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Conférence Episcopale du Tchad

Grand séminaire saint Luc de Bakara


Année académique 2023-2024

Travail de recherche en islamologie

THEME : L’ISLAMISATION
DE L’ESPACE PUBLIC AU
TCHAD

Réalisé par n° 13 Enseignant : Père Jesús Manuel CALERO PERERA


INTRODUCTION

S’il est difficile de donner avec précision l’année de la pénétration de l’islam au Tchad,
nous pouvons dire avec les historiens que les premiers contacts entre cette religion et les
peuples du Kanem remontent à la fin du IXè siècle et au début du Xè siècle. Avec le temps,
l’islam s’impose dans les grands royaumes du Kanem-Bornou, du Baguirmi et du Ouaddaï
avant de devenir une religion importante avec laquelle il faut composer aussi bien à l’époque
coloniale qu’avec l’indépendance. Déclaré religion majoritaire au recensement de 1993 et à
celui de 2009, l’islam, depuis l’accession du Tchad à l’indépendance, cherche à faire valoir sa
domination en faisant de l’espace public un cadre d’expression de cette domination. Nous
voulons par là dire qu’en observant la vie socio-politique du Tchad, nous nous rendons
compte des pratiques explicites ou implicites qui font afficher la tendance à l’islamisation
générale au Tchad. Notre travail consistera à relever les indices, clairs ou masqués, de cette
tentation d’imposer dans la sphère publique la religion musulmane. Il sera donc question
d’aspects visibles, d’aspects plus subtils et de tentatives échouées qui dénotent cette réalité
qui va à l’encontre de l’idée de laïcité de la République.

I. LES ASPECTS VISIBLES DE L’ISLAMISATION DE L’ESPACE PUBLIC


1. Présence des mosquées dans les enceintes des institutions publiques

L’article premier de la Constitution de la République du Tchad est resté intouchable depuis


l’indépendance : la laïcité arrive en troisième lieu dans la définition du caractère de ce pays.
Et l’alinéa 2 de ce même article dit clairement qu’« il est affirmé la séparation des religions et
de l’État1 ». Cette laïcité affirmée est-elle réelle ? Il y a des raisons de douter.

Et la première raison est la présence systématique des moquées dans certaines


structures étatiques. Beaucoup d’agences nationales ont quelque part une mosquée. Cette
tendance montre nettement que l’État n’est pas exactement séparé de la religion, en ce sens
qu’il laisse subsister un des symboles très forts de la religion musulmane dans ses institutions.
La mosquée est si importante pour l’islam que sa destruction est soumise à des règles : « dans
la jurisprudence islamique, il est établi que la mosquée est un legs pieux consacré pour la
cause d’Allah, le Très-Haut. (…) La mosquée est la propriété exclusive d’Allah (…) Pourtant,
quelques jurisconsultes ont jugé permise la destruction d’une mosquée si cela réalise l’intérêt
général des Musulmans. Mais ils ont posé comme condition la construction d’une autre en

1
Constitution de la République du Tchad, Vème République, promulguée le 29 décembre 2023

1
guise de dédommagement2 ». Ceci laisse voir qu’une fois construite, il est difficile de détruire
une mosquée, sauf si la cause est le bien des Musulmans. C’est un signe explicite qui participe
à la volonté manifeste de montrer la supériorité de l’islam sur les autres croyances religieuses
dans le pays.

2. Les subventions étatiques annuelles pour le pèlerinage

Le pèlerinage à la Mecque fait partie des cinq piliers de l’islam. Chaque année, l’État
tchadien octroie des subventions aux musulmans pour réaliser ce qui constitue pour beaucoup
un rêve pieu. Certes, on pourrait dire que c’est un acte de générosité qui permet à certaines
couches démunies de remplir cette prérogative religieuse. Cependant, l’unilatéralité de cette
faveur doit interpeller : l’État envisage-t-il subventionner les pèlerinages des chrétiens sur les
lieux saints (Jérusalem, Vatican, Lourdes, Fatima…) ? Ou y a-t-il du moins des aides
financières proportionnelles accordées directement aux chrétiens ?

