Vous êtes sur la page 1sur 23

Légitimité du Pouvoir au Maroc

Consensus et Contestation

AHMED BENANI

1986

Résumé

Chaque fois que nous tentons d'observer l'Etat-nation hors Occident, on est fatalement contraint de
penser que l'ordre qui gère les événements, les mutations qui s'y succèdent relève de déterminismes
dont les sciences sociales n'ont pas toujours la clé. A défaut donc d'une synthèse satisfaisante
d'appréhension de réalités pour le moins déroutantes, éclatées, imprévisibles, la démarche empirique
conserve dans certains cas toute son utilité. En réfléchissant sur les fondements de la légitimité du
pouvoir au Maroc, légitimité dont le socle est islamique nous voulions par ce biais apporter un éclairage
original sur deux processus contrastés: le consensus et la contestation. Il en résulte deux enseignements.
1. On se rend compte que les convulsions politiques et sociales ne sont pas dues à une immaturité de la
société marocaine ou que le totalitarisme rampant soit un phénomène naturel ou congruent à la phase
actuelle de développement économique, comme le laissent à penser toute un série d'approches ancrées
dans la pensée marxiste ou libérale classique. 2. On ne peut produire une critique d'un modèle
d'organisation collective d'une société qu'en isolant ce modèle précisément pour en faire un objet
d'analyse sociologique et politique pertinent. Si, en prenant en compte l'effet fractionnant de la pluralité
des cultures sur la construction même de l'objet politique, on a levé quelques malentendus ou
ambiguïtés, cet article aura modestement répondu à l'objectif visé.
Introduction

La légitimation du pouvoir au Maroc repose sur une contradiction de taille, du moins en apparence. En
effet, il y a à ce sujet référence non seulement à des périodes historiques différentes mais aussi à des
valeurs duelles, jacobines dirions-nous (Etat-nation, constitution, parlement, etc,..) et religieuses
(Chari'a, bey'a, Umma, etc, ..). Le paradoxe vient de cet emboîtement de registres de valeurs que nous
voudrions démêler, à partir du croisement du champ religieux et du champ politique, avant d'en étudier
les effets traduits, entre autres, par les diverses contestations focalisées sur la réactivation de la
dimension symbolique. L'intérêt d'une telle analyse n'est pas exclusivement d'ordre anthropologique ou
historique, les lecteurs comprendront aisément que la confrontation ouverte ou latente entre les divers
acteurs du champ politico-religieux, dépasse largement la stricte dimension religieuse pour se fixer dans
un carrefour plus complexe d'enjeux politiques, sociaux et culturels très immédiats.

Dans le milieu des années trente, les élites modernistes marocaines (salafi et "laïques") commençaient à
s'orienter vers le modèle de la monarchie constitutionnelle et il y a fort à parier qu'elles ne se doutaient
guère que leur "destourisme " aboutirait aujourd'hui sous la même enveloppe à des fins contraires. C'est
pendant cette période, que le mouvement national institua par exemple la fête du trône qui donna en
retour un singulier prestige au sultan. Ce dernier à la suite de son exil forcé de 1953, verra non sans
déplaisir et arrière pensée, ce prestige croître et déboucher, à partir de l'indépendance du Maroc en
1956, sur un mythe: celui du rôle historique de la monarchie dans la libération du Maroc du joug
colonial. Ce mythe combiné à celui de l'origine chérifienne de la dynastie alaouite, permit au monarque
de renforcer considérablement ses acquis symboliques qui constituèrent un champ politico-religieux
extrêmement hiérarchisé. Champ dans lequel la monarchie actuelle joue le rôle d'un acteur
hégémonique qui détermine, proportionnellement à son crédit symbolique, la place que peuvent y
occuper les autres acteurs. Tous les observateurs sérieux de la scène politique du Maroc, relèvent ainsi
que le cadre constitutionnel est un verrou dont la clé est entre les mains du roi. Cela explique en
particulier que si la Constitution définit pouvoir exécutif et législatif, le roi n'est en aucune manière
concerné. Sa légitimité est supposée transcender la classe politique, les aléas de la conjoncture et se
confondre avec la personne "sacrée" du roi.

2
La légitimité du monarque marocain

Sources et Registres

C'est du positionnement dans le champ religieux que dépend pour la monarchie l'importance de sa
légitimité et bien entendu toute réduction ou délégitimation de pouvoir(s) concurrent(s). Plus que tout
autre règne, celui de Hassan II dont on vient de célébrer les 25 ans, apparaît éminemment sacral. 1

La première question qui vient à l'esprit est celle-ci : par quels chemins la monarchie a-t-elle accédé au
statut d'institution sacrée? De nombreux auteurs 2 ont à ce propos, attribué un caractère
tridimensionnel à la légitimité du souverain marocain:

- Scripturaire ( Coran et Sunna )

- Contractuelle ( Bey'a )

- Historique ( descendance Chérifienne )

Il s'agit là de trois registres différents pas nécessairement concordants qui méritent d'être clarifiés.

La légitimité Scripturaire relève de la question du khalifat ou de l'Imamat, comprise ici comme la


nécessité religieuse d'un chef (Imam) qui guide la communauté (Umma) et protège le Dar-al-Islam
(espace acquis à la Loi Vérité du Coran). Sans rentrer dans une savante digression théologique, on peut
avancer que ni le Khalifat ni l'Imamat ne peuvent justifier ou expliquer l'occupation par la monarchie
marocaine de tout le champ politique. D'autant que la version orthodoxe du Khalifat ne fait pas du
Khalif le dépositaire du pouvoir normatif qui n'appartient qu'à Dieu.

La légitimité contractuelle comme son nom l'indique s'articule à la notion de contrat et ressort d'un
registre plus positiviste qui semble être orienté vers la raison d'Etat ou de notion d'Etat de droit.

La légitimité historique enfin est invoquée dans le double sens d'une historicité dynastique et d'une
historicité mystique et hagiographique par référence au Prophète et à sa chaîne symbolique.

L'Islam, est-ce utile de le rappeler, n'est pas une croyance ou une foi ipso facto, dans son expansion
comme dans son historicité il brasse plusieurs repères d'identités spécifiques.

1 La sacralité dans ce contexte se veut une synthèse de la légalité et de la légitimité. Je retiendrai pour ma part la définition de
Mohamed TOZY, "Edification d'un Etat moderne, le Maroc de Hassan II" ouvrage collectif, Albin Michel l986, p. 52, pour
qui la sacralité: “singularise une instance qui suscite la crainte et invite au respect; elle est l'expression de la suprématie
inconditionnelle et souveraine d'un acteur politique sur les autres acteurs qui est réalisée, grâce à la fusion de trois "raisons" :
la raison d'Etat, la raison divine et la raison historique”.
2 Clifford GEERTZ ,"Islam observed: religious development in Morocco and Indonesia" 2nd Ed, University of Chicago
Press 1973.
Ernest GELLNER,"Pouvoir politique et fonction religieuse dans l'Islam maghrébin" Annales ECS, mai-juin l970.
Michel CAMAU, "Pouvoir et Institutions au Maghreb", Tunis, CERS productions, l978.
Mohamed TOZY, op. cit et "Champ politique et Champ religieux au Maroc: croisement ou hiérarchisation" DES en sciences
politiques, faculté de droit, Casablanca l980.

3
Au Maroc et en schématisant nécessairement, 3 on peut dire que l'Islam a connu trois âges : le
maraboutisme (XII-XVè siècle), le chérifisme (XV-XVII è siècle) le confrérisme (XVII-XVIII è siècle).

De cette tripartition il faut retenir que dans ce pays et durant plusieurs siècles il y aura coexistence de
plusieurs niveaux: culte des saints, ésotérisme mystique, stricte orthodoxie. Si le chérifisme supplanta les
deux autres instances il ne les a pas éliminé, car son propre système classificatoire le rendait compatible
avec toutes . Il les affecta cependant les forçant à évoluer ou à régresser. Le pouvoir monarchique, issu
de ce chérifisme et représenté par un appareil politico-militaire, se surimposera à l'ensemble de la
société et sera régi par une législation ou des pratiques plus ou moins laïques. Le pouvoir monarchique
s'annexera l'Islam ou plus exactement son héritage local à la fois comme culture et comme source de
légitimité. La primauté acquise par la monarchie n'est évidemment pas le fait du hasard, pour nous elle
s'explique par une parfaite maîtrise de l'historicité de l'Islam marocain et surtout par la compréhension
de la précarité de l'équilibre politico-social quasi permanent et l'élaboration de moyens adéquats qui
empêchent sa rupture. Il faut rappeler pour une meilleure compréhension de notre objet (légitimité du
pouvoir), que le triomphe de l'Islam mystique est tardif au Maroc : il s'affirme à partir du XII-XIIIème
siècle, quand les formes d'intégration de la société s'affaiblissent et que la "Umma" éclate en corps
sociaux et politiques multiples.

De la compétition directe entre "zaouia ", "Makhzen" et tribu (concepts clé de toute littérature
historique et anthropologique sur le Maghreb), 4 il faut retenir l'essentiel bien que le débat autour de ces
concepts soit riche d'une dimension heuristique incontournable pour toute approche sociologique et
politique de cette aire. 5 Le rapport Makhzen / tribu s'ordonne aussi bien sur des facteurs
oppositionnels qu'intégrateurs, et dans ce jeu complexe, s'insère la dimension symbolique comme
facteur de cohésion et de légitimation mais, elle aussi, non exempte d'adultération et / ou de crise.
Schématiquement pour résumer ces éléments qu'il est impossible d'élaguer davantage, on peut écrire
que:

- Le Makhzen n'a jamais représenté l'ensemble de la population, du fait d'une opposition d'intérêts
entre deux autorités: l'autorité centrale et l'autorité locale , que l'intervention européenne figera
(réduisant la tribu à un has been ).

- A partir de 1850 (début de la période de grande anarchie au Maroc), coutume et droit musulman,
superstructure tribale et Makhzen se maintiendront comme symbole d'une opposition irréductible.
Non que la société soit segmentaire ou féodale , mais parce que le Makhzen était pour d'autres
raisons , en crise profonde, déliquescent.

