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Dialogues d'histoire ancienne

Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation de l'idéal de


l'homme divin chez le philosophe néoplatonicien Proclus
Yvan Bubloz

Abstract
This paper aims to study Proclus's ascetic way of life in his pursuit of the assimilation to the divine. We will see how the practice
of asceticism raises him to the rank of a divine man in his disciples' eyes. With the help of some theoretical elements taken from
Max Weber and Richard Valantasis we will attempt to determine what kind of power Proclus acquires during his spiritual
progression across the Neoplatonic hierarchy of virtues. Our investigation will mainly concentrate on Marinus's 'Life of Proclus'.

Résumé
Cet article se propose d'étudier le mode de vie ascétique de Proclus dans sa poursuite de l'assimilation au divin. Nous verrons
comment la pratique de l'ascèse le hisse au rang d'un homme divin aux yeux de ses disciples. À l'aide d'éléments théoriques
puisés chez Max Weber et Richard Valantasis, nous tenterons de déterminer quel type de pouvoir Proclus acquiert au cours de
sa progression spirituelle à travers la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Notre analyse se concentrera principalement sur
la 'Vie de Proclus' de Marinus.

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Bubloz Yvan. Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation de l'idéal de l'homme divin chez le philosophe néoplatonicien
Proclus. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 29, n°2, 2003. pp. 125-147;

doi : https://doi.org/10.3406/dha.2003.1567

https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2003_num_29_2_1567

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Dialogues d'Histoire Ancienne 29/2, 2003, 125-147

Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation de l'idéal


de l'homme divin chez le philosophe néoplatonicien Proclus*

Résumés
• Cet article se propose d'étudier le mode de vie ascétique de Proclus dans sa poursuite
de l'assimilation au divin. Nous verrons comment la pratique de l'ascèse le hisse au rang
d'un homme divin aux yeux de ses disciples. À l'aide d'éléments théoriques puisés chez Max Weber
et Richard Valantasis, nous tenterons de déterminer quel type de pouvoir Proclus acquiert au cours
de sa progression spirituelle à travers la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Notre analyse
se concentrera principalement sur la Vie de Proclus de Marinus.
• This paper aims to study Proclus's ascetic way of life in his pursuit of the assimilation
to the divine. We will see how the practice of asceticism raises him to the rank of a divine man in his
disciples' eyes. With the help of some theoretical elements taken from Max Weber and Richard
Valantasis we will attempt to determine what kind of power Proclus acquires during his spiritual
progression across the Neoplatonic hierarchy of virtues. Our investigation will mainly concentrate
on Marinus's Life of Proclus.

L'ascèse comme acquisition de pouvoir

Le saint homme de l'Antiquité tardive se distinguait du commun des


mortels par la sévérité de son mode de vie ascétique1 . Mais, loin de le ravaler
aux échelons inférieurs de la société, les privations auxquelles il se contraignait
suscitaient l'admiration et le respect de la foule. Le saint homme n'était pas
un miséreux : c'était un homme de pouvoir2. Il était en mesure de transformer
l'humiliation et la souffrance qu'il s'infligeait en des marques d'honneur et
de pouvoir3.

Le mot "pouvoir" peut prendre au moins deux acceptions distinctes.


Le pouvoir, c'est d'abord la capacité d'accomplir une action quelconque,

* Yvan Bubloz Université de Lausanne (Suisse).


1. Sur la qualité de saint homme du philosophe païen de l'Antiquité tardive, voir Garth Fowden,
"The Pagan Holy Man in Late Antique Society", Journal of Hellenic Studies 102 (1982), p. 33-59.
2. P. Brown, "Le saint homme : son essor et sa fonction dans l'Antiquité tardive", dans La société
et le sacré dans l'Antiquité tardive, trad, de l'anglais par A. Rousselle, Paris, 1985, p. 69.
3. Cf. B. J. Malina, "Pain, Power and Personhood : Ascetic Behavior in the Ancient Mediterranean",
dans V. L. Wimbush, R. Valantasis (eds.), Asceticism, New York, 1995, p. 162-177.

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de fonctionner comme un agent produisant des effets sur soi-même ou sur autre
chose que soi. C'est le premier sens que le Petit Robert attribue au terme
de "pouvoir" : le fait de pouvoir, c'est le fait de "disposer de moyens naturels
ou occasionnels qui permettent une action". Dans ce sens-là, "pouvoir" est
synonyme ď "aptitude", de "faculté", de "capacité" ou de "don". Quand
on parle des pouvoirs d'un magicien, d'un thaumaturge ou d'un saint, on a
généralement en tête cette première signification du terme. Le saint homme
chrétien possédait un certain nombre de pouvoirs surnaturels, qui nous sont
énumérés par Peter Brown :
Voilà quelqu'un qui avait vaincu son corps par des prouesses de mortification
spectaculaires. Il avait obtenu le pouvoir sur les démons, et par là sur les maladies,
sur le mauvais temps, sur tous les désordres manifestes d'un monde matériel
gouverné par les démons. Par ses seules prières, il pouvait ouvrir les portes
du ciel aux croyants apeurés4.
Bien que s'appliquant uniquement au saint chrétien, cette liste de
pouvoirs peut également caractériser la figure de l'homme divin païen. Les
biographies consacrées aux philosophes de l'époque impériale foisonnent de récits
mettant en scène les pouvoirs surnaturels de leurs héros. Ces philosophes
étaient aussi des ascètes, et la rigueur de leur ascèse leur conférait une aura
de sages jouissant d'une proximité spéciale par rapport au divin. Ils étaient
aussi capables aux yeux de leurs coreligionnaires d'accomplir des miracles,
de chasser les démons, d'obtenir la guérison des malades ou de prédire l'avenir.
Selon Patricia Сох, le philosophe "était un homme avec une mission, une
mission qui était centrale pour la vie dans l'Antiquité tardive : communiquer
le divin et protéger du démoniaque"5.
La notion de pouvoir se rapporte d'autre part au domaine des relations
sociales. Le Dictionnaire critique de la sociologie de Raymond Boudon et François
Bourricaud présente le pouvoir comme "une relation asymétrique entre au
moins deux acteurs. On peut avec Max Weber la définir comme la capacité pour
A d'obtenir que В fasse ce que В n'aurait pas fait de lui-même et qui est
conforme aux intimations et aux suggestions de A"6. Dans Économie et société,
Max Weber apporte des nuances au concept sociologique de pouvoir ; il opère

4. P. Brown, "Le saint homme...", p. 61.


5. P. Cox, Biography in Late Antiquity : A Quest for the Holy Man, Berkeley, 1983, p. 19. La traduction
est de moi.
6. R. Boudon et F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, 2e éd. rev. et augm., Paris, 1986,
p. 459.

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une distinction entre la puissance (Macht), la domination (Herrschaft) et


la discipline (Disziplin) :
Puissance [Macht] signifie toute chance de faire triompher au sein d'une
relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi
repose cette chance.
Domination [Herrschaft] signifie la chance de trouver des personnes
déterminables prêtes à obéir à un ordre [Befehl] de contenu déterminé ; nous
appelons discipline [Disziplin] la chance de rencontrer chez une multitude déterminable
d'individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d'une
disposition acquise7.
Ce qui distingue ces différentes formes de pouvoir selon Weber, ce sont
les moyens qu'on utilise pour diriger conformément à sa volonté l'action d'un
second agent. Dans le registre de la puissance, on peut imposer sa volonté par
n'importe quel moyen, y compris par la menace de faire usage de la force ou
par la violence effective ; on exerce son pouvoir sur autrui sans forcément se
soucier d'apporter une légitimité à son autorité, car on dispose des ressources
nécessaires pour surmonter toute résistance. La modalité de la puissance qui
ignore l'assentiment du subordonné est la coercition. La domination se
distingue de la puissance en ceci qu'elle s'exerce avec la volonté d'obéir du
dominé. La domination s'appuie sur la docilité de l'exécutant parce qu'elle
apparaît à celui-ci comme légitime. La puissance illégitime, quant à elle, doit
employer la force, la violence ou la contrainte pour s'imposer.
Le concept wébérien de domination se rapproche de la notion d'autorité,
entendue comme le "pouvoir d'obtenir, sans recours à la contrainte physique,
un certain comportement de la part de ceux qui lui sont soumis"8. Weber
associe d'ailleurs explicitement domination et autorité dans une autre définition
qu'il donne de la domination, où il présente la volonté d'obéir du subordonné
comme nécessaire à l'établissement d'un véritable rapport de domination9.

