions qui rendent possible la musique
sont donc pour Wagner d’une part le langage, et d’autre part la danse ou l’action
scénique : pour pouvoir apparaître, pour se réaliser, elle a besoin d’un « motif formel »,
d’une raison d’être 1. En tant que schopenhauerien, Wagner distingue cependant
« l’apparence dans la vie », le côté empirique et extérieur de la musique, de son essence
métaphy-sique, ou, comme il dit, « divine »9. Que la musique ne puisse se réaliser
(prendre forme dans l’imagination du compositeur) sans « motif formel » extramusical
n’exclut donc aucunement qu’un auditeur compréhensif puisse parvenir à « l’essence » en
partant de « l’apparence » et de ses conditionnements, à la contemplation de la
« volonté » qui forme selon Schopenhauer la substance de la musique. Les « motifs
formels », même s’ils appartiennent aux conditions de la gestation de la musique, ne
constituent pas son élément essentiel ; la genèse empirique et la valeur esthétique
(l’essence telle qu’elle se révèle à une contemplation esthétique et métaphysique où
s’abîme le sujet) se séparent.
12 Ainsi, les effets sur la théorie de la musique à programme furent bien étranges. Pour un
adepte des idées de Schopenhauer, les programmes, comme éléments de la composition
ou de la réception, comme « motifs formels » ou comme « paraboles » herméneutiques,
sont admissibles justement parce qu’ils ne touchent pas à la substance de la musique,
parce qu’ils n’importent pas. L’apologue, celui des compositeurs eux-mêmes aussi bien,
tend vers une argumentation qui est au fond un plaidoyer en faveur d’une tolérance pour
cause d’indifférence. Sous le règne de l’esthétique de Schopenhauer, les programmes,
indépendamment de la fonction à laquelle ils pouvaient prétendre et de la vigueur avec
laquelle on les défendait, étaient considérés comme trop faibles pour altérer l’essence
« absolue » de la musique.
13 Wagner, quand il voulut justifier dans son hommage à Beethoven de 1870 la Symphonie
Pastorale dans un esprit schopenhauerien, partit du modèle platonicien de l’esthétique
traditionnelle, de la dialectique entre l’être et l’apparence. La parole hégélienne du beau
comme « éclat sensible de l’idée » vaut encore. Mais ce n’est pas la nature, dont l’essence
se révèle dans la Symphonie Pastorale, qui est définie comme l’idée dont l’éclat luit à
travers le phénomène sensible, mais au contraire, la musique ou la forme musicale qui –
représentation de la « volonté » – rend sensible « l’en-soi intime » des phénomènes
naturels. Wagner, en choisissant cet exemple classique de la Pastorale pour définir le
caractère esthétique de la musique à programme et de la description musicale de la
nature, s’appuie certes sur le schéma antérieur de l’être et de l’apparence, mais la nature
et la musique, dans un jeu dialectique, ont en somme changé de place.
14 « Alors l’œil du musicien s’éclaira de l’intérieur. Il jeta à présent également un regard sur
l’apparition qui, éclairée par sa lumière intérieure, se communiqua à son âme par des
reflets merveilleux. À présent, seule l’essence des choses lui parle à nouveau et la lui
désigne dans la calme lumière de la beauté. Maintenant il comprend la forêt, le ruisseau,
le pré, l’éther bleu, la foule joyeuse, le couple qui s’aime, le chant des oiseaux, le cours des
nuages, le grondement de la tempête, la félicité d’un apaisement doucement agité. « Nous

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voici au paradis » – qui ne perçoit cette parole rédemptrice en écoutant la Symphonie


Pastorale ? »10
15 À l’intérieur de ce concept vague et péjoratif de « l’extra-musical » et donc de
« l’accidentel » se mêlaient de façon hétérogène les occasions donnant naissance aux
œuvres, les sujets littéraires ou picturaux maintenus secrets, les programmes prétendant
faire partie de « l’objet esthétique », les déchiffrages herméneutiques et les associations
aléatoires. Dans la Naissance de la Tragédie, Nietzsche nie qu’il y ait une différence de
principe entre un « langage imagé » interchangeable selon l’auditeur (Wilhelm von Lenz,
l’exégète enthousiaste de Beethoven, ayant déjà défendu l’interchangeabilité, quand on
lui reprochait qu’elle signifiait l’échec d’une herméneutique poétique), et un programme
conçu et formulé par un compositeur : deux « exemples illustrant une notion générale » –
pour parler avec Schopenhauer11, aussi arbitraires l’un que l’autre. Mais ce caractère
interchangeable ne signifie aucunement (comme d’ailleurs dans la relation logique entre
le particulier et le général) que les métaphores soient esthétiquement sans valeur. Elles
n’auraient certes qu’un statut d’exemples, non de preuves, mais ne seraient guère pour
autant superficielles ou inappropriées : « Je rappellerai ici un phénomène aujourd’hui
bien connu et qui n’a d’ailleurs plus guère valeur de scandale que pour notre esthétique.
Une symphonie de Beethoven, on en fait l’expérience tous les jours, contraint chaque
auditeur à un discours imagé, même si le rapprochement des différents mondes d’images
suscités par un morceau de musique donne un résultat parfaitement bariolé et
fantastique, voire contradictoire Exercer son pauvre esprit à de tels rapprochements et
laisser complètement échapper ce que ce phénomène a d’inexplicable, voilà qui est bien
dans la manière de notre esthétique. Or même lorsque le musicien a parlé en images de
l’une de ses compositions, même lorsqu’il lui est arrivé de désigner une symphonie
comme pastorale et de baptiser tel mouvement « scène au bord d’un ruisseau » ou
« joyeuse assemblée de paysans », ce ne sont là que représentations analogiques nées de
la musique – et non pas des objets imités par la nature -, représentations dont aucun
aspect ne peut nous instruire sur le contenu dionysiaque de la musique »12 – autrement
dit sur son essence métaphysique. En fait, la générosité dont Nietzsche fait preuve ici par
rapport aux programmes originaux et aux herméneutiques qui en découlent, naît
uniquement d’une conscience de leur inanité.
16 Parmi les prémisses des esthétiques de Schopenhauer et Nietzsche, le seul argument
contre la musique à programme qui mît en lumière un point sensible, fut l’affirmation
qu’une œuvre dont la cohérence musicale intérieure était fragile, avait besoin d’un
support littéraire extérieur pour ne pas tomber en miettes. (Si l’on part en revanche des
principes de Franz Brendel, donc de la thèse de l’importance esthétique du programme
pour le tout de l’œuvre, cette objection n’est plus valable : elle est alors, pour le dire en
exagérant un peu, aussi absurde que la constatation qu’une pièce de musique vocale sans
texte reste incompréhensible.)
17 Otto Klauwell allait définir la musique à programme comme une musique qui « renonce
aux lois d’une production formelle proprement musicale et se plie à chaque pas à des
intentions extra-musicales13 – et l’on comprend alors que Richard Strauss renonça au
terme de « musique à programme ». « Car la prétendue musique à programme n’existe
pas. C’est une insulte dans la bouche de tous ceux qui n’ont pas d’idées personnelles. » Les
formes nouvelles qu’un Otto Klauwell ne peut comprendre et dont il nie par conséquent le
caractère artistique, sont pour lui le résultat de l’influence néfaste de circonstances extra-
musicales. Strauss insiste au contraire sur le fait qu’il est stupide de qualifier d’informel