3Voir pour cette périodisation et son analyse l'excellent ouvrage de Jacques BERQUE "L'intérieur du Maghreb", Gallimard,
Paris l978, pp.423-543.
4 Zaouia est rendu généralement en français par confrérie religieuse et Makhzen par Etat central. Il y a en outre référence à
deux espaces, la zaouia renvoie au lieu où se réunissent les partisans d'une voie mystique (tariqà) pour la méditation, la prière
et la perpétuation de la tradition instituée par le fondateur; le Makhzen désigne l'instance où s'accumulent les moyens
majeurs de gouvernement, le trésor, la bureaucratie, l'armée. Quant à la tribu, elle a fini par prendre tous les sens , par
recouvrir toute une série de contenus. Ainsi, pour les uns il y a la tribu-nation, la tribu-parti, la tribu corps de troupe etc.
Pour les autres, l'organisation tribale est vue à travers l'image d'une multiplication à partir de la famille biologique: la famille,
la farqa (clan), la djémâa (assemblée).
5 (E) Gellner "Saints of the Atlas", London, Weidenfeld and Nicholson l969.
Germain Ayache "Etudes d'histoire marocaine", Rabat, SMER, l979.
(C) Geertz, op cit; Abdallah Laroui "Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain", Paris, Maspéro l977.
Paul Pascon cité par Abdelkébir Khatibi in "Maghreb-Pluriel", Denoël, Paris 1983.

4
- Le Makhzen, à cause de son morcellement, ne pouvait reproduire dans sa réaction défensive que
celles des groupes qui y participaient ou le composaient. L'autre partie restera marginalisée et on
aboutira aux divisions suivantes:

- Structure tribale ou clanique / zaouia / Makhzen.


- Organisation de la production pour ce qui concerne le clan.
- La sociabilité pour ce qui concerne la zaouia.
- L'ordre politique pour le Makhzen.
La zaouia et le Makhzen jouent par conséquent un rôle important et complémentaire. Le saint patron
d'une zaouia le wali", représente au niveau régional, ce que le sultan représente au niveau du Makhzen;
par extension, on pourrait dire qu'il assume le même rôle dans un processus d'unification verticale et
symbolique.

Dans l'évolution, la vie quotidienne, l'organisation de la zaouia, il y a reproduction "micro-sociologique"


de ce qui se passe centralement et concordance avec ce qui se déroule dans l'ensemble du cadre
makhzénien. C'est ce qui permet d'affirmer qu'il y a en permanence ou en latence : opposition. Lorsque
s'installera la dualité du pouvoir avec la colonisation, lorsque le Makhzen sera aliéné, et lorsque du
procès colonial résulteront entre autres, de nouvelles stratifications sociales, de nouvelles ambitions
(hégémonie, centralisation politique nouvelle) , les clercs, les uléma , les bourgeois nationalistes et last
but not least : le sultan entreront en lutte ouverte contre la zaouia pour en finir avec l'équilibre instable .
On peut donc dire que le poids de la zaouia dans le croisement du symbolique et du politique est loin
d'être négligeable; il agit indiscutablement comme modérateur de la toute puissance de l'exécutif y
compris au niveau qui nous intéresse ici, celui de la légitimité religieuse du souverain. Cette fonction
sera remplie jusque dans les années trente, quand naîtra une autre forme de sociabilité: le parti politique,
dont le rôle sera moindre, mais nous y reviendrons.

La "Bey'a" / contrat ou allégeance

La "bey'a" constitue sans aucun doute le maître mot, dès lors que l'on considère le concept de
légitimité. Pour en montrer l'importance, qu'il nous suffise de dire qu'au Maroc il existe un débat
intense autour de la bey'a depuis plus d'un siècle. Débat d'autant plus passionné qu'à côté de ses
implications strictement politico-idéologiques, le mot lui-même possède plusieurs acceptions.
Commençons par restituer ces définitions au nombre de trois, avant de considérer les autres
dimensions.

La bey'a / contrat politique : pour l'élite réformatrice (salafi) et musulmane moderniste, le consensus de
la communauté (Ijma') est l'instance unique de la légitimation du pouvoir. Ce consensus au même titre
que la Sunna, complète le Coran (la vérité divine) et traduit toute l'essence "démocratique" de l'Islam. la
bey'a apparaît dans ce cas comme un acte impliquant à la fois l'idée de serment et celle de contrat. 6

6 Voir notre ouvrage "La formation sociale marocaine de la fin du XIXè siècle à la marche verte (l975) " pp. 36.37, Ed
Piantanida, Lausanne l983; l'historiographe marocain Akansus Mohammed, cité par Laroui (op.cit.) p.72, définit assez
strictement les conditions d'investiture du sultan telles qu'elles découlent de la Bey'a et que nous résumons ci-dessous: Le
sultan doit remplir 6 conditions pour être investi en tant qu'Imam: il doit être pubère, de sexe masculin, de condition libre,
sain de corps et d'esprit, quraïshite et 'adel (non dans le sens de juste ou équitable, mais dans le sens juridique d'homme
honorable de bonnes moeurs).

5
La bey'a / mûbaya’a : l'obligation de réciprocité est contenue dans cette seconde acception qui est
surtout celle des militants islamistes. Ces derniers interprètent strictement la tradition
malékite,assimilant le concept de bey'a à celui de contrat de mariage ils revendiquent fermement la
réciprocité de l'engagement de la part de l'Imam et déclarent nulle toute bey'a obtenue sous la
contrainte. 7

La mûbaya'a concept qui se réfère à la réciprocité donc, est utilisé en lieu et place de celui de bey'a
comportant une connotation de soumission / allégeance. La mûbaya'a est bien entendu soumise à des
conditions strictes et demeure révocable. Mais dans son essence elle signifie " se soumettre au Prince
dans sa soumission à Dieu". La "bey'a devient mûbaya'a quand un chef honnête, et des croyants
honnêtes s'engagent à gouverner selon la loi de Dieu (Chra' Allah)" déclare Yacine une des têtes
pensantes du mouvement islamiste marocain actuel. 8

La bey'a / acte d’allégeance : Au Maroc, le pouvoir sultanien, (royal aujourd'hui), est institué ou
proclamé sous la forme d'une bey'a, le peuple devra au sultan une soumission (acte d'allégeance), le
sultan lui est censé assurer à son peuple la paix intérieure et extérieure. Ce contrat se présente d'emblée
sous l'équation : autorité absolue contre garantie de sécurité et découle d'un système de pouvoir
charismatique fort (du moins en théorie) que résume le dicton populaire: "sans gouvernement
(Makhzen) c'est le désordre (siba) où le puissant mangerait le pauvre".

La pratique actuelle de cette bey'a s'ordonne autour d'un double particularité. Elle est un rituel de
soumission célébré annuellement et un acte solennel, constatant et reconnaissant la légitimité du
pouvoir royal ou marquant l'adhésion à l'autorité d'un nouveau monarque. Dans ces cas, la bey'a revêt la
forme d'un acte dressé par un juge religieux (qadi) qui va invoquer pour sa rédaction toute la chaîne
référentielle du sunnisme classique. Il nous a semblé très opportun à ce stade d'illustrer notre propos
par la reproduction de larges extraits d'une des dernières bey'a qu'a connu le Maroc, on remarquera la
récurrence des formules de succession malgré la très grande mutation du contexte politique de ce pays .

“Louange à Dieu qui fait du Khalifat 9 un moyen organisant la vie des hommes et leurs affaires
religieuses.” “Louange à Dieu qui fait du Khalifat l'expression suprême du pouvoir préservant la vie, les
biens et l'honneur des sujets. Louange au Tout Puissant qui fait de lui un moyen mettant fin aux
exactions des tyrans.” “Le Prophète avait dit : ‘Ne foulez pas une terre qui vous paraît sans
autorité(…)’” “Le Prophète avait dit également: “Celui qui est décédé sans allégeance est mort comme
ceux qui ont vécu pendant la Jahilyya (l'âge des ténèbres avant l'arrivée de l'Islam), nul n'est censé
ignorer que Dieu est dépositaire de la sagesse infinie et source de générosité, il a organisé la vie ici bas à
l'aide des sultans , des rois et des khalifes qui servent d'exemple édifiant. Ils assurent la sécurité, exigent
le respect des préceptes de l'Islam et régissent les rapports entre individus (…)” “...Le prophète, sur lui
salut et bénédiction, a dit : "le sultan est comme l'ombre de Dieu et du Prophète sur terre (nous
soulignons), il est le refuge du faible et le défenseur des victimes de l'injustice. "Dans un autre hadith, le

7 On doit en effet relever que si ces conditions (cf. note supra) sont relativement faciles à réaliser, celles qui fixent la
déposition légale du sultan apparaissent selon les mêmes sources hautement improbables à réaliser. Les raisons de détrôner
un sultan déjà investi sont limitativement fixées: parjure, emprisonnement par l'ennemi, folie ou infirmité; les uléma
soulignent que l'impiété et l'immoralité ne justifient pas une déposition. Ces mêmes uléma quand ils sont appelés à désigner
l'Imam doivent remplir trois conditions majeures: être honorables, versés dans les sciences religieuses et doués d'une
intelligence politique.
8YACINE (Abdessalam). "Al Islam bayana ad-dawla wa ad da'wa" (l'Islam entre l'Etat et l'appel islamique), Casablanca, An
Najah, 1971-72 p. 81.
9 Succession du Prophète à la tête de la Umma musulmane pour assurer la pérennité des pouvoirs spirituel et temporel.

6
Prophète précise que le sultan est l'ombre de Dieu sur terre, celui qui lui circonvient est un égaré et
celui qui emprunte sa voie est sur le droit chemin". "(...) Nous Chorfa (descendants du Prophète),
Ulama, notabilités, hommes et femmes, jeunes et vieux avons décidé donc à l'unanimité de renouveler à
Amir Al Mûminin (Commandeur des Croyants), défenseur de la foi et de la nation, Sa Majesté le Roi
Hassan II, le serment d'allégeance comme l'avaient fait nos pères et ancêtres aux souverains alaouites".
"Notre serment d'allégeance est conforme à celui prêté par les compagnons du Prophète Sidna
Mohammed sous l'arbre du Ridouane. Aussi avons nous pris un engagement de loyalisme à son autorité
et avons juré de lui être fidèles et de suivre à tout moment et en toutes circonstances ses conseils (...)".
"(...) Cet acte d'allégeance est fait selon la tradition, il est conforme aux critères de fond, de forme et de
procédure requis pour sa validation”. 10

Cette bey'a , mêlant arguments scripturaires et coutumiers (encore que le qadi ne s'est pas embarrassé
de scrupules pour donner un caractère très extensible aux hadith lesquels deviennent dans ce contexte
très opportunément appropriés), met en exergue la nécessité du Khalifat. La relation Commandeur des
Croyants / communauté des croyants dévoile un fait d'importance : l'adhésion ne se fait pas à un
pouvoir central anonyme (en tant que structure organisée : l'Etat) mais à un khalife, personne à la fois
mythique (référence au Prophète) et réelle (Hassan II).