7. M. Weber, Économie et société/1 : Les catégories de la sociologie, trad, de l'allemand par J. Freund et al.,
Paris, 1995, p. 95.
8. G. Burdeau, "Autorité", Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985, corpus 3, p. 54.
9.
"domination"
Dans Économie
[...] etla chance,
société, tome
pour des
I, chapitre
ordres spécifiques
III, § 1 (op. (ou
cit.,pour
p. 285)
tous: les
"Nous
autres),
entendons
de trouver
par
obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individus. Il ne s'agit cependant pas de n'importe
quelle chance d'exercer "puissance" et "influence" [Einflufi] sur d'autres individus. En ce sens,
la domination (Г "autorité" [Autoritat]) peut reposer, dans un cas particulier, sur les motifs les plus
divers de docilité [Fugsamkeit] : de la morne habitude aux pures considérations rationnelles en
finalité. Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d'obéir [Gehorchenzvollen],
par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir." Le soulignement est de moi.

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Weber ne s'attarde pas sur le concept de discipline. Il conçoit la discipline


comme une forme particulièrement efficace de domination, en ce sens qu'elle
obtient de l'agent subordonné une action rapide grâce à un entraînement à
l'obéissance immédiate.
Dans la théorie de Weber, l'exercice du pouvoir apparaît comme légitime
aux individus engagés dans un rapport de domination. C'est la nature de
la légitimité revendiquée par les dominants et reconnue par les dominés qui va
différencier les types de domination entre eux. Pour Weber, il y a trois types
de domination légitime : la domination légale, la domination traditionnelle
et la domination charismatique.
La légitimité de la domination légale repose sur la croyance dans
le caractère rationnel d'un ensemble de règles abstraites et impersonnelles10.
Le détenteur d'un pouvoir institué légalement tire son autorité du fait qu'il
se conforme à une législation reconnue par le groupe sur lequel il exerce sa
domination (le groupement de domination). Lorsqu'il commande, il ne semble
pas viser la satisfaction de ses intérêts propres mais au contraire se soumettre à
l'intérêt supérieur de la collectivité. En obéissant à leur supérieur, les membres
du groupement de domination n'ont pas l'impression d'obéir à sa personne
mais à des règlements impersonnels11.
La domination traditionnelle fonde sa légitimité sur la "croyance en la
sainteté de traditions valables de tout temps"12. Weber présente la tradition
comme un ensemble de règles de caractère sacré qui ont traversé le temps en
étant transmises d'une génération à l'autre. Le chef du groupement de
domination est un seigneur personnel dont l'autorité est assurée par la tradition. C'est
aussi la tradition qui fixe les modalités de son élection. Le chef suscite un
sentiment de respect chez ses subordonnés ; ceux-ci obéissent directement à
sa personne et non de manière médiatisée à des règlements impersonnels13.
C'est la personnalité même du chef charismatique qui assure la légitimité
de la domination charismatique. Weber appelle charisme "la qualité
extraordinaire [...] d'un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de
caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie
quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré
comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré

10. Max Weber, op. cit., p. 289.


11. Ibid., p. 291.
12. Ibid., p. 289.
13. Ibid., p. 301-302.

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comme un "chef" [Fiihrer]"14. Le chef charismatique reçoit l'obéissance du


groupement de domination en vertu du pouvoir surnaturel que celui-ci lui
attribue15. Le charisme s'impose de lui-même : c'est un pouvoir qui entraîne
l'engagement total des compagnons à la cause du chef. La reconnaissance du
charisme est un abandon tout à fait personnel, plein de foi, d'enthousiasme et
de vénération. Le chef charismatique se croit investi d'une mission. Ceux qui
sont disposés à le suivre ont la capacité de reconnaître la valeur de cette
mission ; ils se sentent le devoir d'appuyer le chef dans l'accomplissement de
sa tâche. Mais on attend des résultats de la part du chef : son autorité risque
de disparaître si elle n'apporte aucune prospérité à ceux qui sont dominés.
Le saint homme de l'Antiquité tardive exerçait une domination de type
charismatique sur les personnes qui le fréquentaient. Les miracles qu'il
accomplissait étaient la preuve qu'il bénéficiait de la faveur divine. Il gagnait son
autorité du pouvoir surnaturel qui se manifestait en lui. Chez les chrétiens de
Syrie et d'Egypte, le saint homme fonctionnait comme "médiateur dans la vie
du village"16. Il apaisait les conflits et travaillait à la conciliation des ennemis.
Mais il ne se contentait pas d'assurer de bonnes relations au sein même de
la communauté : il aidait aussi les villageois à traiter avec le monde extérieur.
Ainsi il revenait au saint homme les responsabilités autrefois assumées par
le patron rural17. L'influence du saint homme chrétien s'étendait même
jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir byzantin. Le combat que l'autorité
impériale menait contre l'hérésie recevait la caution des milieux ascétiques.
Les positions doctrinales en vigueur dans le discours ascétique étaient reprises
pour la fixation des dogmes de l'orthodoxie, à tel point que, selon Averil
Cameron, la pratique même de l'ascétisme finit par s'identifier avec l'état
byzantin18.
Mais le rapprochement avec le pouvoir impérial n'était guère l'objectif
visé dans la pratique de l'ascèse. C'était plutôt un effet connexe de l'envergure

14. Ibid., p. 320.


15. Fidèle au principe méthodologique de la neutralité axiologique, Weber nous enjoint de ne pas
chercher à déterminer si les qualités de la figure charismatique peuvent être réellement attestées :
ce qui nous importe, c'est de considérer comment le groupe est porté à croire au charisme de celui
qui le domine. Ainsi lorsque, dans le discours scientifique, on parle de "charisme", on ne fait
évidemment pas référence à une grâce divine objective, mais on rend compte de la croyance des
adeptes dans la qualité surnaturelle de leur chef.
16. P. Brown, "Le saint homme...", p. 73.
17. Ibid., p. 69.
18. A. Cameron, "Ascetic Closure and the End of Antiquity", dans V. L. Wimbush, R. Valantasis
(eds.), op. cit. [n.3], p. 158.

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surhumaine que le saint homme avait acquise aux yeux de la population


en s'astreignant à une discipline de vie hors du commun. Le saint homme
ne recherchait pas la fréquentation des milieux influents de la société byzantine.
C'était son charisme qui attirait à lui les laïcs en quête d'un rapport plus
authentique avec la sphère du divin19.
Car ce qui caractérise fondamentalement l'ascétisme dans l'Antiquité
tardive, c'est le retrait du monde profane. Selon Richard Valantasis, spécialiste
de la littérature ascétique du christianisme antique, on peut définir l'ascétisme
comme un ensemble de performances effectuées au sein d'un environnement
social dominant visant l'inauguration d'une nouvelle subjectivité, de relations
sociales différentes et d'un univers symbolique alternatif20. En accomplissant
des actes spécifiques de manière répétée (jeûne, abstinence sexuelle,
suppression du sommeil, isolement, mortification, etc.), l'ascète s'éloigne de la
subjectivité prescrite culturellement pour tendre vers une nouvelle identité personnelle.
Comme il ne se satisfait guère des perspectives que lui offre la société
dominante, il s'entoure de personnes avec qui il pourra mettre en pratique un mode
de vie plus conforme à ses idéaux. Ce n'est que dans un contexte culturel régi
par des codes de conduite différents qu'il imagine être en mesure de réaliser
les potentialités du nouvel homme qu'il aspire à être.
Cependant Valantasis précise que le comportement de l'ascète ne se
réduit pas à un rejet systématique des valeurs de la culture ambiante. Le retrait
ascétique va de pair avec la construction d'un autre modèle de la personne et de
la société ; il engendre aussi une conception originale des rapports de l'homme
avec la divinité. Et cette activité réformatrice aboutit à l'exercice d'une nouvelle
forme de pouvoir21. En se dépouillant de son ancienne subjectivité, façonnée
par les codes moraux et l'univers de croyances de la société dominante, l'ascète
évolue vers une individualité purifiée des faiblesses qui handicapent la capacité
d'action des hommes ordinaires ; il acquiert la maîtrise d'un monde qu'il
se représente peuplé de démons et qui n'est autre que l'ensemble de ses propres

19. Peter Brown, "Le saint homme...", p. 84-85.


20. R. Valantasis, "Constructions of Power in Asceticism", Journal of the American Academy of Religion
63/4 (1995), p. 797. R. Valantasis propose une définition équivalente dans "A Theory of the Social
Functions of Asceticism", in V. L. Wimbush, R. Valantasis (eds.), op. cit. [n.3], p. 548 : "Asceticism
may be defined as performances designed to inaugurate an alternative culture, to enable different
social relations, and to create a new identity. This definition hangs on four elements : performances,
culture, relationships, and subjectivity."
21. R. Valantasis, " Constructions of Power... ", p. 799.