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ce qui n’entre pas dans un schéma, au lieu de rechercher une loi formelle appropriée, et
que ni le programme ni son absence ne disent rien sur la logique musicale interne d’une
œuvre. « Un programme poétique peut certes stimuler de nouvelles formes, mais quand
la musique ne se développe pas logiquement par elle-même, elle devient de la “musique
littéraire” »14. Il est donc indifférent qu’il y ait eu « suggestion » par un programme ou
non : les pièces qui valent quelque chose montrent une logique musicale cohérente en soi,
qui n’a pas besoin d’un support extérieur et ne le tolère pas. Si la forme musicale doit être
– d’après Schopenhauer et Nietzsche – une forme d’essence (avec un programme comme
reflet du monde des apparences) et non une forme d’apparence (avec un contenu
programmatique qui en forme la substance), elle doit être fondée en elle-même. « L’en-soi
intime » de la musique à programme – qui « n’existe pas » – est la musique absolue.
18 Les lettres que Gustav Mahler adresse en 1896 à Max Marschalk, traitant du sens des
programmes et des titres dans ses première et deuxième symphonies, fournissent un
document très parlant sur les imbroglios de la théorie d’une musique à programme placée
sous le signe de l’esthétique de Schopenhauer. Mahler distingue un programme intérieur
et extérieur. Celui-ci peut remplir la fonction d’une incitation lors de la conception de
l’œuvre ou d’un fil conducteur pour son écoute. À propos de la Première Symphonie, il
écrit : « Pour le troisième mouvement (marcia funebre), il est vrai que l’inspiration
extérieure m’est venue d’une image pour enfants très connue (“l’enterrement du
chasseur”). – Mais à cet endroit, peu importe ce qui est représenté – ce qui importe c’est
l’atmosphère qui doit être exprimée »15. « C’est pour cela qu’il est quand même utile, dans
un premier temps, alors que mon style peut encore paraître étrange, que l’auditeur
dispose de quelques panneaux indicateurs et de quelques bornes pour son voyage. Mais
un tel texte ne peut rien offrir d’autre. »16 Les « panneaux indicateurs » sont le moyen
d’arriver à un but, la possibilité d’une compréhension musicale interne, et ils ne
remplissent cette fonction que provisoirement, « dans un premier temps ». Si ce
programme extérieur qui est un guide pour l’auditeur n’atteint pas (Mahler le dit sans
ambages) la véritable essence de la musique, cela vaut aussi apparemment pour le
programme qui a servi comme source d’inspiration : esthétiquement, il est sans
importance. Il est certes, comme dirait Wagner, un « motif formel », mais n’appartient
pas, tout comme un échafaudage démonté une fois que la maison est construite, à la
« chose elle-même ». Le programme a d’abord une fonction de médiation lors de la genèse
de l’œuvre, puis une fonction heuristique lors de son écoute ; élément qui s’annule tout
d’abord – et ensuite, béquille provisoire.
19 Si le programme « extérieur » se présente comme une suite d’images, le programme
« intérieur » est constitué par une « suite de sentiments »17, mais qui se dérobe aux
catégories empiriques et psychologiques. « Mon besoin de me confesser à travers la
musique – la symphonie – ne prend naissance que là où règnent les sentiments obscurs, à
la porte qui mène vers “l’autre monde” : le monde où les choses ne sont plus détachées les
unes des autres par le temps et l’espace »18. Et selon Wagner (dont Mahler connaissait
sans aucun doute l’hommage à Beethoven), c’est bien parce qu’elle n’appartient « ni au
temps ni à l’espace » que la musique se constitue profondément, en tant qu’« harmonie » ;
c’est seulement par « l’ordonnace rythmique des sons » que le musicien s’approche du
monde plastique visible19.
20 En parlant de la Deuxième Symphonie, Mahler écrit : « J’ai appelé le premier mouvement
Totenfeier [Funérailles], et si vous voulez le savoir, c’est le héros de ma Symphonie en ré
majeur que l’on enterre ici, et dont je réfléchis la vie, d’un point de vue plus élevé, dans

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un pur miroir. Et c’est en même temps la grande question : Pourquoi as-tu vécu ?
Pourquoi as-tu souffert ? Tout cela ne serait-il qu’une immense et terrible plaisanterie ? »
20 Ce « héros » n’est ni le Titan de Jean-Paul que mentionne le programme de la Première

Symphonie, ni Mahler lui-même, mais plutôt, comme Hermann Danuser l’a montré 21, un
« sujet esthétique » de la musique qui, comme le narrateur d’un roman ou le « moi
lyrique » d’un poème, fait partie de l’appareil esthétique de l’œuvre. Si l’on veut éviter
une déformation de l’expérience esthétique, il ne faut l’identifier ni au héros de la source
d’inspiration littéraire, ni à la personne concrète du compositeur ; « l’inspiration
extérieure » du premier est absorbée par la forme musicale – qui représente selon
Schopenhauer « l’en-soi du monde » – tout comme l’expérience empirique du second. Le
programme « intérieur » ne doit pas être cherché du côté d’un contenu saisissable à
travers des documents biographiques (contenu justement absorbé par la forme musicale),
mais consiste en une « suite de sentiments » abstraits ou « obscurs ». Le contexte qui peut
éclairer cette idée d’un programme intérieur est donc la métaphysique romantique de la
musique instrumentale. Les sentiments détachés de l’empirique forment une substance
dont la « sacralisation » (dans l’esthétique de Wackenroder et Weisse) permet à la
musique « absolue » de s’élever vers le pressentiment de l’« absolu » et échappe au
soupçon de n’être qu’une « forme vide ».

NOTES
1. Arthur SCHOPENHAUER , Sämtliche Werke, loc. cit., vol. II, pp. 259 sqq. Traduction française, p. 335
(traduction modifiée).
2. Ibid., p. 260. Traduction française, p. 336 (traduction modifiée).
3. WAGNER, IX, pp. 306 sqq. Sur l’expression « Musikdrama », traduction française, vol. XI, pp. 126 sqq.
4. WAGNER, IX, pp. 96 sqq. Traduction française dans : Beethoven, vol. X, ρρ. 79 sqq.
5. WAGNER, IX, p. 64. Traduction française, vol. X, p. 34.
6. WAGNER, IX, p. 96. Traduction française, vol. X, pp. 78-79
7. WAGNER, V, p. 191.
8. WAGNER, V, p. 192.
9. WAGNER, IX, pp. 75 sqq. Traduction française, vol. X, pp. 37 sqq.
10. WAGNER, IX, p. 92. Traduction française, vol. X, pp. 71-72.
11. SCHOPENHAUER, op. cit., vol. II, p. 260. Traduction française, p. 335.
12. NIETZSCHE, Werke in drei Bänden, loc. cit., vol. I, p. 42. Traduction française dans : Naissance de la
tragédie, op. cit., pp. 63 sqq.
13. Otto KLAUWELL, Geschichte der Programmusik, Leipzig, 1910, p. 77.
14. Richard STRAUSS, Betrachtungen und Erinnerungen, Zurich, 1957, p. 211.
15. Gustav MAHLER, Briefe, Alma MAHLER (éd.), Berlin, 1924, p. 185.
16. Ibid., p. 188.
17. Ibid., p. 185.
18. Ibid., p. 187.
19. WAGNER, op. cit., vol. IX, p. 76. Traduction française, vol. X, p. 39.
20. MAHLER, op. cit., p. 189.

