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De l’anthropologie du droit musulman

à l’anthropologie du droit
dans les mondes musulmans
Sous la direction de Yazid Ben Hounet et de Baudouin Dupret
Les Rencontres du CJB, n° 1

Les Rencontres du Centre Jacques Berque


N° 1 – Décembre 2011
Rabat (Maroc)
De l’anthropologie du droit musulman à l’anthropologie du
droit dans les mondes musulmans
Réflexion sur les conditions de possibilité d’une anthropologie du
droit dans le contexte des sociétés en tout ou partie musulmanes

Textes des rencontres des journées d’études tenues


à Rabat les 21 et 22 janvier 2011, dans le cadre des programmes
ANDROMAQUE (ANR SudsII) et PROMETEE (ANR FRAL)

Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales – USR3136 CNRS
35, avenue Tariq Ibn Zyad – 10010 Rabat, Maroc - Tél : +212(0)5 37 76 96 91 - Fax : +212(0)5 37 76 96 85 –
mail : secretariat@cjb.ma
www.cjb.ma
Sommaire

Introduction : Pertinence et perspectives de la référence anthropologique à la catégorie « droit


islamique »,
Baudouin Dupret..........................................................................................................................................7

Positivisme Vs « Fiqhisme » Analyse dynamique d’un système juridique et normatif


« composite »,
Mohammed Mouaqit .................................................................................................................................13

Islamic law in many arenas : Struggles for recognition and dominance,


Franz and Keebet von Benda-Beckmann...............................................................................................17

Droit musulman, droit coutumier, droit tribal dans les sociétés ouest-sahariennes,
Pierre Bonte ................................................................................................................................................23

La réconciliation du Mont Liban, médiation, pacification, indemnisation,


Aïda Kanafani-Zahar .................................................................................................................................31

L’encadrement juridique des associations agricoles dans le Souss et le rôle du religieux,


Bertram Turner...........................................................................................................................................35

Crimes et châtiments : intentionnalité et diya (prix du sang) en Algérie et au Soudan,


Yazid Ben Hounet......................................................................................................................................42

Tracing the Spider’s Web : The Role of the Judge in Tunisian Divorce Cases,
Sarah Vincent-Grosso................................................................................................................................50

An ethnomethodological study of judicial interpretation in Tunisia. The case of paternity law,


Maaike Voorhoeve .....................................................................................................................................56
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Introduction
Pertinence et perspectives de la référence anthropologique
à la catégorie « droit islamique »
Baudouin Dupret
Directeur de recherche CNRS
Directeur du Centre Jacques Berque

Les textes ici rassemblés font suite à à l’islam ne peut même pas être établie
une rencontre tenue au Centre Jacques généalogiquement...
Berque les 21 et 22 janvier 2011. Le propos de Nous nous intéressons donc ici aux
ces journées scientifiques était de rompre avec pratiques juridiques dans un environnement
le postulat d’exceptionnalité culturelle des majoritairement ou minoritairement
constructions du juridique dans les sociétés en musulman, non à la culture islamique
tout ou partie « musulmanes ». On peut en observée au travers du prisme du droit. À vrai
effet observer une propension des travaux sur dire, la culture islamique n’est qu’une des
le droit dans ces sociétés à « chercher » la part multiples composantes du contexte, toujours
islamique du droit et à ne s’intéresser qu’à elle. singulier, jamais uniforme, dans lequel se
Pourtant, déterminer dans quelle mesure telle déploient les pratiques du droit. Supposer que
ou telle part du droit est, de manière cette composante culturelle est primordiale
orthodoxe ou hétérodoxe, islamique et dans fait courir le risque de ne pas prêter
quelle mesure elle doit ou non être expliquée suffisamment d’attention aux autres
par quelque développement historique du composantes possibles, toutes choses vers
droit islamique tend, à notre avis, à imposer lesquelles les membres de l’environnement
leur structure aux phénomènes et activités judiciaire et juridique de ces sociétés
juridiques au lieu de chercher à découvrir s’orientent pourtant de manière pratique dans
comment ils opèrent. Ce faisant, la recherche le cours de leurs actions. Il nous appartiendra
échoue à décrire les phénomènes qu’il lui donc de poser la question de ce qui justifie
appartient de documenter et, en particulier, l’usage de données juridiques tirées de
les façons qu’ont les gens de comprendre et contextes en tout ou partie musulmans, si ce
de manifester leur compréhension de n’est pas pour donner substance à
n’importe quelle situation donnée, de l’affirmation d’une différence des cultures.
s’orienter par rapport à un contexte et à ses Au cours de cette rencontre, nous avons
contraintes et de se comporter et d’agir d’une eu l’occasion d’observer les formes multiples
manière plus ou moins ordonnée à l’intérieur de référencement du droit à l’islam et à la
de pareil contexte situé spatialement et charia (sharîca). On constatera à quel point la
temporellement. Pourtant, même dans les terminologie est ambiguë, voire confuse.
domaines où l’on peut identifier une Ainsi, certaines catégories de l’héritage
généalogie islamique des choses (comme le juridique islamique classique, ce qu’on appelle
droit de la famille dans de nombreux pays), la le fiqh, trouvent à se prolonger dans
caractérisation à priori de « droit islamique » différentes dispositions du droit positif, et
ne procure aucun accès à ce que les gens font principalement dans les domaines du mariage,
dans un contexte judiciaire particulier, quand du divorce, de la filiation et des successions. Il
ils traitent de questions touchant à la famille, existe cependant aussi des formes de
toutes choses qui ne peuvent être menées à légalisation de l’islam dont on ne trouve pas
bien qu’en décrivant les pratiques des gens en d’antécédent dans la tradition classique. Ainsi
dehors de tout cadre interprétatif préétabli. en va-t-il du droit constitutionnel et de son
Que dire alors de ces domaines où la relation

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incorporation dans la charia en tant que peser sur le cours des choses. Il n’existe dès
source de législation. lors pas d’autorité d’un droit fondé
Nous ferons dès à présent la suggestion de religieusement dont on puisse parler en soi,
distinguer « droit islamique » et « droit référé à mais seulement des situations ponctuelles où
l’islam » pour bien souligner la différence de les gens s’orientent vers quelque chose qu’ils
nature des appels à la normativité islamique. identifient comme étant du droit religieux et
Cette distinction ne doit cependant pas dont ils reconnaissent publiquement l’autorité,
aboutir à occulter le fait que le droit islamique participant de ce fait aussi bien à la
et, en particulier, le droit de la famille, qui est production de cette autorité qu’à sa
souvent présenté comme le dernier bastion du réactualisation. On ne peut ainsi examiner la
droit islamique classique, a connu une référence à la normativité islamique, souvent
transformation profonde et radicale de toute appelée charia, en dehors des usages qui en
son économie. Là où Joseph Schacht parlait à sont faits de manière circonstancielle et située,
juste titre, s’agissant du droit islamique, de en dehors des pratiques de référencement à
« droit de juristes », il faut bien constater un objet qualifié de juridiquement islamique
qu’aujourd’hui, l’on a affaire à un « droit de dans des contextes variés, chacun soumis à
législateurs et de juges ». Le centre de gravité ses contraintes propres.
du droit, fut-il qualifié d’islamique, s’est On nous présente souvent la règle du droit
déplacé, au cours des deux derniers siècles, islamique comme indépendante de toute
pour aboutir le plus souvent dans les pratique. Elle existerait, elle serait dotée d’un
enceintes parlementaires et judiciaires. En ce sens clair et elle déterminerait le
sens, et au-delà de la nature purement comportement des gens de manière univoque.
formelle des dispositions du droit applicable, Ainsi nous dit-on que les relations sexuelles
c’est toute l’économie du droit qui s’est hors-mariage sont rares parce qu’elles
transformée, y compris dans les domaines où ressortissent de la catégorie religieuse
la référence est parfois faite à l’islam. infâmante du harâm. Ainsi, nous dit-on
Cette rencontre fut une invitation à encore, que tel interdit alimentaire s’impose
réfléchir aux transformations de cette du fait même de son inscription dans la
économie du droit islamique. Plus encore, il normativité islamique. À chaque fois, ce qu’on
s’agissait d’une invitation à observer comment nous dit substantiellement, c’est que la règle
les gens s’orientent vers un objet religieux et est revêtue d’une autorité intrinsèque qui tient
confèrent à sa référence une autorité à son appartenance au registre du religieux.
manifeste et intelligible. Cette autorité n’est Cette propriété lui permettrait d’échapper à
pas nécessairement juridique, elle peut être toute herméneutique. Là où les normes
aussi politique. Appréhender le droit juridiques sont dotées, selon la jolie formule
islamique sous cet angle, quand cela est de Herbert Hart, d’une « texture ouverte », les
indiqué, permet de sérier les problèmes et, à normes religieuses seraient, pour leur part, des
tout le moins, de comprendre qu’un appel de objets rigides et atemporels, à l’abri des aléas
telle ou telle formation politique à et de la contingence, en vertu même de leur
l’application de la charia n’est pas forcément inspiration divine.
plus une volonté de mise en œuvre du droit Prenons l’exemple de la notice « tashrî` » de
d’un autre âge qu’une mise en cause de la l’Encyclopédie de l’Islam. Se fondant sur
légitimité du régime en place. l’étymologie du mot, qui renvoie à la même
Il est un faux débat auquel il convient dès racine que sharîca, ses auteurs ignorent que le
à présent de faire un sort : celui de savoir ce terme sert aujourd’hui à désigner la notion de
qu’est ou n’est pas le droit islamique. Pas plus législation dans son acception la plus générale.
la religion que le droit ne sont dotés d’une À partir de leur connaissance préétablie de la
autorité intrinsèque, substantielle et naturelle. trajectoire étymologique du vocable, ils
Autrement dit, l’autorité n’est pas une qualité imposent au terme une acception qui est peu
inhérente aux objets, mais le fruit d’opérations ou pas la sienne de nos jours. De surcroît,
continues d’imputation d’une capacité de l’entreprise ne s’arrête pas là. S’attelant à

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évaluer les transformations du tashrî` dans le plus de raison de présumer le contraire. La


monde contemporain, les auteurs établissent question de savoir si, ce à quoi les gens se
une distinction entre sharîca orthodoxe et réfèrent comme étant du droit islamique
sharîca déviante. Ils affirment ainsi que certains correspond ou non au modèle idéalisé du
pays, comme l’Égypte et le Soudan, dans leur droit islamique, n’est simplement pas
tentative de mise en œuvre du droit islamique, pertinente. On ne peut y répondre, parce que
ont tellement dévié de la sharîca qu’ils ont fini la question est totalement désincarnée de
par la déformer. Pareille affirmation n’est pratiques réelles. De plus, cette question ne
cependant pas sans poser un problème porte pas sur le phénomène qu’elle est censée
majeur. Elle suppose, en effet, que c’est aux traiter, à savoir la pratique consistant à faire
chercheurs qu’il appartiendrait de juger de la référence au droit islamique. À la question :
conformité ou de la déviance du droit « Qu’est-ce que le droit islamique ? », il
islamique d’aujourd’hui. En un mot, les faudrait substituer la question : « Que font les
chercheurs occuperaient une position leur gens quand ils font référence au droit
permettant de savoir mieux que les gens islamique ? ».
concernés. Si ces derniers adoptent des En lieu et place de ce souci de qualifier
législations déviantes, c’est par devers eux, quelque chose d’« islamique », nous suggérons
inconsciemment. Enfin, cette affirmation donc de centrer l’attention sur la description
suppose aussi que les mots traversent le de comment les gens, dans des contextes
temps sans en souffrir l’effet. Pourtant, l’on variés, s’orientent vers quelque chose qu’ils
sait depuis longtemps que les textes ne appellent sharîca, fiqh, qânûn, huqûq, tous termes
flottent pas dans le vide, qu’ils n’ont pas de faisant partie de ce que le philosophe
signification en soi, qu’ils n’existent pas en Wittgenstein appelle des jeux de langage, les
dehors de l’action de les écrire, de les lire et de jeux de langage de la normativité islamique
les mettre en œuvre ; en somme, qu’ils n’ont dont on peut décrire la grammaire et
pas de sens littéral pur. l’inscription dans des formes de vie
Tout à l’inverse, nous considérons la règle particulières. Cette attitude appelle à l’examen
comme un accomplissement pratique et son des méthodes utilisées par les gens engagés
autorité comme une modalité procédant de dans une activité qu’ils identifient comme
l’orientation publique des gens vers la force juridique et islamique pour produire
qu’ils lui reconnaissent. La règle ne préexiste localement cette vérité et cette intelligibilité
donc pas à sa pratique et son autorité n’en est leur permettant de coopérer et d’interagir de
pas une qualité intrinsèque. Règle et pratique manière largement ordonnée. Une première
sont, au contraire, indissociables, et c’est de conséquence de cette reformulation est de ne
cette pratique même qu’émerge l’autorité de la pas chercher à décrire l’objet étudié en-dehors
règle. La règle est un accomplissement de ce que les gens identifient comme tel. Dans
pratique et son autorité, une modalité notre cas, l’on peut donc se contenter de dire
contextuelle. En ce sens, dire d’une règle que « le droit islamique est ce à quoi les gens
qu’elle est islamique et, partant, lui reconnaître se réfèrent comme étant du droit islamique »
une autorité spécifique est possible à la seule et s’attacher exclusivement à observer et
condition que cette qualification procède de la décrire comment les gens engagés dans une
pratique contextualisée des gens concernés, pratique législative ou judiciaire conduisent
non des présupposés que l’analyste peut avoir leurs activités et établissent de manière
sur la règle en raison de sa connaissance de la pratique ce qui compte pour eux comme
trajectoire généalogique de cette dernière. Il islamique.
convient donc de reformuler la question. Il Nous avons eu l’occasion d’observer, dans
n’y a, en effet, aucune raison de présumer que plusieurs pays, comment cette référence à la
ce à quoi les gens se réfèrent comme étant du normativité islamique opérait aux niveaux
droit islamique est identique à cet ensemble législatif et judiciaire. Nous évoquerons
de dispositions techniques formant le modèle rapidement nos observations égyptiennes. Au
idéalisé du droit islamique. Il n’y a pas non niveau législatif, nous avons pu remarquer que

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la référence au Coran sembait se suffire à elle- dans le domaine du droit, ni du poids que la
même : les parlementaires ne cherchaient pas tradition scientifique semble vouloir imputer à
de raisons supplémentaires pour expliquer la la référence islamique ni des voies
nécessité de respecter les dispositions du texte exceptionnelles que son expression est
sacré. Le respect apparaissait comme une fin présumée suivre. En d’autres termes, la
en soi. On peut envisager deux motifs à cela. référence explicite à l’autorité de l’islam est
Le premier est que, quoique l’on puisse occasionnelle. Cette référence est, de plus,
penser, la sharîca est, du fait même du droit toujours médiatisée par le recours aux sources
positif – l’article 2 de la constitution de 1971 premières du droit positif égyptien
tel qu’amendé en 1980 –, la source principale d’aujourd’hui : la loi et la jurisprudence. Elle
de la législation. Cette disposition oblige le s’inscrit donc dans la banalité et la routine de
législateur à veiller à la pertinence coranique l’accomplissement pratique de l’activité du
des lois comme à s’orienter vers l’« audience » juge qui consiste, avant toute autre chose, à
spécialisée qui aura, éventuellement, à en qualifier juridiquement des faits qui lui sont
juger, c’est-à-dire à se prémunir contre un soumis. Ce faisant, le juge s’attache sans doute
arrêt en inconstitutionnalité de la Haute Cour plus à manifester sa capacité à juger
constitutionnelle. Le deuxième motif est que, correctement, selon les standards de la
depuis les années quatre-vingt, le langage profession, les contraintes formelles qui
politique et, plus largement, le langage normal s’appliquent à son exercice, les sources
de la sphère publique égyptienne sont juridiques sur lesquelles elle s’appuie et les
religieux, tendus vers la promotion de la normes du travail interprétatif qu’elle
réislamisation de la société. L’islam, sinon suppose, qu’à réitérer le primat islamique du
l’islamisme, est ainsi devenu le langage qui droit qu’il met en œuvre. Il ne fait pas de
convient à toutes les situations, et surtout à doute que, si on interrogeait ledit juge, il ne
celles qui visent la plus large audience, celle manquerait pas de souligner la conformité de
qui est d’emblée catégorisée comme son activité et du droit qu’il applique à la
« musulmane » et « pieuse ». Le paradoxe de norme religieuse islamique, mais cette
cette omniprésence de la référence à l’autorité position relèverait de la justification plus que
coranique est qu’elle n’entraîne pas du principe d’action. Dans le cours de son
d’omnipotence. C’est ainsi qu’elle peut se travail, le juge ne semble pas s’orienter
rapporter à des positions normatives massivement vers la nécessité d’évaluer le
singulièrement différentes ; c’est ainsi, prédicat islamique de toute chose, même dans
également, qu’elle est soumise à des le domaine du droit où la généalogie islamique
limitations qui en déterminent drastiquement des règles semble la plus manifeste.
la portée. On peut se référer au Coran pour Faut-il en conclure à la dilution du droit
défendre telle ou telle disposition ou pour s’y islamique dans l’ordre constitutionnel
opposer, mais ce n’est pas le Coran qui moderne ou à la positivisation de la règle
détermine l’acceptabilité législative du texte. juridique islamique en matière de statut
Ce qui apparaît ici, c’est que la norme personnel ? Conformément à ce que nous
islamique n’acquiert son autorité que dans le énoncions, nous nous demandons si, au lieu
corset de la procédure parlementaire, avec de chercher à savoir de quel point de vue il
entres autres, ses règles de parole, de vote et faut se placer pour pouvoir évaluer l’autorité
de majorité. La pertinence coranique peut de la règle islamique, il ne convient pas
imposer la rhétorique des débats, mais elle davantage d’observer, en contexte, comment
s’avère insuffisante pour en déterminer l’issue. les députés et les magistrats élaborent et
Au niveau judiciaire, en Egypte toujours, mettent en œuvre les règles, s’attachent à les
nous avons pu observer qu’à l’endroit même référencer à des sources faisant autorité dans
où elle est supposée massive et écrasante, à l’exercice de leur travail législatif ou judiciaire
savoir le droit du statut personnel, la référence et les inscrivent dans le cours ordinaire du
à la charia est loin d’apparaître travail parlementaire et dans la séquence
systématiquement. Cette question ne procède, routinière du travail de juge. Il ne s’agit plus,

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alors, de s’interroger, à partir d’une assemblée juridiques dans le contexte des sociétés
législative ou d’une cour de justice, sur le retenues (von Benda-Beckmann, Bonte,
concept de droit islamique, mais bien de Kanafani-Zahar, Turner), ou enfin de
décrire les modes de formulation, d’usage et proposer à partir de terrains circonscrits des
de référence à la règle de droit et la descriptions ethnographiques à même de
production toujours située et ponctuelle de rendre compte de l’exercice du droit en
son autorité, y compris quand celle-ci est contexte (Ben Hounet, Vincent Grosso,
présentée comme islamique. Voorhoeve), les contributions ici rassemblées
Chacune à sa manière, les communications soulignent ce que l’anthropologie du droit
dont les textes sont ici rassemblés, ont dans les sociétés en tout ou partie
contribué à alimenter ce glissement musulmanes doit encore accomplir pour
paradigmatique à l’origine de la rencontre : prendre le droit au sérieux, dans les multiples
passer d’une anthropologie du droit islamique contextes où il opère. Elles en esquissent
ou musulman à une anthropologie du droit également certaines pistes à poursuivre…
dans le contexte des sociétés en tout ou partie Ces rencontres ont également bénéficié
musulmanes. Qu’il s’agisse de discuter et de des interventions d’Elisabeth Claverie, Alice
définir les cadres théoriques propices à Wilson, Barbara Casciarri, Hassan Rachik,
l’appréhension des phénomènes juridiques Jean-Philippe Bras, John Bowen, Joern
(Mouaqit) ou encore de mettre en exergue les Thielmann, Jeff A. Redding, François Ireton.
complexités et les imbrications des sources Nous les en remercions.