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craintes, désirs et émotions22. Au niveau plus large des relations sociales,


Valantasis remarque que la communauté ascétique renonce au pouvoir
en vigueur dans la société dominante, parce qu'elle le juge faux, en faveur
d'une compréhension du pouvoir qui lui apparaît plus vraie et plus réelle23.
Les conceptions de Valantasis font écho aux pages que Weber consacre
à l'exercice du pouvoir dans la communauté du chef charismatique24. Selon
Weber, la domination charismatique s'oppose très nettement à la domination
rationnelle-légale, surtout dans sa forme bureaucratique25, et à la domination
traditionnelle. L'exercice de la domination charismatique s'effectue sans
référence à des règles analysables rationnellement contrairement à la
domination rationnelle-légale. La domination traditionnelle se fonde sur les précédents
du passé, tandis que la domination charismatique a un caractère
révolutionnaire et bouleverse le passé. Le groupement de domination du chef
charismatique est, dans son état naissant, une communauté émotionnelle26.
La communauté se compose de disciples ou de partisans qui croient avoir
été appelés pour soutenir le chef dans sa mission. Elle n'est pas organisée
de manière hiérarchique et par conséquent ne s'apparente nullement à un
fonctionnariat. Les disciples et le chef vivent dans un "communisme d'amour"
(Liebeskommunismus) et tiennent leur subsistance du mécénat. L'obéissance des
disciples n'est dictée par aucun règlement abstrait, par aucune directive fondée
sur la tradition. Le chef tire son autorité de son inspiration divine ou de
la révélation qui est à l'origine de sa mission.

22. Voir l'exemple d'Antoine le Grand analysé brièvement par Valantasis (ibid., p. 802-803).
23. R. Valantasis, "Constructions of Power...", p. 807.
24. M. Weber, op. cit., p. 322-324.
25. C'est un fait largement reconnu que l'empire romain tardif a développé un important appareil
bureaucratique pour la gestion de ses circonscriptions administratives. Il est vrai que le taux
de fonctionnaires en activité à l'époque n'est de loin pas comparable à celui des sociétés
occidentales contemporaines, mais il révèle une multiplication exponentielle du personnel administratif au
service du principát. A. H. M. Jones articule le chiffre de ЗО'ООО fonctionnaires civils payés par l'État
(The Decline of the Ancient World, London, 1966, p. 211). Pour mettre en évidence la croissance
de la bureaucratie impériale dans l'Antiquité tardive, P. Garnsey et С Humfress rappellent qu'au
début du IIIe siècle il y avait seulement 200 à 300 fonctionnaires, auxquels il faut ajouter les 2'000
esclaves et affranchis qui constituaient le personnel administratif de la maison impériale
(The Evolution of the Late Antique World, Cambridge, 2001, p. 36).
26. La communauté émotionnelle telle que la décrit Weber est bien entendu un idéaltype
(Idealtypus). Rappelons que pour Weber l'idéaltype est un concept construit abstraitement qui
ordonne en un tableau homogène les caractéristiques essentielles d'un phénomène. Mais, en tant
qu'abstraction rationnelle, l'idéaltype ne se réalise jamais tel quel dans les faits : il est une
construction utopique ou irréelle destinée à mettre en évidence des relations réelles ou empiriques.
Sur l'idéaltype, voir notamment M. Weber, Essais sur la théorie de la science, trad, de l'allemand par
J. Freund, Paris, 1992, p. 171-178.

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Valantasis termine son article en mettant en évidence l'importance des


facteurs idéologiques qui sous-tendent la construction du pouvoir dans
l'ascétisme27. Il souligne que, pour légitimer les nouvelles formes de pouvoir
résultant de son travail de redéfinition de la personne et de la société, la
communauté ascétique doit développer un univers symbolique différent de celui
de la société majoritaire. Elle ne peut en effet s'appuyer sur le système de
croyances de la culture ambiante pour donner sens aux pratiques qui signalent
la spécificité de son mode de vie. La doctrine ascétique s'élabore ainsi en
opposition à la vision du monde dominante. Elle propose une autre idéologie du
pouvoir, plus apte à rendre compte de la nouvelle réalité individuelle et sociale
instaurée dans la communauté.

À partir de ces différents éléments théoriques, je vais analyser le


comportement ascétique d'un des plus grands représentants de l'école
néoplatonicienne d'Athènes, Proclus, qui occupa la tête de la communauté
de 437 à 485. Grâce à ses prouesses ascétiques, notamment dans le domaine
alimentaire, Proclus acquit le charisme d'un authentique saint homme aux yeux
de ses disciples. En reprenant les étapes du cheminement spirituel du
philosophe néoplatonicien vers la divinisation telles que nous les rapporte Marinus,
je me propose de montrer comment les performances ascétiques de Proclus
contribuèrent à forger son identité d'homme divin. Je détaillerai en outre les
pouvoirs qu'il obtient de son ascèse, que ce soit au sens a) de capacité d'action
ou au sens b) de domination exercée sur un groupe. Je tâcherai enfin de mettre
en évidence les efforts de résistance de l'école néoplatonicienne d'Athènes pour
perpétuer l'héritage religieux polythéiste. Considérée sous l'angle de la théorie
sur l'ascétisme proposée par Valantasis, la communauté organisée autour de
Proclus peut être interprétée comme une "contre-culture" contestant les valeurs
du pouvoir byzantin chrétien.

Proclus, un saint homme païen

La vie des cercles néoplatoniciens de la fin de l'Antiquité nous est connue


principalement par les biographies que les disciples ont rédigées de leurs
maîtres. En ce qui concerne la période considérée ici, à savoir le Ve siècle
de notre ère, nous possédons deux ouvrages de ce type : la Vie de Proclus, écrite

27. R. Valantasis, art. cit., p. 813-814.

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par Marinus, le successeur de Proclus à la tête de l'école néoplatonicienne


d'Athènes28, et l'Histoire philosophique, ou Vie d'Isidore, de Damascius,
probablement le dernier diadoque de cette école29. Il ne faut pas considérer ces deux
textes comme des comptes rendus historiques précis mais comme des
hagiographies visant à faire l'éloge des vertus exemplaires des membres clés de la
communauté.

Le modèle de Pythagore

Pour les philosophes païens de l'Antiquité tardive, le paradigme de


l'homme divin était Pythagore. Les biographies de Pythagore rédigées par
Porphyre et Jamblique fixèrent définitivement les traits caractéristiques du sage
idéal, modèle de vertu, de piété et de sagesse, que tout adepte d'un platonisme
mâtiné de pythagorisme devait imiter au plus près pour se revendiquer de la
famille spirituelle pythagorico-platonicienne30. Pythagore était perçu comme un
être spécial, à mi-chemin entre la divinité et l'humanité. Jamblique attribuait à
son âme une qualité démonique ; il pensait que Pythagore avait été envoyé
depuis le domaine d'Apollon pour transmettre aux hommes le savoir supérieur
qu'elle avait acquis au contact du dieu31. Comme les démons de la religion
traditionnelle grecque, Pythagore passait pour un intermédiaire entre les dieux
et les hommes. Il incarnait la mission suprême du philosophe sur terre : inciter
les hommes à se convertir à la philosophie pour retrouver le bonheur de
la contemplation des formes intelligibles, ces réalités éternelles et invisibles
qui modèlent l'univers.

28. Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, texte établi, traduit et annoté par H. D. Saffrey et
A. Ph. Segonds, Paris, 2001. Parmi les traductions et les commentaires récents, mentionnons encore
en anglais : Neoplatonic Saints : The Lives of Plotinus and Proclus by their Students, transi, with an
introd. by M. Edwards, Liverpool, 2000 ; et en italien : Vita di Proclo, a cura di. R. Masullo, Napoli,
1985.
29. Le texte de Damascius ne nous est pas parvenu dans son intégralité. La Souda et le patriarche
Photius (IXe siècle) nous en ont conservé quelques fragments. Ceux-ci ont été réunis par C. Zintzen
dans Vitae Isidoři Reliquiae, Hildesheim, 1967. Il n'existe pas de traduction française de l'ensemble
des fragments de la Vie d'Isidore, mais les passages préservés dans le codex 242 de la Bibliothèque
de Photius ont été traduits dans notre langue : Photius, Bibliothèque. T.6, codices 242-245, texte établi
et trad, par P. Henry, Paris, 1971. Par contre, les fragments ont bénéficié d'une traduction anglaise :
Damascius, The Philosophical History, text with transi, and notes by P. Athanassiadi, Athens, 1999.
30. Pour des traductions récentes en français, voir Porphyre, Vie de Pythagore ; Lettre a Marcella, texte
établi et trad, par É. des Places, Paris, 1982 ; Jamblique, Vie de Pythagore, introd., trad, et notes par
L. Brisson et A. Ph. Segonds, Paris, 1996.
31. Jamblique, Pyth., 8. Cf. D. J. O'Meara, Pythagoras Revived, Oxford, 1989, p. 149-152.