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21. Hermann DANUSER , « Zu den Programmen von Mahlers frühen Symphonien », dans : Melos/
Neue Zeitschrift für Musik, 1975, p. 15.

NOTES DE FIN
1. en français dans le texte.

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Χ. Musique absolue et poésie


absolue

1 Dans ses Propositions pour le développement d’une herméneutique musicale, tentative pour
trouver un fondement théorique à la pratique d’interprétation employée dans le Führer
durch den Konzertsaal en restaurant la théorie des affects du XVIII e siècle, Hermann
Kretzschmar écrit en 1902 : « Au sens d’un contenu purement musical, il n’existe pas de
musique absolue ! C’est une absurdité, comme le serait aussi une poésie absolue, c’est-à-
dire comportant un mètre et des rimes mais pas de pensée »1. Il importe peu au fond de
savoir si Kretzschmar songeait à la poésie de Stéphane Mallarmé ou s’il voulait
simplement démontrer le non-sens du principe d’une musique absolue par l’élucubration
d’une analogie qu’il tenait pour irréelle, car il n’en connaissait pas la réalisation dans le
symbolisme. Mais cela vaut la peine de creuser cette comparaison même si, au rebours de
Kretzschmar, on s’est persuadé de la réalité historique et du droit de cité esthétique de la
« musique absolue » comme de la « poésie absolue »1. (C’est Paul Valéry qui appelait
« poésie absolue » la « poésie pure » de Mallarmé2.) Sans même fonder de trop grands
espoirs sur « l’éclairage mutuel des arts » tel que Oskar Walzel l’a défini il y a un demi-
siècle, on peut découvrir entre les conceptions que le XIXe siècle se faisait de ce qui était
essentiellement le « poétique » et les conceptions du caractère artistique de la musique à
la même époque des rapports qui ne se limitent pas à un seul jeu de mots.
2 La tentative de tisser quelques liens entre l’esthétique romantique de la musique et la
poétique symboliste est cependant lestée par une difficulté méthodologique qu’on peut
contourner seulement en se limitant d’emblée à l’analyse d’une relation historico-
structurelle, au lieu de s’appuyer sur des influences et des dépendances réelles telles que
les établit la philologie. Ainsi, dans son livre Novalis et les Symbolistes français, Werner
Vordtriede n’a guère réussi à établir que l’« analogie stupéfiante » entre les tendances
poétologiques du Romantisme allemand au début du siècle et du symbolisme français fin
de siècle témoigne d’une réelle influence historique (l’essai de Carlyle sur Novalis en 1829
ne formant qu’un lien un peu fragile3). Il serait tout aussi vain de vouloir trouver une
connexion solidement étayée entre la musique absolue et la « poésie absolue ». Que l’idée
de la musique absolue – mais non le terme – apparaisse chez Hoffmann et à l’inverse
l’expression – sans l’idée – chez Wagner ne suffit pas (même si Hoffmann et Wagner font
justement partie des artistes allemands du XIXe siècle qui eurent quelque influence hors

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de leur pays), pour construire l’hypothèse d’une dépendance des poétiques de Baudelaire
et Mallarmé par rapport aux esthétiques de la musique. Et invoquer un « esprit du
temps » qui s’exprimerait chez différents artistes à leur propre insu signifie qu’on se
raccroche à une bouée de sauvetage méthodologique à laquelle personne ne croit plus. (Il
est certes évident que l’expression « poésie absolue » résonne chez Valéry des échos de la
musique absolue, devenue un lieu commun au XXe siècle ; mais cette appellation forgée a
posteriori ne dit rien sur les implications musicales de l’idée poétologique qualifiée à
l’origine, et jusqu’à nos jours, de « poésie pure » par Mallarmé.)
3 Si la ressemblance entre ces termes est donc absolument secondaire et si l’on ne peut
guère faire apparaître de manière convaincante une influence historique entre les deux
théorèmes, il peut cependant être éclairant de prendre conscience de la parenté entre les
formes de la pensée esthétique en musique et en littérature et d’expliquer pourquoi on
cherchait la substance d’une musique savante du côté du « poétique » et, inversement
(selon le mot célèbre de Walter Pater à propos de la poésie qui aspire secrètement à
devenir musique), l’essence d’une poésie pure dans le « musical », sans que l’on n’ait à
l’esprit dans un cas comme dans l’autre un modèle existant. L’esquisse de rapports
structurels entre l’esthétique musicale et la théorie poétique veut étayer ici notre thèse
selon laquelle l’idée de la musique absolue (paradigme esthétique qui dominait en
Allemagne tout ce qui était compris comme « musique en soi », du quatuor et de la
symphonie jusqu’au drame musical) a été l’idée séculière, résumant le sentiment
artistique d’une époque entière.
1.
4 Dans un essai sur les « développements récents de la poésie internationale », abordant la
poésie « concrète, expérimentale, visuelle et phonétique », Pierre Garnier, à la recherche
d’anticipations historiques ou de pressentiments qui pourraient faire apparaître une
tradition de la Modernité, cite un fragment de Novalis daté de 1798 : « Si seulement on
pouvait faire comprendre aux lecteurs qu’il en va du langage comme des formules en
mathématique. – Elles forment un monde en soi – elles ne jouent qu’entre elles,
n’expriment rien que leur propre nature merveilleuse et c’est pour cela qu’elles sont
tellement expressives – pour cela justement que l’étrange jeu de rapports entre les choses
se reflète en elles »4. Au même moment, Tieck vante dans ses Fantaisies sur l’Art, publiées
en 1799, le système musical comme « monde autonome et séparé »5. La théorie du langage
esquissée par Novalis ressemble jusque dans les détails de la formulation et du rythme des
phrases à un dithyrambe de la symphonie chez Tieck, où la musique, libérée des textes et
des fonctions, viendrait à elle-même. Tieck écrit : « C’est dans la musique instrumentale, à
la différence de la musique vocale, que l’art est indépendant et libre, c’est elle-même qui
se prescrit ses propres lois, donne libre cours à sa fantaisie sans avoir aucun but à
atteindre, et pourtant remplit et atteint le but suprême ; elle obéit entièrement à ses
pulsions obscures et exprime dans ces batifolages ce qu’il y a de plus profond et de plus
merveilleux. »6 Pendant le premier Romantisme allemand, le rêve d’une poésie absolue a
été rêvé en même temps que celui de la musique absolue. Le refus du principe d’imitation
(l’exigence que la musique doit décrire un fragment de la nature extérieure en tant que
peinture sonore, ou de la nature intérieure en tant que représentation des affects, pour ne
pas rester un amas de sons vides et insignifiants) allait de pair avec l’affirmation
poétologique que dans la poésie lyrique, la poésie « véritable », le langage était une
substance et non un simple moyen d’expression de pensées et de sentiments ; que la

