Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Abstract
This paper aims to study Proclus's ascetic way of life in his pursuit of the assimilation to the divine. We will see how the practice
of asceticism raises him to the rank of a divine man in his disciples' eyes. With the help of some theoretical elements taken from
Max Weber and Richard Valantasis we will attempt to determine what kind of power Proclus acquires during his spiritual
progression across the Neoplatonic hierarchy of virtues. Our investigation will mainly concentrate on Marinus's 'Life of Proclus'.
Résumé
Cet article se propose d'étudier le mode de vie ascétique de Proclus dans sa poursuite de l'assimilation au divin. Nous verrons
comment la pratique de l'ascèse le hisse au rang d'un homme divin aux yeux de ses disciples. À l'aide d'éléments théoriques
puisés chez Max Weber et Richard Valantasis, nous tenterons de déterminer quel type de pouvoir Proclus acquiert au cours de
sa progression spirituelle à travers la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Notre analyse se concentrera principalement sur
la 'Vie de Proclus' de Marinus.
Bubloz Yvan. Ascèse et acquisition de pouvoir : la réalisation de l'idéal de l'homme divin chez le philosophe néoplatonicien
Proclus. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 29, n°2, 2003. pp. 125-147;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.2003.1567
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2003_num_29_2_1567
Résumés
• Cet article se propose d'étudier le mode de vie ascétique de Proclus dans sa poursuite
de l'assimilation au divin. Nous verrons comment la pratique de l'ascèse le hisse au rang
d'un homme divin aux yeux de ses disciples. À l'aide d'éléments théoriques puisés chez Max Weber
et Richard Valantasis, nous tenterons de déterminer quel type de pouvoir Proclus acquiert au cours
de sa progression spirituelle à travers la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Notre analyse
se concentrera principalement sur la Vie de Proclus de Marinus.
• This paper aims to study Proclus's ascetic way of life in his pursuit of the assimilation
to the divine. We will see how the practice of asceticism raises him to the rank of a divine man in his
disciples' eyes. With the help of some theoretical elements taken from Max Weber and Richard
Valantasis we will attempt to determine what kind of power Proclus acquires during his spiritual
progression across the Neoplatonic hierarchy of virtues. Our investigation will mainly concentrate
on Marinus's Life of Proclus.
de fonctionner comme un agent produisant des effets sur soi-même ou sur autre
chose que soi. C'est le premier sens que le Petit Robert attribue au terme
de "pouvoir" : le fait de pouvoir, c'est le fait de "disposer de moyens naturels
ou occasionnels qui permettent une action". Dans ce sens-là, "pouvoir" est
synonyme ď "aptitude", de "faculté", de "capacité" ou de "don". Quand
on parle des pouvoirs d'un magicien, d'un thaumaturge ou d'un saint, on a
généralement en tête cette première signification du terme. Le saint homme
chrétien possédait un certain nombre de pouvoirs surnaturels, qui nous sont
énumérés par Peter Brown :
Voilà quelqu'un qui avait vaincu son corps par des prouesses de mortification
spectaculaires. Il avait obtenu le pouvoir sur les démons, et par là sur les maladies,
sur le mauvais temps, sur tous les désordres manifestes d'un monde matériel
gouverné par les démons. Par ses seules prières, il pouvait ouvrir les portes
du ciel aux croyants apeurés4.
Bien que s'appliquant uniquement au saint chrétien, cette liste de
pouvoirs peut également caractériser la figure de l'homme divin païen. Les
biographies consacrées aux philosophes de l'époque impériale foisonnent de récits
mettant en scène les pouvoirs surnaturels de leurs héros. Ces philosophes
étaient aussi des ascètes, et la rigueur de leur ascèse leur conférait une aura
de sages jouissant d'une proximité spéciale par rapport au divin. Ils étaient
aussi capables aux yeux de leurs coreligionnaires d'accomplir des miracles,
de chasser les démons, d'obtenir la guérison des malades ou de prédire l'avenir.
Selon Patricia Сох, le philosophe "était un homme avec une mission, une
mission qui était centrale pour la vie dans l'Antiquité tardive : communiquer
le divin et protéger du démoniaque"5.