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134 Yvan Biibloz

Marinus revêt son maître Proclus des mêmes qualités que celles de
Pythagore. Proclus est clairement présenté comme porteur d'un pouvoir divin,
d'un charisme d'origine surnaturelle :
[...] il était très agréable à regarder : car non seulement ce qui relevait en lui de
la proportion était idéal, mais encore ce qui, à partir de son âme, s'épanouissait
sur son corps comme une sorte de lumière de vie, resplendissait d'une manière
merveilleuse et telle que le langage ne saurait absolument pas l'exprimer32.
La proximité de Proclus par rapport au divin est explicitement reconnue
par Marinus : celui-ci le qualifie à plusieurs reprises dans le texte ď "aimé des
dieux" (беофгХлс)33. Comme Pythagore, Proclus transmet à ses disciples un
enseignement d'origine surnaturelle ; il apparaît comme un médiateur
privilégié entre les dieux et les hommes :
[...] c'est manifestement une inspiration divine qui le faisait parler alors et qui
faisait couler des paroles vraiment semblables à des flocons de neige de cette bouche
sage. Ses yeux paraissaient pleins d'une lumière éclatante et le reste de son visage
avait part à une illumination divine34.
Marinus exprime dans ces deux passages la croyance de la communauté
en la dimension surhumaine de son chef. Pour reprendre la terminologie
wébérienne, le charisme de Proclus fait l'objet de la "reconnaissance" de ses
disciples : son pouvoir surnaturel leur apparaît comme évident ; ils se sentent
le devoir de reconnaître l'inspiration divine (9eia етттуош) qui l'anime.
Le vocabulaire employé par Marinus est une bonne illustration de la notion
de "grâce divine" (Gottesgnadentum) que Weber associe au charisme.

La hiérarchie néoplatonicienne des vertus et Г acquisition ascétique du pouvoir


Le découpage de la Vie de Proclus se calque sur les degrés de la hiérarchie
des vertus que le philosophe était amené à acquérir au cours de sa progression
spirituelle vers l'union au divin. Pour parvenir à la condition de sage accompli,
le philosophe devait progressivement régler son âme sur une série de vertus qui
s'étageaient sur plusieurs niveaux. Marinus distingue ainsi principalement six
classes de vertus qui s'enchaînent les unes aux autres dans un ordre ascendant.
Il est important de noter que chaque degré de la hiérarchie ne propose pas
un nouveau genre de vertus : il s'agit à chaque fois des quatre vertus cardinales
(courage, tempérance, justice et prudence). Chaque série de vertus cardinales

32. Marinus, ProcL, § 3. 34-39.


33. Ibid., §7.1; §7. 12; §32. 2.
34. Ibid., § 23. 17-23. Le soulignement apparaît dans la traduction.

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Ascèse et acquisition de pouvoir . . . 135

diffèrent de la précédente par la supériorité de ses qualités ; mais, à chaque


niveau, les vertus demeurent des espèces équivalentes remplissant des
fonctions analogues35.
Marinus place au bas de l'échelle les vertus naturelles, qui sont les
qualités morales et physiques que l'individu possède à sa naissance avant d'être
éduqué et instruit. Elles relèvent du composé de l'âme et du corps. L'individu
intègre ensuite les vertus morales dans son enfance et son adolescence, au cours
de son éducation. À l'âge adulte, ses responsabilités communautaires lui
fourniront l'occasion de pratiquer les vertus politiques. Pour acquérir les trois
dernières classes de vertus, il faut se convertir à la philosophie. Les vertus
purificatrices démontrent la capacité du philosophe à se détacher de la tutelle
du corps en se débarrassant des passions irrationnelles qui perturbent la vie
de l'âme. Les vertus contemplatives sont le propre du philosophe dont l'âme
s'est définitivement libérée des entraves du corps pour saisir de manière
intuitive les réalités essentielles du monde intelligible. Les dernières vertus
mentionnées explicitement par Marinus sont les vertus théurgiques36.
À ce niveau-là, l'assimilation au divin est parfaite, et celui qui les possède agit
comme un dieu parmi les hommes. Pour accéder à ce degré suprême de sagesse
et de pouvoir, le candidat à la ressemblance à Dieu doit s'astreindre à un certain
nombre d'exercices spirituels qui l'éloigneront progressivement de sa condition
d'âme incarnée assujettie aux passions corporelles. Au nombre de ces exercices
spirituels figurent les privations alimentaires, qui constituent l'arme privilégiée
du philosophe dans son combat contre la tyrannie du corps.
La théorie de la hiérarchie des vertus traduit dans l'univers symbolique
du néoplatonisme le processus d'acquisition du pouvoir à l'œuvre dans l'ascèse
philosophique. En traversant les différents degrés de la hiérarchie, le
philosophe s'éloigne progressivement de l'identité qu'il tenait de son appartenance
à la société dominante avant sa conversion au mode de vie philosophique.

35. Concernant les conceptions néoplatoniciennes sur la hiérarchie des vertus, voir Marinus, Prod.,
Introduction, p. LXIX-C.
36. Marinus distingue encore une septième classe de vertus : "celles qui sont encore plus élevées
[que les vertus théurgiques]" (Proci, § 3. 4-5). Il s'agirait, en fait, des vertus paradigmatiques,
évoquées pour la première fois par Porphyre, puis reprises par Macrobe, Damascius
et Olympiodore. Marinus est le seul, avec Macrobe, à assimiler ces vertus à des vertus divines
supérieures aux vertus théurgiques (Procl., Introduction, p. XCIII-XCVIII). H. D. Saffrey et
A. Ph. Segonds remarquent que "[s]i Marinus ne parle pas de ces vertus paradigmatiques et n'en
fait pas usage dans la division de son discours, c'est parce qu'elles sont d'un ordre tellement divin
que l'on ne peut en parler, on ne peut qu'y faire une allusion discrète" (Procl., Notes
complémentaires, p. 68, n° 13).

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136 Yuan Bubloz

Selon le cadre interprétatif que propose Valantasis, on peut dire qu'il rejette son
ancienne subjectivité pour se construire une nouvelle subjectivité, dont il puise
les caractéristiques idéales dans l'univers symbolique de la communauté qu'il a
rejointe. Le terme de ce processus de redéfinition identitaire est marqué dans
la doctrine néoplatonicienne par l'assimilation au divin. Mais, comme le précise
Valantasis, le sujet ascétique, avant de se conformer en tous points au modèle
de la personne qu'il vise, évolue comme un sujet intermédiaire, un tertium quid,
entre le pôle de la subjectivité rejetée et celui de la subjectivité désirée :
L'ascète ne participe pleinement ni à la première subjectivité (celle qui est
abandonnée mais qui doit encore être surmontée) ni à la seconde (celle qui n'est pas
encore présente mais qui est à l'horizon), parce que l'ascète se déplace entre
l'identité déconstruite et celle qui est en train de se construire, encore retenu par
la première tandis qu'il aspire à la seconde37.
Le schéma de la hiérarchie des vertus exposé par Marinus exprime
la dynamique de la construction de la subjectivité dans le parcours ascétique
du philosophe néoplatonicien. Chaque degré de vertus marque pour lui une
proximité croissante avec le modèle de l'homme divin. Quand il passe d'une
série de vertus à l'autre, son pouvoir s'accroît en même temps que son savoir
philosophique. Sa qualité de saint homme s'affirme de plus en plus clairement.
Mais sa subjectivité idéale ne sera pleinement réalisée que lorsqu'il aura atteint
le degré des vertus théurgiques. C'est à ce stade-là en effet que son pouvoir
et son savoir auront atteint leur niveau maximal. Ses potentialités de sage et
de thaumaturge seront alors pleinement actualisées.
Comme le texte de Marinus se structure selon le schéma des degrés des
vertus, je vais analyser chaque niveau de la hiérarchie pour mettre en évidence
les pouvoirs que Proclus reçoit au cours de sa progression spirituelle.
Marinus laisse entendre que les pouvoirs de Proclus étaient déjà à sa
naissance supérieurs à la normale. Il relève que Proclus vint au monde avec des
facultés sensibles dans un parfait état. Les pouvoirs associés à sa nature
corporelle étaient tels que sa vue et son audition fonctionnèrent à merveille jusqu'à
sa mort. Ce fut d'ailleurs grâce à son excellente condition physique qu'il put
supporter les austérités qu'il s'imposait. Marinus précise en effet que
"lui appartenait une force corporelle [laxuç асо[шт1кг[] qui n'était ni atteinte par
les froids hivernaux ou les chaleurs torrides, ni entamée par le mauvais régime,
le manque de soins [ùtto tîjç цохвпрас ка1 гщеХтцаеупс бЧоатпс] et ces labeurs