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poésie, comme Mallarmé allait le formuler dans un moment de mauvaise humeur contre
le peintre Degas, dilettante en littérature, était faite de mots et non d’idées.
5 Novalis ne dit rien d’autre à propos du langage poétique que ce que l’esthétique
romantique de la musique affirme à propos de la musique instrumentale : c’est
précisément parce qu’elle forme un monde « autonome et séparé » qu’elle est une
métaphore de l’univers, et l’organon de la métaphysique. Se posant comme « absolue », se
détachant des conditionnements empiriques, elle devient expression de l’« Absolu ». Mais
il serait certes exagéré de voir dans la théorie de la musique instrumentale le modèle de
la théorie du langage, interprétant un effet d’échange en dépendance unilatérale. (En
cherchant les priorités historiques, on pourrait même prétendre que la doctrine
esthétique et métaphysique considérant l’art autonome comme métaphore de l’ensemble
de la nature justement parce qu’il était détaché des fonctions et des affects, aurait été
développée par Karl Anton Moritz entre 1785 et 1788, mais à propos de la peinture !). La
même idée fondamentale, dont la dialectique est renfermée dans le double sens du mot
« absolu », se révèle simplement à travers différentes versions, où s’entretissent une
tendance globale, les conditions spécifiques des différents arts et enfin des influences
réciproques.
6 Werner Vordtriede a rappelé un fragment de Novalis qui, depuis 1891, depuis la
découverte du Romantisme allemand par les Symbolistes, n’a cessé d’être cité comme
témoignage précoce d’une théorie de la poésie se posant comme moderne dans un sens
emphatique. « Des récits sans suite, mais pleins d’associations, comme les rêves. Des
poèmes simplement harmonieux à l’oreille et pleins de mots très beaux, mais aussi sans
aucun sens ni aucun lien – quelques strophes séparées seulement seraient
compréhensibles – comme autant de fragments des choses les plus diverses. La véritable
poésie peut tout au plus avoir un sens allégorique vague et un effet indirect, comme la
musique, etc. » Vordtriede commente ainsi : « De telles configurations de paroles n’ont
jamais été créées par Novalis. Ses intuitions précédaient de loin sa pratique de la poésie » 7
. On peut très bien considérer cependant les poèmes en prose des Fantaisies sur l’Art, où
Wackenroder et Tieck essayent de décrire les effets de la musique absolue8, comme les
premières réalisations de ce programme poétologique conçu par Novalis : des « récits
sans suite » et des poèmes « pleins de mots très beaux, mais aussi sans aucun sens ni
aucun lien », avec tout au plus quelque « sens allégorique vague ». Et inversement, le
fragment de Novalis établit un catalogue de critères qui peut servir pour définir une
description de la musique comme « purement poétique » au sens du Romantisme : ni
« programmatique » ni « caractéristique », mais usant de paroles balbutiées pour dire
malgré tout l’indicible – justement en ne disant rien, selon les normes du langage
courant. Ces poèmes en prose, reflets de ce que l’on entendait dans la musique absolue,
sont aussi raboutés, associatifs et rêveurs que Novalis le demandait. La « poésie pure »,
cet idéal du Romantisme (et dont Schiller se méfiait comme d’une « idée exaltée »),
apparaît comme le moyen de formuler ou de suggérer l’essence « purement poétique » de
la musique absolue.
7 Il ne faut bien sûr pas s’attarder sur le fait que la poésie a toujours recelé des vers isolés
qui séduisent par leur apparence phonétique davantage que par leur contenu intellectuel
ou émotionnel. Ce qui se passe pendant le Romantisme (en théorie tout d’abord, mais
aussi, comme chez Brentano, dans la pratique poétique) n’est pas fondamentalement
nouveau, mais atteint à un degré nouveau. Ce déplacement d’accent suffit à modifier
profondément la conception de ce qu’était la poésie jusque-là. (On pourrait parler en

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somme, selon les principes de la dialectique, d’un saut qualitatif.) L’élément « musical »
de la poésie ne fut plus considéré comme ornement ou accident, mais comme essence et
substance.
8 À l’inverse, comme nous l’avons dit plus haut, la prétention de la musique instrumentale
à être prise au sérieux comme forme d’un « art pur » et non pas condamnée comme un
bruit vide, pouvait profiter de modèles pris dans le domaine poétique, qui fournissait la
formulation d’une conscience musicale lui permettant de se constituer en tant que telle.
Le prestige métaphysique de la musique absolue est né du report sur la musique
instrumentale du topos poétique de « l’ineffable », report dont le locus classicus serait le
passage sur le concert de Carl Stamitz dans Hesperus de Jean-Paul. L’allégro d’une
symphonie, le mouvement principal, naguère suspecté de n’être qu’une rumeur creuse,
conquit à la fin du XVIIIe siècle sa dignité esthétique quand on l’entendit dans l’esprit des
odes de Klopstock et de sa poétique « néo-baroque ». Bruit « non désagréable », mais
insignifiant pour Sulzer, il fut loué comme « sublime » par Johann Abraham Peter Schulz
dans la Théorie générale des Beaux-Arts du même Sulzer ; l’« infra-linguistique » s’ennoblit
dans le « supra-linguistique ».
9 La question de savoir ce qui revient à la théorie de la poésie et à l’esthétique musicale
dans l’idée romantique de l’art absolu n’est donc aucunement sans objet ou superficielle,
malgré les échanges mutuels qu’il faut mettre en relief. Si le topos de l’ineffable, l’une des
prémisses fondamentales de la religion de l’art, est d’origine littéraire, il apparaît d’autre
part que le recours aux mathématiques, qui sert à Novalis pour développer son idée d’un
« langage purement poétique », trouve son origine, du point de vue de l’histoire de
l’esthétique, plutôt dans la théorie de la musique que de la poésie : le pythagorisme,
même à travers l’appropriation et la modification qu’en fait le Romantisme, représente
avant tout un pan de l’esthétique musicale. Mais il est particulièrement significatif qu’il
ait existé autour de 1800 une musique instrumentale d’un certain rang à laquelle une
esthétique de la musique absolue pouvait se raccrocher (fût-ce en interprétant autrement
la signification esthétique originale de la symphonie classique), mais qu’en revanche, une
théorie de la poésie pure était à la même époque une anticipation et un jeu spéculatif,
tentant de se réaliser par quelques essais tâtonnants sous la forme de paraphrases de
l’essence « purement poétique » de la musique. On peut admirer l’audace avec laquelle
cette idée d’une poésie absolue fut conçue soixante-dix ans avant Mallarmé – en somme
dans un espace vide -, mais il ne faut pas oublier que ce fut d’abord la musique, la
musique instrumentale classique, qui fournit quelque contenu historique réel à une
théorie de l’art absolu.
2.
10 À l’idée que le langage comme la musique constituent des mondes « autonomes et
séparés », était liée, dans la théorie de la poésie comme dans l’esthétique de la musique,
une tendance vers le refus de l’expression des sentiments, donc d’un élément dans lequel
le public bourgeois (à moins qu’il ait souhaité un aspect pieusement didactique) cherchait
au XVIIIe siècle l’essence de l’art. Friedrich Schlegel, qui pensait déceler une affinité entre
musique instrumentale pure et méditation philosophique, lie son analyse de la forme
musicale comme processus de la pensée à une polémique contre « le point de vue plat du
prétendu naturel » : point de vue qui ferait apparaître la musique comme « simple
langage des sentiments »9. Dans la théorie de la poésie, c’est Edgar Allan Poe qui allait
séparer très abruptement la « pure élévation » que la poésie devait atteindre du «
excitement of the heart »10. (La Philosophy of Composition de Poe représente en quelque sorte