La bey'a, par cette remontée idéalisée aux sources (généalogie sacrée) consacre cette présence sacrée du
Khalife incarnée aujourd'hui par la personne du roi du Maroc. 11

La bey'a argument de contestation de la légitimité

On imagine l'intérêt de la controverse autour de cette bey'a ; quand d'un côté se trouve un discours
politique et religieux extrêmement diversifié et de l'autre absence d'une formulation unique ou absolue
de la norme politico-religieuse. Il est significatif à cet égard de relever qu'à la veille du Protectorat
Français sur le Maroc, l'autonomie du pouvoir symbolique des Uléma et des confréries / Zaouia par
rapport au pouvoir central était loin dêtre négligeable. Les Uléma , sans nécessairement constituer un
corps distinct, pouvaient se démarquer du Makhzen , tout en ayant sur lui une influence politique
(indirecte).

10Texte de bey'a lu par Habib Allah Ould Bouh, Qadi de Dakhla, Bulletin Officiel No 3490, 28 choual 1399 / 20 septembre
1979, cité par (M) Tozy op. cit. page 58.
11 A en croire une savante offensive médiatique développée par Rabat, il apparaît que ce rôle de Khalife ne s'arrête pas aux
portes du Maroc, depuis la chute du Khalifat de Constantinople en 1923 le monde musulman est privé d'un guide unique,
Hassan II aurait toute l'envergure pour jouer le rôle de Khalife de l'Umma. Et Rabat de citer tous les faits d'armes qui le
désigneraient pour cette fonction: il est le Président de la Conférence Islamique, celui du Comité de libération de Jérusalem,
c'est le seul chef musulman à avoir reçu le Pape chez lui, c'est un grand homme politique clairvoyant et respecté dans le
monde entier etc. etc.

7
Ils constituaient le seul groupe de la Khassa (élite du pouvoir) vis-à-vis duquel le sultan estimait devoir
justifier ses actions. 12 L'exemple de Mohammed Ben Abdelkébir Al Kattâni 13 est sans conteste, le plus
audacieux dans la voie de la délégitimation du pouvoir sultanien au début de ce siècle. Ce sûfi a mené sa
contestation à partir d'un triple dispositif pour reprendre la formule de Tozy 14 :

"1. mahdiste dans le cadre d'une sous-prophétie confrérique, 2. cléricale dans la mesure où ce
personnage reproduit le modèle du 'alim sunnite qui brave l'autorité suprême avec tous les risques que
cela représente, il fait sienne l'obligation de mettre en demeure le prince, 3. chérifienne, par sa naissance
El Kattâni a pu convertir son propre crédit symbolique en alternative plus crédible que le pouvoir en
place". Mais revenons à l'action de ce sûfi telle que la rapporte Tozy. El Kâttani fut surtout sollicité
après que le sultan Abd El Aziz fut déchu. Le nouveau sultan Abd El Hafid souhaitait une bey'a
(investiture) complète de la part du corps des Uéma de Fès et sachant l'influence très grande d'El
Kâttani, il lui écrivit pour lui demander son aide. Hafid proclamé à Marrakech cherchait des appuis dans
le centre du pays, les uléma de Fès pouvaient le lui apporter. Ce qu'ils firent. La première bey'a rédigée
par eux fut toutefois rejetée par El Kâttani, qui en proposa une seconde engageant le nouveau sultan à
remplir certaines conditions , qui ,dans d'autres circonstances auraient été considérées comme très
humiliantes. Le sultan allait en garder rancune à El Kâttani, d'autant plus qu'à la rivalité politique entre
les deux hommes s'ajoutait une divergence religieuse. Le sultan était acquis au mouvement salafi et
l'idrisside était homme de zaouia . Dans le climat de l'époque, l'enjeu d'une telle opposition dépassait le
cadre strictement religieux pour se fixer au niveau politico-idéologique face à l'imminence de la
domination coloniale . Hafid cherchait à réduire l'influence des zaouias à son profit, et polémiquait en
tant que 'alim contre le mystique qu'il rencontrait régulièrement dans des joutes oratoires. Hafid dans
cet esprit s'attaquant au mysticisme , dénonça les pratiques du dhikr ( invocation de Dieu) et de la transe
dans les confréries . Kâttani lui aurait répliqué de manière cinglante selon Al Baquir El Kâttani 15 : "Il
ne faut pas dénoncer seulement la transe (raqs) mais il est de ton devoir et du nôtre, de commencer par
enlever les habits dorés, les boîtes de tabac à priser en or et les ceintures de soie (l'auteur note que le
sultan avait une boîte à tabac en or et portait des habits dorés avec une ceinture en soie), on va sortir en
ville et chaque fois qu'on trouvera sur notre chemin un lieu de perdition ou une taverne on va la
fermer ; chaque fois qu'on trouvera un marchand sans probité on le sermonera et quand on arrivera aux
zaouias , on cherchera dans leurs innovations (bida') et leurs péchés comme on l'a fait pour les autres. Il
n'est pas juste de feindre de ne pas voir ce qui se passe , et de susciter des justifications à tout acte
interdit ou déconseillé, sauf pour le mysticisme et les mystiques. C'est l'art de la discrimination et la
différenciation sans raisons".

12 (A) Laroui, op. cit. p. 103 précise "si l'autorité des 'alims (uléma ) est (...) réelle et importante elle est différente de celle des
shârîfs. Ceux-ci dépendent tous les jours des libéralités sultaniennes , mais ils jouissent d'une autorité étrangère au Makhzen,
qui peut même dans des conditions favorables, comme le soutien d'une Zaouia locale, se détacher et se transformer en
pouvoir politique concurrent. les 'alims, quant à eux sont relativement autonome, mais leur autorité est co-naissante pour
ainsi dire avec le Makhzen qui ne leur appartient pas. Ils exercent un pouvoir indispensable, mais qui n'est pas suffisant en
lui-même, tandis que celui des shârîfs, qui n'est pas indispensable puisque le Maroc a su s'en dispenser des siècles durant,
peut tout de même se suffire"
13 Mohammed Ben Abdelkébir El Kattâni est issue d'une vieille famille fassie, d'origine idrisside. Né en 1873 et après des
études à la Qâraouiyne il rejoint le courant sûfi, il fonde lui-même la puissante "târiqa" ahmadiya kattaniya. IL sillonne le
royaume avec un profond intérêt pour les tribus berbères qu'il considérait impies par ignorance. Il impulse un processus
remarquable traduit par la création de plus de 100 zaouias et concernant des milliers d'adeptes. Cf. Laroui op. cit. qui cite
Michaux-Bellaire in "Revue du Monde Musulman" vol. 5, l908, pp. 393-435.
14 Mohamed TOZY, in CERI No 3, "Du tyrannicide à la mûnadara: les voies islamiques du refus" p. 104.
15 "Biographie d'un martyr", l961, p.12, cité par Tozy ibid p. 106.

8
Sur ce, le sultan et le 'alim laissèrent exploser leur colère et quittèrent la salle chacun de son côté.
Relevons que les bravades dangereuses d'El Kâttani, accusé souvent de prétendant au trône et partant
d'une volonté de restauration idrisside, lui vaudront une fin tragique.

Après l'indépendance du pays scellée en 1956, on verra progressivement se mettre en branle un


processus d'homogénéisation des rapports symboliques, le roi devenant entre autres le dépositaire de
l'essentiel du pouvoir symbolique, référant à la fois à sa légitimité historique et à l'institutionnalisation
"moderniste" du régime. Le monarque n'est plus investi par les uléma selon la bey'a , il devient le
producteur initial et exclusif de la symbolique définissant les normes du champ politico-religieux. Il
s'agit là d'une mutation structurelle dans l'historicité même du pouvoir exécutif qu'il convient
d'appréhender à partir de la dynamique de légitimation constitutionnelle.

Légitimité et constitution

Dans le milieu des années soixante et compte tenu des très grandes mutations qu'a connu la formation
sociale marocaine depuis la fin de la colonisation, une question de fond commençait à préoccuper les
sphères dirigeantes de ce pays : la légitimité quasi divine du souverain, lisse et fonctionnant sans
aspérité, pouvait-elle suffire à susciter une forme de consensus de la société civile. Pour les sociologues
avertis du caractère très composite de la société la réponse était négative, bien que les attitudes puissent
varier selon que l'on prenait en compte les acteurs du champ religieux ou les autres, ceux
particulièrement engagés dans les formes de luttes politiques à caractère laïque. C'est sur cette toile de
fond que la légitimité de type légale-rationnnelle (constitutionnaliste) allait intervenir en complément en
somme de la précédente . Par rapport à cette nouvelle norme et contrairement au souverain, les élites
"modernistes" , qui pensent et agissent dans le cadre de l'Etat-nation , dans lequel selon eux doivent
s'enraciner le pluralisme politique et la démocratie, se situent d'entrée de jeu en rupture avec tout
dessein de continuité . Par quel cheminement est-on arrivé à cette forme de synchrétisme politique ,qui
aujourd'hui à son tour, a réactivé les acteurs du contre-champ et leur idéologie islamiste utopiste-
messianique?

Norme constitutionnelle pour l'élite politique

En 1934 Allal el Fassi, leader de l'Istiqlal, en écho aux thèses de Mohammed Abdou (idéologue du
mouvement réformateur musulman de la Nahda ) dont il était imprégné, lançait à ses compatriotes cet
exorde : “ou bien, vous restez fidèles à l'Islam perpétuel et il n'y aura pas d'évolution, ou bien vous
évoluez comme les Occidentaux et il n'y aura plus d'Islam" et novateur, il esquissa l'alternative "les idées
libérales universelles que nous confessons aujourd'hui ont leur racine dans la première révolution
islamique, même si elle a été par la suite recouverte de superstitions et si nous en avons été éloignés par
nos déviations L'Islam ne doit jamais nous empêcher d’avancer”. 16 De ces fondements, le discours
actuel du Parti de l'Istiqlal dégagera trois axes fondamentaux :

1.-L'attachement à la tradition et sa formulation / justification salafiste qui l'identifie à un retour à


"l'Islam Pur"

2.-L'égalitarisme conçu comme interprétation actualisée de la Loi Coranique ( Chari'a ); ainsi Allal el
Fassi réprouvait-il la thésaurisation et se dressait-il en faveur d'une législation sur le prêt.

16 Allal el Fassi, "Rapport doctrinal", Parti de l'Istiqlal, documents, "nos points de rencontre avec la droite et la gauche
occidentale ".

9
3.-Recherche de la définition d'un projet autonome dans le champ politico-religieux.

C'est ce troisième axe qui fonde les grands thèmes islamiques du pouvoir centrés sur la légitimité et en
alternative à l'acception univoque du Palais. Le principal idéologue du parti Abdelkrim Ghallab 17 en
fera l'exégèse en ces termes: " Les musulmans sont les premiers qui ont dit que la Umma est la source
de tout pouvoir (...) la souveraineté n'appartient pas à une personne mais à toute la Umma Musulmane
(...) le Prophète lui-même n'a jamais possédé la souveraineté pour lui; il ne possédait pas un droit
dépassant la transmission du message divin, il ne guidait la Umma que parce qu'il était chargé de
transmettre le message de la religion".