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Positivisme Vs « Fiqhisme »
Analyse dynamique d’un système juridique
et normatif « composite »
Mohammed MOUAQIT
Professeur de science politique
Faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales, Aïn Chok, Casablanca

Qu’il faille, pour se déprendre du prisme l’endogène, la dualité « exogène/endogène »


d’une exceptionnalité culturelle islamique, perd de son acuité et le problème tend à se
passer, dans le domaine du juridique et du poser moins en termes d’acculturation qu’en
normatif, d’une « anthropologie du droit termes d’imbrication entre des formes ou des
musulman » à une « anthropologie du droit logiques juridiques et normatives endogènes.
dans le monde musulman » est révélateur Cette réalité de l’imbrication de formes
d’une exigence qui n’est pas seulement de ou de logiques juridiques et normatives
l’ordre d’une inscription dans un champ différentes me semble constituer une
disciplinaire, mais qui est également dictée par dimension importante de l’anthropologie
la réalité objective, dans sa constitution juridique du monde musulman. Elle
phénoménologique. Cela était vrai déjà de la détermine la signification qui s’attache au
réalité juridique et normative du monde qualificatif « composite » ; celui-ci ayant été
musulman par le passé, car si elle est employé par Paul Pascon à propos de la
« musulmane » en tant que correspondant à réalité juridique au Maroc, mais convenant
une aire géoculturelle dominée politiquement tout à fait à la description d’autres réalités
par un gouvernement musulman, elle n’est juridiques et normatives dans le monde
pas nécessairement « islamique », c’est-à-dire musulman. Seulement, l’anthropologie
correspondant à un contenu directement ou juridique qui procède de l’identification de la
exclusivement puisé dans la Révélation réalité juridique comme « composite » s’en
islamique. Cela est encore plus vrai de la tient à une « statique » du pluralisme juridique
réalité juridique et normative dans le monde qui cherche, à rebours du formalisme et du
musulman contemporain, dans la mesure où dogmatisme des juristes, à mettre en exergue
elle est « composite » et, par conséquent, ne se d’autres types de normativité que celle que
laisse plus appréhender en dehors d’une produit l’Etat. La perspective anthropologique
imbrication entre différents registres de du pluralisme juridique ou normatif ne peut
normativité. cependant ignorer ou faire abstraction de la
La différence entre ces registres est perspective politologique pour laquelle l’Etat,
fondamentalement articulée autour d’un droit qui se constitue comme un monopole de la
rattaché à une expérience géographique, violence légitime, s’organise tout aussi
historique et culturelle occidentale et un formellement comme un monopole de la
« droit » relié à une expérience (géographique, production normative. L’anthropologue du
historique et culturelle) « musulmane ». Cette Droit, qui accepte généralement l’idée que
différence renvoie au problème de l’Etat est le détenteur du monopole de la
l’acculturation induit par la relation entre violence légitime, n’accepte pas que l’Etat soit
l’exogène et l’endogène. Cependant, dans la le détenteur légitime de la production
mesure où l’exogène est, par la force du temps normative et cherche au contraire à établir à la
et d’une acculturation qui a produit largement fois l’indépendance de la réalité normative par
ses effets de réalité, suffisamment intégré à rapport à celle de l’Etat et la réalité d’un

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pluralisme normatif qui persiste dans un cadre s’intégrer dans l’autre, de recomposition qui
étatique. En fait, le positivisme juridique n’est conduit à une normativité où les deux
pas totalement exclusif d’autres types de registres peuvent se combiner à un degré ou à
normativité, il tend seulement à en restreindre un autre. L’imbrication dont découle cette
la variété (la coutume et la doctrine sont dynamique de composition, de décomposition
presque les seules à être reconnues comme et de recomposition engendre des effets de
« sources » du droit). L’anthropologue sens et de signification qui sont liés à des
juridique ne peut cependant faire fi du fait que usages et à des appropriations des droits, mais
le positivisme juridique procède de/et se qui ne sont également pas voulus ou assumés
confond avec/la domination étatique. Si le par les acteurs individuels ou collectifs, qui
« déterminisme normatif » de l’Etat ne découlent plutôt d’un agencement objectif de
s’exerce pas toujours à l’égard des différentes composantes de la réalité juridique
normativités parallèles ou « autonomes » ou et normative. Une telle perspective implique
« segmentaires » pour les relativiser, ou encore que celui qui fait de l’anthropologie juridique
ne s’instaure pas (ou ne peut s’instaurer) soit autant anthropologue que juriste.
comme une négation pure et simple de leur Je voudrais illustrer cette perspective par
réalité, il affecte néanmoins ces normativités le cas du Maroc. Le caractère composite du
d’une potentialité de dé légitimation ou de système et de la réalité juridique et
syncrétisme ou encore d’une capacité réelle de l’imbrication qui s’ensuit entre positivisme et
neutralisation s’il le veut ou s’il le peut. fiqhisme donne à voir les effets de
Comme la réalité juridique dans le monde composition, de recomposition et de
musulman en général, et au Maroc en décomposition dans la détermination étatique
particulier, est faite aussi et surtout d’une du système juridique et normatif, dans la
imbrication de formes et de logiques subjectivité de son usage et de son
juridiques et normatives ; comme de cette interprétation par les acteurs juridiques, dans
imbrication découlent des effets de conflit, de l’objectivité de ses effets de combinaison de
paradoxe et de syncrétisme, une perspective ses constituants normatifs.
anthropologique ou de type anthropologique 1- La manière dont l’Etat au Maroc
devrait rendre compte de cette réalité aménage l’ordre juridique et normatif
juridique et normative « composite » qui ne se détermine un certain rapport entre la norme
réduit pas à une « statique » du pluralisme, et positive et la norme de la charia/fiqh. Dans
qui associe à ce caractère « composite » une l’ensemble, l’aménagement se fait au profit du
« dynamique » de la composition, de la positivisme juridique. La normativité de la
recomposition et de la décomposition. charia/fiqh est positivée, et donc formellement
La dynamique qu’induit le caractère sécularisée et désacralisée. D’une part, elle se
composite de la réalité juridique et normative trouve intégrée formellement au dispositif
dans le monde musulman est institutionnel et constitutionnel de
fondamentalement faite autour de hiérarchisation des normes et de répartition
l’articulation entre « positivisme » et des compétences. D’autre part, la normativité
« fiqhisme ». Le positivisme relève d’une axiologique de la charia/fiqh ne s’exerce plus
normativité « autonome », c’est-à-dire formellement en tant que source directe
produite par et pour des humains, tandis que religieuse. Le malikisme n’a pas valeur de
le fiqhisme relève d’une normativité madhhab d’Etat et n’est établi comme source
« hétéronome », c’est-à-dire produite par Dieu normative qu’à un niveau infra-
ou sur la base de Dieu pour les humains. Le constitutionnel et seulement comme une
rapport entre ces deux registres de source supplétive applicable, dans le
normativité se traduit par une dynamique de contentieux relatif au statut personnel, en
composition qui fait relever les domaines de l’absence d’une disposition codifiée.
normativité de l’un ou de l’autre de ces deux La normativité de la charia/fiqh est aussi
registres, de décomposition qui amène un fonction du type de configuration théologico-
registre de normativité à se dissoudre ou à politique. Au Maroc, comme la symbolique de

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la « Commanderie islamique » est forte dans la conduire à la « positivisation » du fiqh, c’est-à-


configuration institutionnelle de l’Etat, la dire à l’intégration de la législation du fiqh
normativité de la charia est moins dans le moule rationnel du droit positif, avec
déterminante dans l’ordre juridico-politique, ce que cela implique, notamment la
comme si la force de la première compensait relativisation des dispositions fiqhistes par les
la faiblesse de la seconde. autres dispositions du droit positif et la
2- La manière dont l’Etat aménage hiérarchie des règles qui le structure
l’ordre juridique interne crée ensuite les (Constitution ; droit international…). En fait,
conditions d’une imbrication entre la norme le juge officiant dans le cadre de ce
positive et la norme du fiqh/charia. Le rapport contentieux finit, au bout de plusieurs années
entre les deux types de norme variera en d’exercice dans ce domaine, par acquérir un
fonction de la prédominance que les acteurs profil hybride de juge moderne positiviste en
juridiques conféreront à l’un des deux types. même temps que de « juge-faqîh ».
La tendance la plus significative est La « fiqhisation » du juge positiviste se
celle, dans la « doctrine » juridique, qui manifeste par exemple par la sur-motivation
subordonne la norme du fiqh à la positivité de de ses jugements, par le recours à des
l’ordre juridique. Le domaine juridique du références fiqhistes là où l’énoncé de la loi est
statut personnel a été le principal lieu autosuffisant. Elle se manifeste aussi par la
d’illustration de cette tendance. La « rationalité » qui caractérise le
subordination du fiqh à la positivité de l’ordre fonctionnement intellectuel du juge. En sens
juridique est le corollaire de l’intégration du inverse, la positivisation du fiqh à travers le
domaine du statut personnel dans juge est aussi un fait avéré. Cela se traduit, sur
l’enseignement académique des facultés de le plan de l’opinion judiciaire, par une
Droit et dans la compétence des juristes pusillanimité du juge dans l’exercice de son
marocains formés à l’école occidentale du pouvoir d’interprétation. Cette
Droit (on citera à cet égard les noms de « pusillanimité » du juge fait contraste avec la
Khamilichi, My R’chid, Farida Bennani…). « créativité », parfois « progressiste », du fiqh,
L’opinion judiciaire, à travers et s’il arrive que le juge se fasse
l’interprétation de la loi, est également le lieu « progressiste » et féministe, c’est plutôt via le
où se donne à voir cette imbrication entre fiqhisme. Le principe jurisprudentiel du « kad
positivisme et fiqhisme. En entrant en rapport wa sicâya » (qui reconnaît à l’épouse divorcée
avec une culture juridique positiviste, la ou dont le mari est décédé le droit au partage
culture « fiqhiste », à travers le juge, entre dans des biens conjugaux) est un principe de la
une relation dialectique de conflit ou de raison fiqhiste. Le juge positiviste n’a pas à
composition. L’évolution du système son compte, dans le droit de la famille et du
juridique marocain vers un modèle de type statut personnel, une créativité
positiviste est allée initialement, au moins en jurisprudentielle à la mesure de celle que le
principe, dans le sens de la restriction de la fiqh a pu favoriser par le principe de « kad wa
culture juridique fiqhiste. Le juge marocain sicâya ».
participe de cette évolution. Il est de statut et 3- La manière dont l’Etat aménage
de rôle « moderne », c’est-à-dire positiviste. l’ordre juridique interne crée enfin des effets
Ce n’est que de manière secondaire et au de sens qui sont liés à la combinaison
travers particulièrement de l’enseignement objective entre plusieurs constituants et
dans les facultés de Droit de la matière du logiques des données juridiques et normatives.
« statut personnel » et de quelques autres La démarche anthropologique ou de type
disciplines que la culture fiqhiste lui est anthropologique peut être confrontée en effet
transmise. à une situation où la signification de la réalité
Cette culture fiqhiste, parce que se détermine indépendamment des acteurs et
superficielle, devrait normalement se fondre de ce qu’ils veulent. Une telle situation peut
dans une culture juridique positiviste, également et en même temps illustrer le fait
s’affaiblir au profit de cette dernière et que cette signification peut émerger dans la

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

conscience des acteurs sans qu’ils se rendent combinaison de ses éléments sans que les
compte qu’elle existe comme effet d’une acteurs soient prêts à l’admettre
réalité donnée et de la combinaison de ses subjectivement. La monarchie marocaine et
constituants. Le sens qui découle de cette les marocains ne sont pas disposés
situation peut faire songer à celui que Lévi- subjectivement à accepter que les citoyens
strauss à propos du rapport entre les mythes, juifs soient intégrés au cérémonial de la bayca,
sans que cette signification soit une alors que par l’effet de combinaison entre la
interprétation de l’anthropologue, mais bayca, la nationalité et le principe d’allégeance
seulement l’effet de mythes qui « se parlent perpétuelle, ils s’y trouvent déjà intégrés. Mais
entre eux ». La détermination du sens Lévi- si la monarchie marocaine et les citoyens
straussien des mythes est cependant le résultat marocains musulmans ne sont pas encore
d’une démarche structuraliste qui entend se prêts à agréer cette évolution, cela n’est pas le
passer du sujet dans l’opération d’analyse des cas des citoyens marocains juifs. Une
mythes, tandis que la détermination de la déclaration d’un représentant de la
signification de la réalité que je vise ne communauté juive marocaine est allée
procède pas d’une intention méthodologique récemment dans ce sens 1 , le titre de
de se passer du sujet, mais seulement d’une « Commandeur des croyants » ayant été
réalité dont les éléments combinés produisent interprété comme s’étendant aux croyants
un effet de sens non assumé par les acteurs. juifs marocains. Mais en faisant cette
Dans la mesure où la constitution interprétation, ce représentant de la
juridico-politique et institutionnelle de l’Etat communauté juive marocaine est loin de
au Maroc combine une double logique, une soupçonner que l’évolution du système
logique constitutionnaliste et une logique juridico-politique marocain a déjà réalisé
fiqhiste, la symbolique traditionnelle du partiellement cette intégration sans que le
pouvoir politique s’en trouve subrepticement pouvoir politique lui-même en soit conscient.
affectée, et avec elle la logique fiqhiste. Si la
bayca continue toujours de revêtir la
signification religieuse de lien d’obéissance
entre le « commandeur des croyants » et les
« croyants musulmans », il s’avère qu’elle est
aussi utilisée comme fondement du principe
d’allégeance perpétuelle qui a pour
conséquence le droit perpétuel de
souveraineté de la monarchie marocaine sur
tous ses sujets nationaux. Le principe
d’allégeance a pour conséquence la
« nationalité perpétuelle » du marocain
d’origine qui n’a pas renoncé explicitement à
sa nationalité ou dont la renonciation, par
l’acquisition volontaire d’une nationalité
étrangère, n’a pas été ratifiée par décret.
L’application de ce principe à tous les sujets
nationaux a pour effet que la bayca, qui est au
fondement de ce principe, est étendue dans
ses conséquences au-delà des seuls sujets
musulmans tout en excluant dans son
principe les sujets non-musulmans puisque la
bayca continue à ne s’appliquer qu’aux rapports
du « Commandeur des croyants » aux sujets
marocains musulmans. On a là une situation
où la réalité fait sens par les effets de la 1 Voir Al-massae, quotidien en arabe, vendredi 24
octobre 2008, n°652.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Islamic law in many arenas :


Struggles for recognition and dominance
Franz and Keebet von Benda-Beckmann
Professors, Social Anthropology
MPI for Social Anthropology, Halle, Germany

Islamic law exists nowhere in also define spheres of validity for specific
isolation. It is characteristically embedded in fields of social organisation such as village
encompassing webs of diverse normative constitution, kinship, property and
orders and institutions. Studying the inheritance, marriage affairs, banking, or
significance of Islamic law therefore requires public order. These legal constructions of
positioning it in relation to other normative spheres of validity from the perspective of
orders. Constellations of legal and state law have been called “weak legal
institutional pluralism of which Islamic law is pluralism” and treated as a variant of legal
a part vary widely. Indonesia, the state with centralism as the respective non-state legal
the largest Muslim population worldwide, orders are recognised as law by state law. But
provides interesting counterpoints to the as we have mentioned elsewhere, other legal
history of Islamic law in Arab and Middle orders such as Islamic law and adat laws may
Eastern states. It has a rich history in which have their own normative constructions of
the relationships between Islamic law and the respective spheres of validity. All such
other legal orders have been shaped. Already normative constructions of legal pluralism are,
in pre-colonial times, Islamic law entered into of course, legal, and as such elements in
different relations with local ethnic legal (strong) legal pluralism. Secondly, we can
orders, usually summarized as adat laws. With observe (a different set of) relationships
the coming of a colonial state legal order, the between legal orders in the social practices in
relationships have become more complex. which different legal repertoires are used,
The relationships between the bodies of law which provides information about the relative
are generated and maintained through a social significance of these differential uses in
variety of social processes in “many rooms”, different social arenas. Examples would be
to echo Galanter (1981). the actual use made of the systems in property
When speaking about these and inheritance affairs, in marriage and
“relationships”, we mean two different kinds divorce, disputing processes in villages and
of relations. In the first place, we mean different kinds of state courts, in the
socially constructed schemes about how the establishment of institutions and in processes
different co-existing normative universes of rule making and regulation.
relate to each other; normative constructs In all these processes, legal repertoires
expressed in political and ideological may be sharply distinguished and applied as
statements about complementarity, distinct legal forms with their distinct legal
equivalence or superiority of the different substance and logic. But they may also be
orders. They may also be found in legal combined in one and the same social process,
demarcations of the orders’ respective spheres decision, institution or regulation, leading to
of validity. These constructs are usually hybrid legal forms that combine elements of
elaborated in social processes in different Islamic law with elements of state law or adat.
political, legislative and educational arenas, In the course of time, such hybrids may
but they can also be stated in decision making themselves become institutionalized as more
processes in courts or other forums. They or less stable legal versions and be attributed
may serve to express the relationship at the to one particular legal system. As a result of
all-inclusive level between systems, but may such processes, the reception of Islamic law in

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Indonesia has been a complex process in Minangkabau adat


which “Islamic law” or “the sharîca” has been The Minangkabau population lived
pluralized. Islamic concepts and rules may traditionally in nagari, polities with
obtain local interpretations that differ in considerable political autonomy. The nagari
important ways from the interpretation of were associations of matriclans (suku)
official Islamic jurisprudence. Rather than consisting of one or more matrilineages
dismissing local interpretations as mere within a territory. The core of Minangkabau
misunderstandings, understanding the social social organisation was the adat pusako, the
working of Islamic law therefore requires a adat of matrilineal heritage. It is mostly
careful analysis of the various interpretations assumed that the word adat came to
as they are generated and put to use in a Indonesia with Islam and the Arabic language.
variety of arenas and of the different In the doctrines of Islamic law, adat means
relationships with other legal orderings. customary law or customs that can be
In this paper we deal with these issues accepted as law in sharîca terms. But in most
in West Sumatra, the homeland of the Islamic and non-Islamic regions, the term adat
Minangkabau. The Minangkabau have a has long become indigenised as the general
particularly interesting constellation because concept that encompasses culture, law,
of the striking contradictions between Islam morality, etiquette and customs. When we talk
and the Minangkabau adat of matrilineal about adat law, we mean the legal elements of
heritage that structures social, economic and adat. It regulated kinship, group affiliation,
political organisation. We shall focus on inheritance of property and succession to
intergenerational transmission of property as office within the nagari, procedures for
one of the crucial issues around which the decision making and sanctions.
relationships between the three major In the Minangkabau property system,
normative systems over the past two centuries the socially and economically most important
have been crafted. The issue is of particular category was pusako, inherited lineage
interest for two reasons. In the first place it property. Pusako comprised both intangible
reveals the problems arising from values such as the title of the lineage elders as
fundamentally different legal logics underlying well the tangible property, which included
the relevant regulations of the normative irrigated rice land, family houses, and family
orders, which actors have to grapple with, (gold) jewellery. This lineage property-people
whether they are farmers, elders, politicians, complex was regarded as a constituent unit in
judges or legislators. Secondly, the issue is the economic and political organisation of
important because it demonstrates clearly that Minangkabau villages. In adat law and
the relationships are made in different arenas, philosophy, the property and lineage
in which actors struggle with incompatibilities members were ‘one’. Permanent alienation of
but finding different modes out of the inherited property was not allowed because
dilemmas posed by the plural legal order. We this property served as the material basis for
look at political arenas, at civil and religious the continuity of the descent groups.
courts, and at inheritance practices of the However, under narrowly defined conditions
population and show that these arenas a temporary transfer of lineage property was
undergo quite diverse dynamics. In the last possible, e.g. for the installation of a lineage
part of the full paper we present a court case head, the marriage of a female lineage
in a Religious Court dealing with an member, the restoration of the lineage house
inheritance and a donation. This example and burials. Under certain circumstances, a
allows for an understanding of the attempts to part of pusako property could be transferred
negotiate a way among the competing legal from a father’s lineage (the bako) to the
logics, and for discussion of some of the children of a father (their anak pisang).
tensions and confusion that have emerged Property rights to use and exploit parts of the
among the judiciary. pusako complex were allocated and distributed
in a number of ways. The most important

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

mechanism was the distribution of the of the wider context of triangular relations
exclusive rights to use specified parts of the with the state authorities and state law. But as
common lineage property to sub-lineages of a the colonial and post-colonial state never
woman and her descendants. Male and female directly intervened into the regulation of
members could be allotted a portion of pusako inheritance, the most visible and dynamic
to be brought into marriage. If a sub-lineage developments during the colonial period
became extinct, that is, when there were no occurred in the relation between Islam and
female descendants to continue the descent adat and adat authority.
line, its property would revert to the lineage to With the coming of Islam, the Arabic
be distributed among the remaining sub- language made its entrance in the 16th century,
lineages. In principle, the pusako holding with the effect that many Arab words which
lineage was continuous, its property had a specific meaning under Islamic law were
indivisible, and all rights to exploit pusako adopted into Minangkabau language. These
were temporary. Should a panghulu headed terms also expressed a new model of social,
lineage grow too large, it could be split. The political and economic organisation, and by
pusako would then be divided and the younger doing so, the introduction of Islam and
branch would be given an own titled lineage Islamic law created an emerging legal
head. Group and property division regularly pluralism within the region. Rather than
led to serious conflicts between the sub- adopting Islamic institutions wholesale, these
lineages. If a whole lineage died out, its heirs were largely “adatised” and came to denote
would be the most closely related lineages of adat institutions. Concepts like hak and milik
the same clan. became subject to the principles of pusako and
The other important category was pancaharian. The warith, denoting the Koranic
self-acquired property (harato pancaharian), i.e., heirs, in adat became the warih (waris), the
property acquired through the cultivation of matrilineal heirs. Hibah, donation, became the
new land, (temporary) gifts, or through concept for donations in adat, often also
financial transactions and trade. It was called hibah-wasiyat. In adat, hibah was mainly a
destined to become inherited property. The donation propter mortem by which fathers
lineage members as future heirs had to transferred part of their property to their
consent to any transfer which threatened their children. It was not a contract as in Islamic
future inheritance. Men also made last will law, and in contrast with Islamic law it was
declarations (umanat) with the intent to give also revocable.
part of their property to their children. Before the late 18th century, Islam and
Permanent alienations required the consent of the sharîca had not changed the social and
all adult lineage members. political organisation of the nagari
substantially. Islamic offices of chatib and malin
Contested inheritance law were incorporated into the matrilineal clan
Inheritance has been the focal point at organisation. Succession to these offices was
which the relation between adat and Islam according to matrilineal principles. After the
was given shape, both in the discursive early 19th century civil war and colonisation,
construction of “the relation” as well as in the the relationship became more strained. The
social processes of defining and managing first battles were fought to widen men’s
property and inheritance rights. It largely autonomy to dispose of their self-acquired
served as a pars pro toto for the general political property, most notably to give it to their
and ideological relationship between adat and children by gift or testamentary disposition
Islam, for kinship, familial authority, control without the consent of their matrilineal heirs.
over property and political offices. And while These gifts were originally called “pemberian”
inheritance remained the most contested but the notion of hibah increasingly replaced
issue, it became by the same token the issue the older term. It also became more common
about which harmony and agreement had to to use the Islamic term of wasiyat instead of
be achieved. This relationship was always part the adat term (umanat) for a will, while keeping