La notion de pouvoir se rapporte d'autre part au domaine des relations
sociales. Le Dictionnaire critique de la sociologie de Raymond Boudon et François
Bourricaud présente le pouvoir comme "une relation asymétrique entre au
moins deux acteurs. On peut avec Max Weber la définir comme la capacité pour
A d'obtenir que В fasse ce que В n'aurait pas fait de lui-même et qui est
conforme aux intimations et aux suggestions de A"6. Dans Économie et société,
Max Weber apporte des nuances au concept sociologique de pouvoir ; il opère
7. M. Weber, Économie et société/1 : Les catégories de la sociologie, trad, de l'allemand par J. Freund et al.,
Paris, 1995, p. 95.
8. G. Burdeau, "Autorité", Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985, corpus 3, p. 54.
9.
"domination"
Dans Économie
[...] etla chance,
société, tome
pour des
I, chapitre
ordres spécifiques
III, § 1 (op. (ou
cit.,pour
p. 285)
tous: les
"Nous
autres),
entendons
de trouver
par
obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individus. Il ne s'agit cependant pas de n'importe
quelle chance d'exercer "puissance" et "influence" [Einflufi] sur d'autres individus. En ce sens,
la domination (Г "autorité" [Autoritat]) peut reposer, dans un cas particulier, sur les motifs les plus
divers de docilité [Fugsamkeit] : de la morne habitude aux pures considérations rationnelles en
finalité. Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d'obéir [Gehorchenzvollen],
par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir." Le soulignement est de moi.
22. Voir l'exemple d'Antoine le Grand analysé brièvement par Valantasis (ibid., p. 802-803).
23. R. Valantasis, "Constructions of Power...", p. 807.
24. M. Weber, op. cit., p. 322-324.
25. C'est un fait largement reconnu que l'empire romain tardif a développé un important appareil
bureaucratique pour la gestion de ses circonscriptions administratives. Il est vrai que le taux
de fonctionnaires en activité à l'époque n'est de loin pas comparable à celui des sociétés
occidentales contemporaines, mais il révèle une multiplication exponentielle du personnel administratif au
service du principát. A. H. M. Jones articule le chiffre de ЗО'ООО fonctionnaires civils payés par l'État
(The Decline of the Ancient World, London, 1966, p. 211). Pour mettre en évidence la croissance
de la bureaucratie impériale dans l'Antiquité tardive, P. Garnsey et С Humfress rappellent qu'au
début du IIIe siècle il y avait seulement 200 à 300 fonctionnaires, auxquels il faut ajouter les 2'000
esclaves et affranchis qui constituaient le personnel administratif de la maison impériale
(The Evolution of the Late Antique World, Cambridge, 2001, p. 36).
26. La communauté émotionnelle telle que la décrit Weber est bien entendu un idéaltype
(Idealtypus). Rappelons que pour Weber l'idéaltype est un concept construit abstraitement qui
ordonne en un tableau homogène les caractéristiques essentielles d'un phénomène. Mais, en tant
qu'abstraction rationnelle, l'idéaltype ne se réalise jamais tel quel dans les faits : il est une
construction utopique ou irréelle destinée à mettre en évidence des relations réelles ou empiriques.
Sur l'idéaltype, voir notamment M. Weber, Essais sur la théorie de la science, trad, de l'allemand par
J. Freund, Paris, 1992, p. 171-178.
Le modèle de Pythagore
28. Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, texte établi, traduit et annoté par H. D. Saffrey et
A. Ph. Segonds, Paris, 2001. Parmi les traductions et les commentaires récents, mentionnons encore
en anglais : Neoplatonic Saints : The Lives of Plotinus and Proclus by their Students, transi, with an
introd. by M. Edwards, Liverpool, 2000 ; et en italien : Vita di Proclo, a cura di. R. Masullo, Napoli,
1985.
29. Le texte de Damascius ne nous est pas parvenu dans son intégralité. La Souda et le patriarche
Photius (IXe siècle) nous en ont conservé quelques fragments. Ceux-ci ont été réunis par C. Zintzen
dans Vitae Isidoři Reliquiae, Hildesheim, 1967. Il n'existe pas de traduction française de l'ensemble
des fragments de la Vie d'Isidore, mais les passages préservés dans le codex 242 de la Bibliothèque
de Photius ont été traduits dans notre langue : Photius, Bibliothèque. T.6, codices 242-245, texte établi
et trad, par P. Henry, Paris, 1971. Par contre, les fragments ont bénéficié d'une traduction anglaise :
Damascius, The Philosophical History, text with transi, and notes by P. Athanassiadi, Athens, 1999.