Quant à la bey'a devenue aux yeux de l'Istiqlal trop obsolète, elle est réactualisée et interprétée
dorénavant comme une sorte de référendum par lequel on requiert, de ceux qui sont préparés par leur
savoir, leurs avis et du peuple le sien sur le Hakim (Chef) désigné ou sur les actions de ce dernier.
"L'idée est née du temps du Prophète par l'allégeance du Ridouane, quand les musulmans ont décidé de
reconquérir la Mecque." L'accent est mis sur le caractère contractuel du pouvoir, preuve indéniable
selon l'Istiqlal, de l'essence démocratique du dit coranique. Ghallab se réfère à l'esprit de la Shûra
(consultation) liée à l'âge fondateur de l'Islam, il rappelle: "Les meilleurs compagnons du Prophète
constituaient un conseil que ce dernier consultait à propos de tout problème dont Dieu n'a pas révélé la
solution, même si le problème était religieux." Ghallab ajoute cependant que la Shûra ne vise pas à
recueillir l'avis de la majorité, mais seulement celui des "Ahl Array " (ceux qui par leur savoir font
autorité) . L'Ijma' (ou avis unanime des Ahl Array constitue enfin "l'un des rouages essentiels des
mécanismes législatifs" en tant qu'il donne compétence à la Umma de légiférer même dans les affaires
religieuses". La gauche marocaine 18, après avoir fait sienne la recommandation de la IIIè Internationale
(19 oct. 1923) : "favoriser le nationalisme petit-bourgeois et se tenir à l'écart de toute discussion
religieuse", n'a jamais produit de doctrine dans ce sens. Aujourd'hui elle est préoccupée par le fait
islamiste en tant que mode d'action populaire qui lui dispute très sérieusement sa base. Le phénomène
est d'autant plus inquiétant que d'un côté il y a la monarchie en situation de monopole exclusif et de
l'autre les partis en situatuion de formations clientes dépendantes sur à peu près tout des libéralités du
palais. Nous aurions voulu , sur l'attitude et la réfléxion de l'élite , à propos du concept de légitimité,
être exhaustif autant que faire se peut ; l'absence de sources fiables et les limites matérielles d'un article
nous forcent à la restriction. La marginalisation des partis sur cette problématique ne relève pas
exclusivement de l'omnipotence de la monarchie. A bien des égards, cela tient au peu d'impact du
discours des formations politiques et surtout au caractère très ambigü de son aspect théorique.
Revenons brièvement par exemple sur le cas de l'Istiqlal; choix non arbitraire, car cette formation
pouvait prétendre à une décentralisation voire à l'élaboration d'une autre légitimité, tant il est vrai que
l'Istiqlal était le principal artisan de l'Indépendance et à ce titre un concurrent direct de la monarchie. Il
apparaît en tout premier lieu que l'antériorité du Chérfiisme est la clé qui a permis à la monarchie de
transcender efficacement et durablement tout le champ politique et de réduire drastiquement l'influence
sur ce même terrain de tous ses rivaux (P.I, P.D.I, U.N.F.P) dès le début des années soixante avec le
règne de Hassan II ainsi que les appuis des autres acteurs du champ politico-religieux (confréries, tariqa
et 'uléma). L'Istiqlal en particulier, phénomène plus urbain que rural, ne sut pas s'adapter à la nouvelle
donne et resta empêtré dans une pratique discursive figée et non exempte de contradictions.

17Abdelkrim Ghallab in "Défense de la démocratie" presse et documents du parti de l'Istiqlal , société marocaine d'édition ,
Casablanca l976 (en arabe)
18Il s'agit essentiellement du courant UNFP / USFP (Union Nationale des Forces Populaires et Union Socialiste des .....) du
PPS (Parti du Progrès et du Socialisme, label du PC local ) et aujourd'hui de l'OADP. Voir pour l'USFP l'éditorial d'"Al
Moharir" (en arabe) "Le socialisme est une chose et l'athéisme une autre" 3 août l979.

10
Ainsi , mettait-il en avant sa revendication constitutionnelle 19 (loi fondamentale et expression de l'Etat-
nation) sans jamais dire comment elle coexisterait avec la Chari'a qui évacue précisément le cadre
étriqué et allogène de l'Etat-nation pour lui substituer celui de l'Umma.

L'Istiqlal reste également muet sur un autre rapport antithétique: la constitution qui régit les rapports
juridiques, civiques et politiques des citoyens d'un Etat donné et le sentiment vivace et réel
d'appartenance de chaque musulman à la Umma . Enfin l'Etat-nation se fonde théoriquement sur un
rapport étroit entre "Etat" et "Nation" et cela n'est pas pertinent pour un fondamentaliste musulman,
d'autant que Allal el Fassi considérait l'Umma comme un cadre dépassant celui juridique et politique de
l'Etat , "l'Umma , écrit-il, constitue une seule Nation dont les fontières sont celles mêmes de l'aire
islamique. Elle représente une entité politique qui ne devrait pas tenir compte des limites
géographiques". La monarchie, elle, surtout avec Hassan II a su parfaitement éviter ces tiraillements en
gérant avec brio ce qui ailleurs était source de contradiction et, dirions-nous, de schizophrénie
irrépressible. Elle a construit sa voie légale-rationnelle ("constitutionnelle") dans laquelle elle a
incorporé et les attributs de sa légitimité traditionnelle et ceux plus modernes relevant d'un droit plus
positiviste.

L'acception Hassanienne de la légitimité constitutionnelle

C'est par la mise en exergue de sa légitimité sacrée que le 18 novembre 1962 Hassan II 20 octroye à son
"peuple fidèle", la première constitution du royaume “. Ainsi la Constitution que j'ai construite de mes
mains, qui sera diffusée sur tout le territoire du royaume et qui dans un délai de vingt jours sera soumise
à ton approbation, cette Constitution est avant tout le renouvellement du pacte sacré , qui a toujours
uni le peuple et le Roi".

Cette "Constitution mon bon plaisir" n'est pas "un évènement majeur qui illustre une rupture éclatante
avec le passé politique, social, psychologique du Maroc d'antan(...) comme l'écrivait Aveille 21 qui y
voyait "une première consécration officielle de laïcisation d'un régime d'âge théologique ébranlé par les
apports techniques et culturels de la civilisation occidentale (...)". Par ironie, on pourrait presque
rétorquer à J. Aveille, qu'il s'agit de l'inverse. La référence à la sacralité est, en effet, lourde de sens, elle
postule la volonté du Prince de transcender toute hiérarchie des normes et des acteurs politiques.
L'objet de la sacralisation apparaît sans confusion aucune : à la fois comme l'institution monarchique et
la personne physique du roi. L'équation est en définitive fort simple: choisi par Dieu, le roi ne peut
vouloir que le bien de la communauté, toute critique est dès lors impossible et celui qui s'y emploierait
fait automatiquement figure d'impie. A ce stade, il est important de rappeler que cette constitution
intervient après un long débat ouvert par les représentants du mouvement national dès les accords
d'Aix-Les-Bains sur le thème de la nécessaire élection au suffrage universel d'une assemblée
constituante qui aurait pour charge d'élaborer la Loi Fondamentale.

19 Lidée de "décadence" implique une certaine historicité. Or, pour tous les réformistes arabes, la décadence est un "un
accident de l'histoire islamique". Ils opèrent, conformément à une vision historiciste celle-là, 3 coupures dans leur histoire: la
première est celle de la Shûra "pouvoir consultatif conforme à la loi islamique"; la seconde est celle de la monarchie absolue,
instaurée en Islam par les Ommeyyades; la 3è période est celle du pouvoir despotique des turcs. Le despotisme est donc
pour les réformistes arabes, un type de pouvoir étranger à la fois à l'Islam et à l'esprit arabe.En situant le retard de leur pays
au niveau de l'institution politique, les réformistes arabes ne pouvaient trouver d'autre solution que le pouvoir
constitutionnel; c'est ce qui explique que le constitutionalisme soit devenu leur revendication centrale au XIXè et dans la
première moitié du XXè siècle.
20 Hassan II, discours du 18 novembre l962 : "Le Maroc en marche", Rabat, Ministère de l'Information, l965, p.198.
21 Aveille (J.) "Le Maroc se donne une monarchie constitutionnelle", Confluent No 27 Janvier l963 pp. 6,7.

11
Le débat a tourné court, tranché par le monarque qui institua un conseil constitutionnel 22 coopté et
bientôt dissous. Il va de soi que la monarchie allait tout aussitôt jeter aux oubliettes le projet de régime
constitutionnel défendu à cette époque et plus tard par le Parti Démocrate pour l'Indépendance
(PDI),l'Union Marocaine du Travail (UMT), l'Union des Forces Populaires (UNFP) etc. Les trois
constitutions que connaîtra le royaume (1962,1970,1972) seront avant tout des "windows dressing" des
vitrines devant étaler le caractère irréductiblement sacré de la monarchie. Les articles 23 des
constitutions de l970 et 1972 le stipulent sans effet de style : "la personne du Roi est sacrée et
inviolalable", quant à l'article 19 de celle de l972 il précise :"Le Roi, Amir Al Mouminine (Commandeur
des Croyants), Représentant Suprême de la Nation, symbole de son unité, garant de la pérenité et de la
continuité de l'Etat, veille au respect de l'Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et
libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit l'Indépendance de la Nation et
l'intégrité territoriale du royaume dans ses frontières authentiques".Ces dispositions ne sont pas
qu'incantatoires, elles influent considérablement sur la vie politique du pays et confèrent au roi une
posture de déité. 23 L'argument hagiographique est la clé de voûte de cette sacralité du souverain.
Aucune occasion (fête religieuse, reception politique, discours radio-télévisés etc.) n'est négligée pour
rappeler l'origine chérifienne du monarque (descendance par filiation agnatique de la fille du Prophète)
comme si l'on craignait que sa pertinence historique fusse mise en doute.L'historicité du pouvoir, dont
nous parlions, apparaît dans toute sa cohérence et fait l'objet d'une attention particulièrement soignée :
la constitution fait de l'obéissance un devoir civique, la Chari'a en fait une obligation canonique, le
Chérifisme la transforme en source de bénédiction.

La constitution loin de déléguer un quelconque pouvoir aux citoyens, consacre la transcendance et la


sacralité du roi, rien ne l'illustre mieux que ce commentaire d'une personnalité très coutumière de
Hassan II 24 :"Si la souveraineté appartient à la Nation, celle-ci par la bey'a ( l'investiture allégeance, en
laquelle peut s'analyser le texte constitutionnel), délègue sa souveraineté au Roi qui en devient seul
titulaire et peut, s'il le désire, en subdéléguer partiellement l'exercice en gardant un droit d'évocation
qu'il peut faire jouer à tout moment".