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

to the adat regulations of wills. While in the changed Minangkabau adat law, self-acquired
19th century, hibah was only used in property was inherited “by the children”.
connection with self-acquired property, it was At the national level, debates about
gradually also used for gifts of pusako property the introduction of religious courts led to the
by a man’s lineage to his children. Transfers establishment of religious courts which were
could be made for the lifetime of the children to apply Islamic law to matrimonial matters
or for their lineage segment in continuity. In and inheritance and gifts “if these subjects
all events it required the consent of the are, according to the living law to be decided
matrilineal relatives of the giver. according to Islamic law”. Until the end of
In the course of time a compromise the 1980s, there was widespread consensus
was formulated in the provincial political within West Sumatra among judges,
arena between Islamic scholars and Adat administrators, and the general population,
leaders. In 1930, the ulama of the old school that inheritance disputes were mainly a matter
issued a fatwa stating that pusako lineage for the civil courts. The Religious Judicature
property should be inherited according to Act (1989-7) broadened the Religious Courts’
adat and the self-acquired property according jurisdiction to explicitly include inheritance.
to Islam (Abdullah 1985: 143). This would Religious courts were to apply Islamic law,
become known as the “inheritance while civil courts would continue to apply
consensus” to which political discourse would adat. However, the judiciary in West Sumatra
consistently refer in the decades to come, interpreted the law as providing disputants
even if the practice in courts and inheritance freedom of choice. They could either bring
practice was different. In day to day their inheritance disputes to the civil court or
inheritance practices and also in the courts, to the religious court. In practice, disputants
scope for devolution to a man’s children continued to bring their inheritance disputes
gradually broadened within the realm of adat exclusively to the state civil courts. Thus, in
law. The Dutch colonial courts continued to inheritance practice, both disputed and not
validate those adat rules which required the disputed, the rules of inheritance of faraidh
consent of the matrilineal heirs for donations were hardly ever applied.
to children. Men increasingly conferred At the provincial political level, the
property upon their children by means of topic of the proper inheritance law became a
hibah which was considered an adat concept, a prominent issue again. The inheritance
gift made a person to take place after his or consensus – adat for lineage property, faraidh
her death that is revocable during the lifetime for self-acquired property – was restated at
of the giver. Legal officials in the two major province wide meetings of local
administration and colonial courts leaders in 1952 and 1968. In inheritance
consistently considered matters of intestate practices and courts, however, the situation
inheritance, donations and testaments as was quite different. Hibah of pusako was only
falling under adat law. The adat law itself, in possible according to adat law with the
particular the extent to which Minangkabau consent of the lineage or, in case the lineage
men could dispose of pancaharian property to was extinct, without consent of matrilineal
their children, however, was in flux. This issue relatives. However, transferring self-acquired
was only unequivocally answered by the property by hibah without consent of a man’s
landmark case in 1930, in which the highest matrilineal was kin no longer contested.
colonial court stated that a father could also Increasingly, self-acquired property was also
give away (by testament) his self-acquired inherited within a man’s conjugal family “by
property before his death without his his children” without a will. But if a man left
matrilineal relatives’ consent. Intestate no children, the normal matrilineal principles
inheritance of pancaharian, however, remained would take over again.
subject to matrilineal inheritance principles. To further strengthen Islamic law, the
This was only changed in the 1960, when the central government issued a “Compilation of
Supreme Court ruled that according to the Islamic law” in 1991, a set of guidelines for

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

interpreting and applying Islamic laws in the logics of adat and Islam clash. It creates much
religious courts. The Compilation did not confusion and uncertainty not only among
follow Islamic law in all details and contained disputing parties but also among the courts.
substantial adjustments to Indonesian notions The dispute about the inheritance of Datuk
of family law and inheritance. For example, Batuah (reported in the full paper) shows the
the rules of hibah differ both from the learned complications resulting from the different
fiqh interpretations of inheritance law and logics implied in Islamic and adat regulations
from the adat regulations pertaining to hibah. concerning inheritance and gift giving. This is
The Compilation posed an additional quite an extraordinary case. Here we have a
potential source of conflict. On the one hand civil court of appeal that does not follow the
it follows the general adat view that hibah is civil court in first instance but refers the case
part of the set of regulations pertaining to to the religious court. Instead of defining it as
inheritance. This deviates from Islamic a dispute about lineage property for which it
jurisprudence in which gift giving is not part clearly had competence, it declares it to be
of the inheritance complex. Yet the about hibah that falls within the jurisdiction of
Compilation explicitly limits the amount that the religious court. On the other hand we
may be given by way of hibah to one third of have a religious court that accepts the case as
the estate, which would be the limit that falling within its competence, but declares
Islamic law imposes on testaments but not on adat law to be applicable because it concerns
hibah. Thus it applies a rule taken from pusako and the validity of a hibah-donation
inheritance law to gift giving which does not understood in its adat sense, and not in the
make sense in the logic of Islamic sense of Islamic law.
jurisprudence, but fits the Indonesian – and *
Minangkabau – logic of inheritance. However, In short, practices of intergenerational
since the civil courts did not refer to the transmission of property occurred at a
Compilation, this regulation had no impact on different pace from changes in the normative
the outcome of disputes during the last constructions in courts, in political arenas of
decade of the Suharto era. Civil Courts the national legislators. While compromises
continued treating cases involving hibah as and an ideology of harmony and mutual
adat cases and religious courts would pass on compatibility are possible at an abstract level
such cases to the civil courts. The few of political negotiation, the implications of the
inheritance cases that religious courts different logics underlying the legal orders
accepted were declaratory cases in which a only surface in the nitty-gritty details of
person asked to be confirmed as the heir to a disputing processes in which people argue
deceased person. It was only during the 1990s about concrete valuables.
that religious courts started to handle
substantive inheritance cases, but this
amounted to no more than a handful of
disputes for the whole province. The majority
of substantive inheritance cases were decided
by civil courts. Changes in jurisdiction had
hardly affected court practice. Litigation rates
for inheritance cases had remained remarkably
stable over a period of 25 years.

Competing logics
The fact that conflicts concerning
hibah donations were seen as regarding both
Islamic law and adat, especially if the land
under dispute had (alleged) pusako status has
important implications. In such situations the

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Droit musulman, droit coutumier, droit tribal dans les sociétés


ouest-sahariennes
Pierre Bonte
Directeur de recherche émérite au CNRS
Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France, Paris

Les observations qui suivent ne mise par écrit en fait dans de nombreux kanûn
relèvent pas des analyses d’un spécialiste du –, ou encore traditions islamiques et traditions
droit mais procèdent d’une recherche de préislamiques se perpétuant après
terrain sur une région du trab al-baydân ouest- l’islamisation des mondes berbères ou
saharien, l’Adrar (Bonte, 2008). Dans une sudarabiques (Chelhod, 1985, au Yémen
perspective anthropologique, cette recherche s’appuyant sur le terme taghûb, « idoles »
sur une société tribale arabophone, pastorale désignant le droit coutumier).
et nomade, m’a conduit à une réflexion plus L’opposition entre fiqh et curf est
large, aux ambitions comparatives, sur les souvent conçue comme résultant de
formations tribales dans le monde arabo- l’émergence de jurisprudences distinctes au
musulman (L’Homme, 1987 ; Bonte et al., niveau étatique et au niveau local. Le droit
1991 ; Bonte, 1994 ; Bonte et al., 2001 ; Ben coutumier est alors associé aux organisations
Hounet et Bonte, 2010). C’est dans ce cadre villageoises, tribales, corporatistes, etc. On
que j’ai été amené à faire le constat de la parle ainsi, de manière équivalente par rapport
distinction qu’établissent, en ce qui concerne au droit coutumier, d’un « droit tribal », en
la jurisprudence (fiqh), aussi bien les juristes particulier dans une tradition anthropologique
que les anthropologues, entre le « droit britannique qui donne une large extension au
musulman » se référant à la Loi religieuse terme « tribu » comme mode d’organisation
(sharîca), s’appuyant sur le Coran et la Sunna des sociétés « sans État », ces sociétés tribales
prophétique, et le « droit coutumier » (curf ou partageant des valeurs afférentes
c
âda). Cette distinction révèle immédiatement (« égalitarisme », « anarchie organisée »,
sa complexité si on note que le curf est « équilibre »/balance, arbitrage, etc.). On
considéré comme une des composantes, et parlera alors de « droit tribal » dans des
même la source du fiqh : « les sentences du fiqh sociétés qui ne sont que partiellement
se fondent sur le curf » note ainsi al-Suyûti. De (Palestine) ou pas du tout organisées en
manière plus pragmatique, les populations « tribus », et qui n’appartiennent pas au
tribales ouest-sahariennes, suivant monde arabo-musulman.
exclusivement l’école sunnite malékite (à Dans une perspective assez
laquelle une des meilleures introductions reste comparable, des auteurs considèrent que le
Schacht, 1999), considèrent que « la coutume droit coutumier, ou tribal, recouvre des
est respectée tant qu’elle ne s’oppose pas à la domaines particuliers de la jurisprudence, plus
loi religieuse ». particulièrement les comportements,
Les règles principielles sur lesquelles sanctionnés par la communauté, d’atteintes
fonder la distinction entre règles religieuse et aux personnes, à l’honneur et aux biens,
coutumière apparaissent singulièrement incluant les modalités de règlement des
brouillées et se réfèrent à des logiques conflits, pourtant fortement codifiées dans le
diverses selon les auteurs. De manière un peu fiqh « classique ».
trop simple peut-être, elles opposent ainsi On notera que, dans cette perspective
transmission écrite et orale – mais le fiqh peut comme dans la précédente, le « droit
être transmis « auralement », sous une forme coutumier » se voit assigner d’un point de vue
versifiée dans l’Ouest-saharien, et la coutume, extérieur un champ d’application spécifique,

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

le phénomène étant particulièrement clair dans un « pays d’anarchie », bilâd al-sayba,


dans le contexte colonial. On en voit la expression que l’on trouve déjà chez le célèbre
manifestation déjà dans la législation qadi Belcamash (m. 1695) et dont ils déduisent
ottomane, à l’occasion de la réforme de la d’importantes conséquences dans le domaine
mejelle (1877) et certains auteurs font remonter du droit.
la spécification du droit coutumier à Ibn La pratique juridique locale, dans la
Nujaym (m. en 1563). Une étude historique tradition malékite, souligne l’importance de la
s’imposerait, que je n’ai aucune compétence à coutume et affirme souvent que curf a la même
mener. J’en resterai donc à mes expériences valeur que ijmac, le consensus unanime des
de terrain. Il faut dire quelques mots des docteurs, sans néanmoins distinguer
particularités de celui-ci du point de vue dont clairement le droit coutumier par rapport aux
nous traitons. prescriptions du fiqh en général. Elle considère
Je rappellerai d’abord que le monde en effet assez unanimement que les
tribal ouest-saharien présente une dispositions coutumières relèvent de la
remarquable homogénéité linguistique catégorie camal, c’est-à-dire, dans une tradition
(dialecte arabe hassâniya), culturelle maghrébine, des sentences s’écartant de
(« bédouine »), religieuse (sunnisme malékite) l’opinion dominante en considération des
et sociale, naturellement, dans ses fondements nécessités du temps ou d’utilités temporaires
tribaux, mais une toute aussi notable diversité ou temporelles tombant avec les circonstances
des institutions politiques (tribus qui les ont inspirées. C’est le cas du mode de
« segmentaires », chefferies confédérales, vie nomade qui exclut la purification par l’eau,
émirats) et, par la même occasion, des la prière collective du vendredi, la zakat en
casuistiques juridiques. La problématique de numéraire, etc.), dispositions qui tombent si
formation d’un droit coutumier doit tenir on adopte un mode de vie sédentaire, en
compte de cette homogénéité et de cette particulier dans le monde contemporain
diversité. J’en esquisserai d’abord quelques majoritairement urbain.
traits. Dans le contexte ouest-saharien, la
Les tribus ouest-sahariennes se prise en compte de la coutume s’exprime
répartissent de manière ordonnée (« ordres prioritairement à propos de l’évocation des
émiraux ») ou relative (« rangs » plus ou moins « cas d’espèce » (nawâzil) auxquelles répondent
hégémoniques) selon des hiérarchies les consultations (fatâwâ) des fuqahâ qui
statutaires et/ou politiques, particulièrement apprécieront la compatibilité des solutions
développées au sein des émirats. Elles juridiques avec le fiqh. Au final, se dessine
distinguent alors hassân, « arabes », guerriers, moins un domaine identifié de la coutume
détenteurs du pouvoir émiral, zawâya, (câda) qu’un champ d’interprétations ouvertes,
gestionnaires du sacré et d’une partie des circonstancielles ou non, qui peuvent
activités économiques, et znâga, « protégés », s’inscrire dans le cadre de la revendication de
tributaires des premiers, les uns et les autres l’ijtihâd, l’interprétation élargie plus ou moins
répartis en tribus distinctes. La « gestion du tolérée par le fiqh. Certains docteurs
sacré » (Ould Cheikh, 1985) correspond au musulmans ouest-sahariens la revendiquent
monopole qu’exercent plus ou moins les ouvertement, tel Shaykh Muhammed Almâmi,
zawâya dans le domaine des rituels et des l’auteur du Kitab al-Badiyya (m. 1865).
savoirs islamiques, en particulier dans le De manière générale, comme en
domaine du droit (positions de qadis, de témoigne le titre de cet ouvrage, les réalités
fuqahâ et culamâ). Même là où se développent locales sont fortement affirmées dans le fiqh
de fortes hiérarchies politiques, au profit ouest-saharien (Ould el-Hassene, 1989). Une
généralement mais non exclusivement des étude d’ensemble de la manière dont, en
hassân (chefferies, émirats), les zawâya particulier, les fatâwâ intègrent le fait tribal au
s’accordent majoritairement pour considérer cours des siècles passés a été développée par
qu’il n’existe pas d’autorité politique légitime Yahya ould el-Barra dans sa thèse (2000) où il
du point de vue religieux, que l’on se trouve met en évidence une sorte de « tribalisation »

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

du fiqh. Je suis clairement redevable à l’auteur pratiques, tant légales que coutumières,
(qui a, depuis, édité en arabe un recueil de enrichissent notre conception du droit
plusieurs milliers de fatâwâ) de nombre de mes patrilinéaire musulman comme l’expression
références et je m’appuierai souvent sur ses d’un droit masculin, défini par rapport au
travaux). féminin et s’exerçant sur un « capital »
Me réservant de renvoyer pour le matrimonial et symbolique féminin qui
moment aux recherches que j’ai consacrées à renvoie à une hiérarchie première des genres.
cette question (Bonte, 1994 ; Benkheira et D’autres dispositions coutumières s’éclairent
Bonte, 2009-2010), je ne ferai qu’évoquer un aussi sous cette perspective. C’est le cas du
premier point qui aborde les problèmes « mariage par échange » (badal), fondé sur un
soulevés par les pratiques de l’alliance de échange de sœurs entre deux hommes qui
mariage du point de vue de la définition de la établit d’une autre manière la parité des
norme. Ces problèmes illustrent d’abord le conjoints. Malgré les fortes réserves des
c
fait que la « coutume » intervient aussi de ulâma, ce mariage est très pratiqué au
manière notable dans des domaines comme Machrek, mais je l’observe aussi, sans qu’il
celui du droit de la famille et du statut soit nommé badal, dans l’Ouest-saharien. De
personnel que l’on considère généralement même, le sororicide et autres « crimes
comme relevant prioritairement, voire d’honneur » trouvent des significations
exclusivement des prescriptions de la sharîca. nouvelles interprétés dans le cadre de cette
Je serai néanmoins bref, car il s’agit surtout problématique.
d’introduire à un second point que je Ceci mériterait des analyses plus
développerai plus longuement et qui concerne précises, que j’ai approfondies à partir de mes
ce qui a trait à la « protection ». recherches de terrain. Je m’arrêterai
La pratique du « mariage arabe », entre simplement sur un point.
enfants de frères, est légale du point de vue de Cette hiérarchie « première », « structurelle »
la définition coranique des interdits des genres est susceptible de lectures
matrimoniaux. Elle s’accompagne souvent de juridiques qui peuvent apparaître
droits reconnus à un homme en ce qui contradictoires. L’une est illustrée par la
concerne le mariage de sa cousine parallèle fameuse « Constitution de Médine » (Rubin,
patrilatérale, ne serait-ce que d’être consulté 1985) qui réduit les effets des hiérarchies
pour le choix du conjoint de sa cousine et de patrilinéaires/masculines à propos de
pouvoir s’y opposer. Quelle que soit son l’héritage, du tutorat matrimonial ou encore
extension selon les sociétés concernées, cette du « prix du sang » au profit d’une sorte
pratique ne correspond pas à une disposition d’égalité/parité des nouveaux croyants au sein
de la sharîca. On observe qu’elle se diffuse de la umma. Les fuqahâ ouest-sahariens, à
cependant tendanciellement avec l’inverse, retiennent et même plutôt
l’islamisation. J’ai montré qu’elle accentuent la dimension hiérarchique de la
correspondait en fait à une exigence de la société tribale qui se traduit par une
sharîca, celle de kafâca, la nécessité de la parité circulation non hiérarchique des femmes entre
du mari et de son épouse, exigence les groupes tribaux et un encadrement strict
concernant exclusivement la femme et qui de la politique matrimoniale par la jamâca
aboutit à l’interdiction de l’hypogamie tribale pour éviter les mésalliances et le
féminine. mélange des ansab (généalogies) dont rend
Dans cette mesure, l’institution compte la maxime : « le contact des peaux
malékite du wali, tuteur matrimonial de la rend les grands parents égaux ». L’union
femme, peut être rapprochée de ce « droit réalisé suppose une certaine parité des lignées
(coutumier) du cousin ». Celui-ci est le plus généalogiques concernées qui, si elle n’est pas
proche parent – de statut généalogiquement établie incontestablement, peut se traduire par
« identique » à celui de sa cousine – un déclassement des « donneurs » ou un
susceptible de pouvoir l’épouser une fois reclassement des « preneurs » de femme qui
posés les interdits matrimoniaux légaux. Ces ont consenti un mariage féminin hypogame.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Si les conflits à ce propos et les « crimes terme, lahma, désignant la catégorie des znâga,
d’honneur » sont moins répandus qu’au rapproché à tort étymologiquement de la
Mashrek, du fait d’un statut de la femme plus « chair », de la « viande », renvoie plus
favorable, ces crimes se produisent vraisemblablement à la racine L.H.M.,
néanmoins – cette année encore un imam connotant la « trame », qui a donné luhma, la
d’Aleg a été condamné à mort pour un acte de parenté cognatique, soulignant la dimension
cet ordre – et la tradition a retenu féminine du lien.
significativement le souvenir de la guerre Ce système de protection/prestation –
légendaire de Tinâdhmin, qui aurait eu lieu au il en existe d’autres dans la société baydân –
XIVe siècle, aboutissement d’un conflit à réfère au « coutumier » et est largement
propos de l’application de la kafâca. organisé au profit d’une catégorie tribale
Les sociétés tribales ouest-sahariennes particulière, les hassân, dans le cadre des
présentent un remarquable développement émirats dont la formation remonte à la fin du
institutionnel des modalités de la protection. XVIIe siècle. Les fuqahâ ouest-sahariens ont
La relation protecteur/protégé concerne été amenés cependant à l’interpréter en
toutes les catégories du monde tribal. Elle fonction des principes du fiqh. Leurs positions
associe par nature hassân et znâga mais sont contradictoires. Certains condamnent, de
concerne aussi les relations entre hassân et manière virulente parfois, ces prestations
zawâya, et peut intervenir entre des tribus de qu’ils assimilent à des « taxes injustes », levées
statut paritaire. Les zawâya développent aussi sans légitimité étatique et qui remettent en
des relations particulières dans le cadre question la pratique religieuse des hassân.
desquelles la protection qu’ils fournissent est D’autres, privilégiant une approche purement
fondée sur leur baraka (bénédiction) ou sur casuistique des conséquences du système, les
l’autorité de la tazubba (malédiction). interprètent de manière à privilégier une
L’institutionnalisation de la protection se conception contractuelle, juridiquement
traduit généralement par le versement de acceptable, des fondements de la protection.
prestations régulières ou occasionnelles. Ainsi des fatâwâ sont délivrées concernant
Les fondements normatifs de la protection l’héritage des protégés/tributaires sans
prolongent immédiatement les hiérarchies des héritiers légaux. Reviennent-ils ou non au
genres. Protéger est un privilège masculin, protecteur ? De même en ce qui concerne la
dont rend compte l’expression « se mettre diya, le « prix du sang » : y a-t-il participation
dans le dos ». Le dos, dhahr, est l’expression réciproque des deux parties aux diya données
habituelle de la parenté agnatique masculine, à et reçues par l’une d’entre elle ? La zakat sur
l’opposé du batn, « ventre », parenté utérine. les biens du protégés/tributaires doit elle être
La protection implique une sorte de levées comme s’il était propriétaire de ses
« féminisation » des protégés qui se traduit biens ?
notamment dans le cas des znâga, « protégés », Si certains de ces fuqahâ restent fermes
par le fait qu’ils sont considérés comme des en ce qui concerne l’illégalité de la hurma,
« donneurs » de femmes, sans contrepartie. Le d’autres, nombreux et influents, acceptent une
terme hurma qui désigne la prestation régulière interprétation contractuelle de la protection
du protégé znagi au protecteur, dérivé d’une qui les amène à remettre en question la pleine
racine H.R.M. connotant les valeurs féminines propriété du protégé sur ses biens et à justifier
et celles du sacré, souligne que le protégé est la prestation. Au XVIIe le qadi Belcamash,
inscrit dans le harîm du protecteur, incluant déjà cité, énonçait que : « les protecteurs ont
tous ceux qu’il a le devoir de protéger, en une contrepartie proportionnelle au degré de
priorité les femmes de sa parentèle. veille ». Au XIXe, le célèbre docteur soufi,
L’hospitalité consiste de même à intégrer un Shaykh Sidiyya al-Kabir, écrit de manière plus
homme au monde féminin de la tente, durant explicite encore : « Les biens des tributaires et
la période où il est sous la protection de son leur tutelle matrimoniale sont propriétés de
hôte. Saisir les piquets de la tente est leurs maîtres », ils en sont seulement des
l’équivalent de la demande d’asile. Un autre gardiens !