37. R. Valantasis, art. cit., p. 801. La traduction est de moi.

DHA 29/2, 2003


Ascèse et acquisition de pouvoir . . . 137

qu'il accomplissait nuit et jour ; qu'il priât ou expliquât ses doctrines et les mît
par écrit, ou s'entretînt avec ses disciples, s'adonnant à chacune de ces tâches
avec autant d'intensité que s'il n'avait été occupé que d'elle seule"38.
Ce passage est le premier où il est fait mention d'un régime (diaua) suivi
par Proclus. Ce régime est qualifié par Marinus de "pénible" (цох9г|ра) et de
"négligé" (гщеХт)[1еуг|). Il ne faut évidemment pas comprendre que Proclus ne
respectait pas strictement les restrictions alimentaires auxquelles il se
soumettait mais qu'il ne se souciait guère de se nourrir convenablement pour entretenir
sa santé. Mais, malgré l'austérité de son régime alimentaire, Proclus pouvait
se vanter de n'avoir été malade que deux ou trois fois pendant les soixante-
quinze années que durèrent son existence39. Marinus interprète l'endurance de
Proclus à la douleur comme une marque de courage, qu'il compte au nombre
des qualités naturelles de son corps. Parmi les qualités de l'âme, l'une des
vertus naturelles les plus remarquables de Proclus était la tempérance :
il n'avait que "dédain pour les plaisirs du corps", nous apprend Marinus40.
Ce dédain était compensé par "la force de son attirance pour les sciences
mathématiques et toute connaissance de ce type, désir et attirance qui non seulement
ne permettent absolument pas que prenne naissance la moindre volupté
vulgaire et bestiale, mais encore sont capables de réjouir l'âme quand elle
se recueille en elle-même", ajoute-t-il41. Proclus était considéré par ses étudiants
comme un modèle de tempérance (ттроти'ттшца ашфросшупс) ; il exhortait ceux-ci
à bien se tenir en public "non par un enseignement purement verbal, mais bien
plutôt par l'exemple de toute sa manière de vivre"42.

38. Marinus, ProcL, § 3. 19-25. Nous retrouvons dans ce dernier extrait toutes les formes que
pouvaient prendre les exercices spirituels dans la pratique de la philosophie antique. Comme
l'explique P. Hadot (dans Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 1995, p. 21-22), ces exercices
étaient d'ordre physique, discursif ou intuitif. Les occupations de Proclus se répartissent aisément
dans ces trois types. Les austérités qu'il s'imposait et les rituels qu'il accomplissait ont un caractère
physique. Ses moments de méditation ainsi que son activité de pédagogue entrent dans la catégorie
des exercices d'ordre discursif. Enfin les nuits entières qu'il passait à approfondir l'étude des
doctrines de ses maîtres à penser appartiennent au type intuitif. Marinus évoque ailleurs une liste
similaire d'exercices spirituels (ProcL, § 22. 29-37), que l'on peut également distribuer dans les trois
types distingués par Hadot. Cette liste lui fournit une nouvelle occasion de vanter l'énergie
formidable que son maître était capable de consacrer à ses très nombreuses activités.
39. Marinus, ProcL, § 3. 52-56.
40. Ibid., §4. 19-20.
41. Ibid., % 4. 20-27. Le soulignement apparaît dans la traduction.
a.Ibid., § 15. 8-13. On remarque que la conception de la philosophie défendue par Proclus
valorisait davantage la pratique d'un certain style de vie que l'apprentissage de principes
théoriques dépourvus de finalité pratique.

DHA 29/2, 2003


138 Yvan Bubloz

En vantant ainsi les qualités naturelles de son maître, Marinus déploie un


dispositif rhétorique visant à convaincre son public que, contrairement à la
plupart des hommes, Proclus était prédisposé dès son plus jeune âge à adopter un
mode d'alimentation de type ascétique43. Proclus était un ascète par nature
parce qu'il se contentait au mieux de satisfaire les besoins fondamentaux de son
corps et préférait tourner son attention vers des préoccupations d'ordre
spirituel. L'intention de Marinus est de signifier que Proclus réunissait déjà
naturellement toutes les potentialités d'un homme divin.

Un régime de type pythagoricien

Les interdits alimentaires que Proclus respectait dans le cadre de son


régime ascétique étaient de type pythagoricien. Et parmi ces interdits
l'abstinence de toute chair animale était sûrement celui auquel il prêtait le plus
d'attention. Marinus fait allusion à de nombreuses reprises à l'alimentation
végétarienne de son maître. Proclus s'adonnait déjà au végétarisme à l'orée
de ses vingt ans, alors qu'il commençait sa formation philosophique à Athènes
sous la direction conjointe de Plutarque et de Syrianus. Marinus souligne que
Plutarque, toujours soucieux de la santé de son jeune protégé, nourrissait de
vives inquiétudes quant à la sévérité du régime végétarien que suivait Proclus :
Et, comme il le voyait persévérer dans l'abstinence de la chair des êtres animés
[tt|v ànoxnv tûv ецфи'хыу], il l'exhortait à ne pas s'en abstenir complètement, pour
que son corps fût capable d'être au service des activités de son âme. D'ailleurs,
il faisait au philosophe Syrianus les mêmes recommandations touchant le régime
du jeune homme [rrepl ttjc ош{тг|с toû véov]. Quant à Syrianus, il répondait
au vieillard, comme cette tête divine [f) 9eia кефаХт}'] nous le rappelait souvent :
"Laisse-le apprendre tout ce que je veux, en pratiquant ce régime ascétique
[еукратйс ôicutu)|1€vov], et cela fini, s'il le veut encore, qu'il meure !"44
Cet extrait nous apprend que la pratique du végétarisme n'était pas
systématique parmi les membres de la communauté philosophique d'Athènes :
c'était une affaire de choix personnel, le végétarisme s'offrant comme un
exercice spirituel parmi d'autres dans la poursuite de l'assimilation au divin.
La pratique du végétarisme ascétique nous est présentée ici comme l'expression
ultime du dédain du philosophe pour le corps. En s'abstenant de consommer de
la viande, Proclus cherchait à évacuer le souci pour le corps des préoccupations

43. Remarquons par ailleurs que, selon H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds, la Vie de Proclus se rattache
au genre de l'éloge funèbre (Marinus, Proci, Introduction, p. XLII).
44. Marinus, Prod., % 12. 18-26. H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds ont traduit r\ Qeia кефаХт} par "cette
chère tête" ; j'ai préféré garder le sens littéral de "cette tête divine".