Tout l'édifice normatif va se trouver progressivement structuré sous l'impulsion unique du souverain,
lequel par ses initiatives variées que nous verrons ci-après, vise l'abolition ou du moins la réduction de
tous les autres centres qui lui disputeraient son monopole du capital symbolique. Avant d'aborder la
réaction des acteurs du contre champ religieux et non religieux, il convient pour la clarté de notre
propos de préciser l'idée que le roi lui-même se fait de son pouvoir et partant de sa légitimité à partir du
texte constitutionnel. Il faut à cet égard dire clairement que c'est avec Hassan II, que naît pour la
première fois dans l'histoire du Maroc une véritable philosophie du pouvoir.

22 Dahir (décret) du 3 novembre l960, Bulletin Officiel du 4 novembre l960, p. l898.


23 Le roi est à l'abri de toute atteinte physique et morale et de toute poursuite judiciaire, et toute atteinte à cette intégrité est
passible de peines et de sanctions dont les modalités sont consignées dans le code pénal (article 163 à 186 du code pénal
marocain), il ne peut être l'objet de critique ni être représenté d'une manière humoristique" (M) Tozy, op. cit. p. 60. L'article
37 de la constitution de 1972 déclare "Aucun membre de la Chambre des représentants ne peut être poursuivi ou recherché,
arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions, hormis le cas où les
opinions exprimées mettent en cause le régime monarchique, la religion musulmane, ou constituent une atteinte au respect
dû au roi".
24 Ahmed ALAOUI, ministre d'Etat et président du trust de la presse gouvernementale "Le Matin du Sahara" et "Le Soir",
dans son éditorial "Du pouvoir constituant". "Le Matin .. " du 28 février 1972, soit quelques jours avant l'organisation du
référendum constitutionnel de l972.

12
Ainsi dans son adresse célèbre au parlement, Hassan II 25 donna dans ce sens une véritable leçon de
politologie : “Dans son livre sacré, Dieu a dit : ‘Dis-leur d'agir car votre action sera appréciée par Dieu,
par son Prophète et par l'ensemble des croyants’, je considère que ce verset a été inspiré à notre
Prophète comme s'il avait pour but de nous indiquer la voie à suivre (...). Vous, les élus, vous avez une
mission de contrôle. Mais, qui a la charge de contrôler les contrôleurs, c'est Dieu, son Prophète et les
croyants. Le contrôle de Dieu, c'est celui de votre conscience. Votre action sera appréciée par Dieu et
son Prophète, c'est-à-dire le représentant de son Prophète sur terre qui est le responsable suprême dans
le pays. C'est ainsi que se confirme ce que je vous ai toujours affirmé, que vous soyez pouvoir législatif
ou pouvoir exécutif, à savoir que si la séparation des pouvoirs est indispensable , elle ne peut en aucun
cas concerner la responsabilté suprême (...) Et c'est ainsi que nous constatons qu'il résulte du Livre
Sacré que tous ceux que Dieu a chargés d'une responsabilité législative ou exécutive doivent obéir à un
contrôle: un contrôle de Dieu d'abord, un contrôle de la part de celui que Dieu a chargé des affaires de
la communauté musulmane et enfin un contrôle des électeurs.”

La société face à l'expression de la sacralité

Le tandem pouvoir-légitimité malgré tous les éclairages apportés dans ce bref essai demeure plus
complexe qu'on ne le croit à priori. De manière raccourcie, on peut parler cependant de son caractère
concentrique, cybernétique diront d'autres. Au centre de ce pouvoir, il y a un noyau dur représenté par
le monarque et la famille chérifienne. Cette première enveloppe est celle de l'Imamat ; la seconde au-
delà de la fonction religieuse, présente le roi comme le chef du Makhzen (constitué par un ensemble de
familles liées depuis plusieurs générations à la dynastie Alaouite, le roi y dirige des hommes de vieilles
familles caïdales qu'il utilise aussi bien en informateurs qu'en agents modérateurs); enfin le monarque
est chef suprême des armées. L'Armée dès sa constitution devenait l'armée du roi. La devise des FAR
est : "Dieu, La Patrie, Le Roi". Le serment d'allégeance est prêté non à la "Patrie", mais au Roi; le corps
militaire s'appelle non "Forces Armées Marocaines" ou "Armée Nationale Marocaine", mais bien
"Forces Armées Royales". Cette exclusivité royale du contrôle de l'armée s'appuyait sur une
argumentation politique beaucoup plus large, dépassant le simple cadre de celle-ci et qui a constitué un
des fondements légitimatifs essentiels de la monarchie. 26 Le processus légitimateur source d'une
ahurissante concentration de pouvoirs ne se fonde pas uniquement sur des facteurs scripturaires,
hagiographiques ou "contractuels", il transite nécessairement par un jeu subtil où la ruse le dispute
souvent à la coercition suave quand ce n'est pas la répression brutale.

Dans ce dernier volet et par rapport au strict registre religieux nous nous proposons de passer en revue
les attitudes des acteurs du contre champ, ce dernier comportant aussi bien des Uléma , des
organisations politiques que des mouvements associatifs ou confrériques musulmans.

25 Hassan II, discours du 13 novembre l978, définissant les pouvoirs du Parlement, in "Le Matin du Sahara" du 16 octobre
l978.
26 Une déclaration de Mohammed V aux gouverneurs de provinces, en juin l960, l'illustre parfaitement:"Notre pouvoir,
nous le tenons du peuple; nous sommes responsables devant lui, vous êtes responsables devant nous" in "Al Istiqlal" No
l95, juin 1960, p.5. Le Prince héritier Hassan peut alors définir les FAR qu'il dirigeait comme "L'armée du peuple, qui n'a
qu'un seul but: servir votre Majesté, servir le peuple marocain"ibid No 151, 16 mai 1959.

13
La domestication du corps des Uléma

Si dans le passé comme on l'a vu le poids des uléma était non négligeable dans le processus de la bey'a
en particulier et qu'ils jouissaient d'une relative autonomie politique, à l'heure de la "modernité" tout
allait changer.

Ces mandarins dont la culture devenait décadente et pour le moins formaliste se verront très vite
intégrés à la fonction publique par volonté tactique et stratégique du Prince dont le souci est de
conserver toute l'initiave religieuse.

L'Etat les transforma en fonctionnaires gérant le patrimoine Habous, et leur prestige comme leur
hiérarchisation sociale cessèrent de relever exclusivement du degré de leur savoir, de leur rhétorique ou
de leur audience auprès des citoyens pour dépendre de l'échelonnement établi par leurs ministères de
tutelle. Trois facteurs sont généralement avancés pour expliquer l'érosion de leur fonction symbolique
dans la cité :

1.- un bon nombre d'entre eux se seraient compromis avec les autorités coloniales , cette
compromission serait d'autant plus grave que les Uléma avaient décidé la déposition de deux sultans
Abd el Aziz et Mohammed ben Youssef (Mohammed V avec la bénédiction de la résidence générale et
du Glaoui)

2.- un nombre non moins important avait été intégré au corps des Qadi (juges religieux) et auxiliaires
des tribunaux du Chra' , enfin plus près de notre époque leur marginalisation est expliquée par un 3
ème facteur évoqué par le roi lui-même : "Je ne sais et je ne veux pas savoir, vénérables uléma, à qui ou
quoi, à vous, à l'administration, à la politique ou aux programmes, doit être imputé votre absence dans
la pratique quotidienne marocaine (...) Messieurs, nous payons ensemble, enfants, jeunes, adultes et
vieux, le prix de ce phénomène , car dans les universités et établissements secondaires, en guise
d'enseignement de l'Islam, on n'évoque plus que les causes de rupture des ablutions et d'invalidité de la
prière et on n'analyse guère le système économique, social, véritablement socialiste de l'Islam; étudiants
et élèves n'apprennent plus que la religion est d'abord rapport entre les hommes…..”. 27

Affaiblis numériquement, 28 oublieux de leur fonction politique, les Uléma n'en continuent pas moins
d'intéresser l'Etat Chérifien qui les "invite" à participer plus activement à la formulation des normes
religieuses devant régir la cité. Un Dahir (décret) a été promulgué qui "consacre" et "affermit" les
recommandations que les Uléma pourraient faire aux institutions de l'Etat. Un Haut Conseil des Uléma
présidé par le roi, coiffe dorénavant ces docteurs de la loi, bien entendu c'est le Commandeur des
Croyants qui en définit les attributions et fixe le rôle de ces hommes de Dieu. Voici dans quels termes le
roi Hassan leur a dispensé ses conseils : "J'attends de vous que vous soyez non seulement des
professeurs dispensant la connaissance, mais aussi des animateurs de cercles intellectuels (...) Nous
devons savoir une fois pour toutes que les conseils n'ont rien à voir avec les serments de prédication (...)
La prédication n'est pas de vos attributions (...) Le rôle du 'alim ne peut se limiter à dénoncer le mal (...)

27 Hassan II, discours du 1er février 1980, voir traduction française dans le journal gouvernemental "Le Matin du Sahara" 3
février l980.
28 Une minorité d'entre eux seulement s'occupe du prêche dans les mosquées de façon régulière (d'après les statistiques des
habous, seuls 241 sur les quelques milliers de titulaires du diplôme de la "Chari'a", assument cette tâche), la majeure partie
étant intégrée dans la fonction publique. A côté de la "Rabita" ( qui est une association défendant les intérêts matériels et
moraux des uléma et dont l'intervention politique reste occasionnelle et plutôt formelle), il existe des "conseils scientifiques"
à Fès , Marrakech, Taroudant, Tétouan, Oujda qui animent parallèlement aux écoles de al Chari'a des cercles d'études du
fiqh.