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Les mêmes fuqahâ tireront les des musulmans à un juste exercice de la


conséquences de cette conception religion. La légitimité juridico-religieuse est
contractuelle de la relation de protection en aussi soulignée dans le terme synonyme de
défendant la possibilité de rachat au muhâjri. Le repentir peut répondre à des
protecteur des prestations qu’elle impliquait motivations religieuses mais correspond aussi,
(fidâ), le plus souvent au profit du zawî qui souvent, à un déclassement statutaire résultant
développait ainsi sa propre clientèle et de conflits militaires et politiques. Les hassân
disposait de main d’œuvre de bergers en qui renoncent à leurs droits de protecteurs et
particulier. Cet « acte louable » était même parfois aussi au port des armes, rejoignent
valorisé comme mettant fin à une injustice généralement la clientèle des zawâya. Les
pesant sur des musulmans. Cette pratique a positions de ceux-ci varient aussi quant au
ouvert la voie à une contractualisation sort qui est fait aux biens qu’ils ont
« marchande » généralisée des hrûm, qui auparavant acquis illégalement.
peuvent être l’objet d’achats ou de ventes, de Cet exemple de l’interprétation
prêts (mnîha), de redistributions, par l’autorité normative des représentations et pratiques
politique émirale en particulier pour s’attacher concernant la protection, institution centrale
des partisans. de la société tribale ouest-saharienne, pose en
Les positions des fuqâhâ s’expriment termes particuliers la question de la place du
aussi à propos des prestations (aghfar) que « droit coutumier » dans la société ouest-
versent, dans un cadre initialement saharienne. Dans cette dernière, les relations
contractuel, les zawâya à des protecteurs entre protecteurs et protégés s’établissent
extérieurs, pour garantir leur accès aux selon des normes juridiques qui sont
pâturages, le passage des caravanes, etc. Elles considérées par les fuqahâ comme relevant de
sont versées collectivement par la tribu et non leur compétence ; elles sont l’objet de
individuellement comme les hrûm qui se nombreuses fatâwâ. On constate cependant
transmettent en ligne masculine. Certaines de que les juristes sont divisés quant à la
ces « taxes » consenties pour se prémunir des compatibilité entre ces normes et les
pillages, conçues comme une sorte de enseignements du fiqh. Les règles de droit
« racket », les mudârât en particulier, sont qu’ils fixent éventuellement en ce domaine ne
condamnées par certains fuqâhâ ouest- sont pas élaborées en référence à un droit
sahariens. La plupart cependant les acceptent coutumier qui n’est invoqué qu’en des
et les interprètent comme l’une des modalités circonstances très précises : les relations
des obligations collectives qui relèvent de la d’évitement avec les beaux-parents, la garde
primauté de l’intérêt général sur les intérêts maternelle des enfants, le calendrier des
particuliers. Elles sont une expression des vacances accordées aux élèves des écoles
solidarités tribales légales (muwâsât). Mais coraniques, etc. (Ould el-Barra, 2000). Ils
doivent-elles être égalitaires ou réparties au invoqueront parfois pour légiférer les
prorata des richesses ? Qu’en est-il quand elles conditions conjoncturelles (amal) et ils
relèvent évidemment d’intérêts particuliers ? s’emploieront généralement à réinterpréter ces
Les positions peuvent varier. Les fuqahâ règles dans le cadre du fiqh malékite, non sans
considèrent généralement que ces prestations rencontrer des difficultés et susciter des
sont acceptables car apportant plus de débats.
bienfaits que de méfaits ! L’argument est L’existence d’une catégorie tribale
même avancé que leur légitimité tient au fait ayant pour fonction particulière de « faire le
qu’elles bénéficient aux « nécessiteux » qui droit » et qui exerce d’autres fonctions
n’ont d’autres ressources que le pillage ! économiques, politiques et religieuses dans la
Les fuqâhâ aménagent enfin un société ouest-saharienne, défendant des
règlement global et définitif de l’injustice et du intérêts particuliers tout en définissant la
mal à travers le « repentir », tawba, des hassân, norme générale, contribue vraisemblablement
pratique d’inspiration coranique (sourate 9), à ces traits particuliers. La position des zawâya
valorisée dans la tradition soufie, de retour et de leurs juristes est ainsi justifiée

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

principalement par le constat qu’ils font de la diverses dans la société tribale ouest-
situation de sayba, de l’absence d’autorité saharienne, assemblée de notables traitant des
légitime nécessaire à l’application stricte du affaires tribales. Chez les zawâya, elle va être
fiqh. Ils en tirent cependant des conclusions considérée comme une « assemblée de droit »
contradictoires. Certains fuqahâ importants, se (jamâcat al-shacriyya), assemblée « qui lie et qui
référant, en remontant jusqu’aux délie » (jamâcat al-hall wa el caqd) définissant
enseignements d’al-Maghîlî à époque des consensuellement les positions de la
Songhay, et aux expériences politiques communauté musulmane (ijmac) source du
régionales ultérieures (Sharr Bubbah, XVIIe ; droit. L’assemblée tribale est ainsi investie de
Almamat du Fuuta Tooro, XVIIIe ; el-Hajj la « commanderie du bien » (hisba) et de
Umar, XIXe), revendiquent l’établissement l’interdiction du mal, dont elle tire sa
d’une autorité légitime (imamat) dans l’Ouest- légitimité. Elle supplée dans une certaine
saharien et les régions subsahariennes mesure aux défaillances de la suzeraineté
voisines. C’est le cas de Shaykh Muhammed légitime et intervient pour remplir les
Almâmi dans la seconde partie du XIXe. fonctions qui sont dévolues à celle-ci :
D’autres, parmi lesquels le qadi Belcamash, qui nommer les qadis tribaux, veiller à la
s’oppose au mouvement théocratique de conciliation, gérer l’héritage des biens vacants,
Sharr Bubbah, s’inspirant de textes malékites, collecter la sadâqa, etc.
se réclament de considérations, plus ou moins D’autres exemples pourraient être
eschatologiques, soulignant les dangers de développés à l’appui de ces premières
remettre en question le (des)ordre établi. C’est analyses. C’est le cas des atteintes aux biens et
la position défendue par le Kunta Shaykh Sîdi aux hommes, de la gestion des conflits et de la
al-Mukhtar, qui introduit la tarîqa qâdiriyya violence. Ce domaine est souvent, dans les
dans ces régions, et de son disciple Shakh sociétés tribales, considéré comme relevant
Sîdiyya al-Kabir qui écrit : « les conditions de prioritairement du droit coutumier. En fait,
vie des habitants de ce pays, tel qu’il est les dispositions de la sharîca sur ce point sont
aujourd’hui, se caractérisent soit par clairement codifiées. Les fuqahâ ouest-saharien
l’incapacité d’établir une contrainte efficace en font cependant une lecture particulière. La
tendant à supprimer matériellement les règle du talion n’est pratiquement jamais
pratiques scandaleuses et faire montre en cette appliquée en invoquant l’absence d’autorité
matière de ferme autorité, soit par la crainte légitime. Le règlement des violences
d’engendrer la corruption ou d’éveiller la conflictuelles privilégie le versement de la diya.
guerre civile ». Mais une attention particulière est accordée au
Les zawâya auront cependant, dans partage, en ces circonstances, des droits et des
leur relecture et réinterprétation du fiqh, à devoirs au sein du groupe de filiation (caqîla).
gérer cette tension entre le particulier et le Les fuqahâ considèrent généralement que
général, en légitimant leur propre autorité et ceux-ci sont étendus des agnats aux différents
leur capacité à dire le droit et à le faire affiliés à la tribu (clients, protégés), au nom de
reconnaître dans l’ensemble de la société, une l’unité de la jamâca tribale et de la tribu dont
des conditions par ailleurs de la préservation elle conforte les solidarités (muwwâsât) mais
de leurs positions statutaires et de la défense dont elle suscite aussi les fissions (mufasakka).
de leurs intérêts particuliers (commerciaux par Le règlement des diya devient ici l’instrument
exemple, Lydon, 2009). Ils y procéderont à de redéfinition des dynamiques tribales à
travers une relecture de l’ordre tribal lui- travers les pactes casab solidaires qui peuvent
même qu’a analysé Abdel Wedoud ould introduire des clivages au sein de la tribu ou
Cheikh, dans son étude sur « La tribu comme rassembler des tribus distinctes. C’est le cas de
volonté et comme représentation » (Bonte et la confédération Tashumsha renouvelée
al., 1991). régulièrement en réitérant officiellement ce
Dans cette perspective, l’accent est pacte casab.
mis sur la jamâcat al-qabîla, l’assemblée tribale, Il importerait de multiplier ces
institution généralisée sous des formes analyses et de les comparer avec celles menées

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

sur d’autres « terrains tribaux » pour Chelhod Joseph. L’Arabie du Sud. Histoire et
développer l’approche esquissée dans les civilisations. Tome III. Cultures et institutions au
pages précédentes. Elle souligne que le fiqh Yémen. Paris, Maisonneuve et Larose, 1985.
n’est pas seulement un corpus de textes que le
droit positif moderne s’emploie à transformer Collectif. « Tribus en Afrique du Nord et au
en codes. Malgré la proclamation de la fin de Moyen Orient ». L'Homme, 1987, vol. XXVII,
l’ijtihâd, le fiqh est resté largement ouvert aux n°102.
conjonctures et interprétations particulières
que l’on ne peut réduire à la définition d’un Lydon Ghislaine. On Trans-Saharan Trails.
« droit coutumier » qui en perpétuerait la Islamic Law, Trade Networks and Cross-Cultural
cohérence contextuelle. Les zawâya de Exchange in Nineteenth-Century Western Africa.
l’Ouest-saharien procèdent plutôt à une Cambridge, Cambridge University Press,
« tribalisation » du fiqh qui satisfait à leurs 2009.
besoins et à ceux de l’ensemble de la société
tribale. Ould Cheikh Abdel Wedoud. Nomadisme,
Islam et pouvoir politique dans la société maure
précoloniale (XIe siècle - XIXe siècle). Essai sur
Références bibliographiques quelques aspects du tribalisme. Thèse de
sociologie, Université Paris V René Descartes,
Ben Hounet Yazid et Pierre Bonte (textes 1985.
réunis et présentés par). « La tribu à l’heure de
la globalisation ». Etudes rurales, 2010, n°184. Ould el-Barra Yahya. Fiqh, société et pouvoir.
Etude des soucis et préoccupations socio-politiques des
Benkheira Hocine et Pierre Bonte (éds.). « Les théologiens-légistes maures (fuqahâ) à partir de leurs
réformes du droit de la famille dans les consultations juridiques (fatâwâ) du XVIIe au XXe
sociétés musulmanes : normes islamiques et siècles. Thèse d’anthropologie sociale et
pratiques sociales reconsidérées du point de d’ethnologie, Paris, EHESS, 2000.
vue de l’anthropologie, actes de colloque ».
Annuaire droit et religions, 2009-2010, n° spécial Ould el-Hassene Ahmedou Gemal.
4, p. 14-244. « L’expression de la conscience maure à
travers la littérature classique précoloniale ».
Bonte Pierre (sous la direction de). Epouser au Revue des Études Musulmanes et Méditerranéennes,
plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies 1989, n° 54, p. 83-89.
matrimoniales autour de la Méditerranée. Paris,
éditions de l'EHESS, 1994. Rubin Uri. « The Constitution of Medina.
Some notes ». Studia islamica, 1985, n° 62, p. 5-
Bonte Pierre. L’émirat de l’Adrar mauritanien. 23.
Harîm, compétition et protection dans une société
tribale saharienne. Paris, Karthala, 2008. Schacht Joseph, 1999. Introduction au droit
musulman. Ed. originale 1966. Paris,
Bonte Pierre, Édouard Conte et Paul Dresch. Maisonneuve et Larose, 1999.
Émirs et Présidents. Figures de la parenté et du
politique dans le monde arabe. Paris, CNRS
éditions, 2001.
Bonte Pierre, Édouard Conte, Constant
Hamès et Abdel Wedoud ould Cheikh. Al-
Ansâb. La quête des origines. Anthropologie
historique de la société tribale arabe. Paris, éditions
de la Maison des Sciences de l'Homme et
Cambridge University Press, 1991.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

La réconciliation du Mont Liban, médiation, pacification,


indemnisation
Aïda Kanafani-Zahar
Chargée de recherche au CNRS
Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France, Paris

Commencée en 2000, ma réflexion sur technique - (par exemple à Majdlaya et à


la réconciliation (musâlaha, de sâlaha, Shwît) ainsi qu'à des réunions de comités
réconcilier) du Mont Liban s’est inscrite dans villageois avec le responsable technique.
un travail plus général sur la mémoire du Même si des pourparlers pour le retour
déplacement et des massacres dans le Mont des déplacés de la montagne ont eu lieu en
Liban sud, une région historiquement janvier 1989 lors du Congrès chrétien entre
multiconfessionnelle (districts du Chouf et Walid Joumblatt, chef du PSP et Camille
d’Aley, chrétienne [maronite, grecque- Chamoun, chef du Parti Libéral National, les
catholique, grecque-orthodoxe, protestante…] deux chefs traditionnels de la montagne 1 , il
et musulmane [druze, chi'ite, sunnite…]). Il a faut attendre l’Accord d’entente nationale
été mené à Bîri et Brîh, deux villages du connu comme Accord de Taëf (1989) pour
Chouf. Le premier est exclusivement chrétien, que les modalités du retour des déplacés
le second est druzo-chrétien. Il a également soient définies. En énonçant que « Chaque
été mené à Abay, village druzo-chrétien du Libanais dispose du droit de résider sur toute
district d’Aley. Les chrétiens de ces trois partie de ce territoire et d’en jouir sous la
villages ont été déplacés en septembre 1983 protection de la loi » (Volet I « Principes
lors de la « guerre de la montagne » à l’instar généraux et réformes »), cet accord fournit
de la population chrétienne de cette région. l’habillage national de la réconciliation.
Cette guerre a éclaté en septembre 1983 entre L’alinéa 4, volet II [« Souveraineté de l’Etat
les Forces libanaises chrétiennes et les forces libanais sur l’ensemble de son territoire »],
druzes du Parti Socialiste Progressiste (PSP) et préconise néanmoins qu’une structure est
leurs alliés respectifs après le retrait de l'armée nécessaire pour organiser ce retour - adoption
israélienne qui a envahi le Liban en juin 1982. de lois et mise en place d’arrêtés. En
Un nouveau repli de l'armée israélienne, conformité avec l’Accord, un ministère des
effectué au Liban sud dans les régions de Déplacés et une Caisse Centrale des Déplacés,
l'Iqlîm al-Kharrûb et à l'est de Saïda en avril sont créés le 7 juillet 1992 (Lois 190 et 193 du
1985, a provoqué des transferts massifs de 4 janvier 1993). Leur mandat est d'assurer le
population vers Beyrouth et sa banlieue. À retour des Libanais dans leurs régions et de les
partir du 25 avril 1985, 80.000 chrétiens indemniser.
essentiellement de la communauté grecque- Bîri, d’une part, et Brîh et Abay de
catholique, ont été chassés de l'Iqlîm al- l’autre, illustrent les deux situations que le MD
Kharrûb et de la région comprise entre Saïda a distinguées pour gérer le retour des
et Kfar Fâlous (Valognes 1994, p. 667). chrétiens dans leurs villages. La première,
Botros Labaki et Khalil Abou Rjeily estiment concerne les déplacés originaires de villages
à 163.670 le nombre de chrétiens expulsés des exclusivement chrétiens ou mixtes dans
villages du Chouf et d’Aley (1993, p. 59). Mon lesquelles il n’y pas eu de confrontations
travail a également été conduit au ministère armées ni de massacres. Un système
des Déplacés (MD). J'ai assisté à des
signatures d’ « accords de réconciliation » qui 1
clôturent les pourparlers entre les villageois et « L’alliance », terme utilisé par Dominique Chevallier,
de Kamal Joumblatt et de Camille Chamoun
les officiels du ministère des Déplacés - commence au lendemain de la seconde guerre
ministre, directeur du MD et responsable mondiale (Chevallier 1988, p. 219).

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

d’indemnisations a été mis en place pour faire dans leurs villages et dans un contexte plus
évacuer les habitations occupées, participer à général de restauration de l’autorité de l’État.
la reconstruction des habitations La raison d’Etat stipulée dans cet Accord
endommagées ou détruites. La seconde (pacification, allégeance nationale dans un
situation concerne les villages mixtes, théâtre contexte de pluralisme religieux) est d’ailleurs
de confrontations armées et de massacres. le concept politique autour duquel elle a été
C’est dans ces villages qu’une réconciliation construite. Sa logique de médiation entre
entre les villageois est programmée par les toutes les parties de la scène politique et
officiels du MD. Ils ont été appelés « villages religieuse énonce également son caractère
de réconciliation ». national. Le retour des déplacés a, en effet, été
La réconciliation est un processus de considéré comme illustrant une « volonté
pacification dont l’objectif principal est de d’unité nationale », une « nécessité nationale »
neutraliser les velléités de vengeance. Un contribuant à « consolider la paix civile » et les
événement majeur, intervenant en septembre réconciliations dans les villages un aspect de la
1991, a sans doute contribué à recourir à la « réconciliation et de l’unité nationales ».
réconciliation comme procédure de gestion Le Congrès National Général pour les
des conflits. Un an après la fin de la guerre, la Déplacés qui s'est tenu à Beyrouth entre le 19
vengeance a armé le bras d’un chrétien qui, et le 28 juin 1992, au moment où le nouveau
pour venger les siens, morts lors du massacre ministère des Déplacés se mettait en place,
de son village, a tué plusieurs druzes. avec des dizaines d’intervenants politiques,
L’inquiétude était bien réelle de voir les religieux et civils, illustre l'aspect consensuel
villageois y recourir d’autant que cette forme que reçoit alors cette question. Députés,
de violence structure toujours les relations ministres, délégations de divers partis
sociales dans certaines régions. politiques de toutes tendances, autorités
La réconciliation comporte plusieurs religieuses, avocats, organisations non
actions étalées dans la durée (formation des gouvernementales et universitaires participent
deux comités druze et chrétien de à une réflexion commune autour de la
réconciliation, discussions avec les officiels du question du retour. Pour donner l’image d’un
MD portant sur les litiges, identification des Etat réconciliateur, les premières
bénéficiaires druzes et chrétiens des réconciliations réalisées en 1994 et 1995 dans
indemnisations – évacuation, restauration ou les villages où des chrétiens ont été massacrés
reconstruction des habitations, en réaction à l'assassinat de Kamal Joumblatt,
indemnisations des familles des victimes). Elle par exemple à Bârûk /Fraydis (10 septembre
est locale dans la mesure où les règles conçues 1994), ont été accompagnés d’un festival
par le MD sont appliquées au cas par cas dans politique sous le parrainage du président de la
chaque « village de réconciliation ». Sa République. Le MD a voulu donner une
spécificité qui rend nécessaire l’appellation « visibilité nationale aux réconciliations locales
la réconciliation du Mont Liban » est de druzo-chrétiennes du Mont Liban pour étayer
réconcilier les habitants de ces villages pour son discours officiel : elles constituent un
écarter toute tentation de représailles. Sa aspect de la « réconciliation et de l’unité
logique de pacification et d’indemnisation et nationales ».
son processus de médiation avec les deux La réconciliation du Mont Liban s’est
comités druze et chrétien ainsi qu’avec des inspirée d’une procédure coutumière de
acteurs nationaux procèdent de cette finalité. gestion des conflits, son modèle spontané.
Toute locale qu’elle est, la Elle est la prérogative de zu’amâ’ (pluriel de
réconciliation du Mont Liban est aussi un za’îm, chef politique d’une communauté
enjeu national soumis aux rapports de force religieuse), de personnalités religieuses et elle
politiques qui régissent la scène nationale à un est axée sur la reconnaissance du tort et le
moment donné. Sa loi cadre, nous l’avons vu, paiement d’une réparation. Elle rétablit le lien
se réfère à l’Accord de Taëf. Elle s’inscrit entre les familles de l’agresseur et de l’agressé,
donc dans la politique du retour des Libanais et, plus généralement, le pacte social. Les

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

victimes – celles qui ont été atteintes par la Aïda Kanafani-Zahar, préface d’Antoine
perte d’un proche - sont au cœur de la Garapon 2011. Liban : la guerre et la mémoire.
procédure coutumière. Si la réconciliation du Presses Universitaires de Rennes. Collection
Mont Liban les a visées, elles n’ont, en Histoire, 260 p.
général, pas fait partie du processus institué. Il - 2004. « La réconciliation des druzes et
n’y a pas eu d’espace aménagé pour leur des chrétiens du Mont Liban ou le retour à un
parole. Mais elles ont toujours tenu à code coutumier ». Critique internationale, n° 23,
exprimer le besoin de mémoire dans sa p. 55-75.
finalité : se rappeler pour éviter la récidive. - 2004. Documentaire : Liban :
Les victimes réclament d’interroger ce qui réconciliations d’après-guerre (57’) écrit par Aïda
s’est passé. Elles ne comprennent pas Kanafani-Zahar et réalisé par Olivier Doat et
pourquoi la mémoire du lien n’a pu éviter Aïda Kanafani-Zahar, Paris, Alif Productions.
massacres et déplacements et pourquoi un
conflit politique s’est confessionnalisé Labaki Boutros et Khalil Abou Rjeily,
ignorant cette mémoire (mémoire du « pain et 1993. Bilan des guerres du Liban 1975-1990.
du sel », mémoire d’un lien privilégié « nous Paris, L'Harmattan, 256 p.
étions une seule personne », « nous ne savions
pas qui était qui »). La musâlaha n’est donc pas Valognes Jean-Pierre 1994. Vie et mort
le fruit d’une « Commission de vérité et de des chrétiens d'Orient. Des origines à nos jours. Paris,
réconciliation » comme ce fut le cas dans Fayard, 973 p.
certains pays sortis de guerre (Argentine,
Afrique du Sud, Maroc…). Cet organisme
non judiciaire a pour objectif de faire la
lumière sur les violations des droits de
l’homme ainsi que des propositions pour que
celles-ci ne se reproduisent pas. La
réconciliation du Mont Liban est en revanche
un processus de pacification et
d’indemnisation qui a neutralisé les velléités
de vengeance permettant ainsi aux déplacés de
revenir dans leurs localités, du moins au
niveau de la décision politique. Quant au
retour réel, il est intimement associé aux
conditions économiques provoquées par
l’exode rural et exacerbées par la guerre et ses
conséquences. Etant au cœur de l’identité du
villageois peu importe son appartenance
confessionnelle, la terre devrait donc être au
cœur de la problématique du retour et de la
reconstitution du lien social.