30. Pour des traductions récentes en français, voir Porphyre, Vie de Pythagore ; Lettre a Marcella, texte
établi et trad, par É. des Places, Paris, 1982 ; Jamblique, Vie de Pythagore, introd., trad, et notes par
L. Brisson et A. Ph. Segonds, Paris, 1996.
31. Jamblique, Pyth., 8. Cf. D. J. O'Meara, Pythagoras Revived, Oxford, 1989, p. 149-152.
Marinus revêt son maître Proclus des mêmes qualités que celles de
Pythagore. Proclus est clairement présenté comme porteur d'un pouvoir divin,
d'un charisme d'origine surnaturelle :
[...] il était très agréable à regarder : car non seulement ce qui relevait en lui de
la proportion était idéal, mais encore ce qui, à partir de son âme, s'épanouissait
sur son corps comme une sorte de lumière de vie, resplendissait d'une manière
merveilleuse et telle que le langage ne saurait absolument pas l'exprimer32.
La proximité de Proclus par rapport au divin est explicitement reconnue
par Marinus : celui-ci le qualifie à plusieurs reprises dans le texte ď "aimé des
dieux" (беофгХлс)33. Comme Pythagore, Proclus transmet à ses disciples un
enseignement d'origine surnaturelle ; il apparaît comme un médiateur
privilégié entre les dieux et les hommes :
[...] c'est manifestement une inspiration divine qui le faisait parler alors et qui
faisait couler des paroles vraiment semblables à des flocons de neige de cette bouche
sage. Ses yeux paraissaient pleins d'une lumière éclatante et le reste de son visage
avait part à une illumination divine34.
Marinus exprime dans ces deux passages la croyance de la communauté
en la dimension surhumaine de son chef. Pour reprendre la terminologie
wébérienne, le charisme de Proclus fait l'objet de la "reconnaissance" de ses
disciples : son pouvoir surnaturel leur apparaît comme évident ; ils se sentent
le devoir de reconnaître l'inspiration divine (9eia етттуош) qui l'anime.
Le vocabulaire employé par Marinus est une bonne illustration de la notion
de "grâce divine" (Gottesgnadentum) que Weber associe au charisme.
35. Concernant les conceptions néoplatoniciennes sur la hiérarchie des vertus, voir Marinus, Prod.,
Introduction, p. LXIX-C.
36. Marinus distingue encore une septième classe de vertus : "celles qui sont encore plus élevées
[que les vertus théurgiques]" (Proci, § 3. 4-5). Il s'agirait, en fait, des vertus paradigmatiques,
évoquées pour la première fois par Porphyre, puis reprises par Macrobe, Damascius
et Olympiodore. Marinus est le seul, avec Macrobe, à assimiler ces vertus à des vertus divines
supérieures aux vertus théurgiques (Procl., Introduction, p. XCIII-XCVIII). H. D. Saffrey et
A. Ph. Segonds remarquent que "[s]i Marinus ne parle pas de ces vertus paradigmatiques et n'en
fait pas usage dans la division de son discours, c'est parce qu'elles sont d'un ordre tellement divin
que l'on ne peut en parler, on ne peut qu'y faire une allusion discrète" (Procl., Notes
complémentaires, p. 68, n° 13).
Selon le cadre interprétatif que propose Valantasis, on peut dire qu'il rejette son
ancienne subjectivité pour se construire une nouvelle subjectivité, dont il puise
les caractéristiques idéales dans l'univers symbolique de la communauté qu'il a
rejointe. Le terme de ce processus de redéfinition identitaire est marqué dans
la doctrine néoplatonicienne par l'assimilation au divin. Mais, comme le précise
Valantasis, le sujet ascétique, avant de se conformer en tous points au modèle
de la personne qu'il vise, évolue comme un sujet intermédiaire, un tertium quid,
entre le pôle de la subjectivité rejetée et celui de la subjectivité désirée :
L'ascète ne participe pleinement ni à la première subjectivité (celle qui est
abandonnée mais qui doit encore être surmontée) ni à la seconde (celle qui n'est pas
encore présente mais qui est à l'horizon), parce que l'ascète se déplace entre
l'identité déconstruite et celle qui est en train de se construire, encore retenu par
la première tandis qu'il aspire à la seconde37.