3. L’occupation anarchique des voies publiques pour les prières du vendredi

Systématiquement, les vendredis, à l’heure de la prière du midi, certaines voies publiques


sont littéralement confisquées, ce qui crée des embouteillages sur les autres voies restées
praticables, car il faut faire le détour. Si exprimer et célébrer sa foi est garantie par la loi, la
libre circulation des biens et des personnes aussi est reconnue, et elle prime sur l’anarchie qui
consiste à empêcher une autre partie de la population de jouir de cette liberté. Et l’État laisse
faire, par indifférence ou par complaisance. L’espace public au sens physique est une
propriété commune, dont l’usage doit respecter les règles de la vie en communauté.
Malheureusement, les autorités compétentes encouragent la confiscation unilatérale de ce bien
commun. Cela traduit la pensée selon laquelle, au Tchad, l’islam prime sur les autres
considérations.

4. La pratique de la diya comme procédé d’imposition de la juridiction musulmane

Les chercheurs montrent que la diya est à la croisée de chemin entre la religion et la
tradition. Pourtant, sa pratique dans les zones septentrionales du Tchad laisse voir un désir de
faire primer une loi musulmane étrangère aux autochtones, et de surcroît appliquée de
manière dérisoire, en fonction de la victime et du coupable. C’est ce qui est explicité par un
juriste : « Dans les provinces du Sud du Tchad où la pratique de la diya n'est pas ancrée dans
les mœurs, les abus sont fréquents. Ils sont l’œuvre de responsables qui, au moindre homicide
2
Dar al-Iftaa d’Egypte, « Détruire une mosquée pour construire une boutique », 03 janvier 2016, www.dar-
alifta.org, (consulté le 23 février 2024).

2
avec une victime musulmane et un auteur non musulman, s'érigent en juges statuant en
dernier ressort3.» Abstraction faite de la justice positive et des particularités locales, la partie
dominante applique des règles étrangères aux personnes obligées de les subir. Avec ce
procédé, on se croirait dans un pays où les normes musulmanes prennent le dessus sur les lois
de l’État. Et très souvent, ce sont les responsables musulmans représentant légalement la loi
dans leurs zones d’intervention qui sombrent dans le déni de la loi républicaine. Au plan
juridique et politique, cette pratique laisse subsister des doutes sur l’effectivité de la laïcité du
Tchad et du primat du droit positif.

II. LES ASPECTS PLUS SUBTILS


1. Orientation médiatique et présentation du Tchad comme pays « musulman »

Une attention plus fine à la télévision nationale (Office Nationale des Médias Audio-
visuels) peut faire constater une orientation islamophile de l’image du Tchad. La couverture
médiatique que l’ONAMA assure aux fêtes musulmanes, touchant toutes les régions du Tchad
et avec un temps de reportage conséquent, est loin de celle réservée aux évènements religieux
chrétiens. De même, le pèlerinage à la Mecque est suivi de bout en bout par la télévision
nationale, ce qui n’est pas le cas pour les activités religieuses chrétiennes. Nous savons que
les médias sont les vecteurs de l’image d’un pays, et lorsque le traitement médiatique sur une
chaîne nationale manque d’équilibre au niveau des religions, il est clair que le but est
d’affirmer la supériorité d’une religion sur une autre. Par la même occasion, pour une
personne qui suit la télévision nationale tchadienne sans avoir mis pied au Tchad, ce pays est
clairement un pays musulman en vertu de tout le folklore autour des activités religieuses
musulmanes (la période du pèlerinage à la Mecque consomme un large « Gros plan »).