14
Vos interventions doivent ne pas être celles de uléma en face d'un gouvernement tant il est vrai que le
gouvernement et les uléma constituent une seule et même famille. Religion et monde d'ici bas
s'interfèrent. Le jour où un Etat musulman séparera religion et monde , ce jour-là, si jamais il doit venir,
justifierait que nous célébrions d'avance les obsèques d'un tel Etat…" 29

La centralisation de la légitimité religieuse instituée comme pôle par la monarchie a fini par ôter
définitivement toute initiative politique aux uléma. Le monarque à la fin des années soixante-dix s'est
employé fermement à les confiner dans un rôle de gardien de l'"orthodoxie religieuse" et non de la
chari'a. En définitive, ces "spécialistes" du sacré sont réduits aujourd'hui à la gestion du culte et non
plus chargés de produire de l'idéologie ou un discours voire une éthique politico -normatifs. Les uléma
se voient assignés une série de tâches pratiques: animation de chaires de prédication dans les mosquées
(3 prônes hebdomadaires) axés sur des thèmes moraux, sociaux et religieux, lecture de conférences dans
les lycées et facultés. Cette mainmise du palais sur tout le champ religieux se manifeste également par la
gestion et le contrôle des lieux de culte. L'encadrement, délégué au ministère des Habous, au haut
conseil des uléma se manifeste diversément selon qu'il s'agisse de mosquées publiques ou privées. Les
imams des cinq prières sont désignés par le ministère des Habous sur proposition des uléma et avis
favorable du qadi. Ce même ministère contrôle le contenu des prônes, dont les thèmes sont spécifiés
impérativement dans les mosquées publiques et suggérés dans les privées. 30

Mais quoiqu'il puisse en coûter au budget de l'Etat, l'instrumentalisation de la fonction symbolique


comprise dans cette division et spécialisation du travail doit se faire; signalons qu'au début des années
quatre-vingt on recensait au Maroc : 22 lycées dits d'enseignement originel, 4 facultés et un institut
supérieur. 31

29 Hassan II, ibid.


30 Les Habous gèrent matériellement les mosquées publiques et versent des salaires aux officiants; en contre partie ces
mosquées sont fermées entre les prières et on ne peut s'y réunir (danger islamiste) alors que les mosquées privées sont
étroitement surveillées par la police , du moins les plus importantes. Mais il y a des limites à la prise en charge matérielle des
lieux de culte, elle représenterait un gouffre financier compte tenu qu'en l980, il existait 19.000 lieux de culte dont 13.000
privés. Le ministère des Habous n'en coiffait pour sa part que 6000 y employant 20.481 personnes .
31 L'université Qarraouiyyne comprend deux facultés de Chari'a à Fès et à Agadir, 1 Faculté de théologie à Tétouan, 1
Faculté de langue arabe à Marrakech et 1 Institut Supérieur "Dar al Hadith al Hassani" à Rabat. Après un cycle de 4 ans , les
élèves accèdent aux lycées qu'ils quittent à la suite du baccalauréat originel leur donnant accès à l'Université Qarraouiyyne;
l'Institut "Dar al Hadith" dispense une spécialisation relativement poussée qui ouvre sur des carrières prestigieuses
(enseignement supérieur, magistrature suprême, recherches théologiques et historiques), les facultés forment un personnel
religieux intermédiaire(petite magistrature, auxiliaires de justice et enseignants secondaires). Il faut cependant relever que ces
facultés souffrent de la concurrence de l'enseignement laïc, concurrence qui ne facilite pas l'intégration professionnelle des
500 lauréats annuels de la Qarraouiyyne. L'Administration des Habous forme pour sa part enfin, les serviteurs du culte
(mezzin, imams, prêcheurs itinérants) mais à une échelle plus modeste.

15
Légitimité et contestation

La diversité du champ religieux en matière de légitimation ne pouvait pas ne pas concerner les
formations politiques, d'autant plus, il faut se le remémorer, que certaines d'entre elles prolongeaient le
rôle des zaouias. 32

Les formations politiques

Si l'on devait adopter schématiquement un système classificatoire concernant le rapport : formations


politiques / registre religieux, on obtiendrait le classement suivant :

- Istiqlal et apparentés qui intègrent l'Islam comme principe générique du discours et du projet
politique.

- Partis de gauche qui entretiennent un rapport ambigü sur le fait religieux.

- Partis officiels (désignés à la fois comme majorité et opposition de Sa Majesté) qui s'en tiennent à la
formulation de la norme religieuse de la monarchie. Nous ne nous étendrons pas sur le rôle des partis à
propos du processus légitimateur, d'une part parce que nous en avons dit l'essentiel et d'autre part parce
qu'à l'heure actuelle il est bien moindre que celui des mouvements associatifs islamistes en particulier.

Si l'on revient à l'épisode d'El Kâttani, on retiendra que la controverse se présentait plutôt comme une
stratégie de discréditation, qui focalise les enjeux du pouvoir autour de deux hommes, le prince et le
prétendant . C'est ce modèle de changement politique qui semble être à l'ordre du jour ou du moins
postulé par les islamistes marocains. Compte tenu que: "La tradition islamique reconnait dans une
certaine mesure le principe de la révolte légitime; tout en concédant des pouvoirs autocratiques au
souverain, elle pose que le devoir d'obéissance des sujets devient caduc lorsque le commandement est
coupable et que "l'obéissance à une créature contre son créateur est inadmissible”. 33 La centralisation
de la légitimité religieuse, loin donc de provoquer un processus de laïcisation ou de sécularisation,
entraine au contraire au Maroc une espèce de surenchère religieuse qui s'exprime par un renouveau
confrérique (toroqisme) ou associatif (les islamistes) constituant dès lors des exemples du contre
champ. Sans équivoque aucune, nous pouvons dire que c'est la monarchie qui, directement ou
indirectement, a construit ce contre champ. C'est elle en effet qui a produit cette conception autoritaire
qui veut que les Uléma soient dorénavant des pourvoyeurs de valeurs idéologiques en faveur du
Commandeur des Croyants. En les discréditant auprès de leurs "ouailles", elle a rendu le discours de ces
clercs comme celui d'ailleurs des partis, désuet. A l'heure actuelle, la position des Uléma comme celle de
l'intelligentsia, entamée et drastiquement contrôlée, ouvre la voie à un néo-toroqisme et surtout aux
islamistes radicaux.

32 Chacun se souvient au Maroc et ce jusque dans les années 60, qu'on désignait les membres du Parti de l'Istiqlal non pas
d'istiqlaliens mais de " 'laliyoune" (du prénom de Alal el Fassi leader du PI, Allal qui en la circonstance apparaissait comme le
wali / saint patron de la "Zaouia" istiqlalienne.

33Bernard Lewis, "Les assassins. Terrorisme et politique dans l'Islam médiéval", traduit de l'anglais par Annick Pelissier. Paris,
Berger-Levrault, l982, p.17O

16
Le néo-toroqisme

Il est exclu de passer en revue l'ensemble de ces mouvements qui ont fleuri ou re-fleuri dans ce pays,
d'un mot nous pouvons affirmer que leur succès tient au caractère composite de la société, à l'existence
de réseaux communautaires d'une part et que d'autre part ils répondent aux attentes de larges couches
de la population urbaine et rurale non impliquées matériellement ou intellectuellement dans la
"modernité". Parmi les confréries qui opèrent dans ce double milieu, la seule, selon Tozy, 34 qui puisse
être perçue comme novatrice est la "Bûchichya" fortement implantée dans la ville la plus peuplée du
Maroc (Casablanca) et dans l'oriental. La confrérie est indissociable de son saint patron Al Mokhtar
Bûchichi, qui vécut au début du siècle et anima une farouche résistance à la pénétration française dans
le Nord du pays. Cette confrérie possède plusieurs Zaouia et dispose de plusieurs biens immeubles
qu'elle met à la disposition de ses adeptes groupés en assemblées (jama'a) de quelque cent personnes
chacune. En 1960 elle passa du statut de "tariqa taburrukya" (initiatique et source de bénédiction) à
celui de "tariqa tarbaouiya" (confrérie éducative) avec comme objectifs :

l'éducation, l'encadrement, l'organisation de la vie spirituelle et temporelle de ses adeptes. Le but étant
bien entendu d'organiser un recrutement massif. La "Bûchichya" affirme n'avoir aucun projet politique
sinon "d'éduquer et purifier de l'intérieur la société marocaine". Elle prétend s'opposer aux islamistes,
qui eux revendiquent le pouvoir politique; sa démarche mystique distingue entre vérité (haqiqâ) et droit
(Chari'a ), celui-ci n'est qu'un aspect de la première, laquelle est plus fondamentale. Si le pouvoir tolère
cette confrérie, il s'en inquiète fortement, dans la mesure où elle recrute massivement ses adeptes en
milieu lycéen et universitaire et les encadre bien mieux que de nombreuses formations politiques.

Autre secteur “autonome": les prêcheurs "libres" qui s'inspirent du modèle de l'égyptien Kichk 35 et
prononcent des prônes "sauvages" dans les mosquées privées des quartiers populaires. La prédication
est pour eux un devoir eu égard à la faillite des Uléma et à la nécessité de prévenir le mal (an nahyi'ala al
munkar). Les potentialités de ces néo-Kichkiens sont considérables, eux-mêmes ne dissimulent guère
leur ambition d'intervenir dans les affaires de la "Dunya" (monde) bien plus que dans celle du
"Dîn" (religion). Le pouvoir est d'autant plus vigilant à l'égard de ces rhéteurs qu'ils sont libres (non
affiliés à des confréries ou associations religieuses), mobiles et jouissent d'une réputation à la mesure de
leur aura.

Le phénomène Islamiste

Le mot phénomène n'est pas exagéré , il existe plus de 23 "associations de défense de l'Islam", la plus
ancienne datant de l959. Il est difficile d'établir une typologie précise les concernant, d'autant qu'elles
prolifèrent au rythme de la crise sociale multiforme, qu'elles sont de caractère récent (la plupart sont
nées dans la première moitié des années soixante-dix) et qu'enfin l'enquête à proprement parler de
terrain est exclue (méfiance à l'égard des non -pratiquants).

Nous retiendrons cependant deux courants significatifs . "Jama't attablîgh wa da’wa" (association pour
la transmission et la prédication), "Achabiba al Islâmiya" (Jeunesse Islamiste). La première pourrait être
désignée comme réformiste et monarchiste, rattachée aux conceptions de Mawdoudi; l'autre radicale de

34(M) Tozy, "Champ et contre-champ politico-religieux", Thèse en sciences politiques, Université d'Aix-Marseille, Faculté de
Droit et de Sciences Politiques, l984.
35 cf. l'excellent ouvrage de Gilles Kepel "Le Prophète et le Pharaon. Utopies islamistes contemporaines" La Découverte.
Paris 1984; également "Le mouvement islamiste dans l'Egypte de Sadate". Thèse, Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, décembre 1982. Paris.

17
type "Frères Musulmans" rattachée aux conceptions de l'égyptien Sayyid Qutb. 36 Le réformisme de la
première repose sur le postulat: "changer l'homme avant la société", ce qui revient à dire qu'il faut agir
sur l'homme pour mieux transformer la société. L'archétype étant celui du Prophète Mohammed et sa
vie exemplaire. Quatre orientations sont fixées par la "Jama't attablîgh wa da'wa" :

1-enseigner et apprendre (exégèse, hadith),

2-servir les autres (son prochain),

3-prier,

4-prêcher et convertir.

En somme, il s'agit de faire sortir la communauté des croyants des ténèbres de la période anté-islamique
(Jahilyia) par la sacralisation du quotidien. Mais tout en favorisant cette religiosité à bien des égards
banale, la Jama't ne porte pas moins d'intérêt aux affaires publiques. Son discours dévalorise le droit
positif et met l'accent sur ce qui est devenu un leitmotiv "Il n'y a de puissance que celle de Dieu et de
soumission qu'à Dieu seul", ce qui pourrait signifier une mise en garde indirecte au monarque quand ce
dernier oublie sa qualité de simple intercesseur de la divinité.