Le schéma de la hiérarchie des vertus exposé par Marinus exprime
la dynamique de la construction de la subjectivité dans le parcours ascétique
du philosophe néoplatonicien. Chaque degré de vertus marque pour lui une
proximité croissante avec le modèle de l'homme divin. Quand il passe d'une
série de vertus à l'autre, son pouvoir s'accroît en même temps que son savoir
philosophique. Sa qualité de saint homme s'affirme de plus en plus clairement.
Mais sa subjectivité idéale ne sera pleinement réalisée que lorsqu'il aura atteint
le degré des vertus théurgiques. C'est à ce stade-là en effet que son pouvoir
et son savoir auront atteint leur niveau maximal. Ses potentialités de sage et
de thaumaturge seront alors pleinement actualisées.
Comme le texte de Marinus se structure selon le schéma des degrés des
vertus, je vais analyser chaque niveau de la hiérarchie pour mettre en évidence
les pouvoirs que Proclus reçoit au cours de sa progression spirituelle.
Marinus laisse entendre que les pouvoirs de Proclus étaient déjà à sa
naissance supérieurs à la normale. Il relève que Proclus vint au monde avec des
facultés sensibles dans un parfait état. Les pouvoirs associés à sa nature
corporelle étaient tels que sa vue et son audition fonctionnèrent à merveille jusqu'à
sa mort. Ce fut d'ailleurs grâce à son excellente condition physique qu'il put
supporter les austérités qu'il s'imposait. Marinus précise en effet que
"lui appartenait une force corporelle [laxuç асо[шт1кг[] qui n'était ni atteinte par
les froids hivernaux ou les chaleurs torrides, ni entamée par le mauvais régime,
le manque de soins [ùtto tîjç цохвпрас ка1 гщеХтцаеупс бЧоатпс] et ces labeurs
qu'il accomplissait nuit et jour ; qu'il priât ou expliquât ses doctrines et les mît
par écrit, ou s'entretînt avec ses disciples, s'adonnant à chacune de ces tâches
avec autant d'intensité que s'il n'avait été occupé que d'elle seule"38.
Ce passage est le premier où il est fait mention d'un régime (diaua) suivi
par Proclus. Ce régime est qualifié par Marinus de "pénible" (цох9г|ра) et de
"négligé" (гщеХт)[1еуг|). Il ne faut évidemment pas comprendre que Proclus ne
respectait pas strictement les restrictions alimentaires auxquelles il se
soumettait mais qu'il ne se souciait guère de se nourrir convenablement pour entretenir
sa santé. Mais, malgré l'austérité de son régime alimentaire, Proclus pouvait
se vanter de n'avoir été malade que deux ou trois fois pendant les soixante-
quinze années que durèrent son existence39. Marinus interprète l'endurance de
Proclus à la douleur comme une marque de courage, qu'il compte au nombre
des qualités naturelles de son corps. Parmi les qualités de l'âme, l'une des
vertus naturelles les plus remarquables de Proclus était la tempérance :
il n'avait que "dédain pour les plaisirs du corps", nous apprend Marinus40.
Ce dédain était compensé par "la force de son attirance pour les sciences
mathématiques et toute connaissance de ce type, désir et attirance qui non seulement
ne permettent absolument pas que prenne naissance la moindre volupté
vulgaire et bestiale, mais encore sont capables de réjouir l'âme quand elle
se recueille en elle-même", ajoute-t-il41. Proclus était considéré par ses étudiants
comme un modèle de tempérance (ттроти'ттшца ашфросшупс) ; il exhortait ceux-ci
à bien se tenir en public "non par un enseignement purement verbal, mais bien
plutôt par l'exemple de toute sa manière de vivre"42.
38. Marinus, ProcL, § 3. 19-25. Nous retrouvons dans ce dernier extrait toutes les formes que
pouvaient prendre les exercices spirituels dans la pratique de la philosophie antique. Comme
l'explique P. Hadot (dans Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 1995, p. 21-22), ces exercices
étaient d'ordre physique, discursif ou intuitif. Les occupations de Proclus se répartissent aisément
dans ces trois types. Les austérités qu'il s'imposait et les rituels qu'il accomplissait ont un caractère
physique. Ses moments de méditation ainsi que son activité de pédagogue entrent dans la catégorie
des exercices d'ordre discursif. Enfin les nuits entières qu'il passait à approfondir l'étude des
doctrines de ses maîtres à penser appartiennent au type intuitif. Marinus évoque ailleurs une liste
similaire d'exercices spirituels (ProcL, § 22. 29-37), que l'on peut également distribuer dans les trois
types distingués par Hadot. Cette liste lui fournit une nouvelle occasion de vanter l'énergie
formidable que son maître était capable de consacrer à ses très nombreuses activités.