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l’acte de baptême de la poésie pure, et c’est lui, non Novalis, qui influença Baudelaire et
Mallarmé.) Cependant, cette opposition entre l’élévation et l’excitation rappelle – tout
comme le désir d’un effet artistique « pur » et débarrassé de toutes les « scories
matérielles » (August Schlegel) des sentiments de tous les jours – le contraste entre
l’esthétique du sentiment de l’Empfindsamkeit et la métaphysique romantique de la
musique instrumentale. L’esthétique musicale ésotérique de la fin du XVIIIe siècle, où le
sentiment élevé provoqué par un allegro symphonique (ou une ode pindarique) fut
distingué d’un simple mouvement du cœur, s’appuie d’une part, comme nous l’avons vu,
sur la théorie poétique de Klopstock, mais influence de l’autre celle du siècle suivant. (Il
serait pourtant exagéré de parler d’influence ; il a suffi que la pensée d’une musique
« absolue », « détachée » de toute fonction et tout affect, et non pas vide pour cela mais
au contraire sublime, forme un « repère semi-conscient », qui pouvait conforter les
tenants d’une poésie pure.)
11 La poésie absolue, comme la musique absolue, est ésotérique : elle apparaît comme
l’affaire d’une avant-garde qui semble pour ainsi dire toujours en fuite devant la banalité
qui l’entoure. Comme le montrent les attaques contre le sentiment depuis Novalis et
Friedrich Schlegel, c’est le sentimental que l’on croyait le plus menacé par la trivialité. (La
peur de tomber dans le kitsch, qui harcelait la conscience de l’avant-garde, n’est
cependant pas le revers de l’ésotérisme, mais paraît signifier que le kitsch, la
mécanisation du sentimental, représente la forme dévoyée d’un idéal vers lequel on
tendait malgré tout, nonobstant toutes les proclamations de l’art pour l’art : l’idéal d’une
simplicité originelle. C’est ce pas de la simplicité vers le mécanique, de l’expression non
travestie vers une sentimentalité qui s’exhibe que l’on redoutait – un pas qui implique
l’une de ces différences infimes qui sont souvent décisives.)
3.
12 Chez les adeptes de la poésie pure, cette tendance vers l’ésotérisme, vers la distance par
rapport au profanum vulgus, est liée au dégoût d’une langue élimée et souillée par l’usage
que tout le monde en fait quotidiennement. C’est dans la musique que l’on crut découvrir
une « matière pure » comme on en rêvait pour la poésie. Dans un essai de 1862, L’art pour
tous, Mallarmé se livre à une polémique contre la « vulgarisation de l’art » : l’art doit
rester secret. Et il déplore que le caractère de hiéroglyphes que la notation confère à la
musique manque à la poésie, à laquelle tout le monde croit avoir accès.
13 Il ne faut pas s’étendre naturellement sur le fait que cette idée d’une « pure matière » de
la musique repose sur une abstraction qui fait violence au caractère historique et social
de cette dernière : les phrases musicales ne sont guère moins exposées à l’usure et à la
banalisation par l’usage quotidien que les phrases parlées (ainsi il est étonnant de
constater à quel point la musique de Debussy, ésotérique au sens mallarméen, a pu
souffrir de l’imitation de son « ton » dans la musique de film : une neutralisation de sa
musique, produisant des clichés que l’on projette à nouveau sur l’original). Que cette idée
de pure matière, aussi fictive qu’elle soit, ait pu naître et devenir historiquement efficace
est dû à des conditions historiques dont le dénominateur commun paraît bien être
l’esthétique de la musique absolue, dont l’esquisse rapide pourrait ne pas être inutile.
14 Dans la tradition esthétique qui se rattache au XVIIIe siècle au nom de Rameau, l’origine
de la musique – ce qui voulait dire en même temps, son essence – fut cherchée dans les
« harmonies », les « sons naturels », alors que la partie adverse, représentée par
Rousseau, comprenait la musique – c’est-à-dire avant tout la mélodie – comme l’imitation

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et la stylisation d’un discours humain rempli d’affects. Mais à ce « phénomène originel »


de l’accord majeur fondamental contenu dans le spectre, donné par la nature et non pas
fait par l’homme, le parti ramiste associait de vagues représentations d’une
mathématique musicale et de hiéroglyphes sonores : des représentations qui pourraient
être illustrées par le Clavier bien tempéré de Bach, évoluant de l’évocation du son naturel
dans le premier prélude vers les profondeurs contrapuntiques de la fugue. Autrement dit,
la musique élevait l’auditeur vers une sphère aussi éloignée de l’expérience quotidienne
(que l’on fuyait aussi par les moyens de la poésie) que des sentiments triviaux qui
semblaient encore entachés de « scories matérielles ». Or le recours au son naturel – pas
encore chez Rameau, il est vrai, mais à l’époque du Romantisme – fondait avant tout une
esthétique de la musique instrumentale comme « art musical pur, absolu » : au rebours de
la déduction qu’en fait Rousseau en partant d’un discours passionné, d’où allait découler
surtout une esthétique de la musique vocale. Et ce complexe d’idées mêlant les
représentations d’un son naturel, la « pure matière », l’instrumentalité, le calcul
mathématique et la conception d’un « art pour l’art » qui prend ses distances par rapport
aux sentiments et aux affects, donna vers 1800 la théorie de la musique absolue. (Le désir
esthétique et religieux d’une matière musicale « pure », fournie par la nature et non pas
fabriquée par l’homme fut si puissant au XIXe siècle, que la théorie musicale ne renonça
jamais à l’idée que l’harmonie tonale de l’époque moderne fût fondée dans les sons de la
nature, même si certains arguments contraires – par exemple que le spectre des
harmoniques produit également, et avec autant de « naturel », des effets inutilisables
musicalement et que, par ailleurs, la structure des accords peut effectivement être
déduite à l’aide de la physique, mais non pas leur enchaînement, qui importe seul – ces
arguments paraissaient tellement évidents qu’il fallait les refouler fortement.)
4.
15 Dans l’histoire des idées, la même racine qui produisait le désir d’une « matière pure »
dans la musique et le langage, donna naissance à la conception d’un poète évoquant le
« merveilleux » justement parce qu’il n’était rien d’autre qu’un « ingénieur littéraire ». Ce
quiproquo entre la mécanique et la magie, entre esprit d’artisanat et profondeur
métaphysique, aussi caractéristique pour Hoffmann et Poe que plus tard pour Mallarmé
et Valéry, provient cependant, à ce qu’il semble, de l’esthétique musicale romantique de
la fin du XVIIIe siècle, passant ensuite, chez Hoffmann, dans le domaine poétique. (Sans
aucun doute on pourrait suivre ce fil pour remonter jusqu’au Pythagorisme, mais ce qui
manque lors des stades antérieurs est le sentiment d’un clivage, d’une contradiction.) Il
s’agit de l’un des motifs poétiques et philosophiques centraux de Wackenroder : la
« forme intérieure » de sa nouvelle Joseph Berglinger est déterminée par cette discrépance
entre le « miracle de l’art musical » et les moyens de le faire surgir. Dans l’un des essais
fictifs de Berglinger qui reflètent la thématique du récit, on peut lire : « Et quelle est cette
potion magique d’où monte la senteur d’une apparition étincelante d’esprits ? – Je
regarde de près, et je ne trouve rien qu’un tissu misérable de proportions numériques,
matérialisées sur une planche percée de trous, sur des constructions faites de cordes en
boyau et de fils en laiton »11. (Que l’enthousiasme de Novalis pour l’aspect mathématique
en musique soit ici un peu tempéré vient en partie de la structure de la nouvelle, et en
partie du penchant de Wackenroder pour l’Empfindsamkeit.) Plus tard, dans l’essai « La
singulière essence intérieure de l’art musical », il poursuit : « Ainsi il n’y a aucun autre art
que la musique dont le matériau de départ soit déjà à ce point imprégné d’un esprit
céleste… C’est pour cela que certains morceaux, dont les sons ont été assemblés par leurs