Le radicalisme de "Achabîba al Islamiya" est sur bien des plans similaire à celui des gauchistes des
années soixante-huit et comme lui il s'exprime sur le registre de l'exploitation économique et sociale.
L'association sans atteindre l'anathème du groupe égyptien "Attakfir wal Hijra" (ce dernier allant jusqu'à
accuser le peuple d'apostasie et prône l'assassinat politique cf. Sadate) consacre son énergie à la défense
des "mustad'afine" (opprimés) et légitime d'un point de vue religieux la lutte contre leurs oppresseurs. Si
le terrorisme politique semble inexistant au Maroc, les islamistes ne sont pas moins féroces dans leurs
attaques verbales pour l'heure (?) aussi bien du "Commandeur des croyants" que des réformistes salafi
et autres confréries "obscurantistes".

Leur chef Abdessalam Yacine 37 s'inspire, sans aucun doute, de la lutte politique circonscrite dans un
espace théologique (modèle du chérif Al Kâttani), malgré, faut-il le redire, la non-existence des
conditions objectives de sa réussite (dûe au processus de centralisation verticale et horizontale des
fonctions symboliques par le monarque actuel). Mais au-delà de la transformation de l'épistémè
politique, c'est à dire le passage d'un lieu de pouvoir identifiable (sultan), ce qui supposait à priori
l'efficacité du procédé de défi, à un lieu de pouvoir plus ou moins anonyme et en tout cas plus
complexe : un Etat moderne coiffé par un monarque absolu et éclairé (Hassan II), il mérite qu'on
s'attarde sur la critique théologique et politique menée par Yacine à l'endroit du souverain. Cette critique
est contenue dans une lettre ouverte, que Yacine, 'alim de Marrakech, a écrit au roi du Maroc et qu'il a

36Voir pour plus de précision l'ouvrage d'Olivier Carré "Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frère
musulman radical", Presse de la Fondation Nationale Des Sciences Politiques, les éditions du Cerf, Paris l984.
37 (A) Yacine, op. cit. et "La révolution à l'heure de l'Islam", Marseille, Imprimerie du Collège 1981. Yacine a en outre dirigé
la revue de son groupe. "Al Jama'a" durant cinq ans avant qu'elle ne soit interdite.

18
intitulée "l'Islam ou le déluge". La lettre se présente sous la forme d'une brochure 38 de cent quatorze
pages et a été rendue publique au moment de son envoi (1973), nous en donnons ci-après les passages
les plus significatifs par rapport à notre objet :

"Mon épistole n'est pas comme toutes les lettres que tu reçois, elle fait de la réponse une obligation et
même le silence est une réponse éloquente. C'est une lettre ouverte; j'ai tenu à ce que la communauté en
prenne connaissance avant que tu ne reçoives ta copie(...). Quelque soit ta réponse mon cher neveu du
Prophète, tu ne pourras interdire la parole de Vérité et de Justice que je clame. Quel que soit l'homme
qui se dressera devant moi, le roi et son autorité (sultane), ou le croyant, esclave de Dieu qui accepte le
conseil, sache que Dieu le Glorieux ne peut être vaincu. Il est de ton droit et de celui des Musulmans de
connaître celui qui ose t'écrire(...) Je suis l'esclave de Dieu, pêcheur, fils de paysan, élevé dans la rareté et
la pauvreté matérielle. J'ai appris le Coran, il est, et sera ma lecture préférée, j'ai étudié auprès de nos
grands 'alim dans un institut religieux. Mais très tôt j'ai su rechercher un savoir plus large, que la
médiocrité qui caractèrise nos instituts religieux. (...).

(…) J'ajoute une précision nécessaire, c'est que le fils du paysan berbère est un pauvre idrisside d'origine
chérifienne et en tant que ce que je vais écrire sur le nationalisme arabe, aura son véritable sens. Je me
défends de toute vélléité régionale ou tribale. Dieu m'a comblé par ma descendance chérifienne et j'ai
pu connaître les bienfaits des arabes, ceux qui sont parents et proches du Prophète. A une seule
condition, c'est que "l'arabité" ne doit pas être une chaîne autour de nos cous et un obstacle barbare à
l'universalité de la da'wa islamique” (...) Le devoir de te donner conseil est une obligation qu'a imposée
Dieu aux Uléma de la Umma” (...) "Dieu t'a prévenu deux fois, 39 alors que tu désespérais de vivre. Mais
quand il t'a sauvé, tu t'es détourné de lui (...) et ceci (la lettre), est un troisième avertissement(…). Deux
rois et un président 40 ont eu à affronter trois hommes de Dieu. Les deux rois et le président ont tué le
prédicateur. Les premiers ont reçu la malédiction et la déroute rapide, et les seconds ont été des martyrs
bénis. Je suis le quatrième de ce siècle. Choisis ton camp : Abd El Hafid le Alaouite.

(...) Tu as annoncé, petit fils du Prophète, il y a quelques années après que tu aies été déçu par tes alliés
et tes serviteurs de l’armée, la renaissance islamique et tu as choisi pour réaliser cette renaissance les
plus vils et les plus trompeurs parmi tes gens(…) Je ne t'écris pas ce défi parce que je suis désépéré de
toi ni pour t'attaquer mais espérant que Dieu illumine ton pouvoir de discernement (bassira) envers la
justice. J'ai toujours détésté le "putchisme" comme solution aux problèmes et je le suis encore parce
qu'il déclenche un processus infernal. Je t'écris espérant que tu prendras "finalement" l'initiative de faire
renaître l'Islam, après que, les espoirs de la communauté aient été déçus par ton projet de renouveau et
qu'il s'est avéré que nous sommes un jouet pour ta politique flottante. (…) Je suis aujourd'hui, Malékite

38 Voir l'analyse très exhaustive de cette lettre par (M) Tozy, in bulletin du Centre d'Etudes et de Recherches Internationales
de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, N0 3, pp. 107-112. Tozy précise que "le texte de la lettre ne peut pas être
réduit à un long acte d'accusation, il est beaucoup plus profond que cela, car outre l'aspect vindicatif (le plus spectaculaire),
l'auteur fait fonctionner une chaîne référentielle, qui le met non seulement en posture de défier et d'admonester le Prince,
mais surtout de proposer (ou de se proposer comme) un projet de société". Et d'ajouter "l'objectif de la critique (...) n'est
plus principalement le Prince, mais les institutions politiques. L'enjeu aussi n'est plus le pouvoir, mais la capacité de
mobilisation de la société autour d'une quotidienneté exemplaire. Si Yacine était le dernier "Don Quichotte" qui partit en
solitaire à l'assaut de la citadelle du pouvoir, il n'en reste pas moins un précurseur du glissement vers une nouvelle forme de
revendication politique qui a pour base Aljama'a: une communauté en lutte pour une société juste" p. 107
39 Allusion aux deux tentatives de coups d'Etat militaires qu'a subi le monarque en juillet 1971 et août 1972.
40 Allusion à Abd el Hafid sultan du Maroc, à Farouk roi d'Egypte et au président Nasser. Le premier a subi la critique d'el
Kâttani qu'il a mis à mort, le second a affronté les foudres du fondateur des Frères Musulmans qui a fini au bout d'une
corde, et Nasser a fait assassiner Sayyid Qutb.

19
tenu par le devoir de repousser la fatwa de ton 'alim fou, qui t'autorise à sacrifier le tiers de cette
communauté par une autre fatwa de notre imâm (MaliK) qui accule le despote injuste à son destin s'il
ne devient pas un Omar ibn Abd El Aziz".

Yacine fixe alors les six conditions du salut. Celles-ci apparaissent comme un projet politique qui
élimine du futur islamique, les politiciens corrompus, les 'alim imposteurs et permettent le maintien
d'un roi juste et bon assisté d'une armée de Dieu.

Les six condtions sont les suivantes:

"1.-Les sociétés de la "Jahiliya" que tu prends comme modèle à cause de la situation qui te rend roi de
tes semblables incapables d'avoir une réflexion indépendante, sont des sociétés d'animaux parce qu'elles
ne réfléchissent pas au but pour lequel Dieu a créé l'homme (...). Il y a au Maroc une foi très forte chez
les opprimés (mûstad' afûn), héritiers des lendemains radieux et de l'avenir faste de l'Islam. Autour du
roi, il y a des gens qui l'empêchent de voir les bonnes choses il y a aussi les experts impis qu'aucun
musulman ne doit côtoyer: ceux-là sont les compagnons et les conseillers du roi et on doit les écarter
tous. Le roi n'a de salut que dans la compagnie des hommes pieux comme c'était le cas chez Ibn Abd El
Aziz. Ces gens sont la semence à partir de laquelle se construira la communauté des croyants fondée sur
une allégeance réciproque (mûbaya'a et non bey'a) et non une allégeance à sens unique, imposée par la
force. Nous sommes malékites et malik répétait le hadith du Prophète: le divorce sous la contrainte est
nul, c'est-à-dire la beiya sous la contrainte est nulle). Cherche-toi alors une nouvelle légitimité que tu
mériteras avec dignité et remplis les conditions que je mets entre tes mains (sic)."

2-"Tu annonceras publiquement et clairement ta rédemption, ta volonté de rénover l'Islam (niya). Tu


expliqueras ton programme pour arriver à cette rénovation et tu demanderas pardon pour ta comédie
que tu as appelée renaissance islamique."

3- "J'entends par repousser les injustices, une réparation globale de ce que tu as perverti et qui t'a
perverti: surtout, ton monopole de l'argent et du prestige (...)"

4- "Fais allégeance à un conseil élu selon les procédés islamiques, c'est-à-dire que tu demanderas conseil
pour son choix aux hommes de la da'wa (les ulémas), après avoir interdit les partis politiques et permis
aux hommes de la da'wa de montrer à la umma ses pêchés et les moyens d'accéder au salut. L'ossature
de ce conseil sera constituée par l'élite des jeunes militaires, parce qu'elle est la seule force organisée au
pays . Ce conseil s'associera à toi pour le travail et il te surveillera jusqu'à ce que tu atteignes ta majorité
et tu prouves que tu as réalisé ce que tu as promis.”

5- "Le développement au profit de la communauté contrairement à ce que tu fais maintenant, et que ne


sert qu'une classe privilégiée t'obligeant à chercher le compromis entre les factions qui se disputent les
biens des Musulmans. Il faut que tu écartes progressivement le capitalisme et le socialisme utopique (...),
et imaginer une économie islamique basée sur ces trois principes qui préparent un développement
rapide et à la mobilisation générale:

a) répartir les droits et les obligations de telle sorte que la richesse ne soit pas un état consacré à un
groupe de gens, sans la communauté (...)

b) l'Etat doit disposer de toutes les richesses et les utiliser avec liberté et courage pour accéder à
l'opulence générale et une entraide entre les Musulmans.