39. Marinus, ProcL, § 3. 52-56.
40. Ibid., §4. 19-20.
41. Ibid., % 4. 20-27. Le soulignement apparaît dans la traduction.
a.Ibid., § 15. 8-13. On remarque que la conception de la philosophie défendue par Proclus
valorisait davantage la pratique d'un certain style de vie que l'apprentissage de principes
théoriques dépourvus de finalité pratique.
43. Remarquons par ailleurs que, selon H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds, la Vie de Proclus se rattache
au genre de l'éloge funèbre (Marinus, Proci, Introduction, p. XLII).
44. Marinus, Prod., % 12. 18-26. H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds ont traduit r\ Qeia кефаХт} par "cette
chère tête" ; j'ai préféré garder le sens littéral de "cette tête divine".
45. C'est ainsi que H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds comprennent la parole de Syrianus (Marinus,
Proch, Notes complémentaires, p. 107, n° 10).
46. Voir par exemple Plotin, Enn., I, 9 [16].
47. Marinus, Procl., § 19. 4-7.
48. Ibid., Prod, §5. 15.
49. Voir Code de Théodose, XVI, 10, 10 et 12.
50. Voir Cod. Théod., XVI, 10, 25.
DE A 29/2, 2003
140 Yvan Bubloz
51. Damascius, Vit. Isid., fr. 125, éd. Zintzen, p. 168, 1. 11-13 (fr. 84 ] éd. Athanassiadi). C. Zintzen
retient la leçon "Xaxávwv" du manuscrit M de Photius (Marcianus gr. 451, XIIe siècle), tandis que
P. Athanassiadi et R. Henry choisissent de suivre le manuscrit A (Marcianus gr. 450, Xe siècle),
qui indique "цаХахшу". Je suis d'avis de privilégier cette seconde leçon, car elle figure dans
un manuscrit plus ancien. Sur les usages culinaires et médicaux de la mauve (malva silvestris L.)
dans l'Antiquité, voir Paulys Real-Encyclopadie des classischen Altertumswissenschaft, 14.1 (1928),
p.922/10-924/26.
52. Jamblique donne l'explication suivante du tabou de la mauve prescrit dans le régime
pythagoricien (Jamblique, Pyth., 109) : "[Pythagore] leur ordonnait de s'abstenir de manger de
la mauve, parce que la mauve est le premier messager et le premier indice de la sympathie entre
ce qu'il y a dans les cieux et ce qui se trouve sur la terre." Cf. Élien, Varia Historia, IV, 17 : "è'Xeye
[Пи8ауорас] iepiOTccrov eîvai то тцс цаХахлс 4>tiXXov" ("[Pythagore] disait que ce qu'il y a de plus
sacré c'est la fleur de la mauve."). Contrairement à Jamblique, Porphyre rapporte que Pythagore
intégrait la mauve dans son régime alimentaire (Porphyre, Pyth., 34). Jamblique ne se réfère jamais à
l'ouvrage de Porphyre comme source de sa propre Vie de Pythagore, bien qu'ils citent tous les deux
des passages littéralement identiques (mais cela est dû au fait qu'ils font recours aux mêmes
sources). On avance généralement deux hypothèses pour expliquer cet étrange silence : soit que
Jamblique aurait écrit sa Vie de Pythagore après la mort de Porphyre sans avoir pris connaissance
de l'ouvrage de son ancien maître, soit qu'il aurait délibérément choisi de l'ignorer parce qu'il
l'estimait médiocre (Jamblique, Pyth., Annexe I, p. LXIX). En évitant de consommer de la mauve,
Proclus adhérait au point de vue jambliquien sur les prescriptions alimentaires pythagoriciennes.