DHA 29/2, 2003


Ascèse et acquisition de pouvoir . . . 139

courantes de son âme. Le végétarisme paraissait à Proclus le moyen le plus


radical de se séparer du corps en demeurant néanmoins encore en vie. Syrianus
désapprouvait la rigueur de l'ascèse de Proclus. Il espérait pouvoir préparer
Proclus à prendre la tête de l'école après sa disparition. Il tolérait le végétarisme
du jeune homme parce qu'il ne semblait pas constituer une entrave à
son éducation philosophique. Mais, si Proclus avait péri conséquemment aux
privations qu'il s'imposait, Syrianus aurait interprété cet événement comme
le signe de son indignité à la succession aux commandes de l'école45. Car, bien
que l'âme fût toujours valorisée au détriment du corps dans les cercles
néoplatoniciens, la doctrine condamnait le suicide46.
Une fois à la tête de l'école, Proclus modéra son végétarisme. Le plus
souvent, son alimentation était végétarienne, mais, à l'occasion des banquets qui
faisaient suite aux sacrifices, Proclus s'autorisait la consommation d'une
bouchée de viande. Marinus dit qu' "il ne faisait que goûter [аттеуеието]
[à la chair des êtres animés], et cela seulement pour observer le rite [boiaç
X«piv]"47. Proclus organisait d'ailleurs lui-même régulièrement des banquets
sacrés48.
Comment expliquer ces concessions occasionnelles de Proclus à
l'alimentation carnée ? La pratique du sacrifice sanglant selon les rites ancestraux de
la religion grecque était prohibée à l'époque de Proclus par une législation
remontant à l'empereur Théodose I49; cette législation fut consolidée plus tard
par d'autres lois édictées par les empereurs Honorius et Valentinien III pour
l'Occident, et Théodose II pour l'Orient50. Le fait de perpétuer cette coutume
équivalait à un acte clandestin de résistance vis-à-vis de la domination
chrétienne ; ces sacrifices, en effet, ne pouvaient être accomplis que dans
le secret, car l'édit de Théodose de 392 stipulait que l'auteur d'un sacrifice
sanglant serait sanctionné de la peine de mort. C'était une façon d'affirmer avec
force son identité païenne, étant donné que le sacrifice sanglant avait constitué
de tout temps le rituel central du polythéisme gréco-romain traditionnel.
Les membres de la communauté philosophique d'Athènes revendiquaient

45. C'est ainsi que H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds comprennent la parole de Syrianus (Marinus,
Proch, Notes complémentaires, p. 107, n° 10).
46. Voir par exemple Plotin, Enn., I, 9 [16].
47. Marinus, Procl., § 19. 4-7.
48. Ibid., Prod, §5. 15.
49. Voir Code de Théodose, XVI, 10, 10 et 12.
50. Voir Cod. Théod., XVI, 10, 25.

DE A 29/2, 2003
140 Yvan Bubloz

par ce geste leur fidélité à l'antique tradition religieuse hellène. La perpétuation


des rites polythéistes couplée à la pratique de l'ascèse philosophique
contribuaient à forger chez eux le sentiment d'appartenir à une société alternative
(à une "contre-culture", dirait Valantasis) défendant des valeurs différentes
de celles de la société dominante.
Hormis le végétarisme, Marinus ne nous donne aucune autre information
sur le contenu du régime ascétique que suivait son maître. Toutefois dans les
fragments de l'Histoire philosophique nous trouvons une maigre indication
de Damascius sur les autres interdits alimentaires de type pythagoricien
que respectait Proclus. Damascius y fait une allusion rapide dans une section
qu'il consacre aux talents exceptionnels du médecin païen Jacob (' 1акш|3ос).
Damascius raconte qu'un jour qu'il était malade Proclus reçut la
recommandation de Jacob de s'abstenir de consommer du chou (крацрт)) et de se remplir
de mauve (ецфореТаЭш. twv цаХах^у)51. Jacob prescrivait en fait à Proclus de
renoncer momentanément à certaines règles de son régime pythagoricien52.

51. Damascius, Vit. Isid., fr. 125, éd. Zintzen, p. 168, 1. 11-13 (fr. 84 ] éd. Athanassiadi). C. Zintzen
retient la leçon "Xaxávwv" du manuscrit M de Photius (Marcianus gr. 451, XIIe siècle), tandis que
P. Athanassiadi et R. Henry choisissent de suivre le manuscrit A (Marcianus gr. 450, Xe siècle),
qui indique "цаХахшу". Je suis d'avis de privilégier cette seconde leçon, car elle figure dans
un manuscrit plus ancien. Sur les usages culinaires et médicaux de la mauve (malva silvestris L.)
dans l'Antiquité, voir Paulys Real-Encyclopadie des classischen Altertumswissenschaft, 14.1 (1928),
p.922/10-924/26.
52. Jamblique donne l'explication suivante du tabou de la mauve prescrit dans le régime
pythagoricien (Jamblique, Pyth., 109) : "[Pythagore] leur ordonnait de s'abstenir de manger de
la mauve, parce que la mauve est le premier messager et le premier indice de la sympathie entre
ce qu'il y a dans les cieux et ce qui se trouve sur la terre." Cf. Élien, Varia Historia, IV, 17 : "è'Xeye
[Пи8ауорас] iepiOTccrov eîvai то тцс цаХахлс 4>tiXXov" ("[Pythagore] disait que ce qu'il y a de plus
sacré c'est la fleur de la mauve."). Contrairement à Jamblique, Porphyre rapporte que Pythagore
intégrait la mauve dans son régime alimentaire (Porphyre, Pyth., 34). Jamblique ne se réfère jamais à
l'ouvrage de Porphyre comme source de sa propre Vie de Pythagore, bien qu'ils citent tous les deux
des passages littéralement identiques (mais cela est dû au fait qu'ils font recours aux mêmes
sources). On avance généralement deux hypothèses pour expliquer cet étrange silence : soit que
Jamblique aurait écrit sa Vie de Pythagore après la mort de Porphyre sans avoir pris connaissance
de l'ouvrage de son ancien maître, soit qu'il aurait délibérément choisi de l'ignorer parce qu'il
l'estimait médiocre (Jamblique, Pyth., Annexe I, p. LXIX). En évitant de consommer de la mauve,
Proclus adhérait au point de vue jambliquien sur les prescriptions alimentaires pythagoriciennes.
Peut-être était-ce pour lui une autre manière de marquer sa préférence pour le courant jambliquien
du néoplatonisme. Mais "s'abstenir de mauve" était également une prescription figurant dans
les Oracles Chaldaïques, si l'on en croit le témoignage de Jean Lydus (De mens., IV, 120 ; 158, 10-12
éd. R. Wuensch) : "ката 8k tov Аиуоиатоу [ifjvct "цаХахл^ аттеХехестбоа" toîc ус pouXo|j.évoi<;
úymíveiv та apQpa то Xóyiov" ("L'oracle prescrit à ceux qui veulent maintenir leurs articulations
en bonne santé de s' "abstenir de mauve" pendant le mois d'août."). M. P. Nilsson précise que
proverbialement la mauve passait pour une plante funéraire (dans Geschichte der Griechischen
Religion, Mùnchen, 19552, vol. I, p. 704-705). M. Détienne explique l'intérêt des anciens
pythagoriciens pour la mauve par la signification symbolique qu'elle revêtait à leurs yeux :

DHA 29/2, 2003


Ascèse et acquisition de pouvoir . . . 141

Mais Proclus ne put accepter de renoncer au régime pythagoricien ; il évita


par conséquent de manger de la mauve (цаЛахлс èaSieiv), demeurant ainsi
fidèle à la loi pythagoricienne (о Пибаубреюс vóuoc)53.
Ce fragment de l'Histoire philosophique montre que le caractère
pythagoricien du régime ascétique de Proclus ne se limitait pas à l'abstinence de la chair
des êtres animés : Proclus ne se contentait pas de donner un vernis
pythagoricien à son alimentation mais respectait scrupuleusement les règles alimentaires
du pythagorisme telles qu'elles avaient été transmises et interprétées dans
le courant jambliquien du néoplatonisme.

Régime ascétique et purification


Quelles fonctions nos philosophes attribuaient-ils au respect de ces
différentes lois alimentaires ? Quels objectifs poursuivaient-ils en s'astreignant
à de telles abstinences ? Jamblique associe l'alimentation pythagoricienne à
la recherche de la pureté. Le but du régime pythagoricien était d'obtenir la
purification de l'âme et la familiarité avec les dieux54. En adoptant un tel
régime, les adeptes du style de vie pythagoricien espéraient donc favoriser
la séparation de l'âme d'avec le corps et se doter des meilleures chances pour
acquérir la ressemblance à la divinité. L'ascèse pythagoricienne comprenait non
seulement un certain nombre d'abstinences alimentaires mais encore la pratique
de la veille. Il s'agissait de réprimer les différentes passions de l'âme et
de privilégier l'activité de l'intellect sur les autres facultés psychiques. Le corps
ne devait plus constituer un fardeau : il fallait qu'il se fasse le plus silencieux
possible, afin que l'âme se livrât tout entière à la contemplation des intelligibles.
La fonction que le régime ascétique remplissait dans l'école
néoplatonicienne d'Athènes était également d'ordre purificatoire : comme
Pythagore, Proclus cherchait à purifier son âme des passions d'origine
corporelle. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que Marinus évoque le régime de son
maître dans le chapitre qu'il consacre aux vertus purificatrices dans la Vie
de Proclus.

la mauve, comme l'asphodèle, avait valeur de "nourriture primitive", car elle renvoyait à l'époque
mythique de l'âge d'or, où les dieux et les hommes mangeaient ensemble les produits spontanés
de la terre (voir "La cuisine de Pythagore", Archives de Sociologie des religions, 29 [1970], p. 149-152).
53. Damascius, loc. cit.
54. Jamblique, Pyth., 68 ; 106 ; 107.