2. Traitement du sultanat et de la chefferie traditionnelle

Au Tchad le sultanat occupe un rang supérieur à celui de toutes les chefferies


traditionnelles. Les faveurs accordées aux sultans étaient incompréhensibles. Par exemple, par
l’ordonnance n° 001/PT/2024 portant organisation et fonctionnement du Haut Conseil des
Chefferies Traditionnelles (HCCT), les sultans (placés en tête) et les chefs de canton sont les
seules autorités traditionnelles à siéger au HCCT. Pour mettre fin à cette inégalité, le Président
de la Transition a décidé d’« élever au rang de sultan » trois principaux chefs traditionnels, le
Gong de Léré, le Mbang de Bedaya et le Wang-Doré de Fianga 4. Or il est bien clair que le
3
Me NANADJINGUE Frédéric, « La Diya au Tchad, entre tradition et légalité » in Cahiers du Centre Al-
Mouna, p. 19
4
Par le décret 040 signé le 29 janvier. L’article de RFI consacré à ce sujet est explicite : « Le pouvoir avait placé
au sommet de la pyramide les sultans issus de l’espace arabo-musulman » (article disponible sur le site

3
sultanat est un concept musulman et « sultan » est un « titre de souverain de divers États
musulmans5 ». Par cet acte, on comprend donc que pour bénéficier de certains avantages, les
autorités traditionnelles du Sud (en grande partie chrétienne et animiste) doivent se couvrir
d’un rang protocolaire issu d’un titre typiquement musulman. Cette colonisation
terminologique est une marque plus ou moins subtile d’imposer les données d’une religion
dans l’espace public.

3. Les enjeux religieux de la langue arabe dans l’espace public tchadien

Le bilinguisme s’est imposé au Tchad en raison d’une couche de la population qui se


réclame de la langue arabe ; il est entré dans la Constitution depuis le 31 mars 1996. En soi, le
bilinguisme est une grande richesse pour le pays. Cependant, l’on constate un détournement
politico-religieux autour de la question de la langue arabe. Comme le constate Monseigneur
Henri COUDREY, « derrière le débat sur la place respective du français et de l’arabe dans le
pays se profilent des choix de société, des obédiences et une lutte pour le pouvoir où les
références confessionnelles sont invoquées pour le meilleur et pour le pire 6 ». Dans ce texte, il
fait comprendre qu’il y a dès le départ une référence explicite faite par le Conseil supérieur
des Affaires Islamiques aux Royaumes musulmans et à l’adoption de l’islam pour justifier
l’importance de la langue arabe. À la Conférence Nationale Souveraine de 1993, le problème
a éclaté au grand jour : l’arabe paraît une imposition du programme du Front de Libération
Nationale (FROLINAT). L’arabe devient alors un enjeu politico-religieux : les arabes voient
dans la langue française une mainmise de la culture occidentale (assimilée au christianisme) et
dont il faut réduire l’influence par le positionnement de l’arabe comme vecteur de la culture
arabo-islamique. En analysant plus largement l’aspect culturel et religieux de la
problématique de l’arabe, Mgr H. Coudrey fait comprendre que c’est le nerf du combat pour
l’imposition de l’arabe, car il est le « vecteur » de l’islam et l’antithèse de la culture coloniale
occidentale représentée par le français 7. En même temps, c’est l’arabe la langue de la
« oumma islamique ». En vertu de toutes ces observations, qui malgré le temps qui nous en
séparent restent d’actualité, on peut dire que les revendications de la présence d’un
arabophone dans chaque sphère des institutions publiques n’est autre chose que la
revendication des représentants musulmans, en tablant sur la carte du nombre, car si les

www.rfi.fr/tchad_trois_chefs_coutumiers_élevés_au_même_rang_que_les_sultans, 04/02/2024, consulté le 27


février 2024).
5
MAUBOURGUET Patrice (dir), Le Petit Larousse illustré 1993, éd. Larousse, Paris 1992, p. 971
6
Mgr COUDREY Henri, Langue, religion, identité, pouvoir : le contentieux linguistique franco-arabe au Tchad,
2 décembre 1996, https://www.axl.cefan.ulaval.ca, (consulté le 27 février 2024)
7
Ibidem

4
arabophones sont majoritairement musulmans, tous les francophones ne sont pas de facto
chrétiens ou animistes, ce qui rend toujours majoritaires les musulmans dans les institutions
publiques. Il y a vraisemblablement une instrumentalisation de la langue à des causes
religieuses.