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maîtres comme les chiffres d’une équation ou les pièces d’une mosaïque, simplement
selon les règles, mais de façon signifiante et au cours d’une heure bénie, que ces sons, une
fois exécutés sur des instruments, déclament une poésie magnifique et sensible, même si
le maître n’a peut-être pas pensé que dans son ouvrage savant, le génie emprisonné dans
le royaume des sons battrait si merveilleusement de ses ailes pour les esprits initiés. » 12 Ce
serait limiter la signification de la pensée de Wackenroder en isolant dans ce texte
seulement l’idée qu’il faut connaître la formule, pour faire apparaître le charme de la
« poésie » musicale – une poésie que le compositeur peut ignorer et qui s’ouvrira
seulement à l’auditeur enthousiaste. Le problème autour duquel tourne Wackenroder et
qu’on lit davantage dans la structure de Berglinger que dans les confessions esthétiques, se
définit par la dialectique précaire entre une mécanique qui inclut l’esprit de la musique et
qui – sauf dans quelques moments de grâce – le tient prisonnier par son pédantisme, et
d’autre part un enthousiasme qui certes s’empare du « miracle de l’art musical », mais se
trouve empêché – sauf à quelques moments de grâce – de devenir productif. La médiation
entre ces deux éléments opposés apparaît comme une exception qui a besoin d’un kairos,
et l’échec (dû à l’unilatéralité) comme la règle, confèrent à la nouvelle une aura tragique.
En revanche, dans l’esthétique de la poésie pure, dont le premier témoignage est fourni
par la sobriété forcée, l’affirmation d’un esprit « d’ingénieur littéraire » dans la Genèse
d’un poème de Poe, l’enthousiasme, l’un des pôles de la dialectique de Wackenroder, fut
sacrifié ; en revanche, la relation entre le constructivisme qui est le point de départ de
l’art et le charme magique qui en résulte fut accentuée de façon d’autant plus claire et
provocante. Et la métaphysique qui mettra fin à l’optimisme romantique voyant dans la
construction du poétique la découverte de l’être, c’est la métaphysique du néant chez
Mallarmé.
5.
16 « On est artiste », écrit Nietzsche dans la Volonté de puissance, s’incluant lui même, « au
prix de ressentir ce que tous les non-artistes appellent la “forme” comme le contenu,
comme " la chose elle-même " ». Cette phrase célèbre, provocatrice, est quasiment une
citation de la thèse non moins célèbre et non moins provocatrice de Hanslick selon
laquelle les « formes sonores en mouvement » sont « le seul et unique objet et contenu de
la musique ». Elle formule assurément une expérience esthétique fondamentale de la
« modernité » au XIXe siècle : à savoir qu’en art, la forme, au lieu d’être la simple
apparence d’une pensée ou d’un sentiment, est elle-même une pensée. « Il faut être un
sot, dit une maxime de Valéry rapportée par Valéry Larbaud, pour ne pas voir que la
figure propre et trouvée d’une phrase ou d’un vers est une Idée – aussi importante, aussi
générale, aussi profonde que l’idée au sens ordinaire »13.
17 L’esthétique de la forme qui comprenait une forme musicale ou poétique comme « forme-
essence », comme un processus de l’esprit se profilant dans le matériau, au lieu de
l’écarter comme simple « forme-apparence » d’un contenu, a été établie tout d’abord et
avec le plus de relief par la théorie de la musique instrumentale, puisque la musique pure
ne pouvait justifier son existence esthétique qu’en tant que forme. La musique
instrumentale sans objet ni fonction, partiellement appréhendable comme simple
« langage des sentiments », avait besoin, pour n’être pas qu’un bruit agréable mais vide,
d’une doctrine qui s’appuyât, afin de la légitimer, sur l’idée d’une forme d’essence, la
energeia, d’un esprit « se formant depuis l’intérieur »14. L’idée de la « forme intérieure »
(si l’on met de côté la référence à la philosophie antique, où Shaftesbury puisa cette
catégorie au XVIIIe siècle) était certes héritée par le XIX e siècle de la philosophie du

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langage de Wilhelm von Humboldt, et ce n’est pas un hasard si Hanslick se réfère à Jacob
Grimm, qui partage les mêmes principes de départ avec Humboldt, pour justifier sa
pensée de la forme comme esprit et de l’esprit comme forme en musique. Mais il faut voir
d’autre part que dans la philosophie de la musique cette idée fut revêtue d’un pathos
(surtout par Nietzsche, répétant avec insistance la doctrine sobre de Hanslick) qui lui
permit à son tour d’influencer la théorie poétique, de façon plus efficace que dans sa
formulation première comme concept de la philosophie du langage, ainsi que le montre
l’exemple de Valéry, dont on voit bien qu’il a lu Nietzsche.
18 La conception de la forme artistique comme forme d’essence et non simple forme
d’apparence, comme travail intérieur de la pensée et non comme enveloppe extérieure de
pensées et de sentiments, permettait cependant deux interprétations qui coexistent au
XIXe siècle dans l”esthétique musicale et la théorie poétique. Elle peut signifier,
schématiquement parlant, ou bien que la forme constitue le contenu ou bien qu’elle le
produit. Si le contenu est la forme, la forme musicale en tant que contenu ne signifie rien
d’autre, comme chez Hanslick, que l’esprit, qu’une esthétique antérieure cherchait du
côté du contenu, se trouvera dans la forme. Ce que désignait le « contenu », l’esprit et le
sujet, fut séparé ; Hanslick revendiquait l’esprit pour la forme et abandonnait le sujet. En
revanche, si la forme poétique – d’abord un « ton » entrevu vaguement qui prend forme
dans un matériau sonore et attire enfin quelques motifs d’une pensée – produit le
contenu (comme chez Poe), la représentation traditionnelle du processus se trouve
exactement renversée. « Ce qui paraît le résultat, la “forme”, est l’origine du poème ; ce
qui paraît en être l’origine, le “sens”, est le résultat »15.
6.
19 « Le suprême objet du monde et la justification de son existence (…) ne pouvait être qu’un
Livre. »16 Cette réflexion de Valéry qui marque un point extrême de la métaphysique de
l’art, formule ce que Mallarmé pensait et ce à quoi il aspirait. Que la substance du monde
soit destinée à aboutir au livre du poète – version sécularisée de la métaphore du livre de
l’univers – définit la prétention sublime qui soutient la théorie de la poésie pure. D’un
autre côté, il est clair que la formule de Valéry – mais non la pensée de Mallarmé
cependant – a été influencée par la maxime de Nietzsche : « l’existence du monde ne se
justifie qu’en tant que phénomène esthétique »17. Et quand Nietzsche parle dans le même
contexte de l’art comme de la « véritable activité métaphysique de l’homme », il pense à
la musique : à l’art de Richard Wagner, réinterprété dans l’esprit de la philosophie de
Schopenhauer.
20 Mais ce ne sont pas ces influences qui importent, dont la reconstruction reste vague, mais
les correspondances qui apparaissent très clairement. Car au fond, le fait qu’à une même
époque on ait lié à la fois en musique et en poésie le repli vers des formes pures à une
prétention métaphysique, par quoi l’art occupait la place de la religion, est bien plus
étrange et remarquable que ne le serait la simple transposition d’un théorème esthétique
d’un domaine vers un autre.
21 Hegel a vu lui aussi, dans sa théorie de la musique instrumentale, que l’art peut être un
processus d’abstraction qui consiste en une dissolution progressive du contenu. Et c’est
aussi une des thèses hégéliennes de dire que l’éloignement progressif par rapport à ce qui
est positif et substantiel, le retour vers l’intérieur, le formel, marquait une étape
nécessaire de l’histoire de l’esprit, qui était en dernière instance une histoire de la
religion. Mais la conclusion liant précisément la dignité métaphysique de l’art au repli
vers cette « intériorité vide », qui est pour lui l’espace de la musique absolue venue à elle-