DHA 29/2, 2003


142 Yvan Bubloz

Le respect d'un régime ascétique strict était une condition préalable


nécessaire à l'acquisition des vertus purificatrices. Mais, pour atteindre la
purification parfaite, il fallait encore accomplir un certain nombre de rituels
religieux. Proclus pensait en effet que le philosophe devait se soucier non
seulement de sa pureté spirituelle mais encore de sa pureté rituelle. Car le
philosophe était à ses yeux davantage qu'un contemplatif, c'était aussi un prêtre ;
mais un prêtre d'un genre particulier : un dévot (бераттеитг^) qui ne devait pas
se contenter d'adorer les dieux traditionnels du panthéon des cités grecques,
mais qui devait enrichir sa pratique religieuse de tous les cultes du monde
connu menacés par la domination chrétienne. Le philosophe devenait ainsi
Г "hiérophante du monde entier"55, c'est-à-dire qu'il contribuait à préserver
l'héritage religieux du polythéisme traditionnel. Outre donc les règles
alimentaires pythagoriciennes, Proclus purifiait son âme de son contact avec le corps
par des pratiques de purification d'origine orphique et chaldaïque56.
Il ne faut pas perdre de vue que Proclus appartenait au courant jambli-
quien du néoplatonisme : il n'adhérait pas à l'idée que l'activité théorique
devait constituer le but ultime du philosophe, car, contrairement à Plotin
et à Porphyre, il était d'avis qu'on ne pouvait atteindre l'union au divin qu'en
se livrant aux pratiques magico-religieuses de la théurgie57. La méditation
contemplative n'était pas écartée du cheminement spirituel vers la
ressemblance à Dieu ; elle avait un rôle subordonné : elle était une étape préliminaire
à la divinisation théurgique du philosophe. La hiérarchie des vertus présentée
par Marinus, dans la Vie de Proclus, reflète cette subordination de la
contemplation spéculative à l'art théurgique. Rappelons que, fidèle à la tradition jambli-
quienne, Marinus place les vertus "théurgiques" (веоиружса) au-dessus des
vertus contemplatives58.

L 'influence politique de Proclus


Les pouvoirs que Proclus tirait de son ascèse n'étaient pas forcément
d'ordre surhumain. Proclus jouissait aussi d'une autorité certaine dans

55. Marinus, Procl., § 19. 29-30.


56. Ibid. § 18. 24-30.
57. Cf. Damascius dans L. G. Westerink, The Greek Commentaries on Plato's Phaedo, Amsterdam, 1977,
vol. II (Damascius), I § 172 : "Les uns honorent de préférence la philosophie, comme Porphyre,
Plotin et de nombreux autres philosophes, les autres de préférence l'art hiératique, comme
Jamblique, Syrianus, Proclus et tous les hiératiques." La traduction est de moi.
58. Marinus, Procl., § 21. 20-23 : "[Proclus] s'éleva jusqu'au plus hautes des vertus accessibles
à l'âme humaine, celles que Jamblique, l'inspiré des dieux, a excellemment nommées théurgiques."

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Ascèse et acquisition de pouvoir . . . 143

le domaine social et politique. Son influence était grande auprès des autorités
municipales et provinciales : "[...] il envoyait des lettres aux magistrats
en charge [toîç kv tcûç Ôuvaareiaiç] et attirait ainsi des bienfaits sur des villes
entières", écrit Marinus59. Il obtenait encore des magistrats de la cité (àpxovjeç)
qu'ils accordent un soutien financier et matériel aux personnes qui s'adonnaient
à l'art oratoire, comme, par exemple, des professeurs de rhétorique ou des
participants aux concours de déclamation ou de poésie. Les orateurs faisaient
grand cas des critiques de Proclus quant à leur art - même lorsqu'il se mettait
en colère, ce qui arrivait assez souvent d'après Marinus -, parce qu'ils savaient
qu'ils pouvaient compter sur son soutien auprès des notables60.
On peut constater à travers cet exemple que Proclus exerçait la même
fonction de médiateur que celle constatée par P. Brown pour le saint homme
chrétien. Son comportement ascétique lui avait conféré la stature d'un saint
homme. Ses qualités morales lui attiraient la considération de ses concitoyens.
Les effets de son charisme s'étendaient jusqu'aux notables qui gouvernaient.
Proclus exerçait sur eux une forme de pouvoir, puisqu'il était capable d'obtenir
d'eux qu'ils fassent ce qu'ils n'auraient pas forcément fait d'eux-mêmes61,
en l'occurrence répondre positivement aux sollicitations des cités.
Mais l'influence qu'il acquit dans la vie politique et sociale de la cité
souleva dans le même temps une vague d'hostilité à son encontre. Proclus
en effet fut inquiété par les chrétiens de la ville. Les pressions qu'il subissait
le contraignirent à partir en exil. Il se rendit alors en Lydie, où il séjourna
pendant une année62. Cet exemple illustre bien le principe selon lequel
le développement d'un pouvoir entraîne presque automatiquement l'apparition
d'une résistance63. Proclus pouvait être perçu par les chrétiens puissants
de la ville comme un contre-pouvoir remettant en question la domination
idéologique qu'ils faisaient peser sur la cité. Mais, en persévérant dans l'exercice
des cultes polythéistes, Proclus et ses compagnons étaient eux-mêmes entrés en
résistance, même si cette résistance ne s'affichait pas au grand jour de manière

59. Ibid. §15.38-41.


60. Ibid. § 26. 20-23.
61. Définition du pouvoir au sens b) dégagé supra.
62. Marinus, Procl., § 15. 14-35.
63. R. Valantasis retient de T. E. Wartenberg, auteur de The Forms of Power: From Domination
to Transformation (Philadelphia, 1990), que, dès l'instant où le pouvoir est affirmé, il crée une
résistance et incite à la lutte pour sa conquête (R. Valantasis, art. cit., p. 780). Il remarque en outre
que M. Foucault considère également les actes de résistance comme des indicateurs révélant
les relations de pouvoir à l'œuvre dans la société (ibid., p. 783).

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144 Yvan Bubloz

agressive. Proclus était devenu le chef de file d'un paganisme encore bien actif
au sein de la cité. Sous sa direction, la communauté néoplatonicienne d'Athènes
cultivait une vision du monde et des règles de conduite qui entraient en
concurrence avec le modèle chrétien dominant.

Les pouvoirs surhumains de Proclus


Marinus fait succéder les vertus purificatrices aux vertus politiques dans
l'ascension du philosophe vers la sagesse et la sainteté. Le rôle des vertus
purificatrices (каВартчкаг), comme leur nom l'indique, est de "purifier l'âme
[...], si bien que du même coup l'on obtient la ressemblance à dieu [tx\v оцсншспу
ттрос тоу 8eóv], qui est la fin la meilleure de l'âme" ; les vertus purificatrices
"séparent et délivrent entièrement des poids de la génération, lourds comme
du plomb, et procurent une fuite d'ici-bas que rien ne peut arrêter"64. Selon
Marinus, Proclus pratiqua si bien les vertus purificatrices qu'il finit par
se détacher de son corps aux limites des conditions qui rendent la vie possible.
Il réalisa ainsi parfaitement l'idéal spirituel que cherchaient à atteindre tous les
philosophes qui adoptaient un style de vie ascétique :
Ainsi en se recueillant loin de tout et en se rassemblant sur elle-même, l'âme de
cet homme bienheureux s'était presque séparée de son corps, bien qu'elle fût encore
en apparence retenue par lui. Dans cet état, la prudence [...] était devenue une
pensée purement repliée sur elle-même, et son âme, convertie vers elle-même
ne consentait en rien aux impressions venues de son corps ; la tempérance était devenue
l'absence de tout commerce avec l'inférieur, et ce n'était même plus la modération
des passions, mais la suppression absolue et totale de toute passion ; le courage
était pour son âme de n'éprouver point de crainte à être séparée de son corps. Comme
enfin la raison et l'intellect étaient chez Proclus les principes directeurs et que les
parties inférieures de l'âme ne s'y opposaient plus, le bon ordre régnait dans son
âme tout entière sous l'action de la justice purificatrice65.
Comme dans chaque classe de vertus, Marinus retrouve dans les vertus
purificatrices le schéma traditionnel des quatre vertus cardinales. Dans l'extrait
ci-dessus, il se représente chaque vertu cardinale comme une réalisation
particulière de la fonction essentielle propre aux vertus purificatrices :
le détachement de l'âme par rapport au corps.
C'est véritablement à ce niveau-là que le candidat à la ressemblance au
divin commence à manifester des pouvoirs dépassant les capacités ordinaires

64. Marinus, Procl. § 18. 5-9 et 17-20. Le soulignement apparaît dans la traduction.
65. Ibid. § 21. 1-15. Le soulignement apparaît dans la traduction.