4. Le favoritisme selon l’identité religieuse

Le Tchad est reconnu à l’échelle internationale pour sa renommée peu reluisante en


matière de corruption. Mais le facteur aggravant est le népotisme et le communautarisme.
Chaque fois que les résultats des concours d’écoles nationales sont affichés, les Tchadiens
font le même constat : les noms Mahamat, Issa, Mariam, Khadîdja…s’alignent par centaine,
tandis que les Christian, Nouba, Christine ou Caroline apparaissent de manière accidentelle. Il
en va de même pour l’accès aux postes à l’échelle nationale. Récemment, un internaute
s’indignait de ce constat sur les Réseaux Sociaux : dans les dix arrondissements de
N’Djamena, tous les commissaires sont musulmans. C’est un constat réel qui fait surgir une
question légitime : pourquoi cette confiscation de l’appareil sécuritaire par une seule
religion ? On peut bien se refuser à toute lecture idéologique, mais la vérité est qu’il s’agit
d’une tendance subtile qui cache une volonté inavouée : la loi doit toujours favoriser le
musulman, et il faut un des siens pour y veiller.

III. QUELQUES TENTATIVES AVORTEES OU ABANDONNEES


1. La transformation de la ville de Sarh en sultanat

En 2016, par décret 425 et 426 signés au mois de juin, la ville de Sarh a été érigée en
sultanat et un sultan y fut désigné. Mais c’est en 2018 que les décrets seront appliqués, en
raison de la résistance des populations. Face à la réaction virulente des ressortissants de la
région et des chefs traditionnels unanimes sur le rejet après cette application, le président
Idriss Déby Itno, par décret n° 1670 signé le jeudi 18 octobre 2018, supprima ce sultanat pour
instaurer à sa place une chefferie cantonale urbaine. Mais il n’en demeure pas moins que cette
tentative participe à une islamisation forcée à travers divers procédés. Car nous l’avons dit, le
sultanat fait référence à la religion musulmane. Or Sarh est loin d’être traditionnellement une
contrée musulmane : c’est la plus vaste ville du Sud avec une domination sans appel des
chrétiens et des animistes.

2. Le serment confessionnel

5
Lors des consultations au premier Dialogue National Inclusif, une proposition fut
adoptée : tous les candidats aux fonctions publiques doivent prêter serment pour une gestion
honnête. La proposition fut actée par l’ordonnance 013/PR/2018, et le libellé commence
ainsi : « Moi…je jure au nom d’Allah, le Tout-Puissant… ». Le texte a été rédigé par le
Conseil Supérieur des Affaires Islamiques. Le chrétien donc, tout en posant la main gauche
sur la Bible et en levant celle droite, doit jurer « au nom d’Allah ». La séquence virale de
madame Amane Rosine Djibergui ayant refusé la mention « Allah » pour la remplacer par
« Dieu » a fait le tour du monde. Contraindre le chrétien ou l’animiste à jurer au nom d’Allah
est une manière sournoise d’imposer dans la sphère publique une religion dans les fibres
même de la vie de la République. Après un temps de protestation, le serment confessionnal fut
sèchement abandonné avec le deuxième Dialogue National et la Constitution de la IV e
République a opté pour une formule non-confessionnelle. Ce fait est révélateur d’un désir
bien présent dans l’inconscient collectif musulman.

Conclusion

Ce que nous venons d’exposer constitue pour nous des preuves plus au moins explicites
de l’accaparement de l’espace public par une communauté religieuse qui se targue de sa
position dominante au sommet de l’État pour s’octroyer des privilèges et faire de l’État une
entité à l’image de sa religion. Face à ce fait que nul n’ignore, il est impératif de repenser la
notion de laïcité au Tchad, de chercher à réduire et éliminer les traitements discriminatoires et
de poser le socle d’une réelle égalité des personnes et des religions. Il suffit donc de passer de
la lettre à l’effectivité en respectant ce que dit la loi fondamentale. Par ailleurs, il est
nécessaire de respecter les us et coutumes des peuples autochtones dans la prise de décisions
politiques. Les questions du sultanat et de la diya notamment sont étrangères au grand Sud du
Tchad, composé de divers peuples avec des organisations socio-culturelles particulières. C’est
seulement à ce prix qu’on peut envisager une véritable paix sociale, par-delà les discours
politiciens.

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