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même, aurait parue étrange à Hegel, qui ne voulait guère sacrifier la prééminence de la
parole clairement définie sur un pressentiment informe. Pourtant, le paradoxe selon
lequel un tel repli signifie un dépassement fait justement apparaître la dialectique qui
agit au fond de la poésie absolue comme de la musique absolue.

NOTES
1. Hermann KRETZSCHMAR, Gesammelte Aufsätze überMusik, Vol. II., Leipzig, 1911, p. 175.
2. Ernst HOWALD , « Die absolute Dichtung im 19. Jahrhundert », dans : Zur Lyrikdiskussion, R. GRIMM
(éd.), Darmstadt, 1966, p. 47.
3. Wemer VORDTRIEDE, Novalis und die französischen Symbolisten, Stuttgart, 1963, p. 41.
4. Pierre GARNIER , « Jüngste Entwicklung der internationalen Lyrik », dans : Zur Lyrik-Diskussion,
loc. cit., pp. 451 sqq.
5. WACKENRODER, op. cit., p. 245.
6. Ibid., p. 254.
7. VORDTRIEDE, Op. cit., p. 170.
8. WACKENRODER, op. cit., p. 226 sqq. et 236 sqq.
9. Friedrich SCHLEGEL, Charakteristiken, loc. cit., p. 254.
10. HOWALD, op. cit., p. 62.
11. WACKENRODER, op. cit., p. 205. Traduction française dans : op. cit., p.
12. Ibid., p. 221.
13. HOWALD, op. cit., p. 70.
14. HANSLICK, op. cit., p. 34. Traduction française, pp. 96-97.
15. Hugo FRIEDRICH, Dit Struktur der modernen Lyrik, Hambourg, 1956, p. 38.
16. HOWALD, op. cit., p. 70.
17. Friedrich NIETZSCHE , Werke, vol. 1, loc. cit., p. 14. Traduction française dans : Naissance de la
tragédie, op. cit., p. 30.

NOTES DE FIN
1. En français dans le texte.

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107

Index

A
ADORNO, Theodor Wiesengrund : 8, 102-103, 148

ALEWYN, Richard : 84, 147

ALLEGRI, Gregorio : 84

ARISTOTE, Aristoteles, dit le Stagirite : 64

Β
ΒACH, Carl Philipp Emanuel : 17, 51, 61

BACH, Johann Sebastian : 41, 62, 73-74, 105-108, 110-113, 134, 149

BARTH, Karl : 146

BASSENGE, Friedrich : 147

BAUDELAIRE, Charles : 128, 132

BECKING, Gustav : 62, 144-145

BEETHOVEN, Ludwig van : 15, 17-23, 25-30, 33, 35, 39-41, 43-46, 54, 58, 82, 84, 86, 97, 105-113,
115-116, 118-119, 121-122, 124, 140, 142, 150
BEKKER, Paul : 17, 140

BEULERMANN, Heinrich : 15

BENJAMIN, Walter : 103

BESSELER, Heinrich : 62, 145

BLOCH, Ernst : 8, 109-110, 149

BODMER, Johann Jakob : 50

BRAHMS, Johannes : 107, 109

BRAUN, Carl Anton Philipp : 45

BRENDEL, Franz : 19-20, 33, 116-118, 122

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108

BRENTANO, Clemens : 131

BRUCKNER, Anton : 4041, 107, 109-113, 143, 149

BÜLOW, Hans von : 105, 107, 149

BÜLOW, Marie von : 149

BURKE, Edmund : 57

BURNEY, Charles : 11

BUSONI, Ferruccio : 38-39

C
CANNABICH, Johann Christian : 17

CARLYLE, Thomas : 128

COLOMB, Christophe : 28

COMBARIEU, Jules : 11, 139

D
DANUSER, Hermann : 150

DEBUSSY, Achille Claude : 39, 133

DEGAS, Edgar : 129

DILTHEY, Wilhelm : 78

DUBOS, Jean-Baptiste (Abbé) : 47, 67, 145

DÜNTZER, Heinrich : 146, 148

DURANTE, Francesco : 73

DÜRER, Albrecht : 84

Ε
EICHNER, Hans : 145, 148

EISLER, Hanns : 10-11, 139

F
FESCA, Friedrich Ernst : 20

FEUERBACH, Ludwig : 24-25, 27, 30, 36, 140

FINK, Gottfried Wilhelm : 17

FLITNER, Andreas : 148

FORKEL, Johann Nicolaus : 73, 94-96, 100, 146, 148

FRIEDRICH, Hugo : 151

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109

G
GARNIER, Pierre : 150

GATZ, Felix : 141

GECK, Martin : 149

GERVINUS, Georg Gottfried : 15

GIEL, Klaus : 148

GLASENAPP, Carl Friedrich : 142

GLUCK, Christoph Willibald, chevalier von : 25, 46

GOETHE, Johann Wolfgang von : 12, 24, 32

GOLTHER, Wolfgang : 140

GRELL, Eduard : 15, 84

GRIESINGER, Georg August : 12, 62, 93

GRIMM, Jacob : 100, 136

GRIMM, Reinhold : 150

H
HALLER, Michael : 84

HALM, August : 32, 39-41, 107, 109-113, 143, 149

HAND, Ferdinand : 21, 140

HANDEL, Georg Friedrich : 73, 84, 105

HANSLICK, Eduard : 8, 16, 22-23, 30-32, 36-39, 40, 67, 69, 76, 89, 91, 97-101, 108-110, 116-118,
136-137, 141, 145, 148-149, 151
HAYDN, Joseph : 12-13, 15, 20, 26, 62, 64, 93, 103, 109, 118, 128

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 8, 15, 18, 22, 25, 30, 36, 52, 86-91, 98-99, 101-102, 138, 147

HEINE, Heinrich : 25

HERDER, Johann Gottfried : 47, 70, 73-75, 78, 94-95, 146, 148

HEYSE, Karl Wilhelm Ludwig : 145

HILLER, Johann Adam : 50, 143

HIRSCH, Emanuel : 148

HOFFMANN, Ernst Theodor Amadeus : 8, 14, 17-18, 25-28, 30, 34-35, 41, 43-46, 53-55, . 58,
62-65, 82, 84-87, 89-91, 106, 116, 128, 134, 139-140, 144-145, 147
HOLBEIN, Hans : 84