Peut-être était-ce pour lui une autre manière de marquer sa préférence pour le courant jambliquien
du néoplatonisme. Mais "s'abstenir de mauve" était également une prescription figurant dans
les Oracles Chaldaïques, si l'on en croit le témoignage de Jean Lydus (De mens., IV, 120 ; 158, 10-12
éd. R. Wuensch) : "ката 8k tov Аиуоиатоу [ifjvct "цаХахл^ аттеХехестбоа" toîc ус pouXo|j.évoi<;
úymíveiv та apQpa то Xóyiov" ("L'oracle prescrit à ceux qui veulent maintenir leurs articulations
en bonne santé de s' "abstenir de mauve" pendant le mois d'août."). M. P. Nilsson précise que
proverbialement la mauve passait pour une plante funéraire (dans Geschichte der Griechischen
Religion, Mùnchen, 19552, vol. I, p. 704-705). M. Détienne explique l'intérêt des anciens
pythagoriciens pour la mauve par la signification symbolique qu'elle revêtait à leurs yeux :
la mauve, comme l'asphodèle, avait valeur de "nourriture primitive", car elle renvoyait à l'époque
mythique de l'âge d'or, où les dieux et les hommes mangeaient ensemble les produits spontanés
de la terre (voir "La cuisine de Pythagore", Archives de Sociologie des religions, 29 [1970], p. 149-152).
53. Damascius, loc. cit.
54. Jamblique, Pyth., 68 ; 106 ; 107.
le domaine social et politique. Son influence était grande auprès des autorités
municipales et provinciales : "[...] il envoyait des lettres aux magistrats
en charge [toîç kv tcûç Ôuvaareiaiç] et attirait ainsi des bienfaits sur des villes
entières", écrit Marinus59. Il obtenait encore des magistrats de la cité (àpxovjeç)
qu'ils accordent un soutien financier et matériel aux personnes qui s'adonnaient
à l'art oratoire, comme, par exemple, des professeurs de rhétorique ou des
participants aux concours de déclamation ou de poésie. Les orateurs faisaient
grand cas des critiques de Proclus quant à leur art - même lorsqu'il se mettait
en colère, ce qui arrivait assez souvent d'après Marinus -, parce qu'ils savaient
qu'ils pouvaient compter sur son soutien auprès des notables60.
On peut constater à travers cet exemple que Proclus exerçait la même
fonction de médiateur que celle constatée par P. Brown pour le saint homme
chrétien. Son comportement ascétique lui avait conféré la stature d'un saint
homme. Ses qualités morales lui attiraient la considération de ses concitoyens.
Les effets de son charisme s'étendaient jusqu'aux notables qui gouvernaient.
Proclus exerçait sur eux une forme de pouvoir, puisqu'il était capable d'obtenir
d'eux qu'ils fassent ce qu'ils n'auraient pas forcément fait d'eux-mêmes61,
en l'occurrence répondre positivement aux sollicitations des cités.
Mais l'influence qu'il acquit dans la vie politique et sociale de la cité
souleva dans le même temps une vague d'hostilité à son encontre. Proclus
en effet fut inquiété par les chrétiens de la ville. Les pressions qu'il subissait
le contraignirent à partir en exil. Il se rendit alors en Lydie, où il séjourna
pendant une année62. Cet exemple illustre bien le principe selon lequel
le développement d'un pouvoir entraîne presque automatiquement l'apparition
d'une résistance63. Proclus pouvait être perçu par les chrétiens puissants
de la ville comme un contre-pouvoir remettant en question la domination
idéologique qu'ils faisaient peser sur la cité. Mais, en persévérant dans l'exercice
des cultes polythéistes, Proclus et ses compagnons étaient eux-mêmes entrés en
résistance, même si cette résistance ne s'affichait pas au grand jour de manière
agressive. Proclus était devenu le chef de file d'un paganisme encore bien actif
au sein de la cité. Sous sa direction, la communauté néoplatonicienne d'Athènes
cultivait une vision du monde et des règles de conduite qui entraient en
concurrence avec le modèle chrétien dominant.
64. Marinus, Procl. § 18. 5-9 et 17-20. Le soulignement apparaît dans la traduction.
65. Ibid. § 21. 1-15. Le soulignement apparaît dans la traduction.
Conclusion
69. Ibid., § 29. 31-39. Marinus fait référence aux chrétiens en employant l'expression "ol ttoàXoî".
70. Ibid., §29. 1-28.
71. Ibid., §29. 16-24.
72. Ibid., §29. 14.
73. N'oublions pas que le titre authentique de la biographie de Proclus rédigée par Marinus est
Proclus ou Sur le bonheur (ПрокАос fj nepl eùôainoviaç). Voir Marinus, Prod., Introduction, p. XLI.