Références bibliographiques

Chevallier Dominique 1988. « Comment


l’Etat a-t-il été compris au Liban ? ». In
Lebanon : a History of Conflict and Consensus,
Nadim Shehadi and Dana Haffar Mills (eds).
London, The Centre for Lebanese Studies in
association with I.B. Tauris & Co Ltd
Publishers, pp. 210-223.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

L’encadrement juridique des associations agricoles


dans le Souss et le rôle du religieux
Bertram Turner
Senior Research Fellow
Institut Max-Planck pour l’Anthropologie Sociale

Dans ma présentation, j’analyse la Le modèle des associations agricoles, une


réintroduction et la transformation d’un stratégie locale face à l’état d’insécurité
ancien mode de production agricole, suite aux juridique permanent
effets croissants de la mondialisation. Ce Un bref aperçu du modèle local des
processus nécessita une révision du cadre associations agricoles et de leur relance dans
juridique. Celle-ci, en revanche, reflète une le Souss permet de comprendre ce qui était en
mise au point du juridique en accord avec les jeu lorsque l’intervention internationale
conceptions locales du religieux. Elle a toucha la région.
démarré à une époque où la prédominance Commençons avec la création des
d’une interprétation locale du religieux n’était conditions préalables pendant l’ère du
pas remise en cause. Entretemps, la situation a protectorat. La transformation fondamentale
changé. À l’instar d’autres régions du monde, des relations de la propriété foncière
le Maroc est aujourd’hui le théâtre d’une s’accompagna de la mainmise des colons
reconfiguration des relations entre le juridique français sur de vastes terrains dans la plaine
et le religieux. Le rapport entre ces deux du Souss. De grandes plantations d’agrumes
sphères apparaît plus que jamais contesté. et plus tard de légumes y ont été créées à
L’expansion des modèles religieux et partir des années 1940 malgré la loi du
juridiques standardisés au niveau global a protectorat qui interdisait aux colons de
remis en question certains arrangements s’engager dans cette partie du Maroc classée
locaux de la gestion des ressources naturelles. « Maroc inutile ». Cette époque marqua pour
De plus, la confrontation avec de nouveaux le Souss le début d’une production agricole
modèles de ce qui est considéré juste, correcte orientée vers les marchés extérieurs et le
ou pieux, a engendré un état de confusion début d’un défrichement progressif de la forêt
sociale ainsi qu’une vulnérabilité économique d’arganier, écosystème unique et objet
dans le milieu rural. J’avance l’hypothèse que d’intervention transnational progressif depuis
cette situation peut donner lieu à un 1998. Ce mouvement se poursuivit après
renforcement de l’expression locale du l’indépendance du Maroc et aboutit à la
religieux, sans que pour autant il y ait un transmission des fermes des propriétaires
rattachement à un quelconque modèle français aux mains d’une nouvelle élite rurale.
transnational du salut. En plus de cette élite rurale naissante, seul un
Les données empiriques que j’ai petit nombre d’investisseurs locaux, disposant
recueillies dans la plaine du Souss, dans le de budgets moyens et plus proches de la
sud-ouest du Maroc, entre 1996 et 2005, classe inférieure, parvint à acheter des terrains.
mettent en lumière le défi récent d’un modèle Ainsi s’amorça la stratification sociale de la
classique du type imbrication juridico- population paysanne. Ceux qui furent forcés
religieux. de vendre leurs terrains à l’époque du
protectorat sont devenus des journaliers

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

dépendant de l’offre d’emploi des grands terre, les semences, les outils (engrais inclus)
fermiers. et l’eau sont à la charge de l’investisseur ; le
Lorsque la propriété foncière passa travail est fourni par « l’associé actif ». Pour
aux mains des Marocains, le besoin important devenir « associé actif », il faut donc trouver
en main d’œuvre agricole dans ces fermes, pour partenaire un investisseur qui fournisse
notamment pour la gestion de l’irrigation, les moyens de production à l’exception du
permit aux paysans qui avaient vendu leurs travail. À la fin d’un cycle agricole, les deux
terrains de trouver un emploi. Cependant, partenaires se partagent le profit selon la
effet secondaire de la modernisation, le répartition initiale. En cas de khémisset,
surpompage hydrique dans la région du Souss l’investisseur prendra quatre parts des
augmenta considérablement le coût de l’eau. bénéfices, alors que le travailleur n’aura droit
À partir des années 1980, les fermiers qu’à une part. Les champs utilisés pour les
commencèrent donc à rationaliser le système cultures peuvent faire partie de la propriété de
d’irrigation et à économiser la main d’œuvre l’investisseur ou être loués par lui. Il ne s’agit
grâce à l’introduction de techniques modernes que rarement du terrain appartenant au
comme l’irrigation au goutte à goutte. En travailleur qui, dans ce cas-là, peut réclamer
conséquence, de nombreux ouvriers furent deux parts des bénéfices. Ces associations ont
licenciés. disparu durant la période du protectorat. Elles
Pendant ce temps-là s’opéra une avaient la réputation d’être basées sur des
nouvelle transformation dans la région suite à relations de dépendance et d’exploitation de
l’introduction de la tomate comme nouvelle celui qui ne participe que par sa capacité de
denrée commerciale destinée au marché travail.
international : les paysans paupérisés Néanmoins ce modèle sembla
adaptèrent l’exemple de la production des applicable à la production de tomates et
tomates dans les grandes fermes et permit à ceux qui n’étaient pas propriétaires
commencèrent à réactiver le modèle de terrains de participer aussi au marché
traditionnel des associations de production agricole moderne. Les fermiers disposés à
agricole (chr’ka) afin de trouver un nouveau servir d’investisseurs ne font pas partie du
moyen de subsistance. Ils combinèrent donc petit groupe de l’élite rurale. Ce dernier
le savoir nécessaire pour la culture d’un regarde les petits journaliers et les
nouveau produit agricole commercial avec un propriétaires de petits terrains comme un
ancien mode de production. obstacle à une production agricole moderne.
Ce modèle repose sur le principe du Les investisseurs potentiels sont les
contrat de coopération entre, d’une part, un propriétaires qui ont réussi à résister aux
propriétaire et fermier ayant assez de moyens offres de vente de terrains susmentionnées.
pour assumer le rôle d’investisseur et, d’autre Il s’avéra que le modèle disposa de
part, un petit paysan. Ce dernier n’a souvent à plusieurs avantages. Les investissements
offrir que sa force de travail et, dans le cas nécessaires ne furent que très faibles par
précis étudié ici, la main-d’œuvre de tous les rapport aux plantations d’agrumes qui
membres de sa famille, y compris les femmes. prédominaient jusqu’alors. De plus, comme la
En principe, la répartition des responsabilités culture de la tomate nécessite toujours un
entre les deux partenaires est toujours à champ fertile, il fallait cycliquement louer de
négocier. La version la plus courante est nouveaux terrains. Au fil du temps, une
nommée khémisset d’après les cinq (khamsa) grande partie des terrains agricoles étaient
composantes de la production agricole : la tombés en jachère. Ce manque de terrains

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

irrigables entraîna une extension de la consolider cette forme de production fondée


production de tomates dans la forêt où les sur leurs valeurs religieuses et sociales. Ils
petits paysans disposaient toujours de leurs l’intégrèrent dans le répertoire juridique local
droits de jouissance individuels. En et créèrent ainsi un terrain de confiance
s’associant avec des investisseurs, ils nécessaire entre partenaires inégaux. La seule
pouvaient mettre à contribution leurs droits référence juridique fiable dans le domaine de
d’exploitation de parcelles de la forêt. Il y eut la production agricole collective est donc celle
alors un changement considérable dans le légitimée par le consensus local, ancrée dans
système de production en coopération. La une conception morale de l’Islam populaire.
production se concentra dès lors sur la forêt C’est ainsi qu’avec le rétablissement de la
et mit ainsi les associés actifs dans une production agricole en association, une
situation plus favorable, puisqu’ils pouvaient réévaluation de la morale locale eut lieu. Les
profiter de leurs droits de jouissance comme associations se fondent désormais sur un
composante territoriale d’un contrat khémisset. contrat oral conclu en public devant
Toutefois, ce système présente de l’assemblée du village et sont reconnues par
multiples risques. La production en les institutions locales. Conclure un contrat
association est un système de coopération qui s’accompagne de pratiques religieuses comme
n’est pas couvert par la loi nationale. Ainsi ces le partage d’un repas béni et une prière en
associations opèrent dans une insécurité commun.
juridique. L’État, en effet, considère cette L’interdépendance des deux parties est
manière de produire en association comme régie par un ensemble d’obligations à
une méthode ancienne de production connotation religieuse. Le recours à la religion
assimilable au capitalisme rentier oriental. assure une protection des partenaires
Comme on m’a assuré mainte fois à productifs autrement vulnérables vis-à-vis des
l’ORMVA (Office Régional de Mise en Valeur partenaires investisseurs. Celui qui travaille la
Agricole) et autres institutions étatiques terre s’engage à remplir le contrat par un
depuis 1995 : « Ça va disparaître très bientôt ». De serment religieux ; ainsi il est tenu de montrer
plus, ces agences agricoles de l’État se sa capacité et sa fiabilité. Pour sa part, le
montrent plus favorables à la concentration partenaire investisseur apporte sa réputation
des moyens de production entre les mains des de personne pieuse et honnête comme
élites rurales de l’après-indépendance et ne garantie qu’il remplira le contrat.
sont apparemment pas trop motivées pour L’association lie dès lors des
assurer un cadre favorisant la survie des petits partenaires aux positions asymétriques ; celui
producteurs. La loi islamique orthodoxe non qui offre sa force de travail ne reçoit comme
plus n’est pas favorable à un mode de garantie de la future bonne conduite de
production considéré comme basé sur le l’investisseur que la réputation de ce dernier.
risque et la spéculation illicite. En somme tous Pour être crédible, ce dernier devrait être de
ces aspects ont nécessité un ajustement du préférence hajj, c’est-à-dire qu’il doit avoir
juridique et c’est ici que le religieux entre en accompli le pèlerinage de la Mecque. Il est
jeu. largement admis qu’un hajj ne peut se
D’une part, il faut reconnaître que ces permettre un comportement compromettant
associations se trouvent toujours dans une et qu’il est en général soucieux de ne pas
situation juridique incertaine au-delà du endommager son « capital spirituel ». Par
contexte social et local. D’autre part, on peut conséquent, un investisseur potentiel dont la
souligner que les Souassa se mirent à réputation se trouve entachée ne trouvera plus

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

d’associés. L’individu religieux Souassa un système de production commerciale et


apparaît en fait défini par l’adoption d’une sont mises à jour en particulier par les associés
identité morale locale qu’il doit exercer à d’aujourd’hui.
travers un comportement approprié, des actes Il en a résulté de ce développement
symboliques et des actions de la vie que l’expansion de la production des tomates
quotidienne qui lui permettent de gagner la dans la forêt a comporté des modifications du
confiance de l’entourage. Il se doit, par droit coutumier. Le statut des parcelles dans la
exemple, d’investir une partie de ses biens forêt a été assimilé à de la propriété foncière
dans l’infrastructure sociale de la communauté individuelle toutefois sans perdre
et dans l’entraide (tou’iza). Il se doit aussi complètement son ancrage dans la conception
d’observer des règles de redistribution de ses traditionnelle d’une gestion collective des
bénéfices et d’accomplir des gestes de ressources naturelles. L’introduction de la
solidarité prescrits par des préceptes religieux. production intensive de la tomate a favorisé
Ainsi, il doit régulièrement pratiquer la charité l’établissement d’un marché des parcelles.
(sadaqa signifie littéralement « bienfaisance »), Concrètement, les terrains dans la forêt
aider les pauvres, contribuer à l’organisation accessibles selon le droit coutumier de
des rituels locaux ou montrer son intention de jouissance individuelle, ont été
partager une partie de ses revenus d’une autre commercialisés. Ces parcelles ont été de plus
façon. en plus traitées comme des terrains melk et les
Les obligations qu’il doit assumer ayant droit ont commencé à louer ou à vendre
envers son partenaire sont, cependant, leur droit de jouissance. En plus, les périodes
limitées et liées à des occasions précises. traditionnelles de fermeture de la forêt (agdal)
L’investisseur invite son partenaire à n’ont plus été respectées ainsi que le droit de
l’occasion de la conclusion du contrat, il lui pâturage collectif parce que tous ces détails du
accorde un crédit pendant la pousse des droit local sont allés à l’encontre de la logique
cultures, il consent à une petite association d’une production agricole irriguée destinée à
supplémentaire, par exemple l’élevage de l’exportation. En somme l’exploitation de la
quelques chèvres, même si cela ne lui rapporte ressource forestière pour la production et
pas grand-chose, et il fait des petits cadeaux à pour l’exportation a accru la pression sur la
l’occasion des fêtes religieuses. Les relations forêt d’arganiers.
de coopération ainsi fondées peuvent durer
pendant des années. L’intervention compétitive des acteurs
La faible position du partenaire transnationaux et son impact local
travaillant apparaît surtout à la fin du contrat. Le recours aux associations agricoles
Il est, par exemple, du devoir de l’investisseur apparaît donc à la fois stimulé et mise en
de s’occuper de la vente de la récolte. Il peut compétition par l’intégration de la région dans
donc en profiter pour prétendre avoir obtenu le marché global des produits agricoles. En
un prix plus bas que le prix réel. Son associé, plus de l’introduction de l’agriculture
ayant droit à sa part du bénéfice, ne peut en moderne, d’autres facteurs contribuèrent au
appeler qu’à la réputation de l’investisseur. La cours des années 1990 à l’interaction du Souss
religion locale agit alors comme un répertoire avec un environnement élargi. Des
provisoirement mis en veille et revalorisé à phénomènes antérieurement locaux
l’occasion. De cette manière, les obligations s’inscrivirent désormais dans un contexte
distributives liées à l’exploitation des global et par conséquent dans une perspective
ressources naturelles sont réintroduites dans juridique relevant de l’échelle transnationale.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Ainsi, c’est tout le modèle local d’exploitation développement appliquèrent une approche
des ressources naturelles qui se trouva mis à participative et tentèrent de prendre en
l’épreuve. considération les besoins de la population
Cette phase débuta par la prise en locale. Cependant la mobilisation des Souassa
considération, au niveau transnational, de dans le projet de mondialisation demeura
l’importance de l’arganeraie comme un limitée. Cette réticence locale s’explique entre
écosystème unique. La coopération en faveur autres par le fait que les conceptions
du développement porta sur l’utilisation transnationales contradictoires, par exemple
durable des ressources naturelles, sur la celle de la protection de l’arganeraie comme
protection de l’environnement et sur la « patrimoine de l’humanité » et celle de
conservation du patrimoine. En même temps, l’intégration de la même ressource dans
la modernisation de l’agriculture et la lutte l’économie néolibérale, aboutiraient de toutes
contre la pauvreté s’organisèrent très manières à priver les Souassa de leurs droits.
rapidement dès que les acteurs transnationaux Tandis que des discours contradictoires sur
découvrirent l’arganeraie comme un champ ces différentes facettes de l’intégration du
d’intervention. Le Souss accueillit alors des Souss dans le processus de mondialisation
organisations d’aide au développement, influençaient la notion locale de propriété, y
comme l’organisation allemande GTZ compris les dimensions morales et religieuses
(Coopération Technique pour le de la production en association agricole dans
Développement), Oxfam Canada, ainsi que la forêt, un autre acteur, engagé dans le
des acteurs globaux comme la Banque discours transnational du religieux basé sur ou
Mondiale (BM), le Fond Monétaire inspiré par l’approche islamique du salafisme,
International (FMI) et l’UNESCO. Le se faisait remarquer. Cette influence
principal « paquet » de règles législatives fut commença à devenir évidente à partir de 1999
fixé par le programme de l’UNESCO « Man dans le Souss rural. Les adhérents de ce
and the Biosphere » et par le programme de mouvement, imbus de leur devoir de donner
l’ONU contre la désertification. La structure des conseils religieux et juridique à la
la plus large fut définie par les conventions population locale sur n’importe quelle affaire
internationales telles que la « Convention de rurale, furent toutefois bien peu préparés à
Rio » (1992) et la « Convention de la Lutte cette tâche. En réalité, les activistes
contre la Désertification » (1994). prétendant représenter le salafisme dans le
Parallèlement quelques agences de Souss ne semblèrent guère être en phase avec
développement se sont également engagées la vie rurale. Pourtant, les Salafi critiquèrent
comme consultants dans l’agriculture les Souassa pour ce qu’ils considéraient être
hypermoderne. des violations des prescriptions islamiques.
Dans le même temps, la connexion de Les adhérents de ce groupe propagèrent une
la région avec le marché global et l’économie approche juridique intégrant une vision
néolibérale s’est intensifiée. L’ouverture du islamique universelle de la gestion et de l’accès
marché du foncier aux investissements aux ressources naturelles, qui se trouva en
agricoles, ainsi que la convention de libre directe contradiction avec le modèle
échange avec les Etats-Unis (2006) et l’accord néolibéral. Ces positions ont cependant en
d’association avec l’Union Européenne (2004) commun avec ce dernier leur faible
complétèrent la mise en forme de ces compatibilité avec les exigences de la société
interactions d’échelles reliant directement la rurale. Idéologie néolibérale et prescriptions
région avec l’économie globale. Les acteurs du

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Salafi furent introduites de force par des que de gants. De plus, ils exigèrent de
intéressés externes. surélever les brise-vents pour les transformer
Sans entrer dans les détails, ce qui est ainsi en paravents anti-regards. L’introduction
utile de mentionner ici, c’est le fait que la de telles mesures aurait considérablement
pratique des associations agricoles (fondée sur augmenté les coûts de production. De
l’identité religieuse locale) dans l’arganeraie est surcroît, même l’investisseur qui est censé
devenue la cible de la critique plus ou moins faire des visites de contrôle devrait crier avant
ouverte des acteurs des interventions de s’approcher du champ. Cela aurait signifié
extérieures. Les acteurs transnationaux une contradiction avec son devoir de
impliqués dans la protection contrôler le développement de l’opération.
environnementale de la forêt considérèrent Mais l’exigence la plus curieuse était
que les associations de producteurs l’interdiction des chants traditionnels pendant
dégradaient la biosphère. Il faut souligner que le travail. Ce dernier point rendit finalement
ces agents du développement ignorèrent l’approche religieuse des Salafi peu crédible
complètement la connotation socio-religieuse aux yeux de la majorité des Souassa.
de la production en association. Le fait que les *
liens entre les membres des communautés L’interconnexion croissante des champs
rurales reposent sur un maillage d’obligations juridiques et religieux
distributives et de droits partagés leur D’un point de vue général,
échappa, et ils ciblèrent leurs efforts sur les l’articulation de toutes ces réserves envers la
conséquences écologiques estimées production agricole en association et
dévastatrices sur ce système. Il faut en effet particulièrement envers son encadrement
reconnaître que depuis l’introduction de juridique et spirituel a inspiré une
l’agriculture moderne, les habitudes accentuation du religieux dans les réflexions
d’exploitation de la forêt développées par tous juridiques au niveau local. Les dynamiques
les paysans du Souss ne furent jamais en décrites ici déclenchèrent finalement un regain
accord avec les principes d’un développement d’affirmation locale face aux diverses
durable. Le seul fait du surpompage incessant interventions transnationales. Les ONG et les
en constitue une preuve évidente. autres acteurs du développement, les
On constata que les villageois Souassa représentants du pouvoir politique central de
concernés comprirent la critique adressée à l’État et les activistes islamiques
leurs associations agricoles comme visant leur compromirent la gestion informelle de l’accès
réseau social et leur religiosité locale. Aussi, aux ressources qui tirait sa légitimité de sa
les adhérents locaux du mouvement Salafi ne référence aux valeurs coutumières. La
s’en prirent pas aux associations agricoles comparaison du modèle local avec les diverses
malgré leur position ambiguë devant la loi suggestions extérieures de réformes révéla
islamique, mais insistèrent pour qu’elles soient finalement les avantages d’un modèle local
réformées. Ils se préoccupèrent moins du équilibré, renforcé par quelques emprunts au
caractère d’économie à risque des associations répertoire transnational. Ainsi les Souassa
et leur ancrage dans l’Islam populaire avec sa préservèrent la signification de la production
charge spirituelle spécifique, mais davantage agricole en association, en ce qui concerne la
de « protéger » la femme travailleuse. Ils construction de réseaux sociaux et d’alliances
demandèrent un habillement correct des stratégiques. L’arrangement le plus
femmes même pendant le travail agricole, ce remarquable, celui qui assura la protection la
qui signifie, entre autres, le port du voile ainsi plus solide de l’ordre local, fut de faire reposer

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

ce dernier sur un règlement moral de la


gestion des ressources, un ordre adapté de
façon à permettre la participation des Souassa
aux échanges globaux et qui, finalement, ancra
l’identité collective rurale dans la version
locale de l’Islam populaire.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Crimes et châtiments : intentionnalité et diya (prix du sang)


en Algérie et au Soudan
Yazid Ben Hounet
Chargé de recherche au CNRS
Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France, Paris