20
c) annuler l'injustice sociale et annuler la pauvreté de la communauté que tu as tant cachée par ton
slogan "enrichir le pauvre, sans appauvrir le riche". Le Prophète a ordonné le don du superflu : tout
argent qui permet à une faction de jouir dans le gaspillage, au détriment de l'économie de la umma est
prohibé (haram) et doit revenir à celle-ci.”

6- "La rédemption générale, c'est-à-dire que les énergies de la umma éparpillées et perdues doivent être
rassemblées autour de la bonté islamique qui est le substitut de la violence de classe et de la guerre civile
qui nous menace. Les énergies des jeunes et leur pouvoir de changer les choses par leur enthousiasme
permanent, les capacités des intellectuels et des hommes de sagesse et d'expérience se perdent dans les
discussions doctrinales politiques et sectaires. C'est autour de l'Islam que les efforts doivent être
décuplés (…). La renaissance islamique tant attendue ne fera ni couler ni n'opprimera quiconque, elle
invite au contraire chaque homme à participer dans un projet grandiose et à lutter pour une cause noble
(...); cette rédemption générale n'est possible que sous les ordres d'un chef absous et avec une nouvelle
allégeance(…)"

Au Maroc, comme nous pensons l'avoir largement démontré, la relation entre champ religieux et champ
politique est non seulement manifeste mais fonde une hiérarchisation sociale. A travers les trois âges
mentionnés (confrérisme, maraboutisme et shérifisme), les différentes données analysées dans ce texte
ont été à l'origine des constituants fondamentaux de l'équilibre sociétal qui s'inscrit lui-même dans le
cadre d'une historicité particulière. On a vu comment la monopolisation des fonctions symboliques par
un exécutif tout puissant représente la première rupture grave de cet équilibre. On ne peut guère
ignorer également, que le "renouveau" islamique participe à cette rupture en se situant en dehors de
cette historicité. Dans ce sens la pensée des islamistes nous semble relever d'un cliché qui fonde une
forme d'archétype fixé dans le passé. Cette opération en cours singularise cette tendance parmi les
autres mouvements revendicatifs de type messianique révolutionnaire, donc des autres expressions
d'utopies sociales, dans ce qu'elle introduit un autre rapport au passé, à l'histoire qui privilégie "un âge
d'or, lequel est celui de la cité musulmane idéale”. 41 On assiste donc à l'apparition de ceux que Kichk
qualifiait de "pubertaires de la pensée" et qui par des techniques variées (cas de Yacine) contestent avec
plus ou moins de bonheur la légitimité des régimes accusés d'être des ennemis de Dieu.

On assiste du même coup à une re-politisation de l'Islam au sens le plus fort du terme, c'est à dire à la
traduction des expériences "nationales" (marocaine, algérienne etc.) en termes d'expériences génériques,
impliquées par un ordre, communes à toute une catégorie d'Etats-nations. La dynamique de l'Islamisme,
et en cela rien de surprenant, opère à son profit un transfert d'enthousiasme et la "Da'wa" l'emporte de
plus en plus et sur l'Islam orthodoxe de l'Etat et sur les tendances à la sécularisation.

41 Période qui va de l'Hégire en 622 à la prise de pouvoir par le premier Khalife Ommeyade Mu'awiya en 660

21
Conclusion

Dans la presque totalité des Etats de l'aire culturelle islamique, les échecs du libéralisme sont imputés au
néo-colonialisme et ceux du socialisme autoritaire à la bureaucratie et aux diverses formes de tyrannie
tracassière. A partir de ce double échec , de larges fractions de la population et surtout de la jeunesse
refluent vers le religieux, en tant qu'autre nom de la spécificité et qu'idéologie motrice de non
occidentalisme. Au Maroc et nous le supposons , ailleurs, se développe l'idée ou la conviction de l'Islam
comme panacée, de la primauté du spirituel sur le matériel. Ce "renouveau mystique" qui déborde les
cénacles salafi , les cercles confrériques et maraboutiques, nous le percevons fondamentalement comme
une réaction contre l'ingérance croissante de l'Etat dans toutes les sphères, celle de la famille, de la vie
privée, de la religiosité, de la modernité et de l'occidentalisation. Il prétend s'inscrire en deuxième lieu
contre la corruption, la dégradation des moeurs et se pose comme caution et sanction de la moralité, de
la pureté. Sur le plan du politique il ne se veut pas moins qu' alternative d'une véritable légitimité
islamique du pouvoir. Comment alors le situer, le comprendre par rapport à la crise complexe qui
traverse de part en part tout le champ politico-religieux; comment analyser cet Islam en passe de
devenir institution imaginaire de la société. Il faut tout d'abord, comme le souligne magistralement le
Professeur Arkoun, 42 relever le processus actuel d'idéologisation qui porte la pensée musulmane
contemporaine à opérer des transferts décisifs du champ théologique traditionnel au champ
sociologique et à formuler le contenu de l'Islam en termes de normes et valeurs d'ordre socio-
économique et politique. Ce processus jugé archaïsant par beaucoup d'observateurs, s'accomplit
nonobstant la diversité intervenue dans les données économiques, politiques,juridiques; il est en quelque
sorte l'oeuvre des groupes de contestation qui ne peuvent s'exprimer que dans le seul champ qui leur
reste disponible, celui de la religion à statut "subalterne". Le discours islamique contemporain constitue
à la fois une référence et une forme de projection qui fonde un mythe, celui de l'âge inaugurateur pensé
dans toute son idéalité ou perfection générique. 43 C'est ce qui explique la consternation des islamistes
par rapport à l'éclatement du "Dar al Islam" en Etats-nations concurrentiels (réalité telle qu'elle émerge
des multiples dominations et du processus récent de décolonisation).

Les islamistes posent l'impératif du retour au "Dar al Islam" à la "Umma", seule condition d'application
de la "Chari'a". Dans ce sens, ils récusent à la fois les attitudes nationalistes et l'Etat-nation en tant que
concept occidental, avatar de l'impérialisme repris en tant que tel par toutes les classes dirigeantes
arabo-musulmanes.Ils s'inspirent, affirment-ils, de la lutte et de l'esprit du message du Prophète;
Mohammed disent-ils aurait pu aisément encourager et structurer un nationalisme arabe "qawmiyya
'arabiyya" à partir des tribus divisées entre elles. Il aurait pu délivrer cette nouvelle nation des
dominations byzantines et perses exercées par des roitelets arabes dévoués. Il eût alors obtenu un
succès quasiment certain et immédiat, au lieu de quelques treize années de souffrance à la Mecque. Il
aurait pu, du moins utiliser l'arabisme pour faire réussir son message dogmatique, substituant un tyran
arabe au tyran perse ou byzantin. Il ne l'a point fait parce que son message est précisément qu'il n'y a
point d'autre citoyenneté en Islam que celle de la foi " jinsiyyat al 'aqida".

42Mohammed ARKOUN "L'Islam dans l'Histoire", étude in "Maghreb-Machrek", la documentation française N0 102, oct-
nov-déc. l983
43 Avant le Coran, les islamistes parlent d'une gentilité (jâhiliyya), c'est à dire d'une société polysegmentaire, caractérisée
linguistiquement par la diversité des langues vernaculaires; religieusement par le paganisme, c'est à dire les "ténébres de
l'ignorance" selon une vision théologique fondée sur une fausse interprétation du concept coranique de "jâhiliyya". Après le
Coran, ces mêmes islamistes décrivent la montée irrésistible de l'Etat islamique fondé à Médine en 622 par le Prophète et
l'épanouissement corrélatif d'une langue et d'une culture savantes.

22
Pour eux donc, cette calamité de l'Etat-nation est d'autant plus affligeante qu'elle est assimilée à une
station relais de la dépendance, du sous-développement et de la capitulation devant les ennemis de
Dieu: l'Occident laïc et last but not least Israël.

Les islamistes ne peuvent donc, partant de ces postulats, qu'être en concurrence directe et permanente
avec les représentants des structures de l'orthodoxie religieuse (Etat) pour tenter de briser leur
monopole de la production des biens symboliques légitimateurs, le cas du Maroc étant à cet égard
fécond en illustrations .

Ces prosélytes des temps modernes,clercs semi-savants, opèrent par conséquent un réinvestissement du
domaine symbolique à partir de cet autre postulat qu'est le devoir de chaque musulman, "détenteur de
la connaissance religieuse" de diffuser la parole divine et de lutter contre "al-monkar", c'est à dire contre
ceux des musulmans qui n'appliquent pas la "Chari'a" ou à fortiori ceux qui la violent.

La généalogie du politique au Maroc, qui est celle aussi du religieux, nous permet de dire en substance
que l'effondrement du “dar-al-Islam", aggravé par la domination coloniale et ses conséquences, a
signifié du XIXè au XXè siècle l'effondrement des élites musulmanes urbaines tandis que les révoltes,
les résistances étaient l'apanage des structures rurales maraboutiques et confrériques, dont certaines
finiront par collaborer avec l'occupant. Puis vint le "Souffle d'Orient" porteur de l'esprit de renaissance
qui “modernisa" 44 l'Islam Scripturaire. Le nationalisme se développa à partir de cette matrice et
couvrira le second tiers du XXè siècle de façon exclusive. Aujourd'hui, ce nationalisme est à bout de
souffle, il ne produit plus à lui tout seul suffisamment d'allocations positives, et à regarder le cas
marocain, on évalue parfaitement l'adultération de ce nationalisme voire même de la religiosité par la
monarchie alaouite. L'enjeu politique est de taille et dépendra de la course de vitesse entre les deux
protagonistes : l'Islamisme radical et l'Islam institutionnel. Le premier, il est vrai, se caractérise par une
myopie constitutive par rapport au mouvement de l'histoire islamique, alors que le second s'accomode
fort bien de cette histoire et tente de l'infléchir en permanence à son profit. La force potentiellement
explosive des islamistes est contenue dans le "tawhid", l'unité fondamentale qui doctrinalement réfute la
séparation entre "dîn wa dawla" religion et Etat et s'articule à leur revendication du pouvoir et la mise
en pratique des impératifs coraniques.

La faiblesse de l'Islam orthodoxe marocain réside dans une forme de pragmatisme dans le maintien de
l'ordre social d'où ne sont exclus ni l'imposture ni la répression.

44 Le réformisme musulman incarné par le salafisme ne s'est jamais élevé à ce niveau, son but doctrinaire, pour reprendre la
formule de Khatibi, a été de faire des arabes un peuple de théologiens politiques, dans un monde irréversiblement autre.

23

Vous aimerez peut-être aussi