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des autres hommes. Chez Proclus, la rigueur de son ascèse provoquait


l'apparition de douleurs corporelles. Le courage extraordinaire que Proclus, selon
le témoignage de Marinus, manifestait dans son combat contre les douleurs
qui l'accablaient était, aux yeux de ses disciples, l'expression d'un pouvoir
de nature surhumaine. Proclus leur apparaissait comme un saint homme parce
qu'il s'était élevé au-dessus de la condition humaine ordinaire en s'affranchis-
sant des entraves du corps et en s'identifiant à ce qu'ils considéraient comme
la partie la meilleure de l'âme : l'intellect.
L'union de Proclus de la partie intellective de son âme à l'Intellect divin
le dota de la sagesse supérieure typique des vertus contemplatives :
Complètement purifié désormais, dépassant le inonde de la génération et
méprisant les -porteurs de thyrse qui s'y trouvent, il éprouvait une extase dionysiaque
pour les premiers principes et contemplait face à face les visions réellement
bienheureuses de Là-bas ; il n'en acquérait plus la science par raisonnement discursif
et démonstratif, mais contemplait comme par une vue, grâce aux saisies simples
de son activité intellective, les modèles contenus dans l'Intellect divin ; il gagnait
ainsi en plus une vertu qu'on ne saurait plus appeler proprement prudence, mais
qu'il faut appeler plutôt sagesse [фрбуг|сп.у] ou de quelqu'autre nom plus auguste
encore66.
Cependant, dans le texte de Marinus, le caractère divin du pouvoir de
Proclus s'affirme nettement dans ses activités théurgiques. En faisant usage
de ses vertus théurgiques, Proclus est supposé agir dans le monde comme
un dieu parmi les hommes. Proclus avait été initié à la pratique de la théurgie
par Asclépigéneia, la fille du diadoque Plutarque. Selon la doctrine chaldaïque,
Proclus avait le pouvoir, grâce aux techniques de la théurgie, d'influer sur
le cours des événements à l'égal d'un dieu. Marinus détaille les miracles qu'il
attribue à Proclus :
II provoqua [...] des chutes de pluie en mettant en mouvement comme il faut une
certaine iynx, et délivra ainsi l'Attique de funestes sécheresses. Il gardait aussi
chez lui des talismans contre les tremblements de terre ; en outre il essaya
l'activité mantique du trépied et il lui arriva de proférer des oracles sur sa destinée67.
La possession des vertus théurgiques était censée aller de pair avec le don
de guérir les maladies incurables. En détenant ce pouvoir, Proclus était assimilé
à Asclépios, comme en témoigne le qualificatif de "sauveur" que lui donne
Marinus68. Proclus avait d'ailleurs une dévotion toute particulière pour le fils

66. Ibid., § 22. 5-15.


67. ibid., §28. 19-24.
68ЛШ.,§29. 14.

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146 Yvan Bubloz

d'Apollon. Sa maison était voisine du temple d'Asclépios, ce qui lui permettait


de s'y rendre très vite pour accomplir le culte en l'honneur du dieu en
se cachant de la vue des chrétiens69.
Le pouvoir de guérison de Proclus est illustré par le récit de la rémission
miraculeuse de la maladie d'Asclépigéneia II, la fille d'Archiadas, lui-même
petit-fils du diadoque Plutarque70. Asclépigéneia était victime d'un mal que
les médecins traditionnels se déclaraient impuissants à traiter. Archiadas,
au comble du désespoir, supplia Proclus de lui venir en aide en récitant des
prières au profit de sa fille :
Proclus prit avec lui le grand Périclès de Lydie, un homme, lui aussi, fort ami de
la sagesse, et monta à l'Asclépiéion pour y prier le dieu en faveur de la malade.
De fait, en ce temps-là, la cité avait encore le bonheur de bénéficier de la présence
du dieu. Et tandis qu'il priait selon le rite des Anciens, un changement soudain
se manifesta dans la petite fille et elle se sentit tout à coup soulagée : facilement,
en effet, en dieu qu'il est, le Sauveur pouvait la guérir [peîa yàp ó Хытцр, шате
8eoç, што]71.
Le texte est davantage ambigu que ne le laisse entendre la traduction
d'H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds. Dans la dernière phrase de l'extrait, les deux
spécialistes rapportent l'expression grecque "o Zcottjp" au seul dieu Asclépios.
Or je pense qu'elle qualifie non seulement Asclépios mais également Proclus.
En effet, dans ce chapitre de la Vie de Proclus, consacré aux vertus théurgiques,
Marinus cherche à présenter son maître comme l'équivalent d'un dieu. Cette
intention, à mon sens, transparaît bien dans le texte : Marinus a écrit sciemment
une phrase ambiguë pour faire passer l'idée que Proclus et Asclépios ont agi
de concert dans la guérison de la petite Asclépigéneia. Rappelons que Proclus
est déjà appelé "sauveur" quelques lignes plus haut72. Proclus est donc sauveur
au même titre qu'Asclépios ; il a le même pouvoir de guérison que le dieu,
parce qu'il est devenu lui-même un dieu en acquérant les vertus théurgiques
par la pratique des rites magico-religieux de la théurgie.

Conclusion

À chaque étape de sa progression ascétique à travers la hiérarchie


des vertus, Proclus acquérait aux yeux de son entourage un pouvoir de plus

69. Ibid., § 29. 31-39. Marinus fait référence aux chrétiens en employant l'expression "ol ttoàXoî".
70. Ibid., §29. 1-28.
71. Ibid., §29. 16-24.
72. Ibid., §29. 14.

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en plus surhumain. On pourrait dire avec Valantasis qu'il se construisait


une identité personnelle de plus en plus éloignée de la subjectivité prescrite par
la culture dominante, et cette identité s'accompagnait de capacités passant pour
prodigieuses dans cette même société. La spécificité de son alimentation et
de son mode de vie était à la fois la cause et la conséquence de sa nouvelle
subjectivité. En tendant vers le modèle de la personne valorisé dans le système
doctrinal néoplatonicien, Proclus était amené à adopter une nouvelle attitude
existentielle, mais il lui fallait également pratiquer ce style de vie alternatif pour
réaliser la subjectivité idéale qu'il poursuivait. Les performances ascétiques que
Proclus accomplissait dépendaient d'une conception du salut propre à l'univers
symbolique néoplatonicien : il fallait ignorer les désirs du corps pour espérer
expérimenter le bonheur de la contemplation des intelligibles et retrouver
le commerce des dieux.
Le régime ascétique était perçu comme un moyen de purification
indispensable à la séparation de l'âme d'avec le corps. À mesure qu'il s'éloignait des
préoccupations relatives à l'entretien de son corps, le philosophe acquérait des
pouvoirs de plus en plus étendus sur les hommes et sur le monde. Son
endurance à la douleur, ses capacités de concentration, son ardeur à la tâche et
l'infaillibilité de sa piété impressionnaient non seulement son entourage direct
mais encore les personnes étrangères au cercle de la communauté. On voyait
dans sa capacité à supporter les souffrances et les humiliations qu'il s'auto-
infligeait le signe d'une élection divine, d'un charisme. L'ascète philosophe était
regardé comme un saint homme détenteur d'un pouvoir surnaturel : c'était
un homme divin. Tous les membres de l'école néoplatonicienne ne devaient pas
s'astreindre à une ascèse aussi sévère que celle que suivait Proclus. Mais le chef
de l'école y était contraint, parce qu'il devait passer pour un modèle de vertu
et de sagesse aux yeux de ses disciples. Le maître était le reflet sur terre des
qualités attribuées aux puissances supérieures : il possédait toutes les vertus
cardinales à leur état de perfection et jouissait d'un bonheur de nature divine73.
La perfection de son mode de vie démontrait qu'il était possible de réaliser
l'idéal fondamental du néoplatonisme : la ressemblance à la divinité.

73. N'oublions pas que le titre authentique de la biographie de Proclus rédigée par Marinus est
Proclus ou Sur le bonheur (ПрокАос fj nepl eùôainoviaç). Voir Marinus, Prod., Introduction, p. XLI.

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