Dans le cadre de cette contribution, je règlement de la violence que l’on retrouve


montrerai en quoi les seules références au dans les mondes musulmans. La diya
droit islamique, et à la coutume (‘ûrf), ne correspond à une quantité déterminée de
permettent pas de comprendre entièrement biens due pour cause d’homicide ou autres
les applications actuelles de la diya (prix du atteintes à l’intégrité physique, commis
sang), pratique pourtant inscrite dans le Coran injustement sur autrui. C’est un substitut du
et reprise dans différentes jurisprudences droit de vengeance privée. Mais dans une
islamiques. Il est vrai que d’autres chercheurs acception restreinte, qui est la plus courante
(notamment Schlee, 2002 ; Drieskens, 2005) en droit, la diya désigne seulement la
ont montré l’importance des rapports de force compensation due pour l’homicide (Tyan,
entre familles ou groupes claniques dans 1965, p. 350). La pratique de la diya est un fait
l’application ou non du prix du sang et dans coutumier, remontant à l’époque
les modalités mêmes de la compensation (en préislamique, mais qui a également des racines
particulier en ce qui concerne son montant). juridiques et théologiques puisque l’origine en
Mais c’est sur d’autres éléments que portera est rapportée dans la tradition islamique au
ma contribution. Après avoir présenté les rachat du sacrifice du père du Prophète
contours normatifs de la diya en islam, et plus (Chelhod, 1986, p. 141). Dans le Coran, la diya
précisément en Algérie et au Soudan, je est présentée comme un adoucissement, « une
prendrai deux exemples qui illustrent les faveur de la miséricorde de Dieu », à la loi du
aspects pratiques (pragmatiques) qui orientent talion (Sourate II « la vache », versets 178-
les décisions des acteurs (juges ou médiateurs, 179). Elle est prescrite uniquement en ce qui
mashûl) quant à l’application ou non du prix concerne l’homicide involontaire d’un croyant
du sang. Je discuterai en particulier de la sur un autre croyant. L’extension de la
question de la définition, toujours compensation à l’homicide volontaire relève
contextuelle, de l’intentionnalité en montrant quant à elle des hadiths, ensemble des dires,
que l’argumentaire religieux y est, tout au décisions, jugements et actes imputés au
moins dans les exemples étudiés, inexistant. Prophète et à ses compagnons. Ceux-ci font
état de plusieurs cas de diya – dans le cadre
Le prix du sang (diya) : cadre normatif d’homicides volontaires – auxquels le
Le prix du sang (diya en arabe, diyith Prophète est confronté personnellement
chez les berbérophones, diyeh dans le mode (Daaïf, 2006). Cette possibilité est reconnue et
turcophone) 1 est une des modalités de acceptée, mais pour ce faire, les ayants droit

étymologiquement « ce qui est versé en


1 La diya (plu. diyât), un terme coranique, qui dérive du compensation ».
verbe wadâ, de la racine WDY, signifie

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

de la victime (awliyâ’ al-qatîl) doivent accorder d’une manière très générale […] Dans un
leur pardon au meurtrier, et accepter une grand nombre de cas, le qâdî se réfère à des
compensation financière qui sera à la charge règles coutumières » (Chelhod, 1986, p. 26).
de celui-ci et non pas de son clan (‘âqila). En raison de son inscription dans la tradition
La diya fut ainsi reprise et discutée par islamique et plus précisément dans le Coran,
les divers fiqh, jurisprudences islamiques, de la diya a été intégrée aux droits pénaux
l’islam sunnite (hanafite, hanbalite, shafiite et étatiques de quelques pays ayant adopté la
notamment le fiqh malékite utilisé, entre sharîca (la loi coranique), tels l’Iran, l’Arabie
autres, en Afrique du Nord). Elle est Saoudite, le Soudan… Il faut enfin noter que
également reconnue dans la tradition shiite. la diya fait également, localement et parmi les
L’application du prix du sang varie selon les autorités religieuses, l’objet de débats et de
écoles. Toutes s’accordent, comme dans le reconsidérations quant aux modalités de son
Coran, sur le bien fondé de la diya s’agissant application actuelle. À titre d’exemple, en
de l’homicide involontaire. Certaines 2004, lors de la conférence internationale
concèdent plus de possibilités de procéder au pour la famille (Doha, Qatar), le grand
prix du sang dans le cas d’homicide théologien Yusuf al-Qardawi a défendu l’idée
volontaire. Les écoles hanbalite et shafiite que le montant du prix du sang devait être le
reconnaissent, par exemple, aux héritiers de la même pour l’homme et la femme. Cette
victime le droit de choisir entre le talion, prescription fut par la suite reprise dans le
lorsqu’il est applicable, et le prix du sang. Mais droit de l’émirat du Qatar 4 .
les jurisprudences hanafite et malékite
admettent moins le droit de se prévaloir du La diya au Soudan 5
prix du sang quand le talion est prescrit. Les Contrairement à l’Algérie, le Soudan –
héritiers peuvent cependant l’accepter si celui- qui se veut une république islamique – a
ci est offert par le coupable ou son groupe intégré la diya dans le cadre de son droit pénal.
(Anderson, 1951, p. 812). On retrouve dans L’inscription de la diya dans le code
ces jurisprudences des indications précises des pénal soudanais remonte à 1983, mais son
compensations, selon les cas, en cheptel ou en application actuelle relève des dispositions du
argent. C’est également en référence à la nouveau code pénal de 1991. Les conditions
coutume (‘ûrf) 2 , ou à ce que Joseph Chelhod et estimations de la diya sont donc définies par
appelle le droit coutumier 3 , en particulier ce dernier qui distingue deux types : la diya
bédouin, que se justifie la pratique du prix du complète et la diya aggravée, ainsi que la
sang, autant dans les pays ayant adopté la responsabilité juridique de la ‘aqila (le clan),
sharîca (loi coranique) que dans d’autres dont la définition intègre à la fois la parenté
régions du monde musulman où la loi agnatique, mais également l’assurance et
coranique n’est pas appliquée. Le ‘ûrf est
souvent utilisé, selon notre auteur, par le juge 4 http://www.islamonline.net/English/News/2004-
musulman (qâdî). Ainsi dit-il : « Le wergeld 12/24/article05.shtml;
[terme germanique définissant le prix du sang] http://www.courrierinternational.com/article/2009/04
/30/le-prix-du-sang
lui-même n’est envisagé, par l’Islam, que 5 Il est important de signaler que le prix du sang existe
aussi bien dans le Nord arabophone (diya) que dans le
2 Etymologiquement ce mot renvoie aux conventions Sud (sous d’autres appellations, cut chez les Nuer par
usuelles. Je dois cette précision à Abderrahmane exemple). Certaines compensations, en particulier celles
Moussaoui. ayant trait aux cas d’atteintes à l’intégrité physique, se
3 Ce dernier définit le ‘ûrf comme un droit non écrit font en dehors de tout arbitrage des tribunaux d’Etat.
qui règle les rapports avec autrui (Chelhod, 1971).

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

l’employeur, voire la corporation d'un an], 20 bint makhad [chamelles d'un an],
professionnelle. Dans l’article 43 du droit 20 bint Laboun [chamelles de deux ans], 20
pénal de 1991, relatif au jugement de la diya, haqqa [dromadaires de trois ans] et 20 jazaa'a
celle-ci peut être ordonnée par le juge dans les [dromadaires de quatre ans].
cas suivants : a. meurtre ou blessures
volontaires, si le talion (qisas) est abandonné La diya en Algérie
(par la victime ou ses ayants droits) ; b. Dans certaines régions de l’Algérie, et
homicide semi intentionnel ou blessures semi en particulier dans les zones sahariennes et
intentionnelles ; c. homicide ou blessures présahariennes, la diya est encore pratiquée
causées par négligences ; d. homicide ou bien qu’elle ne soit pas reconnue dans le
blessures causées par un mineur ou une droit algérien. Il s’agit donc d’une pratique
personne sans capacité de discernement. qui s’effectue parallèlement aux procédures
L’article 45 stipule les personnes responsables de la justice étatique. J’aborde ici plus
du règlement de la compensation : a. le précisément la manière dont la diya est
coupable dans le cas d’homicide ou blessures appliquée dans la région d’Ain Sefra (Sud
volontaires ; b. le coupable et son clan (‘aqila) Oranais). Je traite en particulier de la diya
dans le cas d’homicide ou blessures semi pour les affaires d’homicide involontaire et
intentionnelles ou causées par négligence. volontaire, et non pas les compensations
Dans ce même article, il est indiqué que le pour coups et blessures 7 .
clan comprend la parenté paternel du Localement, certains de mes
coupable, ou son assureur, les personnes interlocuteurs impliqués dans les affaires de
juridiquement responsables du coupable, et diya soulignent qu’il ne s’agit plus de diya à
l’employeur si l’offense a lieu durant la proprement parler. Dans le droit malékite et
période de travail. dans la coutume bédouine, la compensation
Le prix du sang, pour homicide, a été de la diya est en effet normalement de 100
estimé, en 2000, à un maximum de trois dromadaires pour un homicide involontaire.
millions de dinars (diya aggravée, lorsque Or, les montants des compensations dans la
l’homicide est volontaire et que la famille du région d’Ain Sefra sont nettement inférieures :
coupable accepte la compensation à la place environ 100 000 Da 8 , soit le prix de 10
du talion) et à un minimum de deux millions
(diya complète, lorsque l’homicide est moutons 9 , pour un homicide involontaire. Les
raisons invoquées sont d’une part la cherté de
involontaire, par négligence) 6 , soit environ la vie et d’autre part le fait que le coupable ou
10 000 euros dans le premier cas et 6 600 son assurance lorsqu’il s’agit d’accidents – et il
euros dans le second. La commission
soudanaise chargée de l’évaluation de la diya a
7 Lorsqu’il y a homicide, la justice d’Etat se saisit
ainsi procédé à l'estimation monétaire de son
obligatoirement de l’affaire. On notera cependant
montant, conformément à la jurisprudence qu’une grande partie des affaires de coups et blessures
islamique (école malékite), qui prend en involontaires et volontaires se règlent généralement
considération l'âge des dromadaires, afin que sans recourir à la justice étatique.
la diya comprenne 20 ibn makhad [dromadaires 8 Le salaire minimum est de 12 000 Da (environ 120
euros) en Algérie.
9 Je mets cette indication à titre comparatif. Le mouton
6 Edit pénal n°1 de l'an 2000. Sujet : évaluation aux ne constitue cependant pas l’unité de mesure actuelle
dispositions de la diya [prix de sang] et les moyens de de la diya. Il est toutefois intéressant de noter que le
l'exiger (traduction). Présidence du Corps judiciaire. mouton, et son sacrifice, jouent un rôle important dans
Bureau technique de la Cour suprême, daté du 13 mars les rituels de réconciliation (cf. également Ben Hounet
2000. 2010).

44
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

s’agit là des cas les plus fréquents – doit


encore payer à la famille de la victime les frais
relatifs aux dommages et intérêts prononcés
lors du jugement civil, ainsi que l’amende qui L’intentionnalité en question
aura été fixée lors du jugement pénal. La diya Comme on l’a vu, l’intentionnalité de
est surtout pratiquée localement lorsqu’il s’agit l’homicide conditionne l’application de la diya.
d’homicide involontaire. Il existe même un J’aimerais ici montrer que la définition de
système pour ces cas là : toutes les fractions l’intentionnalité ne va pas forcément de soi et
de la confédération tribale des ‘Amûr – qu’elle relève de considérations qui ne
confédération tribale qui est implantée dans la reposent pas nécessairement sur le droit
région d’Ain Sefra et qui constitue la majeure islamique ni sur la coutume (‘ûrf), ni même sur
partie de sa population 10 –, mais aussi avec l’argumentaire religieux. Je prendrai, pour
eux les habitants du qsar de Sfissifa (l’un des illustrer cette idée, deux exemples, l’un
villages traditionnels de la région) et les soudanais, l’autre algérien.
familles des Awlâd Ziad (un lignage implanté
dans la région depuis les années 80) Cas soudanais
contribuent à la diya 11 . Chaque fraction a un Il s’agit ici d’une décision énoncée par
ou deux médiateurs, responsables (mashûl) un juge à l’issu d’un procès ayant eu lieu au
chargés de collecter la somme qui sera donnée tribunal de Khartoum Nord et établie en date
à la famille de la victime. Celle-ci s’élevait à du 1er juillet 2007. Le procès en question porte
80 000 Da pour l’homicide involontaire d’un sur un homicide perpétré en 2005 dans le
enfant, 100 000 Da pour une femme et marché arabe de Khartoum, l’accusé s’étant
120 000 Da pour un homme. Elle a par ailleurs enfui d’un hôpital psychiatrique
récemment (début 2008) été fixée à 100 000 avant de poignarder la victime. L’objet du
Da quel que soit le genre et l’âge de la victime. procès fut de définir si l’homicide relevait du
Mais lorsqu’il s’agit d’homicide volontaire, ce meurtre (homicide intentionnel) ou s’il fut
système ne fonctionne plus et lorsque le involontaire (en raison de la probable
principe de la compensation est accepté par la démence de l’accusé). On suivra ici l’exposé
famille de la victime, il appartient seulement à de la décision, telle qu’elle apparaît dans sa
version écrite, et dans lequel il n’est pas fait
la famille agnatique 12 du coupable de réunir la
usage de référence au registre religieux, si ce
somme qui est souvent plus importante (entre
n’est en préambule avec la formule canonique
100 000 et 400 000 Da).
« Au nom de Dieu, Le Clément, Le
Miséricordieux », la décision se fondant sur des
considérations scientifiques (rapport du
10 Les ‘Amûr forment une confédération comprenant médecin légiste) et un argumentaire qui se
trois grandes tribus : les Swala, les Awlâd Salim et les
Awlâd Bûbkar.
veut logique/rationaliste et répondant aux
11 Les autres tribus et lignages de la région, tels les articles du code pénal soudanais (cf. annexe).
Awlâd Bûtkhill (habitants du qsar d’Ain Sefra) et les On extrait ici l’argumentation quant à
Awlâd Sid Tadj, ne participent pas à ce système. Ils la question de savoir comment définir
contribuent à la diya de manière indépendante. l’intentionnalité de l’acte : « l’accusé a utilisé
12 Localement, on parle de ceux qui portent le même
nom que le coupable et non pas nécessairement de la
un couteau exposé pour poignarder la victime
famille agnatique jusqu’au cinquième degré, les khamsa causant une blessure profonde au niveau du
mis en exergue par Joseph Chelhod pour les Bédouins thorax suivie d’une hémorragie intense. […]
du Proche-Orient (1971). Dans la déposition des témoins de

45
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

l’accusation, ces derniers constatent une sources juridiques sur lesquelles elle s’appuie
blessure au niveau du thorax et une et les normes du travail interprétatif qu’elle
hémorragie due à la blessure. Le rapport du suppose, qu’à réitérer le primat islamique du
médecin légiste confirme les faits. La cour a droit qu’il met en œuvre ». Ainsi, on constate
conclu dans ce cas qu’en raison de l’utilisation que la décision ne s’appuie sur aucun cas
du couteau au niveau du cœur (partie sensible inscrit, que ce soit dans la tradition islamique
du corps humain) et de sa localisation au (hadith), dans la jurisprudence islamique
niveau du thorax, l’accusé était conscient que classique, ou bien encore dans la coutume.
cet acte entraînerait la mort ». Passons maintenant au deuxième exemple,
On remarquera donc que la décision algérien celui-ci.
ne se fonde pas sur la personnalité de l’accusé,
ses éventuelles motivations, comme elle ne Cas algérien
fait que peu de cas du fait que l’arme n’était Lors de mon dernier séjour dans la
pas originellement en sa possession (puisqu’il région d’Ain Sefra (Mont des Ksour), en
s’agissait d’un couteau d’Oman exposé à la octobre dernier (2010), j’ai eu connaissance
vente). C’est bien des considérations plus d’un meurtre commis par un semi-nomade de
pragmatiques – la nature et l’emplacement du la fraction des Lamdabih et impliquant 5
coup porté – qui orientent la décision de la membres de la fraction des Awlad Shahmi (un
cour : avec comme raisonnement « logique » meurtrier présumé et 4 complices présumés),
que l’emplacement du coup porté indique la ce meurtre ayant eut lieu en mars 2010. Trois
conscience de la gravité de l’acte. tentatives de réconciliation ont été entreprises
L’accusé fut ainsi reconnu responsable et la par des notables de la région avec proposition
cour écarta l’hypothèse de l’instabilité de diya, en vain, le père de la victime refusant
mentale. C’est à dire que l’homicide ne fut pas toute possibilité de réconciliation entre
considéré comme involontaire, mais comme fractions impliquées et l’acceptation de la diya
semi intentionnel 13 . La personne fut ainsi avant que la justice ne se prononce. Le père
emprisonnée et soumise au paiement de la attendait en effet que soit éclairci, au niveau
diya aggravée. du tribunal, le rôle joué par les 4 autres
Cet exemple montre assez bien que, personnes pour mesurer le degré de
comme le note Baudouin Dupret, le juge (et la complicité et de préméditation du crime et
cour) « s’attache sans doute plus à manifester donc les possibilités de réconciliation, non pas
sa capacité à juger correctement, selon les avec les coupables mais avec leurs clans
standards de la profession, les contraintes d’appartenance. Le procès n’ayant pas encore
formelles qui s’appliquent à son exercice, les eu lieu, le différend restait encore ouvert et,
par mesure de précaution et pour prévenir
d’autres attaques, les tentes de la fraction des
13 Article 131/2 « Notwithstanding the provision of
section 130 (1), culpable homicide shall be deemed to
coupables, auparavant voisines de celles de la
semi-intentional in any of the following case: famille de la victime, furent déplacées à plus
(i) Where the offender commits culpable de 100 km. Ce cas de figure présente des
homicide under the influence of mental, psychological analogies mais se distingue également d’un
or nervous disturbance, which manifestly affects his autre cas ayant eu lieu au sein de cette
ability to control his acts.
131/3: Whoever commits the offence of
confédération tribale en 2006. Deux membres
semi-intentional homicide shall be punished, with de la fraction des Awlâd ‘Abdallah (tribu des
imprisonment, for a term, not exceeding five years, Awlâd Bûbkar, confédération des ‘Amûr)
without prejudice to the right of diya. avaient en effet tué deux membres de la

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

fraction des Lambadbih (de la même tribu). affaires d’homicide volontaire, tous m’ont
Ces deux homicides volontaires faisaient suite indiqué les deux éléments suivants : que les
à une dispute. Les coupables furent alors homicides avaient eu lieu « du coté de
emprisonnés. Les pères des coupables et les Fortassa » et à l’époque du printemps « rbi‘ ».
membres du clan des Awlâd ‘Abdallah Pas un seul ne m’avait indiqué les dates et
cherchèrent à engager une diya. Plusieurs emplacements exacts des homicides, comme
notables appartenant à la confédération des aurait pu le faire par exemple un commissaire
‘Amûr furent sollicités pour accompagner des ou un juge. Mais cette définition spécifique du
membres du clan des Awlâd ‘Abdallah et cadre spatio-temporel des homicides est en
obtenir un règlement du conflit latent. Après soi une justification/interprétation de
maintes sollicitations et pressions des l’intentionnalité. En effet, l’expression « mjit
notables, les familles des victimes acceptèrent Fortassa », « du coté de Fortassa », indique
la compensation. que les homicides ont eu lieu loin de la ville
Ce qu’il y a d’intéressant dans ces deux principale (Ain Sefra), dans un espace dévolu
cas, ce n’est pas tant l’issue distincte, le fait au pastoralisme, à proximité par ailleurs de la
que la diya fut acceptée dans le cas survenu en frontière marocaine (et donc également dans
2006 et refusée, tout au moins jusqu’à présent, un espace de contrebande). Quant au terme
dans celui de 2010. Ce qui interpelle c’est bien « rbi‘ », il indique que les affaires ont eu lieu au
l’implication des mashûl, des médiateurs, printemps, autrement dit à la période durant
responsables de la compensation, appartenant laquelle les pasteurs nomades sont en quête de
aux différentes fractions, dans ces affaires. En pâturages pour leur bêtes, donc une période
effet, la plupart des mashûl que j’ai eu à potentiellement conflictuelle. Nombreux
interroger m’indiquait qu’ils ne s’impliquaient furent par ailleurs les mashûl qui m’évoquèrent
pas dans le cadre d’homicide volontaire (qatl la mauvaise foi des différents protagonistes.
‘amdi), à moins qu’il ne s’agisse d’un membre En d’autres termes, le fait que les affaires
de leur propre clan. Or, les cas présentés, sont aient eu lieu sur un tel espace et à une telle
à priori, des homicides volontaires. période implique que les homicides sont
J’expliquerai ici que les conditions spatio- davantage considérés comme semi
temporelles des homicides impliquent chez les intentionnels. Si les homicides avaient eu lieu
mashûl une autre interprétation de en ville ou à une autre période, ils auraient été
l’intentionnalité. Utilisant le concept de probablement qualifiés d’intentionnels et les
nomosphere, Bertram Turner montre par mashûl ne se seraient pas impliqués.
exemple les incidences de la dimension *
spatio-temporelle dans le cadre d’une affaire Ces deux cas illustrent bien que la
d’alcoolisme et de dispute survenue de nuit et qualification de l’intentionnalité ne repose
à proximité d’un marché villageois de la aucunement sur l’argumentaire religieux. Les
région du Souss marocain 14 . acteurs sont ici inscrits dans différentes
Lorsque j’ai discuté avec les différents logiques propres aux contextes dans lesquels
mashûl de leur implication dans le cadre de ces opèrent les règlements des affaires (cour de
tribunal dans un cas / arrangement
conciliatoire hors tribunaux dans le second).
14 Bertram Turner, « Religious Subtleties in Disputing: Les arguments renvoient par ailleurs à des
spatiotemporal inscriptions of faith in the nomosphere
in rural Morocco », papier présenté au colloque Religion interprétations situées et spécifiques : recours
in Disputes, Max Planck Institut, Halle, 27-29 octobre aux témoins et médecin légiste dans le
2010.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

premier cas ; connaissance du contexte spatio- Chelhod, Joseph, 1971. Le droit dans la société
temporel dans le second cas. bédouine, recherches ethnologiques sur le ‘orf ou droit
coutumier des Bédouins. Paris, Marcel Rivière et Cie.
Chelhod, Joseph 1986. Les structures du sacré chez les
Arabes. Paris, Maisonneuve et Larose.

Daaïf, Lahcen, 2006. « Le prix du sang (diya) au


premier siècle de l’islam ». Hypothèses, n°1, p. 329-
342.