HORACE, Quintas Horatius Flaccus : 12

HOSITNSKY, Ottokar : 36-38, 142

HOWALD, Ernst : 150-151

HUMBOLDT, Wilhelm von : 100-101, 136, 148

HUSSERL, Edmund : 75

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110

I
INGARDEN, Roman : 103

J
JAUß, Hans-Robert : 144

JEAN-PAUL : voir RICHTER

Κ
KAISER, Georg : 140

KAMNTIZER, Ernst : 144

KANT, Emmanuel : 57, 74-75, 77

KIERKEGAARD, Søren Aabye : 8, 101-102, 148

KLAUWELL, Otto : 150

KLOPSTOCK, Friedrich Gottlieb : 50-51, 61, 131-132

KNAUS, Jakob : 140, 141

KÖHLER, Max : 142

KOCH, Heinrich Christoph : 17-18, 140

KÖRNER, Christian Gottfried : 20, 63-64, 71, 145

KÖSTLIN, Karl : 21

KREISIG, Martin : 140

KRETZSCHMAR, Hermann : 38, 65, 93, 127, 142, 150

KROPFINGER, Klaus : 24, 139-141

KUHN, Thomas : 10

KURTH, Ernst : 32, 40-41, 70, 112, 143

L
LARBAUD, Valéry : 136

LENZ, Wilhelm von : 122

LEO, Leonardo : 73, 84

LISZT, Franz : 9, 19, 29, 32-33, 108-109, 116, 119

LOHNER, Edgar : 144

LONGIN, Langinos Kassios : 57

LORENZ, Alfred : 37

LOUIS, Rudolf : 142

LÖWITZ, Karl : 140

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M
MAHLER, Alma : 150

MAHLER, Gustav : 1. 50

MALLARMÉ, Stéphane : 38, 127-129, 132-134, 136-137

MARCELLO, Benedetto : 73

MARPURG, Friedrich Wilhelm : 143

MARSCHALK, Max : 123

MARX, Adolf Bernhard : 18-20, 140

MATTHESON, Johann : 13, 97, 139

MENDELSSOHN-BARTHOLDI, Felix : 116

METTERNICH, Klemenz Wenzel Nepomuk


Lothar, prince de METTERNICH-WINNEBURG : 26
MEYERBEER, Jakob Liebmann Beer, dit Giacomo : 30, 105

MILLER, Norbert : 144

MONTEVERDI, Claudio : 25, 46

MORITZ, Karl Philipp : 12, 31-32, 59-61, 137, 139, 142

MOZART, Wolfgang Amadeus : 26, 102, 105, 143

MÜLLER (les frères) : 22

Ν
NÄGELI, Flans Georg : 64-65, 71, 145

NAPOLÉON Ier, Napoléon BONAPARTE : 119


NIETZSCHE, Friedrich : 8, 16, 20, 22, 32-36, 107, 109-110, 119, 122-123, 136-137, 140-142,
149-151
NOVALIS, Friedrich : 13, 52-53, 66-68, 128-133, 144-145, 150

Ρ
PALESTRINA, Giovanni Pierluigi DA : 28, 41, 45-48, 50, 73-74, 84, 86

PATER, Walter : 128

PERGOLÈSE, Giovan Battista PERGOLESI, dit Jean-Baptiste : 73

PERRAULT, Claude : 52

PLATON : 15, 47-48, 63-64, 99, 116, 121


POE, Edgar Allan : 132, 134-135, 137

PYTHAGORE : 46-47, 131, 134

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112

Q
QUANTZ, Johann Joachim : 50

R
RAMEAU, Jean-Philippe : 46-48, 94, 133, 134

RAPHAËL, Raffaello SANZIO, dit : 84

REICHARDT, Johann Friedrich : 57, 61, 82

REICHARDT, Juliane : 57

REIßIGER, Karl Gottlieb : 20

RICHTER, Johann Paul Friedrich, dit JEAN-PAUL : 43, 54, 59-61, 66, 124, 131, 144
RIEMANN, Hugo : 77

ROSSINI, Gioacchino : 25, 30, 34-35

ROTHERT, Hans Joachim : 146-147

ROUSSEAU, Jean-Jacques : 13, 46-53, 55, 58, 94, 133-134, 143

RUBINSTEIN, Josef : 107

S
SAILER, Johann Michael : 80, 146

SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph von : 31, 54, 144

SCHERING Arnold : 15, 65, 139


SCHILLER, Friedrich von : 12, 44, 51, 63, 130, 144

SCHILLING, Gustav : 17, 139, 140

SCHLECHTA, Karl : 142, 149

SCHLEGEL, August Wilhelm : 31, 43, 51-53, 68, 90, 132, 144-145

SCHLEGEL, Friedrich : 13, 44, 51-52, 66-68, 96-97, 100, 132-133, 145, 148, 151

SCHLEIERMACHER, Friedrich : 71, 78-83, 87, 146-147

SCHOENBERG, Arnold : 39, 106, 112-113

SCHOPENHAUER, Arthur : 16, 20, 22, 29-30, 32-36, 41, 68-69, 71, 75, 92, 107-109, 117-124, 137,
142, 145, 150
SCHNAPP, Friedrich : 139, 143

SCHRADE, Hubert : 146

SCHRIMPF, Hansjoachim : 139, 141

SCHUBART, Christian Friedrich Daniel : 17

SCHULZ, Johann Abraham Peter : 14, 51, 58, 60-61, 131

SCHUMANN, Robert : 20, 63-64, 66, 105-107, 113, 116, 140, 149

SEIFERT, Wolfgang : 145

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SHAFTESBURY, Anthony Ashley COOPER, comte de : 99, 136

SHAKESPEARE, William : 18, 58

SOLGER, Karl Wilhelm Ferdinand : 70, 71, 145

STAMITZ, Carl : 50, 60, 62, 93, 131

STRAUSS, Richard : 9, 123, 150

STRAVINSKY, Igor : 81

SULZER, Johann Georg : 11-14, 51, 58, 75, 131, 139, 144-145

Τ
TIECK, Ludwig : 17-18, 23, 25, 27, 32, 35, 53, 57-59, 61-66, 73, 76-78, 82-84, 95-96, 98, 106,
116, 129, 130
TRIEST, Johann Karl Friedrich : 143

V
VALÉRY, Paul : 7, 127-128, 134, 136-137

VETTER, Walther : 146

VISCHER, Friedrich Theodor : 19, 21, 140

VIVALDI, Antonio : 97

VORDTRIEDE, Werner : 128, 130, 150-151

W
WACKENRODER, Wilhelm Heinrich : 17-18, 24-25, 27, 35, 46, 53, 57-58, 60, 62, 69, 70, 72-73,
75-78, 82-84, 92, 125, 130, 135, 139, 140, 144-148, 151
WAGNER, Richard : 8, 10, 16, 20, 21-30, 32-38, 41, 48, 106-110, 112, 117-121, 124, 128, 137,
140-142, 149-150
WALZEL, Oskar : 127

WEBER, Carl Maria von : 21, 60, 140

WEBERN, Anton : 112-113, 149

WEISSE, Christian Hermann : 71-72, 90-92, 125, 145, 147

WETTE, Martin Lebrecht de : 80

WIDMER, Joseph : 146

Ζ
ZIMMERMANN, Robert : 31, 141

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