Références bibliographiques Drieskens, Barbara, 2005. « What happened?


Stories, judgements and reconciliations ». Egypte
Anderson, James Norman Dalrymple, 1951. « Monde Arabe, n° 1, p. 145-158.
Homicide in islamic law ». Bulletin of the School of
Oriental and African Studies, vol. 13 (4), p. 811-828. Schlee, Gunther, 2002. « Régularités dans le chaos.
Traits récurrents dans l’organisation politico-
Ben Hounet, Yazid, 2010. « La diya (prix du sang) : religieuse et militaire des Somali ». L’Homme,
gestion sociale de la violence et logiques n° 161, p. 17-50.
sacrificielles en Algérie (Sud-Oranais) ». Annales de
la Fondation Fyssen, n° 24, p.196-215. Tyan, E., 1965. « Diya », Encyclopédie de l'Islam,
tome II. Leiden, E. J. Brill ; Paris, Maisonneuve &
Larose, p. 350-352.

Annexe : Décision du tribunal de Khartoum Nord (1er juillet 2007)

Au nom de Dieu, Le Clément, Le Miséricordieux

La décision se résume et est établie en date du 1/07/2007.

L’accusé Haitam O. marchait dans une ruelle du centre de carburant au marché arabe de
Khartoum, au sud de la Grande Mosquée, après s’être évadé du centre psychiatrique (kûbar). Il
rencontra le défunt Abderrahmane E., et voyant en lui et en les autres passants des monstres qui
voulaient le dévorer, il prit un couteau d’Oman, exposé à la vente, et poignarda Abderrahmane E.
dans le dos, puis se rendit. La victime fut envoyée à l’hôpital où elle mourut. Une autopsie fut
ordonnée suite à cet événement.
L’accusé était dans un état psychologique lamentable et fut l’objet de traitements pour être en
mesure de répondre de son acte. Il fut interrogé sur la base des faits attribués selon l’article 130
du code pénal. Dans sa déposition, il prétendit qu’il n’était pas conscient et qu’il ne pouvait pas
être légalement responsable. La cour, dans les débats qui ont suivi, s’est référée à l’article 129 du
code pénal qui se lit comme suit : « l’homicide, c’est donner la mort à une personne en vie avec ou sans
préméditation. Et le meurtre (homicide volontaire), c’est donner la mort avec l’intention de la donner ». Comme il
est stipulé dans l’article 130 du code pénal qui se lit comme suit : « le meurtre (homicide volontaire) c’est
1. donner la mort à une personne en vie ; 2. la préméditation de l’acte d’ôter la vie ; 3. la relation de l’acte avec la
mort ».
La cour a débattu des faits suivants : l’accusé Haitam O. a-t-il poignardé la victime Abderrahmane
E. ? La réponse fut « oui ». Les témoins de l’accusation ont affirmé avoir vu la victime poignardée

48
dans le dos au marché arabe en présence de la police et elle fut transportée à l’hôpital où une
autopsie fut ordonnée. Le rapport de l’autopsie révèle une plaie au niveau de la cage thoracique
d’une profondeur de 9cm et d’une largeur de 1cm du côté gauche. On a constaté aussi une plaie
au niveau du diaphragme, et le ventricule gauche du cœur est transpercé. Les causes du
décès sont la plaie au niveau du cœur et une hémorragie due à la blessure. Le document est signé
par le médecin légiste Dr. Akil Ennour S. E., en date du 01.07.2005.
Le deuxième débat tenta de déterminer si l’accusé avait l’intention de donner la mort au défunt.
L’intention est définie par l’article 3 du code pénal et sur la base du cas référencé
« Gouvernement du Soudan contre Aissa A. M. Vol n°72, p. 74 » : l’accusé a utilisé un couteau
exposé pour poignarder la victime causant une blessure profonde au niveau du thorax suivie
d’une hémorragie grave. […] Dans la déposition, des témoins de l’accusation constatent une
blessure au niveau du thorax et une hémorragie due à la blessure. Le rapport du médecin légiste
confirme les faits. La cour a donc conclu qu’en raison de l’utilisation du couteau au niveau du
cœur (partie sensible du corps humain) et de sa localisation au niveau du thorax, l’accusé était
conscient que cet acte entraînerait la mort.
Le troisième débat enfin chercha à savoir s’il y avait relation entre l’acte et la mort de la victime.
La réponse fut « oui ». Les témoins de l’accusation ont affirmé que la victime est tombée suite à la
blessure avec le couteau et qu’elle est décédée suite à cela dans la même journée après le coup
porté par l’accusé à la victime avec un objet tranchant (pièce à conviction n°2). Il n’y a pas
d’évidence que d’autres éléments aient entraîné la mort de la victime.
Après qu’il ait été prouvé que l’accusé eût commis un acte puni par l’article 130/2 du code pénal
et qu’il ne fût ni dans un état de légitime défense, ni provoqué par la victime, il nous faut débattre
quant à l’instabilité mentale, et nous posons la question suivante : est-ce que l’accusé était sous
l’influence d’une instabilité mentale, psychologique ou nerveuse à un degré tel qu’il en était
incapable de maîtriser ses actes ? Les témoins de l’accusation ont affirmé que l’accusé au moment
des faits était psychologiquement instable, ses habits étaient déchirés et étaient sales. Cette
déposition fut confirmée par le psychiatre qui déclara qu’il (l’accusé) était interné à l’hôpital
psychiatrique où il suivait un traitement avant de s’évader et de commettre son crime et ajouta
qu’il fut transféré d’un autre hôpital sous la recommandation d’un autre médecin (Dr. A.), sa
famille se plaignant qu’il était violent et psychologiquement instable. Il était aussi alcoolique. Il a
été interné sur la base de ce comportement. Dans un premier temps, il murmurait à l’hôpital, ce
qui voulait dire qu’il entendait des voix. Après le traitement, les murmures ont disparu. On
constate aussi que l’accusé avait, sans aucune raison, des crises de violence. Cette déclaration fut
confirmée par son frère, qui déclara à la cour qu’ils étaient, lui-même et sa soeur, victimes de
violence de la part de l’accusé avant qu’il ne soit interné.
L’accusé fut reconnu responsable et la cour écarta l’hypothèse de l’instabilité mentale en se basant
sur l’article 2/131 du code pénal qui définit la préméditation. Il fut reconnu coupable en vertu du
code pénal de 1991.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

Tracing the Spider’s Web: The Role of the Judge in Tunisian


Divorce Cases
Sarah Vincent-Grosso
PhD Candidate, Department of Anthropology
London School of Economics and Political Science

Khaled and Rachida (1) far from wishing to appear rude, the misplaced phone
call was a strategy employed by the judge to cope with
Behind the closed doors of the Family Judge’s office, the frustrations encountered when carrying out this
Khaled and Rachida sit facing each other on leather task of reconciling couples or, as some of the judges
chairs huddled in anoraks and jeans to protect them saw it, of saving families, a task which he personally
from the cold. In the early stages of their divorce case, endows with a great deal of moral significance.
they have come for their first compulsory reconciliation
session with the judge. Both earn a decent salary If law is a ‘spider’s web’, 3 as Latour
(around 500 dinars 1 per month), he as a salesman, has suggested in an enticing metaphor, what
she as an accountant. He has remained living in their can be learned about its nature by following
home in the pleasant, seaside area of Ben Arous. the activities of spiders? Or at least by
Rachida has moved in with her brother. They also following one of the potential spiders who
have a baby daughter who Khaled has not seen for 6 weave and retrace its filaments, reproducing
weeks, as she has been sent to live with his wife’s and reshaping its intricacies in practice?
parents outside the capital. The interconnectedness implied by the
image of the web is of particular appeal
As it is Khaled who filed for divorce (without recalling Mitchell, who found that drawing a
grounds 2 ), the judge turns to him first to ask about dividing line between legal structure and
the reasons for their dispute. The troubles began when ‘society’ ‘fails to correspond to the
they left their rented flat and moved into a storey above complexities of what actually occurs, where
his parent’s house, in spite of his promise that they code and practice tend to be inseparable
would live independently. The judge, who has been aspects of one another.’ 4
leaning back against his chair and fumbling with his Following spiders helps to unveil the
mobile phone, finally begins to make a call as Rachida falsity of this dichotomy in practice. The
starts telling her side of the story. Startled by this spider that this paper will focus on is the
seemingly rude behaviour, I search the litigants’ faces judge, or more specifically the Tunisian
for signs of a reaction. Later on, I would discover that, Reconciliation Judge who appears in the
opening sketch. By exploring his frustrations
and strategies, it aims to demonstrate how the
1 Equivalent to 259 euros or just over twice the judge serves as a crucial bridge between the
Tunisian minimum wage. ‘legal’ world inside the court and the ‘social’
2 There are three types of divorce available to men and
world that is deemed to lie outside it. Based
women alike in Tunisia. Couples may divorce by
consent, without grounds or for harm. The litigant
filing for divorce without grounds must pay his or her
spouse compensation. The litigant filing for divorce for
harm may receive compensation for the harm suffered,
provided they are able to provide sufficient evidence of 3 Latour, 2010, p.277
this. 4 Mitchell, p. 76

50
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

on ethnographic fieldwork 5 in the Court of draw on particular forms of ‘social’


First Instance of Ben Arous in the chamber knowledge in his work. Equally, litigants
dealing with Personal Status matters, 6 the display their understanding of the need to win
paper will focus on the reconciliation sessions the trust and support of the judge. A great
that are compulsory before a couple are deal (the divorce settlement and the custody
entitled to divorce. Specifically, I will draw on of the children) is at stake in persuading him
my observations of these sessions and that you are a ‘good’ moral person and a
interviews with judges and litigants. To ‘good’ husband or wife and that your spouse
perform his 7 role as ‘Reconciliation Judge’, a is not. During these sessions, the judge writes
judge must be present both as ‘legal’ and a summary of what has been said that is
‘social’ actor; he must be able to decipher the signed by the litigants; as these documents
performances of the litigants who enter the enter the divorce files and can be used as
court, situating them within a far broader legally-valid evidence, it would be unwise for
context. litigants to state anything that may be noted
All the time the judge is engaged in by the judge and used against them. This
tracing these webs, he remains within the law. procedural fact contributes to a seemingly
The legal code remains silent and does not unavoidable paradox summed up by one
define either ‘harm’ 8 or ‘marital duties’, judge: ‘the status of judge and the function of
concepts which are central to these divorce reconciliation are incompatible.’ As he put it,
cases and to the arguments used by litigants as he saw his role in these sessions as “not to
they strive to win a favourable divorce judge them, but to make them get on.”
settlement. By defining ‘marital duties’ Consequently, it is not surprising that there
according to ‘custom and habit’, the legal may be “camouflage”, to use the judge’s term
code leaves the judge considerable and to find that the couple do not want to
interpretative power 9 and requires him to talk about the “real reason.”

Under the Camouflage


5 Field research was partially funded by a Sutasoma The apparently misplaced phone call
Award from the RAI. All names and some identifying during the session was a strategy aimed at
details have been changed.
6 Fieldwork took place between May 2007 and tearing down this ‘camouflage’ in order to get
December 2008 and was carried out both in the court to the ‘real reasons’ for the divorce and to
and in a lower middle-class neighbourhood in the locate the couple socially to try to reconcile
court’s jurisdiction. Ben Arous forms part of Greater them. The judges I interviewed echoed a
Tunis. sense I had felt in the neighbourhood: a sense
7 It is of note that both male and female judges are

present in Tunisia. The male pronoun is used here to


of unease based on the difficulty of locating
reflect the gender of the judges discussed in this paper. people socially and knowing who to trust,
8 Further relevant dispositions in the legal code and given changing patterns of sociality in the
jurisprudence coupled with the need to produce legally rapidly expanding urban jungle. The proximity
valid evidence do restrict the judge’s interpretative they craved and felt necessary to their task
space in defining ‘harm’ in divorce cases. For a more
detailed discussion see Vincent, Maktoub’: An
had been replaced by distance.
Ethnography of Evidence in a Tunisian Divorce Court, A key source of identification for
in Voorhooeve (ed.), Family Law in Islam: Divorce, many of my informants was place of origin,
Marriage and Women in the Muslim World, inherited via the patriline. However,
Forthcoming. increasingly, place of origin does not
9 See Voorhooeve’s chapter in the above volume for a

detailed discussion of factor’s curtailing and opening


correspond to place of residence or place of
these interpretative spaces. birth. Over the last few decades, waves of

51
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

migration from the country to the city saw the performances speak to an implicit
population of Ben Arous grow such as to understanding of which arguments will be
merit opening its own Court of First Instance compelling to the judge and are underpinned
in the mid 1980s. As a judge explained, ‘the by a common sense of shared morality.
majority of people in Ben Arous and Greater Khaled and Rachida (2)
Tunis come from all over Tunisia.’ The
Family Judge gains an idea of the litigants Rachida complains that she and Khaled had agreed to
from the information included in the file: job, live away from his family, but that he had made her
salary, level of studies, where they were born move in next to his parents when she was heavily
and age. This enables him to place them in pregnant. The judge tells her that she is wrong: “you
socio-economic categories: ‘well-off, middle, cannot reject his family”. She reassures him that she
poor.’ The former judge, however, found that does not reject them; she goes to them for Aid. But she
this information does not make up for other cannot live there as they restrict her freedom.
social clues that are lacking; it cannot tell him
whom to trust: ‘after five minutes with them, After she gave birth, her family managed to reconcile
I find that they have no character. They try to them and she returned to live with her husband on the
run away. They do not want to give me any promise that his father would allow her independence
information I could use to reconcile them… and freedom. In spite of this, his mother interfered.
we cannot distinguish between right and “His mum asked, ‘are his clothes washed?’” explains
wrong… They wear masks.’ I could not help Rachida. “Who is responsible for my husband? Me or
wondering whether this unsettling his mum.” The judge, trying to calm her, says, “If my
heterogeneity of population was contributing mother asked my wife that, she would just say yes and
to an orientation towards norms or ideals, she knows how to treat her.” Rachida insists that she
which are increasingly homogenized at a tried to love her mother-in-law, but she interferes in
national level. Some parts of the wider web their intimate relationships, even coming up to visit
have become inaccessible; other threads must them at 5am.
be traced, and may be strengthened, instead.
By the end of my time observing the Khaled retaliates by claiming that she neglects her
court, the Family Judge had decided to carry duties: “She goes out all day and leaves the baby with
out all the reconciliation sessions himself, my mother. From 8am- 6pm. She wants me to erase
rather than delegating some of them to his my mum and dad from my life. My mother cooks us
colleagues. He was willing to take on this dinner. She thinks …. My mother dominates me. My
heavy workload due to the responsibility he wife left the baby in Sousse with her parents.”
felt. He did not want to ‘divorce people he
had never seen.’ ‘If I can see them, I can see The judge asks the husband again if he wants to
their situation and who is right,’ he explained. divorce. Rachida speaks over his reply saying that
‘It is not the same just seeing the documents. their daughter is ill and that she was thrown out. The
It is personal status law, so you need to know judge asks her if she agrees to divorce. (If she agrees,
the person.’ In the face of increasing distance, the couple can divorce by consent; the case will be able
he seeks proximity with those he must judge. to progress more quickly, but she will lose her
Acknowledging that much remains entitlement to compensation). Rachida replies, “I don’t
camouflaged, what are Khaled and Rachida want to divorce. If I did, I would have asked for the
willing to reveal in front of the judge? How divorce from the start. Do you men marry women for
do they attempt to persuade the judge that their salaries?” She claims that she has evidence that
they are ‘right’ and their spouse is ‘wrong’? he caused problems for her at work.
Which masks do they put on? Their

52
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

She adds: “When he tastes my food, he says it is not needed to sustain the material needs of the up
delicious and his mother cooks better. He is not and coming middle-classes. Working mothers
diplomatic. I don’t care about money. I have paid may well leave their children with their
maintenance since I married and don’t keep mother-in-law during working hours. The
count/accounts.” judge appears sympathetic to these
contradicting demands as he encourages
Rachida and Khaled enter into a battle Rachida to be patient with her husband’s
over which of them has failed to carry out family. Following the webs back to his
their marital duties. They orientate their personal life, he uses his own wife to depict
discussion around those ideals of marital roles an ideal model of behaviour.
which are deemed not only to be Although I observed 61 reconciliation
comprehensible to the judge but find backing sessions, the judge only saw a glimmer of
in law. The husband, as head of the hope and actively sought to reconcile the
household, 10 has a legal obligation to provide couple in 8 of these. Among these, Rachida
for his family; equally, all my informants and Khaled were one of three couples where
unanimously agreed that maintenance is a the heart of the problem seemed to lie
male duty, just as caring for children and between the wife and the husband’s family. In
preparing the dinner are female duties. Given each of these cases, the judge put the onus on
the difficulties of locating litigants and the husband to smooth out the relationship
knowing who to trust, these arguments between his wife and parents to enable the
surrounding marital duties both speak of marriage to continue.
material issues and constitute a moral
discourse seeking authority in the eyes of the Rachida and Khaled (3)
judge. By appearing to be a good wife and
mother, Rachida not only strives to improve Rachida and Khaled argue between themselves, whilst
her divorce settlement, but she simultaneously the judge makes another phone call. Khaled says that
builds her moral authority in the hope of the real problem lies with his parents. She tells him
gaining his trust; she seeks to present herself that he has no “character”. He replies that he has a
as a good, moral person. As we will see, “moral obligation” as they are his parents.
Khaled performs a similar role, stressing his
‘moral’ obligation to his parents as a good Judge to Khaled: “Women are women. You must stop
son. your mum, if she crosses her boundaries. It is not for
However, marital roles have been the court to do this. Now I will give you advice about
shifting in practice, 11 due to factors such as women. Sometimes a mother does not know her
female education and unemployment. boundaries. A mother tries to... you must tell her,
(Rachida, who holds a Master’s degree, is when she goes too far. Can you get your wife and
better educated than her husband). In mother to agree?”
addition, material reality does not often allow
for the ideal to be realised. For financial Khaled: “She thinks that everything my mother does is
reasons, young couples may be required to a mistake.”
live with in-laws. Two salaries are frequently
Judge to Khaled: “This is all down to you. This is
your duty and you failed! As I see it, there is no
10Article 23, Personal Status Code. problem between you as a couple.”
11 Given the scope of this paper, here I am merely
hinting at a subject worthy of far more nuanced and Khaled: “It is a problem between my parents and my
detailed debate.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

wife. But I feel now that she does not respect me.” ‘Passion is the least appropriate term
to describe the attitude of judges in
Rachida: “Your parents dominate you and you just the course of a hearing … leaning
watch.” back in their chairs, attentive or
asleep, interested or indifferent, the
Judge to Khaled: “Don’t you try to convince yourself judges always keep themselves at a
that these are not real reasons. I will give you another distance. Only the claimants suffer to
reconciliation session. Think how you imagine your any degree.’ 12
life. What differentiates between men? There is no
success, unless you can resolve problems. People The question remains as to whether
management. Especially for men, more than for the differences between Latour’s judge and
women, marriage, parents, colleagues etc. Each man the one described here result from a
has power.” difference in methodological approach or the
contrasting contexts of different types of law
The judge’s advice seems to address and different cultures. Whilst acknowledging
Khaled’s fear that his wife no longer respects these differences in context, this depiction
him. It also reflects an understanding of nonetheless provides a foil to allow me to
expected marital roles, as opposed to actual draw out some of the features of my spider-
marital roles, given the increasing like judge. Needless to say, I did not find my
impossibility of fulfilling these in the judge distant or indifferent; litigants and
prevailing economic climate. Amidst what can lawyers repeatedly emphasised the importance
be presumed about their material of his role and his powers of interpretation
circumstances, that they are constrained to and did not expect to find him indifferent
live with his parents and that her salary is either. If anyone could have been seen to
essential to the household, the ideal, gendered keep themselves at a distance, it was the
division of labour cannot be upheld. Instead, litigants rather than the judge.
the judge spins another thread, offers another By emphasizing the personal in
possible path to enable Khaled to restore his personal status, the Family Judge sought to
injured masculinity, emphasising that he must maximise his proximity with the divorcing
manage the relationship between the women litigants, a proximity he deemed vital to carry
in his life; ‘each man has power.’ out his work successfully. One judge summed
* up the difficulty of these cases for the judges.
The judge’s ability to get under the In his opinion, he felt that our assiduous and
camouflage and remove the litigants’ masks well-respected Family Judge, ‘must sacrifice
relies on his capacity to act as a spider and himself and his family’ by working on divorce
navigate the multiple webs that extend out cases. ‘It is not easy making a ruling that will
from his office. His frustrations arise from split up a family.’ Caught up in the web that
parts of the web that appear cut off. His binds and that enables him to understand the
strategies develop from his ability to navigate litigants’ problems, he too may suffer.
the intricate threads of the ideals and practice The interactions described between
of marriage and to spin his own lines to help the judge and litigants are framed, if not
catch the litigants before they are lost. determined, by the legal process. The
‘complexities of what actually goes on’ 13 , the
Latour, describing the judge at the French
Conseil d’Etat, wrote that:
12 Latour, 2004, p.78
13 Mitchell, supra.

54
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

interconnectedness of the web that the spider


has to trace, are acknowledged in the legal
code that defines ‘marital duties’ according to
‘custom and habit.’ This acknowledges the References
impossibility of providing a satisfactory
definition for ‘marital duties’ or ‘harm’, Latour, Bruno, Scientific Objects and Legal
concepts as perpetually in flux as the Objectivity in Pottage & Mundy (eds.), Law,
economic and social webs in which they are Anthropology and the Constitution of the
held. The significance of the role of our Social: Making Persons and Things,
spider, required to traverse complex webs in Cambridge University Press, 2004.
search of understanding and proximity, would
seem to arise as the logical conclusion of this. Latour, Bruno, The Making of Law: An
Simultaneously, in navigating the web in Ethnography of the Conseil d’Etat, Polity Press,
certain ways, the spider contributes to its (2002) 2010.
design; spinning new threads to strengthen
the old in these reconciliation sessions, the Mitchell, Timothy, Society, Economy and the State
nature of the web itself is perpetually Effect in G. Steinmetz (ed.), State/ Culture:
reinforced and rewritten as this particular legal State-Formation after the Cultural Turn,
process is carried out in practice. Cornell University Press, 1999, pp. 76.

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

An ethnomethodological study of judicial interpretation in Tunisia


The case of paternity law
Maaike Voorhoeve
PhD candidate, Law Faculty
University of Amsterdam

Directly after Tunisia’s independence even if the judge appoints other sources such
in 1956, the new president Habib Bourguiba as legislation or jurisprudence. In this way, the
issued the Personal Status Code (PSC, 1956). 1 observers pretend to know more than the
This code has often been called ‘secular’ 2 , as observed: they look from the outside at what
‘[t]he whole tenor of the [PSC] ran counter to judges do. 9
traditional Muslim jurisprudence’. 3 Moreover, This study examines Tunisian judicial
it applies to all Tunisians regardless of their decision-making from within, following
religion 4 , and the code does not provide that Garfinkel’s approach. Garfinkel investigated
in case of lacunae, judges should have the rules that organise everyday activities,
recourse to the fiqh. 5 following the actor’s accounts. 10 In the
Nevertheless, Tunisian authors argue footsteps of Garfinkel, I examine what rules
that judges continue to apply sharîca to judges appoint for the organisation of their
interpret personal status law or even contra activity of adjudication. 11 This is done on the
legem. 6 For example, Hafidha Chekir argues basis of material collected during fieldwork in
that ‘in all cases, when it concerns the Tunisia (2008 - 2009), consisting of decisions
interpretation of the PSC, the judge refers to from several Courts of First Instance (CFI),
Islamic law. C’est là une constante.’ 7 This interviews with family judges and the
situation made Yadh Ben Achour conclude observation of court sessions. I focus on
that judges do not consider themselves bound paternity cases.
by legislation, which leads to an ‘échec de l’Etat
de droit’. 8 The adjudication of paternity cases
The statement that judges continue to One morning, when I was attending sessions
apply sharîca in personal status cases is run by the adoption judge at the Cantonal Court in
interesting, but its foundations are Tunis, an 18-year-old girl came in with her mother,
problematic. The authors in question argue aunt and uncle (sister and brother-in-law of the
that a judge applies sharîca if the decision mother). The mother demanded that her daughter be
resembles what the authors perceive as sharîca, adopted by the aunt and uncle. She told the judge that
the girl was born out of wedlock, and that the mother
had not seen the girl’s father in years. The girl said
1 Law of 13 August 1956, published in Journal officiel
that she was happy to be adopted by her aunt and
tunisien, n° 104, 28 December 1956 uncle, as she had been much with them all her life,
2 Sana Ben Achour writes ‘None of the family codes

that followed [the PSC] can be compared with it, not


spending a few days a week at their home, playing
even the Moroccan Mudawwana that was recently issued with her cousins.
(2004). More by what it grants, the PSC is remarkable ‘But why adoption?’ the judge asked. The
for what it rejects. Fact is, that it pushed forward, girl explained. As she was born out of wedlock, she
unlike any other code, a secular logic […] [curs. MV].’ did not have a family name (her mother’s name was
Sana Ben Achour, 2005-2006, p. 55.
3 C. H. Moore, 1965, p. 51 inscribed on her birth certificate, but a child does not
4 Law n° 57-39 of 27 September 1957 obtain his or her mother’s family name). Having
5 See for example Article 400 of the Moroccan finished high school at eighteen, she was looking for a
Mudawwanat al-usra.
6 Kalthoum Méziou, 1992, p. 268, Mohamed Moncef

Bouguerra, 2005, p. 567, Sana Ben Achour, 2007. 9 Baudouin Dupret, 2005
7 Hafidha Chékir, 1986, p. 449 10Harold Garfinkel, 1967
8 Yadh Ben Achour, 1990, p. 69-71 11Baudouin Dupret 1998, 2005, 2006a and 2006b

56
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

job. However, whereas other Tunisians obtain an ID- provision would also allow the judge to effect
card at the age of eighteen, she could not, due to the a bond of legal paternity if it is clear that the
fact that she did not have a family name. Therefore, it child is born out of wedlock. In this case, the
was impossible to have a job legally, as she did not judge would be able to apply Article 68 PSC if
have a social security number either. For this reason, the father states that he is the biological father
she needed to be adopted, as she would then be able to of the child (recognition) or if witnesses
use her uncle’s family name. But her life would testify that the mother was having a
continue as it had always been: she would move relationship with a certain man (witness
between her mother’s house and the home of her soon declaration). In this case, effecting a bond of
to be adoptive parents. 12 legal paternity would have the sense of a legal
confirmation of biological paternity.
If the child’s birth certificate does not If, however, Article 68 PSC only
mention the father’s family name, the Family applies to legitimate children, this would
Chamber at a CFI can summon the civil mean that a judge will only summon the civil
servant to register a family name on the servant to inscribe the father’s name on the
child’s birth certificate. As is shown by the child’s birth certificate if the child is born
case described above, a family name is crucial during marriage. Normally in these cases the
to obtain full citizenship. Besides, it involves father’s name is registered on the birth
important financial rights vis-à-vis the father. certificate. But if for some reason it is not, the
Inscription of a family name on the judge could apply Article 68 PSC on the
child’s birth certificate can be requested on grounds that recognition or witness
different grounds, namely Article 68 PSC, the declaration established that the parents were
‘Law concerning the attribution of a family married at the moment of the child’s birth. In
name to abandoned children and children of this case, the recognition or witness
unknown descent’ (introduced in 1998, declaration would not concern the paternity,
hereafter: the 1998 law) 13 and adoption (law but the marriage.
of 1958). 14 My study focuses on the My material shows the following
application of Article 68 PSC and the 1998 interpretation of this provision and the
law. sources invoked for this interpretation by
judges.
Article 68 PSC In a case treated by the CFI Tunis, the
Article 68 PSC provides that ‘paternity man demanded application of Article 68 PSC,
(nasab) is proven by the bed (al-firash), or by arguing that he was the biological father of his
recognition (iqrar) by the father, or by the little girl Emna, and that he had married the
testimony of two or more reliable witnesses’. mother three years after Emna’s birth. The
The question arises whether this Article only Court stated that Article 68 PSC provides that
applies to legitimate children, in the sense that paternity can be effected on the grounds of
legitimate paternity is proven by the three ‘the bed’, recognition and testimony, and that
means mentioned (unclear). Let me explain. as ‘the bed’ in the context of Article 68
If Article 68 PSC applies to both denotes ‘the marital bed’, the man’s
legitimate and illegitimate children, the recognition of his biological paternity can
only bring about legal paternity if the child is
12 Adoption session, President of the Cantonal Court
born during marriage. 15
Tunis, 27 August 2009
This decision only mentions Article 68
13 Law n° 98-75, 28 October 1998, revised by law no PSC as the rule that organises the act of
2003-51, 7 July 2003 adjudication. The lack of argumentation
14 Law n° 58-27 of 4 March 1958. The Public Guardian
shows that the case is perceived as a matter of
can also provide the child with a name, which is routine: as he does not deviate from his
generally a name derived from their place of birth (e.g.
‘Sfaxi’ for a child from Sfax). Previously, former
president Bourguiba attributed his last name to
children born out of wedlock (‘the children of
Bourguiba’). 15 CFI Tunis, 6 January 2009, 71289 (unpublished)

57
Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

routine, the judge does not feel obliged to born out of wedlock. 19 In response, the ‘Law
explain his act. 16 concerning the attribution of a family name to
In a second case where the couple got abandoned children and children of unknown
married after their children were born, the descent’ was introduced in 1998. This law,
argumentation is more developed. The Court concerning illegitimate children only, did not
argues: replace Article 68 PSC: they stand side by
‘the benefit of legal paternity is not awarded in side.
the forbidden way (tariq muharram), as is The 1998 law provides that if
imposed by the Tunisian legislator (al-tashri‘ al- biological paternity is proven (by recognition,
tunisi) […] and this legal principle/sharîca testimony or a DNA test), the child has the
principle (al-qa‘ida al-shar‘iyya) is affirmed in right to the biological father’s family name.
jurisprudence (fiqh al-qadha’) in a number of This has consequences for marriage
decisions from the Court of Cassation.’ 17 impediments, and possibly for guardianship
Although the difference with the previous and custody, but most importantly it involves
case does not become clear from the decision, the father’s duty to pay child support (Articles
the argumentation shows that this time, the 3 bis and 5). However, the law is silent about
court does realize that it has discretionary inheritance rights. In this sense, the 1998 law
powers. The first argument is that the Court does not effect ‘full’ paternity. The following
of Cassation decided that such cases are not cases show how judges deal with this gap in
covered by Article 68 PSC. The second the law.
argument is less clear: the term tariq muharram In three cases where the Public
(‘the forbidden way’) might point at the law Prosecutor demanded application of the 1998
(‘forbidden’), but Tunisian legislation does not law, the two different Family Chambers at the
prohibit sexual relations between people who CFI Tunis attributed the father’s family name
are not married to each other, except in only, depriving the child from child support,
specific situations (sex with a minor, let alone inheritance rights. 20 There is no
homosexuality, rape, or adultery). 18 As the further elaboration of reasons for this
case at hand did not concern one of these restriction.
situations, it seems that ‘the forbidden way’ In cases where the plaintiff demands
does not denote ‘legally forbidden’, but makes full paternity on the grounds of the 1998 law,
reference to another source of normativity. decisions do elaborate on the question why
This is affirmed by the term al-qa‘ida al- full paternity is not covered by the 1998 law.
shar‘iyya: ‘shar‘iyya’ could literally mean ‘lawful’ The CFI Sousse explains that ‘Article 68 PSC
or ‘according to sharîca’. As the law does not provides that paternity is proven by three
prohibit to have a child out of wedlock, it means [i.e. the bed, recognition and
seems again that the court refers to another testimony]. That these are limitative [i.e. that
source of normativity, namely what the court the means of proof in Article 68 PSC cannot
calls sharîca. be extended to the means of a DNA test] is
confirmed by the fact that the 1998 law
The 1998 law [which mentions the DNA test and] delimits
The practice to apply Article 68 PSC [the use of this means] to the attribution of
to legitimate children only, inspired the
Association des Tunisienne des Femmes Démocrates
(ATFD) to demand protection of children
19 Founded in 1982 as Femmes Démocrates, legalised in
1989 as the ATFD. This organisation is one of the only
16 Garfinkel, 1968, especially pp. 35-75 (‘Studies of the organisations that is independent of the government,
routine grounds of everyday activities’), see also Van and that addresses issues with regard to women’s rights
Rossum, 2003, pp. 160-161. On routine in adjudication: that trespass the limits of the official féminisme d’état,
see Posner, 2008, p. 46 such as domestic violence, rape, and equal inheritance
17 CFI Tunis 13 January 2009, 70831 (unpublished) rights. See Sana Ben Achour, 2001.
18 Articles 227 bis (sex with a minor), 230 (sodomy), 20 CFI Tunis 5 January 2009, 71324, CFI Tunis 6

227 (rape) and 236 (adultery), Penal Code January 2009, 71173 and 71011 (all unpublished).

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

the father’s family name without bringing about And as a fundamental right is not protected
paternity.’ 21 except when it is recognised equally to all those
The restrictive interpretation of the who are entitled to it, without favouring some
1998 law is in line with the restrictive children while denying [this right] to others, out
interpretation of Article 68 PSC, in the sense of respect of Article 6 of the Constitution which
that this provision does not cover illegitimate protects equality in rights and duties
paternity. Thus, assuming that Article 68 PSC And as paternity is a right of the child, and
prohibits illegitimate paternity, and assuming recognition [of this right] should not depend on
that the 1998 law is not in contradiction with factors which exist by nature, and which [the
Article 68, a DNA test cannot effect ´full´ child] cannot control,
legal paternity. In this decision, the rule that and as it would be unthinkable and illogical that
organizes the interpretation of the 1998 law is the paternity of the child depends on the form
the relation between Article 68 PSC and the which his parents have chosen for the organisation
1998 law, or the internal coherence of of their relationship
Tunisian legislation. And as these considerations explain the choice of
This material shows that many judges the legislature to generalize the term nasab in
do not accord ‘full’ paternity in cases where a Article 68 PSC
child is born out of wedlock, invoking the And as this is confirmed by Article 2 paragraph
law, on its own or together with other 2 of the UN Convention of the Rights of the
sources. But I came across one decision where Child, ratified by the law of 29 November
a court did accord ‘full’ paternity despite the 1991, which protects the child against all forms
fact that the child was born out of wedlock. of discrimination […] on the grounds of the
situation of its parents, [discrimination] such as
The Manouba case the denial of the right to paternity under the
On 3 September 2003, a little girl pretext that there is no bond between the parents
named Taysir is born. The Public Attorney by marriage, which would be a sanction which
demands the attribution of the father’s family deprives the child from some of its fundamental
name on the grounds of the 1998 law. The rights, and moreover, which would lead to a
demand is based on documents that prove situation in which there are two categories of
that the mother had a relationship (‘alaqa) children: a category who enjoys paternity with all
with the man. During court proceedings, a its moral and material effects, and a category that
DNA test confirms the man’s biological is deprived of it, despite the fact that [the latter]
paternity, after which the man acknowledges is not considered to be guilty
that he is the biological father of the child. On the grounds of these considerations, the
The CFI of La Manouba decides as follows: 22 court applies Article 68 PSC to the case
As the wording in Article 68 PSC is general, it (going ultra vires as the demand was based on
applies in principle to the case in question the 1998 law), stating that the arguments
concerning natural paternity employed confirm that Article 68 PSC also
And as paternity in the sense of a legal applies to illegitimate children. The court
recognition of a biological bond is a fundamental invokes the following rules:
right, which every child enjoys, and which is ‐ Interpretation methods: grammatical
connected to other fundamental rights, like interpretation, the intention of the
identity and moral and material rights legislator, and ‘logic’.
The court argues that Article 68 PSC also
applies to children born out of wedlock
because the term nasab is general: it denotes
21 CFI Sousse 29 February 2000, 40376. See also CFI ‘paternity’ instead of ‘legal paternity’, meaning
Sfax 11 June 1999, 41164 (both in: Abd el-Kader,
1999-2000, annex 4) and Court of Cassation,16
that paternity, including biological paternity, is
November 2000, 4182/2000, in Ali Mezghani, 2005, proven by recognition etc. (grammatical
pp. 679-680 interpretation). Moreover, the court argues
22 CFI La Manouba, 2 December 2003, 16189/53
that the fact that the legislator employed the
(unpublished).

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

vague term ‘nasab’, indicates that he intended might shed a differentiated light on the
to include both legitimate and illegitimate sources invoked.
children. The courts invoke the following
But the Court goes further when it sources. For a restrictive interpretation of the
argues that it would be illogical and unthinkable law, courts mention legislation only, or
that the attribution of the right to paternity together with an interpretation method (the
would depend on the question if its parents coherence of the law in the case of the 1998
were married or not. Here, the court implies law) or additional sources of law
that this simply cannot be the idea behind the (jurisprudence and sharîca) For an extensive
law, as that would be illogical. Here, the court interpretation of the law, the CFI of La
almost seems to invoke justice, in the sense Manouba equally invoked the legislation,
that it would be unjust if the right to paternity together with interpretation methods
would depend on factors that the child cannot (grammatical, the intention of the legislator
control. and the logic of the law) and additional
‐ Additional sources of law: sources of law (fundamental rights, the
fundamental rights, the constitution and the CRC).
constitution and the CRC. Yadh Ben Achour argued that judges
The Court argues that Article 68 PSC also apply sharîca instead of legislation and thus,
applies to illegitimate children as paternity is a they do not feel bound by the law. My
fundamental right that is connected to other material demonstrates that judges do invoke
fundamental rights such as the right to an legislation, and thus, they perceive it as their
identity (a family name) and other moral and task to apply the law. 23 Similarly, the
material rights (such as financial rights vis-à- ethnomethodological study of court decisions
vis the father). When paternity is perceived as does not confirm that judges constantly apply
a fundamental right, this implies that it cannot sharîca: court decisions show a broad pallet of
be denied to anyone. interpretation methods and additional
Moreover, the court states that it sources.
follows from Article 6 of the Tunisian When we take a closer look at the
Constitution (the equality principle) that all sources invoked by judges, it is interesting to
children are equally entitled to the right to note that where judges interpret the law
paternity and therefore, that Article 68 PSC restrictively, their understanding of what
also applies to children born out of wedlock. sources can be employed differs from what is
Finally, the court alleges that as the explicitly provided by law in this regard.
UN Convention of the Rights of the Child Judges invoke jurisprudence and sharîca,
(CRC) protects the child from all although the law does not provide that
discrimination and obstacles on the basis of jurisprudence and sharîca are a source of law. 24
the situation (markaz) of the parents, Article The sources invoked for an extensive
68 PSC also applies to illegitimate children. interpretation of the law (the Manouba case)
are provided by law: the constitution and
Ethnomethodological analysis of the
material
The material shows how the law is
applied and what sources are invoked as rules
that organise adjudication. It allows us to 23 Baudouin Dupret calls this ‘the aim for procedural
draw conclusions on three levels. First, it correctness’: judicial discretion is limited by the fear
demonstrates how judges understand their that the decision will be annulled in appeal. Baudouin
task of adjudicating in matters where a child is Dupret, 2005.
24 Mohammed Charfi states that in Tunisia,
born out of wedlock. Second, it shows how jurisprudence is not an official source of law
judges understand the sources they invoke. (Mohammed Charfi, 1997, pp. 194-197). With regard to
Third, additional material from interviews sharia it should be remarked that neither the
constitution, nor the civil code nor the PSC provide
that this is a source of law.

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international conventions take precedence vis legal argumentation is not contradictory


over national law. 25 with the ethnomethodological approach, as
A second conclusion concerns the this approach explicitly remains as objective
question of how judges understand the vis-à-vis the material as possible: the actor’s
sources invoked. With regard to the 1998 law, account shows how the actor understands his
it can be concluded that this is understood in task, but it does not mean that he actually acts
the sense that it does not provide for full in accordance with it. This is especially true in
paternity. With regard to Article 68 PSC on the field of legal argumentation, as this
the other hand, it can be concluded that this activity has a significant convincing and thus
provision can be understood in two rhetorical aspect. This rhetorical aspect of
diametrically opposite ways: illegitimate legal argumentation made some conclude that
children do and do not fall within the orbit of the sources invoked in court decisions are
this provision. mere post hoc rationalizations. 28
With regard to sharîca and In this light, I should point out that
jurisprudence it can be concluded that both interviews with two family judges shed a
are understood as prohibiting paternity out of differentiated light on the sources invoked in
wedlock. This is interesting, as both sources their decisions. These judges presided the
are clearly open to many different Family Chambers of the Emna decision and
interpretations. Ben Halima argues that the the second decision described with regard to
fiqh does allow paternity out of wedlock, and Article 68 PSC, as well as the three decisions
Llewellyn underlined the fact that concerning the 1998 law. In the interviews
jurisprudence does not direct judicial with these judges I asked why they interpreted
decisions in any way, as there are always Article 68 PSC restrictively. While in the
decisions in diametrically opposite decisions, these chambers refer to legislation,
26
directions. in interviews these judges did not. Both
With regard to fundamental rights, the judges said that according to ‘Islamic law’
constitution, and international conventions (in (‘droit islamique’), paternity cannot be
casu the CRC) it can be concluded that they established in cases of extra-marital sexual
are understood so as to oblige to accord the relations, as these relations are in themselves
bond of paternity between the father and the prohibited, constituting the crime of zina.
child born out of wedlock. This is interesting One of the judges explained that in Tunisia,
as well, as these sources are vague and open Islamic law is the highest source of legislation.
to many different interpretations too. For When I asked how this relates to the
example, it has equally been argued that the Constitution and more specifically to the
Tunisian constitution obliges to apply sharîca, equality principle in Article 6, the judge
as Article 1 provides that Islam is the state answered that sharîca has a higher position in
religion. 27 Tunisia than the Constitution, as the State
A third conclusion concerns the religion is Islam [Article 1 Constitution].’ 29
question of whether the sources invoked really The other Family Judge replied that indeed,
directed the judge. I explicitly employed the Tunisian law cannot be contrary to Islamic
verb ‘invoke’ instead of ‘employ’: that a law, as Tunisia is a Muslim country. This
decision mentions a source does not mean confirms Yadh Ben Achour’s statement that
that it is actually used. This ironic stance vis-à- at least these two judges do not feel bound by
legislation; they merely apply sharîca.
25 Article 32, Constitution provides that ratified The same might be true for the
international conventions take precedence over Manouba decision in the sense that the
national law. Rafaa Ben Achour argues that the same is sources invoked did not direct the judge in
true for the constitution (Rafaa Ben Achour, 1983). any way, but were mere post hoc
26 Sassi Ben Halima argued that the Islamic legal notion

of istilhaq provides for paternity outside marriage (Sassi


rationalisations. The Manouba decision is
Ben Halima, 1976, p. 121). Karl Llewellyn, 1930, pp.
70-76. 28 A. A. d’Amato, 1984, p. 60
27 Sana Ben Achour, 2005-2006 29 Interview 9 February 2009

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Les Rencontres du CJB, n°1, 2011

clearly an act of judicial activism: my Ben Halima, Sassi


informants stressed that this decision in La filiation paternelle légitime en droit tunisien, PhD
unique as it goes against general judicial thesis (unpublished), University of
practice. According to Kennedy, invoking Tunis el-Manar, 1976
fundamental rights, international conventions
and the constitution is a typical feature of acts Bouguerra, Mohammed Moncef
of judicial activism; they are mere ‘argument « Le code tunisien du statut personnel, un
bytes’. 30 This would mean that this decision is code laïque ? ». In Mouvements du droit
not directed by legislation or the other contemporain. Mélanges offerts au Professeur Sassi
sources invoked, which would again confirm Ben Halima. Tunis, Centre de publication
Ben Achour’s statement that judges do not universitaire, 2005
feel bound by legislation.
Charfi, Mohammed
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